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À la conquête de la terre. Nature et humanité dans la poésie postromantique.

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Tirant son inspiration des sciences appliquées et des inventions utiles à l’homme, la poésie industrielle apparaît dans les années 1830[1]. Elle dénonce ou, plus volontiers, loue les avancées industrielles ou techniques. Au travers d’une voix prophétique, elle présente une vision de l’avenir, parfois sombre[2] mais le plus souvent riante. Cela signifie non seulement la naissance d’un nouveau thème poétique mais aussi qu’en très peu de temps, les rapports entre l’humanité et la nature tels qu’ils apparaissaient dans la poésie se transforment radicalement. La période romantique avait vu se multiplier les poèmes consacrés à la nature, marqués par la tentative de réenchanter le monde, la révolte contre la quantification et contre la mécanisation de l’univers. À l’inverse, la poésie industrielle, et plus largement la poésie scientifique, met régulièrement en avant une attitude agressive envers la nature. Le plus souvent, la technique est liée à la soumission de la nature – s’accompagnant d’une violence que Pierre Hadot associe à l’attitude prométhéenne[3]. Les Grecs déjà considéraient que la mécanique consistait à forcer la nature par le biais d’instruments artificiels et de machines.

Je voudrais établir, dans un premier temps, les positions idéologiques qui au XIXe siècle sous-tendent cette attitude et, dans un second temps, démontrer que la poésie industrielle est contemporaine des débuts d’une poésie « écologique » – qui réagit précisément contre cette attitude. Cette poésie met en garde contre les abus exercés contre la nature et laisse entrevoir l’épuisement prochain des ressources naturelles. Le concept d’écologie paraît en français autour de 1874, sur le modèle allemand de Ernst Haeckel, même s’il semble inventé en 1852 par Henry David Thoreau[4]. Ces problématiques qui ont donné lieu ces dernières années à de nombreuses publications dans le domaine anglo-saxon, ont été largement négligées dans le domaine français.

 

 

 

 

L’homme, conquérant de la terre : de l’idéologie catholique à l’idéologie humanitaire

 

Métaphores du soldat, du conquérant, du dompteur : la domination de l’homme sur la nature est manifeste. Dans La Nature et l’Humanité de Georges Renard, la science, désignée comme un chasseur et un soldat, engage la poésie à célébrer les hommes de science, qui apparaissent en « guerriers », « lutteurs », « vainqueurs du vieux Protée », aux bras triomphants desquels la nature se voit forcée de céder[5]. Dans l’Hymne à la science du même auteur, la science comparée à un « soldat » qui monte « à l’assaut »[6], engagée dans un combat non seulement contre les superstitions, mais aussi contre la terre – car il s’agit d’augmenter « sans répit le trésor amassé » à ses dépens. Louis Chalmeton, dans L’Isthme de Suez, met sur le même pied un inventeur comme Lesseps et les « pasteurs d’hommes, héros, guerriers », les « fiers conquérants », finalement minorés face au « plus grand des vainqueurs »[7] qui fait triompher le genre humain.

Si le catholicisme était considéré comme ennemi de la science, on remarque que dans les poèmes industriels, l’inspiration catholique sert fréquemment de justification à cette domination par l’homme de la nature. Les dogmes catholiques, que certaines sciences et théories scientifiques tels l’astronomie, le darwinisme, la paléontologie remettent en question[8], ne semblent en revanche pas incompatibles avec le progrès technique. Dans son Exposition universelle, Antoine-Gaspard Bellin rappelle à l’homme que toute invention vient de Dieu[9]. Villeneuve-Flayosc qui, dans La Poésie de la science énumère toutes les récentes découvertes de l’homme, pose qu’« une invention est toujours une communication de la flamme divine, une élévation de l’âme vers Dieu ! »[10]. Antoine-François Bonvalot dans L’Industrie, fait l’éloge de l’inventivité et de l’initiative de l’homme, qui l’égalent à la Providence[11]. La question spirituelle est centrale dans un grand nombre de ces poèmes qui s’efforcent d’illustrer qu’on peut adhérer au progrès sans être matérialiste, voire même en restant bon catholique. C’est que Dieu a confié la terre à l’homme qui, à son image et sur son ordre, se soumet celle-ci. Ainsi, dans Le Progrès de l’esprit humain (1840) de Philippe Benoît, le Créateur « assemble les éléments » et leur dit : « Soyez la terre ! / Et la terre en silence, / S’abaissant sous le pied de Dieu / Roul(e) dans son orbite immense », après quoi il délègue à l’homme son pouvoir : « Que tout être créé soit soumis à ta loi. / Lève, lève ton front de roi ! / Marche à la conquête du monde ». Tout comme Dieu, Franklin s’adresse aux éléments pour les dompter :

 

Francklin parle : à sa voix, ô prodige! la foudre

Soudain cède à sa volonté ;

Les sources même du tonnerre

Glissant sur la tige légère

Qui les attire et les conduit

S’écolent des cieux sur la terre,

Mystérieuses et sans bruit.[12]

 

 

Toute une série de savants sont ensuite décrits, avant que la dernière strophe présente une vision de l’univers pacifié, géré par l’homme, conformément à la loi divine (« Une famille immense, un langage, une foi, / Une loi sainte et fraternelle ! »). Malgré le vocabulaire guerrier décrivant la conquête de la nature, la fin des poèmes industriels est en effet traditionnellement pacifique. C’est le cas, pour ne citer qu’un exemple, dans Le Progrès (1878) d’Evariste Carrance : 

 

Les savants sont venus dérober à la terre
Les secrets enfermés dans ses flancs généreux ;
Ils ont fait un captif du foudroyant tonnerre,
Ils nous ont raconté les merveilles des cieux.

Et plus tard, le Progrès, ce lutteur pacifique,
Viendra pour imposer la plus douce des lois :
La paix, cette splendeur sereine et magnifique,
Qui nous dérobe encor la douceur de sa voix.
[13]

 

 

De nombreux poèmes industriels se réclament donc de Dieu et de la foi catholique. D’autres cependant décrivent le triomphe des hommes sur les dieux, voire la déification de l’homme. C’est dans cette perspective qu’apparaît la figure prométhéenne, qui déjà selon Eschyle et Platon pourvoit l’humanité des bienfaits des techniques et de la civilisation. Dans Le Progrès de l’esprit humain de Philippe Benoît, Prométhée prend les traits de Vaucanson qui « annonce le siècle des machines qui travailleront pour l’homme »[14]. Il est central dans Les Conquêtes de l’homme sur la nature (1806) de Le Brun, qui met en parallèle l’époque où l’homme était dominé par la nature et celle où la domination s’est inversée. Il aurait embelli la Terre, avant lui sauvage et habitée par des « monstres » :

 

Les bois avaient conquis la terre,

Leurs monstres nous faisaient la guerre,

Et le Roi du monde a rampé ;
Mais au caillou qui la recèle
Il ravit l’heureuse étincelle
Qui lui rend ce globe usurpé.
[15]

 

 

Après cette évocation de la figure prométhéenne, le poème décrit de quelle façon les bois et les monstres ont reculé, et comment le rapport de force s’est modifié. Dans Le XIXe siècle de Victor Haraucourt, c’est encore Prométhée qui entraîne le sujet lyrique dans un voyage à travers l’espace et le temps. Face à la Nature incarnée par les Dieux, l’homme apparaît faible et persécuté dans la première partie du poème. Dans la seconde, « La lutte », il commence à se rendre maître des éléments, mais dévaste la terre par ses guerres – tandis que Prométhée triomphe de Zeus. Enfin, dans « La Victoire », dernière partie, l’homme divinisé prend possession du monde :

 

L’homme est dieu ! ramassant les chaînes du passé,
Il descend de l’azur où son pas cadencé
Se rythme au choc des fers qui battent son échine.
– « O siècle tard venu, c’est toi que j’appelais !
Je t’apporte et voici mes chaînes : forge-les !
Fais-en le Rail et la Machine ! »
[16]

 

 

Par un jeu de métaphores très parnassiennes, Haraucourt montre de quelle manière l’homme domine à la fois la Nature et les anciens Dieux :

 

J’enferme en des flacons Athéné, qui m’éclaire;
Hadès, où je descends, m’a livré son trésor,
Et le resplendissant Hélios pour me plaire,
Burine mon image avec ses flèches d’or.
[17]

Les vers qui suivent énumèrent les pouvoirs de l’homme sur les éléments. La terre ainsi assujettie apparaît « étroite » et couverte d’un « réseau multiple aux artères d’acier »[18]. Le poème se termine sur une traditionnelle évocation de la paix universelle amenée par l’industrie et la technique.

 

À l’inverse des poètes qui glorifient la victoire des hommes sur la divinité, d’autres déplorent la mort des « dieux » qu’implique l’industrialisation. Ronsard déjà dans Contre les bûcherons de la forêt de Gastine (« Ecoute, Bûcheron, arrête un peu le bras ! »), regrette la mise à mort des « nymphes qui vivaient dessous la dure écorce » et le règne du soc, du coutre et de la charrue. Au XIXe siècle, les Vers dorés de Nerval invitent l’homme à respecter les règnes animal, végétal et minéral (« Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché »). Mais c’est Jules Michelet surtout qui, dans son essai La Sorcière (1862), explique de quelle manière l’homme catholique s’est attaché à combattre les « dieux logés au cœurs des chênes, dans les eaux bruyantes et profondes ».

 

Prise dans sa globalité, la poésie industrielle est une poésie qui célèbre l’homme. Dès lors, la domination qu’il exerce sur la terre est fréquemment mise en rapport avec des idéaux humanitaires. En témoigne P.-Pierre Moïnana dans un poème significativement intitulé La Question sociale :

 

L’homme, dominateur du terrestre géant,
Asservit la nature et venge son néant.
Ici, des monts altiers il perce les murailles,
Pour guider la vapeur dans leurs sombres entrailles.
Là, des sables d’un isthme ouvert à ses vaisseaux,
Il change le désert en de vivantes eaux.
Partout il a rendu le globe tributaire
Des incessants besoins du spectre humanitaire.
C’était son droit. Ce monde tout entier est à lui.
[19]

 

 

La nature dominée est censée offrir des ressources inépuisables à l’humanité désormais maîtresse. La terre soumise et conquise est, de manière plus originale, considérée par Auguste-Marseille Barthélémy comme le prolétaire de l’homme. Ainsi, lorsqu’il célèbre la vapeur :

 

L’homme rendu par elle à sa forte origine,

Sur la nature morte a pris de nouveaux droits;

En se faisant esclave, elle nous a faits rois.

Depuis qu’elle a montré son prodige à la terre,

La matière soumise est notre prolétaire[20].

 

 

Dans la poésie industrielle, les images se rapportant à la servitude et l’esclavage s’appliquent le plus souvent aux machines, mais il semble que la nature elle-même soit incluse dans cette « matière soumise » et prolétaire. Même idée dans La Machine à vapeur de Louis Louvet. Les trois premières pages de ce poème font l’éloge du progrès d’ordre technique : autrefois l’homme s’assimilait à la bête de somme, à présent il a transformé les éléments naguère destructeurs en humbles serviteurs. Dans une deuxième partie se trouve décrite l’invention par Denis Papin de la machine à vapeur et de « millions d’ouvriers zélés, infatigables »[21]. Si Louvet évoque lui aussi la paix universelle qu’entraîneront immanquablement les progrès de la technique, il présente également la vision idéalisée d’une société de consommation future :

 

Oh ! Non ; sachons jouir, en vérité moins fous,
D’un bien-être qui doit, se répandant sur tous,
A l’industrie ouvrir des sources innombrables :
Nos avides besoins restent insatiables,
L’un est-il satisfait, un autre renaîtra :
Loin de diminuer, le travail s’accroîtra.
[22]

 

 

Plus généralement, la poésie industrielle exprime l’idée que le monde, désormais couvert de câbles télégraphiques et de rails, a changé d’échelle : « Le globe se resserre et l’homme s’agrandit »[23]. Ce processus semble succéder à celui qui s’engage dès le troisième tiers du XVIIIe siècle : selon Jacques Berque, à cette époque, la dénaturation menaçante fait pendant à l’élargissement de la nature connue, notamment à la faveur des expéditions colonisatrices : « On pourrait appeler cette époque celle de la nature forcée. Forcée comme un fauve, ou comme une fille : il y a de ces deux aspects dans la conquête d’outre-mer. La furie de quelques nations, armées de leurs tout récents progrès, débusque le reste de l’humain du fond des savanes et des océans »[24].

 

Dans la poésie industrielle, l’attitude de l’homme envers la nature n’est malgré tout pas systématiquement agressive. Dans La Nature de Bonvalot, d’inspiration pourtant catholique, « L’amant de la Nature est roi de l’Univers »[25]. Georges Renard dans La Poésie de la science, décrit de quelle manière, tandis que la poésie voile la nature, la science la dénude : « Car mon amour à moi, c’était la vérité, / Etalant au soleil sa blanche nudité »[26]. Au siècle suivant, Comment la nature inspira l’homme de Maurice Klippel décrit le rapport de séduction qui s’établit entre l’homme et la Nature s’offrant à lui. La connaissance se fait par le biais de l’observation et presque de la contemplation. Les titres des différentes parties du poème sont évocateurs : « La nature se révèle aux sens », « Elle émeut l’âme », etc. L’auteur associe explicitement au romantisme cette approche de la nature par un homme « avec le monde en union intime »[27]. 

 

L’homme, parasite de la terre : les débuts d’une poésie écologique

 

Tandis que se multiplient les poèmes triomphalistes sur le progrès, l’industrie, le génie de l’homme et ses inventions, une prise de conscience semble s’opérer concernant les répercussions négatives de l’industrialisation. Répercussions sur l’être humain « dénaturé » en général et sur la classe ouvrière déshumanisée en particulier. Répercussions aussi sur l’environnement. Cette prise de conscience devient un thème poétique au XIXe siècle, précisément au moment de l’apogée de la poésie industrielle. Du côté anglais, le mouvement s’amorce plus tôt que du côté français, avec William Blake surtout, qui s’attarde volontiers à décrire un environnement urbain gris et sale. Il dénonce les conditions de travail déshumanisantes dans les usines, lieu commun dans la poésie industrielle critique de l’industrie, et il s’en prend à la fois au modèle mécanique de l’univers et à la vision du monde empirique de Bacon et de Locke, qui sont au fondement de la Révolution industrielle. Dans Jerusalem (1804-1818), il dépeint la dévastation du monde naturel, une Terre « froide et désolée », défigurée par les roues et les machines. Les ciels anglais sont obscurcis par la fumée, les oiseaux silencieux, les troupeaux morts, les moissons pauvres, les pommes empoisonnées et le climat de la Terre est devenu étouffant. Suit alors la vision utopique d’un renouveau urbain dans laquelle Londres est transformée en Golgonooza : l’accent est mis sur la biodiversité, avec des machines conduites manuellement.

 

En France, où l’industrialisation est plus tardive, la prise de conscience l’est elle aussi : elle s’opère vers le milieu du XIXe siècle. Ainsi, Jules Michelet déplore le déboisement dans La Bible de l’Humanité (1864) :

 

De la Judée à Tunis, au Maroc, et d’autre part d’Athènes à Gênes, toutes ces cimes chauves qui regardent d’en haut la Méditerranée ont perdu leur couronne de culture, de forêts. Et reviendra-t-elle ? Jamais. Si les antiques dieux, les races actives et fortes, sous qui fleurissaient ces rivages, sortaient aujourd’hui du tombeau, ils diraient : « Tristes peuples du Livre, de grammaire et de mots, de subtilités vaines, qu’avez-vous fait de la Nature ? »[28] 

 

 

La Sorcière souligne le rapport conflictuel entre homme et nature qu’implique l’univers catholique. Mais dans le domaine de la poésie, Auguste Barbier est sans doute l’un des premiers à s’en prendre violemment à l’industrialisation sous les divers aspects qui avaient déjà retenu Blake : grisaille des villes industrielles, déshumanisation de l’homme et surtout dégâts causés à la nature. Le déboisement lui inspire un dialogue entre la Nature, le Poète et les Défricheurs, qui commencent par affirmer leur domination sur le milieu naturel :

 

Nul peuple comme nous, dans son humeur altière,

N’a su plus fortement remiser la matière,

La mettre sous le joug, et s’en couronner roi

Au nom de la pensée et de l’antique loi.

En dépit de la mort et de son noir squelette,

Nous avons en tout point foulé notre planète;

Elle nous appartient de l’un à l’autre bout;

Comme l’ombre et le jour nous pénétrons partout.
Allons, noires forêts, vieilles filles du monde,

Tombez et périssez sous la hache féconde ![29]

 

 

« Planète » rime avec « squelette » et la noirceur caractérise à la fois le « squelette » et les « forêts », qui sont associées à la vieillesse tandis que la hache, de manière surprenante, apparaît « féconde ». Le Poète quant à lui s’insurge et s’écrie :

 

[…] – Ah! sur l’œuvre divine

Verra-t-on sans respect se vautrer la machine,

Et comme hippopotame, insensible animal,

Fouler toute la terre avec un pied brutal ?[30]

 

 

Comme dans La Nature de Barbier, la déforestisation semble être le point de départ de bon nombre de ces poèmes, et son évocation est suivie par celle de la machine ou plus généralement de la technique. C’est le cas dans Utopie de Victor de Laprade, dont le premier titre était L’ge nouveau :

 

 

Ah ! que la terre a bu de sueurs et de larmes,
Depuis l’heure où contre elle, un homme a pris les armes ;
Où ses chênes, vaincus pour la première fois,
Ont fait place aux cités qui germaient sous les bois ;
Où, du fer tout récent chargeant nos mains craintives,
La hache a fait trembler les forêts primitives,
Et de leur temple obscur crevé l’épais rideau ;
Où les leviers ont pu mouvoir le lourd fardeau
Des blocs cyclopéens redressés en murailles ;
Où la bêche a des champs entamé les entrailles !
[31]

 

 

La technique, dont le premier symbole est la hache, se trouve assimilée à une arme. L’homme s’est engagé dans une voie autodestructrice, assurent plusieurs poètes, à commencer par Barbier pour qui les souffrances de l’ouvrier industriel sont une vengeance de la nature. La Machine commence par affirmer la royauté des hommes, « enfants de Prométhée », auxquels le poèmes s’adresse :

 

La nature par vous combattue et domptée

Reconnaît du cerveau les formidables lois,

S’incline, s’humilie et vous nomme ses rois;

Et la terre sa fille, impassible victime,

Vous livre de son corps la substance sublime,

Et vous laissant fouillez dans son énorme sein,

D’innombrables trésors va remplir votre main.[32]

 

 

La domination humaine sur la nature implique une possession presque charnelle, et déjà une véritable exploitation. La voix poétique, après avoir brièvement exprimé son admiration, laisse entendre que l’Orgueil et la Cupidité sont deux moteurs de ces agissements. C’est l’idée qu’on retrouve également dans Le Veau d’or, où la société de consommation émerge au détriment, là encore, d’une terre violée :

 

Le sol ne suffit plus à nos besoins pressants
Pour combler désormais tant d’appétits puissants;
La terre ouvre trop peu son entraille divine,
Les hommes et le ciel deviennent une mine.
[33]

 

 

S’ensuit, dans La Machine, une rébellion des « forces » qui frémissent « au joug » des mains de l’homme et finissent par se tourner contre les « esclaves révoltés » – on observe une inversion des rôles : 

 

Alors, pauvres humains, oh! comme avec usure

Vous payez les trésors ravis à la nature !

Et comme par des maux étranges, inconnus,

Vous expiez les coups portés à ses flancs nus ![34]

 

Sont ensuite décrites les catastrophes qu’entraînent l’industrialisation et notamment l’accident du Paris-Versaille.

 

On connaît le dégoût qu’éprouvait Leconte de Lisle pour l’industrie et la poésie industrielle, clamé avec force dans sa préface aux Poëmes et poésies (1855). Dans La Forêt vierge, il déclare que la mort de la forêt, à laquelle il s’adresse, est « en chemin » : « la hache est au flanc de l’orgueil qui t’enivre ». L’« homme au pâle visage », « le destructeur des bois », est aussi « le roi des derniers jours », comparé à « une irruption de fourmis en voyage / Qu’on écrase et qu’on brûle et qui marchent toujours » :

 

Il aura tant rongé, tari jusqu’à la fin

Le monde où pullulait sa race inassouvie,

Qu’à ta pleine mamelle où regorge la vie

Il se cramponnera dans sa soif et sa faim.

Il déracinera tes baobabs superbes,

Il creusera le lit de tes fleuves domptés ;

Et tes plus forts enfants fuiront épouvantés

Devant ce vermisseau plus frêle que tes herbes.[35]

« Fourmi », « vermisseau », « herbe », « pulluler », autant de termes humiliant l’homme habituellement glorifié dans la poésie industrielle, et qui s’opposent à ceux associés à la forêt,  ses « plus forts enfants » et ses baobabs. Plus loin, on lit que c’est sur ses débris sacrés que l’œuvre de l’homme grandira. Leconte de Lisle reprend cette idée dans Aux modernes : « Les temps ne sont pas loin / Où, sur un grand tas d’or vautrés dans quelque coin, / Ayant rongé le sol nourricier jusqu’aux roches […] Vous mourrez bêtement en emplissant vos poches »[36].

 

La seconde moitié du XIXe siècle voit également apparaître une série de poèmes décrivant la fin de la terre et de l’humanité. Ils peuvent certes s’inspirer des diverses théories scientifiques qui existaient alors sur la question (refroidissement du soleil, collision de la terre etc.), mais peuvent également envisager la fin de la terre comme la conséquence de l’exploitation qu’en a faite l’homme. En prose, Mary Shelley illustre cette idée dans The Last Man (1826) et Grainville dans son ouvrage posthume Le Dernier homme :

 

De quel étonnement le père des humains est frappé, lorsqu’il voit les plaines et les montagnes dépouillées de verdure, stériles et nues comme un rocher ; les arbres dégénérés et couverts d’une écorce blanchâtre ; le soleil, dont la lumière était affaiblie, jeter sur ces objets un jour pâle et lugubre ! […] la terre avait subi la commune destinée. Après avoir lutté pendant des siècles contre les efforts du temps et des hommes qui l’avaient épuisée, elle portait les tristes marques de sa caducité.[37]

 

 

Dans Omégar, ou le Dernier homme, Elise Gagne présente une « famille au XXIXe siècle » et une terre dévastée. Si la colère de Dieu apparaît centrale, l’épuisement de la terre brûlée est manifeste (« Et ce globe n’est plus qu’un immense cratère ») et le ciel est industriel (« Sous un nuage immense à la teinte cuivrée / Les cieux ont dérobé leur couleur azurée »). Les animaux disparaissent : « Les cadavres hideux du phoque et du requin / Flottent à l’abandon » dans une mer dormante[38].  Dans le prologue, les causes du courroux divins apparaissent notamment liées à l’industrialisation du monde :

 

Ah ! broyons ces vapeurs et ces fils souverains

Qui lancent la pensée à des pays lointains,

S’ils doivent leur porter des haines sataniques,

Qui se battent, sans fin, sur les fils électriques ;

S’ils doivent rapprocher les peuples écumants,

Pour leur faciliter d’affreux égorgements,

Et si, tombant toujours de démence en démence,

L’esprit recule, hélas ! quand la matière avance ![39]

 

Ce passage prend le contre-pied de nombreuses poésies industrielles qui se terminent sur la traditionnelle vision d’un monde pacifié et unifié grâce aux avancées techniques, télégraphe, rails etc. Le Dernier homme. Poëme imité de Grainville (1831) de Creuze de Lesser entre dans la même lignée de poèmes.

 

***

 

La nature dans laquelle l’homme puise – ou pille – à pleines mains est ainsi abordée de deux manières opposées dans la poésie postromantique. Dans les deux cas, elle apparaît soumise. Pourquoi l’utilisation de la poésie est-elle privilégiée pour exprimer des thématiques en définitive industrielles ? Sans doute parce que la religiosité joue un rôle important dans ces poèmes : l’homme se soumet la nature à l’image et sur l’ordre de Dieu, dont les louanges se font depuis toujours volontiers en vers. Sans doute aussi parce que cette poésie s’inscrit dans la tradition de celle qui a de tout temps été consacrée à la nature. La nature reste un thème étroitement lié à la forme poétique, quand bien même le XIXe siècle et l’industrialisation marquent un point de retour dans la manière de l’appréhender. Enfin, cette poésie qui célèbre les conquêtes de l’homme comporte une dimension héroïque, sinon épique, et l’inventeur prend une posture de héros, de façon que là encore, l’utilisation du vers apparaît toute naturelle.

La poésie qui, dès le dix-neuvième siècle, dénonce les dégâts environnementaux dont l’homme se rend responsable, est l’ancêtre de ce qui deviendra l’écopoésie (ecopoetry), particulièrement populaire depuis quelques décennies dans le domaine anglo-saxon. Le dix-neuvième siècle industriel, qui voit l’approche romantique de la nature perdre sa crédibilité, établit une rupture qui permettra à cette poésie de se développer : l’emphase sur un écosystème à l’intérieur duquel les différents éléments naturels apparaissent interdépendants, l’appel à l’humilité humaine, le scepticisme envers la technique et le monde technologique sont autant de traits de l’écopoésie[40] déjà amplement exploités dans la poésie du dix-neuvième siècle.   




[1] Elliott Mansfield Grant, French Poetry and Modern Industry (1830-1870). A Study of the Treatment of Industry and Mechanical Power in French Poetry during the Reigns of Louis-Philippe and Napoleon III, Cambridge, Harvard University Press, 1927.  

[2] Ainsi, par exemple, de nombreux poèmes dépeignent la catastrophe du Paris-Versaille de 1842. 

[3] Voir à ce propos Pierre Hadot, Le Voile d’Isis : essai sur l’histoire de l’idée de nature, Paris, Gallimard, 2008. 

[4] Michel Serres, « Retour au Contrat Naturel », 1000 Days of Theory, 18/5/2006.

[5] Georges Renard, La Nature et l’humanité, Paris, PUF, 1925, p. 16-17.

[6] Ibid., p. 24.

[7] Louis Chalmeton, L’Isthme de Suez, ode lue à l’Académie de Clermont Ferrand, Clermont Ferrand, Thibaud, 1862.

[8] Voir à ce sujet Jacqueline Lalouette, La République anticléricale (XIXe-XXe siècles), Paris, Seuil, 2002.

[9] Antoine-Gaspard Bellin, L’Exposition universelle. Poème didactique en 15 chants, Paris, Garnier, 1867.

[10] Villeneuve-Flayosc, La Poésie de la science, Marseille, Barlatier-Feyssat père et fils, 1873, p. 13.

[11] Antoine-François Bonvalot, L’Industrie, in : Mélanges, Paris, H. Fournier et cie, 1839.

[12] Philippe Benoît, Le Progrès de l’esprit humain,  Lyon, Léon Boitel, 1840, p. 7.

[13] Evariste Carrance, Le Progrès. Aux Poètes du XXe Concours poétique, Agen, Lentheric, 1878.

[14] Philippe Benoît, Les Progrès de l’esprit humain, op. cit., p. 45.

[15] Ponce-Denis Ecouchard Le Brun, Les Conquêtes de l’homme sur la nature. Ode en trente-six strophes, Paris, Chez Guyon, Maison et Gervais, 1806, p. 6.

[16] Victor Haraucourt, Le XIXe siècle, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1901, p. 27.

[17] Ibid. p. 30.

[18] Ibid., p. 31 et 33.

[19] P.-Pierre Moïana, Les Harmonies éternelles, Plon, Paris, 1874 , p.

[20] Auguste-Marseille Barthélémy, La Vapeur. Poëme, Paris, Impr. Lange Lévy et cie, 1845, p. 21-22.

[21] Louis Louvet, La Machine à vapeur. Poëme, Paris, Chez l’auteur, 1845.

[22] Ibid, p. 12.

[23] Barthélemy, la Vapeur, op. cit., p. 22.

[24] Jacques Berque, La Dépossession du Monde, Paris, Seuil, 1964, p. 110-115.

[25] Antoine-François Bonvalot, La Nature. Poëme, Paris, Paulin/Delaunay, 1836, p. 32 

[26] Georges Renard, La Poésie de la science, Paris, Lemerre, 1879.

[27] Maurice Klippel, Poésies philosophique, t. 2, L’homme et la nature, Paris, Vrin, 1938, p. 105.

[28] Jules Michelet, La Bible de l’humanité, II, 9.

[29] Auguste Barbier, La Nature, Iambes et poèmes,  Paris, Dentu, 1859, p. 275.

[30] Ibid., p. 276-7.

[31] Victor de Laprade, Les Symphonies, Paris, Michel Levy frères, 1855, p. 96.

[32] Auguste Barbier, Iambes et poèmes,  Paris, Dentu, 1859, p. 95-96.

[33] Auguste Barbier, Lazare. Poème, Bxl, Société belge de librairie, 1837. p. 57

[34] Auguste Barbier, Iambes et poèmes, op. cit., p. 96.

[35] Leconte de Lisle, Poèmes barbares, éd. Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, 1994, p. 167-168.

[36] Ibid., p. 290.

[37] Grainville, Le Dernier Homme, Paris, Ferra aîné, 1811, t. 1, p. 21.

[38] Elise Gagne, Omégar ou le dernier homme. Proso-poésie dramatique de la fin des temps en douze chants, précédé d’un Prologue et suivi d’un Epilogue par M. Gagne, Paris, Didier et cie, 1859.

[39] Ibid., p. xiv.

[40] Ecopoetry. A Critical Introduction, éd. J. Scott Bryson, Salt Lake City, The University of Utah Press, 2002, p. 6.

Caroline De Mulder
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