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Introduction. Economie et littérature : contacts, conflits, perspectives

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Ce champ critique ouvert par Jean-Joseph Goux dans les années 80 et illustré aujourd’hui en France principalement par les travaux d’Yves Citton et de Martial Poirson a connu un important essor aux Etats Unis depuis une vingtaine d’années. Le New Economic Criticism s’est en effet considérablement développé, surtout depuis les années 2000, après les premiers travaux de Marc Shell (avec entre autres, Money, Language and though, 1982, Art and money, Chicago UP, 1994) ceux de Warren J. Samuels, Stephen Cullenberg (Postmodernism, economics and knowledge, 2001) ou Linda Woodbridge (Money at the Age of Shakespeare, 2003). Si les spécialistes en littérature, philosophie et histoire de la pensée se sont intéressés à la place de l’économie en littérature, et aux représentations des acteurs du monde économique, tout d’abord d’un point de vue thématique, les économistes ont parfois vu, parallèlement, dans le roman du XIXe siècle en particulier, une manière autre de réfléchir leur discipline en mettant en scène la naissance de l’économie moderne et son impact sur les vies individuelles, au moment où la Révolution industrielle bat son plein et où les premières grandes théories économiques voient le jour, celles de Ricardo, Malthus ou Jean-Baptiste Say.
 
Ce second mouvement ne va pas de soi et ouvre un front de résistance cette fois du côté de la science économique. Si les économistes ne reculent pas devant le récit de fiction à valeur pédagogique[1], en revanche, l’approche littéraire du savoir économique est sujette à discussion. Dans un article intitulé « What economics might learn from literature », Bruna Ingrao rappelle leurs réticences à voir dans les productions littéraires une source de savoir; celles-ci relevant de l’émotion pour l’économiste du XIXe siècle n’étaient en effet pas considérées comme épistémologiquement pertinentes. La priorité du langage scientifique et des démarches quantitatives en économie ayant été peu contestée jusqu’au milieu du XXe siècle, seules quelques voix, d’abord minoritaires, se sont élevées en faveur d’autres approches[2].
 
Hayek argued vigorously against the scientist approach imitating the language and methodology of the natural sciences in the human sciences, but his criticism was not effective in changing the dominant scientist perspective in economics.[3]
 
A une conception principalement quantitative de l’économie se sont peu à peu jointes d’autres approches, d’abord sociologiques, puis de nature esthétique, jusqu’à ce que constatent Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme[4], ou d’une autre manièreChristian Salmon[5] ; récupération des savoir-faire narratifs propres au champ littéraire dans le but de recréditer le capitalisme dénoncé depuis les mouvements protestataires des années 70 d’une image positive associée à la notion de liberté individuelle, prise en considération de la notion de projet personnel. A ces approches « complices » du fait littéraire (ou plutôt d’une certaine rhétorique littéraire instrumentalisée) il faut joindre les approches critiques, la littérature constituant souvent pour les économistes un instrument de mise en question de leur propre discipline. De ce mouvement témoigne par exemple le théâtre de Frédéric Lordon[6] (commenté dans la contribution de Marial Poirson).
 
Parallèlement, l’économie n’étant plus seulement considérée du côté des sciences humaines comme un thème littéraire chez J-J. Goux, elle devient la condition par laquelle s’élabore une poétique elle-même construite sur des emprunts analogiques à la discipline économique. Non seulement les représentations du travail, de l’aliénation, de la production ou de la naissance de la bourse au XIXe siècle[7] doivent à la science économique naissante leur présence dans le roman réaliste, mais ces représentations impliquent des paradigmes économiques ; thésaurisation, dépense, dilapidation, existence ou absence d’un patrimoine déterminent le destin des héros, supposent un modèle implicite de comportement rétribué ou puni, une manière de relation au monde, un ethos nouveau.
 
Pour reprendre l’expression d’Yves Citton et Martial Poirson dans la préface de Frontières littéraires de l’économie[8] , l’économie a participé à l’aube des temps modernes à une « colonisation progressive du langage, une reconfiguration brutale de l’imaginaire collectif et un remodelage des consciences individuelles. »[9] Le terme « colonisation » est lourd de sens. Mais au-delà des analyses de polarités métaphoriques dans les textes, dès le XIXe siècle, cette situation nouvelle suppose deux types d’approche que privilégiera l’ordre de ce recueil d’articles ; le fait que soit thématisée une représentation de l’économie par la littérature ; mais aussi que soit pensée une économie de la représentation en elle-même comme ce qui conditionne à la fois l’énonciation de poétiques et leur évaluation par la critique et la théorie. Les deux sont parfois difficilement dissociables tant les poétiques s’énoncent par le recours à une terminologie d’économistes, de la circulation des biens, des personnages, des schémas narratifs à la valeur supposée des conduites, et tant le problème de la valeur est traversé de questions esthétiques.
 
Au-delà d’une analyse formelle de la mythologie blanche à l’œuvre dans ces textes, cette situation appelle sans doute une autre attitude que celle du constat. Particulièrement en période de crise, il s’agira de montrer dans les textes de ce collectif comment par les œuvres littéraires, la rhétorique qu’elles activent et plus généralement à travers les sciences humaines s’est engagé un rapport de force avec le savoir économique, soumettant ses paradigmes à d’autres types d’appréciation, qu’il s’agisse d’œuvres militantes ou de travaux contemporains qui mettent l’accent, en partant du caractère fiduciaire de la théorie monétaire, sur la dimension de croyance[10] propre à l’économie qui, dès lors la posent comme une construction plus que comme réalité incontournable[11]. Ce faisant, ils s’engagent dans un dialogue avec un modèle dominant qui se présente comme mesure de toute chose, selon une sorte de holisme herméneutique de plus en plus perçu comme la forme discursive d’une pression insupportable qui s’exerce sur les hommes du XXIe siècle. Cette domination d’un nouveau genre qui vise une forme d’intériorisation de la contrainte est parfois non seulement exposée mais dénoncée par la littérature et les discours des sciences humaines[12]. La littérature en s’installant dans les marges d’une société dominée par l’économie construirait depuis ce lieu une parole buissonnière que décrivait dans les années 80 Michel de Certeau dans Arts de faire ; pratiques parallèles, détournement des discours de pouvoir, réappropriation d’un espace symbolique, réinstauration d’un lieu politique contre la dépolitisation et la dé-socialisation de l’orthodoxie économique ; telle est l’une des hypothèses que l’on peut formuler sur les engagements ambigus du roman contemporain, qu’il s’agisse des romans de Masséra[13] ou de ces romanciers espagnols de la génération de Belén Gopegui et Isaac Rosa ou Alfons Cervera[14], proches de la sensibilité politique des indignados.
 
Il ne s’agit sans doute pas, de manière compensatoire, comme le propose Martha Nussbaum dans Les émotions démocratiques [15]de créditer la littérature du supplément d’âme qui ferait défaut au cynisme de l’« horreur économique »[16], ou de l’investir de la lourde tâche de former par les « humanités », au sens le plus classique du terme, le citoyen futur, mais de faire exister une altérité qui est, par elle-même, le lieu d’exercice d’un contre-pouvoir. En effet, on sent bien aujourd’hui à quel point tout vibrant plaidoyer en faveur des lettres risque fort de se retourner contre elles[17]; de même tout engagement frontal contre « le système » menace de se prendre à son propre piège, car il ne s’agit pas de d’observer le combat de David et Goliath ni de déduire de la position minoritaire de la littérature aujourd’hui et de son affaiblissement symbolique une conclusion hâtive sur sa légitimité éthique au regard du Grand Méchant Capital. Cette altérité elle-même mérite sans doute d’être réévaluée autrement que comme un repli frileux ou un donquichottisme en mal de moulins à combattre.
 
L’actualité de ces interrogations en France se signale par plusieurs manifestations au cours de l’année 2013 ; la tenue d’un colloque à l’Université de Paris I en mai, en collaboration avec la Middle East Technical University d’Ankara et la présence de cette thématique au congrès de l’AILC (Association Internationale de Littérature comparée) dans l’atelier d’épistémocritique « Littérature et savoirs 2 : XXe et XXIe siècles ». A cela il faut ajouter la parution en 2013 du numéro d’Oeconomia, sous la direction de Jérôme Lallemant et Estrella Trincardo Aznar intitulé Economics and literature : beyond praise and disparagement. Cette concentration soudaine ne doit pas seulement à un contexte de crise la formation d’un discours critique, du côté des études littéraires mais elle suppose dans des œuvres très contemporaines une tendance lourde qui consiste à considérer comme centrale la vie économique et ce qu’elle suppose ; endettement, licenciement, contrainte, risque inhérent à la spéculation. Même si aucun texte de ce collectif n’évoque le cinéma du XXIe siècle, on peut faire un constat proche sur la proportion de films abordant des questions économiques dans la filmographie contemporaine, de Ressources humaines de Philippe Lioret (1999) à Toutes vos envies de Laurent Cantet (2011) inspiré du roman d’Emmanuel Carrère. Le cinéma américain n’est pas en reste du roman de Tom Wolfe, The Bonfire of vanities (1987) et de son adaptation filmique à Cosmopolis de De Lillo, repris en 2012 par Cronenberg.
 
C’est cependant une nouveauté toute relative que celle de cette question qui taraude les sociétés industrielles dès leur émergence et les sociétés contemporaines en proie à la crise tant dans les formes romanesques et dramatiques elles-mêmes que dans les thèmes abordés par la littérature narrative et théâtrale. Loin d’en faire la généalogie, il est possible d’en re-parcourir quelques temps forts abordés dans ce collectif en commençant par l’économie dans la littérature narrative.
 
Quelques jalons historiques
Si la science économique naît avec la littérature comme institution, au cours du XVIIIe siècle, il semble bien que le rapport entre ce que nous appelons aujourd’hui économie et littérature soit plus ancien et que, dans La Pensée du roman, lorsque Pavel évoque le clivage entre la dimension idéalisatrice du roman grec et les realia du roman moderne, ce qui est en jeu soit l’apparition de la contrainte économique dans de nombreuses œuvres narratives au XVIIe siècle. Si cette distinction peut paraître sommaire[18], elle est néanmoins fonctionnelle, car c’est bel et bien la présence (ou l’absence) d’un enjeu économique explicite qui semble déterminer une double voie dans laquelle s’engage le roman dès la période classique.
 
Le roman picaresque met le personnage aux prises avec les tribulations économiques ; la question des moyens d’existence commence à se poser de façon douloureuse et mine un certain modèle romanesque post-épique, imposant le deuil du héros vertueux dans la littérature européenne du XVII siècle. Car si la transaction ratée, la tromperie, l’échange commercial ont eu leur place dans la littérature dès le Moyen Age avec la tradition des fabliaux (tradition narrative comique qui ne met en scène que des personnages populaires associant ainsi la préoccupation de l’argent à un genre littéraire considéré comme « bas ») , le héros de roman lui-même se voit désormais confronté à la pénurie, situation qui va déterminer un changement d’ ethos. Ainsi, comme le souligne Pavel dans la Pensée du roman « Tels les tricksters de la littérature orale, le protagoniste exhibe la dangereuse ingéniosité de l’individu livré à ses propre ressources. »[19] L’hostilité du monde prend dès lors un autre visage que dans le roman grec qui développe une vision idéalisée du héros :
 
La pauvreté abjecte contre laquelle ils [les héros picaresques] se débattent fait écho, en renversant son sens, à la séparation entre les héros du roman grec et le monde ambiant : alors que dans les Ethiopiques, les personnages traversent les mers et la terre à la recherche de la nourriture céleste, ici Lazare parcourt l’Espagne, déployant des trésors d’intelligence pour obtenir un bout de pain et une gorgée de vin.[20]
 
Ce constat inaugure un conflit qui va traverser l’histoire des esthétiques sous une autre forme à partir du XIXe siècle ; celle d’un antagonisme entre le monde marchand et celui de l’art. Cet antagonisme se jouera à plusieurs niveaux ; sur le plan sociologique (Bourdieu) sur le plan des poétiques[21], sur le plan éthique et juridique (voir l’abondante littérature sur les contrats à laquelle Le Marchand de Venise apporte sa contribution), sur le plan des percepts, affects et comportement suggérés.
 
Cette présence de l’économie dans la littérature va s’affirmer dans le roman anglais dès la première Révolution industrielle, où le roman semble prendre d’ailleurs deux directions opposées en Angleterre ; la voie de du roman sentimental qui occulte la réalité économique[22] et met souvent en scène des personnages qui surmontent aisément des obstacles socio-économico-culturels immenses, et la voie d’une forme de réalisme qui plonge dans le monde de la transaction, chiffre les revenus de ses personnages (Moll Flanders de Defoe, The Way we live Now, d’A. Trollope) et représente l’impécuniosité, la lutte pour l’élévation sociale, ou la crainte du déclassement. Le XVIIIe est ce point d’articulation essentiel où le Robinson de Daniel Defoe sera considéré par les économistes du XIXe siècle comme un premier paradigme romanesque exemplaire de l’Homo oeconomicus. L’économie ne devient alors plus seulement un « thème » pour la littérature mais une manière fictionnelle de réfléchir des notions économiques ; production, éventuellement surproduction (dans la reprise qui sera faite deux siècles plus tard par Tournier), autarcie, relation au travail, accumulation de la richesse, prévision de la disette, anticipation des cycles, façonnement de l’outil de production. Le roman de Defoe offre une sorte de catalogue d’exempla économiques, de problèmes et de stratégies que met en place le personnage pour les résoudre. Ce roman a d’ailleurs été envisagé lui-même comme une réponse « vertueuse » à la tradition du roman sentimental, et aux fariboles fictionnelles qu’on lui attache généralement. Le projet qu’avait Defoe d’écrire, sans mauvais jeu de mots, une fiction fonctionnelle, contre les conventions du romanesque, permet sans doute en partie d’expliquer la fortune pédagogique de ce texte où Michel de Certeau voyait un mythe scripturaire ou « l’utopie fondamentale et généralisée de l’Occident moderne »[23], roman où « l’éveil de Robinson au travail capitaliste et conquérant d’écrire son île s’inaugure avec la décision d’écrire son journal, de s’assurer par là un espace de maîtrise sur le temps et sur les choses, et de se constituer ainsi, avec la page blanche, une première île où produire son vouloir »[24] Si cette interprétation autotélique de l’insularité a vécu, la vocation pédagogique de ce texte reste intacte depuis que Rousseau en recommandait à Emile la lecture, et peut-être sa dimension économique est-elle aujourd’hui réactivée pour des raisons que la contribution de Claire Pignol contribue à éclairer.
 
Il serait d’ailleurs intéressant de faire la généalogie, dans la critique et la théorie du rapport entre poétiques antiréalistes et économie. Le symbolisme en marquant le pas avec l’échange ordinaire récuse [25]le monde, mais les poétiques de l’art pour l’art semblent tourner le dos à un monde qui les a déjà abandonnées, scellant une perte d’importance sociale de la littérature, se retirant d’un monde déjà lui-même devenu inattentif aux productions littéraires. Telle est la thèse de William Marx, et en grande partie celle de Vincent Kaufman[26] lorsqu’il fait le bilan de ces sixties au cours desquelles le réalisme littéraire était condamné, précisément parce que, faisant droit au travail de l’écrivain, il rendait visible ce travail. Interprété comme une marque de reddition à l’éthique bourgeoise des sociétés capitalistes naissantes tout autant qu’au socialisme orthodoxe, le réalisme a alors mauvaise presse et Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture file une métaphore économique, citant d’abord Valéry (« La forme coûte cher ») pour ensuite évoquer le coût minimal de l’écriture bourgeoise des romans du XIXe siècle, écriture sans style, qui est le produit de la révolution industrielle finissante, du passage de l’industrie textile au triomphe des industries lourdes et de l’éclatement des solidarités sociales anciennes.[27] Dès lors, l’écrivain justifie sa présence au monde par la valeur-travail de ses textes et cette valeur s’exhibe dans la pesanteur formelle du réalisme.
 
Vile économie /art pur ?
Mais c’est aussi et surtout la littérature en tant que pratique et institution qui a historiquement affaire à l’économie. Les rapports entre littérature et économie se gâtent sérieusement avec le Romantisme au moment où Goethe écrit le Wilhelm Meister considéré comme paradigme du roman d’apprentissage[28]. L’un des implicites de ce roman est que l’apprentissage et la quête du bonheur commencent par le rejet du monde du père ; le théâtre va réconcilier le personnage avec soi-même car il n’y aurait rien à apprendre de la pratique marchande, purement héritée, non conquise et, en conséquence, antinomique à la notion même de vocation. Les Années d’apprentissage inaugurent pour Jauss un moment de rupture que parachèvera Les Souffrances du jeune Werther. Entre une vocation artistique et une obligation de travail marchand, Wilhelm Meister fait l’expérience d’une dissociation qui le conduira à choisir dans un premier temps l’art contre le négoce. Cette dissociation s’aggrave avec Werther dont Jauss souligne que « les tirades satiriques (…) contre l’activité professionnelle bourgeoise découl(aient) de la perception nouvelle du cercle vicieux entre division du travail et aliénation. »[29]. Cependant, en présentant le roman de Goethe comme l’Emile de la formation, Jauss rappelle que le monde socio-économique d’abord rejeté par Wilhelm au profit de la naturalité resurgit à la fin des années d’apprentissage sous l’emprise de cette même naturalité, lorsqu’il devient père à son tour. A cela correspond la fin du rituel où Guillaume comme au centre d’un musée imaginaire contemple le passé, « éprouvant par le moyen de l’art tout ce que l’homme est et peut être »[30] . Dès ce moment, selon Jauss, « Goethe se serait séparé immédiatement en passant aux Années de voyage, du principe de formation esthétique qui, dans les Années d’apprentissage, doit résoudre le problème de l’éducation en vue d’aboutir à l’homme naturel, et il aurait indiqué également la limite historique de son application : si sa voie le mène de la muse à l’économie, c’est que Guillaume lui-même est devenu une allégorie du thème du roman, qui décrit un itinéraire allant de l’art à la modernité ennemie de l’art. Le Wilhelm Meister a laissé au roman de formation allemand un modèle ambivalent. »[31] Pensé sur le mode de la réconciliation dans ce roman, le rapport à la contrainte économique sera rebattu en sens inverse par le Romantisme radical de Werther comme rapport douloureux avec l’irréconciliable. Les humiliations sociales et économiques s’accumulent pour le jeune héros jusqu’à précipiter sa mort, qui le retire d’un monde inhabitable. Ce sera également dans le Romantisme français la leçon de Chatterton et l’incapacité du personnage éponyme à négocier son talent poétique le conduit vers ce même triomphe ambigu de la mort volontaire.
 
Ce moment est bien, comme l’indique Jauss lui-même dans le titre de cet essai, celui du passage du XVIIIe siècle physiocrate et convaincu de la possibilité d’une continuité entre travail et naturalité (dont témoigne l’utopie de Clarens dans La nouvelle Héloïse), ainsi que de la désirabilité d’un bonheur matériel collectif et le XIXe siècle qui éprouve violemment le divorce entre subjectivité esthétique et prosaïsme du monde. Ce schéma existentiel est en parfaite continuité avec la construction d’une autonomie du sujet romantique ancrée dans un refus de la logique économique. L’ontologie générale du Romantisme d’Iéna reposant sur l’idée que c’est le monde réel qui est une illusion, sa dévaluation a pour contrepartie une extension des pouvoirs de l’imaginaire. Cette rupture est celle de la révolution industrielle en tant que choc auquel la littérature répond par un double mouvement ; mouvement réaliste de la description de l’aliénation par le machinisme, la division du travail et la division sociale en classes avec Balzac auquel Marx voue une admiration marquée dans Le Capital, mouvement de repli vers l’intériorité jalouse et le moi menacé qui exalte sa différence.
 
Tout le problème des héros romantiques ne sera dès 1800-1830, non pas d’hériter, mais de se dessaisir de la richesse matérielle pour conquérir leur identité. Mais cette lecture elle-même est réversible ; on peut y voir tantôt la naissance du sujet sans héritage, entrepreneur de soi-même qui sera parachevé au XXI siècle par la visibilité accrue de la « culture d’entreprise », tantôt une revendication d’affranchissement absolue de toute forme matérielle d’être au monde. On peut déchiffrer dans cette attitude, quel que soit son sens au regard de l’économie, un corollaire de la modernité esthétique et d’une revendication de table rase qui anime de façon de plus en plus marquée les poétiques du XIXe siècle[32] jusqu’en 1880, mais plus profondément, il s’agit pour reprendre les termes de Bourdieu de substituer au capital financier en tant que tel un capital symbolique qui s’y oppose[33] et une ligne de partage autour de laquelle s’organisent à leur tour les productions esthétiques. S’instaurerait alors le conflit entre le marché et l’artiste d’une part, entre l’artiste inféodé au marché et l’artiste d’avant-garde en outre :
 
Ces champs sont le lieu de la coexistence antagoniste de deux modes de production et de circulation obéissant à des logiques inverses. A un pôle l’économie « antiéconomique » de l’art pur qui, fondée sur la reconnaissance obligée des valeurs de désintéressement et sur la dénégation de l’économie (du « commercial ») et du profit « économique » (à court terme) privilégie la production et ses exigences spécifiques issues d’une histoire autonome… A l’autre pôle, la logique économique des industries littéraires et artistiques qui, faisant commerce des biens culturels confèrent la priorité à la diffusion, au succès immédiat et temporaire, mesuré par exemple au tirage, et consentent de s’ajuster à la demande préexistante de la clientèle…[34]
 
Du romantisme au symbolisme les poétiques « antiréalistes » se sont fondées sur une dévaluation de l’économique comme si prêter à la littérature un statut d’exemption supposait s’extraire de l’économie souvent assimilée au monde domestique[35]. Parler n’ayant trait à la réalité des choses que « commercialement » » selon la formule de Mallarmé, c’est le langage comme valeur d’usage qui est tout entier dévalué, ce qui circule et s’use comme une monnaie devenue invisible et à laquelle seul le signifiant poétique parce qu’il est inconvertible dans le symbolisme redonnerait sens.
 
Toutes les avant-gardes esthétiques du XXe siècle ont résonné au son de ce qui est devenu une doxa, ce principe d’un art considéré comme l’antithèse même de la société marchande et défini par ce noyau de résistance qu’il opposerait de façon intraitable à la consommation à la loi de la valeur d’usage et de la valeur d’échange ; le statut accordé au langage dans certaines œuvres n’échappe pas à ce qui apparaît comme une sorte de schéma récurrent de la modernité. La Théorie esthétique d’Adorno en constitue un jalon particulièrement important ; qu’il s’agisse de gloser l’œuvre de Schönberg, de dire sa détestation du jazz, de ses notes sur la peinture abstraite, ou plus globalement d’une conception dysphorique de l’art en laquelle il voit un puissant instrument de critique sociale, la thèse première de son œuvre demeure que l’art constitue un noyau de résistance dans un monde où tout s’achète et se vend ; si l’art est ascétique, cet ascétisme est une réponse à sa consommation bourgeoise hédoniste qui prône par ailleurs l’ascétisme laborieux. Cette conception de l’art est créditée d’une valeur transgressive au regard d’une éthique capitaliste qui place l’ascétisme tout entier du côté du travail productif. Le problème fondamental des artistes, et le cœur de leur identité sociale est alors leur position (réelle, supposée, fantasmée, en tout cas construite) par rapport au consumérisme capitaliste qui se donne à la fois dans le refus d’une forme d’hédonisme et dans l’opposition à la compacité du monde d’une non moins compacte réalité artistique. Cette question est devenue depuis le dernier quart du XXe siècle une sorte de pont-aux-ânes de la réflexion esthétique, de l’essai de Bell en 1973[36] aux remarques que formule Yves Michaud[37] sur la détestation de l’art moderne et l’opposition caricaturale entre deux types de public ; un consommateur prétendûment décérébré de blockbusters destinés aux masses et un public maigre mais averti auxquels seraient destinées les productions ésotériques des artistes contemporains novateurs qui se targuent d’échapper à la logique commerciale de manière ambiguë par la subvention publique.
 
A ces remarques on peut ajouter le fait qu’en s’interrogeant sur les déterminations sociologiques et économiques du monde des artistes en montrant que son refus du standard bourgeois a des racines historiques, la sociologie de la littérature (en particulier Bourdieu) a suscité et suscite encore des résistances, de telles analyses étant le plus souvent taxées de réductionnisme grossier[38]. Cependant Bourdieu dans les Règles de l’art en pointant à travers la statut de l’écrivain du XIXe siècle cette volonté de désappartenance économique qui caractérise le bohème, par exemple, ni bourgeois ni prolétaire, ou encore en montrant l’antinomie intrinsèque au projet d’Arnoux dans L’Education sentimentale lorsqu’il appelle son entreprise l’Art industriel, incapable de choisir l’un ou l’autre camp, celui de l’art « authentique », celui du pur et cynique profit, touche là un des points névralgiques de la relation entre économie et littérature, économie et pratiques esthétiques au sens le plus large, dans la mesure où ces dernières entrent dans une stratégie de soustraction à la pression économique dès le XIXe siècle .
 
Economie, langage, sacré
Ce point suscite encore une remarque; toucher à la question économique lorsqu’on analyse un texte c’est se donner une porte d’entrée qui n’est pas anodine parce que c’est impliquer la question de la valeur, toucher à ce qui a cours, c’est tangenter souvent d’autres dimensions du savoir et de l’écriture, ainsi, lorsque Starobinski dans Montaigne en mouvement [39]analyse toute l’œuvre de l’écrivain à la lumière de son rapport à l’argent. De l’usage inconsidéré de la fortune familiale (le mouvement irréfléchi de la dépense et de la dépendance) à la défiance absolue (préoccupation constante de la cassette, désir d’autonomie totale) à un usage libre (acceptation d’une autonomie relative) il y a ce classique mouvement dialectique entre relation la relation impensée, première, suivie de la désymbolisation puis d’une resymbolisation sur une base réflexive du rapport à l’argent qui suppose toujours un enjeu d’ordre ontologique. Toute la réflexion centrale chez Montaigne sur la coutume peut en effet être relue à la lumière de ce rapport, de la coutume mécaniquement pratiquée parce que non thématisée au refus radical, puis, enfin, à un rapport qui permet d’établir ce qu’on pourrait appeler la « bonne distance » et de réconcilier la pensée avec ce qu’elle avait trop vite rejeté comme conduite spontanée et irréfléchie.
 
On peut pousser l’analogie jusqu’aux mots et au langage sont, au dire de Montaigne, «une marchandise si vulgaire et si vile», qu’on ne voit plus la légitimité qu’il y aurait à composer un livre et de s’essayer soi-même au fil de l’écriture. Le doute s’étend alors jusqu’au point où plus rien n’offre une garantie supérieure à celle de la vie sensible.Par le détour de cette forme sceptique qu’est « le remède dans le mal », il faut réhabiliter l’apparence, et reconnaître les droits de la coutume et de la finitude. Une circulation du sens qui ne soit pas entièrement et constamment légitimée reprend droit de cité, et la métaphore économique convoquée donne signification non seulement à la conduite envers l’argent mais donne sa forme, par analogie, à tout type d’usage, à la pensée et l’écriture elles-mêmes ; l’ « emprunt » aux auteurs signe de dépendance est en même temps requalifié comme condition d’un accès à l’écriture propre dans la mesure où aucune parole ne naît solitaire.
 
Ce bref détour nous conduit au postulat qu’il y a dans le constat de la dépendance économique une forme de reconnaissance de la finitude, et d’acceptation de celle-ci. Le beau texte de Giorgio Agamben qui ouvre le second tome d’Homo Sacer II : Le Règne et la gloire met en perspective ces questions à partir de l’interprétation du paganisme antique, et selon la méthode qui est particulière à Agamben, et s’avère ici singulièrement efficace, car c’est en revenant à l’étymologie du mot et à ses acceptions les plus anciennes qu’il dégage le sens séculier du mot : « L’économie c’est d’abord une pratique, un savoir non épistémique qui peuvent par eux-mêmes ne pas sembler conformes au bien, mais qui doivent être jugés dans le contexte de la finalité qu’ils poursuivent. »[40] De là le fait, si l’on exporte la notion des relations de production aux usages rhétoriques, que l’économie du discours concerne la dipositio selon Aristote. C’est une disposition ordonnée qui concerne la praxis et non l’être, et surtout le déploiement historique de celle-ci (et non sons sens eschatologique) d’où le sens « second » que le mot va prendre dans le contexte du christianisme. La sécularisation caractérise l’économie ; il s’agit dans la tradition paulinienne de l’incarnation du Verbe de la réalisation historique du christianisme, en d’autres termes d’une incarnation de la Providence.[41]Or, dans cette réalisation historique, souligne Agamben, une praxis gestionnaire qui s’adapte aux situations auxquelles elle doit se mesurer prend alors tout son sens, et l’économie se définit par rapport au droit comme possibilité de la suspension de la loi. Photius (au IXe siècle ap. J-C) lui donne clairement le sens d’une exonération d’une application trop rigide des canons :
 
Oïkonomia signifie précisément l’incarnation extraordinaire et incompréhensible du Logos ; en second lieu, elle signifie la restriction occasionnelle ou la suspension de l’efficacité de la rigueur des lois et l’introduction d’atténuants, qui économise le commandement de la loi en vue de la faiblesse de ceux qui doivent la recevoir.[42]
 
Qu’elle signifie, en l’occurrence un adoucissement de la règle, ou plus rarement une aggravation de celle-ci le point demeure son caractère pragmatique, historique, et son rapport d’ajustement aux principes premiers dont elle se démarque ; l’économie est mondaine. Délibérément inscrite dans le monde profane, elle aménage la loi et en ce sens, elle se définit donc essentiellement par son caractère pragmatique, circonstanciel, purement historique, et par sa capacité à faire fluctuer ce qui semblait immuable.
 
Le lien de l’économie et de l’optimisation de l’efficacité d’une mesure, son lien avec la conjoncture, toujours différente, sont posées dans cette définition simple.
 
Fluctuation de valeurs, échange, intersubjectivité et crise
Mais ce qui intéresse dans la relation entre économie et économie et littérature c’est le point où la forme même des échanges est le signe d’un changement de paradigme plus général, placé sous le signe d’une circulation autre des valeurs. La naissance de la bourse et de la valeur fluctuante, outre le fait qu’elle est liée chez Stendhal par exemple, au moment où le roman prend acte d’une usure du pouvoir politique en 1830 peut être reliée à une forme de l’épistémè qui naît au XIXe siècle.
 
Dans Frivolité de la valeur, Jean-Joseph Goux note que la bourse implique une temporalité courte de ces échanges où les subjectivités ne s’accordent entre elles qu’un bref moment autour de la « fixation momentanée de la valeur sans engagement ni mémoire »[43]. Rimbaud, Mallarmé Nietzsche, sont, note Goux en parallèle, des moments de la naissance d’un sujet flottant, ce sujet dont l’unité grammaticale est décrite par Nietzsche comme une fiction dans le Crépuscule des idoles. Il observe en outre la concordance historique de ce moment avec celui de la peinture impressionniste qui s’attache à l’effet et non à l’objet, (impressionnisme lui-même contemporain de l’émergence des théories marginalistes de Jevons, Menger et Walras). Car pour le marginalisme, la valeur n’est plus inscrite dans le produit lui-même mais dans le désir du consommateur, soit le regard qu’il porte sur la marchandise. Prenant appui sur la notion de rareté dont la pensée néo-classique fait le point de départ de son analyse de la valeur, rareté définie par Walras comme « ce qui est utile et limité en quantité » (Walras, Eléments d’économie politique pure, Economica, 1874, 1988, p.46) la pensée a difficilement intégré cette rupture qui est celle du post-modernisme qui, dans sa phase récente s’interroge sur la jouissance capitaliste (Debord, Bell, Baudrillard, Lipovetsky), et formule à travers la notion d’Attention economy, l’idée que la rareté est du côté du consommateur, de l’observateur qu’il s’agit de capter, fût-ce un bref instant, plus que du côté de la marchandise .
 
Cette déconnexion de la valeur des conditions de production de l’objet lui-même au profit du désir qu’il suscite, Goux la met en relation aussi avec la désuétude des poétiques réalistes fondées sur l’équivalence du réel et du signe. En déconnectant le langage de sa valeur-or qui était croyance en sa capacité à dire le réel, les poétiques antiréalistes ouvriraient, selon cette interprétation convaincante, une crise de la représentation qui coïncide avec ce moment historique où la spéculation se développe et où la monnaie entre dans une série de crises qui ne cesseront de ponctuer l’histoire du XXe siècle jusqu’à celle que nous connaissons aujourd’hui.
 
En effet, la crise qui a commencé en 2008 a ceci de particulier que, loin d’être pensée comme un moment dépassable, lié à une conjoncture défavorable, elle est désormais analysée comme un état de fait du monde contemporain[44]. Cette permanence n’est pas sans effets sur les représentations sociales et la manière dont la littérature les capte et surtout les retravaille. Aujourd’hui, de facto, une réflexion sur littérature et économie se conçoit essentiellement à la lumière ou plutôt à l’ombre de ce qu’on appelle la « crise », non pas une crise particulière, comme le souligne Myriam Revault d’Allonnes dans son essai récent, La Crise sans fin mais LA crise comme si elle se stratifiait et devenait une sorte d’état permanent qui décrit la tension propre aux sociétés contemporaines. Figure de l’inéluctable, l’économie dessine une nouvelle alternative, autour de cette notion ; la crise serait ce qui nous rappelle tout à coup aux dures lois du réel, à ce principe de réalité freudien qui met un point d’arrêt au principe de plaisir… Assez rigolé ! Les sciences humaines sont, par exemple, le luxe de l’université, sa danseuse de l’Opéra. On ne finance que du solide et de l’utile du « professionnalisant », ou ce qui ouvre la porte magique du monde du travail. La littérature, les arts, les œuvres de fiction seraient alors reconduites à leur inessentialité ontologique face aux urgences du présent ; on a toujours mieux à faire, et surtout plus efficace. Il y a d’ailleurs une possible interprétation « positive » de la crise qui ouvre un temps nouveau dont sortiront les plus valides. Reprenant son origine étymologique, krinein, distinguer, séparer, Revault d’Allonnes souligne le fait qu’elle est le moment de la décision, moment crucial par excellence :
 
« Moteurs » de l’histoire, « seuils » d’une époque, d’une nouvelle époque, les crises assurent à la fois la rupture et la continuité car elles sont précisément les moments où les hommes rencontrent des problèmes qu’ils ne sont plus à même de résoudre et où ils réinvestissent – et donc réinventent – des positions ou des lieux laissés vides pour des réponses qui ne fonctionnent plus.[45]
 
Mais peut-être bien cette crise est-elle elle-même une fiction, cette « fabrique de l’homme endetté » dont Lazzarato décrit impitoyablement les mécanismes rhétoriques au service d’un capitalisme devenu fou, car il s’agit par les rouages de l’endettement, la fabrication continue de la dette d’empêcher individus et peuples de s’autodéterminer. Renvoyer dos à dos deux fictions, c’est aussi les requalifier comme interprétation des forces sociales. La posture qui consiste dès lors à naturaliser l’économie et à en faire le principe d’une sorte de darwinisme social mérite d’être pensée, sinon dénoncée ; la contribution de Christophe Reffait insiste d’ailleurs au moment où la science naturelle moderne prend son essor au XIXe siècle sur la « naturalisation » dont l’économie est l’objet., et sur les rapports de cette naturalisation à ce qu’on appelle le naturalisme. Plus proches de nous dans le temps, les récits de Massera, et quelques autres textes contemporains articulent ce souci de tenter de penser ce qui se suscite sidération et soumission (voir la contribution de Stéphane Bikialo et Julien Rault) En parcourant le chemin de l’économie au monde du théâtre, Frédéric Lordon nous fournit quelques éléments de réponse à ces questions. Que la crise soit, fidèle à son origine étymologique ce qui trie, discrimine, et fait disparaître les plus faibles dans un contexte où l’on accepte la perte ou qu’on se révolte contre elle, elle semble le prisme par lequel se comprend et se dit l’époque contemporaine au sens où elle est un moment de passage.
 
Enfin, les rapports de l’économie et de la littérature sont faits aussi de mimétisme et de séduction réciproque ; du management qui récupère les thèmes de la critique artiste[46] au storytelling, de la littérature hantée par le spectre du libéralisme absolu lorsqu’elle met en scène les horrifiants contrats privés qui ont défrayé la chronique littéraire ou judiciaire[47]. La dépossession, la vente (y compris la vente de soi-même mise en scène par le théâtre contemporain[48]) sont à la fois le signe de l’aliénation absolue et d’une libération peut-être à venir ; celle d’un sujet qui, dépossédé absolument, reviendrait au monde nu d’une liberté qui dynamiterait tout ordre.
 
Que suggère la littérature en tant que pratique sociale, enfin face à l’économie ou en contexte tendu en ce début de XXIe siècle? Un article d’Yves Citton nous propose une réponse suggestive ; face à la saturation des sollicitations marchandes, nous sommes devenus distraits. Cette distraction sentie comme une perte depuis les travaux de Benjamin suppose en réalité une autre forme de relation au désir.
 
Dans « Le poulpe et la vitre »[49], prenant appui sur un texte de Simondon, il oppose deux conduites possibles face à l’objet de consommation. Le poulpe aperçoit derrière une vitre l’objet de sa convoitise alimentaire sous la forme d’un petit crabe. Il peut dès lors soit se ruer indéfiniment sur la vitre, répéter le même, soit renoncer temporairement, prendre distance et faire travailler son imaginaire qui, seul donne accès à une autre représentation du monde, ce qui permet de contourner l’obstacle au prix d’un délai dans la satisfaction du désir. Ce petit délai serait le temps, l’espace propre d’une littérature qui, déliée des urgences du présent nous enseigne à voir autrement ces urgences, et ces systèmes d’alerte dans lesquels nous immerge une société marchande qui requiert notre « temps de cerveau disponible ». Au rebours de ce qui se passe dans la littérature engagée telle qu’elle s’est constituée au milieu du XXe siècle nous aurions alors affaire à une sorte d’éducation du regard qui est en même temps un espacement, un temps dilaté, du temps (et non du « délai ») ; celui de la lecture, de l’écriture qui supposent une autre forme d’attention au monde, en même temps qu’une cécité à ce qui tente de forcer notre perception.
 
Une critique frontale de la marchandise n’a en effet plus beaucoup de sens aujourd’hui et ce qui mobilise la littérature dramatique ou narrative est plutôt relatif aux dégâts causés par la crise économique et au coût humain d’un système économique qui n’a d’autre référence que soi-même. On pourrait alors hasarder cette hypothèse selon laquelle ce n’est plus, comme dans les années 60-70 la littérature qui est autotélique, détachée d’un réel démonétisé à ses yeux, mais qu’aujourd’hui en renouant un pacte avec la représentation, elle se connecte à la complexité d’un moment où les destins basculent sous le joug d’une économie devenue de plus en plus virtuelle lors même qu’elle revendique, pour sa part, pragmatisme et prise directe sur les réalités.Ni pansement douillet contre la douleur du capital, ni plainte vaine, les littératures d’hier et d’aujourd’hui sont engagées dans un jeu stratégique avec le monde économique ; stratégies de survie de l’écrivain, du naufragé ou du héros picaresque (voir la contribution d’Urs Urban), stratégies esthétiques (Gide ; voir les contributions de Cinla Akdere et Christine Baron), stratégies rhétoriques (Masséra ; voir le texte de Stéphane Bikialo et Julien Rault) et démontage des stratégies de l’autre dans un jeu sans fin. Si l’économie est bien ce lieu privilégié d’autodescription des sociétés pour reprendre un terme de Vogl[50], ce lieu où se joue ce qu’il nomme une épistémologie intégrative des autres dimensions du social, la littérature par son propre codage fait jouer cette description et lui tend un miroir troublé.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XII
 
Bibliographie critique des ouvrages cités
Giorgio Agamben, Le Règne et la gloire, Homo sacer II, chapitre I « Le mystère de l’économie », Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2008
Daniel Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, réed.1979
Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999
Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, « Points », essais, 1994,
Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire, Seuil, « Points », 1998, page 235
Michel de Certeau, Arts de faire, L’invention du quotidien I, Paris, Gallimard, Folio « essais », 1984.
Yves Citton, Martial Poirson, dir. Les Frontières littéraires de l’économie (XVIIe-XIXe siècles), éditions Desjonquères, 2008.
Nicole Edelman et François Vatin dir., Economie et littérature (1815-1848), Paris, éditions « Le Manuscrit », 2007.
Jean-Joseph Goux, Les Monnayeurs du langage, Paris, Galilée, 1984.
Jean-Joseph Goux, Frivolité de la valeur, essai sur l’imaginaire du capitalisme, Blusson, 2000,
H-R. Jauss, Pour une herméneutique littéraire, « La nouvelle Héloïse et Werther », page 341.
Lazzarato, Maurizio, La Fabrique de l’homme endetté ; essai sur la condition néolibérale, Amsterdam, Hors collection, 2011.
Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique éditions, 2010.
William Marx, L’Adieu à la littérature ; histoire d’une dévalorisation XVIIIe-XXe siècles, Paris, Minuit, « Paradoxes », 2005.
Yves Michaud, La crise de l’art contemporain, Paris, PUF, 1997.
Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2012
Christian Salmon, Storytelling ; la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007.
Marc Shell Money, Language and though, 1982
Marc Shell, Art and money, Chicago UP, 1994
Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Gallimard, Folio, Essais, 1992.
 


[1]Dont le paradigme est la Fable des abeilles de Mandeville en 1714.
[2]Bruna Ingrao, Economics and Interdisciplinary exchange, edited by Guido Erreygers, London and NY, Routledge, 2001. Voir aussi sur sa relecture d’Adam Smith The invisible hand, Economic historical review 45-2 1992.
[3]Voir Hayek, F.A. The Counter Revolution of Science. Studies on the Abuse of Reason, Glencoe: Free Press, 1952.
[4]Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[5]Voir Christian Salmon, Storytelling ; la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007.
[6]D’un retournement l’autre — Comédie sérieuse sur la crise financière — En quatre actes, et en alexandrins, Paris, Seuil, 2011 voisine en effet dans son œuvre avec des ouvrages théoriques sur la crise financière.
[7]Dès ce roman-charnière qu’est Lucien Leuwen de Stendhal où est mis en scène un des premiers délits d’initiés, au bénéfice du roi et de son entourage, roman où la puissance de l’argent constamment refusée (l’argent est « vulgaire ») et affirmée comme une puissance ludique, dans un mouvement ambigu, où il devient un instrument de subversion du politique, le père du héros ayant littéralement acheté un parti politique qui lui permet de mener le jeu à la chambre des députés et de jeter le discrédit sur la monarchie de Juillet.
[8]Christian Biet, Yves Citton, Martial Poirson, dir. Les Frontières littéraires de l’économie (XVIIe-XIXe siècles), éditions Desjonquères , 2008.
[9]Op. Cit p. 9.
[10]Dont le terme de « confiance » est une euphémisation.
[11]Ainsi dans l’essai de Frédéric Lebaron, La crise de la croyance économique, éditions du Croquant, 2010.
[12]Voir de Yves Citton, Renverser l’insoutenable, Paris, Seuil 2012.
[13]Voir en particulier de Massera United emmerdements of New Order et United problems of coût de la main-d’œuvre, éd. P.O.L 2002, ou encoreA cauchemar is born, éd. Verticales 2007.
[14]Voir sur ce point les travaux d’Anne-Laure Bonvalot et sa thèse en cours « Formes nouvelles de l’engagement dans le roman espagnol actuel ; 2009-2012 »:www.casadevelazquez.org/es/investigacion/…/anne-laure-bonvalot
[15]Martha Nussbaum, Les émotions démocratiques, Paris, Climats, 2011
[16]Pour reprendre le titre du célèbre essai de Forrester.
[17]Yves Citton rappelle d’ailleurs que dans ce qu’il appelle la phase hégémonique des lettres, de 1800 à 1970 environ, celles-ci ont joué dans l’institution scolaire tous les rôles que l’on met aujourd’hui au débit de l’économie ; accentuation conservatrice des hiérarchies sociales, maintien jaloux d’une élite savante, humiliation des non-initiés, épistémocratie excluante. Yves Citton, « Le Poulpe et la Vitre. Résistance ou complicité de la littérature envers l’hégémonie économique ? » in Revue suisse des littératures romanes, N° 58, 2011.
[18]Et si elle l’est, de facto aussitôt que l’on s’intéresse au détail des textes.
[19]Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, NRF essais, 2003 p. 100.
[20]Thomas Pavel, Op.cit. p. 101-102.
[21]Dans cette répartition entre récits ouvertement fictionnels, sans ancrage historique précis, mais qui mettent l’accent sur la vertu des personnages, princes et princesses détachés des vicissitudes du monde (du roman grec à L’Astrée) et récits qui représentent le monde vil des transactions et de la vie économique associé à des personnages issus de la paysannerie ou du commerce urbain.
[22]Cette lecture est toutefois à nuancer car ce roman comporte une dimension économique, ne serait-ce que dans la critique de la quantification des comportements humains. Ainsi, note Citton, « C’est au contraire très consciemment que des romancières comme Riccoboni ou surtout Charrière dénoncent la logique de l’intérêt égocentré en train de triompher dans le discours économique naissant, pour réintroduire le souci de l’autre, proposant, pour la seconde, une perception de l’intersubjectivité très moderne. Cf. « L’économie du bon ménage. Chagrins domestiques et soucis éthiques autour d’Isabelle de Charrière», La tradition des romans de femmes : XVIIIe-XIXe siècles / textes réunis et présentés par Catherine Mariette-Clot et Damien Zanone, Paris : H. Champion, 2012, pp. 131-158; et L. Vanoflen, « Richesse, redistribution, commerce (ou pitié ?). Isabelle de Charrière dans la Révolution », Les frontières littéraires de l’économie (XVIIe-XIXe siècle), sous la direction de Martial Poirson, Yves Citton, Christian Biet, Desjonquères, 2008, p. 163-178. « 
[23]Michel de Certeau, Arts de faire I, L’invention du quotidien, préface de Luce Giard, Paris, Folio « essais », 1990, page 200.
[24]Op. cit. page 202.
[25]William Marx, L’Adieu à la littérature ; histoire d’une dévalorisation XVIIIe-XXe siècles, Paris, Minuit, « Paradoxes », 2005.
[26]Vincent Kaufman, La Faute à Mallarmé, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2011.
[27]Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, en particulier « Triomphe et ruptures de l’écriture bourgeoise » et « L’artisanat du style », Paris, Seuil, « Pierres vives », 1953.
[28]Voir sur cette relation entre le monde économique et le monde l’esprit la filiation que trace H-R. Jauss dans Pour une herméneutique littéraire, chapitre « La Nouvelle Héloïse, Werther et le Wilhelm Meister, à l’intérieur du changement d’horizon entre le Siècle des Lumières et l’Idéalisme allemand ». Op. cit, Paris, Gallimard, 1982, p 276 à 351.
[29]H-R. Jauss, Pour une herméneutique littéraire, « La nouvelle Héloïse et Werther », page 341.
[30]H-R Jauss citant Hannelore Schlaffer, Nachwort zu Goethe : Wilhelm Meisters Lehrjahre (Stuttgart, goldmann Klassiker,1979, p. 579).
[31]H-R. Jauss, Pour une herméneutique littéraire, chapitre « La Nouvelle Héloïse, Werther et le Wilhelm Meister, à l’intérieur du changement d’horizon entre le Siècle des Lumières et l’Idéalisme allemand ». Op. cit, Paris, Gallimard, 1982, p. 351.
[32]En quoi le rejet du monde au profit d’un capital symbolique trouvé dans les arts est à l’origine de ce qu’on appelle la modernité.
[33]Ou du moins, on peut penser qu’il joue sur un autre registre, quoique capital financier et capital culturel soient liés par ailleurs dans les structures sociales observées dans Les Héritiers et La Reproduction.
[34]Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire, Seuil, « Points », 1998, page 235.
[35]Et à une vision inerte de l’économie monétaire fondée sur la thésaurisation.
[36]Daniel Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, réed.1979.
[37]Yves Michaud, La crise de l’art contemporain, Paris, PUF, 1997.
[38]Ce que Bourdieu rappelle dans la préface de Raisons pratiques, Paris, Seuil, « Points », essais, 1994, p. 15 à 29.
[39]Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Gallimard, Folio, Essais, 1992.
[40]Giorgio Agamben, Le Règne et la gloire, Homo sacer II, chapitre I « Le mystère de l’économie », Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2008.
[41]Giorgio Agamben, Op.cit. p. 71 : « Alors que chez Paul l’économie était l’activité destinée à révéler ou à accomplir le mystère de la volonté ou de la parole de Dieu (…) désormais c’est cette activité elle-même, incarnée dans la figure du fils-verbe qui devient mystérieuse. »
[42]Photius, Photii Patriarcae Constantinopolitani Epistulae et Amphilochia, ed L.G. Westerink, vol IV, Leibzig, Teubner, 1986.
[43]Jean-Joseph Goux, Frivolité de la valeur, essai sur l’imaginaire du capitalisme, Blusson, 2000, p10.
[44]Voir de Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2012.
[45]Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2012, p. 120.
[46]Boltanski et Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[47]De l’affaire Meiwes en 2001, où le cannibalisme est librement consenti dans le cadre d’une relation sadomasochiste au procès de l’affaire Cocaing (2007).
[48]Voir de Carole Fréchette la pièce Morceaux choisis.
[49]Yves Citton, « Le Poulpe et la Vitre. Résistance ou complicité de la littérature envers l’hégémonie économique ? » in Revue suisse des littératures romanes, N° 58, 2011.
[50]Joseph Vogl,« Geschichte, Wissen, Ökonomie » in G. Neumann (dir.), Poststrukturalismus. Herausforderung an die Literaturwissenschaft, Stuttgart / Weimar, 1997, p. 462-80. Voir sur ce point la contribution d’Urs Urban.
 
Christine Baron
Plus de publications

Christine Baron est professeur de littérature comparée à l’Université de Poitiers et membre du FoReLLIS (UR 15076). Spécialisée dans le domaine des relations entre droit et littérature, elle a notamment publié trois essais dans ce champ : La Littérature à la barre, Presses du CNRS, coll. « Littératures », Paris, 2021, 300 p., Contextes littéraires : émotions judiciaires, coll. POLEN, Garnier, 2020, 300 p. et Le Tribunal du récit, désir de justice et littérature, Mare & Martin éd., 2023, 302 p. Elle a également codirigé les volumes Droit et littérature, coll. « Poétiques comparatistes », (éditions Lucie, 2019) avec Judith Sarfati Lanter, et Savoirs de la fiction (PUR, coll. « La Licorne », 2021) avec Laurence Ellena, sociologue.

Christine Baron

Christine Baron est professeur de littérature comparée à l’Université de Poitiers et membre du FoReLLIS (UR 15076). Spécialisée dans le domaine des relations entre droit et littérature, elle a notamment publié trois essais dans ce champ : La Littérature à la barre, Presses du CNRS, coll. « Littératures », Paris, 2021, 300 p., Contextes littéraires : émotions judiciaires, coll. POLEN, Garnier, 2020, 300 p. et Le Tribunal du récit, désir de justice et littérature, Mare & Martin éd., 2023, 302 p. Elle a également codirigé les volumes Droit et littérature, coll. « Poétiques comparatistes », (éditions Lucie, 2019) avec Judith Sarfati Lanter, et Savoirs de la fiction (PUR, coll. « La Licorne », 2021) avec Laurence Ellena, sociologue.