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La couleur de la Femme bleue de Picasso et l’énigme des émeraudes de Goodman

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Introduction

 

Aujourd’hui, la plupart des théories nominalistes discutant l’existence des entités observables, tant en philosophie de l’esprit que dans la discussion linguistique, se sont réappropriées les arguments énoncés à l’origine par Locke. Cette position a été réactualisée brillamment par un certain nombre de philosophes contemporains, parmi lesquels Willard Van Orman Quine et Nelson Goodman. Je vais présenter dans cet article le cas de Goodman et discuter ses conceptions linguistiques ; parce que celles-ci illustrent bien une forme moderne de nominalisme héritée de Locke. Cette position épistémologique, encore influente en philosophie du langage, je la tiens personnellement pour fallacieuse. Mon dessein sera donc ici de montrer pourquoi je la juge intenable pour qui soutient une épistémologie réaliste de la référence et de la signification des entités observables. Je reprendrai, en les reformulant et en les affinant, des considérations déjà exposées dans Le Gall (2002 : 89 – 122)

 

 

Une des questions que se posait le philosophe anglais John Locke était de savoir si le rouge existe « à l’extérieur » ou « en nous ». Il nous rapporte à ce sujet une anecdote relatant une expérience synesthésique (Locke : 1694, 1971) :

 

« Un aveugle adonné à l’étude, qui ne cessait de se retourner la cervelle à propos des objets visibles et de faire usage des explications que pouvaient lui fournir ses livres et ses amis afin de comprendre les noms de couleurs qu’il rencontrait si souvent, s’écria un beau jour qu’il savait désormais ce qu’écarlate voulait dire. Sur quoi, interrogé par ses amis, il répondit que c’était comme la sonnerie d’une trompette. »

 

Selon Locke, « sensation » signifie d’une part le senti, le rouge perçu comme sensation de rougeur ; et, d’autre part, le senti en tant qu’état de nous-mêmes. Aussi l’usage que Locke fait de ce terme est-il révélateur d’une assimilation déplacée de deux concepts bien distincts. D’une part, la perception qui implique une activité mentale permettant l’identification et souvent la désignation de ce qui est perçu ; et, d’autre part, la sensation qui correspond à l’arrivée du message nerveux dans l’écorce cérébrale[1]. Les qualités sensibles que nous percevons présupposaient donc, à en croire Locke,  l’idée que la description introspective, au moyen de représentations mentales apprises, serait due à un apprentissage ostensif. Apprendre par ostension revient alors à un apprentissage par simple induction. Et le mécanisme de cet apprentissage n’est autre que le conditionnement.

 

Ceci était censé solutionner, de manière ad hoc, le problème du rapport entre les sensations et les objets extérieurs. Plus généralement, le monde extérieur nous est censément connu par l’intermédiaire de ces signes que sont les idées. Mais là encore le mot « idée » possédait une acception très large pour Locke ; et la signification qu’il en donne comprend notamment les qualités sensibles. Car pour lui, le mot « idée » voulait dire ce qui est envisagé dans le visible, le spectacle qu’offre une chose, un état de chose, autrement dit, ce qui est offert est l’évidence de ce qui est observé. En d’autres termes, Locke proposa une heuristique rendant les sensations et la réflexion seules responsables de toute connaissance humaine.

 

 

1. Nominalisme, relativisme ontologique et instablité des cadres conceptuels

 

 

Nelson Goodman est sans doute le représentant le plus célèbre du relativisme ontologique au XXème siècle[2]. Il a adhèré au programme de Locke et à ses implications linguistiques. Son papier de 1967, « The Epistemological Argument », verse, entre autres, sur la notion russellienne d’expérience directe dans les rapports d’ostension. Il souligne qu’en principe on peut toujours interpréter de travers un acte d’ostension. Selon lui, tout acte consistant à montrer un objet du doigt est ambigu. La référence indexicale serait ambiguë par nature. Aussi affirme-t-il que celui qui baptise un objet en le montrant du doigt est contrait de lui attribuer un classifieur. C’est ce classifieur qui permet de lever l’ambiguïté pesant sur la référence de l’objet indexé. Comme beaucoup de philosophes influencés par les thèses linguistiques du « second » Wittgenstein, il partage l’idée selon laquelle un acte d’ostension est mal défini à moins qu’il ne s’accompagne d’un classifieur, par exemple : « la couleur que je désigne par « sépia » », « le nom de ce nombre est « À » ». Sans l’adjonction d’un classifieur, un acte d’ostension demeurerait incomplet. Goodman pense toutefois que le fait d’ajouter un classifieur ne supprime pas la possibilité d’applications futures erronées, puisque le terme classifiant est lui-même susceptible d’interprétations incorrectes[3]. Ce que le nominalisme de Goodman ne peut admettre, c’est la proposition consistant à dire qu’aucune connaissance de l’objet n’est possible sauf si le concept de l’objet n’est déjà implanté dans l’esprit. En fait, l’argument epistémologique de Goodman est, en grande partie, dirigé contre l’idée que la compréhension correcte d’un prédicat défini de manière déictique soit une expérience spécifique et qualitativement unique.

 

L’argumentation que le philosophe utilise pour montrer que tous les prédicats ne sont pas également projectibles[4] repose sur sa fameuse invention de l’étrange et fascinant prédicat grue (Goodman, 1954). Il chosit de formuler son énigme dans le langage des impressions de couleur. Le terme « grue » est un mot inventé, un mot valise, contraction pour « green » et « blue ». Ce n’est certes pas un terme observationnel[5] au sens de Quine (1975 & 1990) mais signalons toutefois que certaines langues naturelles, en l’occurence des langues celtiques comme le gallois et le breton, ont un espace qualitatif qui superpose dans un seul terme l’expression du bleu et du vert. Il s’agit dans ce cas d’un terme primitif standard conforme du point de vue de la projection. « Glas », en breton, correspondrait, en quelque sorte, à la signification de « grue » pour quelqu’un qui ferait référence à grue dans une langue où « grue » signifierait tout simplement grue pour quelqu’un qui parlerait cette langue.

 

Récemment, il a été question de savoir quelle était réellement la couleur actuelle de la toile de jeunesse de Pablo Picasso « La Femme bleue »[6], peinte en 1901, laquelle se trouve exposée dans la salle 201 du musée d’Art Contemporain de Madrid, le Reina Sofí­a. Comme Nelson Goodman fut, en plus d’être un logicien et philosophe de premier plan, un grand amateur et un collectionneur passionné d’oeuvres d’art, je me permettrai de remplacer sa célèbre expérience de pensée des émeraudes par celle de la Femme bleue de Picasso. L’esprit est le même. L’argumentation revient pour l’essentiel à ceci : Supposons qu’on veuille effectuer l’induction la plus élémentaire qui soit à partir de « J’ai observé tant de femmes bleues dans une rangée de Picasso » à « Toutes les femmes de Picasso sont bleues ». Ce qui est en soi un cas de prédiction tout à fait élémentaire. Les régularités observées semblent confirmer cette prédiction[7]. Il pourrait exister ce que nous nommerons, à la manière de Goodman, le prédicat « bleen ». La signification du prédicat bleen serait ici, dans le cas particulier de la Femme Bleue de Picasso, la suivante : « observé avant d’avoir lu cette page et constaté qu’elle est bleue», ou « observé après avoir lu cette page est constaté qu’elle est verte ». Mais la signification du prédicat bleen pour quelqu’un qui parlerait cette langue signifiera simplement bleen.

 

Le prédicat inventé par Goodman est tel que « est f et se produit au temps au temps T1 ou est l et se produit au temps T2 ». Pourtant, à l’instant T, l’état de la Femme Bleue de Picasso est « suspendu ». Ou elle est bleue ou celle-ci est bleen. Or si la toile examinée après T est bleen, elle est verte et ne peut donc pas être bleue !

 

Avant d’entrée dans le vif, notons, dès à présent, qu’un énoncé peut très bien être observationnel pour chacun des locuteurs interrogés sans que ceux-ci soient disposés à lui donner leur assentiment dans les mêmes situations. Quine (1975) prenait l’exemple de l’énoncé prononcé par le pêcheur en rivière lorsqu’une truite gobe sa mouche : « j’ai senti une touche », exemple d’un cas observationnel pour tous les individus et non pour le groupe. Il est cependant possible de pourvoir à la similitude intersubjective de la stimulation en localisant le stimulus non à la surface des corps mais plus loin dehors, dans la cause partagée la plus proche du comportement pertinent des différents membres de la communauté. Ce déroulement du processus est, en fait, ce qui permet à l’énoncé d’être senti comme une expérience ouverte à tous, donc comme une vérité indépendante du locuteur. C’est là peut être la généralisation correcte pour la notion aristotélicienne de « x est la aitia (cause) de y ». Mais un énoncé d’observation demeure néanmoins une proposition qui est conditionnée intersubjectivement à certaines stimulations sensorielles.

 

 

A ce stade, il semble qu’il s’agirait plutôt d’un prédicat complémentaire.  Il s’applique pour nous à toutes les femmes bleues observées avant T pour peu qu’elles soient bleues, et à toutes les autres après T pour peu qu’elles soient vertes. Le prédicat bleen est vérifié jusqu’ici à cent pour cent : chaque femme bleue observée est verte, et quelqu’un qui parle la langue dans laquelle bleen est le prédicat le plus simple supposera que la couleur de la toile suivante est bleen ; c’est-à-dire, pour nous, verte. Mais Goodman s’insurge contre la définition classique de la projection. Celle-ci est « si complètement inefficace qu’elle n’ exclut à peu près rien. Une fois de plus, nous obtenons ce résultat inacceptable : n’importe quoi confirme n’importe quoi. » Goodman met l’accent sur le fait qu’on n’évite pas la pétition de principe si l’on tente de montrer que grue est en certain sens temporel alors que vert ne l’est pas. Chacune des paires ordonnées <blue, green>, <grue, bleen>, prise comme primitive, permet de définir temporellement les prédicats de l’autre. Goodman soutient hardiment qu’il n’y a pas de fait indiquant si je signifie par là vert ou bleen.

 

Afin de résoudre l’énigme qu’il nous propose, notre logicien esthète feint d’essayer d’éliminer certaines catégories de prédicats. Ainsi, un énoncé nomologique comme « Toutes les femmes bleues sont bleues» doit être syntaxiquement universel à condition que ses prédicats soient « purement qualitatifs »[8].  Or cette proposition est vite écartée par Goodman qui la juge fausse. Il la rejette parce qu’il ne saurait, dit-il, distinguer un prédicat qualitatif d’un prédicat dispositionnel ; « sauf peut-être, concède-t-il, en commettant une pétition de principe et en demandant si le prédicat en question est bien élevé.» Ainsi l’inférence selon laquelle seuls les prédicats vert et bleu sont purement qualitatifs lui semble erronée. Pour lui, le statut qualitatif d’un prédicat n’est qu’une propriété entièrement relative. En tout cas, elle ne suffit pas au filtrage des prédicats en deux classes distinctes. Donc les deux prédicats bleue et bleen ont le même statut, du moins, dans l’expérience de pensée de Goodman, ils sont coextensifs.

 

Que fait alors le philosophe ? Il suggère quelque chose de très étrange. Selon lui, les énoncés « Toutes les femmes bleues sont bleues » et « Toutes les femmes bleues sont bleen » devraient naturellement s’opposer dans une pratique future de la projection. Ils sont déjà entrés en conflit dès le moment où le prédicat bleen a fait intrusion sur le devant de la scène linguistique. Aussi préconise-t-il de « consulter le dossier des projections consignées dont ces prédicats ont déjà fait l’objet. » Il est évident que bleu, par le nombre et l’antériorité, a la biographie la plus impressionnante. Nous dirons que le prédicat bleu est beaucoup mieux implanté que bleen. Bleu est mieux implanté parce que l’histore de sa projection en est ainsi. Mais Goodman souligne que l’implantation d’un terme ne dépend pas uniquement de la répétition de sa projection. Il ne s’agit pas d’ un processus répétitif ou cumulatif à l’image d’une instruction lamarckienne. L’implantation est aussi relative au cadre conceptuel  dans lequel elle s’inscrit, donc elle est sensible à une modification culturelle de l’histoire de nos concepts. Goodman anticipe déjà ce qu’exprimeront un peu plus tard des auteurs tels que T.S. Kuhn[9], S. Toulmin ou G. Holton ; à savoir, une déconstruction relativiste de la trajectoire parabolique de nos connaissances et des systèmes ou univers de croyance. Holton (1973 : 26) affirme l’émergence de la connaissance à partir d’une stratégie sélective très générale qui confère un ordre à la réalité et s’articule par des « jugements quasi esthétiques, profondément enracinés dans la psychologie (…) ces themata ne sont issus ni de l’observation objective, ni d’une activité ratiocinante de type logique, ou, en quelque sorte, formalisée. Comme ils ne dérivent pas de ces actes, ils ne s’y laissent pas non plus dissoudre». De même que chez Kuhn la révolution scientifique implique un « changement de monde » et conduit à abandonner d’un coup le processus d’accumulation de connaissance au sujet des entités en jeu dans la théorie ainsi que les liens légaux de l’ancien monde ; la thèse goodmanienne de la plasticité des cadres conceptuels rejoint celle de Kuhn sur l’instabilité des mondes paradigmatiques, instabilité reposant non seulement sur une mouvance des significations mais encore sur une absence de racines de la référence des entités à travers leur saisie paradigmatique.

 

La stratégie adoptée par Goodman pour exposer son énigme partage bien des affinités avec les arguments sceptiques de Hume. L’analogie est frappante quand on y regarde de plus près. Il est éclairant de comparer la nouvelle forme de scepticisme linguistico-ontologique proposée par le philosophe américain avec la version classique du doute humien car elles ont une structure analogue. Chacune de ces versions développe un paradoxe sceptique fondé sur la remise en cause d’une certaine connexion entre le passé et le futur. Hume remet en cause la connexion d’inférence inductive qui conclut du passé au futur. Goodman, quant à lui, remet en cause la connexion entre le contenu de nos significations passées d’une part, et notre pratique référentielle présente d’autre part. L’argument sceptique est, à mon sens, le suivant : Qui sait si, en réalité, ce n’est pas grue ou bleen que j’ai appris dans le passé en procédant de la sorte ?

 

De même que le philosophe écossais assume son scepticisme, Goodman accepte son propre argument sceptique, et avance, lui aussi, une solution sceptique afin de surmonter le paradoxe. Pour Hume, on s’en souvient, la source de nos inférences inductives n’est pas un argument a priori mais l’habitude. Si A et B sont deux types d’événements, qui sont pour nous conjoints depuis toujours, alors nous sommes en quelque sorte conditionnés à attendre un événement de type B chaque fois que nous nous trouvons en présence d’un événement de type A. L’idée de connexion nécessaire dérive de ce que nous avons le sentiment d’une transition habituelle, d’une régularité entre nos idées de ces types d’événements. La conclusion sceptique de Goodman à son paradoxe est de proposer une conception de la référence non plus fondée sur le réquisit extensionnaliste des conditions de vérité, mais désormais sur les conditions d’assertabilité garantie par la communauté linguistique ; autrement dit, une référence fondée sur les conditions de justification : En quelles cirocnstances justifiées sommes-nous autorisés à faire référence à x par y ?

 

Goodman pense que l’expression linguistique d’un particulier est le produit du conditionnement. Son béhaviorisme postule donc que le comportement linguistique soit, en quelque sorte, guidé par la répétition des règles de la projection. C’est l’histoire du conditionnement qui détermine l’implantation. L’implantation est le résultat de la fréquence avec laquelle nous avons dans le passé projeté un prédicat. Les problèmes de référence sont pour lui des problèmes de dispositions comportementales[10]. Mais le conditionnement est un mécanisme insuffisant pour expliquer comment prend racines un prédicat dans l’esprit d’un locuteur. Bien conscient de cela, Goodman adopte alors une attitude historiciste, foncièrement hégélienne.

 

On retrouve en effet chez lui une nouvelle appréciation de l’idée de Hegel selon laquelle une modification de nos concepts produirait une modification des contenus de signification de l’objet auquel on fait référence. L’étude de l’apprentissage et des schémas de comportement y sont vus comme découlant de l’environnement culturel qui les conditionne. Pour le philosophe américain, la notion de monde est corrélative de celle de cadre conceptuel. Or justement, la solution sceptique à laquelle nous invite Goodman est donnée par le concept politico moral implicite de consensus. L’ensemble des réponses consensuelles et la façon dont elles s’articulent avec notre pratique linguistique reposent sur l’usage ordinaire de notre pratique intersubjective du langage. Donc si des réponses bizarres de type grue ou bleen correspondaient, pour certains individus, à un consensus cohérent, alors ceux-ci partageraient un autre usage intersubjectif du langage et, probablement, une autre forme de vie. Dans cette communauté quelqu’un serait considéré comme « normal » aussi longtemps que ses applications du prédicat concorderaient avec celles des autres membres de la communauté[11]. A ce stade il semble légitime de se demander si nous pouvons réellement envisager d’autres usages que le nôtre ; autrement dit, pouvons-nous imaginer des individus qui appliqueraient le prédicat bleu ou vert sur un mode fantasque de type bleen ou grue ?

 

Goodman est ici loin de l’exigence formulée par Quine (1960) visant à imposer aux linguistes le devoir de se placer dans la position du premier observateur, « linguiste de terrain », devant recréer par des voies strictement empiriques les notions les plus élémentaires de la description.  Sans référence explicite aux critères de Quine, J.-C. Milner (1989) a donné une analyse particulièrement perspicace des raisons qui poussèrent la linguistique structurale nord-américaine et des logiciens philosophes du langage, comme Quine ou Davidson, à postuler une telle exigence de critères externes pour leur dispositif théorique car selon Milner (1989 : 68) « Le thème du premier observateur, assez répendu dans la littérature linguistique des années cinquante, est souvent rattaché à la pratique ethnographique (…) De toute façon, la référence à la description ethnologique n’est qu’un masque ; il s’agit en réalité d’un choix épistémologique tout à fait indépendant de l’existence de l’ethnologie. Or, ce choix a deux fondements, apparemment opposés : l’un est la conception axiomatique de la linguistique, conçue non comme une science galiléenne empirique et expérimentale, mais comme une épistèmè de type grec ; l’autre est la croyance en des observations brutes, indépendantes de toute théorie, qui trouve sa source chez Bacon. »

 

Chez Goodman, les données pertinentes ne sont pas restreintes à ce qui est accessible à un observateur extérieur, susceptible d’observer mon comportement, mais pas mon état mental. Goodman n’a aucune hostilité envers l’intériorité. Le doute sceptique nous est ici présenté de l’intérieur. Pour lui, comprendre ce que veut dire un locuteur nécessite plus que de le regarder dans le fond des yeux et de considérer ce qui se passe au niveau de ses terminaisons nerveuses. Le paradoxe de Goodman indique qu’aucune raison n’interdit a priori qu’un individu applique un prédicat de type grue, combien même une telle pratique nous semble intuitivement étrange voire complètement inintelligible.  Aucun argument a priori ne semble exclure cette possibilité abstraite. En ce sens nous devrions considérer comme concevables des êtres  qui appliqueraient le prédicat vert sur un mode bizarre de type grue. Pourtant, le fait de trouver naturelle notre manière particulière d’appliquer le prédicat bleu ou le prédicat vert est déjà censé faire partie de notre usage intersubjectif du répertoire des prédicats donnés a priori. Dès lors, il apparaît douteux que nous devrions être capables de comprendre de l’intérieur comment un individu quelconque peut appliquer le prédicat. Même si nous avons la capacité de décrire un tel comportement en termes extensionnels et béhavioristes, nous restons dans l’impossibilité de comprendre comment cet individu peut trouver lui naturel d’agir ainsi.

 

L’approche goodmanienne du problème semble présupposer que l’extension de chaque prédicat (bleu, bleen) est connue. Mais l’argumentation achoppe sur ce point. Le terme « bleen », nous l’avons déjà dit, n’est pas observationnel. Il est, en fait, l’expression d’un prédicat disjonctif qui n’a pas été défini de manière ostensive. Intuitivement, il semble claire que bleen est bel et bien temporel en un sens où bleu ne l’est pas. Pour le montrer, il suffit de faire valoir qu’on peut apprendre « bleu » par ostension, sur la base d’un large éventail d’exemples et sans pour cela faire référence au processus temporel. Or il n’en va pas ainsi pour le terme « bleen ». L’important est que même s’il avait pu être projeté, combien même il ne l’ait jamais été, il ne pourrait toutefois être implanté puisque l’implantation d’un prédicat est déterminée à partir de projections factuelles[12].

 

 

2. Flou et mécanique quantique

 

L’analogie entre l’énigme de Goodman ou la Femme bleue de Picasso et la mécanique quantique n’est pas, elle non plus, triviale. Mais cette analogie (la référence à la physique des quanta est indirecte mais sans doute motivée chez Goodman) ne me semble guère concluante, bien qu’il n’y ait apparemment aucune incompatibilité entre une théorie stochastique et un énoncé temporel de possibilité comme celui des émeraudes grues ou des femmes bleen.

 

La situation expérimentale imaginée par Goodman se fonde effectivement sur une coupure entre le système et l’observateur. L’analogie réside dans notre incapacité à prévoir l’état de l’émeraude à l’instant T. A ce moment là de transition entre son état originel et son état futur, l’émeraude flotte dans un état d’indétermination. La transition stochastique régit simplement le nouvel état de l’émeraude (A#) à savoir :

 

A# ® A Ú B

 

La détermination de l’objet échappe à notre contrôle empirique, elle nous reste cachée parce que nous ne pouvons pas l’observer. Le relativisme référentiel de Goodman épouse ici une conception indéterministe de la projection linguistique. La pointe du paradoxe de Goodman est que la référence à la couleur de l’émeraude, ou dans notre cas, la référence à la couleur de la Femme bleue de la toile de Picasso est, pour ainsi dire, flottante. Le flou, au sens ordinaire, participe de l’énigme des émeraudes de Goodman et de la Femme bleue de Picasso.

 

Cela veut-il dire que l’on devrait aborder ces émeraudes ou cette toile comme des entités  vagues – ces entités physiques comme un erg saharien ou le brouillard de Londres et renoncer à la possibilité de quantifier sur de tels objets ? Je terminerai cet article en reliant la question ontologique de la nature de semblables entités aux implications philosophiques de la question de l’indétermination de l’objet dont Frédéric Nef a fait une exposition magistrale et une analyse serrée et dont le locus classicus sur l’état de l’art est Nef (2001).

 

 On doit au philosophe britannique Gareth Evans  un argument fameux (Evans, 1978) contre les objets vagues, avancé dans un article fulgurant, de quelques lignes, vite devenu un « incontournable » de la littérature sur le sujet[13]. L’argument de Evans se présente comme suit :

 

« a » et « b » sont des termes singuliers tels que la proposition « a = b » possède une valeur de vérité indéterminée, l’indétermination pouvant être exprimée au moyen de l’opérateur logique Ñ :

 

1) Ñ(a = b)   1) rapporte un fait sur b  exprimable au moyen de l’attribution d’une propriété « f[Ñ( y = a)] »

 

2) f[Ñ( y = a)]b or :

 

3) ØÑ(a = a) et donc :

 

4) Øf[Ñ( y = a)]a

 

Or par la loi de Leibniz[14], on peut dériver 2) et 4) 

 

5) Ø(a = a)

 

 

Ce qui contredit l’hypothèse initiale, autrement dit que l’énoncé d’identité « a = a » avait une valeur de vérité indéterminée. L’argument de Evans sape par reductio ad absurdum l’idée selon laquelle il pourrait exister des entités vagues. En d’autres termes, la puissance de la démonstration confère à l’argument une portée métaphysique puisqu’il nie que le vague ou le flou puisse être une propriété de la réalité mondaine, une propriété de l’ameublement du monde.

 

Or le sens commun convient que le langage ordinaire est truffé de noms vagues, lesquels semblent pourtant posséder une référence, si quelconque soit elle. Certains disciples de Wittgenstein (Oets Bouwsma, Norman Malcolm et P.T. Geach[15], pour ne citer que les plus illustres) ont insisté sur le fait que le vague est avant tout un trait caractéristique de notre langage. Celui-ci serait, en quelque sorte, marqué du sceau du vague, source d’ambigüité référentielle[16]. Pour ces philosophes, le flou se loge dans nos expressions linguistiques (principalement dans les termes généraux et les prédicats). Bien sûr, cela ne signifie pas pour autant qu’il y ait des objets du monde- dont nos mots seraient un miroir (si déformée ou si opaque soit l’image du réel que ce miroir projette)- qui soient nécessairement vagues. Cette conception sémantique du vague s’efforce de montrer dans quelles conditions celui-ci pourra être éliminé dans des langages idéaux, symboliques, « épurés » de toute ambigüité.

 

Il y a cependant des noms vagues qui servent à  fixer la référence de certains objets plus ou moins déterminés ; ou, en d’autres termes, des entités dont l’identité et les propriétés sont définies à un intervalle de tolérance près.  C’est, par exemple, le cas du quark dans la mécanique quantique. Ce mot-valise dû à l’écrivain irlandais Joyce (et qui est forgé sur quantum et le Snark de Lewis Carroll) a été réintroduit dans un tout autre contexte par le physicien Murray Gell-Mann pour désigner un objet hypothétique de la mécanique quantique. Dans la communauté des physiciens, il est usuellement admis qu’un quark est un « objet » qui possède un spin. Or justement, cette relation propriété-objet telle celle à laquelle recourt Gell-Mann doit être comprise dans une logique tout à fait différente de celle qui régit conventionnellement la relation propriété-objet. Ainsi dans la définition de Gell-Mann, le spin d’un quark n’est pas une propriété au sens où généralement les objets en ont, de même que les attributs singularisants qu’on associe à un tel objet et que les physiciens nomment le charme ou l’étrangeté. Dans l’interprétation de Gell-Mann, le quark n’est d’ailleurs pas non plus un objet au sens où d’ordinaire on l’entend.  Les physiciens donnent en fait au mot « objet » un nouveau sens qu’on ignorait jusque là, avec une nouvelle relation propriété-objet qui était, elle aussi, ignorée. Nous voilà bien confrontés à une question d’incertitude épistémique.

 

Et c’est en ce sens que, comme l’ont souligné avec justesse Frédéric Nef et Pascal Engel (1988), l’identité « relativement à notre connaissance » se trouve bien marquée du sceau du vague[17]. L’exemple du quark pourrait illustrer la remarque de Nef et Engel, pour lesquels il peut y avoir « des énoncés d’identités vagues (relativement à notre connaissance), sans que pour autant les objets eux-mêmes soient vagues. »[18] Engel (2004) a insisté en pointant sur le fait que, pour que l’argument de Evans marche réellement, il faudrait que les noms contenus dans la démonstration dénotent de manière rigide un certain objet. vague. Il suppose implicitement que les énoncés doivent être lus de re ; ou que les termes « a » et « b » dans la démonstration sont des désignateurs rigides[19], dénotant nécessairement le même objet dans tous les mondes possibles et non pas des descriptions susceptibles de varier dans leur portée ou d’être indéterminées dans leur référence.

 

En réalité, si les noms « a » et « b » de la démonstration de Evans sont pris comme des désignateurs rigides au sens de Kripke (1970), on peut alors avancer une démonstration équivalente selon laquelle, si un objet est identique à un autre, alors il est nécessairement identique de manière déterminée :

 

 

1)      « x = y » [hypothèse]

 

2)      (x = y) ® [ÿ(x = x) ® ÿ(x = y)]

 

3)      ÿ(x = x) ® [ÿ(x = x) ® ÿ(x = y)]

 

4)      ñ( x = x) ® [(x = y) ® ÿ(x = y)] [tautologie]

 

5)      ñ( x = y) [ 1),2), loi de Leibniz]

 

6)      \( x = y) ® ñ( x = y)  [preuve conditionnelle]

 

Mais avec cette nouvelle démonstration nous voici confrontés à la thèse de la nécessité de l’identité selon Barcan (1947), dont l’exposition ne diffère guère que dans la forme[20]. Et les arguments de Evans et Engel semble alors corroborer la thèse de Barcan selon laquelle en aucun cas l’identité d’un objet ne peut être vague, pas même l’identité entre les noms.

 

Goodman, nous l’avons vu, conçoit son prédicat grue comme « complémentaire » à la description usuelle de l’émeraude. Et nous touchons ici la thèse fondamentale de Goodman. Le monde est au delà des capacités de représentation de l’esprit humain. Il pense qu’on ne peut décrire que des portions bornées du monde physique. Le langage ordinaire ne propose qu’une description incomplète et tronquée du monde. Mais ce n’est pas vrai ! Car le prédicat ne peut plus du tout assumer une fontion complémentaire dans un langage où bleen est un terme primitif standard. Il n’existe nulle part ailleurs que dans les instances des objets bleen. C’est son instanciation qui détermine alors un usage universel du terme. « Bleen » apparaît plutôt comme une superpostion de deux états possibles de la Femme bleue de Picasso que comme un état complémentaire, au sens de Goodman.

 

Son argumentation pêche sur l’idée selon laquelle la pratique de la projection serait indéterminée. D’une part, Goodman insiste sur le fait que la projection est le fruit de la pratique répétée du conditionnement. Toutefois, et il en est parfaitement conscient, ceci ne constitue pas une preuve pertiente pour sa théorie de l’implantation. L’argument n’a aucune force probatoire du point de vue de la logique, il n’a qu’une valeur psychologique[21]. C’est pourquoi, d’autre part, il considère que la projection relève du hasard comme fait décisif. Dans ce cas, l’état futur de la toile de Picasso serait alors causé par la probabilité d’être bleue avant T, et d’être verte après T, ou tout simplement d’être bleen. Mais le hasard dont il est question ici est un hasard d’ignorance, qui occulte derrière une suite d’événemments apparemment aléatoires un processus naturel suscité par des causes. Il s’identifie au hasard laplacien selon lequel nous regardons une chose comme l’effet du hasard lorsque nous ignorons les causes qui l’on produit. Désormais la détection de régularités statistiques vient renforcer la pratique répétée du conditionnement linguistique comme fait décisif. Mieux, c’est cette présence de régularités statistiques qui doit, censément, fixer la référence au fait d’être désigné par « X ».

 

Or, si nous acceptons, comme le fait Goodman, la conception d’une causalité engendrée par les lois de l’aléatoire, alors il n’y a plus aucun fait décisif  qui puisse intervenir dans la fixation de la référence au fait d’ être x. Ceux qui éprouvent de la sympathie pour la version goodmanienne de voir le monde sont généralement d’accord pour dire que le hasard, dans son acception aristotélicienne du moins, est toujours la cause d’un fait inexplicable. Est-ce que cela suffit ? Assurément non. En outre, le relativisme est parfaitement compatible avec une certaine idée de la nécessité. Un fois cela admis, c’est toute l’argumentation de Goodman qui s’écroule.

 

Car je peux sans problème adopter une sémantique qui justifiera la transition causale du nouvel état de la toile de Picasso sur le schéma :

 

A ® A#

 

Il suffit pour cela de rejeter la fameuse coupure entre l’observateur et le système.  La sémantique modale développée par David K. Lewis (1968) se fonde en ce sens sur une certaine interprétation de la mécanique quantique, l’interprétation formulée d’abord par Hugh Everett à la fin des années 50, puis reprise par Brice DeWitt dix plus tard. A la différence de l’interprétation classique de Copenhague où, dans l’expérience des deux trous, la particule choisit au hasard en accord avec les probabilités quantiques par quel trou elle passera ; dans l’interprétation de Princeton, la particule ne choisit pas. Tous les phénomènes possibles se produisent dans l’une ou l’autre branche de la réalité. La théorie Everett-DeWitt prédit que notre expérience sera ce qu’elle est en fait. Dans la conception sémantique des modèles pour la logique modale quantifiée de David Lewis, les autres branches possibles sont comme d’autres dimensions d’un monde plus vaste. Les branches non instanciées ne sont que des situations contrefactuelles, des répliques fantômes de ce monde. Les branches ne peuvent être données que par des descriptions purement qualitatives telles que les contreparties ou « répliques » de Lewis (1968, 1986).

 

Admettons pour ce faire que je considère un système qui soit une description du monde tout entier afin que j’aie une description complète de celui-ci ; et non plus une description de portions bornées comme chez Goodman. Dans ce monde tout entier il y a des bifurcations futures. Ces bifurcations ne sont rien d’autre que des « branches » ; autrement dit, des versions possibles à la description du monde. Dans chaque branche il y a un observateur. Je me trouve contraint par le processus d’observation de choisir  l’une ou l’autre de ces options qui devient alors partie de ce que nous considérons comme le monde « réel ». Désormais, à l’instant T il n’y a plus de « saut » indéterministe qui se produit soit dans l’état A, soit dans l’état B. Le monde  se scinde, en quelque sorte, en deux branches possibles. Confronté à une décision, le monde se divise en deux versions de lui-même qui sont aussi réelles l’une que l’autre. Dans l’une de ces branches, la toile de Picasso est verte, dans l’autre elle est bleen. Ainsi l’énoncé temporel « Il est possible que X se produise » est vrai tant qu’il y a une branche dans le futur qui conduit à l’occurence de X. L’énoncé est faux dès que la dernière branche conduisant à l’occurrrence de X s’est produite. Il est alors facile de contrôler avec cette sémantique quelle sera la prochaine occurrence de X[22].

 

 

Conclusion et perspectives

 

Je crois, pour ma part, que le véritable problème de Goodman n’est pas de savoir si – comme il semble le prétendre – nous sommes autorisés à parler de mots et d’énoncés qui ont la même signification ou qui n’ont pas la même signification dans des contextes discursifs stipulés. La véritable question est, à mon avis, de savoir s’il existe le moindre fondement à l’intuition selon laquelle les significations sont des entités isolables qui auraient un rôle explicatif décisif dans un énoncé temporel. A partir du moment où – comme Goodman – on admet une semblable relativité, on peut être amené à avoir des doutes (du genre de ceux que Goodman a élégamment contribué à expliciter) sur la possibilité d’établir quels sont les changements dans notre pratique discursive qui correspondent à des changements dans notre pratique référentielle : et, de là, quels sont ceux qui changent la signification que l’on assigne à certains termes. Devant un auditoire donné et de manière ad hoc, nous pourrions dire, ou bien : « Je continue de désigner au moyen de « X » ce que j’ai toujours désigné de la sorte, mais je ne pense plus que tous les X sont des ; ou alors : « Je possède désormais un nouveau concept de X et je ne désignerai plus la même chose au moyen de ce mot « X ». Mais le choix considéré ne semble que pure rhétorique. Quine pourrait dire qu’il s’agit là d’une « simple façon de parler », plutôt inoffensive. En aucun cas il ne s’agit d’un signe de démarcation tranchée entre la connaissance factuelle d’un côté et le langage de l’autre. Le nominalisme se trouve dans l’incapacité de fournir une solution au problème, ni même d’expliquer l’acquisition d’un prédicat uniquement sur les bases de l’historicisation conceptuelle. L’enjeu véritable a trait à la question de savoir s’il existe réellement des entités causalement efficaces, ou bien si nous ne faisons que, comme le soutient le nominalisme, les affirmer. Si j’admets qu’il y a des entités qui existent en tant que fait décisif, alors je reconnais par là-même qu’elles sont données tel un répertoire de prédicats qu’il faut bien posséder dès le départ. La question n’est ni plus ni moins que l’analogue en langue du paradoxe soulevé par Goodman en termes de contraintes a priori sur le champ des prédicats projetables. Une fois cela admis, point n’est besoin de revenir sur la question ontologique de leur existence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

RÉFÉRENCES

 

 

 

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[1] La perception met en jeu une activité d’interprétation faisant intervenir des expériences mémorielles. Ce qui explique que l’on peut ainsi identifier rien qu’en le palpant tel ou tel objet. Il y a sensation, au contraire, lorsque le sujet a conscience d’une stimulation sensorielle, sans identification précise de celle-ci. Les informations sensorielles qui « remontent » jusqu’au cortex cérébral empruntent des voies nerveuses croisées. Cela signifie que des messages issus de la partie droite du corps « se projettent »· dans l’hémisphère gauche. Dans certains centres du tronc cérébral, des relais synaptiques interviennent sur le trajet de ces voies nerveuses. Les messages, qui seront finalement reçus par le cerveau, y sont « filtrés » et soumis à un premier traitement. Ainsi à chaque aire sensitive de projection est associée une aire d’association ; celle-ci, connectée à de nombreuses autres régions corticales grâce à des interneurones, réalise l’élaboration de la perception sensorielle consciente.

[2]  Goodman croit que si on se rendait dans une tribu primitive imaginaire, pour présenter à un groupe d’indigènes des photographies de personnes et à un autre des représentations d’abstractions de Jackson Pollock, la durée d’entraînement nécessaire pour qu’ils parviennent à reconnaître que les photographies sont des photos de personnes et les abstractions de Pollock des représentations de personnes serait approximativement le même. Car, selon lui, il n’existe aucun système de représentation préinscrit selon lequel les photographies ont une relation particulière avec des choses photographiées. On trouve la défense de semblables arguments dans Goodman (1978)

[3] Aux arguments de Goodman sur l’apprentissage par ostension du nom de couleur « sépia », Quine ( 1969 & 1981) rétorque que, étant donnés « la propension innée, propre à chacun, de trouver une stimulation qualitativement plus voisine d’une seconde que d’une troisième », et un conditionnement suffisant « pour éliminer les généralisations erronées », le nom pourra certainement être appris. Par apprendre « sépia », Quine veut dire développer la disposition permettant d’appliquer correctement « sépia » à des particuliers.  Pour déterminer notre usage du prédicat « sépia », il suffit seulement que nous disposions d’un échantillon de cette couleur et que nous nous le remémorions chaque fois que nous aurons à appliquer le prédicat à l’avenir.

 

[4] Le prédicat flexible  est une projection du prédicat fléchit car tous les objets qui fléchissent sont flexibles. Les prédicats dispositionnels sont donc des projections de prédicats manifestes. Ainsi un prédicat dispositionnel projectible revient à la projection d’un prédicat manifeste projeté.

[5] Succintement dit, un énoncé d’observation est, selon Quine, une généralisation accidentelle sur laquelle les locuteurs de la langue peuvent s’accorder sur-le-champ au vu de la deixis (le contexte situationnel). Un énoncé est observationnel pour toute une communauté de locuteurs lorsqu’il est observationnel pour chacun de ses membres. L’observationalité se définit, dans l’idiome quinien, comme le degré de la constance de la « signification stimulus » de locuteur à locuteur. On peut la spécifier par le principe de l’équivalence désignationnelle, cette dernière se définissant comme un isomorphisme entre les situations déterminées par des conditions arbitraires de stimulation qu’évoquent deux formes linguistiques différentes, et entre les effets qu’elles provoquent sur l’auditeur.

[6] El Paí­s, 19/11/2010. Je remercie Juan Manuel López Muí±oz d’avoir attiré mon attention sur ce fait. Je ne suis pas certain que le professeur López Muí±oz accepte toutes mes conclusions.

[7] C’est bien sûr faux puisque Picasso a aussi peint des femmes rose.

[8] Les prédicats qualitatifs sont ceux qui sont conformes du point de vue de la projection. Ce sont des termes primitifs standards. Le prédicat habituel de couleur vert en est un.  Vert est nécessaire à la description. Ce prédicat est définissable de manière ostensive parce qu’il est empiriquement observable. Grue, au contraire (mais pas au sens de Goodman où il est complémentaire) serait un prédicat pathologique car il ne relève pas de l’observation dans la pratique réelle. L es prédicats qualitatifs sont censés appartenir à un espace qualitatif. Cet espace qualitatif est constitué d’une structure dimensionnelle isoblable et d’un principe de mesure (une métrique) à déterminer expérimentalement. Un tel espace est déterminé par l’expérience, c’est-à-dire ce qu’on peut explorer et analyser par des tests de comportement reposant sur le conditionnement et l’accommodation la plus simple.

 

[9] Kuhn (1962) admet certes l’idée d’un progrès épistémique cumulatif durant des phases de connaissance et de praxis scientifique dites normales mais il considère que le passage d’un paradigme à un autre obéit à des règles axiologiques très différentes. A bien y voir, on retrouvera chez Kuhn quelque chose comme la notion d’un progrès de la connaissance qui est ainsi maintenu, mais il s’agit plutôt dans ce cas d’un processus d’adaptation, de spécialisation et d’extinction non orienté, analogue à la phylogenèse conçue par l’évolutionnisme darwinien.  Un processus d’évaluation toujours critique et qui a pour but la découverte de l’élimination de l’erreur. En ce sens, le développement de la connaissance est un processus d’élimination de l’erreur. Aussi l’évolution de la connaissance n’est-elle pas vue en tant que développement échelonné selon une richesse conceptuelle croissante dans laquelle chaque nouvelle phase intègre la phase antérieure comme un sous-domaine, mais plutôt comme dépendante de raisons aléatoires (des accidents historiques) asservies à l’expression d’un programme déterminé.

[10] Goodman a éprouvé beaucoup de sympathie pour les modèles hypothético-déductifs de  Feigl et des psychologues béhavioristes comme Hull, Osgood et Skinner. Il s’est souvent référé à la démarche de Hull (1943) qui prétendait décrire le comportement en n’utilisant que des données faisant référence au comportement lui-même.

[11] J’exprime ici une conception proche de la définition « kripkenstein » du consensus et des pratiques consensuelles réglées dans notre forme de vie communautaire. Cf. Kripke (1982)

[12] Toute hypothèse scientifique doit être formulable Dans un langage qui exclut les prédicats qui ne sont pas justifiés sur des bases factuelles, la nature d’une projection étant de ne porter toujours que sur des observables.

[13] G. Evans, « Can there be Vague Objects”, Analysis 38, 1978. p. 208

 

[14]  La loi de Leibniz dit que si deux choses a et b sont identiques, tout ce qui est vrai de a et vrai de b ; elles ont donc toutes leurs propriétés en commun. C’est le principe de « l’indiscernabilité des identiques.»  formulable comme tel dans sa notation moderne: « (x,y) Ù [(x = y) ® ñ(f(x) = f(y))] L’indiscernabilité des identiques ne se confond pas cependant avec le principe de « l’identité des indiscernables » selon lequel si tout ce qui est vrai de a est vrai de b et vice versa, et si entre a et b il n’y a pas de différence discernable ; alors a est identique à b.

 

[15] Cfr. P.T. Geach, « The problem of identifying objects of reference”, Acta Philosophica Fennica, 1963, pp. 41-52.

 

[16] Pour une discussion serrée, vide Quine (1969)

[17] P. Engel et F. Nef, « Identité, vague et essences », Les Etudes Philosophiques, 4, 1988 ; pp. 475-494.

 

[18]  Ibidem. P. 492.

 

[19] La notion kripkéenne de désignation rigide est, au départ du moins, indépendante d’une quelconque hypothèse concernant la sémantique des langues naturelles. Pour la genèse de la théorie de Kripke, il est des plus recommandables de lire son exposition telle qu’elle se trouve  présentée par Pascal Engel dans son très instructif Identité et référence (Paris, Presses de l’Ecole Normale Sup. 1985)

 

[20] Ruth Barcan (1947) dérive le théorème dans le système de Lewis S2 quantifiable.

 

[21] Dans un article de Mind devenu un classique, “Studies in the Logic of confirmation” (Mind, vol 54 ; 1945, p.1-26); le logicien Carl G. Hempel a démontré que même si le processus d’implantation est en règle générale psychologiquement guidé et stimulé par la connaissance préalable de faits spécifiques, ceux-ci ne déterminent pas logiquement ces résultats.

[22] Ceci peut se traduire Dans un modèle de Kripke de type S = <W0, K, R>, où K est un ensemble de mondes possibles, W0 un état distingués de K (autrement dit, un monde actualisé) et R la relation de corrrespondance (l’accessibilité référentielle) à K. Les état W1 et W2 de K sont dans une relation de correspondance R où R(W1, W2) signifie que l’état W2 est une description possible d’un état du monde relativement à l’état W1. Autrement dit, la concevabilité de l’état de choses décrit en W1 dépendra de ce qui est stipulé vrai en W2. Le 3-uple étant défini, on assignera une fonction f (p, w) qui attribue une valeur de vérité à chaque proposition (ou chaque état de choses) dans l’état w. A est valide si f(A, W0) = 1 pour toute assignation f sur un modèle de Kripke <W0, K, R>

Sylvain Le Gall
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