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L’accès aux lointains: Fiction et savoir au XVIIe siècle

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De Kepler à Huygens, nombreux sont les astronomes du XVIIe siècle à avoir utilisé la fiction comme outil[1]. Ces textes ne sont pas les plus connus de ces savants, ils ont même été parfois considérés comme mineurs ou secondaires parce qu’ils ne correspondaient pas à l’idée que l’on se fait de la science. Mais ils répondent à la nécessité de trouver de nouveaux arguments en faveur du géocentrisme, et d’autres outils pour explorer les lointains. Loin du matériau aride qu’une certaine vision de la science pourrait laisser présager, les textes astronomiques du XVIIe siècle recèlent des descriptions ciselées comme des miniatures et détaillées comme des tableaux hollandais, ayant pour objets l’anneau de Saturne, des machines volantes de factures diverses, des voyageurs cosmiques au long cours, des instruments optiques aux propriétés surprenantes. A la suite des voyageurs de la Renaissance, les philosophes naturels ont eu recours à des instruments pour découvrir des pistes inédites, mesurer des phénomènes insolites et cartographier de nouveaux mondes : astrolabes, globes, cartes du ciel, gravures, diagrammes, télescopes, microscopes, sphères armillaires et machines volantes. Les astronomes ont ensuite rapporté d’étonnants récits et de surprenantes images. C’est l’association de ces outils, techniques et littéraires, qui nous intéressera ici.
 
Dans la nouvelle science expérimentale, l’adéquation entre la visibilité des phénomènes naturels et la visibilité du protocole expérimental est le garant de la nouvelle épistémologie de la preuve qui se met en place. Lorsque l’immédiate visibilité des phénomènes ou du protocole expérimental est mise en doute, c’est l’assise même de la nouvelle science qui est compromise. Or dans le cas de l’infiniment petit et de l’infiniment lointain, l’observation est forcément une expérience individuelle.
Comment faire, dès lors, pour que l’invisible devienne visible, au double sens de représentable et de communicable ? Si, selon Aristote, l’on ne pense pas sans image, quelles images de l’invisible faut-il fournir à l’esprit pour qu’il puisse le concevoir ? Comment, enfin, atteindre l’inobservable derrière l’observable afin de construire un savoir certain ? Ce problème, qui se pose de manière particulièrement aiguë au XVIIe siècle, a été nommé par le philosophe Maurice Mandelbaum le « problème de transdiction »[2]. La transdiction est le fait d’inférer une propriété de l’inobservable à partir de ce qui est observable. La formule saisit bien à la fois le problème de crédibilité que pose le passage d’un domaine à l’autre (du visible à l’invisible, et retour), et la question de l’énonciation permettant d’assurer un tel cheminement.
 
De fait, l’astronomie pose alors des problèmes spécifiques de visibilité et de crédibilité qui relèvent de questions littéraires : l’accès aux lointains du cosmos suppose des techniques d’écriture pour décrire l’invisible, imaginer l’inimaginable, dire l’inconnu des nouveaux mondes cosmologiques. La théorie héliocentrique est encore considérée comme une simple « hypothèse ». Certes, le télescope apporte des images en faveur de l’héliocentrisme, mais les observations astronomiques rencontrent bien souvent le scepticisme des contemporains. Car dans le domaine de l’astronomie, le recours à l’expérience immédiate des sens est trompeuse – tout le monde peut « voir » que le Soleil tourne autour de la Terre – et le recours à l’expérimentation est impossible[3]. Le problème spécifique posé au discours scientifique du XVIIe siècle – l’accès aux lointains – explique en partie le recours à des outils littéraires, fictions et récits.
 
I. Récits de voyage
Des traités astronomiques et microscopiques aux fictions lunaires, le discours cosmologique met en scène un témoin qui se rend dans une contrée inconnue, et en revient avec un rapport surprenant. La découverte prend la forme d’un voyage, volontiers comparé aux voyages au Nouveau Monde. C’est la récurrence d’une telle analogie dans nombre de textes scientifiques du XVIIe siècle que je voudrais interroger. Car si l’on a souvent noté la permanence de la métaphore[4] du voyage au Nouveau Monde dans le discours cosmologique, il faut en souligner le caractère très tangible.
 
L’une des façons de comprendre le rôle du récit de voyage dans le discours scientifique du XVIIe siècle est de le mettre en rapport avec la cosmographie. Alors que l’univers ptoléméen était conçu comme une succession d’orbes emboîtés, le système copernicien tel qu’il est reformulé par Kepler permet le libre mouvement des planètes le long d’orbites intangibles. Il devient dès lors possible de concevoir l’espace cosmique sur le modèle de l’espace maritime. En ce sens, les voyages au Nouveau Monde étaient, davantage qu’une métaphore, un modèle ; et la forme du récit de voyage, davantage qu’un cadre formel commode, l’une des stratégies de conviction essentielles. C’est en effectuant des voyages optiques, mécaniques et géométriques que les philosophes naturels et les écrivains du XVIIe siècle construisent l’espace de la nouvelle astronomie. La forme narrative a donc joué un rôle non seulement dans l’établissement de l’espace théorique nécessaire à l’acceptation du système copernicien, mais aussi dans l’appréhension de l’espace concret de ce système.
 
L’analogie avec le Nouveau Monde installe un précédent non seulement historique mais discursif – le récit de voyage. De ce genre[5], qu’il s’agisse du Journal de bord de Christophe Colomb ou du Briefe and True Report de Thomas Harriot[6], les astronomes retiennent et exploitent certaines caractéristiques précises : un mode d’accréditation essentiellement fondé sur l’« expérience » et sur l’autopsie ; les stratégies textuelles de formulation de l’inouï et de l’inédit[7]; la centralité de l’observateur ; la notation précise des circonstances ; une structure narrative circulaire. On retrouve en effet la structure tripartite des récits de voyage au nouveau monde : trajet d’aller, description (géographique, ethnographique, c’est selon) du nouveau lieu, puis trajet de retour. Cependant, la cosmographie que les astronomes ont en tête est une cosmographie rénovée. Non pas celle, globale et ptoléméenne, de l’Antiquité, mais la cosmographie « de plein vent » décrite par Frank Lestringant. C’est là sans doute, au niveau des méthodes et comme exemple d’une rénovation disciplinaire, que le modèle cosmographique joue le plus. Il semble en effet que la nouvelle cosmologie connaisse un bouleversement comparable à celui qui s’opère dans le domaine de la cosmographie : on conserve l’ancien cadre géométrique tout en accordant une nouvelle attention à la matérialité de l’espace. Sans doute l’espace du cosmos ne peut-il être parcouru comme l’espace des mers. Mais la cosmologie – au sens de la « nouvelle astronomie » de Kepler – se sert de l’espace maritime comme modèle d’un parcours concret dans un espace très tangible. Ce n’est pas tant comme modèle de l’expansion de l’horizon que comme modèle d’un parcours physique vers de nouvelles terres qu’intervient le précédent des voyages de découverte. En ce sens, l’effectivité du modèle cosmographique ne se limite pas à son usage métaphorique mais se joue sur sa capacité à rendre concret l’espace parcouru, et à réunir, de fait, l’espace sublunaire et l’espace supralunaire, la physique terrestre et la physique céleste. Loin d’être seulement une métaphore, une caution, ou un simple faire-valoir, la cosmographie donnait l’exemple d’une rénovation, par l’expérience, d’une discipline.
 
Cependant, le statut de ces comptes rendus et de ces objets rapportés des mondes invisibles fait problème. Rien n’assure que les descriptions soient véridiques, car les techniques d’accréditation des voyageurs ne sont pas immédiatement transposables. Difficile pour l’astronome, malgré sa lunette, de reprendre à son compte le « j’ai vu » du voyageur. Même pour le microscopiste, le principe d’autopsie est brouillé par la médiation des instruments. L’effort des philosophes naturels du XVIIe siècle devra donc porter sur la construction d’une véridicité pour ces objets invisibles, ou dont la nouvelle visibilité fait problème.
 
En fournissant un cadre textuel différent de l’ordre conventionnel des traités astronomiques, le récit permet de sortir de la structure close et circulaire du traité aristotélicien qui reflétait la structure close du cosmos aristotélo-ptoléméen. Davantage qu’une simple métaphore de l’expansion de la connaissance, le récit de voyage permet de tracer le nouvel espace de la cosmologie copernicienne et fournit le modèle générique – cosmographique – d’un acheminement des nouvelles venues de loin. On a beaucoup souligné le rôle d’organisation temporelle du récit. Or dans le cadre de la recomposition de l’espace cosmologique qui nous intéresse ici, la capacité d’organisation spatiale du récit est tout aussi essentielle. Tout se passe comme si dans un espace soudainement ouvert, le récit avait contribué de façon décisive à baliser l’espace nouveau, fournissant le moyen d’en parcourir l’étendue, d’en prendre la mesure, d’y tracer des itinéraires, d’y marquer des étapes. Permettant, en somme, d’embrasser mentalement l’espace géométrique du monde.
 
Plus surprenant, même lorsque l’analogie avec les nouveaux mondes disparaît (si elle est évidente en astronomie, elle l’est moins dans les investigations physiques), la forme narrative, et la référence sous-jacente aux récits de voyage, semble caractériser l’ensemble du discours de la philosophie naturelle du siècle. Depuis une trentaine d’année, l’histoire des sciences s’est intéressée à cette permanence de la forme narrative dans le discours scientifique. Dès les années 80, les travaux de Peter Dear, Steven Shapin et Simon Schaffer ont mis en évidence l’importance du récit expérimental, circonstancié, dans la constitution des matters of fact, les résultats expérimentaux présentés comme indiscutables. Ces matters of fact sont eux-mêmes le plus souvent le résultat d’une reconstitution narrative qui accumule les « circonstances » et retranscrit la chronologie détaillée des événements. Du récit de voyage au récit expérimental, s’esquisse sans doute une filiation qui est le signe d’un lien profond entre le discours de la philosophie expérimentale et le discours de la découverte.
 
II. Fictions savantes
L’astronomie, même lorsqu’elle devient grâce au télescope une science de l’observation, relève donc encore, au XVIIe siècle, du domaine de l’hypothèse. Dans ce contexte, la fiction joue un rôle central, car elle permet de substituer une nouvelle image mentale du cosmos à l’ancienne. Kepler est l’un des premiers savants de son temps, avec Galilée, à défendre ouvertement cette nouvelle cosmologie. Il ne s’agit pas seulement pour l’astronome de construire l’espace théorique de la cosmologie copernicienne, mais bien un espace tangible. Non pas un espace abstrait d’hypothèses mais un espace très concret à travers lequel les planètes évoluent[8]. C’est par une fiction que Kepler va tenter d’accomplir ce bouleversement des représentations. Cette fiction est un récit de voyage dans la Lune, intitulé le Songe. Kepler propose à l’imagination des lecteurs la vision d’un monde lunaire infiniment changeant et mobile, caractérisé par la fluctuation et l’impermanence de ses phénomènes. Devant nos yeux se dressent les murailles des cratères, dont les ombres abritent des villes grouillantes. Une végétation monstrueuse croît et se flétrit en l’espace d’une journée lunaire, image frappante d’une corruptibilité hyperbolique. En décrivant un monde lunaire hyperboliquement changeant[9], Kepler détruit le fondement même de la physique aristotélicienne : l’idée selon laquelle il y aurait deux physiques irréconciliables entre le monde sublunaire et corruptible de la Terre, et le monde supralunaire et incorruptible de la Lune. Ainsi s’explique le recours à la fiction: elle offre le moyen de composer une image frappante du cosmos copernicien, elle construit l’hypotypose de l’hypothèse copernicienne. Surtout, la fiction permet d’adopter un point de vue distancé afin de décrire, à nouveaux frais, le cosmos. Telle est la force de la fiction en science : en reprenant à son compte la tradition classique du songe philosophique et de la fable lunaire, Kepler modifie profondément la relation de la fiction et du savoir et participe de la constitution d’un nouvel usage philosophique, et scientifique, de la fiction. La fiction du Songe sert à mettre en scène, à visualiser une expérience non réalisable sur Terre, en imaginant le spectacle du monde à partir de la perspective lunaire. Le voyage lunaire est l’occasion d’essayer fictionnellement les diverses théories lunaires. Si jusqu’alors le motif du vol aérien désignait immédiatement les textes qui l’utilisaient comme fiction, Kepler instaure un déplacement essentiel en explorant la matérialité du vol. De l’envol philosophique et du voyage lunaire fabuleux on est ainsi passé à une expérience de pensée physique, conférant à la fiction un poids démonstratif et un pouvoir de conviction nouveaux.
 
Procédant par transpositions et par analogies, les savants du XVIIe siècle font sans cesse appel à l’imagination qui permet de visualiser ce qui n’est pas immédiatement accessible à la vue. A l’impossible observation se substitue la figuration, qui prend la forme, selon les cas, de l’analogie, de la comparaison ou de la métaphore. Evoquant la lune, le philosophe des Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle s’efface devant le conteur lorsqu’il s’agit de donner une description précise. Le passage au « détail », c’est-à-dire, pour reprendre les termes de l’époque, le passage de la géographie (ou dans notre cas sélénographie) à la chorographie, ne peut se faire que par l’imaginaire de la fiction. L’imagination crée des images là où l’œil est incapable d’en discerner, au moyen de descriptions imaginaires qui puisent dans les fictions littéraires. La permanence du registre fictionnel et du recours à la figuration dans les textes astronomiques du XVIIe siècle invite à remettre en question la pertinence des dichotomies par lesquelles on tente parfois de distinguer littérature et savoir : imagination/raison, fiction/non-fiction, figural/littéral. À l’analyse, il apparaît nettement que de telles dichotomies occultent les mécanismes communs aux deux discours, sans pour autant permettre de saisir la spécificité de chacun. Car, une fois ces dichotomies écartées, il ne faudrait pas confondre les textes relevant de la fiction littéraire et ceux relevant du discours scientifique. La différence entre ces textes réside dans la manière dont ces différentes figures sont mises en œuvre et déployées. Du discours littéraire au discours scientifique en effet, on passe non pas du figural au littéral, mais de figures libres à des figures disciplinées, c’est-à-dire contrôlées par le dispositif sémiotique des textes théoriques. Ainsi dans le Songe de Kepler, ce sont les notes et les débrayages successifs qui permettent de situer la fiction du voyage lunaire, et de faire du démon de Levania le porte-parole de la nouvelle astronomie. Le discours hyperboliquement étrange et étranger du démon-savant est néanmoins solidement arrimé au discours auctorial : c’est cet arrimage qui construit le discours sélénographique képlérien comme discours référentiel plutôt que fictionnel. Les voyages fictionnels de la même période (L’Autre Monde de Cyrano de Bergerac, The Man in the Moone de Francis Godwin), en revanche, ne prévoient pas un tel « retour » de la référence, parce qu’ils n’encadrent pas le discours fictionnel d’un tel dispositif de contrôle[10].
 
Pour le dire autrement, la circulation de l’information et du savoir, et son contrôle à chaque niveau textuel, est ce qui caractérise les textes théoriques par rapport aux textes fictionnels. Ce sont dès lors les modalités d’enchaînement des débrayages qui diffèrent et signalent certains textes comme essentiellement fictionnels, d’autres comme essentiellement théoriques. S’il y a dans un texte de fiction, comme dans un texte théorique, des débrayages successifs – c’est-à-dire qu’on passe d’un plan de référence à un autre – c’est la nature de ces débrayages qui varie. Enchaînements lâches dans les textes fictionnels, où l’on saute d’un niveau énonciatif à un autre sans exigence d’un retour au plan de l’énonciation première ; enchaînements tenus et disciplinés dans les textes théoriques, garantissant ainsi la préservation de l’information d’un niveau énonciatif à un autre. Chez Kepler, la continuité d’un plan de référence à l’autre est assurée, d’une part, par les notes qui arriment le discours fictionnel au discours savant, d’autre part, par le dispositif d’encadrement permettant de circonscrire nettement la fiction. C’est donc, en définitive, à la fois les lieux de la fiction et son énonciation (les types de débrayages qui l’encadrent ou au contraire lui laissent le champ libre) qui permettent de situer les textes selon des tendances fictionnelles ou factuelles.
 
Une telle analyse permet de dépasser la bifurcation entre discours littéraire (censé avoir le monopole de la fiction et de l’imagination) et discours scientifique (considéré comme simple enregistrement littéral du réel). Si l’on accepte une telle bifurcation de la figuration et du littéral, de l’imagination et de la raison, la fiction perd sa légitimité à dire quelque chose du monde ; elle perd, autrement dit, toute capacité cognitive et épistémique. Quant au discours scientifique, il se voit privé, dans cette perspective, des ressources de l’imagination et des techniques littéraires, sans lesquelles il ne peut pourtant pas se déployer[11]. L’intérêt des textes astronomiques analysés est de faire éclater cette fausse répartition des tâches entre le littéraire et le scientifique, et de montrer combien les deux restent des modes de véridiction parallèles, même s’ils ne se confondent pas.
 
Dès lors, la différence entre les textes scientifiques et les textes littéraires ne se situe pas entre non-fiction et fiction, mais bien plutôt dans le rôle et la place accordés à la fiction : dans le discours scientifique, la fiction est localisée, située, signalée par des marqueurs qui l’encadrent et la contrôlent. Ainsi la fiction est-elle élucidée par les notes du Songe. Kepler met en place un dispositif qui assure l’étanchéité des deux discours : la fiction est nettement localisée et contrôlée dans l’expérience de pensée du Songe. Elle se voit assigner une place et un rôle précis, car elle fait le lien entre les deux discours du savoir : le savoir de la voix auctoriale et le savoir sélénographique de l’astronomie, allégorisé par la voix du démon. Il ne s’agit pas ici de construire un monde fictionnel cohérent, mais bien plutôt d’offrir, par le détour de la fiction, une nouvelle astronomie.
 
Par suite, la fiction peut devenir, en science, le support de l’activité heuristique : mouvement d’abduction[12] de la création des hypothèses, expériences de pensées et « personnages conceptuels » relèvent en effet intégralement de l’invention scientifique. En littérature, la fiction ne renonce à aucune de ses prérogatives cognitives tout en faisant de son statut épistémique particulier un moyen d’impunité et de liberté revendiquée.
Il est frappant de constater à quel point la fiction est présente en science à divers niveaux de la construction du fait scientifique, de la découverte à la diffusion, de l’abduction (moment de la constitution des hypothèses) à l’expérience de pensée. Contradiction ? Seulement si l’on suppose que la fiction est contagieuse, et que la présence d’éléments fictionnels dans les textes scientifiques induit une fictionnalité généralisée. Plutôt que de vouloir enfermer la fiction en quarantaine lorsqu’elle s’approche du discours de vérité que serait la science, il faut donc l’observer, voir où et comment elle agit.
 
Dans la science contemporaine, le terme de fiction est utilisé par les chercheurs pour désigner des entités non observables (les particules élémentaires telles que les électrons), et des conventions utiles dans les calculs (le gaz idéal, le fluide parfait). Pour les philosophes des sciences, le terme de fiction recouvre encore d’autres types de constructions imaginaires[13] : selon leur obédience, ils considèrent comme fictions les expériences de pensée, les modèles, les personnages conceptuels, voire les théories elles-mêmes[14]. Accès paradoxal à la vérité dans le cas des expériences de pensée, suspension volontaire de l’incrédulité dans le cas des hypothèses, instrument d’abstraction dans le cas des modèles – on retrouve là les principales définitions proposées par les théories contemporaines de la fiction. La fiction comme feinte ou feintise, jeu de faire-semblant (make believe) dont personne n’est dupe, apparaît dès lors plutôt comme un mécanisme de pensée, une opération mentale par laquelle on s’abstrait provisoirement, et volontairement, de ce qui nous entoure pour en explorer d’autres potentialités. Les démons de Laplace et de Maxwell, dépourvus des limites humaines de la mémoire et du temps, le chat de Schrödinger, à la fois mort et vivant, démontrant qu’un objet quantique a des propriétés contredisant notre expérience quotidienne, sont autant de personnages fictionnels agissant à l’intérieur d’une expérience de pensée. Métamorphoses, don de double-vue ou d’ubiquité – les personnages conceptuels sont soumis à rude épreuve. Ce n’est pas le costume qui fait leur singularité par rapport aux personnages de la littérature, mais leur fonction, leur parcours, et leurs transformations au cours des obstacles et des épisodes qu’ils traversent. Personnages conceptuels et expériences de pensées interviennent à différentes étapes de la construction des théories, de leur émergence (ce sont les expériences de pensée heuristiques de Galilée démontrant le principe d’inertie des corps par le vol « relatif » de papillons sur un bateau, ou par la chute d’une pierre dans un cylindre traversant imaginairement la Terre) à leur diffusion : c’est Paul Langevin illustrant la théorie de la relativité restreinte d’Einstein par « le paradoxe des jumeaux », selon lequel un homme envoyé dans l’espace à la vitesse de la lumière revient sur terre plus jeune que son frère resté sur Terre.
 
C’est bien un « pacte de lecture » singulier qu’induit la fiction en science. Elle implique un encadrement sémantique fort, un marquage précis du début et de la fin du « jeu ». Son fonctionnement permet de comprendre le discours scientifique non comme un miroir du réel, mais bien comme un effort de re-présentation et d’interprétation du monde, avec des outils fragiles, changeants, dont on peut retracer l’histoire. C’est dire que la fiction souffre de rester une catégorie négative, anhistorique et vaguement opaque. Elle n’est l’autre de la science que lorsqu’elle est réduite à la catégorie du faux et sert de faire-valoir à une science en cours de légitimation.
 
Si la fiction fait partie de la démarche scientifique et y participe comme instrument de la constitution des théories scientifiques, cela ne fait pas pour autant de la science une forme étrange de littérature. Car la fiction n’est en rien définitoire de la littérature. Mais la fiction est bien un élément commun à la science et à la littérature, l’un des terrains sur lesquels elles se rapprochent, échangent des techniques, parfois se recoupent. Où se situent les zones d’échange, les terrains partagés, les carrefours ? Depuis Holton et ses grands ouvrages sur l’imagination scientifique, depuis Hallyn et sa mise en évidence de processus cognitifs communs à la création littéraire et à la création scientifique, les frontières se sont ouvertes. Il y a au moins deux raisons de vouloir aujourd’hui poursuivre cette démarche, et rapprocher science et fiction. Pour les théoriciens de la littérature, l’enjeu est d’affirmer les capacités cognitives de la fiction, et par-delà, de la littérature. D’où une série d’études sur la littérature comme ressource, sur la fiction comme outil scientifique. Se dessine ainsi une histoire des usages de la fiction qui prend acte de l’historicité même de la notion, de ses effets sur le réel et de ses rapports avec la preuve[15]. Pour les philosophes et historiens des sciences[16], le rapprochement permet de redéfinir la science non plus comme processus inexorable de révélation de la vérité, mais comme fabrication exigeante et risquée des faits.
 
Université d’Oxford
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. X
 
 
Bibliographie succincte
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[1] Cet article reprend des éléments parus dans l’ouvrage Contes de la Lune, Essai sur la fiction et la science moderne, Gallimard, 2011, et dans les articles « Penser le ciel à l’âge classique : fiction, hypothèse et astronomie de Kepler à Huygens », Annales HSS, 2, 2010, p. 325-344 et « Ceci n’est pas une fiction », Vacarme, 54, 2011.
[2] Maurice Mandelbaum, Philosophy, Science and Sense Perception. Historical and Critical Studies. Baltimore, 1964, p. 88-112.
[3] C’est du moins ce qu’affirme Galilée dans le deuxième dialogue. Galilée, Dialogue des deux grands systèmes du monde, trad. P.-H. Michel, Hermann, Paris, 1966.
[4] Voir notamment Ladina Bezzola Lambert, Imagining the Unimaginable. The Poetics of Early Modern Astronomy, Rodopi, Amsterdam-New York, 2002.
[5] Sur cette question, voir les travaux de Frank Lestringant : L’atelier du cosmographe, Albin-Michel, Paris, 1991 ; Écrire le monde à la Renaissance. Quinze études sur Rabelais, Postel, Bodin et la littérature géographique, Paradigme, Caen, 1993 ; « Le Récit de voyage et la question des genres: l’exemple des Singularitez de la France Antarctique d’André Thevet (1557) », Revue française d’histoire du livre, 96-97, 1997, 249-64.
[6]Thomas Harriot, A Brief and True Report of the New Found Land of Virginia, New York, Dover Publications, 1972 [1580], Christophe Colomb, La découverte de l’Amérique, trad. [de l’espagnol] par Soledad Estorach et Michel Lequenne, Paris, La Découverte, 2002, Vol. I, Journal de bord et autres écrits, 1492-1493.
[7] Sur cette question voir Mary B. Campbell, Wonder & science: imagining worlds in early modern Europe, Cornell University Press, Ithaca; London, 1999 et Ladina Bezzola Lambert, Imagining the Unimaginable. The Poetics of Early Modern Astronomy, Rodopi, Amsterdam-New York, 2002.
[8]Pour Kepler, outre les références citées ensuite, nous nous appuyons sur Gerald Holton, « L’univers de Johannes Kepler : physique et métaphysique », in L’imagination scientifique, Gallimard, Paris, 1981,48-73 ; Bruce Stephenson, Kepler’s Physical Astronomy, Princeton University Press, 1987 ; Fernand Hallyn, La structure poétique du monde : Copernic, Kepler, Seuil, Paris, 1987 ; Judith V. Field, Kepler’s Geometrical Cosmology, Chicago University Press, Chicago, 1988 ; et James R. Voelkel, The Composition of Kepler’s Astronomia Nova, Princeton University Press, 2001.
[9] Voir Robert Lenoble, « L’évolution de l’idée de nature du XVIe au XVIIe siècle », Revue de métaphysique et de morale, 1953, pp. 108-29, p. 113.
[10] Nous nous limitons dans cet article à l’exemple de Kepler. Pour une étude de l’ensemble du corpus (notamment du corpus explicitement littéraire), voir notre ouvrage Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Gallimard, 2011.
[11] C’est Bruno Latour notamment qui a souligné le rôle crucial de la figuration dans le discours scientifique : « Sans les figurations, pas de science possible – qui donc irait habiter les lointains si l’on ne pouvait y déléguer des figurines, ces observateurs partiels ? » Bruno Latour, Résumé d’une enquête sur les modes d’existence, ou Bref éloge de la civilisation qui vient, texte préparé pour le colloque de Cerisy, « Exercices de métaphysique empirique », 23-30 juin 2007, chapitre 12 : « Avoir assez de sollicitude pour les êtres de fiction », p. 176.
[12] C’est ainsi que Fernand Hallyn nomme, après Peirce, le processus spécifique d’invention des hypothèses. Fernand Hallyn, La structure poétique du monde, op. cit., p. 9.
[13] Hans Vaihinger, Die Philosophie des “Als Ob”, Felix Meiner Verlag, Leipzig, 1923.
[14] Nancy Cartwright, How the Laws of Physics Lie, Clarendon Press, Oxford, 1983.
[15] Voir par exemple les travaux de Jean-Marie Schaeffer, Thomas Pavel, et Françoise Lavocat.
[16] Bruno Latour et Isabelle Stengers ont forgé le néologisme de “scientifiction”.
Frédéric Aït-Touati
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