Quand Kairos sait faire: l’herméneutique de la circonstance de Stanley Fish

image_pdfimage_print
À  François Rastier
I La lecture comme fitness
Un des grands représentants du pragmatisme américain, Richard Rorty, caractérise l’acte interprétatif par le fait de « beat the text into a shape which will serve [the reader’s] own purpose », par le fait donc de « malaxer le texte et de le reformer selon la configuration qui conviendra le mieux aux finalités du lecteur ». Dans cette conception, proche de celle de Fish, l’idée n’est pas d’être fidèle à un sens qu’il faudrait retrouver et qui existerait en soi, mais de prêter un sens qui servirait au mieux les intérêts du lecteur, ou, pour filer la métaphore du prêt bancaire, qui rapporterait le plus d’intérêts. C’est le sens le plus approprié qui est élu par le lecteur. Le sens n’est pas conçu comme exactitude mais comme aptitude, aptum, par rapport à une fin. La lecture peut ici être décrite comme une performance rhétorique semblable à celle des sophistes. Elle ne renvoie pas pour autant à une téléologie de la lecture puisque la fin n’est pas fixée à l’avance, in abstracto, elle dépend de circonstances données. On est ici proche d’une conception darwinienne de la lecture, en ce que le sens est élu en fonction de sa valeur adaptative, de sa fitness, non en vertu de sa valeur transcendantale, établie par des canons fixés en amont. De même que la fitness d’un génotype, selon Darwin, dépend de sa capacité d’adaptation à un environnement, Fish s’intéresse à l’actualisation du sens en fonction de son système de circonstances, ici institutionnelles, pour envisager en quoi le sens d’un texte n’est pas dévoilement mais instanciation.
En cela, la démarche de Fish est à penser sous le registre de « l’anti-fondationalisme » : « toute revendication de fondation transcendante de la pensée tient de l’imposture » (Yves Citton, préface à Fish, 15[1]) puisqu’on ne saurait dévoiler un sens valant pour tous, universellement, le sens ne valant que « circonstanciellement ». Fish est bien proche du pragmatisme de Rorty quand il soumet les interprétations non à des conditions de vérité mais de félicité (donc de fitness cognitif) : à chaque moment de l’histoire, seules certaines interprétations sont considérées recevables, les autres sont considérées irrecevables. On se situe ici par-delà le vrai et le faux[2], catégories auxquelles sont préférées l’opportun et l’inopportun, au sein d’un paradigme kairologique[3]. Congédier le vrai et le faux participe d’un rejet de l’essentialisme : il serait insensé de croire à un moi inconditionné (unconstrained[4]) : le moi, selon Fish, n’est pas « une entité indépendante mais […] une construction sociale dont les opérations sont délimitées par les systèmes d’intelligibilité qui l’informent » (74). Le moi est donc le produit d’une modulation, concept dont on verra qu’il est à entendre au sens de Simondon.
C’est à détailler cette modulation, dans nos comportements interprétatifs, que s’attache Fish, dont l’herméneutique n’est pas désolidarisée d’une morphologie, d’une pensée de l’individuation.  En prenant la mesure de la part du conditionnement dans nos comportements, Fish s’inscrit bien dans la kairologie, ouvrant des perspectives riches, Yves Citton y insiste, en pensant non en termes d’essences, ni d’identités, mais de « devenirs, de transformations, de réappropriations créatrices, de détournements imprévisibles » (24).
Ces réappropriations dépendent du kairos, de la situation qui prescrit une norme déterminant la disponibilité du sens d’un énoncé : « les phrases ne naissent qu’en situation et, à l’intérieur de ces situations, la signification normative d’un énoncé sera toujours évidente ou au moins accessible, même si, à l’intérieur d’une autre situation, ce même énoncé, qui ne sera plus le même, aura une autre signification normative non moins évidente et accessible. » (33). Si un sens est toujours donné en fonction d’un contexte, ce contexte est lui-même sujet à interprétation : le contexte est perçu en fonction de sa plus ou moins grande disponibilité pour l’interprétant. Le contexte qui apparaît « normal » n’est jugé tel que dans l’oubli de ce que son caractère de norme n’est pas transcendantal mais institutionnel. Le kairos pleinement institué a alors tendance à se faire oublier et à faire passer pour le registre de l’être ce qui est du registre du circonstancié : « si aucune institution n’est assez universellement valable et durable pour que les significations qu’elle habilite soient à jamais normales, certaines institutions ou formes de vie sont habitées si profondément que pour un grand nombre de gens, les significations qu’elles habilitent semblent « naturellement” disponibles et il faut un effort particulier pour voir qu’elles sont le produit de circonstances. » (35)
Si la dimension kairologique a tendance à se faire oublier, elle imprègne toujours le sens des énoncés. Nous ne sommes pas devant le texte ou devant le sens face à face, comme devant un objet, nous sommes immergés avec lui dans un système de circonstances. Le modèle sujet-objet des métaphysiques de la représentation, accrédité par la structure sujet-copule-prédicat des langues indo-européennes, qui tend à faire croire que l’on peut penser à une phrase in abstracto, comme dans le cas des exemples donnés dans les grammaires, ne permet pas de rendre compte de ce qui se produit dans l’opération herméneutique. En l’absence de tout contexte spécifique,  de tout kairos saillant, c’est un kairos statistique qui module le sens à donner à la phrase, qui informe la signification : « penser à une phrase indépendamment du contexte est impossible, et quand on nous demande d’examiner une phrase pour laquelle aucun contexte n’a été spécifié, nous l’entendons automatiquement dans le contexte où on l’a rencontrée le plus souvent. » (36)
  L’exemple qui a donné lieu au titre de l’un des articles de son livre, « Y a-t-il un texte dans ce cours ? », vient d’une question posée par une étudiante de Fish, qui ne croit pas que les textes existent autrement que dans l’appropriation qu’en font nos usages, à un collègue enseignant à la Johns Hopkins University. Le professeur n’a pas compris la question et répond : « Oui; c’est The Norton Anthology of Littérature ». L’étudiante lui signale qu’il n’a pas compris la question (« Non, non, je veux dire, dans ce cours, est-ce qu’on croit aux poèmes et à tout cela, ou est-ce qu’il n’y a que nous ? » (37). L’étudiante lui indique qu’il a fait erreur sur ce qu’elle voulait dire « mais cela ne veut pas dire qu’il a fait une erreur en combinant les mots et la syntaxe de l’étudiante en une unité sémantique » (38). L’erreur du professeur ne peut être apparentée à un calcul erroné, car la détermination du sens n’est pas de l’ordre du calcul combinatoire. Lire n’est pas calculer. Implicitement, Fish prend parti contre l’approche computationnaliste[5] de la cognition. Pour se corriger, et comprendre la question de l’étudiante, le professeur « doit opérer une autre (pré)détermination  de la structure d’intérêts dont la question est issue » (38), c’est-à-dire qu’il doit induire un autre horizon kairologique susceptible d’accueillir la question. Sinon, « the question does not fit » : « À l’intérieur des circonstances de l’énoncé qu’il a présupposées, les mots de l’étudiante sont parfaitement clairs, et elle lui demande simplement d’imaginer d’autres circonstances dans lesquelles les mêmes mots seraient également, mais différemment, clairs. » (39)
Ceux des collègues de Fish qui comprennent d’emblée la question sont ceux qui connaissent la position de Fish sur le sujet; ils ont donc pré-cartographié le système de circonstances dans lequel la question va prendre forme et sens : « Ils l’entendent venant de moi, dans des circonstances qui m’ont engagé à me prononcer sur un certain nombre de problèmes nettement délimités. » (40). Ainsi, ils sont capables de saisir le kairos de la question, de refaire le chemin qui l’a vue naître et se former. Entendre la question suppose alors de cartographier un parcours, de savoir d’où la question vient pour réaliser la morphogenèse de son sens. L’identification du contexte kairologique et la production du sens, son information, ont lieu dans le même temps : « Être dans une situation, c’est voir les mots […] comme déjà signifiants. » (41).
La conception de Fish, pour être mise en perspective, nécessite de faire une distinction d’ordre épistémologique pour examiner dans quel cadre on peut inscrire son geste. François Rastier a rappelé que deux problématiques se disputent l’histoire des idées linguistiques occidentales: la problématique logico-grammaticale (ou logico-combinatoire) et la problématique rhétorique/herméneutique. Il s’agit de comprendre pourquoi on doit rattacher l’entreprise kairologique de Fish à la seconde. La première met au premier plan le concept de signe, auquel correspond celui de signification, quand la seconde lui préfère celui de texte, auquel on associera le sens. La signification est le résultat d’un « processus de décontextualisation […] d’où son enjeu ontologique, puisque traditionnellement on caractérise l’Être par son identité à soi. » (Rastier, « Formes », 100) Contrairement à la signification, porteuse d’une ontologie qui prime les essences, le sens serait, selon nous, justiciable d’une kairologie qui prime les circonstances : « Le sens suppose en revanche une contextualisation maximale, aussi bien par l’étendue linguistique – le contexte, c’est tout le texte – que par la situation, définie par une histoire et une culture […]. » (F. Rastier, « Formes », 100) La signification est d’habitude conçue comme une relation, nous dirions une équation, le sens, comme un parcours : « leur identification et leur parcours restant d’ailleurs indissociables. » (F. Rastier, « Formes », 100) On se trouve ici au plus près de Fish. Quand l’ontologie logico-grammaticale confère aux unités textuelles « la discrétion et la présence, l’identité à soi et l’isonomie » (F. Rastier, « Formes », 100), la kairologie rhétorique/herméneutique prend acte du fait que les objectivités qu’elle élabore sont « continues, parfois implicites, varient dans le temps et selon leurs occurrences et leurs contextes, connaissent entre elles des inégalités qualitatives » (F. Rastier, « Formes », 100). Ainsi, la forme cognitive n’est pas une essence, elle n’est pas une unité discrète, semblable à elle-même, ce n’est pas une ontologie qui peut en rendre raison mais bien une morphologie, c’est pourquoi Rastier emprunte au vocabulaire de la Gestalttheorie : « les formes sont des figures contrastant sur des fonds. » (F. Rastier, « Formes », 100)
 Cet emprunt nous encourage bel et bien, pour caractériser la pensée de Fish, à avoir recours au concept simondonien d’individuation, lié lui-même à celui de modulation. C’est en effet ce dernier concept qui aide à comprendre ce que décrit Fish quand il se demande comment un collègue peut être capable d’identifier le sens de la question posée par son étudiante : « lorsque quelque chose change, tout ne change pas. Bien que sa compréhension des circonstances se transforme au cours de la conversation, mon collègue ne cesse pas de les comprendre comme « universitaires”, et à l’intérieur de cette compréhension continue (quoique modifiée), les directions que peuvent prendre ses pensées sont déjà strictement modifiées. » (42) De même, la modulation simondonienne rend compte du mouvement continu et progressif (« tout ne change pas ») d’une force qui s’exerce sur des matériaux comportant une certaine forme de résilience. C’est à l’intérieur de ces bornes que l’individuation, ici celle du sens, s’effectue :
Il continue à supposer […] que la question de l’étudiante a quelque chose à voir avec le monde universitaire en général et la littérature anglaise en particulier, et ce sont les rubriques organisatrices relatives à ces domaines d’expérience qui ont le plus de chances de lui venir à l’esprit. L’une de ces rubriques est «ce qu’il se passe dans les autres cours», et l’un de ces autres cours est le mien. Ainsi, selon un itinéraire qui n’est ni absolument indéterminé ni totalement balisé, il en vient à moi et à une nouvelle analyse de ce qu’a dit son étudiante. (42)
La morphogenèse du sens s’établit dans cet espace, entre liberté et nécessité, soit entre l’aléatoire et le mécanique, espace qui définit la condition herméneutique : « De même que les mots de l’étudiante n’amènent pas mon collègue à un contexte dont il dispose pourtant déjà, de même ils échouent à mener à sa découverte quelqu’un qui n’en est pas muni. Et pourtant, dans un cas comme dans l’autre, l’absence d’une telle détermination mécanique ne signifie pas que l’itinéraire parcouru soit aléatoire. » (45) Le sens ne se déchiffre pas de manière mécanique, car cela supposerait que l’interprétation s’effectue de manière discontinue, en deux phases disjointes, ce qui dégagerait le temps nécessaire pour un calcul. Or cette disjonction n’existe pas. Fish substitue à une discontinuité analytique un continu synthétique a priori, c’est-à-dire qu’il sous-entend que la synthèse du sens a pour transcendantal le système de circonstances façonné par les normes :
le problème de la communication tel qu’il est posé par quelqu’un comme Abrams n’en est pas un parce qu’il suppose une distance entre la réception d’un énoncé et la détermination de sa signification – une sorte d’espace mort entre le temps où l’on ne disposerait que des mots et celui où l’on s’efforcerait de les analyser. Si un tel espace existait, ce moment avant que ne commence l’interprétation, il serait alors nécessaire d’avoir recours à quelque procédure mécanique et algorithmique qui permettrait aux significations d’être calculées et aux erreurs d’être reconnues. Ce que j’ai démontré, c’est que les significations arrivent déjà calculées, non parce qu’il y aurait des normes incluses dans la langue, mais parce que la langue est toujours perçue, dès le départ, à l’intérieur d’une structure de normes. (48)
On passe d’un horizon de sens à un autre par une opération de modulation où les normes déjà existantes entraînent une résistance ; la matière en question n’est pas amorphe, contrairement au schéma hylémorphique d’Aristote, mais sémiotiquement formée et, en l’occurrence, normée : « Le passage d’une structure de compréhension à une autre n’est pas une rupture mais une modification des intérêts et des préoccupations déjà en place ; et puisqu’ils sont déjà en place, ils exercent une contrainte sur la direction de leur propre modification. » (48) Il faut bien sortir à la fois d’un modèle computationnel et d’un modèle mécanique, donc abandonner le motif de la combinatoire pour comprendre la saisie herméneutique. À l’instar de Simondon, qui rend raison de l’individuation d’après les concepts de la thermodynamique, il est possible de convoquer ici le même modèle théorique. Pour se garder de l’entropie, du désordre de l’incompréhension, comment s’en serait tiré un professeur ne connaissant pas les thèses de Fish ? Aurait-il pu aller plus loin que le quiproquo initial ?
La réponse est qu’il n’aurait tout simplement pas pu aller plus loin, ce qui ne signifie pas que nous sommes enfermés à jamais dans les catégories de compréhension dont nous disposons (ou dans les catégories qui disposent de nous), mais que l’introduction de nouvelles ou l’élargissement de nouvelles catégories pour inclure des données nouvelles doivent toujours venir de l’extérieur ou de ce qui est perçu, pour un temps, comme l’extérieur. (43)
Echapper à l’entropie nécessite un apport d’énergie extérieure pour produire l’intelligibilité adéquate : de nouvelles circonstances doivent être envisagées pour offrir au sens un cadre de réception pertinent. Le sens des mots ne peut devenir clair que quand ils seront lus d’après le système herméneutique dont ils sont issus : c’est-à-dire que pour produire la morphogenèse de ces formes, de ces figures de sens, il faut pouvoir en recréer le fond. Recréer ce fond suppose de se placer sous la tutelle d’une philosophie constructiviste, comme l’était justement celle de Kant. Ce paradigme n’est pas celui, contemplatif, de la theoria propre à Platon, où rien n’est construit, tout est donné, paradigme fonctionnant d’après le régime de la transparence. Ce paradigme, où rien n’est donné, tout est construit, se caractérise plutôt par un régime de l’obscurité, dont la tutelle est héraclitéenne. Le régime de la transparence, où l’obscurité, éventuelle, ne représente qu’un moment, justifie une démarche analytique : « capacité à discerner ce qui est déjà là » (62). Le régime où l’obscurité n’est pas contingente mais constitutive requiert « une capacité à savoir comment produire ce dont on peut dire, après coup, qu’il est là. L’interprétation n’est pas l’art d’analyser (construing) mais l’art de construire (constructing). » (62) Pour le dire autrement, mais avec Fish, « tous les objets sont faits et non trouvés » (68) Telle est la limite de la métaphore heideggerienne de la vérité comme dévoilement, qui décrit son herméneutique. Il ne faut sans doute pas se contenter d’abandonner la métaphore, mais renoncer à la quête de la vérité, car le sens n’est pas à dévoiler mais à produire. Il n’est pas, insistons-y, soumis à des conditions de vérité (il ne fait pas l’objet d’une reconnaissance) mais, on l’a dit, de félicité (il fait l’objet d’une production qui peut rater, quand le sens ne prend pas[6] : « it does not make sense »).
Si l’on choisit, à l’instar de Wittgenstein et de Stanley Cavell[7], de faire confiance au langage ordinaire afin d’en rapatrier la sagesse, on est tenté de dire que le sens se fait en nous, il n’est pas déjà là, séparé, à reconnaître. C’est ici que l’on peut introduire la distinction pratiquée par Fish entre démonstration et persuasion, protocoles qui ne reposent pas sur le même type de fitness, d’adéquation :
Dans le modèle de la démonstration, notre tâche est d’être adéquat à la description d’objets qui existent indépendamment de nos activités; […] quoi que nous fassions, les objets de notre attention conservent leur séparation ontologique et continuent à être ce qu’ils étaient avant qu’on les aborde. Dans le domaine de la persuasion, en revanche, nos activités sont directement constitutives de ces objets, des termes dans lesquels ils peuvent être décrits et des standards au moyen desquels ils peuvent être évalués. (95)
L’herméneutique appartient bien au registre de la persuasion, car le sens est inhérent à notre activité interprétative. Il convient donc d’abandonner le modèle de la démonstration, et ses présupposés « essentialistes » (96) d’après lesquels « la littérature est un monolithe dont les caractéristiques sont découvertes et évaluées au moyen d’un unique ensemble d’opérations » (96). L’essentialisme du modèle démonstratif repose ici sur un universalisme, en l’occurrence l’isonomie postulée des normes d’évaluation de l’objet littéraire. Or cet universalisme doit s’effacer devant la ramification kairologique des normes ; cette attitude restaure, dans le même geste, la place du critique dont le travail n’est pas annexe à l’existence de l’œuvre. La critique, l’interprétation n’est pas une activité discrète, indépendante du texte, mais constitutive de son avènement comme œuvre. Le critique participe ainsi à la co-production du texte, comme l’être vivant participe à la co-production de son milieu, comme l’embryon participe à la co-production de sa matrice :
Le critique n’est plus l’humble serviteur de textes dont la gloire existe indépendamment de tout ce qu’il peut faire; c’est ce qu’il fait, à l’intérieur des contraintes incluses dans l’institution littéraire, qui fait naître les textes et les rend disponibles à l’analyse et à l’évaluation. La pratique de la critique littéraire n’est pas une chose dont on doit s’excuser; elle est absolument essentielle, non seulement à la perpétuation, mais à la production même des objets de son attention. (97. Nous soulignons)
Le faire naître est à saisir au plus près de la métaphore embryologique. L’argumentaire de Fish doit selon nous se comprendre d’après cette analogie où, de même qu’il faut congédier l’idée de code génétique pour rendre raison de la production des formes de l’individu, il faut renoncer à recourir à des normes posées a priori, en amont des circonstances d’interprétation car le sens est co-créé par son environnement, qu’il marque de son empreinte en retour. Par conséquent, on ne saurait trop insister sur « le pouvoir des circonstances sociales et institutionnelles, capables d’établir des normes de comportement, non en dépit, mais à cause de l’absence de normes transcendantales. » (101)
II Le sens comme affordance
  Fish affirme avec force que ce faire-naître du sens n’est pas de l’ordre du conférer, qui impliquerait une procédure d’interprétation en deux phases où l’interprétant  envisagerait un énoncé, puis lui attribuerait une signification. Elle appartient au régime de l’affordance, défini par Gibson[8]. Citons d’abord Fish : « on entend un énoncé à l’intérieur d’une connaissance de ses finalités et implications et non comme un préliminaire à la détermination de celles-ci, et que l’entendre ainsi, c’est déjà lui avoir assigné une forme et donné une signification. » (37) La perception d’un objet n’est pas découplée de l’examen de ses potentialités d’action. Le percevoir est déjà orienté vers un faire. « Les affordances [ou invites] d’un environnement, écrit Gibson, sont ce qu’il offre à l’animal, ce qu’il lui procure ou lui fournit, en bien ou en mal. » (Gibson, 127. Nous traduisons). En cela, Gibson reprend les thèses des gestaltistes, dont on a vu qu’elles pouvaient être rapprochées de l’herméneutique de Fish :
pour les gestaltistes, la perception d’autrui est directe, parce qu’elle ne se laisse pas séparer […] des autres caractéristiques du champ prises comme telles. En ce sens, la perception d’autrui n’est pas analytique, elle est physionomique: ce n’est pas la saisie d’une morphologie pure, que suivrait dans un second temps une interprétation […]. L’expérience ouvre ici sur une dimension spécifique, irréductible aux autres. […] Nous ne nous posons pas la question d’un report de nos impressions visuelles dans quelque monde différent (celui des impressions subjectives de notre vis-à-vis), nous ne séparons pas ici l’expérience subjective, au sens étroit du terme, de ce courant perceptif qui ouvre sur la présence corporelle d’autrui. (Rosenthal et Visetti, 197)
Ainsi, l’approche de Gibson peut en grande partie se lire comme une reprise des conceptions de Köhler, pour qui la perception instantanée des valeurs, au sein des caractéristiques sensibles de l’objet, ne peut se comprendre que sur le partage d’un dénominateur commun d’objectivité, ce qui a conduit à avancer qu’il présuppose cette « perception immédiate comme conditionnée dès le départ par toutes les diverses façons dont ses valeurs et qualités l’impliquent effectivement » (Morgagni, 5). De fait, l’adjectif « immédiate » induit en erreur, car on voit bien qu’il n’y a de perception que médiatisée par des circonstances et conditions. Le tort de Gibson est probablement d’avoir marginalisé la socialité (voir Morgagni, 7-8) de l’affordance au contraire de Fish qui aurait détaillé les modalités du passage de cette dernière en  régime textuel. Le pouvoir de la médiation, du conditionnement, s’exerce de manière hétérogène et cette disparité n’échappe pas à Fish qui, signalant que les contextes d’interprétation sont diversement disponibles, en conclut que la probabilité qu’un énoncé soit entendu dans une perspective plutôt que dans une autre n’est pas la même (34). À l’isonomie analytique du point de vue logico-grammatical, Fish préfère l’hétéronomie kairologique de l’approche rhétorique/herméneutique, faisant fonds sur la variété des affordances. Les contextes invitent à lire différemment le sens; en fonction des circonstances, ce dernier n’offre pas la même prise à l’interprétation. L’ergonomie d’un texte n’est donc pas fixe, mais modulable, manière de dire que l’interprétation ne se fait pas à partir de l’ergon, de l’œuvre achevée, elle participe de l’energeia de l’œuvre dont elle est co-créatrice.
De même que l’œuvre n’est pas figée et abstraite de l’activité herméneutique, de même les preuves susceptibles d’être utilisées pour trancher un débat critique ne sauraient se poser en arbitre capable d’adopter un point de vue surplombant ou détaché de la situation ; elles y sont immergées, contrairement à ce que prétend pratiquer le New Criticism : « une preuve disponible en dehors de toute croyance particulière est appelée pour arbitrer entre des croyances, ou, comme on les appelle dans les études littéraires, des interprétations rivales. » (92). Fish conteste habilement cette procédure en expliquant que les controverses critiques produisent rarement des preuves différentes ; elles apportent bien plutôt des positions divergentes sur la preuve : « l’activité critique n’est rien d’autre que cela, la tentative d’une partie de modifier les croyances d’une autre partie, de sorte que la preuve invoquée par la première soit vue comme une preuve par la seconde. » (92) Le New Criticism postule que l’invite des preuves (« disponible ») est découplée de toute valeur qui les conditionnerait, alors même que leur affordance est corrélée au système d’interprétation qui leur donne valeur de preuves.
C’est ici que l’on retrouve la distinction entre le modèle de la démonstration, adopté par le New Criticism, et le modèle de la persuasion, dont nous nous faisons, à la suite de Fish, le chantre. Dans le modèle de la démonstration, les interprétations avancées sont validées ou contestées «par des faits qui sont spécifiés de manière indépendante.» (92) Le modèle promu par Fish, de la persuasion, se fonde sur l’invite des faits convoqués, sur leur affordance. D’après ce paradigme, « les faits qu’on invoque ne sont disponibles que parce qu’une interprétation (au moins dans ses grandes lignes) a déjà été présupposée. » (93. Nous soulignons) Quand la démonstration repose sur une épistémologie du progrès continu et linéaire, des commentaires vers une entité fixe et invariante (le vrai sens d’un texte), la persuasion a pour socle une épistémologie révolutionnaire, où « un point de vue vient déloger un autre point de vue, apportant avec lui des entités qui n’étaient pas disponibles auparavant. » (93. Nous soulignons)
En conclusion : pour une écologie des objets culturels
La disponibilité des entités à interpréter relie bien le positionnement critique de Fish à la théorie des affordances. Si des chercheurs ont insisté sur le fait que la perception des affordances est filtrée par un processus historique et culturel[9], Fish l’a démontré pour la théorie de la lecture. Il a donc notablement enrichi la problématique des dynamiques d’investissement se déployant entre un organisme et son environnement, dans le cadre d’une écologie des objets culturels et de la phénoménologie de l’attention qu’elle induit.
Bibliographie
S. Cavell, Qu’est-ce que la philosophie américaine ?, trad. fr. de C. Fournier et de S. Laugier, Paris, Gallimard, Folio essais, 2009.
S. Fish, Quand lire, c’est faire, préface d’Y. Citton, trad.fr. par E. Dobenesque, Paris, Les prairies ordinaires, 2007.
J. J. Gibson, The ecological approach to visual perception, Boston, Houghton Mifflin, 1979.
S. Morgagni, « Repenser la notion d’affordance dans ses dynamiques sémiotiques », Intellectica, 55, 2011.
F. Rastier, « Formes et textualité s», Langages, n°163, 2006.
F. Rastier, Sémantique et recherches cognitives, Paris, Puf, [1991] 2010.
V. Rosenthal et Y.-M. Visetti, « Sens et temps de la Gestalt », Intellectica, 28, 1999.
S. Raudaskoski, « The Affordances of Mobile Application », Proceedings of the Workshop on Technology Interaction and Workplace Studies, 08-09, 2003.

[1] Quand il n’y a pas d’autre indication qu’un numéro de page, la référence renvoie à cet ouvrage de Fish, indiqué en bibliographie.
[2] Expression que j’emprunte à Alain Roger.
[3] La kairologie est un positionnement épistémologique qui, comme l’article l’expose plus loin, privilégie les circonstances aux essences. Nous terminons actuellement un ouvrage qui tente d’en retracer, à grands traits, l’histoire et les enjeux.
[4] Cité par Yves Citton qui se réfère au texte original quand nous nous fondons sur la traduction française.
[5] François Rastier a bien développé ce point : « le contexte linguistique et non linguistique est, en tant qu’interprétant, constitutif du « message”. […] Bref, la performance linguistique consiste à s’adapter à une situation dont les paramètres échappent au paradigme calculatoire. » (Rastier, Sémantique, 13.)
[6] Comme quand la mayonnaise rate sa morphogenèse et ne prend pas.
[7] Voir Stanley Cavell, « La quotidienneté comme chez-soi », (Canvell, 48-53)
[8] Gibson dont Rastier se sent également proche : « nous nous plaçons dans une perspective écologique (au sens de Gibson) plutôt que logique. Une telle perspective est d’ailleurs requise avec une insistance croissante par des chercheurs qui se réclament de la recherche cognitive, notamment en ergonomie et en anthropologie (disciplines pour lesquelles le contexte n’est pas une simple variable) ». (Rastier, Sémantique, 13)
[9] C’est le cas de Sanna Raudaskoski. Voir son article, indiqué en bibliographie et  le commentaire de Simone Morgagni (Morgagni, 13).
Plus de publications

Thomas Vercruysse est actuellement chercheur postdoctorant à l’Université du Luxembourg. Membre du groupe Valéry de l’ITEM/CNRS et correspondant étranger de la revue "Aisthesis", ses recherches portent sur les liens entre esthétique et épistémologie. Il s’apprête à publier un essai chez Droz, "La cartographie poétique - Tracés, diagrammes, formes, Valéry, Artaud, Mallarmé, Michaux, Segalen, Bataille". Principales publications :
- "Parole de la mère et symbolisme du père dans la poésie de Vénus Khoury-Ghata" in "Paroles, langues et silences en héritage", Caroline Andriot-Saillant (éd.), Clermont-Ferrand, PUBP, 2009 - "La peau et le pli : Bernard Noël, pour une poétique de la réversibilité" in Lendemains, 2009, Tübingen, Gunter Naar, 2009.
- "La bêtise selon Valéry et l’idiotie de Valéry". Colloque "bêtise et idiotie" tenu à Nanterre en octobre 2008, organisé par Nicole-Jacques Lefèvre et Marie Dollé (actes à paraître).
- "Intensité et modulation : Valéry à la lumière de Deleuze" Colloque "L’intensité : formes, forces et régimes de valeurs", tenu à Poitiers en juin 2009, organisé par Colette Camelin et Liliane Louvel (actes à paraître dans "La Licorne"). Editions :
- Tome XII des Cahiers de Valéry, à paraître chez Gallimard en 2011. "Georges Bataille philosophe", Franco Rella, Susanna Mati, Vrin. A paraître en mars 2010.
- « Paul Valéry- Identité et analogie », Valérie Deshoulières et Thomas Vercruysse (éd.), revue Tangence (à paraître).

Thomas Vercruysse

Thomas Vercruysse est actuellement chercheur postdoctorant à l’Université du Luxembourg. Membre du groupe Valéry de l’ITEM/CNRS et correspondant étranger de la revue "Aisthesis", ses recherches portent sur les liens entre esthétique et épistémologie. Il s’apprête à publier un essai chez Droz, "La cartographie poétique - Tracés, diagrammes, formes, Valéry, Artaud, Mallarmé, Michaux, Segalen, Bataille". Principales publications : - "Parole de la mère et symbolisme du père dans la poésie de Vénus Khoury-Ghata" in "Paroles, langues et silences en héritage", Caroline Andriot-Saillant (éd.), Clermont-Ferrand, PUBP, 2009 - "La peau et le pli : Bernard Noël, pour une poétique de la réversibilité" in Lendemains, 2009, Tübingen, Gunter Naar, 2009. - "La bêtise selon Valéry et l’idiotie de Valéry". Colloque "bêtise et idiotie" tenu à Nanterre en octobre 2008, organisé par Nicole-Jacques Lefèvre et Marie Dollé (actes à paraître). - "Intensité et modulation : Valéry à la lumière de Deleuze" Colloque "L’intensité : formes, forces et régimes de valeurs", tenu à Poitiers en juin 2009, organisé par Colette Camelin et Liliane Louvel (actes à paraître dans "La Licorne"). Editions : - Tome XII des Cahiers de Valéry, à paraître chez Gallimard en 2011. "Georges Bataille philosophe", Franco Rella, Susanna Mati, Vrin. A paraître en mars 2010. - « Paul Valéry- Identité et analogie », Valérie Deshoulières et Thomas Vercruysse (éd.), revue Tangence (à paraître).