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Sciences, évolution et eugénisme dans Le Cimetière de Prague : construction du monstre juif et naissance de l’antisémitisme

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« L’antisémitisme, c’est la rumeur qui court à propos des juifs »[1]
Theodor Adorno
 
En 1802 naît le néologisme « biologie » sous la plume de Jean-Baptiste de Lamarck, marquant ainsi le début d’un lien profond entre la biologie et la littérature. Nombre de romans du XIXe et du XXe explorent les questions soulevées par les sciences du vivant, en particulier celles qui touchent à l’hérédité, à l’eugénisme, au racisme, à la sélection naturelle et aux tensions entre l’inné et l’acquis.En 2003, alors que les recherches scientifiques rendent possible le séquençage complet du génome humain, la question génétique fait encore penser les écrivains. Allant de pair avec l’avancée des connaissances, de nouvelles problématiques liées à l’hérédité, à la génétique et à l’évolution surgissent. Ces problématiques, qui sont d’ordre scientifique, mais aussi moral, politique et social, ont d’importantes répercussions sur la littérature. Si les formes dans lesquelles elles s’investissent sont multiples – discourss racistes, univers déterministes, fictions dystopiques sur le clonage –, elles soulèvent des questions récurrentes : la filiation, les bifurcations dans l’évolution, le hasard. Comme l’écrit Jean-François Chassay dans La littérature à l’éprouvette, l’objectif de ces fictions n’est pas de vulgariser les sciences, mais de les utiliser afin de réfléchir à la façon dont elles modifient nos perceptions, notre rapport au monde et au langage (p. 23).
 
Même s’il n’aborde pas de front les savoirs du vivant, Le Cimetière de Prague – sixième roman d’Umberto Eco – permet de comprendre l’effet qu’ont eu ces sciences sur les discours sociaux du XIXe siècle. Les savoirs du vivant ont en effet nourri un « imaginaire du gène » dont le roman se fait l’écho, ce qui permet de le lire comme un roman sur la haine raciale et sur l’arbitraire du discours antisémite. Pour mettre en évidence cet imaginaire, on étudiera la place du discours scientifique dans le roman et dans l’imaginaire social de l’époque. On verra comment le discours antisémite inscrit dans la doxa de l’époque puise, à même la théorie scientifique (par effet d’interdiscursivité), des stéréotypes et des raccourcis de pensée qui vont contribuer à l’élaboration d’un faux document, Les Protocoles des Sages de Sion, dont l’impact majeur sur l’histoire du XXe siècle sera majeur.
 
Récit historique foisonnant et complexe, Le cimetière de Prague est construit comme un roman-feuilleton du XIXe siècle. Fondé en partie sur le journal tenu en 1897-1898 par le « capitaine » Simonini – un faussaire italien réfugié à Paris, troublé par d’étonnants trous de mémoire et par l’intrusion, dans son appartement et dans son propre journal, d’un mystérieux alter ego, l’abbé Dalla Piccola -, ce roman narre la haine ordinaire et arbitraire que voue le personnage principal à tout être vivant quelque peu différent de lui-même. Horreur de la différence et misanthropie fondent le discours haineux du personnage qui trouvera dans l’antisémitisme matière à se développer.
 
La vision du monde de Simonini, Piémontais né en 1830, est façonnée autant par la haine du clergé de son père révolutionnaire que par celle de son grand-père réactionnaire à l’égard des Juifs[2] et des francs-maçons. Les aventures de Simonini, motivées par le désir d’écrire la parfaite théorie du complot, le conduisent à défendre, dans un esprit purement conservateur, la stabilité des gouvernements contre les éléments perturbateurs de la société, à savoir les révolutionnaires, les républicains, les libéraux, les anarchistes, les communistes et les étudiants. En même temps, son travail vise à renforcer le pouvoir des élites (les catholiques, les jésuites et les francs-maçons) pour lesquelles les Juifs sont d’excellents boucs émissaires. Influencé par la prose d’Eugène Sue et d’Alexandre Dumas, Simonini développe progressivement la trame des Protocoles de la réunion des rabbins dans le cimetière de Prague, qui est au cœur de toutes les intrigues du roman. Se remémorant son parcours, Simonini lève finalement le voile sur sa participation plus ou moins directe à des événements historiques, mais aussi sur des actes qu’il est incapable d’assumer.
 
1. Statut de la science et imaginaire du gène
Jean-François Chassay a montré que le processus de mythification ou de fictionnalisation des grandes figures de la science était significatif dans le roman d’Eco. Comme il l’écrit, « la fiction, comme le mythe, raconte ce qui ne peut se dire autrement. Examiner les contours imaginaires d’un personnage historique offre une vue oblique de la connaissance où les saillies servent à mettre en relief les interrogations vives d’une époque qui, à travers la fiction, finit par être toutes les époques » (Si la science m’était contée, p. 14). Dans Le Cimetière de Prague, Eco utilise les figures de scientifiques comme embrayeurs narratifs pour mettre en lumière le rôle de la science au cœur des tensions sociales (ibid., p. 17-18).
Pourtant, ce qui frappe d’emblée dans le roman, c’est l’absence quasi-totale des personnages de scientifiques; au point que cette absence en devient intrigante.
 
L’univers social dans lequel évolue le capitaine Simonini, même s’il inclut une multitude de personnages – tous historiques, aux dires d’Umberto Eco (Cimetière, p. 561) – et qu’il présente un large éventail de professions, reste dominé par la religion et le politique. En effet, ce notaire hors de l’ordinaire rencontre nombre de personnes d’influence au cours de ses missions, qui lui permettent de pénétrer les sphères du pouvoir dominées par le clergé catholique et les gouvernants. Les quelques mentions faites ici et là d’artistes, d’écrivains ou de philosophes viennent renforcer cette description fortement sociologique (quasi bourdieusienne) des sociétés française et italienne. Des prolétaires, presque aucun mot. Non plus que des scientifiques. Ce qui n’empêche pas la présence dans le roman de quelques figures de savants, rapidement évoquées : le chimiste Berthelot, le docteur Charcot et ses hystériques, quelques médecins fréquentant un restaurant qu’affectionne Simonini, Chez Magny. Si la médecine de l’esprit et la chimie sont mentionnées, la biologie, la physique et la thermodynamique sont ignorées. Pourtant, à cette époque, Pierre et Marie Curie travaillent sur la radioactivité, Louis Pasteur met à mal les thèses sur la génération spontanée et Charles Darwin publie sa théorie de l’évolution.
 
Si les scientifiques sont peu présents dans le roman d’Eco, en revanche, plusieurs représentants des sciences sociales, comme Freud ou Marx, apparaissent de façon récurrente. Mais la religion est, de tous les discours à s’être intéressés à la définition de l’humain, celui qui domine le paysage social, ancrant dans le roman une vision transcendantale du déterminisme, fondée sur l’idée que l’homme a été créé à l’image de Dieu. Si la science s’efface ainsi au profit de la religion, c’est qu’elle est incompatible avec la forte idéologie conservatrice du pouvoir et avec l’immobilisme social qu’il propage.
 
Une figure située à la frontière des sciences sociales et de la biologie, apparaît dès le début du roman. Il s’agit de Joseph Gobineau (Cimetière, p. 20), auteur de la théorie la plus complète du racisme, l’Essai sur l’inégalité des races humaines, dans lequel il mêle analyse raciale et nationalisme. Dans cet ouvrage où les termes de « race », de « nation », de « société distincte » ou de « peuple » sont synonymes, Gobineau théorise les causes de la chute des civilisations, sur fond d’un imaginaire de la fin :
 
La chute des civilisations est le plus frappant et en même temps le plus obscur de tous les phénomènes de l’histoire. En effrayant l’esprit, ce malheur réserve quelque chose de si mystérieux et de si grandiose, que le penseur ne se lasse pas de le considérer, de l’étudier, de tourner autour de son secret. Sans nul doute, la naissance et la formation des peuples proposent à l’examen des observations très remarquables […], mais quand, après un temps de force et de gloire, on s’aperçoit que toutes les sociétés humaines ont leur déclin et leur chute […] alors on reconnaît, non sans une certaine épouvante philosophique, avec combien de rigueur la parole des prophètes sur l’instabilité des choses s’applique aux civilisations comme aux peuples, aux peuples comme aux États, aux États comme aux individus, et l’on est contraint de constater que toute agglomération humaine, même protégée par la complication la plus ingénieuse de liens sociaux, contracte, au jour même où elle se forme, et caché parmi les éléments de sa vie, le principe d’une mort inévitable. (39)
 
À ce phénomène social, Gobineau attribue une cause, à savoir que « les nations meurent lorsqu’elles sont composées d’éléments dégénérés » (p. 58, l’auteur souligne). Ainsi, la dégénérescence se produirait lorsqu’un « peuple n’a plus la valeur intrinsèque qu’autrefois il possédait, parce qu’il n’a plus dans ses veines le même sang, dont des alliages successifs ont graduellement modifié la valeur » (ibid.). En ce sens, la chute de la civilisation serait provoquée par des « éléments hétérogènes qui prédominent désormais en lui » et qui « composent une nationalité toute nouvelle et bien malencontreuse dans son originalité » (ibid., p. 59). Gobineau ne laisse de souligner « l’inégalité des races » entre elles, se basant notamment sur les stéréotypes et les préjugés véhiculés par l’opinion publique :
 
Chaque nation a toujours su, à côté du dogme libéral de la fraternité, maintenir, auprès des noms des autres peuples, des qualifications et des épithètes qui indiquaient des dissemblances. […] Les Alexandrins passaient pour spirituels, insolents et séditieux. Au Moyen Âge, les monarques anglo-normands taxaient leurs sujets gallois de légèreté et d’inconsistance d’esprit. Aujourd’hui, qui n’a pas entendu relever les traits distinctifs de l’Allemand, de l’Espagnol, de l’Anglais et du Russe ? Je n’ai pas à me prononcer sur l’exactitude des jugements. Je note seulement qu’ils existent, et que l’opinion courante les adopte. Ainsi donc, si, d’une part, les familles humaines sont dites égales, et que, de l’autre, les unes soient frivoles, les autres posées; celles-ci âpres au gain, celles-là à la dépense; quelques-unes énergiquement amoureuses des combats, plusieurs économes de leurs peines et de leurs vies, il tombe sous le sens que ces nations si différentes doivent avoir des destinées bien diverses, bien dissemblables, tranchons le mot, bien inégales. Les plus fortes joueront dans la tragédie du monde les personnages des rois et des maîtres. Les plus faibles se contenteront des bas emplois. (p. 69)
 
Laissant le personnage historique derrière lui, Eco se sert, pour les besoins de la fiction, des spéculations et des écrits de Gobineau, dont le nom est en dernier ressort « indissociable d’une invention, d’une découverte qui a provoqué une modification de paradigme, dont les effets se font sentir au long de la fiction ». (Chassay, Si la science, p. 17-18). Le roman d’Eco s’inscrivant dans un univers prégénétique — c’est-à-dire avant la parution, et surtout, avant la réception de l’article de Mendel —, il attribue aux thèses de Gobineau la fonction d’annoncer les théories sur la dégénérescence et sur l’eugénisme qui se développeront bientôt sur la base de conceptions très approximatives, sinon fausses, de l’hérédité. L’univers romanesque du Cimetière de Prague reprend ce discours, qu’il met en scène à travers des personnages « hors norme », à savoir des hystériques, des criminels, des prostituées et des révolutionnaires. Autrement dit, des éléments potentiellement perturbateurs qu’il est essentiel, pour le pouvoir qui veut éviter la contamination, de tenir à l’écart en les isolant dans des hospices. C’est ce que souligne la présence du discours médical dans le roman, qui met en lumière un autre mal sociétal, la folie, et ses implications sociales.
 
Le XIXe siècle du Cimetière de Prague donne à lire, sous une forme inachevée, les questionnements contemporains sur les limites d’action de la médecine, sur la définition de la guérison et sur notre droit d’intervenir sur la nature. Au fondement des débats génétiques, se trouve la tension entre l’inné et l’acquis, entre nature et la culture, entre le religieux (qui préserve les droits divins) et le scientifique (qui désire percer les secrets de la nature). La tension entre le biologique et le social, , notamment dans la construction fictionnelle d’une théorie du complot juive, permet d’activer plusieurs éléments constitutifs de l’imaginaire du gène. De cet imaginaire participe également l’absence de questionnements éthiques de la part des protagonistes ou de réflexion sur les conséquences de leurs actes. Enfin, tout un autre pan du roman – construit autour de la problématique de la filiation et de l’hérédité avec, notamment, le fort questionnement identitaire du capitaine Simonini – reprend lui aussi des éléments propres à la constellation du gène.
 
Bien que le terme « gène » ne soit pas utilisé une seule fois dans le roman, l’imaginaire qui se déploie autour de lui est bien présent en sous-texte. Ainsi, dans la scène, datée de 1860, où le capitaine Simonini se retrouve sur un bateau avec le célèbre écrivain français Alexandre Dumas, qui est mulâtre. Il se rappelle une anecdote entendue à Paris à son sujet :
 
un muscadin à Paris, en [la présence de Dumas], avait fait malignement mention de ces théories de la dernière actualité qui voyaient un lien entre l’homme primitif et les espèces inférieures. Et lui, il avait répondu : « Oui, monsieur, moi, je descends du singe. Mais vous, vous y remontez ! (Cimetière, p. 154)
 
Cette brève référence aux théories de l’évolution, publiées l’année précédente par Charles Darwin, souligne d’une part le racisme et l’idéologie colonialiste qui imprègnent le discours social de l’époque et, de l’autre, elle permet de mettre à distance ce schème de pensée, par usage de l’ironie, qui le retourne contre l’interlocuteur. Dans le même épisode, Simonini mentionne que la spécialité du cuisinier est les asperges aux petits pois, mais qu’il n’y a pas l’ombre d’un petit pois dans ce plat (Cimetière, p. 154). Impossible ici de ne pas penser aux petits pois de Mendel, qui n’apparaîtront que six ans plus tard, dans un article qui aura l’avenir que l’on sait. Peu de temps après, les marins s’excitent, car ils ont pêché une immense tortue de mer (ibid., p. 156), qui rappelle aux lecteurs les îles Galapagos et Darwin. Enfin, lorsqu’on apprend que le bateau sur lequel vogue Simonini s’appelle l’Emma, du nom de la femme de Darwin, on ne doute plus qu’un imaginaire du gène fonctionne bien en sous-texte, offrant au lecteur une autre interprétation des discours maladifs et délirants du capitaine Simonini.
 
Dans cette optique, l’évocation de Charles Darwin est éclairante pour la question de l’antisémitisme. Rappelons qu’une certaine lecture sociologique des théories de l’évolution déboucha sur l’affirmation que seuls les plus forts ont le droit de survivre (Spencer), qu’une interprétation iéologique des théories de l’hérédité donna naissance à l’eugénisme de Galton (le cousin de Darwin), dont la pensée nazie s’empara pour servir ses propres objectifs (Chassay, Si la science, p. 139). Finalement, la référence implicite à l’Origine des espèces de Darwin fait apparaître le discours antisémite comme une distorsion des théories de l’évolution, une forme de résistance réactionnaire à l’avancée des connaissances et à la science.
 
2. La construction du discours antisémite
Dès le début du roman, le ton est donné par la charge haineuse du personnage principal à l’égard, dans l’ordre, des Juifs, des Allemands, des Français, des Italiens, des prêtres, des Francs-Maçons et des femmes. Mais la principale cible de sa haine, ce sont les Juifs. Cette haine trouverait son origine dans sa famille : le grand-père du notaire lui aurait inculpé tout au long de son enfance un dégoût et une peur maladive à leur égard. Il les décrivait en effet comme des créatures sanguinaires maudissant les chrétiens et souhaitant leur extermination (Cimetière, p. 84). A la place du Bonhomme Sept Heures, il utilisait d’ailleurs la figure fictive d’un criminel juif du nom de Mordeïcai (ibid., p. 82). Dans l’imaginaire de Simonini, les Juifs prennent la forme de monstres, à la fois par leur laideur physique et leur absence de moralité :
 
Ces yeux qui t’espionnent, trompeurs à te faire blêmir, ces lèvres de hyène retroussées sur leurs dents, ces regards lourds, viciés, abrutis, ces plis toujours inquiets entre nez et lèvres, leur nez, ce nez comme le vilain bec d’un oiseau austral. […] Fébrile, [l’œil] roule dans la pupille couleur de pain grillé et révèle des maladies du foie corrompu par les sécrétions dues à une haine de dix-huit siècles […] Le Juif, outre qu’il est vaniteux comme un Espagnol, ignorant comme un Croate, cupide comme un Levantin, ingrat comme un Maltais […] il est adultère par irréfrénable rut. (Cimetière, p. 17)
 
Cette tirade hyperbolique montre que les préjugés du capitaine Simonini à l’égard des Juifs sont de nature fictionnelle; d’ailleurs, il n’en a rencontré que deux dans toute sa vie : une jeune fille dans un ghetto à Turin, qui l’a ignoré (Cimetière, p. 87) et un médecin autrichien dans un restaurant, un illustre inconnu du nom de Froïde, dans lequel le lecteur devrait reconnaître sans mal le docteur Freud.
 
La vision de Simonini s’appuie sur une application du discours biologique aux nations. Pour ce personnage profondément misanthrope, dont la pensée fait écho aux théories de Joseph Gobineau, les peuples établis en société auraient des attributs biologiques et psychologiques propres. Il d’ailleurs pas plus tendre à l’égard des autres civilisations qu’à l’égard des Juifs, les Allemands en particulier n’échappent pas à son racisme virulent :
 
Un Allemand produit en moyenne le double de matières fécales qu’un Français. Hyperactivité de la fonction intestinale au détriment de la cérébrale, ce qui démontre leur infériorité physiologique. […] Et comme si ça ne suffisait pas : la bromidrose est typique de l’Allemand, autrement dit l’odeur dégoûtante de la sueur, et il est prouvé que l’urine d’un Allemand contient vingt pour cent d’azote, tandis que celle des autres races, quinze seulement. (Cimetière, p. 19)
 
L’utilisation d’un langage d’apparence scientifique vient ici renforcer l’autorité des « faits » (d’une objectivité douteuse) évoqués par le capitaine et fait écho au discours réel des scientifiques de cette période. Les arguments avancés visent à démontrer que l’appartenance à une civilisation serait héréditaire plutôt que religieuse ou culturelle, ce qui rend possible l’attribution d’un caractère biologique propre au peuple juif. Dès lors, l’identité juive prend un caractère essentialiste : il devient impossible, du moins en théorie, de devenir Juif ou de ne plus l’être, que ce soit par conversion au catholicisme ou par adoption d’un mode de vie européen. D’ailleurs, pour Simonini, la puanteur « naturelle » du Juif provient non seulement de son alimentation, mais aussi de sa race et de son sang infecté (Cimetière, p. 59). Mais, l’épreuve de la réalité viendra à plusieurs reprises modifier sa perception, car ni le docteur Freud ni l’agent secret d’origine juive dont il fait la rencontre ne correspondent à ces stéréotypes. Son dégoût n’en demeure pas moins viscéral : ainsi, lorsqu’il découvre que Diana – une femme sujette à un dédoublement de personnalité, avec laquelle il a eu une relation sexuelle — est d’origine juive, il perd momentanément la raison, submergé par ses peurs et sa haine irrationnelle. En effet, cette union « non seulement avec une femme, race du démon, mais avec une Juive – parce que la descendance entre eux […] passe par la mère [pourrait conduire] si par hasard dans cette étreinte [s]a semence avait fécondé ce ventre impur [à ce qu’il donne] vie à un Juif » (Cimetière, p. 59). La conclusion est implacable : il assassine son amante.
 
En somme, la haine des Juifs dans le roman d’Eco est socialement construite, véhiculée par la doxa. Le roman suit l’évolution historique d’une haine qui est d’abord dirigée contre l’élite économique juive (les Juifs bourgeois prêteurs-usuriers) avant de prendre pour cible le peuple juif dans son entier : les Juifs d’Europe de l’Est, pauvres parce qu’ils sont communistes puis les Juifs petits-bourgeois d’Europe de l’Ouest, parce qu’ils infiltrent la société libérale. Ce sont les craintes majeures de l’époque qui se manifestent dans le discours antisémite : la crainte devant la menace révolutionnaire (la peur des attentats à la bombe et des soulèvements), la peur devant le progrès social et scientifique, l’inquiétude éveillée par la naissance d’une nouvelle puissance financière. Pour le capitaine, tous les Juifs sont communistes (Cimetière, p. 59), et même les propos des socialistes rencontrés à Prague ne l’ébranlent pas, le confortant au contraire dans son dégoût irrationnel : « Et qui sont les capitalistes ? Les Juifs, ces souverains de notre temps […] C’est une race qui passe son temps à se rappeler son esclavage. […] La bataille contre les Juifs devrait être le but principal de tout socialiste digne de ce nom » (Ibid., p. 251-252), car les Juifs sont infiltrés partout, en particulier chez les communistes. Au fil des ans et au gré de ses rencontres, le capitaine entendra des idées toujours plus extrémistes sur les Juifs : stéréotypes, hyperboles, généralisations hâtives, accusations de dégénérescence sociale, eugénisme et fantasmes génocidaires, tout y passera…
 
Pour nombre des contemporains de Simonini, la présence massive des Juifs, infiltrés dans toutes les sphères sociales, constitue en effet une menace pour la société. Si leurs enfants devenaient pharmaciens ou médecins, par exemple, ils pourraient acquérir le pouvoir de contrôler le corps et l’esprit des Chrétiens (Ibid., p. 67). Ainsi se déploie un discours sur la dégénérescence sociale, dont le premier véhicule sont les soulèvements populaires : « la lèpre s’est répandue à partir de Paris […] Ce n’était que figures en loques et échevelées, gibiers de potence qui, pour un verre de vin, renierait le Paradis. Non point peuple, mais plèbe » (Ibid., p. 97). Mais le plus grand ennemi de la civilisation n’est pas la populace prolétarienne, c’est le peuple juif comme nous l’apprend le chevalier de Mousseaux : en effet, le pourcentage de prostituées et de malfaiteurs y serait plus élevé. Pire, ils commettraient les crimes les plus pervers, d’atroces crimes financiers : escroqueries, falsification de documents, contrebande, fraude commerciale (Ibid., p. 267). Tout cela serait encore gérable dans une civilisation qui se respecte, n’étaient leur longévité, leur irrépressible appétit sexuel, leur fécondité inconcevable, sans compter leur résistance à quantité de maladies (Ibid., p. 268). Le Juif se voit ainsi associé à un imaginaire de la fin, dans lequel la paranoïa sociale atteint son comble : la population juive aurait déjà atteint les 10 millions d’individus et elle continuerait de croître. Pour Simonini, qui ne tient guère à démêler le vrai du faux, les Juifs sont la figure par excellence de l’envahisseur, ce qui fait d’eux les cibles idéales de son complot fictif.
 
L’idée que la civilisation européenne puisse décliner marque profondément l’esprit des protagonistes du récit. Devant un tel péril, il devient nécessaire de préserver la pureté des nations catholiques en appliquant une forme d’eugénisme ou, du moins, en réduisant au minimum l’influence juive afin de contrer la dégénérescence sociale. C’est ainsi que se développe, au cours du XIXe siècle, une forme de darwinisme social en réaction à cette peur irrationnelle. Dans La littérature à l’éprouvette, Jean-François Chassay l’évoque en ces termes :
 
On peut situer le darwinisme social dans le cadre d’un imaginaire de la fin propre aux dernières décennies du XIXe siècle, avec la crainte de voir la « race » s’éteindre ou devenir cacochyme (évidemment, la race en question signifie à l’époque les mâles blancs hétérosexuels et riches ; s’ils sont barbus en plus, leurs chances de ressembler à Dieu s’améliorent). C’est dans ce contexte historique, et à l’intérieur du darwinisme social, qu’il faut situer la théorie eugéniste dont l’importance ne doit pas être négligée sur le plan historique et politique, mais aussi sur le plan de l’imaginaire. (p. 59)
 
L’un des contacts allemands de Simonini, Goedsche, rêve d’une « solution » inspirée par le darwinisme social : pour enrayer le problème juif, il faudrait brûler leurs maisons et leurs synagogues, confisquer leurs possessions et les mettre au travail, sous prétexte que « Arbeit macht frei, seul le travail rend libre » (Ibid., p. 286), référence directe (sous couvert d’humour noir) à la fameuse phrase écrite à l’entrée du camp d’Auschwitz. Pour Goedsche, « la solution finale […] eût été leur expulsion de l’Allemagne » (Ibid.) ». Mais quelques années plus tard, le fantasme prend de l’ampleur dans l’imaginaire collectif et tourne à l’eugénisme. Cette « science de l’amélioration de la race par sélection artificielle » (La littérature à l’éprouvette, p. 59) », imaginée par Francis Galton en 1883, doit permettre aux antisémites de « bonifier le patrimoine génétique des familles, des populations et de l’humanité en général en bloquant la reproduction de gènes considérés comme désavantageux (eugénisme négatif) » (ibid.) ». Vers la fin des années 1880 apparaît dans les journaux le néologisme « antisémitisme » ; pour Simonini, c’est le signe que les Juifs se sont insérés « dans un “filon” officiel, la méfiance antijudaïque spontanée devenait une doctrine, comme le christianisme ou l’idéalisme » (Cimetière, p. 417). Cette conviction est partagée par plusieurs hauts gradés des services secrets français, allemands et russes, pour qui le bonheur de l’humanité passe par l’élimination totale de cette civilisation :
 
Si disparaissaient du monde tous les Juifs, qui avec leur finance soutiennent les marchands de canons, nous irions au-devant de cent ans de bonheur. […] Et alors, il faudra un jour tenter l’unique solution raisonnable, la solution finale : l’extermination de tous les Juifs. Les enfants aussi ? Les enfants aussi. […] Si tu ne veux pas de moustiques, tue les larves. Viser l’Alliance Israélite ne peut être qu’un moment de passage. L’alliance aussi ne pourra être détruite qu’avec l’élimination complète de la race (Cimetière, p. 358).
 
Pour y parvenir, il fallait révéler au grand jour l’horrible complot tramé par les Juifs ; d’où la création du faux document connu sous le nom de Protocoles de la réunion des rabbins dans le cimetière de Prague. On voit comment l’idée mortifère de solution finale prend naissance à la croisée d’un imaginaire de la fin, d’une conception biologique de la nation où l’hérédité et la filiation doivent garantir la stabilité sociale ainsi que d’une haine paranoïaque des Juifs.
 
3. La fiction du complot
Dès 2003, dans De la littérature, Umberto Eco réfléchit au faux historique, évoquant en particulier les Protocoles des sages de Sion : « chacun de ces récits avait une qualité : il paraissait narrativement vraisemblable, davantage que la réalité quotidienne ou historique, laquelle est plus complexe et incroyable, il semblait bien expliquer quelque chose qui, sinon, était difficile à comprendre » (p. 376). Si les Protocoles intéressent Eco, c’est d’abord par leur origine puisqu’ils sont nés « au départ presque tout seuls, par agglomération de thèmes romanesques qui peu à peu enflamment l’imagination de quelques fanatiques et se transforment chemin faisant » (p. 376).
 
Dans le roman, Simonini joue un rôle actif dans la production et la diffusion du faux. Dès le début de sa carrière, il cherche à obtenir gloire et renommée, imaginant pour y parvenir de se faire l’auteur d’un faux document historique qui devra révéler au public un immense complot. À l’origine, Simonini ne vise aucune cible en particulier. En revanche, la forme s’impose d’emblée à lui : après avoir envisagé, dans un premier temps, une forme similaire à celle des romans-feuilletons, il lui vient ensuite l’idée de recycler des discours existants, des rumeurs (Cimetière, p. 110). Quelques années plus tard, il s’inspire des Mystères du peuple d’Eugène Sue et du début de Joseph Balsamo de Dumas pour créer le lieu du complot : le cimetière juif à Prague, dans le quartier historique de Josefo. À cette étape, le complot, purement fictionnel, est ourdi par des Jésuites et vise à dénoncer le gouvernement de Napoléon III (Ibid, p. 136). Ce n’est que des années plus tard, vers 1865, lors de son seul passage à Prague, que Simonini trouve les protagonistes de son complot : treize rabbins venus des quatre coins de l’Europe, réunis pour comploter dans ledit cimetière. Quant au document, il est la transcription de la déposition d’un témoin.
 
Le cimetière de Prague prend alors tout son sens aux yeux du lecteur qui le cherchait avidement dans le texte. Il n’est pas le lieu où se déroule l’action du roman mais le théâtre d’une scène fictionnelle originelle, dans laquelle Simonini ancre son discours antisémite et où il construit ses monstres, les Juifs. Sa fascination pour ce lieu s’explique par les nombreuses représentations circulant à l’époque sous forme de gravures mais aussi par le fait que les cadavres des juifs y étaient superposés depuis des siècles et, enfin, par la présence de la tombe du Rabbi Löw, le créateur du Golem, cette créature monstrueuse destinée à accomplir les vengeances de tous les Israélites (Ibid., p. 263).
 
Dans le faux imaginé par Simonini, les rabbins tiennent des propos assez grossiers : ils veulent propager « l’idée du progrès qui a pour conséquence l’égalité de toutes les religions » (Ibid., p. 273), rêvent de s’emparer de la totalité du commerce et de la spéculation, tout en exprimant leur désir de voir l’un des leurs devenir ministre de l’Instruction publique. De plus, ils affirment avoir l’intention de s’introduire dans toutes les professions — philosophie, droit, musique, économie, toutes les branches de la science, de l’art, de la littérature, et surtout, la médecine – avec pour objectif final de contrôler la presse et le prolétariat (Ibid., p. 273-274).
 
Pendant des années, Simonini travaille et retravaille ce faux document, vendu dans des versions différentes aux puissants de ce monde, notamment à différents services secrets. Plus de trente ans plus tard, les déboires de Simonini le placent en position de faiblesse, l’obligeant à écrire une version finale du faux pour Golovinski, un agent des services secrets russes. Ce document recycle tous les discours où s’étaient exprimées jusqu’ici les craintes suscitées par les des Juifs. Simonini, fidèle au modèle des romans-feuilletons, souhaite avant tout plaire aux lecteurs et toucher leurs cordes sensibles. Dès lors, nul besoin de s’interroger sur la plausibilité des faits avancés ou de s’embarrasser de questions morales, comme en témoignent ces mots mis dans la bouche des personnages imaginés par le Capitaine :
 
Nous nous dirons venus pour délivrer [les travailleurs] de [leur] oppression en [leur] suggérant d’entrer dans les rangs des armées de socialistes, d’anarchistes et de communistes. Mais l’aristocratie, qui exploitait les classes laborieuses, avait tout intérêt à ce qu’elles fussent bien nourries, saines et fortes. Notre intérêt veut, au contraire, la dégénérescence des Gentils. (Cimetière, p. 539).
 
Les Protocoles de la réunion des rabbins dans le cimetière de Prague, fiction entièrement bâtie à partir des discours sociaux de l’époque, met en œuvre une vision biologiste des nations, la peur de la dégénérescence sociale et une forme d’eugénisme, toutes conceptions qu’elle attribue aux Juifs, dans un effet de renversement fort réussi. L’objectif est de faire émerger au grand jour la profonde haine raciale et religieuse dont les Juifs seraient animés afin d’imposer, aux yeux des Européens, la nécessité de la solution finale. Voilà comment Simonini résume la situation : « Sans doute grand-père m’avait-il condamné à réaliser son rêve. Oh Dieu, bien sûr, il ne me revenait pas à moi en personne, et c’est heureux, d’éliminer un peuple entier, mais, fût-ce de façon modeste, je donnais ma contribution » (Ibid., p. 545).
 
Entre la science et la fiction
Les Protocoles historiques ont eu une étrange vie qui force l’interrogation sur « la capacité d’un texte à déterminer sa réception et dans quelle mesure il peut s’opposer à une volonté délibérée de réception marquée idéologiquement » (Goldschläger, p. 99). En effet, du point de vue des théories de la lecture et de la réception, il s’agit d’un cas intéressant et bouleversant, puisque le lecteur se trouve devant un faux « qui, une fois la tromperie révélée et acceptée, n’en demeure pas moins efficace à porter un message dont la véracité est affirmée et dont les conséquences sont des actes de haine et de destruction, car comment nier l’évidence, et que les Protocoles continuent d’agir, de corrompre, de tuer » (ibid.).
 
En somme, le roman d’Umberto Eco problématise la création d’un faux complot juif qui a amplifié l’antisémitisme ambiant, confortant les tenants de la solution finale dans leur désir de destruction. Il démontre ainsi l’arbitraire de la haine raciale, basée non seulement sur des stéréotypes mais aussi sur des fabulations littéraires construites par imitation du style des grands écrivains de romans-feuilletons du XIXe siècle. Le but de telles fictions était d’éveiller l’intérêt du public et de le convaincre de la véracité des propos tenus, non pas par une argumentation rationnelle, mais en favorisant l’identification avec les idées politiques soutenues dans la fiction.
 
C’est aussi par l’usage de la littérature qu’Umberto Eco dénonce et met à mal l’un des documents ayant participé à la légitimation du génocide juif. En présentant étape par étape la création d’un tel pamphlet, en plongeant le lecteur dans un univers non manichéen où les stéréotypes et les préjugés éclatent au contact de la réalité, où la vérité est constamment ambigüe, l’écrivain réussit un dépassement discursif qui ouvre la voie à une interprétation ouverte et positive, aux antipodes de celle qui était encryptée dans Les Protocoles.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIII 
 
Bibliographie
Jean-François Chassay, « Entre histoire et fiction » dans Si la science m’était contée : des savants en littérature, coll. : « Science ouverte », Paris, Seuil, 2009, p. 11-22.
 
_____, « Vertiges du double » dans Si la science m’était contée : des savants en littérature, coll. : « Science ouverte », Paris, Seuil, 2009, p. 131-168.
 
_____, « Comment les sciences viennent aux écrivains », in La littérature à l’éprouvette, Montréal, Boréal, 2011, p. 11-25.
 
_____, « Savoir évoluer : De Darwin à l’ADN, au jeu de meccano », in La littérature à l’éprouvette, Montréal, Boréal, 2011, p. 55-92.
 
Umberto Eco, Le Cimetière de Prague, Paris, Grasset, coll. « Le livre de poche », traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, [2010], 2011, 566 p.
 
Umberto Eco, « La force du faux », in De la littérature, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 2003, p. 345-381.
 
Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, Éditions Pierre Belfond, [1853], 1967, 873 p.
 
Alain Goldschläger, « Lecture d’un faux ou l’endurance d’un mythe : les Protocoles des Sages de Sion », Cahiers de recherche sociologique, nº12, 1989, p. 91-101.
 
 


[1] Theodor Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, « Petite bibliothèque Payot », 2003.
[2] Nous orthographierons ce terme avec une majuscule tout au long du texte, à la fois pour reprendre
l’orthographe du roman et pour souligner le fait que ce groupe est constitué de personnes appartenant à un même peuple plutôt que partageant une même religion.
Marie-Eve Tremblay-Cleroux
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