10 – Table ronde :
Domestiquer les odeurs :
L’odorat et la construction de l’espace privé
(XVIIIème – XIXème siècle)

Avec la participation de Laurent Baridon, Jean-François Cabestan, Aurélien Davrius, Jean-Alexandre Perras, Nicolas Personne, Érika Wicky et Olivier Zeller

Érika Wicky, Université Lumière Lyon 2 / LARHRA

Introduction

Loin de se limiter à des enjeux médicaux ou épistémologiques, l’histoire des sens telle qu’elle s’est développée ces dernières années1 s’est notamment attachée à appréhender dans leur dimension sensorielle les divers moments et aspects de l’histoire. C’est tout particulièrement aux relations sociales et aux modalités du vivre ensemble que se sont intéressées les études consacrées à l’odorat. Ainsi, l’ouvrage inaugural d’Alain Corbin Le Miasme et la Jonquille2 analyse les interactions entre cette sensorialité et l’imaginaire social des XVIIIème et XIXème siècles. Inspiré des sources recueillies pour son ouvrage précédent Les filles de Noce3, cette première étude historique consacrée aux odeurs met en évidence les connotations sociales, voire morales, qui leur sont associées4. Elle se penche notamment sur la volonté, qui se renforce à partir du XVIIIème siècle, de contrôler les émanations et leur circulation ainsi que de limiter les échanges olfactifs entre les individus5.

6, raciste7, âgiste8, sociale9, etc. Alors qu’est souvent réitérée l’idée que de chaque corps émane un parfum singulier, le mélange est proscrit en raison des désagréments qu’il occasionne ou de la crainte de la contagion. Ainsi, au cours du XIXème siècle, l’hôpital et la prison apparaissent comme des paradigmes de la puanteur des espaces publics en raison de la proximité des corps à laquelle ces lieux contraignent10. À cet égard, la double acception du terme « propre » trouve un écho particulier dans les nouvelles sensibilités olfactives qui émergent au XVIIIème siècle11.

13 ». Comme le montre plus tard Daumier, sur le mode comique, l’absorption à l’œuvre dans l’olfaction règle, en effet, la distance avec autrui et commande l’inimité ou l’intimité.

Pot Bouille, qui décrit le parcours sinueux des relents de vice et de pauvreté entre les étages d’un immeuble Haussmannien15, ce qui ne manque pas de provoquer une réception fondée sur le dégoût que les caricaturistes incarnent très souvent par la représentation d’un pot de chambre.

De manière générale, l’habitat, à cette époque, semble rarement flatter l’odorat. Ce sens suscitant sans partage plaisir ou dégoût, les sources mentionnent rarement les odeurs plaisantes et ne sauraient rendre compte de senteurs neutres.

Pour lutter contre les nuisances olfactives, architectes et bâtisseurs ont déployé des stratégies qui constituent des sources riches pour l’histoire de l’olfaction, puisqu’elles inscrivent les odeurs éphémères dans la pierre des bâtiments et sur le papier des plans. Souvent étudiées à travers les politiques urbaines16, les nuisances olfactives n’ont fait l’objet que de peu d’investigations historiques à l’échelle des bâtiments17. Pourtant, de même que l’histoire de l’olfaction a souvent croisé avec profit celle de l’hygiénisme18, les sources de l’histoire de l’architecture offrent une perspective singulière sur l’olfaction. Elles nous renseignent tout d’abord sur les odeurs émanant des espaces publics et domestiques, en particulier celles qui proviennent des matériaux de construction eux-mêmes. Elles nous renseignent surtout sur les craintes, les impératifs, voire les aspirations de l’époque en matière de gestion des odeurs, ainsi que les moyens mis en œuvre pour satisfaire les nouvelles exigences à mesure qu’elles s’imposaient ou pour les dépasser en faisant des senteurs un usage raffiné et hédonique.

organisée par Laurent Baridon et Érika Wicky au Collegium de Lyon (Institut d’études avancées) le 5 juin 2019 avec le soutien du LARHRA, du labex RFIÉA (Réseau français des Instituts d’études avancées) et du programme Investissements d’avenir.


Olivier Zeller, Université Lyon 2
Ni bruit, ni peuple, ni odeur. Genèse de l’immeuble bourgeois à Lyon au XVIIIème siècle

20 ». En 1544, si la 21, ce qui provoquait les récriminations de ceux qui l’habitaient22. Pareillement, les teinturiers furent exclus du riche quartier de la Juiverie dès 154423. Des voisinages se liguaient aussi pour être délivrés des répugnantes émanations qui s’exhalaient des boutiques où le cuir était travaillé24.

25. Significativement, des mesures générales de salubrité n’étaient prises au XVIIème siècle qu’à l’occasion des épidémies, et la politique de clôture des ruelles et des espaces vagues que suivait la municipalité tendait certes à préserver les regards de « la vilenie des immondices », mais aussi à éloigner le spectacle scandaleux des transgressions sexuelles commises dans les lieux discrets. Le peuple, quant à lui, était avant tout sensible aux exhalaisons fécales et s’en prenait aux vidangeurs : un maître des basses œuvres fut assassiné en 165726, et, même si le guet armé leur assurait une escorte durant leur besogne nocturne, les ouvriers abandonnaient un métier qui les exposait à être lapidés depuis les étages27.

Chacun sait que le XVIIIème siècle vit une transformation des mentalités qui fit, par exemple, évoluer les attitudes envers les enfants, envers les femmes et envers les vieillards, tandis que médecins et architectes construisaient un discours hygiéniste largement fondé sur l’aérisme, la théorie des miasmes restant d’actualité. Les pratiques d’aménagement témoignent de ces conceptions nouvelles. À l’échelle de l’urbanisme, elles tendaient à améliorer la circulation de l’air et, à Lyon, les élargissements de rue partirent des quais du Rhône et de la Saône en progressant lentement vers le cœur de la ville. Elles cherchaient également à atténuer le bruit en améliorant le pavé et en réglementant le cerclage des roues, tandis que les patrouilles du guet et des pennonages de service arrêtaient les auteurs de tapage nocturne. À l’échelle de l’habitat, les nouvelles sensibilités amenaient à pratiquer des aménagements susceptibles de satisfaire une toute nouvelle volonté de séparation entre l’espace privé et l’espace public28, ce que complétait juridiquement une réglementation des modes d’usage des lieux d’habitat.

31. La question des nuisances d’origine fécale se posait avec une acuité particulière. On lutta contre l’usage consistant à creuser des fosses dans les jardins pour les emplir d’excréments destinés à être vendus comme engrais. Une réglementation stricte imposa aux propriétaires de faire pratiquer régulièrement des vidanges de fosses d’aisance, ce dont ils ne s’acquittaient ordinairement qu’en dernière extrémité, l’opération étant dispendieuse. Surtout, on multiplia les projets de collecte hermétique32 : les années 1770 et 1780 virent échouer cinq de ces tentatives, dont celle de la compagnie parisienne du Ventilateur. Les vidanges lyonnaises cessèrent néanmoins d’être déversées dans les cours d’eau, dont elles souillaient les rives, et furent portées vers des champs d’épandage choisis dans les faubourgs, à distance des habitations.

l’allée — et l’escalier étaient d’un accès facile, et certains passants entraient pour uriner, d’autres pour prendre de l’eau, tandis que l’on montait dans les étages au crépuscule pour abandonner des nourrissons.

Cette perméabilité de l’habitat faisait désirer le retranchement social. La notion juridique d’immeuble bourgeois exclut donc toute pratique d’un métier à feu et à marteau, associés au bruit et au danger d’incendie. On proscrivit aussi tout ce qui pouvait ébranler la maison, à l’exemple des presses d’imprimeur et des métiers à tisser. Surtout, il était interdit d’établir un cabaret bourgeois. Destinés à vendre francs de taxes les vins provenant des domaines des bourgeois de Lyon, ces établissements extrêmement répandus attiraient une clientèle populaire venue acheter à porte-pot, boire sur place et parfois s’adonner au jeu et passer la nuit au mépris des règlements. La notion d’immeuble bourgeois était incompatible avec une telle promiscuité.

L’immeuble bourgeois et ses répulsions s’inscrivaient dans un habitus élitaire, circonscrit aux quartiers les plus aisés.


Jean-François Cabestan, Université Paris 1
Effluves et distribution à Paris au XVIIIème siècle

34, la question des odeurs est une clef d’interprétation majeure de l’espace habité. Dans une ville densément peuplée comme l’est Paris, et selon les quartiers considérés, le conditionnement olfactif des lieux qu’on habite relève de l’exposition à des agents extérieurs pluriels, réputés plus ou moins favorables au séjour des hommes. On peine aujourd’hui à se figurer le degré de saturation des quartiers du centre de la capitale, alors très stigmatisé par l’opinion publique. Il convient pour ce faire de considérer la réalité d’un tissu urbain largement dépourvu d’égouts, dont les rues étroites ne laissent qu’entrevoir la lumière du jour, où les animaux éventuellement vagabonds sont très nombreux. Chevaux, bœufs et ânes assurent le transport des personnes et des marchandises ; dans la pénombre des cours, vaches, porcs et gallinacés se côtoient, débordant parfois sur l’espace public. Faute d’abattoirs, c’est dans les boucheries qu’on tue les bêtes, et le sang se mêle aux eaux usées sans autre forme de procès. Obscure, confinée, et saturée de maintes activités dégageant de fortes exhalaisons, la maison parisienne s’inscrit dans un contexte dont on peut concevoir qu’une élite en quête d’air pur et d’une nature idéalisée l’ait jugée impropre à sa résidence ordinaire.

De fait, celle-ci délaisse le conglomérat compact que présentent les quartiers du centre de la capitale pour émigrer dans les faubourgs, hors les murs.

Si on s’efforce d’évaluer l’impact des sensations olfactives sur l’organisation de la maisonnée, toutes catégories d’habitation confondues, on observe que quelle que soit la place dont on dispose et le rang qu’on occupe dans la société, la cohabitation avec les animaux, la combustion été comme hiver de monceaux de combustibles, la préparation des repas, les odeurs corporelles et les fonctions naturelles représentent des réalités avec lesquelles chacun compose. L’économie de la distribution et de la ventilation de la maison repose sur la prééminence d’un équipement essentiel, qui n’a survécu que de manière anecdotique, la cheminée, répétée autant de fois qu’il y a de logements. De manière générale, le feu de bois dispense chaleur, lumière et permet de faire la cuisine. La formidable quantité de bois qu’on livre et qu’on brûle à Paris est l’indice de l’importance cruciale d’une source d’énergie qui a longtemps permis de dénombrer la population, le nombre de feux qu’on comptait par village, et autour duquel s’organise le quotidien des habitants35.

Indices plus circonstanciels d’une sensation d’inconfort, les plantes d’agrément, cultivées pour le parfum qu’elles dégagent, et les parfums utilisés sous des formes très diverses trahissent une volonté de s’affranchir d’un univers d’effluves variés, pas toujours très apprécié ni très bien vécu au quotidien. À cet égard, force est néanmoins de reconnaître que les hiérarchies du passé diffèrent des nôtres. Si tout ce qui a trait à la cuisine fait dès qu’on en a les moyens l’objet d’une mise à l’écart qu’on peine aujourd’hui à imaginer, la tolérance vis-à-vis des émanations excrémentielles ne laisse pas de surprendre36. Les dispositifs architecturaux mis en place dans tous les types d’habitations témoignent d’une attention aux odeurs dont on constate qu’elles ne suscitent pas toutes le même type de rejet. À cet égard, les documents d’architecture qui nous sont parvenus donnent un éclairage saisissant et sans doute assez fidèle des seuils de sensibilité en la matière. Mieux, à une période où les édifices de logement s’adaptent à un rythme rapide aux réalités changeantes d’une population qui aspire à de nouveaux modes de vie, leur matérialisation perceptible dans les dessins reflète au fil des décennies l’évolution de cette variable que représente la prise en compte de ces flux malcommodes dans le confort domestique à la fin de l’Ancien Régime.


L’uniformisation du logement en ville qui caractérise la période est en marche, et l’
immeuble par appartement s’attirera progressivement les suffrages de toutes les couches de la société, au détriment de toutes les autres formes de logement connues37. L’invention de ce qu’on peut définir comme l’ancêtre de l’immeuble haussmannien tient à l’hybridation tout autant vernaculaire que concertée des habitats populaire et nobiliaire. Par ses boutiques à rez-de-chaussée, la répétition d’un plan d’étage courant, la distinction de parties communes et de parties privatives, l’orientation des pièces principales côté rue, l’immeuble tient des constructions conçues pour le plus grand nombre. Pour ce qui relève de la séquence d’accès, de la répartition des services, du volume et de la hiérarchisation des pièces et du décor intérieur, ce dernier né de l’inventaire des types bâtis intègre plusieurs des caractéristiques qu’on ne trouve jusque-là que dans l’hôtel aristocratique. L’éloignement de la cuisine du reste du logement relève d’une pratique qui survivra à la Révolution, de même que l’usage de reléguer la salle à manger parmi les pièces secondaires38.

Quelques principes théoriques au Siècle des Lumières

En 1758 était publié le recueil La Petite Maison39. Parue pour la première fois dans le recueil Le Nouveau Spectateur40, cette nouvelle est republiée dans une version remaniée et avec un dénouement opposé dans les Contes de M. de Bastide cinq ans plus tard41. La version de 1763 fait toutefois office de référence pour les rééditions suivantes, et c’est sur celle-ci que nous nous baserons42. C’est un texte à quatre mains où, Bastide l’homme de lettres, collabore avec Blondel l’homme de l’art. Ils sont amis, et réitèreront l’expérience seize ans plus tard, lorsque paraîtra le recueil L’Homme du Monde éclairé par les arts, en 1774. À chaque fois, il s’agit d’éduquer le public le plus vaste possible, en recourant à des supports, ici une nouvelle galante, qui d’habitude ne traite pas spécifiquement d’architecture. Si l’intrigue, assez plate à vrai dire, relève de Bastide, Blondel lui se chargea de toutes les descriptions architecturales et artistiques, et elles sont nombreuses, contenues dans cette nouvelle.

Salons de Diderot.

est entourée de murailles revêtues de palissades odoriférantes assez élevées pour rendre le corps de logis plus solitaire, mais élaguée de manière qu’elles ne peuvent nuire à la salubrité de l’air que l’amour semble y porter.

43. Simple hasard ? Quelques pages plus tard, le lecteur apprend que Mélite « admira les talents de Dandrillon, qui avait employé toute son industrie à ménager les finesses les plus imperceptibles de la menuiserie et de la sculpture ». Une note 44.

45.

C’est encore à cet artiste qu’on doit la découverte non seulement d’avoir détruit la mauvaise odeur de l’impression qu’on donnait précédemment aux lambris, mais d’avoir trouvé le secret de mêler dans ses ingrédients telle odeur qu’on juge à propos, odeur qui subsiste plusieurs années de suite, ainsi que l’on déjà éprouvé plusieurs personnes46.

C’est un cabinet d’aisances garni d’une cuvette de marbre à soupape revêtue de marqueterie de bois odoriférant, enfermée dans une niche de charmille feinte, ainsi qu’on l’a imité sur toutes les murailles de cette pièce, et qui se réunit en berceau dans la courbure du plafond, dont l’espace du milieu laisse voir un ciel peuplé d’oiseaux47.

Bastide et Blondel signent, même si le nom de l’architecte doit être deviné derrière la plume de l’écrivain, sans doute le premier cas d’alliance entre architecture et littérature. La Petite maison de Bastide offre le fruit le plus succulent, et le plus prometteur d’avenir, de la collaboration entre Belles-Lettres et Beaux-Arts souhaitée par Blondel. Il semble bien que l’architecte, qui n’était pas bégueule, si l’on en croit sa biographie, était disposé à diffuser les bons principes de son art aussi bien par la rhétorique érotique de Bastide que par sa propre éloquence.

Certes il revient à l’architecture d’accompagner les deux protagonistes dans leur quête du beau et du bon goût, mais le rôle assigné ici par Bastide et Blondel au matériau bois est tout à fait original, et à la pointe de la technologie et du raffinement de ce milieu du XVIIIème siècle.


L’insalubrité des plâtres et des vernis au XVIIIème siècle

48 » du XVIII49 – se conjugue, pour les plus fortunés, à un désir de renouveler les espaces domestiques afin de les rendre conformes au « goût du jour », à la « dernière mode50 ». En plus de diffuser auprès d’un large public, parallèlement aux nouveautés littéraires et aux spectacles, les annonces de nouveautés techniques, commodes ou curieuses, les périodiques font également état de la multiplication des nouveautés architecturales ornant la capitale51. Se multiplient également les traités d’architecture destinés au public grandissant des propriétaires52. L’attrait de la nouveauté, dont le siècle se fait tantôt le chantre, tantôt le censeur, concerne jusqu’aux biens immobiliers, dont la décoration, l’ordonnancement et l’emplacement sont également soumis aux caprices de la mode. Comme l’écrit Louis-Sébastien Mercier : « Les trois états, qui font aujourd’hui fortune dans Paris, sont les banquiers, les notaires & les maçons ou entrepreneurs en bâtimens. L’on n’a de l’argent que pour bâtir […]53. » ; et encore : « Quand une maison est bâtie, rien n’est fait encore ; on n’est pas au quart de la dépense, arrive le menuisier, le tapissier, le peintre, le doreur, le sculpteur, l’ébéniste, &c54. » Cette mode de bâtir porte55, sont souvent construites en périphérie des villes, leurs propriétaires fuyant ainsi les dangers des miasmes et les inconvénients de la promiscuité. Ces constructions nouvelles privilégient dans leur distribution les espaces intimes et commodes, salons, cabinets, et boudoirs richement ornés de boiseries.

57. Ces innovations témoignent des préoccupations hygiénistes concernant les miasmes et l’air vicié, dont l’historiographie est assez ancienne58.

essuyer les plâtres60.

61.

62. »

63. Aussi, cette invention a fait l’objet d’un important battage publicitaire dans les journaux périodiques, comme le 65. »

68.

À l’aube du XIXème siècle, les vernis d’appartement sont peut-être devenus une solution pour masquer l’odeur néfaste des matériaux, mais toujours reste l’impatience de jouir et d’exhiber son ascension sociale par la magnificence des appartements. Cette impatience va de pair avec l’attrait de la nouveauté, dont tout le XVIIIème siècle a mis en garde contre les mauvaises odeurs.


Parfums d’utopie. Olfaction et harmonie sociale au XIXème siècle

69. Ainsi s’exprime le fouriériste Alphonse Toussenel, marquant sa volonté de changer profondément la société. Dans la littérature utopique, l’organisation sociale, le mode de vie, le logement, l’éducation, la médecine et même l’art sont autant de moyens d’y parvenir. Les odeurs peuvent aussi y contribuer par leur effet sur les individus. Plus généralement, quel est le statut de l’olfaction dans les dispositifs imaginés en France au XIXème siècle ? Cette courte étude examine quelques mentions relatives à l’odorat qui témoignent de leur importance chez Charles Fourier et Étienne Cabet.

70. Cependant les odeurs ne constituent pas un moyen de perfectionnement individuel ou social. Dans le 71 Mais Voltaire ne précise pas les effets que produiraient ces senteurs sur les habitants de ce pays de Cocagne isolé du monde.

72. Son disciple Victor Considerant, avant de présenter le phalanstère imaginé par Fourier, décrit Paris et son « atmosphère de plomb, lourde, grise et bleuâtre, composée de toutes les exhalaisons immondes de la grande sentine »74.

75. Fourier consacre de nombreuses pages aux fleurs pour évoquer leurs valeurs symboliques. La fragrance de la rose est par exemple ainsi décrite : « Son parfum, qu’on appelle mal à propos doux parfum des roses, est un arôme très-enivrant, comme l’amour que peut inspirer une jeune fille vraiment pudique »76. Le lys, « emblème de la pureté et de la droiture » est néanmoins caractérisé comme « perfide » parce que sa fleur « barbouille d’une poudre jaunâtre celui qui s’en approche, séduit par son parfum. Cette souillure qui excite les huées, représente le sort de ceux qui se familiarisent avec la vérité » 79, sans doute parce que Fourier considère que cette fleur est liée analogiquement « aux coutumes industrielles » des enfants. Ainsi que l’explique Désiré Laverdant dans le texte fouriériste le plus abouti sur l’art, les sensations se combinent en passions dans l’architecture du phalanstère : « Le tact, uni au goût et à l’odorat, produit la cuisine et la parfumerie ; uni à l’ouïe et à la vue, il nous donne la plastique et la musique. L’architecture fait aux unes leurs officines ; à celle-ci ses salles sonores où courent et se prolongent les harmonies ; à celle-là ses niches, ses piédestaux, ses murs, ses galeries, ses nefs et ses coupoles lumineuses81? » Fourier ne le précise pas, mais il indique que la consommation de ces légumes parfumés, en excitant les sens, contribuera au perfectionnement des phalanstériens.

82 ». Les lieux d’aisance « sont ceux où l’art a fait le plus d’efforts pour en éloigner toute espèce de désagrément ». Au-dessus de la porte de ce qui est devenu « un petit cabinet charmant », se trouve dans toutes les maisons une statue à l’effigie de celle qui a inventé le procédé pour en « chasser les odeurs fétides » 84 ».

86 », Cabet révèle les finalités de l’olfaction utopique : perfectionner et policer les individus afin de permettre une harmonie communautaire. À la fin du siècle, Edward Bellamy reprend le même propos. Son voyageur qui revient du futur parfait de l’an 2000 est frappé par « la malpropreté et l’odeur nauséabonde des rues » en 188787. Pour convaincre son lecteur de la nécessité de faire progresser collectivement tous les individus qui forment la société, il utilise une métaphore olfactive éloquente : « un homme bien lavé n’est-il pas malheureux au milieu d’une foule qui offense l’odorat ?


les fumoirs des châteaux de Compiègne et de Fontainebleau

91. Ainsi échappé des casernes où il était habituellement cantonné, ce nouvel « art de fumer », mélangeant parfums orientaux et britanniques, symbole de réussite sociale et à l’élégance masculine revendiquée, sépare les genres après le diner dans des maisons distinguées où il est de bon ton de posséder une pièce totalement dévolue à ce vice. Premières demeures de France, les résidences impériales se doivent donc, presque naturellement, d’avoir leurs propres fumoirs, en particulier dans celles recevant le plus d’invités lors des fameuses « séries » organisées par le couple impérial. Des séries auxquelles participent d’ailleurs un bon nombre de grandes figures du temps possédant déjà un fumoir à la maison tels les Fould, les Pereire ou les Rothschild :

92

Ainsi succédant à des lieux provisoires ou adaptés pour la circonstance, généralement des antichambres, comme la salle de la Colonne au palais des Tuileries, ou plus couramment des salles de billard, tel le salon de Mercure au palais de Saint-Cloud, le tout premier fumoir désigné comme tel est donc aménagé en 1859 à Compiègne, si l’on fait exception de celui créé en 1856 à bord du train impérial, qui s’apparente plus à une plateforme ouverte à tout vent.

94.

Après Compiègne, il est décidé quelques années plus tard de créer un second fumoir, cette fois-ci au château de Fontainebleau qui accueille de son côté son lot de séries d’invités chaque été.

ème siècle de la prestigieuse Histoire d’Artémise, deux portières et des rideaux également en tapisserie des Gobelins, deux divans et seize chaises couvertes de cuir gaufré ainsi que quatre tables à quadrille de style Louis XIII fournis par Quignon, un écran de cheminée ancien, deux grands cabinets d’ébène, un large lustre hollandais à plateaux et, éclectisme toujours, deux guéridons en bois de fer sculpté et deux grandes jattes en porcelaine de Sèvres à motifs asiatiques venant s’ajouter à trois autres vases à décors historiés issus de la même manufacture95.

Les fumoirs de Compiègne et de Fontainebleau connaitront des destins très différents. Le premier sera un beau succès pendant tout le Second Empire


ne désemplissant pas pendant les grandes chasses d’automne et obligeant même l’installation en 1867 d’un système d’évacuation des mauvaises odeurs, ce maudit tabac froid étant sans doute arrivé jusqu’au nez impérial un étage plus bas. Le fumoir de Fontainebleau ne génèrera pas la même ferveur, étant souvent déserté lors des étés caniculaires au profit des larges pelouses toutes proches. Avec l’avènement de la Troisième République cette tendance, étrangement, s’inversera. Le fumoir de Compiègne sera répudié jusqu’au dernier degré, étant considéré stylistiquement comme un pastiche sans âme et de mauvais goût dans un château dix-huitième qui n’avait plus vocation à servir de résidence officielle. À Fontainebleau par contre, le fumoir impérial deviendra celui, très couru, des présidents Carnot et Faure, présageant l’aménagement d’autres fumoirs présidentiels, notamment ceux de l’Elysée pour Vincent Auriol en 1947 par André Domin et pour George Pompidou en 1972 par Pierre Paulin.

1Sensory History, Oxford, Berg, 2007.

2

3Historien du sensible, Entretiens avec Gilles Heuré, Paris, La Découverte, 2000, p. 57.

4

5 David S. Barnes, The Great Stink of Paris and Nineteenth-Century Struggle Against Filth and Germs, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2006.

6Nana de Zola, Notre cœur de Maupassant et L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam. Postface de Martha Caraion, Lausanne, Archipel, 2015.

7Corps: Revue interdisciplinaire, Dilecta, 2007, p. 57-63.

8 Robert Muchembled, La civilisation des odeurs, Paris, Belles lettres, 2017, p. 125-130.

9, Paris, Armand Colin, 2010, p. 140-141)

10, Michelle Perrot (dir.), Paris, Seuil, 1999.

11 George Vigarello, Le propre et le sale, Paris, Seuil, 1987.

12Philosophie de l’odorat, Paris, PUF, 2017, p. 46-50

13 Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, Vrin, 2008 [1798], p. 115.

14

15 Zola, Pot-Bouille, Paris, Charpentier, 1882.

16 Melanie A. Kiechle, Smells Detectives: An Olfactory History of Nineteenth-Century Urban America, Seattle, University of Washington Press, 2017. Voir aussi: Nathalie Poiret, « Odeurs impures : Du corps humain à la cité (Grenoble, XVIIIème-XIXème siècle) », Terrain, n°31, septembre 1998, p. 89-102 ainsi que Les cinq sens et la ville du Moyen-Âge à nos jours, Robert Beck, Ulrike Krampl et Emmanuelle Retaillaud-Bajac (dir.), Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2013.

17Eurasie, n°13, 2018, p. 113-128.

18

19Les Regards sur la sécurité industrielle, n°1, 2017, Fondation pour une culture de sécurité industrielle, Toulouse.

20 Archives municipales de Lyon (désormais : A.M. Lyon), BB 11.

21 A.M. Lyon, BB 58, f°309, 12 décembre 1542.

22 A.M. Lyon, BB 39, 1540-1543.

23 A.M. Lyon, BB 81, f° 194, 27 août 1559.

25

26 A.M. Lyon, BB 212, f° 458, 20 novembre 1657.

27 A.M. Lyon, BB 226, f° 129, 3 juillet 1670.

29 Jean-François Cabestan, La conquête du plain-pied. L’immeuble à Paris au XVIIIème siècle, Paris, Picard, 2004.

30Il cantiere della città, Rome, Kappa, 2014, p. 221-248.

32

34Le génie de l’architecture, ou L’analogie de cet art avec nos sensations, Paris, 1780.

35 Voir Jean-Claude Debeir, Jean-Paul Deléage, et Daniel Hémery, Une histoire de l’énergie, Paris, Flammarion,1986, éd. augm. 2013, p. 139 et suiv.

36

37 Cf. J.-Fr. Cabestan, La conquête du plain-pied, éd. Picard, Paris, 2004.

38 Au château de Choisy (Val-de-Marne), la délocalisation vers 1720 de la salle à manger dans un corps de logis à part, accessible par une galerie hors œuvre offre un témoignage éloquent de ce rejet.

39Lettre de Poussin à Chantelou, 9 juin 1643, citée dans Charles Jouanny, Correspondance de Nicolas Poussin, Paris, Shuites, 1911, p. 197.

40

41 Jean-François de Bastide, Contes, Paris, impr. de Louis Cellot, 1763, 2 vol.

42Revue d’Histoire Littéraire de la France, 2009, n° 4, p. 841-869.

43 Ibid., p. 111.

44 Ibid., p. 115.

45 Ibid., p. 116.

46 Ibid., p. 116.

47 Ibid., p. 116.

48 Neil McKendrick, John Brewer, et J. H. Plumb, The Birth of a Consumer Society: The Commercialization of Eighteenth-Century England, Bloomington, Indiana UP, 1982.

49 Parmi les nombreuses études sur la question, voir notamment Daniel Roche, Histoire des choses banales, Paris, Fayard, 1997, Natacha Coquery, Tenir boutique à Paris au XVIIIème siècle, Paris, CTHS, 2011, et Gianenrico Bernasconi, Objets portatifs au siècle des lumières, Paris, CTHS, 2015.

50ème siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998.

52 Fabrice Moulin, Embellir, bâtir, demeurer. L’architecture dans la littérature des Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2017.

53

54

55

56, et sur l’importance dont il est d’éviter ces mauvaises odeurs sur la santé, sl. 1695. La brochure est suivie par une lettre d’Helvétius, père du philosophe, qui était médecin du roi. Le privilège, signé Phelypeaux, concerne la fabrication, la vente et le débit de la machine empêchant la mauvaise senteur des lieux.

57

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59 Comte de Milly, Mémoire sur la manière d’assainir les murs nouvellement faits, publié pour la première fois dans le Journal de Monsieur, Paris, 1779, et chez Demonville, la même année. Pour les comptes rendus très positifs dont les recherches de Milly ont bénéficié, voir le Journal des sçavans, mars 1779 et le Mercure de France, 25 février 1779.

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62 Mercure de France, op. cit.

63

64 sq.

65Petite Maison de Bastide, voir l’article précédent.

66 Jean-Félix Watin, L’Art de faire et d’employer le vernis, ou, l’art du vernisseur, Paris, Quillau, 1772.

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86 Ibid.

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89 Souvenirs de la princesse Pauline de Metternich, Paris, Plon, sd, p. 99.

90 Général Cossé Brissac, La vie à la Cour des Tuileries sous Napoléon III, Revue du souvenir Napoléonien, numéro 298, mars 1978, p. 33-40.

91, Paris, Perrin, 1981.

92 Maxime Vauvert, La Cour à Compiègne, Le Monde illustré, no 606, le 21 novembre 1868.

93 Château de Compiègne, archives, feuille d’entrée du mobilier pour le 31 mai 1859.

94 Archives nationales, AJ/19/693.

95 Archives nationales, AJ/19/1125.

96 Henry Havard, L’Art dans la maison (grammaire de l’ameublement), Paris, Rouveyre et Blond, 1884, p. 454.