4 – Préhistoire: de l’obstacle épistémologique à l’analyse des modes d’être

Résumé 

Si l’acquisition de la notion de « préhistoire » a indéniablement pu correspondre à une véritable avancée scientifique lorsqu’elle est forgée au milieu du XIXème siècle, elle est depuis devenue un véritable obstacle épistémologique. S’opposant naïvement à la notion d’histoire, elle masque la compréhension d’une distinction plus profonde : celle du Paléolithique récent et du processus de néolithisation. Or avoir accès à une telle distinction permet de développer un autre type d’analyse et de comprendre l’art qui se déploie lors de chacune de ces deux périodes naïvement nommées « préhistoriques » en termes de modes d’être au monde.

Abstract

While the conceptualization of “prehistory” undoubtedly represented a significant scientific advance when coined in the mid-XIXth century, it has since evolved into a substantial epistemological obstacle. Naively juxtaposed against the concept of history, it conceals a more profound distinction between the recent Paleolithic and the process of neolithization. However, gaining insight into such a distinction allows for the development of a different analytical approach. It also facilitates an understanding of the art that unfolded during each of these two periods, often simplistically labeled as « prehistoric » in terms of modes of existence in the world.


Penser la préhistoire, reconnaître sa prétention à valoir non seulement comme science nourrie de disciplines empirico-formelles telles la géologie, la physique ou la chimie, mais comme science de l’homme, donc comme science humaine, c’est probablement avoir à penser le nombre et l’importance des obstacles épistémologiques que cette discipline, inventée au milieu du XIXème siècle, a eu à surmonter afin de se constituer ; mais, plus encore, c’est également avoir à se demander si elle-même n’est pas devenue son propre obstacle épistémologique.

Afin de saisir cette difficulté et de donner sens à cette reprise du concept d’obstacle épistémologique que Gaston Bachelard sut remarquablement forger en 1938 (Bachelard, 15), il convient de se rappeler que, rapporté au processus de connaissance, ce qui constitue à un moment donné un obstacle non seulement ne le fut pas toujours, mais que, plus encore, il fut initialement pensé comme un acquis majeur. Et de cela, le concept même de préhistoire est exemplaire.

Souvenons-nous en effet d’où il vient et quelle avancée épistémique il a pu représenter. Comme l’on sait, s’il est possible de repérer dans les langues scandinaves et germaniques l’équivalent des premières occurrences du qualificatif de préhistorique dès le début des années 1830, ce n’est toutefois qu’au tournant des années 1850-1860 que la discipline nouvelle de l’archéologie préhistorique a commencé à s’imposer. Les travaux dirigés par Jacques Boucher de Perthes en baie de Somme, et leur confirmation par les naturalistes britanniques furent décisifs. Or, tirant profit d’une pensée évolutionniste, ce qu’ils mettaient alors en évidence était la « haute ancienneté de l’homme », conquise tout aussi bien contre une interprétation littéraliste de la Bible que contre le fixisme de quelques naturalistes pourtant majeurs, tel Cuvier. En cela, il faut bien reconnaitre que l’invention du concept même de préhistoire a pu constituer une décisive avancée de la science européenne du XIXème siècle. Et pourtant ce terme est aujourd’hui devenu un obstacle au développement de la science qu’il désigne. Peut-être parce qu’en un sens il était déjà mal né. Ainsi, cherchant la bonne dénomination pour cette science nouvelle, Gabriel de Mortillet, en 1882, avait cru pouvoir trancher la discussion. Entre les « mots antéhistorique et préhistorique », écrivait-il alors, « c’est l’emploi de ce dernier qui l’a enfin emporté avec juste raison. En effet, le préfixe anté a un double sens : il signifie avant ou contre ; ainsi antéhistorique peut s’interpréter comme antérieur ou opposé à l’histoire. Le préfixe pré est plus simple et plus net ; préhistorique n’a et ne peut avoir qu’un seul sens : avant l’histoire ou les documents historiques. » (De Mortillet, 2)

Plus qu’une querelle de mots, ce dont il s’agit ici relève d’une décision conceptuelle de première importance, puisqu’en instaurant l’écriture en critère de distinction, non seulement elle faisait de la préhistoire un préalable à l’histoire, mais, plus encore, elle pensait cette dernière comme l’horizon nécessaire de la première. Or, une telle position n’est aujourd’hui plus tenable, ne serait-ce qu’en raison des nombreuses apories qu’elle fait naître.

Outre son européocentrisme, ce concept de préhistoire revient par exemple à penser une entrée différée des peuples dans l’histoire en fonction des régions du monde qu’ils occupent, ou pis encore la persistance, jusqu’à des époques subactuelles, de peuples dits préhistoriques parce qu’ignorants de l’écriture. C’est là une des raisons pour laquelle les préhistoriens Jean-Michel Geneste et Boris Valentin ont pu dire, dans un livre récent, vouloir « en finir avec la préhistoire » (Geneste et Valentin), c’est-à-dire avec ce concept qui n’est d’ailleurs utilisé qu’en Europe. Car comment, sans tomber dans le ridicule le plus profond, dire à des chasseurs-cueilleurs aborigènes australiens contemporains, parce qu’ils ignorent l’écriture, qu’ils vivent à la « préhistoire » ? ou pire, qu’ils sont « préhistoriques » ?

Mais il est une autre raison essentielle motivant l’abandon, pur et simple, de ce concept dont on peut dire qu’il a certes eu le mérite de faire son temps, mais que son temps n’est plus le nôtre. Cette raison tient dans le fait qu’en pensant l’écriture comme ce par quoi s’ouvre l’histoire, en la constituant en critère discriminant parce qu’événementiel d’une ère nouvelle, on organise téléologiquement tout ce qui précède en le pensant comme devant, au cours d’un processus évolutif cohérent, y mener. Et c’est pourquoi ce qui précède devient pré-historique. Il y va donc de la préhistoire comme d’un récit rétrospectif, reconstitué une fois advenue ce qu’on pense être l’histoire. Mais outre qu’on se demande bien quel peuple peut se penser comme pré-historique, le plus fâcheux dans cette reconstruction est qu’elle en vient à sous-estimer, voire à masquer, l’importance de moments de discontinuité antérieure, qui peuvent pourtant s’avérer plus décisifs, pour l’histoire des civilisations, que ne l’est l’invention de l’écriture.

En effet, si l’écriture, inventée vers 3300 ans avant notre ère, devient synonyme de naissance de l’histoire, alors tout ce qui est antérieure à cette date est fondu dans le creuset d’un même concept de préhistoire. Et pourtant, comme le savent ceux qui s’intéressent à ces périodes, les activités humaines ne sont en rien pensables d’une même façon selon qu’elles sont celles de groupes de chasseurs-cueilleurs nomades ou d’agriculteurs sédentaires. Bref, confondre Paléolithique et Néolithique, sous prétexte que ces distinctions relèvent de périodes antérieures à l’invention de l’écriture n’a aucun sens. Plus encore, il est bien des raisons de penser que la distinction qui a commencé à se mettre en place au Proche-Orient à partir de 9000 ans avant notre ère a eu plus d’incidences sur l’histoire de l’humanité que l’invention de l’écriture.

Il est d’ailleurs frappant que les savants qui étudient ces questions, ceux qui pratiquent l’archéologie préhistorique, n’utilisent quasiment pas le concept de préhistoire. Concept « grand public », il est à peu près l’équivalent pour ceux qu’on nomme préhistoriens de ce qu’est celui de « folie » pour les psychiatres : un concept générique, fourre-tout, pratique parce que socialement discriminant, mais jamais précis. Et comme le psychiatre distinguera, au sein des psychoses, qui ne sont déjà plus des névroses, une paranoïa d’une schizophrénie, d’une façon analogue, l’archéologue préhistorien non seulement ne pourra confondre Paléolithique et Néolithique, mais plus encore, au sein du seul Paléolithique récent, n’assimilera pas davantage l’industrie lithique et les pratiques culturelles de l’Aurignacien à celles du Magdalénien.

Mais en a-t-on pour autant fini avec l’obstacle épistémologique auquel se heurte l’archéologie préhistorique dès lors qu’on abandonne la notion datée de « préhistoire » et le privilège indu qu’elle accorde à l’écriture pour reconnaître l’importance de la distinction entre Paléolithique et Néolithique ? À porter attention à la façon dont ces termes sont conceptuellement investis au fil des générations et selon les idéologies qui les dominent, rien n’est moins sûr. Longtemps le Paléolithique fut, par exemple, distingué en Paléolithiques inférieur, moyen et supérieur, conférant ainsi à cet Homo sapiens que nous sommes, grâce à une subtile organisation téléologique de l’histoire, une fonction destinale et triomphante. L’homme génétiquement moderne n’est-il pas massivement parvenu en Europe de l’ouest lors du Paléolithique dit “supérieur” et, plus encore, au sein d’une évolution qui fut – nous le savons désormais – buissonnante, n’est-il pas le seul homininé à avoir subsisté ?

Une première idéologisation de cette distinction entre Paléolithique et Néolithique a donc pu avoir lieu au bénéfice de ce second terme. Et il revient à des préhistoriens comme François Bordes ou, plus près de nous, Jacques Jaubert, d’avoir su porter notre attention sur un autre lexique en parlant non plus de Paléolithiques inférieur ou supérieur, mais ancien ou récent.

Toutefois, si dominante puisse être une idéologie, elle n’en reste pas moins sujette aux vents contraires. Certains de nos contemporains semblent par exemple aujourd’hui tentés de rapporter la crise environnementale que nous connaissons au début de la néolithisation. Le Néolithique n’est-ce pas aussi l’invention de l’agriculture, de la domestication des végétaux et des animaux, de la sédentarisation, du regroupement des populations, de leur administration, de la naissance des inégalités sociales ? Ainsi la revue L’Histoire (nº 472), en couverture d’un numéro récent, posait-elle, en une efficace accroche commerciale, la question suivante : « Néolithique. L’agriculture a-t-elle fait le malheur des hommes ? » Et bien qu’elle ne prétendît pas naïvement y répondre par l’affirmative, comme si cette question n’était, d’un point de vue rhétorique, qu’une affirmation déguisée, un tel propos témoigne de la rudesse du présupposé qu’ont désormais à vaincre les néolithiciens ou les proto-historiens, tels Jean Guilaine ou Catherine Perlès, lorsqu’ils s’efforcent de penser le mode d’être des Néolithiques en leur temps. Car ce qu’il leur faut alors surmonter, c’est l’idée qu’avec eux ne prend pas fin le jardin d’Éden ni ne prend naissance un processus menant tout droit à l’effondrement.

Ainsi, après avoir passé outre la fascination qu’exerce l’invention de l’écriture et la tentation de voir en elle la naissance de l’histoire, le second grand obstacle que doit surmonter l’archéologie préhistorique pour se constituer en science humaine qu’elle voudrait aussi pouvoir être, c’est celui de l’idéologisation des périodisations qu’elle génère. Car seul celui qui a déjà conçu le Néolithique comme l’âge de toutes les duretés et oppressions peut imaginer le Paléolithique récent sous les traits d’un jardin d’Éden. Faire de celui-ci un âge d’abondance et penser celui-là comme un âge de pénurie, c’est oublier la dureté d’une économie soustraite à toute possibilité de prévision et de provision.

En outre, de même qu’il ne convient pas de parler du Paléolithique comme d’un temps homogène, il n’y a pas davantage de sens à oublier le pluriel du terme de Néolithique. Il y eu manifestement des Néolithiques, ou plutôt des processus divergents de néolithisation pouvant se superposer sur plusieurs millénaires, processus susceptibles de dissocier la production de céramique de la domestication des plantes (telle est la culture Jōmon du Japon, lors du huitième millénaire), ou encore de dissocier la culture pastorale de la culture agricole.

Dès lors, si, plus que l’écriture, l’opposition entre Paléolithique et Néolithique s’avère décisive pour penser l’histoire humaine, mais que leur succession, loin de toute ressaisie idéologique, nous met simplement face à des modes d’être différents, comment comprendre ce que nous sommes devenus ? Comment comprendre la crise que nous ressentons, et qui est désormais interrogée sous le nom d’anthropocène ? N’est-ce pas là la troisième grande difficulté qui s’offre à nous ? Comment la surmonter et penser le devenir de notre histoire ?

Se confronter à cette question, dès lors que nous sommes tournés vers des périodes soustraites à tout témoignage écrit ou oral possible, c’est avoir à tirer ses renseignements des données issues de l’archéologie. Et si, comme le disait déjà André Leroi-Gourhan (p. 204), il paraît déraisonnable de vouloir comprendre une civilisation en étudiant son outillage plus que son art, alors ce qu’il convient désormais de faire, c’est d’abord de décrire ce que celui-ci, objectivement, nous montre. Car en la production artistique, et particulièrement figurative, des humains, comme Hegel le premier a pu le comprendre, c’est rien moins que l’esprit du temps qui s’est fixé.

Comme l’on sait, l’art figuratif des sociétés européennes de chasseurs cueilleurs paléolithiques ne ressemble en rien à celui de sociétés agro-pastorales épipaléolithiques, mésolithiques ou néolithiques. Et la différence ne tient pas seulement dans le fait que le premier soit un art de l’ornementation des grottes alors que les périodes suivantes les ont désertées, car il existe bien un art rupestre d’extérieur lors du Paléolithique récent ; le très vaste domaine de Foz Côa, dans la vallée du Douro, au Portugal, avec plus de 600 panneaux gravés répartis sur 60 sites distincts, en est un des plus beaux exemples.  D’autant que cette production s’est maintenue durant de nombreux millénaires. Les œuvres présentes sur le site d’« Olga Grande 4 » pourraient en effet avoir jusqu’à 30 000 ans, alors que celles situées à la « roche de Fariseu 1 » datent d’environ 13 000 ans. Cela témoigne donc d’une occupation et d’une production artistique sur une durée de 17 000 ans, allant du début du gravettien au magdalénien final.

Il est donc clair que l’essentiel de la différence entre l’art du Paléolithique récent et celui des millénaires suivants ne tient pas à l’espace, ouvert ou fermé, en lequel il prend place. Il tient fondamentalement au motif même de la représentation. Là où les Paléolithiques dessinent, peignent, gravent voire modèlent un riche bestiaire animal, en ne convoquant la figuration humaine que de façon allusive ou métonymique, les humains du début de l’holocène, qu’ils vivent lors d’époques épipaléolithiques ou néolithiques, vont explicitement se figurer. Cela est déjà remarquable et remarquablement différent de ce qui se passait aux époques antérieures. Mais plus remarquable encore est le fait que ce qu’ils vont surtout figurer, ce sont leurs activités, telles qu’elles les montrent en interaction avec la diversité animale. Artistiquement parlant, cela se traduira par une nette tendance à abandonner la richesse de détails parfois naturalistes des représentations paléolithiques, pour unifier en une même qualité graphique, d’ailleurs assez souvent fort schématique, humains et animaux. C’est là ce qu’il importe de préciser.

L’art figuratif paléolithique, qui en Europe dure environ de 40 000 à 12 000 avant le présent, se caractérise par le fait que les chasseurs-cueilleurs qui le produisent ne se représentent pas eux-mêmes explicitement. Mains, le plus souvent négatives, comme dans la grotte cantabrique d’El Castillo dès l’Aurignacien ; sexes, le plus souvent féminins, tels qu’ils apparaissent à peine plus tardivement dans la grotte Chauvet-Pont d’Arc, silhouettes allusives et incomplètes, telles celles des grottes gravettiennes de Cussac, vers -30 000, de Cougnac ou du Pech-Merle autour de -25 000 ; théranthrope sculpté et masculin, comme le Löwenmensch aurignacien retrouvé à Hohlenstein-Stadel, en Allemagne, ou dessiné sur un piton rocheux du fond de la grotte Chauvet-Pont d’Arc et composé d’un bas de corps féminin et d’un haut animal, mi-lion, mi-bison : toutes ces métonymies ou évocations semblent avoir suffi aux humains du Paléolithique récent pour se savoir intégrés au monde des vivants. Si leur art est expressif de quelque cosmologie symbolique, celle-ci en passe donc par la médiation du vivant-animal. C’est pourquoi, s’il est bien évident que les Paléolithiques ne se confondent pas avec les animaux, puisqu’ils les chassent et les mettent à distance en les représentant, il n’est en revanche pas déraisonnable de penser que leur façon d’être au monde consiste dans le fait de se savoir participer à l’ensemble du vivant, et d’un vivant pour lequel l’idée de domestication n’est pas même encore concevable. J’ai pu nommer cela un mode d’être participatif au monde.

Or c’est un tel mode de représentation, centré sur la diversité animale, qui semble bien avoir disparu après la fin des cultures paléolithiques. Certes le tournant du pléistocène à l’holocène a considérablement modifié l’environnement, faune et flore comprises. Mais le changement ne consiste pas dans le fait que les humains vivant au début de l’holocène ont simplement actualisé leur bestiaire en fonction des animaux disponibles. On ne s’étonnera donc pas qu’ils ne puissent plus figurer mammouths et mégacéros, ou que la vache remplace l’auroch et la chèvre le bouquetin. Ce qui est autrement plus remarquable, c’est que l’activité humaine soit devenue le motif dominant de la représentation, en sorte que celle de la diversité animale ne puisse quasiment plus surgir qu’en son sein. Une fois les cultures du Paléolithique récent disparues, l’humain n’a donc pas fait que commencé à se représenter explicitement, fût-ce de façon schématique et grossière ; il s’est surtout représenté dans une interaction telle avec le monde du vivant, que cette interaction ressemble à un début d’appropriation, voire parfois de soumission. Or non seulement il y va là d’un mode d’être au monde sensiblement différent de celui qu’avaient pu connaître les humains lors du Paléolithique, mais plus encore ce qui a commencé à se mettre en place, c’est une façon d’être au monde que nos civilisations n’ont depuis fait que prolonger. Tout l’art dit “historique” le montre, en ne proposant plus que la représentation des activités humaines, ou en n’ayant montré, jusqu’à des époques fort récentes, les paysages que comme des territoires, ou les animaux que comme des faire-valoir de l’activité humaine. Je nomme présentiel ce mode d’être au monde en lequel l’humain devient le centre de toutes les représentations, celui par lequel toute réalité prend sens et se laisse envisager (Grosos, 52).

Un des intérêts qu’il y a à penser de la sorte, en termes ontologiques de modes d’être au monde, tient en ce que cela permet de ne pas durcir la transition entre Paléolithique et Néolithique, comprenant ainsi que leur radicale opposition constitue, pour l’archéologie préhistorique, un nouvel obstacle épistémologique à surmonter. Certes, il est juste de dire que seuls les chasseurs-cueilleurs connaissent un mode d’être au monde de type participatif, comme il l’est également de souligner que toute culture agro-pastorale s’enracine en un mode d’être de type présentiel. De cela, l’art rupestre et pastoral du Sahara central, vers 5000-4000 ans avant notre ère, offre quelques extraordinaires exemples, dont celui de la plus ancienne scène de traite connue à ce jour. Fort bien étudiée par Jean-Loïc Le Quellec, cette scène de traite de l’oued Tiskatin, dans le Mesāk libyen, montre, en profit gauche, un individu accroupi sous une vache (en profil droit), en train de la traire. Une telle scène ne montre donc plus l’animal ; mais l’activité humaine telle qu’elle soumet l’animal (Le Quellec, 285-286).

À s’en tenir là, il pourrait sembler possible de dire qu’à des types d’économie correspondent des ontologies différentes. Toutefois, le problème devient plus complexe, mais également plus intéressant, dès lors qu’on remarque qu’un art qui n’est plus centré sur l’exclusive représentation de la vie animale, mais pas non plus encore pleinement sur l’activité agro-pastorale, montre déjà l’activité humaine, au point d’en faire clairement son centre rayonnant. Ainsi en est-il de l’art du Levant espagnol, qui se déploie du nord au sud de l’arrière-pays montagneux de la côte est de la péninsule ibérique. Mal daté, mais ayant probablement été réalisé entre le septième et le cinquième millénaire avant notre ère, il est encore actuellement sujet à controverse. Est-ce l’art épi-magdalénien ou mésolithique des tout derniers chasseurs-cueilleurs de la région, comme le pensait Lya Dams qui lui consacra, dès 1984, une savante monographie ? Ou est-ce un art de sociétés déjà pris dans le processus de néolithisation, mais qui ne se représentent qu’en valorisant encore d’ancestrales pratiques de chasse, comme l’a plus récemment, en 2018, suggéré Esther López-Montalvo (205-220) ?

Quoi qu’il en soit de ces questions, le constat est là : alors que, selon Lya Dams, l’art paléolithique comprenait moins de 3% de représentations humaines (et encore n’en précise-t-elle pas la médiocre qualité), l’art levantin, riche, écrivait-elle en 1984, de quelques 235 cavités réparties sur 133 sites pour un total d’environ 8000 peintures, en comprend plus de 41% (Dams, 316). Bien qu’on dénombre aujourd’hui environ un millier de sites, les pourcentages comparatifs que Lya Dams proposait il y a près de 40 ans n’ont guère changé. Rappelons-les. Entre art paléolithique et art levantin, la quantité d’animaux représentée reste comparable : un peu plus de 31% pour le premier, contre presque 39% pour le second. Toutefois, la façon dont la diversité animale est montrée, quant à elle, change profondément. En effet, dans l’art du Levant espagnol, lorsque l’animal est visible, l’archer n’est jamais loin. Aussi non seulement est-ce l’activité humaine qui est valorisée et non plus la vie sauvage animale, mais ce qui dès lors est mis en évidence, c’est sinon « l’existence quotidienne des derniers chasseurs de la péninsule (Dams, 15) », du moins la représentation d’une existence en laquelle chasses, cueillettes et conflits – soit autant d’activités humaines – peuvent désormais être figurés : la chasse l’est sur le site de la Cueva de la Vieja (Dams, 149), non loin d’Albacete ; les cueillettes et récoltes le sont comme sur celui du Cingle de la Ermita del Barranc Fondo (Dams, 105), près de Valence ; les conflits sont montrés, à peine plus au nord, près de Castellón, dans l’abri de los Dogues (Dams, 79).

L’art du Levant espagnol rend donc clairement visible le fait que la figuration de l’humain, comme centre actif et dominant des représentations, n’est pas nécessairement conditionnée par la pleine assimilation du processus de néolithisation, pensable en termes de domestication des céréales ou des animaux. Sur un site comme celui d’El Cogul, le milieu fort aride en lequel déjà à l’époque il se situait, à 160 km à l’ouest de l’actuelle ville de Barcelone, rend impossible un processus stricto sensu de néolithisation, si l’on entend par là la domestication des céréales. Pourtant la célèbre scène figurée dans l’abri sous roche qui en dépend, La Roca dels Moros, montre clairement la prédominance de la figuration humaine1. Bien que comprenant des éléments de représentation réalisés à des époques différentes, la scène mésolithique finale montre ceci : un groupe d’une dizaine d’individus, probablement neuf femmes et un homme, et autour d’eux des animaux (bovidés, cervidés, biches, bouc, cerf). Aux pieds de ces humains se trouve une biche, dont la position signale qu’elle est à terre, probablement morte car traversée d’une flèche. Là encore, ce n’est pas la diversité animale qui, malgré les apparences, est montrée ; comme sur le plateau libyen du Mesāk, et à une époque similaire, c’est la puissance de l’activité humaine.

Aussi, et bien que la tentation soit grande de ne se rapporter au passé qu’en fonction de nos intérêts et de nos interrogations présentes, ce que montrent de telles analyses, c’est une nouvelle fois à quel point toute projection idéologique peut nous égarer. C’est pourquoi, qui espère, loin d’une telle perspective, mener à bien le projet de constitution de l’archéologie préhistorique en science – une science nourrie des savoirs empirico-formels les plus contemporains mais dont l’objet est bien l’histoire de l’humain, donc en science humaine – celui-là doit s’efforcer de repérer les obstacles épistémologiques qui se dressent sur son chemin. Il me semble qu’une analyse de l’historicité humaine en termes de mode d’être au monde, donc en termes ontologiques y contribue. Ce qui suppose que nous apprenions non seulement à nous défaire enfin de l’opposition naïve entre oralité et écriture, mais également que nous surmontions l’idéologisation trompeuse des termes de Paléolithique et de Néolithique.


Ouvrages cités 

Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique [1938], Paris, Vrin, 2011.

Dams L., Les peintures rupestres du Levant espagnol, Paris, Éditions Picard, 1984.

De Mortillet G., Le Préhistorique. Antiquité de l’Homme, Paris, C. Reinwald, 1882.

Geneste J.-M. et Valentin B., Si loin si près. Pour en finir avec la préhistoire, Paris, Flammarion, 2019.

Grosos Ph., Des profondeurs de nos cavernes. Préhistoire Art Philosophie, Paris, Les Éditions du Cerf, 2021.

L’Histoire, nº 472, février 2022.

Le Quellec J.-L., Art rupestre et préhistoire du Sahara, Paris, Payot, 1998.

Leroi-Gourhan A., Le geste et la parole, I. Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964.

López-Montalvo, Esther, “Hunting scenes in Spanish Levantine rock art: An unequivocal chrono-cultural marker of Epipalaeolithic and Mesolithic Iberian societies?”, in Quaternary International, 472: 205–220, Avril 2018. doi: 10.1016/j.quaint.2018.03.016. (consulté le 15 décembre 2023).


1 Outre le célèbre relevé qu’en fit l’abbé Breuil, on se rapportera, pour ce qui est de cette scène, au très bon site https://patrimoni.gencat.cat/ca/monuments/monuments/el-cogul. Il rend possible une visite virtuelle de fort bonne qualité (consulté le 15 décembre 2023).