Table des matières

Table des matières
 
Anne-Gaëlle Weber
5
   
Des belles lettres à la littérature
 
Claudine Nédelec
 
15
Nicolas Correard
 
28
Anne-Gaëlle Weber
 
47
Simona Gîrleanu
 
68
Sophie-Anne Leterrier
 
82
Stéphane Zékian
94
   
Définitions croisées
 
 
Hugues Marchal
 
112
Frédéric Brechenmacher
 
135
Ingrid Lacheny
 
162
Bertrand Marquer
178
   
Reconfigurations
 
 
Nicolas Wanlin
 
188
Jérôme David
 
203
Anne-Rachel Hermetet
 
210
Amelia Gamoneda Lanza
221
 
 
 
 
 
 
 



Pour une sociologie des poètes scientifiques au XIXe siècle

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L’ère électrique / The electric age

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asselin, Olivier, Silvestra mariniello and Andrea oberhuber (Dir.), L’ère électrique/the electric age, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2011, 387 pages.

Cet ouvrage collectif ne porte ni sur l’électricité en tant que telle ni même sur son histoire en particulier; il s’agit bien plutôt, comme le précise le titre, de rendre compte d’une «ère» plus ou moins définie, celle qu’ont ouverte, dans nos sociétés, l’apparition et, pour ainsi dire, la presque universalisation de l’électricité. De cette ère électrique, les travaux présentés ici cherchent à redécouvrir les grandes lignes, les racines et les nombreuses ramifications, défiant à la fois la délimitation d’un «objet» historique uniforme (ce à quoi le phénomène électrique ne saurait se réduire) et la perspective historiographique traditionnelle d’une histoire des sciences et des technologies. Pris dans son ensemble, l’ouvrage propose une perspective déclarativement «intermédiale» (p. 18), une sorte de décloisonnement méthodologique qui s’apparente à la formule d’une certaine histoire culturelle. L’électricité y est à la fois saisie comme carrefour de représentations sociales, vecteur de transformation des modes de sociabilité et des pratiques artistiques, enjeu politique fondamental et ensemble de réalités à la fois discursives, épistémologiques et techniques.

L’introduction du volume, qui n’est signée, curieusement, que par l’un des trois membres de l’équipe de direction, demeure légèrement diffuse : l’hétérogénéité du propos, l’insistance passagère sur certaines notions («coconstruction») dont le potentiel heuristique ou novateur paraît discutable, de même que l’abandon, en cours de route, de questions frontalement posées par les premières pages (notion de «modernité») ou effleurées au passage (comme le fait, par exemple, que la notion d’«âge électrique» reprenne et «redonne sens à la notion de postmodernité», p. 9) contribuent à embrouiller l’exposé à certains endroits. Tout se passe, d’emblée, comme si l’étendue de l’ambition annoncée restait trop vaste pour être contenue à l’intérieur des limites matérielles du livre. Le lecteur comprend rapidement, toutefois, que cet éclectisme, loin d’être incontrôlé, est en quelque sorte constitutif du projet. La cohérence de l’ouvrage, en effet, aura pour principe l’éparpillement (relatif) et la diversité elle-même. L’électricité ne sera nullement considérée «comme l’une des infrastructures de la société moderne ni seulement comme technologie de la communication ou donnée naturelle», mais, d’une façon plus générale, comme «le paradigme et le médium par et dans lesquels notre société prend forme» (p. 3); elle ne renverra pas un objet mais, en tant que phénomène global et multiforme, désignera plutôt l’ensemble d’une ère telle qu’elle se trouve caractérisée par une «herméneutique électrique», qui au-delà de «l’acte de comprendre les différents artefacts électriques» constitue une véritable «forma mentis» (p. 15). Qui au-delà d’un rapport aux objets détermine les modalités propres d’un rapport au monde.

Il semble donc que, pour rendre justice à l’architecture de l’ouvrage et à la nature du projet qui le sous-tend, il faille prendre le parti de restituer, à travers les articles singuliers qui le composent, l’hétérogénéité générale du recueil. L’unité de la recherche, fruit d’une pensée collective, ne pourra ainsi apparaître que de proche en proche, au fil d’une lecture qui, pour naviguer dans cette texture plurielle, est tenue de se montrer attentive aux échos entre les textes et à la possibilité de les relancer, la qualité des interventions se mesurant au moins autant par leur aptitude à susciter des questions que par leur capacité à fournir des réponses.

1. La pensée électrique / Electrical Thought

Cette première section, que l’introduction du volume présente comme permettant de «poser le cadre théorique de ce phénomène électrique» (p. 19), s’ouvre sur une contribution de Cornelius Borck, dont l’intérêt fondamental est de révéler une dimension épistémologique insoupçonnée de la maîtrise de l’électricité. À travers ses applications scientifiques et ses implications culturelles, le phénomène électrique a rendu possible, comme le montre l’auteur, une nouvelle «lecture» du fonctionnement cérébral et, par là, du complexe de relations qui nouent le corps et la pensée. Si, aujourd’hui, l’électricité est en effet «a prerequisite for living a life» (p. 37), au sens où elle fonctionne comme condition de possibilité des technologies les plus «rudimentaires» du quotidien, des systèmes de communication et, par extension, des modes de sociabilité les plus coutumiers, Borck rappelle que, avant d’être ainsi naturalisée ou ritualisée, l’électricité a longtemps été liée, au XIXe siècle, à tout un imaginaire occulte. C’est que son invention et sa généralisation progressive ont bouleversé, notamment, notre mode de présence à travers l’espace/temps : «X-rays portrayed living humans as ghost-like skeletons, while wireless technology made ghostly voices speak from out of nowhere […], stimulating forays of the avant-garde into occultism and speculative psychical research» (p. 35). Cette remarque suppose d’ailleurs que, d’un seul tenant, l’expansion prise par le phénomène électrique sous toutes ses formes a fourni des modèles de représentation du corps humain, servi la mise en place de nouveaux médiums de communication et autorisé le déploiement de technologies inédites pour les sciences médicales et neurologiques. Suivant cette perspective, Borck insiste tout particulièrement sur l’importance qu’ont prise, à partir des années 1930, les développements de l’électroencéphalographie. «There’s a man doing some mental calculation, cables go from his head to a recorder in the room nearby in which there is nothing but the zigzag of the pen of the recording machine going on the paper» (p. 43). Dans cette expérience, nulle intervention d’un scripteur; pour les scientifiques de l’époque, c’était le «brainscript» lui-même qui, en sa pureté presque immédiate, s’énonçait littéralement sur la feuille. Savoir et croyance se brouillaient pour relancer le mythe d’une Nature apte à parler d’elle-même, avec son propre langage. Le sens était supposément inscrit dans la chose même du cerveau, dont l’écriture endogène figurait en quelque sorte comme le balbutiement de la matière organique. «In the interior of thinking and behind it, there is no thinking» (p. 54). On sait d’ailleurs que Barthes a repéré, dans ce type d’intervention électroencéphalographique, les signes d’une «mythologie» de la pensée «représentée comme une matière énergétique, le produit mesurable d’un appareil complexe (à peu de chose près électrique)[1]». D’une façon générale, au-delà des exemples qu’il choisit et, en même temps, à travers eux, Borck parvient à faire voir que, du XIXe au XXe siècle, les recherches scientifiques alimentées à même un certain imaginaire de l’électricité s’inscrivent dans un champ de savoirs dont l’un des effets majeurs a été de repenser, sous des formes nouvelles, les rapports entre «technology, the human body, and psychic life» (p. 38).

Dans son article, Walter Moser va suivre une voie complémentaire. Remontant jusqu’à la dernière décennie du XVIIIe siècle, il propose une archéologie de la théorie de l’électricité, dont il repère les signes dans un domaine de savoirs en particulier : celui qui s’est élaboré, de façon hétéroclite et sans franchir tout à fait ce que Foucault appellerait un «seuil de scientificité[2]», autour de la thématique générale du «galvanisme». Ce qui manquait peut-être au texte de Borck (l’on pense à sa périodisation imprécise de même qu’à la diversité indéfinie des objets) est ici directement thématisé : la décision, déclarée et défendue comme telle, d’obéir à une démarche historiographique particulière. En effet, Moser positionne d’emblée son discours en refusant de souscrire à une linéarité téléologique inhérente à l’histoire des sciences traditionnelle. Il affirme vouloir restituer la «densité» d’une époque précise qu’il appelle le «carrefour 1800» (p. 64), c’est-à-dire sa complexité historique propre qu’une lecture rétrospective de l’histoire tendrait à réduire, à l’aune d’un futur connu d’avance, à une sorte de quintessence illusoire. La notion de «galvanisme» doit donc être réinsérée dans son époque et comprise, non pas comme la forme précoce et inaboutie de la notion scientifique d’électricité (même si elle en demeure l’ancêtre assez direct), mais comme une «figure transversale capable de circuler dans une pluralité de discours tout en y assumant des contenus très divers» (p. 65). Dès lors, qu’est-ce que le galvanisme? On pourrait le décrire à partir de ce que Moser désigne, en rappelant les expérimentations de Luigi Galvani, comme son «schéma de base» (p. 62) : le scientifique doit connecter, de manière à former une séquence continue, une cuisse de grenouille et deux pièces métalliques substantiellement différentes («cuisse – métal I – métal II»). Puis, mettant en contact l’extrémité métallique et l’extrémité organique de façon à refermer sur lui-même le cercle galvanique, il observera «une contraction du muscle de la cuisse» (p. 62). Sur la base de ces données, un débat scientifique opposait, à la fin du XVIIIe siècle, les adeptes d’une conception métallique de l’énergie galvanique et les chercheurs qui, au contraire, en retrouvaient la source dans la partie organique. Autour de cette deuxième interprétation du galvanisme, Moser retrace, suivant une gradation qui va de Pfaff à Humboldt et Ritter, le développement d’une théorie scientifique de l’unité organique du monde, d’une représentation holistique qui n’est pas sans rappeler la philosophie romantique de la nature promue, à la même époque, par Schelling : voyant dans la matière organique le siège de la force galvanique, puis dans cette force elle-même le «phénomène central» et premier de la Nature, Ritter en vient à considérer l’énergie galvanique comme une structure profonde «où toutes les polarités et tous les conflits se résorbent dans une unité supérieure, à commencer par la dispute entre l’organique et l’inorganique» (p. 76).

Ainsi aboutit-on ici, comme précédemment avec l’article de Borck, à l’idée d’un paradigme électrique dont l’importance vient de ce qu’il a, justement, «galvanisé» de nouvelles modélisations du monde, de l’être humain dans ses fonctions les plus vitales à la matière dans ce qu’elle peut avoir de plus inerte. En revanche, les deux articles qui viennent clore la première section de l’ouvrage déplacent considérablement l’angle d’analyse. Devant le texte de Jean-François Vallée, qui porte sur la pensée de Marshall McLuhan, le lecteur éprouve au départ un certain malaise : la prolifération (un peu comme si l’on cherchait à dérouler le paradigme lexical de l’électricité) d’une série de notions ou de syntagmes qui paraissent forcés ou contraints («intellectuel électrique», la «terminologie électrique» du théoricien, une «bifurcation électrique» de sa pensée, l’«électrification» de son vocabulaire, son «style électrique», une «appréhension plus objectivement électrique» de sa pensée, etc.), ou en tout cas qui semblent surtout destinés à signifier l’appartenance même (la légitimité de cette appartenance) de l’article à un collectif portant nommément sur «l’ère électrique», cette prolifération de syntagmes est en quelque sorte d’autant plus gênante que l’auteur va fournir une justification, ne serait-ce que sur un ton ludique, à ce qu’il appelle lui-même de «mauvais jeux de mots» (p. 98). Dirigeant l’attention vers la «scénographie[3]» de son propre discours, Vallée se réserve ainsi le droit, en dernière analyse et vis-à-vis de celles et ceux qui n’auront pas été «persuadés» par son argumentaire, de «répliquer, à la McLuhan, que vous n’avez rien compris à notre « imposture« » (p. 101). Il s’agit peut-être là d’une maladresse pragmatique. Elle demeure cependant secondaire par rapport à la valeur de l’analyse qui, à terme, parvient à la faire oublier. D’ailleurs, la métaphore électrique s’avère finalement éclairante dès lors que, comme dit Ricœur, elle «donne à voir» que la complexité de l’écriture même de McLuhan (comparée à une «mosaïque» constituée d’un «collage» d’aphorismes, slogans, énoncés théoriques, citations parachutées, etc.) découle de son rapport critique au savoir. Cette écriture singulière vise chez lui, comme le montre Vallée, un «effet rhétorique qui s’apparente à celui d’une décharge électrique, ou d’un court-circuit» dont la fonction serait d’agir sur la conscience des lecteurs «afin de les sortir de leur somnambulisme et de les pousser à prendre conscience des effets psychiques profonds des médias qui les entourent» (p. 100). Elle servirait donc, en acte, la critique mcluhanienne de «l’ère électrique» : car si l’on présente traditionnellement McLuhan comme l’«oracle de l’âge électrique», Vallée remet les pendules à l’heure en montrant très clairement, à partir d’une lecture serrée des textes, que le théoricien de la culture médiatique entretenait un rapport de réticence et de résistance morale à l’égard des transformations technologiques que son œuvre a abondamment décrites et commentées.

Quant à l’article de David Thomas, unique et, peut-être, moins concluant eu égard à la problématique générale de l’ouvrage, sa qualité indéniable tient au fait qu’il tente, à partir d’une réflexion épistémologique sur les procédés de la construction historienne, de jeter les bases d’une nouvelle manière de lire et d’envisager certains objets propres à l’histoire des sciences et des technologies. Partant d’un dessin technique de Thomas Edison, daté du 3 décembre 1877, l’auteur cherche à mettre en relief l’importance particulière des esquisses graphiques. Si ces documents peuvent avoir un statut épistémique privilégié, c’est qu’ils dévoilent généralement une sorte de stade «archéologique» des objets technologiques connus et accomplis qui peuplent l’espace social et culturel : «they are also a basic repertoire or matrix of elementary ideas and forms that bridge and link technologies» (p. 119). Dès lors, ajoute Thomas, «a “new” technology is never entirely or essentially “new”; it is almost a different and sometimes radical configuration of old and existing elements», si bien que «innovation is the complex product of a fusion of pre-existing elements or references and original ones, old and new analogies» (p. 122). On voit immédiatement qu’une histoire des sciences et technologies pensée dans cette perspective se déplace par rapport à la notion de linéarité du progrès pour se recentrer en termes d’assemblage, de recyclage et de conjonction d’éléments. Elle permet, pour Thomas, d’éviter le double écueil de la lecture téléologique et de la compartimentation des objets et des disciplines (d’un côté, l’évolution du télégraphe, de l’autre, la naissance du phonographe et l’apparition des technologies de captation d’images, etc.).

2. Le corps électrique / The electric body

La deuxième section regroupe, à nouveau, quatre interventions. Elle pose, au croisement de perspectives diverses, la question du corps «galvanisé», traversé et remodelé par l’électricité. Comment le corps a-t-il été graduellement réinventé, dans ses mouvements, dans ses interactions avec le monde, dans la prise qu’il offre ou le flanc qu’il prête au pouvoir, par l’usage et la maîtrise de l’énergie électrique? Cette deuxième partie analyse donc l’émergence de nouvelles corporéités telles qu’elles ont été rendues possibles par la prolifération de technologies variées.

Sur la base d’une lecture de L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, Jean-Pierre Sirois-Trahan amorce cette réflexion alors qu’il cherche à restituer une sensibilité d’époque dont il décèle dans le roman, sous le signe d’un «positivisme énigmatique», la mise en relief exemplaire. Son intervention vise essentiellement à repérer, à la fin du XIXe siècle, les grandes lignes d’un rapport ambigu à l’électricité où le scientisme utopique déborde allègrement dans le merveilleux. Or, cette culture de l’ambivalence, que l’auteur dégage à partir d’une lecture du texte de Villiers, est celle qui a façonné «l’horizon d’attente à l’aune duquel on accueillera le cinéma naissant» (p. 131), tant il est vrai que celui-ci «vient s’inscrire dans la lignée des merveilles modernes de la Fée Électricité» (p. 139). Le roman apparaît donc ici comme la textualisation d’un horizon d’attente. En effet, insiste l’auteur, le traitement thématique de l’automate mis en scène par la fiction de Villiers, une créature «électro-humaine» résultant de la synthèse d’un corps et du courant électrique qui l’anime d’une «âme», mobilise toute une isotopie dont le discours social de l’époque se servira aussi pour faire l’expérience du cinéma à naître : «à la fois copies de la nature et œuvres d’art humaines, illusion du Réel et réalité de l’Idéal» (p. 148). On peut dès lors se demander quel est le statut épistémique du roman de Villiers dans le discours de l’auteur. Comme un texte-témoin, il disparaît de l’analyse et réapparaît plus loin, s’effaçant d’un côté derrière le contexte historique dont il semble n’être que le signe et reprenant toute sa densité, de l’autre, lors des passages où sa relecture paraît être la finalité elle-même de l’article. Mais fonctionne-t-il, dès lors, comme simple prétexte pour l’analyse, à défaut d’en constituer l’objet premier? La question n’est pas sans importance. Elle semble même fondamentale dans la mesure où c’est le double statut épistémique du texte littéraire, à la fois prétexte et objet, qui permet à l’auteur d’y recourir comme à une porte d’entrée : en lui, il se propose de lire l’enjeu historique qui le traverse et, qu’en retour, il condense et travaille, à savoir les grandes lignes d’un «paradigme culturel qui forme le fond épistémique sur lequel le cinématographe vint s’inscrire à sa naissance» (p. 150). Vécu, à l’époque, comme une victoire sur l’immortalité, le cinéma émergent injectait le mouvement dans le corps figé par la photographie, «opérait» la vie comme sur la scène parallèle d’un monde qu’il contribuait à dédoubler.

La perspective suivie par Laurent Guido diffère passablement. Son article soumet à l’examen une grande variété d’objets et, dès lors, se distingue par l’ambition du projet qu’il esquisse dès les premières lignes : analyser, dans une perspective historique large, «certaines représentations artistiques du corps dansant» qui procèdent «à divers titres des discours esthétiques engagés par l’émergence du phénomène électrique» (p. 155). Évidemment méritoire et novatrice, cette entreprise semble toutefois devoir s’accomplir au prix de la cohérence de l’article, qui tend à s’effacer derrière la succession et la multiplication des éléments abordés, derrière une érudition passablement énumérative d’où émerge, néanmoins, plusieurs idées fondamentales. Celles-ci se rencontrent autour du thème général d’une corporéité moderne traversée, modelée, changée, formée, fabriquée voire normalisée par un ensemble de scripts, de mouvements et d’usages propres à une ère électrique au sein de laquelle, vers la fin du XIXe siècle, l’attrait de la danse «se voit amplifié au contact de nouvelles techniques de représentation visuelle» (p. 161). C’est dans ce cadre historique, indique l’auteur, que l’on voit notamment se consolider «le spectacle du corps féminin en train de danser» comme «sujet privilégié», comme «attraction» qui se trouve «démultipliée par la technique de décomposition et de reproduction du mouvement» (p. 161). En ce sens, le corps de la danseuse ne sera pas sans rappeler, dans les premières décennies du XXe siècle, les «girls de revues, de music-hall et de cinéma», liées à «une image tayloriste du corps-fétiche rationalisé et machinique promu par la modernité industrielle et le rythme de la Grande ville innervée par l’électricité» (p. 169). Ainsi, à l’enjeu esthétique du corps dansant et des codes chorégraphiques, la généralisation de l’électricité dans les pratiques culturelles qu’elle a permis de réinventer vient greffer celui, sociopolitique, d’une incorporation du mouvement, du corps mécanisé, observé, fragmenté et ritualisé. En un mot : modélisé autrement.

C’est vers un autre type de questionnement que, quant à elle, Pamela Lee dirige son attention. Elle resitue le problème de l’investissement électrique du corps là où, dans nos sociétés, il a généralement cessé de se poser : la chaise électrique, dont l’auteure analyse le traitement dans l’œuvre d’Andy Warhol, figure en effet comme l’angle mort du «biopouvoir» que Foucault définissait comme un type de gestion dont «la plus haute fonction désormais n’est peut-être plus de tuer mais d’investir la vie de part en part[4]», pour la réguler, la discipliner, en administrer la conduite. Ici encore se pose, d’emblée, la question du statut épistémique de l’œuvre d’art dans le discours de l’auteure. Car l’oeuvre n’est ni réduite au document, ni analysée en circuit fermé; elle est de l’ordre du dévoilement. Elle agit à titre de révélateur, précisément comme le traitement graphique auquel Warhol soumet la représentation de la chaise électrique, qui figure comme un «prisme[5]» permettant de sortir de la sphère de l’art pour poser, en aval et en amont, la question de la «symbolic representation of state power» (p. 182). Tout se passe comme si l’image travaillée par Warhol, désignant une chaise vide dans une pièce saturée de silence, exhibait une absence, et plus précisément «the gradual withdrawal of sovereign visibility within the culture of spectacle over which it reigns» (p. 192). Comme l’indique l’auteure, l’histoire de la chaise électrice, comme dispositif de pouvoir, est parcourue par une ambiguïté, celle de la visibilité spectaculaire de la punition et de l’invisibilité de la peine capitale, celle de l’éclat du pouvoir, en ce qu’il s’assigne le droit de faire mourir, et de sa mécanique discrète et silencieuse. «Warhol’s work points to one of the most charged debates surrounding death by the electric chair: the potential for the act to be transmitted through photography, film and finally television» (p. 197). C’est ce type d’ambivalence, autour du problème de l’exercice étatique du droit de tuer, qui conduit Lee à déceler, dans la représentation warholienne de la chaise électrique, la figuration de ce que Giorgio Agamben appelle «the state of exception», qui «consists in the fact the sovereign is, at the same time, outside and inside the juridical order» (p. 183).

Elizabeth Plourde explore, dans son article, un autre sillon. Elle se questionne sur les remodelages, à la fois esthétiques et épistémologiques, que l’émergence des nouvelles technologies et leur intégration à l’écriture et à la pratique théâtrales sont susceptibles de faire subir à la notion de théâtre elle-même et, partant, à celle de théâtralité. Examinant une création d’Isabelle Choinière, La démence des anges, elle montre que l’annexion directe, aux corps des danseuses, de technologies de captation, de traitement et de traduction de l’information gestuelle – il s’agit d’un «ordinateur vestimentaire» servant à transformer instantanément «les mouvements exécutés par l’une et l’autre en informations quantifiables destinées à être retravaillées» (p. 210) sous forme d’images projetées ou encore de «sons» particuliers (p. 218) – permet de renouveler, en même temps que la corporéité scénique traditionnelle, les paramètres de la représentation sur lesquels s’est construite l’histoire du théâtre occidental. «Telle rotation du corps appelle tel changement de tessiture sonore; telle modulation du souffle déclenche telle ondulation de l’image vidéo, etc.» (p. 218) Ici, le fonctionnement scénique de la technologie n’est plus réductible à une fonction d’outil; à travers les effets «spéciaux» qu’elle permet et rend sensibles, l’électricité devient elle-même un discours (le «discours de la lumière», p. 220). Dès lors qu’elle ne sert plus seulement la représentation mais façonne littéralement les codes et les conditions de celle-ci, elle devient l’un des moteurs du jeu théâtral, rendant du même coup inopérants les critères de définition aristotéliciens: «plutôt que de reproduire une réalité concrète, [l’électricité] réinvente la présence humaine en jouant sur les registres de son incarnation scénique» (p. 219). Mais s’agit-il là d’une forme d’autoréflexivité, d’une nouvelle variante de ce que les formalistes russes appelaient la «mise à nu des procédés» mêmes de la représentation? Cette question demeure ici en suspens, tout comme celle portant sur la redéfinition de la théâtralité, que l’auteure ne fait apparemment qu’ajourner. L’essentiel, cependant, réside dans le fait de l’avoir formulée clairement et d’avoir vu, en sous-texte, que la définition même du théâtre, par rapport à d’autres formes et médiums artistiques, est intimement liée au mode de présence physique et au traitement matériel du corps.

3. L’image électrique / The electric picture

La troisième section de L’ère électrique est celle qui, sans doute, présente la cohérence interne la plus serrée. Les trois articles qui la composent, poursuivant une piste déblayée par l’analyse d’Elizabeth Plourde, s’articulent de diverses manières au problème de la corrélation entre les conditions techniques de production des œuvres et l’élaboration esthétique. En tant que source énergétique nouvelle, l’électricité a ouvert des possibilités inédites et entraîné d’innombrables conséquences pratiques. Elle a joué, dans l’histoire des arts, un rôle fondamental, et que l’on ne peut réduire à une stricte fonction d’auxiliaire de la représentation, que celle-ci soit théâtrale ou cinématographique; l’électricité, dans la mesure où elle a modifié durablement les modes et degrés de l’éclairage ainsi que les paramètres de tout l’appareillage scénique, se présente à la fois comme une condition du contenu des œuvres et, dans le cas où la lumière se trouve directement thématisée, un élément du contenu lui-même.

Dans son article sur «Le jeu électrique», Jean-Marc Larrue rappelle que l’implantation de l’électricité, sur la scène théâtrale du XIXe siècle, s’est effectuée, non pas à la manière d’une innovation subite et radicale, mais le long d’un processus graduel. Étalée sur plusieurs décennies, la lente substitution du projecteur moderne à la chandelle traditionnelle est le fruit de modifications successives plutôt que le résultat d’une quelconque «révolution électrique» (p. 230). Mais à tout prendre, il s’avère néanmoins que, pour avoir été longue et tranquille, la transformation liée à l’exploitation dramaturgique de l’électricité ne demeure pas moins fondamentale. Elle a laissé, selon Larrue, un triple héritage : la découverte des potentialités infinies de la lumière, qui est devenue une véritable dramatis personae; un changement dans l’économie du décor, qui s’est traduit notamment par de nouveaux modes de conception et d’arrangement des objets dramatiques, le décor peint en deux dimensions ayant d’ailleurs payé de sa mort ce processus de modernisation, lui «dont l’artifice ne fait plus illusion à cause de l’éclat nouveau de la lumière» (p. 237); un redéploiement du jeu de l’acteur et de son rapport à l’espace scénique, dès lors que «cet espace arraché à la pénombre lui [permet] de gagner en expressivité corporelle» (p. 237). «Ce nouveau théâtre appelait un nouvel acteur» (p. 238). Rendu à sa pleine clarté, il livre son nouveau volume, sa profondeur inédite, au mouvement de «l’acteur électrique» (p. 239).

Dans une perspective similaire, André Gaudreault et Philippe Marion remontent aux sources de l’histoire du cinéma et estiment que l’énergie électrique a eu «une incidence directe sur certains paramètres de la monstration filmique» (p. 245). Leur analyse est conduite à partir d’une étude comparative de deux technologies de captation et de restitution de l’image, le kinetograph d’Edison et le cinématographe des frères Lumière, l’électricité et la manivelle, le roulement électrique et l’activation mécanique. D’un côté, la caméra électrique conçue par Edison vers 1890 était trop massive pour être déplacée. Confinée à l’immobilité, elle déterminait et engendrait un type de prise de vue particulier, empreint d’un «esprit de laboratoire» (p. 249) propre aux contraintes et à l’aménagement du studio, dans lequel le réel offert à la représentation ne pouvait être qu’entièrement construit, organisé, composé. «L’électricité offre la régularité et la puissance énergétique, mais elle induit aussi une dépendance, une contrainte de relative immobilité» (p. 253). De l’autre côté, l’appareil à manivelle, largement plus mobile, pouvait être déplacé et installé directement sur le terrain. En ce sens, il rendait possible un traitement différent de l’effet de réel, en captant des personnages qui paraissaient «saisis dans une action non prévue pour la caméra». Il se plaçait au service d’une esthétique «testimoniale» opposée à la «studioïté» produite par la caméra électrique et caractérisée par une «sorte d’effet chorégraphique, avec la connotation de préparation et de composition que charrie le terme même de chorégraphie» (p. 250). Formalisant ainsi l’opposition qu’ils cherchent à cristalliser, les deux auteurs organisent tout un réseau d’oppositions où l’électrique se dissocie du mécanique, les «sujets agités» des «sujets agissants», la représentation in vitro de la saisie in vivo. Ici encore, le média électrique est analysé et défini, non pas comme un strict instrument technique, mais comme un dispositif qui formate et conditionne la représentation et qui, dès lors, peut se concevoir comme un véritable choix esthétique.

L’électricité n’est pas un langage, ni même la structure d’un nouveau système de signes; si la comparaison langagière est légitime, il faut plutôt la comparer à l’appareil phonatoire lui-même, qui précède le langage comme un corps de contraintes matérielles. L’électricité a créé de nouveaux langages. Son avènement, dans le domaine des arts de la scène et de l’image, ne s’est pas seulement contenté d’offrir de nouvelles possibilités matérielles à un discours narratif qui serait demeuré inchangé; le phénomène électrique est organiquement lié à l’apparition de nouveaux genres. C’est ce que cherche à montrer Viva Paci: en tant que «condition sine qua non du cinéma de studio» (p. 261), l’électricité apparaît comme la condition de possibilité de la comédie musicale, un «genre qui joue avec la lumière, produit de la lumière et naît même de la lumière» (p. 264). En fait, le rôle de l’éclairage y est si fondamental qu’il tend à effacer, comme le souligne l’auteure, le narratif au profit du «spectaculaire». L’œuvre n’est plus alternance entre séquences narratives et scènes musicales mais, expulsant pour une part ce qui relève trop immédiatement de la signification discursive, se livre tout entière au spectaculaire, qu’il soit «diffus», comme lors des passages narrativisés, ou «pur». Ainsi, l’utilisation de l’électricité «contribue non seulement à renforcer les effets de rythme synchronique entre l’image et le son, […] mais travaille en somme à augmenter cette construction d’une esthétique de sensualité dont la comédie musicale nourrit son spectateur» (p. 274-275).

4. Électrifications / Electrifications

La quatrième section, articulée autour du problème de l’«électrification», déplace la discussion pour la resituer sur le terrain politique. Elle questionne les enjeux de pouvoir liés à la maîtrise de l’électricité, qui n’est toujours en même temps que la face positive d’une dépendance énergétique active sur les plans social, économique et culturel.

L’article d’Anindita Banerjee examine, dans une perspective apparentée à l’analyse du discours, le problème de l’électrification tel qu’il se posait dans le cadre de l’utopie communiste soviétique, que l’auteure réinscrit dans une tradition culturelle russe dont elle montre (ou remodèle) la continuité historique. Elle vise par là même à mettre en lumière les enjeux à la fois politiques et économiques qui ont entouré, dans la société russe d’avant la Révolution, la cristallisation de toute une symbolique de l’électricité comme puissance ambigüe, à la fois magique et scientifique, intangible comme force et concrète en tant qu’énergie mise en objet. Ainsi, le célèbre slogan lancé par Lénine en 1920 («Communism is equal to Soviet power plus the electrification of the entire country») représente «the culmination rather than the starting point of a unique epistemic and figural continuum whose source may be discerned in a corpus of modernist narratives of creation» (p. 290-291). Au-delà d’une stratification franche des types de discours, l’analyse de Banerjee permet de désensabler les arêtes principales d’une constellation discursive dans laquelle, à la fin du XIXe siècle, l’électricité se trouvait «énoncée» à la manière d’un véritable «myth of salvation» (p. 295). Celui-ci s’élaborait, avant d’être réinvesti par la doctrine soviétique, tout autant dans l’espace journalistique que dans certains discours ésotériques et hautement spécialisés comme le discours esthétique de l’avant-garde symboliste et le discours philosophique, notamment, de Nikolai Fedorov. Il s’est constitué au croisement de deux types d’interprétation du phénomène électrique. L’électricité valait comme signe. Elle tenait lieu d’autre chose et, en ce sens, était double : à la rencontre de sa valeur d’usage, qui était supposée assurer l’amélioration des conditions matérielles d’existence, et de sa valeur symbolique, qui «chargeait» la chose électrique d’une puissance infinie et presque magique, elle représentait «the only futuristic technology that would sustain the human race by fulfilling both its spiritual and physical needs; it is a chosen medium for inaugurating a new age» (p. 295). L’utopie sociopolitique, qui décelait dans le courant électrique la promesse d’une transformation imminente des conditions de vie, était donc inséparable d’une mystique en fonction de laquelle l’électricité se livrait ou «advenait», pour ainsi dire, au discours et à la représentation. Pour Banerjee, il faut ancrer ce phénomène culturel dans le contexte, caractérisant surtout le régime tsariste, d’une politique de contrôle et de limitation de l’électrification et de la diffusion des produits de l’électricité (que l’Occident, pour sa part, célébrait déjà) : en effet, «electricity did not begin to transform material life and production system until the late 1920’s» (p. 302). En face l’une de l’autre, peut-être, l’histoire d’un manque et une utopie compensatoire. C’est cette absence matérielle de la chose électrique, longtemps maintenue et prolongée, qui permettrait ainsi d’expliquer la propension, dans la formule de Lénine non moins que dans le discours social du XIXe siècle, qu’a eu l’électricité à s’enrober de tout un imaginaire cosmogonique dans lequel le discours communiste s’est installé pour puiser la magie de son identité rêvée. En dernière analyse, estime l’auteure, ce paradigme culturel s’est montré «particularly conducive for Russian utopian visions both before and after the Revolution, because it corresponded with historically entrenched tendencies to construct national identity in explicit opposition to the West» (p. 303).

C’est dans un tout autre univers que nous transporte l’article de Karl Froschauer. Il vise à rendre compte des tensions et de la dynamique de fragmentation qui ont animé, dans les dernières décennies, les politiques canadiennes (tant fédérales que provinciales) en matière de gestion de l’électricité. Or, ce que montre l’auteur, c’est que cette dynamique à l’œuvre dans l’administration des énergies en retraduit une autre, plus fondamentale, qui paraît être constitutive de l’histoire politique canadienne en général. En effet, explique-t-il, les tentatives pour instaurer un système pancanadien de production et de distribution de l’électricité n’ont jamais été couronné de succès : celle de 1961, d’abord, puis celle orchestrée, en 1974, par les provinces elles-mêmes. À l’image de cette fédéralisation jamais concrétisée, les démarches amorcées plus tard, vers la fin des années 1970 et au début des années 1980, pour établir des systèmes que Froschauer appelle «régionaux» et qui devaient, respectivement, unifier plusieurs provinces, ont également échoué pour des raisons politiques semblables : «just as with a national system, a political consensus is required for decisions on the establishment of an extra-provincial regional authority […], on management of such a network, on the location and timing of new generating facilities, on the ownership of the transmission system», etc. (p. 313) À l’issue de ces démarches, le modèle politique qui s’est imposé est donc celui d’une juridiction provinciale, c’est-à-dire d’une forme de «provincial continentalism» (p. 312) dans le cadre duquel les provinces, dès lors qu’elles détiennent une autonomie, sont autorisées à signer, hors de toute régulation fédérale directe, leurs propres contrats d’exportation. L’électricité, ici, n’est plus l’enjeu d’une utopie politique; elle se trouve prise au centre d’une problématique de la gestion des ressources et, à travers elle, au cœur d’une dynamique historique de tension et de division des instances politiques ou des centres décisionnels. «[Such] electricity policy formulations in Canada have a history of tensions between federal and provincial governments and between neighbouring provinces» (p. 326).

Mais l’électricité n’est pas uniquement un enjeu de gestion politique; les guerres qui ont secoué le XXe siècle ont aussi inventé, en faisant de l’électricité une cible aussi précieuse que tactique, sa «valeur» proprement militaire. C’est précisément à ce problème que Sami Saul consacre son intervention, dans le cadre de laquelle il entend montrer (non sans efficacité) que, si l’invention de l’électricité peut apparaître comme le signe d’un gain de puissance, sa généralisation comme fondement énergétique de l’ensemble des pratiques sociales «est aussi source de faiblesse» (p. 335). En conduisant une analyse rigoureuse de la place occupée par l’électricité dans les nouvelles stratégies militaires que le siècle dernier a vues émerger et se consolider, il met en relief une conséquence durable et souvent inaperçue de l’avènement de l’électricité. Celle-ci, en effet, ne multiplie pas seulement les possibilités techniques; elle dépossède également les individus de la connaissance (réservée à un corps de spécialistes) qui permet de (re)produire ces possibilités[6] elles-mêmes. Elle qui augmente la puissance technique aggrave en même temps la vulnérabilité sociale. Au sortir de la Grande Guerre, pendant laquelle le système des tranchées avait donné l’avantage aux manœuvres défensives, l’apparition de l’avion comme véritable arme de combat «ouvre la perspective du succès pour l’offensive» (p. 336) et transforme ainsi considérablement l’élaboration, d’abord théorique, de la stratégie militaire. «L’avion permet d’atteindre directement les arrières des forces opposées. En détruisant les ressources qui les alimentent, il les prive des moyens de poursuivre le combat» (p. 337). Ainsi l’électricité peut-elle devenir un véritable enjeu de guerre, et le réseau des centrales électriques une cible tactique prioritaire. L’énergie, qui fonctionne comme un véritable système nerveux, se trouve dès lors livrée tout entière à la logique du «bombardement stratégique» telle que théorisée, vers 1920, par Giulio Douhet. Et si, en pratique, l’assaut contre les installations électriques ne s’est pas fait systématique lors de la Deuxième Guerre mondiale, s’il n’a pas non plus modifié l’issue, selon Saul, de la guerre du Vietnam, il reste qu’en «règle générale, les centrales électriques se trouvent sur les listes de cibles depuis la guerre de Corée» (p. 353) et que le bombardement stratégique figure comme l’une des tactiques principales de la guerre contemporaine, comme en témoignent, dans les dernières décennies, les conflits en Irak (1990-1991) puis en Serbie et au Kosovo (1999). Déploiement d’un nouvel arsenal de méthodes militaires et montée d’une nouvelle forme de violence, aussi, où les «non-combattants» deviennent «immanquablement des cibles» : en effet, «ils se retrouvent dans toutes les stratégies contemporaines de guerre» (p. 353).

Signe de faiblesse non moins que de puissance, l’électrification est aussi un vecteur de l’identité culturelle. Elle est, tout autant qu’un ensemble de dispositifs technologiques à travers lesquels se cristallisent des pratiques de sociabilité et un rapport au monde, un média général par la voie duquel s’organisent des contacts et des frottements avec l’autre. Dans l’article qui vient clore le collectif, Martha Khoury et Silvestra Mariniello examinent, à partir du cycle romanesque Cités de sel d’Abdul Rahman Mounif, la «façon dont la littérature médiatise les changements profonds associés à la technologie électrique dans le contexte de la rencontre/affrontement entre cultures» (p. 360). L’énoncé de la problématique met donc d’emblée en lumière le rôle de médiation que les auteures confèrent au texte littéraire en tant qu’il instaure une relation avec le lecteur. Le roman raconte le traumatisme vécu, lors de sa rencontre avec la culture américaine, par la collectivité des Bédouins du désert arabique. Qui plus est, il dramatise une sorte de confrontation avec l’inconnu technologique, épreuve qui semble surtout prendre la forme d’une double distanciation par rapport à soi : pour le peuple autochtone représenté, l’irruption des appareils technologiques (lumière, air climatisé, radio) met en échec, d’une part, le langage lui-même, dans la mesure où l’électricité «évoque un rapport au monde que le langage n’est plus capable de dire» (p. 365), et trouble, d’autre part, son rapport au «temps et à l’espace en créant des conditions nouvelles qui redéfinissent son expérience et affectent son sentiment de soi» (p. 367). La position assignée au lecteur serait ainsi ambivalente, polymorphe : «à travers le style indirect libre, il partage le sentiment d’égarement des bédouins», mais simultanément, fait l’expérience d’un recul significatif qui serait caractéristique d’une «position médiane d’observateur des autochtones et des étrangers, dont il appréhende la distance incommensurable» (p. 362). Placé devant ce qui peut lui apparaître comme un procédé de «singularisation[7]», le lecteur occidental tendrait donc à s’approcher, sans se confondre avec lui, du lecteur arabe, qui pour sa part se voit offert, devant un texte qui continue de s’ancrer dans une forte tradition orale, le moyen de se constituer en «sujet de connaissance virtuellement capable d’intervenir sur sa propre Histoire» (p. 374). Cette conclusion paraît, à certains égards, parachutée; en revanche, elle attire l’attention sur un aspect fondamental du processus de lecture et d’appropriation des objets culturels. Elle définit un «espace de médiation où le lecteur se constitue en sujet» (p. 374).

*

L’ère électrique ouvre en quelque sorte l’accès aux coulisses de l’histoire ; à tout prendre, la structure même de l’ouvrage, dont la cohérence est problématique, souple et toujours menacée, paraît en fin de compte pleinement adaptée à l’objet qu’elle cherche à restituer dans toute son épaisseur historique : l’électricité, courant invisible que l’on ne peut épingler sur un point fixe précisément parce qu’elle se dissémine à l’ensemble des domaines d’activité, irriguant chaque secteur en fonction des formes et de la vitesse de transformation qui lui sont spécifiques, bref en fonction de son historicité propre. L’ouvrage montre superbement qu’il ne saurait y avoir une histoire de l’électricité; c’est l’électricité qui, en tant que charge omniprésente, force sans forme ou «média sans contenu» (p. 17), traverse et transforme l’histoire, passant à travers elle comme une décharge complexe.

Cette question, d’ailleurs, est d’une brûlante actualité. L’analyse historique à laquelle, ces dernières années, Roger Chartier a soumis la question des formes et des supports de l’écrit a permis de prendre la mesure de la profondeur singulière qui caractérise l’actuelle «révolution» électronique, plus radicale, selon l’historien, que les transformations directes engendrées par l’invention de l’imprimerie. En effet, les transfigurations qui affectent aujourd’hui l’économie de l’écriture et, comme dit Foucault, l’«ordre du discours», ne modifient pas seulement les techniques de production et de reproduction de l’écrit, mais la matérialité même des supports sur et à travers lesquels il circule pour devenir objet d’appropriation[8]. Or, ce qui sous-tend nécessairement ces transformations contemporaines, c’est, plus fondamentalement, l’assomption, l’implantation, la généralisation et la maîtrise de l’électricité. C’est justement ce processus multidimensionnel que L’ère électrique cherche à saisir dans le pluriel de ses ramifications et de ses implications, donnant à voir les lignes et les pointes de ce qui forme une inextricable «galaxie électrique[9]».

ALEX GAGNON
Université de Montréal



[1] Roland Barthes, «Le cerveau d’Einstein», Mythologies, Paris, Seuil, coll. «Points», 1957, p. 86.

[2] Lorsque qu’une formation discursive «obéit à un certain nombre de critères formels, lorsque ses énoncés ne répondent pas seulement à des règles archéologiques de formation, mais en outre à certaines lois de construction des propositions, on dira qu’elle a franchi un seuil de scientificité.» Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, coll. «TEL», 1969, pp. 252-253.

[3] L’élaboration, chez Maingueneau, de la notion de «scénographie» discursive permet de décrire le dispositif par lequel un discours «définit la situation de parole dont [il] prétend être le produit.» Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire [Quatrième édition entièrement révisée et augmentée], Paris, Armand Colin, 2007 [2003], p. 12.

[4] M. Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. «TEL», 1976, p. 183.

[5] J’emprunte à Alain Viala cette métaphore de l’œuvre comme «prisme», non plus reflet mais réfraction esthétique du réel, c’est-à-dire tout à la fois reprise et déprise. Voir «Éléments de sociopoétique», Approches de la réception, G. Molinié et A.Viala, Paris, Presses universitaires de France, 1993, 306 pages.

[6] Il n’est pas superflu, à cet effet, de rappeler l’analyse que proposait Fernand Dumont des rapports entre connaissance et action dans un monde agité par la prolifération de techniques et de technologies nouvelles, un «extraordinaire monde de l’esprit où l’intelligence ne peut que s’étonner de ses propres merveilles» : «Tout s’est passé, en somme, comme si cet univers prodigieux de la connaissance n’avait pu se constituer qu’en écartant de plus en plus d’hommes des possibilités de connaître.» (Fernand Dumont, Le lieu de l’homme, Montréal, Éditions HMH, coll. «Constantes», 1968, p. 99.)

[7] Au sens que les formalistes russes, et Victor Chklovski en particulier, ont donné à cette notion. Voir, notamment, «L’art comme procédé», Théorie de la littérature. Textes des Formalistes russes, réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, coll. «Points», 1965, pp. 75-97.

[8] Roger Chartier, Culture écrite et société. L’ordre des livres (XIVe-XVIIIe siècles), Paris, Albin Michel, 1996, 240 pages.

[9] Marshall McLuhan, La galaxie Gutenberg. La genèse de l’homme typographique, Montréal, Éditions Hurtubise HMH, 1971, p. 401.

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SOMMAIRE. Fictions du savoir, savoirs de la fiction.

Epistémocritique
Études et recherches sur les relations entre la littérature et les savoirs.

Vol. 10 – Printemps 2012

Fictions du savoir. Savoirs de la fiction.
Spécial agrégation de littérature comparée 2012

http://rnx9686.webmo.fr

SOMMAIRE

1. Editorial. Du savoir à la fiction … et retour !
Laurence DAHAN-GAIDA.

2. Les objets du savoir romanesque : musées et cabinets de curiosités dans Die Wahlverwandtschaften de Johann Wolfgang Goethe, Mardi d’Herman Melville et Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert.
Anne-Gaëlle WEBER

3. Fiction et savoir. La dimension épistémologique du texte littéraire au XXe siècle (Marcel Proust)
Thomas KLINKERT

4. L’utopie mystifiante du savoir dans Mardi d’Herman Melville
Michel IMBERT

5. An American Quest for Truth in the Mid-Nineteenth Century: Herman Melville’s Mardi: and A Voyage Thither
Mark NIEMEYER

6. Discours scientifique et discours fictionnel dans Les Affinités électives
Denise Blondeau

7. Bouvard et Pécuchet : le monde comme représentation ?
Gisèle SEGINGER

8. Cadavres postiches et mécanique des savoirs dans Bouvard et Pécuchet
Laurence TALAIRACH-VIELMAS

9. Le savoir médical dans Bouvard et Pécuchet
Francis LACOSTE

10. « Said They Were Mine » : Fiction et savoir dans l’œuvre de Malcolm Lowry
Mathieu DUPLAY




Acta Litterarum

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Jules Verne

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Autodissection d’un esprit malade

Littérature et psychiatrie

Contrairement aux autres pathologies qui ont contaminé la littérature à travers les auteurs (on n’a qu’à penser au cas de Thomas Bernhard et de la tuberculose, avec des œuvres comme Le Souffle et Le Froid), dans le cas de la littérature de la folie, c’est l’organe même qui est atteint, l’esprit, qui engendre l’œuvre. Est-ce que cette particularité permet d’apposer à l’œuvre un sceau d’authenticité, de pénétrer plus profondément dans le vif de la douleur et de la maladie ?

Cette contagion entre littérature et psychiatrie sera abordée à partir de la pièce de théâtre 4.48 Psychosis (4.48 Psychose) de la dramaturge britannique Sarah Kane (1971-1999), qui a souffert toute sa vie de troubles dépressifs majeurs et récurrents. Elle affirmait que cette dernière pièce (écrite entre l’automne 1998 et l’hiver 1999) « parle d’une dépression psychotique. Et de ce qui arrive à l’esprit d’une personne quand disparaissent complètement les barrières distinguant la réalité des diverses formes de l’imagination » [1]. Une expérience qui semble à la fois lucide et psychotique, simultanément analyse et synthèse d’un corps qui lutte contre son propre esprit (ou serait-ce l’inverse ?). Corps mutilé ? Corps absent ? Corps théâtral ? Corps réinventé ? Le corps et l’esprit disséqués dans 4.48 Psychosis, et qui incarnent, dans une certaine mesure, ceux de l’auteure, soulèvent quantité de questions. À l’ère des communications, dans une société où le discours médical est accessible à tous, l’écriture de la folie se nourrit d’outils épistémologiques dont ne disposait pas une auteure comme Virginia Woolf, par exemple. Comment les connaissances médicales de Sarah Kane sur la dépression et la psychose (elle était très bien documentée sur le sujet, jusqu’à un niveau que l’on pourrait qualifier de morbide) ont pu influencer sa création ? L’esprit malade conscient de son état et qui utilise le vocabulaire de la psychiatrie pour en parler est-il toujours dans la folie ? Est-il dans la création ? Dans le cas de la pièce 4.48 Psychosis, s’agit-il d’un vrai délire psychotique, ou plutôt d’un produit de synthèse recréé consciemment par l’auteure lors de ses moments de lucidité ? Pourrait-on considérer un véritable délire psychotique comme une forme d’art ? Une œuvre comme 4.48 Psychosis mériterait-elle de se greffer à la littérature dite scientifique et de servir de document de référence aux psychiatres et psychologues ? 


Étude de cas

Avant de se lancer dans l’étude plus ciblée de 4.48 Psychosis, il est essentiel de tracer un portrait de la vie et de l’œuvre de Sarah Kane puisque, comme la voix narratrice de la pièce l’annonce, « [her] mind is the subject of these bewildered fragments » [2].

Sarah Kane est née en 1971 à Brentwood dans le Comté d’Essex. De 1991 à 1993, elle fait des études en art dramatique aux Universités de Bristol et de Birmingham [3]. Sa première pièce, Blasted, est créée à Londres au Royal Court Theatre Upstairs en janvier 1995 dans une mise en scène de James Macdonald. La pièce met en scène la descente aux enfers d’un journaliste qui se retrouve soumis aux horreurs (tortures, viols, mutilations) qu’il considère habituellement comme de simples faits divers à décrire dans son journal. C’est l’irruption fracassante des violences d’une guerre civile « lointaine » (Sarah Kane était profondément troublée par ce qui se passait en Bosnie) dans un quotidien occidental déjà teinté d’une autre forme de violence, hypocrite, insidieuse. Dès les premières représentations, la pièce crée un véritable scandale médiatique [4]. Dans le quotidien The Guardian du 20 janvier 1995, le critique Michael Billington avertit ses lecteurs qu’ils assisteront à « des scènes de masturbation, de fellation, de miction, de défécation […], de viol homosexuel, d’yeux arrachés et de cannibalisme. » [5] Le journaliste Jack Tinker, du Daily Mail, se dit quant à lui « totalement et absolument écœuré […] par une pièce qui semble ne fixer aucune limite à l’indécence, et n’a cependant aucun message à transmettre en guise d’excuse. » [6] Le « mythe » Sarah Kane était né. [7]

La dramaturge met elle-même en scène sa seconde pièce, Phaedra’s love, au Gate Theatre en mai 1996. En avril 1998, le metteur en scène James Macdonald dirige la création de la troisième pièce de Kane, Cleansed, au Royal Court Downstairs. Inspirée de l’extermination des Juifs durant la Deuxième Guerre mondiale, cette pièce expose les expériences sadiques d’un pseudo-chirurgien qui cherche à éprouver les limites de l’amour humain sur le campus d’une université anonyme. Avec Cleansed, Sarah Kane s’éloigne de plus en plus du naturalisme en proposant, entre autres, des didascalies impossibles : « the rats carry Carl’s feet away » ou « a sunflower bursts through the floor » [8]. La pièce suivante, Crave, créée au Festival d’Édimbourg en août 1998, pousse encore plus loin l’abstraction. Aucun personnage n’est décrit de façon concrète. A, B, C et M enchaînent les répliques dans ce qui ressemble davantage à un long poème qu’à une pièce de théâtre ; un long poème sur l’amour et ses blessures dont la forme – et même certains passages textuels – sont inspirés par The Waste Land du poète T.S. Eliot [9].

Sarah Kane traverse une période dépressive intense à la fin de l’été 1998. C’est cette expérience, et celle des traitements qu’on lui administre, qui forment l’essence de sa prochaine pièce : 4.48 Psychosis. La dramaturge rédige son œuvre ultime au cours de l’automne 1998 et de l’hiver 1999. Le 20 février 1999, laissée seule 90 minutes à l’Hôpital de King’s College (où elle avait été internée à la suite d’une tentative de suicide par consommation d’antidépresseurs), Sarah Kane se pend avec ses lacets [10]. Elle avait 28 ans. 4.48 Psychosis sera créée au Royal Court Jerwood Theatre Upstairs en juin 2000 dans une mise en scène de James Macdonald.

Signes et symptômes

Sarah Kane – elle l’admettait d’ailleurs elle-même – était une pilleuse de littérature, « last in a long line of literary kleptomaniacs » [11], et elle s’est sans cesse abreuvée à de multiples et souvent hétéroclites sources d’inspiration : en vrac, parmi les auteurs qu’elle a identifiés comme des modèles ou ceux dont les voix transparaissent de façon évidente dans ses œuvres, on peut citer Harold Pinter, Martin Crimp (The Treatment, Attempts on Her Life), Samuel Beckett, Howard Barker et le Théâtre de la Catastrophe, Heiner Müller, Shakespeare (particulièrement Twelfth Night et King Lear), Fassbinder, Ibsen, Antonin Artaud et le Théâtre de la Cruauté et Edward Bond (The War Plays). Ce dernier a lui-même défendu l’écriture de Sarah Kane. Dans le quotidien The Guardian du 16 décembre 2000, il a dit de la pièce Blasted que c’était « la seule pièce contemporaine [qu’il aurait aimé] avoir écrite, elle est révolutionnaire. » [12] Quant au théâtre d’Antonin Artaud, dont Kane se réclamait ouvertement, il se manifeste incontestablement dans son œuvre. À Londres, le Musée du Théâtre a d’ailleurs inclus Cleansed dans son dossier pédagogique sur Artaud comme « exemple moderne de « théâtre total » » [13].

Violence, désespoir, torture, colère, corps androgynes, corps mutilés, insatisfaction, amour : les thèmes qui sous-tendent l’écriture de Sarah Kane se répètent, s’entrechoquent et se répondent d’une pièce à l’autre. Son théâtre, qui n’admet aucune complaisance et refuse de se soumettre à un quelconque réalisme psychologique, se situe aux limites du représentable et propose aux spectateurs une incursion dans les plus noires contrées de l’âme humaine. Ses pièces s’apparentent à de véritables tragédies modernes, très en lien avec l’idée classique de catharsis, de purgation des passions. Le dramaturge Mark Ravenhill voit d’ailleurs en Sarah Kane « un écrivain contemporain ayant la sensibilité d’un classique » [14].

Il n’est donc pas étonnant que le critique de théâtre, professeur et auteur britannique Aleks Sierz (In-Yer-Face Theatre : British Drama Today, The Theatre of Martin Crimp) range Sarah Kane parmi les trois principaux auteurs – aux côtés de Mark Ravenhill et Anthony Neilson – d’un courant qui se développe dans le théâtre des nasty nineties en Grande-Bretagne : le In-yer-face theatre. Choquant, provoquant, violent, extrême, sans compromis, c’est un théâtre qui refuse de laisser les spectateurs quitter la salle indifférents ou intacts. Aleks Sierz parle d’ « experiential theatre », de « theatre which grabs the audience by the scruff of the neck and shakes it until it gets the message.  » [15]

Mise en garde

À 28 ans, la jeune dramaturge Sarah Kane nous laisse en héritage cinq pièces radicales et dérangeantes. S’il est certain que son suicide contribue à imprégner son nom d’un parfum mythique, on ne peut nier le danger que cette fin brutale ne lui accole aussi l’étiquette d’auteure-suicidée, et qu’on ne relise toutes ses pièces qu’à travers le seul prisme de l’autobiographie. Sans doute, il est presque impossible de ne pas le faire du tout, surtout quand on réalise à quel point les préoccupations morbides, la mort et la maladie mentale occupent une grande place dans son œuvre, tout particulièrement dans 4.48 Psychosis, où certains ne voient qu’« une déclaration de suicide » [16] ou « un billet annonçant un suicide, et cela pendant 75 minutes » [17]. Si on parle encore de Sarah Kane aujourd’hui, et si on continue à monter ses pièces, est-ce uniquement parce qu’elle s’est suicidée ? La question peut paraître cruelle, mais le critique Luc Boulanger, dans le quotidien La Presse du 23 mars 2008, se la posait encore.

Pour le dramaturge Edward Bond, cependant, la réponse est claire : la dernière pièce de Sarah Kane représente beaucoup plus qu’un délire se concluant par un suicide. Dans une Lettre à l’auteur datée de 2000, il affirme qu’« après avoir été un douloureux billet annonçant un suicide et parlant de mort, de perte et de gâchis, 4.48 Psychose devient une manière de traité qui nous dit comment vivre de façon consciente, ce qui est encore plus douloureux. » [18]


Même si on reconnaît à la pièce 4.48 Psychosis des qualités esthétiques qui permettent de la considérer comme un objet artistique construit (et pas uniquement une note de suicide rédigée à la hâte), le fait qu’elle s’attarde à disséquer les souffrances de l’esprit de son auteure [19] en fait-il une pièce nombriliste ou narcissique ? Il semblerait que ce soit tout le contraire. David Greig, dans son introduction aux œuvres complètes de Sarah Kane, estime que « the mind that is the subject of the play’s fragments is the psychotic mind. A mind which is the author, and which is also more than the author. It’s a mind that the play’s open form allows the audience to enter and recognise themselves within. » [20]

Marie-Christine Lesage, dans un article intitulé Les bords extrêmes : la dramaturgie de Sarah Kane, va encore plus loin et parle de « psychose sociale » et d’ « insanité collective » [21]. Selon elle, « ce qui est représenté à travers l’effondrement du sujet [dans 4.48 Psychosis], c’est la fuite et la faillite de toute une société. » [22] Ce qui n’est pas sans faire penser à Artaud et sa notion d’aliéné authentique : « Et qu’est-ce qu’un aliéné authentique ? C’est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain. […] Car un aliéné est aussi un homme que la société n’a pas voulu entendre et qu’elle a voulu empêcher d’émettre d’insupportables vérités. » [23]

Sarah Kane estimait que le discours d’Antonin Artaud incarnait « une définition de la santé mentale » [24]. En effet, elle ne considérait pas les dépressions comme uniquement malsaines puisque, selon elle, c’est une « perception parfaitement réaliste du monde environnant qui s’exprime en elles » [25]. Elle admettait cependant la nécessité d’« émousser jusqu’à un certain degré sa propre capacité de ressentir. Autrement on est chroniquement en bonne santé dans une société chroniquement malade. » [26]

Description clinique

La pièce 4.48 Psychosis se laisse difficilement saisir et résumer, pour la simple et bonne raison qu’elle ne raconte pas une histoire et ne met en scène aucun personnage au sens classique du terme. Sarah Kane disait elle-même que la pièce portait sur la « dépression psychotique » [27], et plusieurs critiques l’ont définie comme un paysage mental [28]. Le titre quelque peu énigmatique de 4.48 Psychosis fait référence à cette heure de l’aube à laquelle Sarah Kane se réveillait fréquemment au moment de sa dernière grande période dépressive. Elle considérait la pointe du jour comme un instant de grande clarté, « a moment when the confusions of psychosis seem to evaporate » [29].

Pour parler de la psychose, Sarah Kane a délibérément choisi une forme éclatée, nouvelle, indéfinissable. Pour elle, la forme et le contenu étaient indissociables : « Formellement, je tente également de faire s’effondrer quelques frontières – pour continuer à faire en sorte que la forme et le contenu ne fassent qu’un. » [30] D’ailleurs, la voix narratrice de 4.48 Psychosis ne se demande-t-elle pas : « How can I return to form / now my formal thought has gone ? » [31]

La pièce se présente donc comme une succession de 25 fragments aux styles tout à fait variés : séquences poétiques, extraits de questionnaires médicaux, passages inspirés du livre de l’Apocalypse, conseils issus de manuels de psychologie, listes de chiffres, de médicaments, d’effets secondaires. À plusieurs reprises, la typographie défie les normes dramaturgiques habituelles : mots disposés en colonne, phrases dispersées sur la page, deux colonnes de mots côte à côte, mots unis par leur sens ou par leur sonorité, etc. Sarah Kane opère une véritable dissection du langage et lance un défi aux futurs metteurs en scène de la pièce. En effet, comment traduire cette cohabitation de formes ou cette mise en page particulière dans la mise en scène ?

La voix (puisqu’on ne peut pas véritablement parler de personnage) de 4.48 Psychosis va parfois jusqu’à utiliser un langage qui pourrait s’apparenter aux mots incantatoires tels que définis par Artaud. Dans une assez longue séquence qui s’étend sur deux pages, la voix ne fait presque que répéter inlassablement une série de verbes : « flicker punch slash dab wring press burn slash press slash punch flicker flash press burn slash  » [32] . Ces mots semblent unis par leur sonorité davantage que par leur sens, et l’émotion naît de leur cohabitation et de la répétition, comme le souhaitait Artaud : « à côté de ce sens logique, les mots seront pris dans un sens incantatoire, vraiment magique, – pour leur forme, leurs émanations sensibles, et non plus seulement pour leur sens. » [33]

Enfin, dans certains passages, la présence de tirets peut nous indiquer qu’il y a possibilité de dialogue, mais encore là, rien n’est défini. Assistons-nous à une conversation entre une patiente et son médecin ? Entre une femme et son amant ? Entre la portion malade de l’esprit et la partie saine ? Sarah Kane n’impose rien, et chaque mise en scène peut être complètement différente. Au moment de la création au Royal Court Theatre Upstairs en janvier 1995, la mise en scène de James Macdonald donnait à trois acteurs [34] la responsabilité de livrer la partition de 4.48 Psychosis, se partageant le texte selon les trois « personnalités » manifestées tout au long de la pièce, et qui y sont explicitement nommées : « Victim. Perpetrator. Bystander. » [35]

Dans la mise en scène de Claude Régy (en escale à Montréal, à l’Usine C, du 4 au 12 novembre 2005, trois ans après sa création au Théâtre des Bouffes du Nord), c’est la comédienne Isabelle Huppert, complètement immobile, qui portait la voix principale de la pièce, alors que le comédien Gérard Watkins, derrière un rideau translucide, incarnait un personnage qu’il qualifie d’« absolument indéfini » [36]. « Un moment donné, dans le texte, il y a un tiret, et c’est tout ce qui indique, et ce n’est pas obligatoire, qu’on peut imaginer des dialogues. C’est un psychiatre, un double, une voie vers l’amant, vers l’Autre. Et c’est tout ça à la fois, avec le travail de Claude Régy ! » [37] Le metteur en scène français est en effet fasciné par les théories de la physique quantique et le principe d’indétermination. « La physique quantique est une science qui met complètement en bêche l’idée qu’on puisse atteindre une vérité, quelle qu’elle soit. C’est une science d’incertitude. » [38] Les personnages possibles mais imprécis proposée par Sarah Kane ont donc tout pour le séduire.

Matériel : corps et esprit

Même si 4.48 Psychosis dissèque l’état d’un esprit malade, la notion de corps n’est pas évacuée de la pièce, bien au contraire. Comme Sarah Kane l’affirmait elle-même, elle souhaitait explorer « la scission entre la conscience et le corps » [39]. Dans la pièce, la douleur semble en effet principalement provenir de l’impossible réunion entre le corps et l’esprit. Dès le septième fragment, la voix affirme : « Body and soul can never be married » [40]. Elle parle aussi de la « dreary and repugnant tale of a sense interned in an alien carcass » [41]. La division entre le corps et l’esprit malade est aussi exprimée par ces vers : « Here I am / and there is my body / dancing on glass  » [42].

Une chose est certaine, la voix de 4.48 Psychosis ne se sent pas bien dans sa peau, une expression à prendre ici au sens littéral. Elle demande à son interlocuteur-psychiatre : « Do you think it’s possible for a person to be born in the wrong body ? (silence.) Do you think it’s possible for a person to be born in the wrong era ? » [43]

Selon Sarah Kane, la folie naît de la rupture entre le corps physique et la conscience psychique, et « la seule façon de retrouver une forme quelconque de santé mentale est de parvenir à l’union entre notre être physique et notre être affectif, spirituel et mental. » [44] Chez les personnages de Sarah Kane, cette union est souvent rendue possible au cours des quelques instants qui précèdent leur anéantissement (c’est le cas des personnages de Ian et Hippolyte [45]) ou par l’automutilation. La narratrice de 4.48 Psychosis s’est d’ailleurs tailladé les bras « because it feels fucking great. Because it feels fucking amazing. » [46] L’automutilation apparaît, dans les pièces de Kane, comme un moyen de diminuer la souffrance et d’accéder à soi-même. Une solution extrême et temporaire que Sarah Kane disait comprendre : « Je crois qu’au moment où elle [une femme de sa connaissance] s’ouvre les poignets ou qu’elle prend une overdose, elle se raccroche d’un coup à elle-même et elle veut continuer à vivre. Alors elle part à l’hôpital. Sa vie est une succession sans fin de tentatives de suicide qu’elle récuse ensuite. Et aussi terrible que cela soit, je comprends parfaitement ce mouvement. » [47]

Le jargon médical et la science psychiatrique qui contaminent 4.48 Psychosis permettent à la dramaturge d’explorer une autre solution susceptible d’atténuer la perception de la séparation entre le corps et de l’esprit : la consommation de médicaments, notamment d’antidépresseurs. Elle est cependant consciente que ce procédé chimique risque d’entraîner une altération du comportement, une certaine forme de perte d’identité. Après avoir affirmé « There’s not a drug on earth can make life meaningful », la voix de 4.48 Psychosis s’exclame, avec une grande lucidité qui se double d’un immense désespoir : « Okay, let’s do it, let’s do the drugs, let’s do the chemical lobotomy, let’s shut down the higher functions of my brain and perharps I’ll be a bit more fucking capable of living. » [48] Ce qui n’est pas sans rappeler le cri d’un personnage qui a beaucoup inspiré Sarah Kane, le roi Lear de Shakespeare, qui, à travers son délire, demande que l’apothicaire lui apporte une substance susceptible de « sweeten [is] imagination ».

Revue de littérature

Quand elle parlait de 4.48 Psychosis, Sarah Kane utilisait l’expression « dépression psychotique », ce qui n’est pas un diagnostic existant dans le vocabulaire de la psychologie ou de la psychiatrie. On peut parler de trouble dépressif majeur récurrent avec épisodes psychotiques, mais la dépression psychotique n’existe pas à proprement parler [49]. Il serait cependant difficile de reprocher à Kane ces imprécisions scientifiques. Après tout, la pièce est une œuvre artistique et ne se présente en aucun cas comme un traité médical. Quand on lit attentivement 4.48 Psychosis, on peut néanmoins réaliser que Sarah Kane était très documentée au sujet des maladies mentales, très consciente de son état et qu’elle a abondamment puisé dans la littérature scientifique pour créer sa dernière pièce.

Sur sa table de chevet, on a retrouvé les livres qu’elle lisait à l’époque de sa mort [50], donc les ouvrages susceptibles d’avoir nourri la rédaction de 4.48 Psychosis. Aux côtés d’un recueil de Sylvia Plath et du récit autobiographique ProzacNation : Young and Depressed in America : A Memoir, trônaient des livres sur la psychologie, notamment The Suicidal Mind de Edwin S. Shneidman et Malignant sadness : the anatomy of depression de Lewis Wolpert [51]. Certains extraits de 4.48 Psychosis proviennent d’ailleurs presque littéralement de ces deux derniers ouvrages.

Au tout début de la pièce, la voix narratrice recense une série d’états dépressifs : « I am sad / I feel that the future is hopeless and that things cannot improve / I am bored and dissatisfied with everything / I am a complete failure as a person » [52]. À la première lecture, on peut penser que la narratrice livre là le plus profond de son âme et dévoile sans pudeur et sans filtre son état mental le plus intime. Cependant, on retrouve mot à mot certaines de ces phrases dans Malignant sadness  : « I feel sad / I can’t do any work at all » [53]. Il s’agit en fait de phrases qui figurent dans un questionnaire médical visant à diagnostiquer la dépression, et qui propose aux patients d’identifier, en les cochant dans une liste, les affirmations qui correspondent le plus exactement à leur vision du futur, de la mélancolie, du sommeil, du désir sexuel et des pensées suicidaires. Ce sont donc là des phrases toutes faites dont Sarah Kane ne fait que récupérer le style et la mise en forme. Si elle les retranscrit d’abord presque littéralement, elle va peu à peu créer des formules de plus en plus personnelles. Vers la fin de la liste de 4.48 Psychosis, on peut retrouver des affirmations comme : « My hips are to big / I dislike my genitals » [54]. C’est un bon exemple du travail de récupération du discours médical effectué par Sarah Kane, un discours qu’elle détourne de son sens premier avec une lucidité quelque peu cynique et un humour qui s’approche du noir.

Vers la fin de la pièce, une autre énumération – cette fois-là de recommandations énigmatiques – est empruntée à un livre scientifique. Des phrases comme « to achieve goals and ambitions / to overcome obstacles and attain a high standard / to increase self-regard by the successful exercise of talent / to overcome opposition » [55] se retrouvent, presque mot à mot, dans The Suicidal Mind. Ces affirmations sont tirées d’un autre questionnaire médical, demandant celui-ci aux patients de quantifier la douleur qui provient de la non réalisation de certains besoins psychologiques tels que définis par le psychologue Henry A. Murray [56].

Deux fragments de la pièce ne sont constitués que de chiffres : dans un cas les nombres se retrouvent bien ordonnés en colonne [57], une autre fois disposés sans logique identifiable sur la page [58]. Ces passages mathématiques ont été inspirés à Sarah Kane par un autre test auquel les psychologues soumettent leurs patients. Afin d’évaluer leur capacité de concentration, on demande aux patients de compter par ordre décroissant à partir de 100, et ce par tranches de 6, 7 ou 8. Dans le contexte de la pièce de Sarah Kane, la liste bien ordonnée correspond à un exercice réussi (le decrescendo à partir de 100 par tranches de 7 est constant), alors que le passage des nombres anarchiques révèle un état d’esprit plus troublé de la narratrice.

Un autre passage apparaît révélateur à la fois des connaissances médicales de Sarah Kane, de sa lucidité et de son humour acéré. Il s’agit d’une longue énumération de médicaments antidépresseurs et de leurs effets secondaires :

Sertraline, 50 mg. Insomnia worsened, severe anxiety, anorexia (weight loss 17kgs) increase in suicidal thoughts, plans and intention. Discontinued following hospitalization. / Zoplicone, 7.5 mg. Slept. Discontinued following rash. Patient attempted to leave hospital against medical advice. Restrained by three male nurses twice her size. Patient threatening and uncooperative. Paranoid thoughts – believes hospital staff are attempting to poison her.  [59]

On retrouve la classification de ces médicaments et l’inventaire de leurs effets secondaires (parfois recopiés mot à mot par Sarah Kane ) dans un tableau figurant dans Malignant sadness [60]. Encore une fois, la dramaturge ne fait que réutiliser et trafiquer des données scientifiques. La dernière expérience d’ingestion de drogues décrite dans cette énumération en est une de tentative de suicide, pour le récit de laquelle Sarah Kane conserve cyniquement son ton froid de pharmacien énumérant des effets secondaires : « 100 aspirins and a bottle of Bulgarian Cabernet Sauvignon, 1986. Patient woke up in a pool of vomit and said « Sleep with a dog and rise full of fleas ». Severe stomach pain. No other reaction. » [61] Une séquence très représentative à la fois de son humour cinglant et de sa méfiance à l’égard des médicaments.

À la lecture de 4.48 Psychosis, on peut aussi réaliser que Sarah Kane a au moins autant observé les psychologues et leur discours qu’elle s’est elle-même laissée étudiée. À plusieurs endroits dans la pièce (notamment dans les extraits qui s’apparentent à des dialogues), elle utilise des techniques d’intervention des psychologues en les parodiant quelque peu, de façon lucide mais sans la rancœur qu’elle semble manifester envers les médicaments. Au début de la pièce, l’interlocuteur demande à la narratrice : « What do you offer your friends to make them so supportive ?  » [62], une question que les psychologues posent aux gens souffrant de dépression afin de leur faire reconnaître leurs qualités. Dans un autre entretien, la voix-psychologue (si on veut la considérer ainsi), demande à la narratrice si elle a des projets. Quand les psychologues soupçonnent des pensées suicidaires chez leurs patients, ils posent effectivement cette question afin de déterminer s’ils se projettent dans l’avenir. Sur ce point, la voix narratrice de 4.48 Psychosis est assez claire. Elle répond : « Take an overdose, slash my wrists then hang myself. » [63]

Enfin, vers la fin de la pièce, la narratrice affirme : « I have no desire for death / no suicide ever had » [64], ce qui peut surprendre en tant que constat apparaissant au terme d’une cinquantaine de pages sur l’insatisfaction, la douleur, le désespoir, la dépression chronique et les pensées morbides. Cependant, c’est vrai : la personne qui se suicide ne cherche pas la mort, mais la fin de la souffrance.

Analyse des résultats et Discussion _ _ À la lumière de cette lecture-autopsie de 4.48 Psychosis de Sarah Kane, nous pouvons, à l’instar du dramaturge Edward Bond, rejeter l’idée que la pièce ne soit en fait qu’une longue note de suicide. En effet, par un savant mélange des genres, une récupération lucide et cynique du jargon médical, un humour noir et décapant, une reprise consciente de thématiques récurrentes [65] et une poésie d’une grande puissance évocatrice, la pièce ultime de la jeune dramaturge s’éloigne de la note désespérée écrite à la hâte et s’élève au niveau d’œuvre ayant une véritable valeur artistique et résultant d’un travail de création organisé.

Sarah Kane voulait écrire sur la psychose et la dépression, sur la perte de contact avec la réalité et le désespoir. Armée d’une grande lucidité à travers la folie, de connaissances médicales, d’un don d’observation bien aiguisé et d’un indéniable talent littéraire, elle semble avoir réussi, simultanément, à raconter sa folie de l’intérieur et de l’extérieur. À la fois objet d’étude et observatrice : position psychotique par excellence [66]. Le psychiatre et écrivain Jean Gillibert, dans son essai intitulé Folie et Création, soutient que « l’inconscient peut « produire » mais [qu’]il ne crée pas » [67]. On pourrait déduire de cette assertion que le véritable auteur de 4.48 Psychosis est l’esprit conscient de Sarah Kane, qui tente de mettre en forme les états ressentis alors qu’il se trouvait envahi par la puissance de l’inconscient. 4.48 Psychosis réactualise avec un soin méticuleux les moments de dissociation entre le corps et l’esprit éprouvés par la dramaturge, ses instants de perte de contact avec la réalité. « Il y a toujours un rêveur qui assiste à son rêve. Il y a toujours un sujet autonome qui assiste à son délire » [68], affirme Jean Gillibert. La longue confession qu’est 4.48 Psychosis, aussi honnête et authentique qu’elle apparaisse à première vue (surtout quand on connaît la fin tragique de son auteure), comporte donc aussi une certaine part de duperie, d’imposture. Ce qu’on réussit à appréhender, à travers la pièce, n’est pas la psychose réelle, mais plutôt un produit de synthèse recréé consciemment par l’auteure lors de ses moments de lucidité, un souvenir réactualisé, convoqué des zones d’ombre les plus ténébreuses de l’esprit.

Aujourd’hui, tout le monde a accès à la littérature scientifique, et c’est pourquoi les récits de la folie issus d’esprits malades diffèrent de ceux d’il y a 100 ou même 50 ans. Au moment de la rédaction de son œuvre, Sarah Kane disposait d’outils épistémologiques qui demeuraient inaccessibles à des artistes comme Vincent van Gogh ou Virginia Woolf, par exemple – et même à certains psychiatres du siècle dernier. Au-delà de la poésie pure, elle utilise le langage des psychiatres et des psychologues, qu’elle trafique en se le réappropriant. Résultat : une œuvre à la langue hybride, dans laquelle des mots comme « dysphoria » [69] surgissent au milieu de segments poétiques. La langue littéraire n’est plus la seule permettant aux artistes de traduire les gouffres de la folie : le langage médical, plus aiguisé, en apparence plus froid, vient ajouter un contrepoint nouveau et fertile au monopole du langage dit littéraire qui prévalait auparavant.

Munie de ce nouveau contenu scientifique, une œuvre comme 4.48 Psychosis mériterait-elle de se greffer à la littérature médicale afin d’enrichir la compréhension de la maladie mentale ? Ce témoignage éclairé est-il valable d’un point de vue scientifique ? Paradoxalement, plus la littérature de la folie (entendre ici celle issue d’un esprit lui-même malade) s’appuie consciemment sur des données objectives, moins elle apparaît comme vraie, exacte, authentique. Ce nouveau type d’écriture se trouve en quelque sorte brouillé par le filtre de la connaissance médicale. Le discours à la fois artistique et analytique que développe le patient-artiste sur son propre état implique la nécessité d’une certaine mise en forme qui nuit à une pénétration directe de son désespoir.

Le travail des psychologues se fait déjà à travers la médiation du langage. La psychologie constitue, par nature, un travail d’enquête biaisé (en ce sens qu’il passe obligatoirement par le biais du témoignage du patient). Le travail à partir d’une œuvre artistique comme 4.48 Psychosis, dans laquelle les contraintes de la création se mêlent aux inspirations scientifiques, impose donc un double biais (celui de l’auteur jumelé à celui du psychologue) qui risque de faire perdre une génération de vérité aux perceptions intimes du patient-artiste.

L’art de la « folie » remplit donc probablement davantage un rôle de sensibilisation du public qu’il ne représente un véritable outil épistémologique. Après avoir assisté à une représentation de 4.48 Psychosis, un spectateur ne peut que devenir plus sensible à la question de la dépression et développer une meilleure compréhension intime de la souffrance et de la détresse que cause cette maladie. C’est une expérience de partage d’une sensibilité humaine à une autre sensibilité humaine, qui ne doit pas s’embarrasser d’une exactitude scientifique à tout prix. Une « dépression psychotique » ? Et pourquoi pas…

Selon David Greig, la pièce 4.48 Psychosis « was an act of generosity by the author », puisque la dépression « is a destructive rather than a creative condition » et que « those trapped there are normally rendered voiceless by their condition » [70].

Antonin Artaud écrit, dans Le Théâtre et son double, que « « théâtre de la cruauté » veut dire théâtre difficile et cruel d’abord pour [lui]-même » [71]. Puis, il parle d’un « théâtre grave, qui, bousculant toutes nos représentations, nous insuffle le magnétisme ardent des images et agit finalement sur nous à l’instar d’une thérapeutique de l’âme dont le passage ne se laissera plus oublier. » [72]

_ _ Traitement du corps et Diagnostic _ _ Pour conclure, il serait intéressant de tenter de définir la façon dont est traitée la problématique du corps à travers l’œuvre de Sarah Kane. Certaines caractéristiques semblent en effet partagées par la quasi-totalité des personnages de ses cinq pièces. La présence de mutilations (qu’elles soient auto-infligées ou le résultat d’une agression) affectent de nombreux personnages. On n’a qu’à penser aux automutilations de la narratrice de 4.48 Psychosis, aux yeux arrachés – et dévorés – du Ian de Blasted ou aux amputations multiples de Cleansed.

De nombreux personnages de Kane ressentent aussi l’impression de se trouver dans le mauvais corps et perçoivent un décalage entre la nature de leur corps physique et ce qu’ils croient être profondément. Une des voix de Crave affirme : « I want to feel physically like I feel emotionally » [73], alors qu’une autre « wishes she’d been born black, male and more attractive » [74]. Le personnage de Grace dans Cleansed voudrait modifier son corps « so it looked like it feels ». Cette dernière réplique étant aussi révélatrice d’une autre caractéristique du corps chez Kane : l’androgynie. Le pseudo-chirurgien de Cleansed greffe les organes génitaux de Graham à sa sœur Grace alors que la narratrice de 4.48 Psychosis parle d’un « broken hermaphrodite who trusted hermself  » [75]. En fait, ces trois caractéristiques du corps dans le théâtre de Kane – corps mutilé, corps inadéquat et corps androgyne – situent l’enveloppe corporelle à la source d’une profonde insatisfaction et d’une grande souffrance.

David Greig, dans son introduction aux œuvres complètes de Sarah Kane, développe une idée intéressante selon laquelle, à travers les cinq pièces de la jeune dramaturge, on peut suivre la lutte du corps pour demeurer intact, d’abord à travers la guerre civile (Blasted), puis au sein de la famille (Phaedra’s love), du couple (Cleansed), de l’individu (Crave), et finalement de l’esprit même (4.48 Psychosis) [76].

L’acteur Hubert Colas, pour sa part, parle du corps de Kane l’auteure comme étant un « corps réceptacle, poreux » [77], un corps « psychiquement […] atteint par ce qui se passe dans le monde » [78] parce qu’elle ne pouvait s’empêcher de souffrir et de se sentir responsable à la simple évocation de toutes les horreurs se déroulant sur terre [79]. Une vision de l’horreur qu’elle injectait à ses pièces, les façonnant en de véritables tragédies contemporaines, parfois pénibles à supporter, mais toujours honnêtes et assoiffées de sens moral. Le scénographe Daniel Jeanneteau (qui a signé la scénographie de la mise en scène de 4.48 Psychose de Claude Régy) affirme que ce dernier texte de Sarah Kane « inocule un vaccin contre le désespoir » [80]. La dramaturge était en effet convaincue qu’il était « crucial d’enregistrer et de confier à la mémoire des événements jamais vécus – afin d’éviter qu’ils se produisent », car « l’expérience grave des leçons dans nos cœurs grâce à la souffrance, alors que réfléchir nous laisse intacts… » [81]. Antonin Artaud affirmait quant à lui que « dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. » [82]

Le « vaccin » proposé par Sarah Kane n’aura vraisemblablement pas suffi à la protéger elle-même. Pour la dramaturge, il semble que les horreurs du monde aient été trop virulentes [83] et que l’union soit demeurée impossible entre le corps et l’esprit. La voix de 4.48 Psychosis a dû s’effacer pour laisser toute la place à la parole, jusqu’à la désincarnation. À la toute fin de la pièce, la narratrice implore qu’on la regarde disparaître (« watch me vanish / watch me / vanish » [84]), et la dernière réplique de la pièce – celle qui clôt l’ensemble de l’œuvre de la jeune dramaturge – en est une qui concerne le monde du théâtre : « please open the curtains » [85]. Tout ce qui nous reste de la parole de Sarah Kane, maintenant, c’est le théâtre qu’elle nous a légué. La dramaturge n’est plus, en quelque sorte, qu’un corps théâtral. La voix de 4.48 Psychosis ne disait-elle pas « just a word on a page and there is the drama » [86]…

L’analyse de l’œuvre testamentaire de la jeune dramaturge peut laisser deviner, si ce n’est le suicide de son auteure, du moins le désir de silence de sa narratrice. Pièce prophétique ? Quand la voix affirme « After 4.48 I shall not speak again / I have reached the end of this dreary and repugnant tale of a sense interned in an alien carcass and lumpen by the malignant spirit of the moral majority » [87], parle-t-elle de 4.48 l’heure matinale, ou de 4.48 la pièce ?

After 4.48 I shall not speak again

 

Bibliographie _ _ American Psychiatric Association. Mini DSM-IV : Critères diagnostiques. Paris : Masson, 1996, 384 p.

Artaud, Antonin. Le Théâtre et son double – Le Théâtre de Séraphin – Les Cenci. Tome IV de Œuvres complètes. Paris : Gallimard, 1964, 426 p.

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ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE

notes:

[1] Conversation avec des étudiants (novembre 1998), rapportée dans : Usine C, « 4.48 Psychose » de Sarah Kane, 2005, programme de la pièce présentée à l’Usine C (4 au 12 novembre 2005).

[2] Sarah Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays ; introduction par David Greig, Londres, Methuen Drama, 2001, p. 210.

[3] Théâtre national de Strasbourg, « Sarah Kane », numéro 1 de OutreScène, La revue du théâtre national de Strasbourg, février 2003, p. 94. (Dans les paragraphes suivants, les informations relatives aux dates de création des pièces de Sarah Kane sont aussi tirées de cette source.)

[4] Un scandale à la hauteur de celui qui avait secoué le même théâtre, quelque 30 ans auparavant, avec la pièce Saved du dramaturge britannique Edward Bond, dans laquelle on assistait à la lapidation d’un bébé.

[5] Graham Saunders, Love me or kill me : Sarah Kane et le théâtre, Paris, L’Arche, 2004, p. 71.

[6] Ibid, p. 71

[7] Sarah Kane a également pu compter sur une horde de défenseurs farouches pour soutenir qu’elle possédait un réel talent dramatique, et pas seulement une propension à la provocation. Les dramaturges Caryll Churchill, Martin Crimp, Paul Godfrey, Meredith Oakes, Gregory Motton et Harold Pinter ont pris la défense de sa prose incisive en écrivant des lettres dans les journaux, notamment le Daily Telegraph et The Guardian, au moment du scandale entourant la création de Blasted en 1995. (Saunders, p. 50)

[8] David Greig, dans son introduction à : Kane, p. xii.

[9] Saunders, p. 165.

[10] Simon Hattenstone, The Guardian, 1er juillet 2000, rapporté par Théâtre national de Strasbourg, p. 28.

[11] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 213.

[12] Saunders, p. 71.

[13] Ibid, p. 195.

[14] Ibid, p. 41.

[15] Aleks Sierz, In-Yer-Face Theatre, 2008, en ligne, www.inyerface-theatre.com, consulté entre le 17 mars et le 13 avril 2008.

[16] Susannah Clapp, Observer Review, 2 juillet 2000, rapporté par Saunders, p. 176.

[17] Michael Billington, Observer Review, 2 juillet 2000, rapporté par Saunders, p. 176.

[18] Saunders, p. 186.

[19] Sarah Kane semblait avoir deviné que ce seraient les méandres de son esprit torturé qui risquaient le plus de fasciner les spectateurs et lecteurs de ses œuvres. Elle fait prononcer à la narratrice de 4.48 Psychosis ce pronostic clairvoyant : « They will love me for that which destroys me […] the sickness that breeds in the folds of my mind ». (Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 211)

[20] David Greig, dans son introduction à : Kane, p. xvii.

[21] Marie-Christine Lesage, « Les bords extrêmes : la dramaturgie de Sarah Kane », In Écritures dramatiques contemporaines (1980-2000) : l’avenir d’une crise ; actes du colloque des 6, 7 et 8 décembre 2001 organisé par l’Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle et le Théâtre national de la Colline, Louvain-la-Neuve, Centre d’études théâtrales, 2002, p. 150.

[22] ibid

[23] Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, rapporté dans : Évelyne Grossman, Artaud, « l’aliéné authentique », Tours, Farrago ; Paris, Sheer, 2003, p. 7.

[24] Saunders, p. 36.

[25] Théâtre national de Strasbourg, p. 69.

[26] Ibid

[27] Conversation avec des étudiants (novembre 1998), rapportée dans : Usine C.

[28] Saunders, p. 184.

[29] David Greig, dans son introduction à : Kane, p. xvi.

[30] Conversation avec des étudiants (novembre 1998), rapportée dans : Usine C.

[31] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 213.

[32] Ibid, p. 231-232.

[33] Antonin Artaud, Le Théâtre et son double – Le Théâtre de Séraphin – Les Cenci, Tome IV de Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1964, p. 149.

[34] Saunders, p. 196.

[35] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 231.

[36] Entretien avec Gérard Watkins réalisé par l’auteure de cet article le 27 octobre 2005, pour le compte du portail Internet .

[37] ibid

[38] Claude Régy, conférence prononcée à l’Usine C le 9 février 2008.

[39] Théâtre national de Strasbourg, p. 67

[40] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 212.

[41] Ibid, p. 214

[42] Ibid, p. 230

[43] Ibid, p. 215.

[44] Saunders, p. 181.

[45] À la fin de Blasted, le personnage de Ian vit enfin l’unité entre son corps et son esprit alors qu’il gît, violé, aveugle et probablement mourant, dans la chambre d’hôtel dévastée par une guerre improbable et impitoyable. Hippolyte, quant à lui, réalise cette union au moment où son corps mutilé va se faire dévorer par les vautours à la fin de Phaedra’s love. Il s’exclame alors : « Si seulement il avait pu y avoir plus de moments pareils. » Les deux pièces se retrouvent dans Complete Plays.

[46] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 217.

[47] Théâtre national de Strasbourg, p. 67.

[48] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 221.

[49] American Psychiatric Association, Mini DSM-IV : Critères diagnostiques, Paris, Masson, 1996, 384 p. Pour les données médicales et les questions de diagnostics, l’auteure du présent article se réfère au Mini DSM-IV de même qu’à un entretien réalisé avec la psychologue Catherine Séguin, spécialiste de la dépression et des troubles de personnalité. Il est évident qu’il n’est pas question ici de faire le diagnostic de la maladie dont souffrait Sarah Kane, mais plutôt de souligner dans son œuvre les indices de sa connaissance de la psychologie et de la psychiatrie modernes, ces connaissances ayant influencé la forme et le contenu de 4.48 Psychosis.

[50] Saunders, p. 281-282.

[51] Elizabeth Wurtzel, Prozac nation : avoir 20 ans dans la dépression, Coll. « X-trême », Paris, Austral, 1996, 342 p. / Edwin S. Shneidman, The Suicidal Mind, New York, Oxford, Oxford University Press, 1996, 187 p. / Lewis Wolpert, Malignant sadness : the anatomy of depression, Londres, Faber and Faber, 1999, 196 p.

[52] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 206-208.

[53] Wolpert, p. 23.

[54] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 207.

[55] Ibid, p. 233.

[56] Shneidman, p. 176.

[57] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 232.

[58] Ibid, p. 208.

[59] Ibid, p. 223-224.

[60] Wolpert, p. 136.

[61] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 225.

[62] Ibid, p. 205.

[63] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 210.

[64] Ibid, p. 244.

[65] C’est le cas, notamment, de 4h48, le moment « when sanity visits » (Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 229) et de la thématique de la lumière. À quatre reprises dans la pièce, on peut lire « Hatch opens / Stark light » (Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 225, 230, 239, 240). Nous ne nous sommes cependant pas penchés sur cette thématique particulière, puisqu’elle ne concerne pas directement le sujet du corps et de la science.

[66] Afin d’illustrer cet état, le metteur en scène James Macdonald a intégré un miroir à sa mise en scène de 4.48 Psychosis au Royal Court Jerwood Theatre Upstairs en juin 2000.

[67] Jean Gillibert, Folie et création, Paris, Champ Vallon, 1990, p. 9.

[68] Ibid, p. 148.

[69] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 213.

[70] David Greig, dans son introduction à : Kane, p. xvii.

[71] Artaud, p. 95.

[72] Ibid, p. 102.

[73] Kane, « Crave », In Complete plays, p. 179.

[74] Ibid, p. 183.

[75] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 205.

[76] David Greig, dans son introduction à : Kane, p. xvii.

[77] Théâtre national de Strasbourg, p. 37.

[78] Ibid, p. 39.

[79] La voix narratrice de 4.48 Psychosis ressent elle aussi une empathie dévastatrice, une culpabilité démesurée face aux malheurs de l’humanité et s’accuse en ces termes : « I gassed the Jews, I killed the Kurds, I bombed the Arabs, I fucked small children while they begged for mercy, the killing fields are mine, everyone left the party because of me ». (Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 227)

[80] Théâtre national de Strasbourg, p. 84.

[81] Saunders, p. 45.

[82] Artaud, p. 118.

[83] Au début de 4.48 Psychosis, la narratrice affirme d’ailleurs : « Nothing can extinguish my anger. / And nothing can restore my faith. / This is not a world in whish I wish to live. » (Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 210)

[84] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 244.

[85] Ibid, p. 245.

[86] Ibid, p. 213.

[87] Ibid, p. 213-214.




Sophie Calle: le corps exposé

Au XXe siècle, et plus encore depuis les années soixante avec l’avènement de la libération sexuelle et le féminisme, le corps s’est affranchi des anciennes contraintes sociales et morales de la société. Les « luttes politiques ont placé le corps au cœur des débats culturels [et] ont profondément transformé son existence comme objet de pensée [1] ». Le corps est alors réinventé et devient un instrument de pratiques sociales, un corps organique, un corps subjectif, enfin, un corps matériel, exploité par plusieurs artistes et auteurs qui en font un objet de représentation. En prenant ainsi le corps comme médium artistique – celui-ci était jusqu’alors réservé au théâtre et à la danse – on voit apparaître une nouvelle forme d’art : l’art corporel ou le Body art. Ce courant regroupe un ensemble de pratiques artistiques où le corps devient l’objet d’une mise en scène. Pour certains plasticiens, « le corps sert à éprouver ses propres limites (épreuves, expression du danger, de la douleur, transgression de certains tabous), [ou fini] par être le support d’une image (travestissements). » L’art corporel repousse donc certaines limites de la représentation et le corps travesti devient le centre de toute problématique identitaire. C’est davantage ce côté de l’art corporel qui nous intéresse ici et pour bien cerner l’enjeu de l’identité à travers la représentation du corps dans le Body art, nous allons examiner quelques ouvrages de Sophie Calle, où le corps de l’artiste est exposé. Nous essaierons de voir comment Sophie Calle parvient, grâce à une surexposition de son corps, à réinventer son identité et faire de son corps une œuvre d’art. Pour ce faire, nous étudierons d’abord un concept psychanalytique qui pose la question de la représentation et de l’identité, soit le narcissisme, pour ensuite nous concentrer sur les méthodes de représentation de l’auteure : la performance et la photographie. Pour appuyer notre hypothèse, nous réduirons notre corpus à Des histoires vraies + dix et au coffret Doubles-jeux, œuvres qui illustrent bien le Body art et ses enjeux.

LE NARCISSISME

Il est d’abord important de bien définir les mécanismes narcissiques qui régissent l’œuvre de Sophie Calle, puisque nous ne nous trouvons pas devant un narcissisme pathologique qui dérive d’une névrose, mais bien dans une démarche artistique où le corps et l’identité transposés à travers l’autoportrait et la performance permettent un développement narcissique. Le narcissisme callien relève donc de l’amour de soi, de sa propre personne, et dans l’idéalisation de son identité, ce qui permet au sujet de se transposer en tant qu’objet.
Psychanalytiquement, il est impossible de parler de narcissisme sans parler du Moi et de l’Idéal du Moi. Par définition, le Moi représente l’individu dans sa personnalité réelle, dans son caractère primaire et participe au maintien de l’identité. L’Idéal du Moi exprime plutôt ce que l’individu voudrait être et est, selon Freud, l’héritier du narcissisme [2]. Ainsi, le sujet (Moi) se désire dans l’Autre (Idéal du Moi), l’Autre projeté par le Moi. Ce double idéal, ou double narcissique, « constitue à la fois un objet d’amour, un obstacle et un danger pour le moi [3] », puisque l’Idéal du Moi construit par le Moi permet à celui-ci d’observer sa propre image idéalisée, modelée, transformée et trouble ainsi l’identité du Moi. L’individu confronté à cet Idéal éprouve alors une scission intérieure, une articulation de deux instances : le sujet et l’objet. Ces derniers sont d’une importance capitale, puisque le sujet, qui perd tout contenu et toute identité, ne se possède plus et se transpose à un niveau objectal. Le narcissisme participe donc à l’idéalisation de sa propre identité considérée comme objet.
Dans Des histoires vraies + dix et Doubles-jeux, Sophie Calle exhibe son corps, le montre aux lecteurs. Par cette exposition de soi, l’artiste idéalise non seulement sa propre identité, mais parvient à l’Idéal du Moi. Nous pouvons donc affirmer la présence d’un narcissisme, puisqu’elle se choisit elle-même en tant que sujet et accède à un double de soi artistique [4]. C’est dans cette perspective narcissique que nous allons analyser les œuvres de Sophie Calle afin de montrer comment l’artiste exploite son corps par les représentations multiples qui perturbent l’identité du Moi et ce, dans l’unique but que son corps devienne un objet matériel dont elle tira profil dans l’art. Pour que l’enveloppe corporelle devienne un objet de représentation, Sophie Calle utilise deux méthodes sur lesquelles nous nous pencherons plus attentivement : l’art de la performance et l’art photographique.

L’ART DE LA PERFORMANCE

Si l’on intervertit les mécanismes du narcissisme aux performances de Sophie Calle, le Moi correspond à l’artiste, en la personne, tandis que l’Idéal du Moi renvoie à l’actrice, à Sophie Calle en tant que personnage mis en scène dans ses œuvres. Le personnage joué par l’artiste sublime par le fait même le Moi originel et crée un idéal, un double artistique dont l’identité ne renvoie nullement à celle de l’auteure. Il y a donc un déséquilibre identitaire entre personne réelle et personnage fictif. L’art de la performance possède cette étonnante qualité du dédoublement :
Il fait sortir du corps du tableau tout en le restituant à son être. Enfin incorporé, réinvesti en lui-même, le corps peut assumer d’être chair, de l’être pour le meilleur : fourbir le monde en formes inédites, en postures jusqu’alors inaccomplies, en symboles le consacrant comme substance d’art. [5]

L’art de la performance permet à Sophie Calle de réinvestir son corps sous d’autres personnalités, d’autres traits, d’autres identités. Son enveloppe corporelle devient ainsi un champ d’expérimentation, un objet projeté hors de soi puis façonné comme une création artistique. La mise en image de diverses silhouettes réinvestit inévitablement son corps sous une nouvelle identité. Celle-ci est alors partagée entre la personne dite « civile » et le personnage inventé, son double, voire son multiple, puisqu’il existe plus d’un réinvestissement physique et identitaire chez Calle.

Les sept récits qui composent le coffret Doubles-jeux de Sophie Calle sont empreints de performances narcissiques où l’auteure se met en scène par le biais de personnages fictifs. Dans la préface de chacun des opuscules, l’auteure précise la « Règle du jeu » :

Dans le livre Léviathan […] Paul Auster me remercie de l’avoir autorisé à mêler la réalité à la fiction. Il s’est en effet servi de certains épisodes de ma vie pour créer, entre les pages 84 et 93 de son récit, un personnage de fiction prénommé Maria, qui ensuite me quitte pour vivre sa propre histoire. Séduite par ce double, j’ai décidé de jouer avec le roman de Paul Auster et de mêler à mon tour et à ma façon réalité et fiction. 

Dans son roman Léviathan, Paul Auster glisse dans le portrait de son personnage quelques rituels qu’il a lui-même inventés. Afin de se rapprocher du personnage austerien,Sophie Calle décide d’obéir au livre. Ce sont ces traces d’assujettissement que l’on retrouve dans le livre I, De l’obéissance. La plasticienne travestit son identité de façon à faire comme Maria. L’idée de travestissement est très importante, car Sophie Calle ne devient pas Maria, elle joue à être ce personnage et elle le précise lors d’une entrevue réalisée par Fabian Stech : « elle n’est pas devenue mon double. J’ai joué avec le livre, j’ai joué à lui obéir. […] Ce n’était pas l’idée du double qui m’intéressait, mais l’envie de devenir plus ou moins quelqu’un d’autre. [6] » Dès lors s’amorce un double « je » narcissique par l’entremise de Maria Turner : Sophie Calle auteure et Sophie Calle actrice, jouant à être Maria ; le Moi et l’Idéal du Moi projeté par le Moi.
Outre la règle du jeu qui dirige le concept ludique du coffret, plusieurs performances présentes dans les récits posent la question du narcissisme et de l’oscillation de l’identité à travers l’art de la performance. Dans le livre V, L’hôtel, l’artiste se fait engager comme femme de chambre pour trois semaines dans un hôtel vénitien afin « d’examiner les effets personnels des voyageurs, les signes de l’installation provisoire de certains clients, leur succession dans une même chambre. [7] » Les sujets sont bels et biens les clients absents de l’hôtel, or le récit ne peut exister sans la performance de l’artiste qui est au cœur même du récit. Sophie Calle s’invente une identité : Sophie Calle femme de chambre ; elle devient alors, après une année de démarches et d’attente, le personnage de son récit.
L’effacement de l’auteure derrière un personnage se décèle également dans À suivre….

Ce récit est composé de trois micro-récits, tous apparentés au thème de la filature. Cependant, les performances réalisées proposent différentes figures incarnées par la plasticienne. Dans La filature, Sophie Calle demande à sa mère d’engager un détective privé afin d’être prise en filature et d’avoir un compte rendu écrit de son emploi du temps, celui-ci accompagné d’une série de photos. L’actrice revêt alors le rôle de la suivie, faisant croire au détective qu’elle ignore être filée. Toutefois, même si le personnage joue un rôle qui reste très près de la personnalité de l’artiste – elle se coiffe comme Sophie Calle : « C’est pour ‘lui’ que je me fais coiffer. Pour lui plaire. [8] » et qu’elle l’amène dans des endroits qui reflètent des instants de sa vie : « Je me dirige alors vers le jardin du Luxembourg. Je désire ‘lui’ montrer les rues, les lieux que j’aime. [9] » -, il y a présence d’un fort narcissisme par le fait qu’elle devient le sujet central de son récit, sujet amplifié par la présence des photographies prises par le détective. À l’inverse, dans Préambule et Suite vénitienne, Sophie Calle suit des inconnus dans les rues de Paris. Elle intervertit les rôles. « Elle ne se fait plus une beauté pour être photographiée, mais endosse un imper long de couleur neutre, porte un voile et des lunettes. » [10] Ainsi, l’Idéal du Moi de Sophie Calle se transpose dans le rôle du détective et dans le parcours que lui fournissent les inconnus : « La poursuite [lui] permet de fantasmer l’existence du suivi et de se projeter dans un autre monde, lui aussi, fictif. [11] » Il faut toutefois souligner l’ambiguïté qu’il peut exister dans la formation de L’Autre. Sophie Calle, contrairement à ce que plusieurs critiques disent, ne s’approprie ou ne vit aucunement par procuration la vie des inconnus qu’elle suit. Elle ne joue pas à être eux, elle joue à suivre ces personnes qui ne lui dictent que le chemin. D’ailleurs, dans l’entrevue avec Fabian Stech, Sophie Calle précise que le « je » n’est pas un autre : « il ne s’agissait pas d’eux, mais de moi, derrière eux. [12] » Cette phrase nous renvoie directement à l’idée du narcissisme et de l’amour de soi. Le sujet est : Sophie Calle.

Les situations provoquées et les performances se réalisent à l’aide de son corps et de son image qu’elle met au service de son œuvre et qui devient, par le fait même, un matériau artistique. Si l’on revient aux théories portant sur le narcissisme, le sujet : Sophie Calle auteure (le Moi) se dédouble, se travestit en l’Autre : Sophie Calle actrice (l’Idéal du Moi). Ce double, similaire au doppelgänger, trouble alors l’identité du sujet qui se considère comme un « objet ». Dans Doubles-jeux, le lecteur est en présence de Sophie Calle en tant que personnage [13], de son alter ego réaliste qui joue un rôle dans une performance. L’auteure se crée ainsi une identité de façade, une identité proposée et manipulée qui s’éloigne de l’identité réelle du sujet, tout en y restant attachée partiellement. [14] « La seule référence stable [est] le nom propre. Il en résulte une dépersonnalisation de Sophie Calle au profit d’un personnage qui porte son nom et qui, pour sa part, possède une existence artistique réelle. [15] » Le corps de Sophie Calle devient donc, par l’art de la performance, un outil artistique qui permet le truchement de l’identité de l’auteure. Toutefois, cette subdivision identitaire est renforcée dans les œuvres calliennes par le médium photographique qui brouille davantage le réel et le fictif, le sujet et l’objet.

L’ART PHOTOGRAPHIQUE

Pour illustrer ses performances narcissiques et en faire œuvre, Sophie Calle fait appel à la photographie. Le médium photographique est un choix judicieux puisque, d’une part, il permet l’attestation d’un idéal réalisé et d’autre part il vient appuyer l’idée du double narcissique projeté par le Moi. D’ailleurs, dans ses notes sur la photographie, Roland Barthes précise que « la photographie, [est] l’avènement de moi-même comme autre : une dissociation retorse de la conscience de l’identité. [16] » Cette idée se concrétise davantage lorsqu’il dit : « dès que je me sens regardé par l’objectif, tout change : je me constitue en train de ‘poser’, je me fabrique instantanément un autre corps, je me métamorphose à l’avance en image. [17] » Dans la photographie, comme dans la performance, il y a le Moi et le « Moi photographié » qui correspond à l’Idéal du Moi. La photographie reste donc dans le domaine d’une représentation imaginaire du Moi qui engage l’identité du sujet dans un système trouble. Il y a toutefois quelques distinctions à faire en ce qui concerne les photographies de Sophie Calle, puisque celles-ci représentent le « Moi photographié » soit de l’auteure, par le biais de l’autoportrait, soit de l’actrice, par l’illustration des performances. La perturbation identitaire se forme donc par la coexistence de la réalité et de la fiction présentes dans la photographie.
Si l’on observe les photographies dans Des histoires vraies + dix, certaines images sont des autoportraits, ce qui concorde parfaitement avec la dimension autobiographique du livre. L’identité de la narratrice et celle de l’héroïne qui se croisent par la réitération du « je », ainsi que l’évocation de la parentèle et la mention de date précise confrontent le lecteur à une réalité, au Moi de l’auteure, qui est d’autant plus accentuée par les autoportraits. La photographie qui illustre l’épisode du nez montre le profil de Sophie Calle, sans artifice, sans travestissement. Il s’agit de son visage réel, tout comme celui illustré par la séquence du porc (même si l’auteure porte un nez de cochon, le portrait représente Sophie Calle et non un personnage) ou l’image de ses seins, repris pour la couverture du recueil. L’autoportrait au service de l’idéal narcissique permet alors la reconnaissance du Moi. Or l’image de la plasticienne s’expose dans un pacte d’identité trouble lorsque le lecteur est confronté à des photographies qui ne sont plus des preuves du réel, mais bien des traces d’une performance artistique.

Bien que la photographie atteste le caractère véridique de l’auteure, l’effet réaliste des images reste soumis à une part de fiction, montrant l’Idéal du Moi, la mise en scène du Moi. La photographie se trouve non plus dans le « ça a été » barthésien, mais bien dans le « ça a été joué » callien. Elle ne montre que « la mise en images de ses installations, de ses performances, de son corps. [18] » Ainsi, la photographie n’est plus une preuve du réel, mais bien l’indice d’un jeu. Les clichés qui dépeignent la scène du talon aiguille ou du mariage ne sont que des mises en scène réalisées par l’auteure et jouées par l’actrice. Ils ne représentent nullement la preuve du moment présent, car Calle reproduit l’évènement, et ce, dans le but d’accentuer la part du réel et l’aspect autobiographique dans la fiction. Ce même procédé est utilisé pour « Le strip-tease » dans Les panoplies [19]. L’histoire racontée par le texte est véridique, or la photographie illustre une mise en scène :

dans un univers de spectateurs mâles et de femmes exploitées, un photographe – fût-il une femme- peut difficilement venir, sans prise de contact préalable, réaliser des photographies au vu et au su des spectateurs. De plus, la variété des angles de prise de vues implique que l’ « amie » photographe se déplace aisément le long de la scène, ce qui est encore moins vraisemblable. Si l’on observe bien les éclairages, les ombres projetées et la direction de la lumière, les clichés de Sophie Calle font plus penser à une scène reconstituée en studio qu’à une scène prise en conditions réelles. [20]

Les photographies de Sophie Calle sont donc des mises en scène rétrospectives qui dénoncent la facticité de l’image. Elles deviennent la trace de la performance, l’indice d’un jeu, un jeu identitaire qui permet le dédoublement de l’auteure. On peut également percevoir l’Autre dans l’idéalisation de certaines personnalités comme Cindy Sherman, Freud, ou Brigitte Bardot, personnalités auxquelles tente de ressembler l’artiste. [21] Par le médium photographique, Sophie Calle met en relief la dichotomie entre le sujet et l’objet et brouille les frontières entre le réel et la fiction entre, d’une part, le Moi et l’Idéal du moi présent dans la performance et d’autre part, entre l’Idéal du Moi et le Moi dans la photographie de la performance.
Les dédoublements identitaires qui relèvent d’un narcissisme artistique sont également accentués par la multiplication en série des photographies : « Les images de Sophie Calle se redoublent […] en « écholalies photographiques ». Le même motif – elle – est reproduit sur une infinité de clichés dans des histoires différentes, mais qui se résonnent entre elles. [22] » Elle devient écho de sa propre image, devenant ainsi le leitmotiv de l’œuvre. Par la sérialité, l’auteure instaure un double jeu entre elle et sa représentation, entre le Moi et l’Idéal du Moi ; un double « je » créé par la réalité et la fiction. En sublimant une facette de son identité réelle pour parvenir à une identité idéalisée, elle rejette la représentation d’elle-même, la met hors d’elle afin de se donner une autre existence. Elle transforme ainsi le sujet (Moi) en objet (Idéal du moi), le doppelgänger devenant une icône artistique qui élève son identité et son corps au rang d’œuvre d’art.

Contrôler sa représentation

À la fois auteure et personnages, sujet et objet, Sophie Calle parvient, grâce à son narcissisme et à la surexposition de son corps, à contrôler la représentation de son corps et de son identité et d’en faire une œuvre d’art qui se détache de sa créatrice. Pour ce faire, elle fait appel à l’art de la performance qui permet à l’acteur de s’investir dans un rôle, de se transformer en personnage et d’acquérir ainsi une nouvelle identité. Le sujet se transforme donc en objet, idéalisé par le sujet. La photographie appuie cette dichotomie de l’être qui métamorphose l’artiste en œuvre d’art. Pour Barthes, « la photographie transform[e] le sujet en objet, et même, si l’on peut dire, en objet de musée […] –l’Autre- me déproprie de moi-même, [fait] de moi, avec férocité, un objet [23] ». Détachée de soi-même et de sa propre identité, Sophie Calle advient en tant qu’objet d’art. Elle réinvente le corps, le fragmente, le construit et le déconstruit par le biais de l’image et du texte. Le corps du XXe siècle ne se trouve plus divisé en deux pôles : le bien et le mal, l’esprit et le corps, l’âme et la chair comme dans les siècles précédents, mais bien dans une infinité de fictions, de représentations et de systèmes symboliques. Le corps se trouve dans la multiplicité des identités, dans le travestissement de l’être. En ce sens, l’œuvre de Sophie Calle reflète parfaitement la fin du XXe siècle qui s’interroge sur les identités complexes et qui donne naissance à différents courants tels que les Gender Studies et les Queer Studies qui repensent la question de l’identité à travers le travestissement, le jeu de rôle et la confection d’une nouvelle identité qui passe par la métamorphose du corps.

BIBLIOGRAPHIE
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ps:

Kathleen Thibault est professeure de français au Cégep de Granby-Haute-Yamaska. Elle rédige actuellement un mémoire de maîtrise sur le ludisme dans les oeuvres de Sophie Calle, tant dans l’écriture que dans la lecture et l’objet-livre. Elle collabore également avec Catherine Mavrikakis.

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE

notes:

[1] Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir), Histoire du corps, vol. 3 : Les mutations du regard : le XXe siècle, Paris, Seuil, 2006, p. 9

[2] Bela Grunberger et Janine Chasseguet-Smirgel, Le Narcissisme, L’amour de soi. Malesherbes, Éditions Laffont/Tchou, coll. « Les grandes découvertes de la psychanalyse », 1980, p.145

[3] Pierre Jourde et Paolo Tortonese (dir), Visages du double, un thème littéraire, Paris, Nathan, coll. « Littérature », 1996, p. 65

[4] Il faut bien distinguer la notion de double ici. Dans l’analyse qui suit, il ne s’agit aucunement d’un double en tant que clône ou d’une division de l’être (par exemple la dichotomie entre le bien et le mal), mais bien d’un double narcissique, d’un Autre projeté par le Moi.

[5] Paul Arden, L’image corps, figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Paris, Éditions du Regard, 2001, p. 202

[6] Fabian Stech, J’ai parlé avec Lavier Annette Messenger Sylvie Fleury Hirschhorn Pierre Huyghe Delvoye D.G-F. Hou Hanru Sophie Calle Ming Sans et Bourriaud, Dijon, Édition les presses du réel, coll. « Documents sur l’art », 2007, p. 95-96

[7] Sophie Calle, Doubles-jeux, Livre V : L’hôtel, Arles, Actes Sud, 1998, p. 9

[8] Ibid

[9] Sophie Calle, Doubles-jeux, Livre IV : À suivre…, Arles, Actes Sud, 1998, p. 114

[10] Voir photographie en Annexe p. 13

[11] Magali Nachtergael, « Les dédoublements de Sophie Calle », L’ombre, le double, Malissard, Édition ALEPH, coll. « Théories », p. 249

[12] Fabian Stech, op. cit., p. 93

[13] Même si à quelques reprises, le lecteur est en présence de Sophie Calle auteure. Nous l’avons vu dans La filature.

[14] Alex Mucchielli, L’Identité, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je », 1986, p. 82

[15] Magali Nachtergael, loc. cit. p. 245

[16] Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Édition Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1990, p. 28

[17] Ibid, p. 25

[18] Jean-Paul Guichard, « Poker menteur : de la photographie comme preuve de l’existence de Sophie Calle », Traces photographiques, traces autobiographiques, Danièle Méaux et Jean-Bernard Vray (dir.), St-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2004, p. 79

[19] Sophie Calle, Doubles-jeux, Livre IV : À suivre…, Arles, Actes Sud, 1998, p. 114

[20] Jean-Paul Guichard, loc. cit., p. 79

[21] Voir photographie en Annexe p. 14 -15

[22] Magali Nachtergael, loc. cit., p. 249

[23] Roland Barthes, op. cit., p. 29 et 31




Présentation

Le corps traverse la littérature, qui le soumet à toutes les transformations. Ce rapport étrange entre ce que nous connaissons de plus matériel et de plus immatériel produit des textes qui appellent des lectures renouvelées. La perspective proposée ici emprunte à la fois aux «Cultural studies» et à l’«Épistémocritique».
Les arts modernes sont indissociables de cette problématique, tout comme, dans le domaine scientifique l’histoire de la médecine.
Le cinéma joue dans ce contexte un rôle très particulier de figuration des métamorphoses imaginées (Metropolis, Barbarella, Frankenstein Junior, Blade Runner, Ghost in the Shell…) que certains artistes contemporains prenant le corps comme objet (Vito Acconci, Monty Cantsin, Orlan,etc.) s’efforcent de réaliser.
Les textes présentés illustrent quelques aspects encore fragmentaires des interrogations ainsi soulevées.




Jules Verne et la vulgarisation scientifique



Vingt mille notes sous les textes
— Daniel Compère

Le document chez Jules Verne : valeur didactique ou facteur de configuration romanesque ?
— Philippe Scheinhardt

Technologies et société du futur : procédés et enjeux de l’anticipation dans l’œuvre de Jules Verne
— Julien Feydy

Les Voyages extraordinaires ou la chasse aux météores
— Christian Robin

Cartonnages et illustrations : de Jules Verne à Robida
— Sandrine Doré et Ségolène Le Men




Whonamedit.com

Whonamedit.com is a biographical dictionary of medical eponyms. It is our ambition to present a complete survey of all medical phenomena named for a person, with a biography of that person. Eventually, this will include more than 15.000 eponyms and more than 6.000 persons.




Chronosciences

«Cette chronologie des grandes avancées scientifiques et techniques intervenue depuis 10 siècles en Occident permet de mesurer de manière saisissante l’extraordinaire aventure humaine qu’a constituée la conquête de la connaissance scientifique.»




Rhétorique de la Science

Présentation de l’ouvrage de Fernand Hallyn, Les structures rhétoriques de la science de Kepler à Maxwell (éd. du Seuil, coll. Des Travaux, 2004) par Pierre Macherey, en ligne sur le site de l’U.M.R. 8519 « Savoirs et Textes » dans le Cycle de conférences « Science et littérature » de l’Université de Lille III en 2005 (Responsables : Pierre Cassou-Noguès, Philippe sabot).




« Balzac philosophe malgré lui »

«Une étude sur Balzac dans une collection traitant des limites poreuses entre la littérature et la philosophie – cela semble a priori
logique, étant donné l’intérêt du romancier pour la métaphysique et
toutes les formes d’idéalisme. Mais Boris Lyon-Caen ne s’attache pas
aux essais philosophiques, somme toute assez décevants, de l’auteur de
la Comédie humaine ; au contraire, c’est dans cette
œuvre-monde même qu’il cherche les éléments d’une pensée du roman,
d’une réflexion sur la spéculation théorique et sur ses limites. Balzac
expose en effet, comme en creux, une théorie de la connaissance par les
choix qu’il opère dans ses textes ; Boris Lyon-Caen dévoile cette
« comédie des signes », cette ontologie balzacienne des signes, fondée
sur trois postulats : le texte est une « forme-sens », à la fois
matière et pensée ; le lecteur doit être capable de voir à tous les
niveaux possibles du texte de l’expressivité, un sens virtuel à
dégager ; enfin, la littérature est une « philosophie sans concept »,
une manière de penser libérée des cadres de la logique traditionnelle
et susceptible par là de les remettre en question.»
La suite sur le site de Fabula.




The British Society for Literature and Science

The British Society for Literature and Science is a scholarly society which promotes interdisciplinary research into the relationships of science and literature in all periods. Membership is open to anyone interested in the field, regardless of geographical location.




Histoire de l’électricité

@. Ampère et l’histoire de l’électricité est une
plateforme web évolutive, à la croisée de l’histoire des
sciences, de l’archivistique et de l’informatisation des données scientifiques.
Comportant actuellement près de 5 600 pages, le site s’adresse aux chercheurs,
aux enseignants, aux étudiants, et au public curieux. http://www.ampere.cnrs.fr/




Documents d’histoire des crimes et des peines

Criminocorpus. Ce portail a
également vocation à favoriser la diffusion de travaux historiques par
l’accueil d’expositions virtuelles et la mise en ligne de documents à
valeur de source et de textes historiques. Il propose notamment~:

_

-~~Dossier thématique en cours~: « Les bagnes coloniaux »

_-~~Prochain dossier~: « Crimes et criminels dans le cinéma de fiction ».




FABULA

Fabula est une association de chercheurs (régime loi de 1901 des associations à but non lucratif) s’intéressant à la théorie littéraire en général et à la question de la fiction en particulier, ayant choisi de fonctionner grâce à un site Internet et d’expérimenter les possibilités offertes par ce média. A cette mission de recherche s’ajoute une mission de diffusion d’information, le site Fabula étant mis à la disposition de tous les chercheurs de langue française, quel que soit leur champ de recherche.

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Diffusion des savoirs

Le portail de la Diffusion des savoirs donne accès aux enregistrements audiovisuels d’événements d’enseignement et de recherche en Sciences et en Lettres et sciences humaines ayant lieu à l’École normale supérieure
(ENS 45 rue d’Ulm 75005 Paris).




Photos

Outil pour la science, véritable « rétine du savant » (Jules Janssen, 1877), l’appareil photo est aussi un moyen de penser, d’aborder le monde, de se l’approprier, d’être-là, d’assumer un point de vue, de s’accommoder sur un réel devenu photogénique, digne ou tout simplement capable d’être photographié. Est vrai ce qui peut être photographié. Ou : la vérité est dans l’épreuve. Devenue l’aune de la preuve, elle débarrasse l’histoire des miracles, tout en fabriquant – dans son royaume de spectres – de nouveaux leurres pour les croyances mystiques.
Parmi toutes les applications pratiques et les politiques institutionnelles, parmi les images qui font rêver et qui font vendre, parmi les portraits de soi-même et les effigies de l’Autre, aucune rencontre avec la photographie ne fut aussi durablement polémique que celle avec « l’Empire des Lettres » (Paul Valéry, 1939). Combinaison paradoxale comme lui du réel et de la fiction, la photographie est le double de la littérature. Au moyen de son statut de témoin objectif, de document neutre, elle est science et savoir, mais grâce à l’opérateur, il y a subjectivité, choix, aveuglement, orgueil et tout l’inconscient de son identité et de sa tâche à accomplir dans la société.

Quand le photographe souhaite narrer, faire une mise en scène, illustrer le poème, le conte, le roman, il assume alors une fonction littéraire et s’allie aux mots. Mais l’écrivain, pendant au moins cent ans, refusa majoritairement une telle proximité, voyant dans cette illustration des valeurs inverses à celles de la page écrite. Suivent une foule de manifestes où l’invention de Daguerre sert de repoussoir, où un usage métaphorique est fait de « la seule notion de Photographie » (Valéry) ; et dans la fiction on met en scène le professionnel, être louche, dérisoire, caricatural et dangereux. Mais en même temps, le roman, des deux côtés de la Manche, des deux côtés de l’Atlantique, le conte, le poème, sont contaminés par les nouvelles images si détaillées, les corps instantanés : le narrateur se fait œil (Thomas Hardy), naît alors le point de vue, un point de vue qui est loin d’être omniscient (Henry James), qui voit le monde se transformer en images fixes (Georges Rodenbach), un point de vue multiple et fragmentaire (James Joyce)… L’influence de l’avènement de la photographie sur les Lettres va bien plus loin encore, mais pour saisir cette histoire il fallut créer une discipline, la photolittérature, et s’allier un groupe de recherche axé sur la création pure, l’Ouphopo (Ouvroir de photographie potentielle).

Paul Edwards
Université de Paris 7

Auteur de Je Hais les photographes ! Textes clés d’une polémique de l’image 1850-1916, Paris : Anabet, 2006.




«Partage du savoir»

L. Zimmermann
LE PARTAGE DU SAVOIR
Les Écrivains face au savoir, textes rassemblés par Véronique Dufief-Sanchez, Éditions Universitaires de Dijon, Coll.  » Écritures « , 2002.

Le sujet de ce volume, effectivement : les écrivains face au savoir, autrement dit : le savoir envisagé d’une part comme l’un des matériaux de l’écriture, et d’autre part comme objet de l’écriture. Premier point de vue selon lequel le savoir se tient dans un rapport d’extériorité, de supplément en fait, par rapport à l’écriture. Il s’agira dès lors de déterminer quelles sont les interventions spécifiques des écrivains face au savoir, ce qu’ils en font que d’autres (les experts) ne font pas (c’est le versant du savoir comme matériau), et ce qu’ils en disent que d’autres (les mêmes experts) ne disent pas (c’est le versant du savoir comme objet).
Mais ce premier point de vue débouche logiquement sur un deuxième point de vue, celui du sujet du savoir. Il s’agira dès lors d’interroger la posture de l’écrivain lorsqu’il fait appel au savoir ; et la transformation qu’il escompte en y faisant appel. Question d’expérience, en somme, interrogation de l’expérience que peut devenir la littérature lorsqu’elle a recours au savoir.

Ce volume esquisse également une réflexion sur un problème connexe, et particulièrement épineux — mais passionnant — celui de la possibilité, ou non, que du savoir se fabrique à partir du texte littéraire comme tel. Dès lors le savoir est pensé comme strictement immanent à l’écriture, ce qui modifie assez sensiblement les perspectives. Si en effet un savoir  » spécifique  » (p. 5) se développe en littérature, alors la littérature devient  » une démarche de connaissance à part entière  » (p. 6). Or, un tel constat implique — et on regrettera peut-être que ce volume ne se tourne finalement pas beaucoup vers cet aspect du problème — l’ouverture de questions épistémologiques assez serrées concernant la théorie littéraire, à partir du motif principal suivant : à quels bouleversements de posture le travail du savoir immanent aux œuvres nous confronte-t-il ? Comment pouvons-nous approcher une œuvre sans lui imposer un mode de lecture tout infiltré de savoirs qui lui sont extérieurs ? Mais enfin, reste que cette question est celle non pas véritablement des  » écrivains face au savoir « , mais, plutôt, du savoir des écrivains. On peut donc comprendre qu’elle ne soit pas abordée de façon massive dans le volume.

De l’Antiquité grecque à Michaux, l’empan choisi est maximal. Il a l’avantage de lancer des pistes multiples, et de mobiliser des perspectives de recherche historique nombreuses. On rendra compte ici des différents travaux dans ce qu’ils produisent de plus proche du questionnement général de l’ouvrage — laissant donc aux spécialistes le soin, évidemment, de découvrir par ailleurs le détail de chaque démonstration.

Le volume est organisé selon deux parties divisées chacune en trois chapitres.

 » La science : un objet pour la littérature ?
Importation et manipulation littéraires de matériaux scientifiques « .

Dans un premier chapitre intitulé  » La littérature au service de la science « , Patrice Cauderlier évoque tout d’abord la question de  » L’encyclopédisme dans le roman grec « . Où nous voyons comment le savoir encyclopédique, autant qu’une source d’apprentissage, peut devenir un stimulant pour l’exercice de l’imaginaire, l’érudition versant alors le savoir au compte de l’ekphrasis,  » jeu rhétorique de l’hyperbole dans la description d’un spectacle frappant l’imagination « . C’est le roman, en somme, entre l’ » instruire  » et le  » charmer « .

Maria Susana Seguin évoque ensuite  » L’image du savant dans les Éloges des Académiciens de Fontenelle « . C’est ici le portrait du savant selon Fontenelle qui nous est présenté, où quelques traits centraux se dégagent : nécessité de la modestie, capacité à reconnaître ses limites et ses erreurs. Mais le point le plus intéressant est surtout dans l’exposition d’une conception dynamique du savoir, lequel n’est plus alors  » un objectif à atteindre en soi « , mais  » une activité essentielle à l’homme, un devenir permanent  » où se joue un combat incessant entre  » la pensée mythique  » et la  » pensée rationnelle « .

Un second chapitre,  » Science & fiction : les pouvoirs heuristiques du mythe « , s’ouvre par une très riche contribution de Jean Lacoste sur  » Enfance et technique chez Walter Benjamin « . L’idée, au travers de l’étude d’un texte où Benjamin parle de l’apprentissage du vélo, et de l’ivresse de la vitesse que cet apprentissage engendre, consiste à montrer comment la technique, avant l’accoutumance qu’entraînera l’âge adulte, peut dans l’enfance tenir de l’aura, pour autant que l’un des trait définitoires de l’aura est l’émergence d’une  » première fois « . De cette façon, c’est une pensée spécifique de la technique qui est mise en avant, pensée où la technique n’est pas systématiquement refusée ou soupçonnée :

Pourtant, Walter Benjamin ne condamne pas la technique en tant que telle, qui ne se réduit pas à la domination cartésienne de la nature et qui peut, et doit, instaurer un nouveau rapport entre la nature et l’humanité (une humanité elle-même encore en évolution). La technique organise une physis nouvelle dont on peut aussi bien faire l’expérience dans les villes, avec par exemple l’expérience de la vitesse, car  » le frisson qui accompagne une authentique expérience cosmique n’est pas nécessairement lié à ce minuscule fragment de la nature que nous avons l’habitude d’appeler nature « .

Suzanne Gély propose un texte portant sur  » Le savoir et le jeu dans l’Utopie de Thomas More « . L’enjeu est de s’interroger sur le jeu chez Thomas More, en pensant cette notion  » au sens de flottement, de mobile distance « . Il s’agit d’en examiner les  » possibles vertus dans la quête, l’acquisition, la mémorisation, l’exercice et le maniement d’un savoir ordonné au bien de l’homme et des communautés humaines « . L’enquête se conclut sur le constat d’une indécidabilité quant au rôle du jeu.

Dans le dernier texte de ce second chapitre, Danielle Chaperon s’intéresse à  » La préhistoire expérimentale de J.-H. Rosny aîné « , en interrogeant un genre crée par Rosny, le roman préhistorique. Le parti-pris méthodologique de Danielle Chaperon est très net, qui entraîne certaine idée de la valeur :  » l’histoire du roman préhistorique rosnien illustre la nécessité de reconstituer l’horizon épistémologique en général et scientifique en particulier d’une époque, quand il s’agit de déterminer les enjeux d’une production littéraire. À ce prix seulement, on peut juger de la valeur d’une œuvre en mesurant sa conformité au programme qu’elle s’était donné. « . Exploration, donc, de ce pan de l’œuvre de Rosny et selon cette méthode de l’enquête historique, l’article de Danielle Chaperon montre comment l’auteur s’appuie sur des savoirs de son temps, et notamment sur les travaux de Darwin (tout en gardant une certaine distance à leur endroit :  » le romancier semble l’emporter de beaucoup sur le vulgarisateur « ) et sur ceux des  » grands psychologues de son temps « , pour construire ses romans préhistoriques. Au final nous avons lu ainsi, le portrait d’un écrivain très préoccupé par les savoirs de son temps.

 » Roger Martin du Gard lecteur assidu de Félix Le Dantec. Une initiation scientifique et philosophique  » : tel est le titre de la contribution de Catherine Lenoir-Bellec, qui ouvre le troisième chapitre,  » La science : une philosophie pour la littérature ? « . Il s’agit de montrer l’importance fondamentale de la lecture de Félix Le Dantec pour l’auteur des Thibault, et la façon dont cette lecture a été pour lui  » une véritable révélation matérialiste « . Catherine Lenoir-Bellec expose tout d’abord les grandes lignes de la pensée de Félix Le Dantec, pensée positiviste allant chercher ses sources dans les sciences de son époque. Elle montre ensuite comment il est possible de retrouver cette pensée dans la  » première phase d’écriture romanesque  » de Roger Martin du Gard, et ce  » à tel point qu’il est possible d’établir un système de correspondances  » entre les deux. Un revirement aura toutefois lieu chez Martin du Gard, à l’issue duquel il en viendra à  » laisser derrière lui les postulats scientifiques au profit d’une quête manifeste des émotions « . Il ne s’agira plus dès lors de  » rechercher la véracité des situations dramatiques, mais plutôt de parvenir à susciter des émotions authentiques « .

Henri Bonnet compose dans l’article suivant un  » Portrait de Gérard de Nerval en Pic de la Mirandole « . Il s’agit de se préoccuper des  » points de ressemblance entre Nerval et Pic de la Mirandole  » pour faire valoir  » une zone de fracture que révèle chez l’un et chez l’autre la communauté de leur inspiration ou de leur orientation culturelle « . En effet,  » Il est frappant de constater que, de façon plus ou moins explicite, on a fait de Pic de la Mirandole le paradigme tantôt d’une culture  » classique  » ou au moins humaniste, bien centrée, tantôt d’une série d’excroissances ou de déviances vers l’occultisme, la cabale, les oracles chaldaïques. « . Or,  » C’est un fait que, chez l’un et chez l’autre « , chez Pic de la Mirandole et chez Nerval, les deux orientations coexistent. Henri Bonnet présente ensuite plus précisément certaines sources, du côté du savoir, de l’œuvre de Nerval, aboutissant à ce constat :  » le visage double de Nerval ( » Je suis l’autre « ) qu’il nous faut sauver, c’est celui du rêveur et de l’érudit « .

Le sujet connaissant en littérature.
Les représentations littéraires du rapport au savoir.

Cette seconde partie débute par un chapitre intitulé  » L’obscur sujet du désir romanesque « . La première contribution est un peu à part : il s’agit d’un entretien, réalisé par Véronique Dufief-Sanchez, avec Jean Libis,  » Une bibliothèque ou l’effondrement du savoir « . La présence de cet entretien se justifie dans le volume par le fait que le narrateur d’un roman de Jean Libis, La Bibliothèque, mène une aventure qui se déroule exclusivement dans l’espace d’une bibliothèque, et selon les recherches qu’il y effectue. Jean Libis revient dans ses propos sur ce qu’il a cherché à mettre en place avec ce roman, et notamment sur la façon dont il considère l’homme comme  » un donateur de sens « , mais, précise-t-il  » cette donation de sens est contingente « , c’est pourquoi un romancier  » doit savoir ironiser sur elle  » — et garder ainsi malgré tout une certaine distance vis-à-vis du sens.

Jacques Poirier propose un texte sur Georges Perec :  » Tout savoir pour mieux ignorer : Georges Perec « . La présence dans l’œuvre de Perec de savoirs multiples, sous forme de listes, catalogues et accumulations diverses, est rappelée. Jacques Poirier souligne en particulier que le savoir produit par l’auteur de La Vie mode d’emploi n’a pas pour but de produire du sens. C’est toute la différence entre la description et le catalogue ; Perec allant plutôt vers le second terme :  » La description intègre le monde à un système de valeurs, c’est-à-dire à l’humain, et donc reproduit le réel tel que perçu par une conscience. Le catalogue perecquien, lui, multiplie les  » informations « , mais des informations dont l’exhaustivité constitue un leurre puisque ici rien ne fait sens. « . De cette façon la trajectoire de Perec pourrait se lire selon un écartèlement entre  » désir de savoir  » et  » indifférence quant à la connaissance elle-même (sa portée, sa signification) « .

 » Voir & savoir dans le théâtre d’Alfred de Musset  » fait l’objet du texte de Céline Douvre, qui ouvre le second chapitre,  » Mises en scène du savoir « . L’interrogation portera sur le  » lien intrinsèque entre voir et savoir  » au travers de l’analyse de quelques figures du théâtre de Musset. Et le propos s’oriente vers le choix d’un certain relativisme, qui donne lieu du reste à une formulation particulièrement heureuse :  » À l’immobilisme des êtres qui prétendent à la science, s’oppose l’énergie de ceux qui veulent la découvrir « . Et l’auteur ajoute pour conclure :  » Si l’on admet que chez Musset voir c’est savoir, il faut également admettre l’aspect kaléidoscopique des points d’optique choisis et donc l’impossibilité d’atteindre jamais une connaissance définitive « .

La contribution de Florence Fix s’intitule  » Le refus du savoir dans le théâtre ibsénien « . Le point de départ est relatif à l’analyse de la narration dans le théâtre d’Ibsen :  » Le savoir est donc toujours un objet réactif. Du point de vue de la stratégie narrative du drame, il est même un élément moteur. Rien ne se met en marche sans la divulgation d’un secret, sans la quête d’une vérité, sans un désir de savoir. « . Puis le propos s’oriente progressivement vers un point d’aboutissement de l’ordre de l’éthique. À une notation de résonance nietzschéenne ( » le savoir se comprend souvent comme le deuil éclatant du bonheur, puisque seul le mensonge vital préservait celui-ci « ), succède en effet la conclusion suivante :  » À la suite de Kierkegaard, Ibsen se fait le porte-parole d’un accès âpre et douloureux au savoir, connaissance qui engage l’individu au point d’ériger en lui le doute comme principe de vie et, de ce fait, de le vouer à une forme de solitude morale et intellectuelle. « .

Il revient à Jérôme Roger de clore le volume, avec un texte,  » Désaliéner les savoirs : Michaux entre science et nescience « , qui constitue à lui seul le dernier chapitre de l’ouvrage,  » Le non-savoir de la poésie « . Le corpus choisi est constitué principalement par les livres de Michaux relatifs à ses expériences avec et autour de la drogue. Jérôme Roger rappelle tout d’abord l’usage massif du savoir qui a été opéré par Michaux dans ces livres :  » Rarement une écriture aura joué d’un tel clavier de forces et de formes de savoir, du dessin maladroit au concept fulgurant, du traité magistral au journal intime, comme autant de métamorphoses de l’indéchiffrable phénomène humain « . Mais il est essentiel de souligner, remarque Jérôme Roger, que ce clavier est réglé non pas sur de la pure fantaisie, mais sur des emprunts précis aux sciences médicales, à l’anthropologie, à diverses philosophies de la connaissance. Le but de Michaux n’est pourtant pas de produire une accumulation de savoir positif. Tout au contraire, il s’agissait pour lui de viser  » celui qui, en nous, par le discours ordonné du savoir, est toujours occulté ou refoulé « . Chercher le savoir reviendra donc pour Michaux à mettre en œuvre le  » paradoxe d’un savoir qui se désencombre sans cesse de lui-même « . Ce sera, en somme  » briser les formes figées du savoir « . Que reste-t-il, dès lors ? Le savoir comme  » expérience  » et non pas comme  » contenu « . Autrement dit : la mise en œuvre d’une  » utopie d’un sujet du savoir « , dont Michaux aura multiplié  » les possibles « .

Le lecteur spécialiste trouvera certainement dans ce volume parfois un peu éclectique, mais agréable à lire, des textes adaptés à des recherches très détaillées. Par ailleurs, indéniablement, pour qui s’intéresse à la question du rapport des écrivains et du savoir, les pistes, les suggestions, les hypothèses, sont nombreuses et variées dans cet ouvrage qui nous rappelle l’irremplaçable qualité des écrivains lorsque qu’ils osent déplacer les savoirs, les bouleverser, les agencer d’une façon qui déroute parfois, qui oublie en quelque sorte toute méthode, qui place au premier plan le détail et néglige le principal d’une théorie, bref lorsqu’ils se livrent à cette heureuse activité de  » sabotage  » dont Jean-Pierre Martin a parlé à propos des lectures de Michaux.
L. Zimmermann
Université de Paris-VIII (Saint-Denis)

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Le Scientifique; entre histoire et fiction

Bibliographie
Le Sélectif, sous la direction de Jean-François Chassay
SPST (Société pour la Promotion de la Science et de la Technologie), 2005

Le scientifique, entre Histoire et fiction

Avant-propos

Le scientifique dans la fiction

Romans, nouvelles, pièces de théâtre qui mettent en scène le savant et son langage s’intéressent souvent aux processus à travers lesquels la pensée se développe pour aboutir à des inventions, des idées nouvelles. Or, la pensée fonctionne à la fois grâce à l’intuition, à l’imagination, à l’expérience, à la connaissance et à la passion, indissociable du contexte social dans lequel baigne l’individu qui réfléchit. En l’intégrant ainsi à un contexte, la fiction montre en quoi le discours scientifique s’inscrit de plain-pied dans la culture qui se fait. En ce sens, certaines grandes figures historiques, par leurs prises de position ou par l’ampleur des débats que leurs découvertes ont soulevés et qui débordent largement des murs du laboratoire, polarisent les effets culturels de la science. La fiction les exacerbe souvent, en insistant sur délires, fantasmes, croyances, vertiges que ces individus provoquent, ou, à l’inverse, en démystifiant ce que la réalité sociale tend à mythifier de leur vie et de leur travail.

Certaines innovations scientifiques ont profondément transformé le rapport des humains avec leur monde, modifiant la perception qu’ils avaient de leur place dans l’univers. Dans certains cas décisifs, des découvertes ont ébranlé les fondements de la connaissance humaine et entraîné des crises éthiques, voire politiques. De nombreux romans au cours des dernières décennies ont mis en scène des figures connues et célébrées, à la fois symptôme et métonymie de ces crises. Parfois, elles deviennent de véritables personnages fictifs, fantasme d’une crise qui les dépasse (crise provoquée par la place de la terre dans le système solaire, la théorie de l’évolution, la relativité, le nucléaire, les conséquences de la découverte de l’ADN et de ses suites, etc.). Ces romans sont dans plusieurs cas à la limite de la biographie, dans d’autres cas présentent au contraire des figures largement romancées, même fantastiques (pensons par exemple à Dieu rend visite à Newton de Stig Dagerman). Véritables icônes, considérés souvent comme des êtres exceptionnels, il arrive que la logique de l’imaginaire les entraîne du côté du fantasme. Des écrivains les situent au centre de leurs histoires, d’autres se servent d’abord de leurs découvertes et utilisent l’individu qui se trouve derrière celles-ci de manière périphérique – en insistant par exemple sur leur influence chez un personnage central de la fiction. Ainsi, pour prendre quelques exemples, dans Gothique charpentier de William Gaddis, qui se passe à l’époque contemporaine, Charles Darwin n’apparaît pas lui-même comme personnage, et pourtant la crise politique et religieuse largement associée au créationnisme et à ses lobbies qu’on retrouve dans le roman est sans cesse ramenée à la théorie de l’évolution et au rôle qu’on lui fait jouer; dans La procédure d’Harry Mulisch, le narrateur, qui est biogénéticien, rappelle que sa vie a été marquée par la lecture de l’autobiographie de James Watson (plus précisément l’histoire de la découverte de la « double hélice » avec Francis Crick), ouvrage qui est le déclencheur de la narration et l’accompagne du début à la fin.

Pour le dire autrement, le scientifique n’existe pas seulement comme « personnage historique » : il est indissociable d’une invention, d’une découverte, qui a provoqué un changement de paradigme. L’ampleur de cette modification a rapidement eu un impact débordant largement de la discipline pour provoquer une crise touchant l’ensemble de la sphère culturelle.

Dans tous les cas, il convient de constater que la figure scientifique sert d’embrayeur narratif. Il s’agit de montrer en quoi cette figure – à travers des événements qui ont marqué sa vie et à travers certaines de ses découvertes – est au cœur de tensions sociales qui, dans le cadre de la fiction, relèvent pour plusieurs de la véritable catastrophe. Ainsi, ce qu’on nomme traditionnellement l’objectivité scientifique est mise en relation avec les effets sociaux et psychologiques que provoquent les résultats de la recherche.

Comme on le voit, il ne s’agit pas nécessairement d’une représentation explicite de plusieurs aspects de la vie du scientifique. Parfois, ce sont ses travaux que l’écrivain met en scène dans la fiction, ajoutant une médiation importante à ce qui relèverait du biographique. La vie devient « parlante » à travers les recherches. Quelquefois, cette figure est cryptée, mais facilement repérable. Ainsi en est-il, par exemple, de Robert Oppenheimer dans le roman Le désert mauve de Nicole Brossard. Dans d’autres cas, l’intérêt tient à l’ambiguïté laissée par l’auteur. Le roman Le berceau du chat de l’Américain Kurt Vonnegut s’inspire-t-il vraiment de la figure de Robert Oppenheimer? Comment et pourquoi peut-elle donner cette impression à la lecture? Il n’est pas toujours facile de répondre de manière très précise à ces questions, mais l’ambiguïté, parce qu’elle offre des pistes d’interprétation, peut rendre l’ouvrage d’autant plus intéressant.

Rapprocher littérature et science en pointant ce que la première dit de la seconde, en soulignant l’importance des sciences dans un corpus important de textes, aussi bien dans des ouvrages populaires que dans des ouvrages complexes, est une manière, encore une fois, d’affirmer que les sciences participent activement à ce qu’on nomme la culture. S’il est vrai que le commun des mortels ne connaît de la science que ses résultats, la littérature peut à tout le moins montrer comment pense la science et comment elle traduit notre monde.

Les « grandes figures scientifiques » qu’on retrouve dans les textes composant cette bibliographie apparaissent comme des catalyseurs qui font le pont entre recherche de pointe et réalité sociale. Elles canalisent des craintes et des terreurs aussi bien que des espoirs et des rêves, et permettent de repenser, de critiquer, d’analyser la société à travers leur vie et leurs travaux. Ainsi, avec ces chercheurs, l’objectivité scientifique est souvent questionnée à cause des liens unissant la recherche et les sphères politiques, militaires, sociales. Par ailleurs, sur le plan imaginaire, l’intérêt tient à la perception qu’offre la fiction de ces différents scientifiques. Ainsi, une première lecture tend à démontrer qu’Albert Einstein, la figure sans doute la plus utilisée dans la fiction, est largement associé à l’explosion de la bombe atomique. S’il s’agit d’une aberration sur le plan historique, il semble bien qu’on assiste à une transposition qui va dans le sens d’une relecture du « personnage » d’Einstein, liée sans doute au rôle prépondérant qu’il jouait dans le champ de la physique et des mathématiques dans les années quarante. Il ne pouvait qu’avoir une responsabilité importante dans une réalisation aussi spectaculaire que dramatique. Un des objectifs de la recherche entreprise sur ce sujet, dont cette bibliographie n’est qu’une étape, consiste à voir comment la fiction s’approche ou s’éloigne des faits empiriques qu’il est par ailleurs possible de vérifier. Jusqu’à quel point la fiction transforme le scientifique et ses travaux en faits imaginaires? Quel rôle leur fait-on jouer dans l’Histoire?

Méthodologie

La bibliographie se divise en trois parties, la dernière étant plus courte. Dans un premier temps, on retrouve des textes portant sur les six principaux scientifiques qui forment le « noyau dur » des travaux du groupe de recherche. Par ordre chronologique : Giordano Bruno, Galileo Galilei, Isaac Newton, Charles Darwin, Albert Einstein, Robert Oppenheimer. Outre qu’elles permettent d’offrir un spectre chronologique très large, de la Renaissance aux années 1960, ces six figures historiques ont prioritairement été choisies pour trois raisons.. D’abord, ces scientifiques font l’objet de plus d’un roman, ce qui rend l’analyse d’autant plus intéressante. Ensuite, chacun d’entre eux est associé, plus encore qu’à une découverte, à un paradigme qui a révolutionné le rapport du sujet au monde : Bruno par ses hypothèses sur un univers infini, Galilée par sa réflexion astronomique, Newton par la gravitation, Darwin par la théorie de l’évolution, Einstein par la révolution du continuum spatio-temporel, Oppenheimer par la révolution du nucléaire. Enfin, ils ont joué, parfois malgré eux, un rôle politique important par les répercussions de leurs découvertes, débordant sur le social, le religieux, l’éthique. Ainsi, pour l’astronomie, si Galilée par exemple est plus présent que Copernic dans la fiction, on peut proposer l’hypothèse que cela tient à son statut institutionnel. On retrouve dans cette partie six sections, chacune consacrée à un des six savants, par ordre alphabétique, et précédée d’une brève notice biographique et intellectuelle qui présente, dans la vie et l’œuvre de chacun, les éléments qui peuvent le plus justifier leur présence dans l’imaginaire collectif.

La deuxième partie de la bibliographie regroupe, en suivant l’ordre alphabétique des auteurs des ouvrages, d’autres titres portant sur différents scientifiques, dans certains cas très connus, dans d’autres beaucoup moins.

La dernière partie, enfin, propose une bibliographie succincte, et brièvement commentée, d’ouvrages biographiques, essayistiques, portant sur les six chercheurs les plus importants pour nos travaux. Ce choix permettra aux lecteurs intéressés de parfaire leurs connaissances avec des faits considérés authentiques – à condition, évidemment, de ne pas oublier qu’un auteur ne peut pas s’empêcher, ne serait-ce que par le choix des faits qu’il met en évidence ou sur lesquels il insiste, d’interpréter…

Ce choix de textes nous semble d’autant plus utile que la pléthore des publications ne permet pas de s’y retrouver facilement. Depuis quelques décennies, elles n’ont cessé de se multiplier. Déjà, dans un livre publié en 1938 (Galileo and the Freedom of Though) l’auteur, F.S. Taylor, se demandait dans sa préface s’il était pertinent d’écrire sur un homme auquel on avait déjà à l’époque consacré plus de 200 ouvrages. Et pourtant, pour en rester à l’exemple de Galilée, nous avons retrouvé quinze biographies ou essais biographiques qui lui sont consacrés depuis 1990, et uniquement en se limitant aux titres disponibles en français ou en anglais. Dans ce contexte, un tri préalable ne peut que servir les lecteurs.

Chaque ouvrage de fiction qu’on retrouve dans la bibliographie est présenté de manière succincte, et en deux temps. D’abord, le texte est brièvement résumé, pour que chacun puisse se faire une idée assez précise du contenu. Puis une courte analyse permet de porter un jugement critique. Il va de soi que la présence d’Einstein ou de Darwin ne garantit pas pour autant la qualité littéraire du livre commenté. Ainsi, on pourra faire des choix plus éclairés selon qu’on souhaitera acquérir une vue d’ensemble sur les ouvrages disponibles ou qu’on voudra lire ceux qui apparaissent les plus riches d’un point de vue littéraire. Pour rendre cette approche plus didactique (et plus ludique), nous accordons à chacun des ouvrages une cote, de une à cinq étoiles. Cette note concerne la qualité globale de l’ouvrage, et non l’importance quantitative accordée à tel ou tel scientifique. Il va de soi que certains livres, véritables biographies romancées entièrement axés sur la vie du scientifique, peuvent être quelconques, alors que d’autres, sensibles, imaginatifs, bien écrits, peuvent proposer beaucoup plus sur le plan intellectuel et littéraire, tout en accordant une place moins marquée (quantitativement) au même scientifique. Nous indiquons également, dans le cadre de cette analyse, les ouvrages qui nous semblent accessibles pour un jeune public et qui pourraient servir à aborder des questions scientifiques ou éthiques.

Sans qu’il s’agisse d’une grille de lecture déterminée à l’avance – il faut éviter à notre avis de « forcer » un texte à se conformer à une grille préétablie –, les commentaires répondent souvent, explicitement ou implicitement, à certaines questions : quel rôle fait-on jouer à ces scientifiques? Sont-ils au centre d’une crise ou portés par elle? Quel pouvoir leur accorde-t-on? Comment sont-ils traités, lus (respecte-t-on les faits biographiques, les faits historiques les concernant directement ou indirectement, sont-ils présentés sur un mode réaliste ou non)? Sur quelles questions en particulier met-on l’accent?

La volonté d’exhaustivité derrière ce projet n’est pas naïve. Des titres ont pu nous échapper et nous remercions à l’avance le lecteur qui voudra bien nous signaler des absences gênantes. Nous avons eu l’occasion de constater que le nom d’un scientifique célèbre dans un titre n’avait parfois que valeur de métaphore. À l’inverse, c’est parfois par hasard que nous sommes tombés sur des titres dont rien ne nous indiquaient, a priori, l’importance. Des figures cryptées devenaient, à la lecture d’une œuvre, faciles à décoder. Il va de soi que certains romans, certaines pièces de théâtre ayant ainsi masqués des personnages historiques importants du monde scientifique peuvent avoir échappé à notre attention.

Précisons néanmoins que certains titres n’ont pas été retenus, dans certains cas, pour des raisons simplement quantitatives. Il existe dans Atlas occidental de l’Italien Daniele Del Giudice un brillant dialogue concernant Einstein et Kafka, mais il ne fait que trois pages sur 185. La réjouissante douzaine de pages sur Newton dans Nouvelles aventures de la comète de Halley de John C. Batchelor ne parvient pas à faire oublier que le roman, lui, en compte 492… Nous avons toujours privilégié la souplesse plutôt que les règles trop orthodoxes – le fondamentalisme se conjugue mal avec la littérature –, mais il a quand même fallu éliminer des textes brillants où la présence des scientifiques célèbres étaient par trop marginale. Nous y reviendrons si jamais nous publions un florilège sur le sujet…

Nous nous sommes également limités à une chronologie (relativement) récente. Les titres choisis s’échelonnent des années 1940 à nos jours. On peut quand même avancer que, pour arbitraire qu’il soit à première vue, ce choix repose sur une réalité historique. Le séisme provoqué par la Seconde Guerre – explosions des deux bombes atomiques, rôle de la science et de la technologie dans le développement de la « solution finale » nazie, industrialisation exponentielle de la science – a transformé l’image du scientifique dans les sociétés occidentales, marquant une rupture sur le plan imaginaire, qui a nécessairement des effets dans la littérature. La multiplication des titres mettant en scène des scientifiques célèbres au cours des dernières décennies peut être un signe de cette modification, en procédant à une désacralisation du savant dans la fiction.

Par ailleurs, nous ne disposions pas des ressources requises pour effectuer les recherches monumentales qui auraient été nécessaires dans la perspective où nous aurions voulu remonter plus loin dans le temps. Cyrano de Bergerac, Mary Shelley, Villiers de L’Isle-Adam, Alexandre Dumas ont proposé à cet égard des œuvres fort intéressantes, mais nous posons l’hypothèse qu’à côté de certains titres très connus, la récolte risquait d’être mince, compte tenu de l’investissement requis. Notons enfin que, pour des raisons pratiques, nous n’avons conservé que des titres disponibles en français ou en anglais.

Le travail qui a conduit à la publication de cette bibliographie rédigée dans le cadre des travaux du Sélectif (« Savant et Espace du Laboratoire : Épistémo-Critique de textes Irrigués par la Fiction ») doit beaucoup à l’aide du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSHC) ainsi qu’à la Société pour la promotion de la science et de la technologie (SPST) et en particulier à son directeur, Patrick Beaudin. Isabelle Desharnais, Alain Farah et Julie Lachapelle ont participé à toutes les étapes de ce travail depuis le début. Alexandre Kalemjian s’est joint à eux dans les derniers mois. Quant à Nathalie Roy, elle s’est chargée de la bibliographie commentée concernant les ouvrages sur Darwin. Sans eux, ce livre n’existerait pas et j’aimerais ici les remercier chaleureusement

Jean-François Chassay

Six principaux scientifiques

Giordano Bruno

Personnage mythique, mystique pour certains, mystérieux, charismatique, « académicien de nulle académie », Giordano Bruno, le « philosophe incendié », aura eu une des vies les plus paradoxales qu’on puisse imaginer. Né en 1548 et mort en 1600, dans la Renaissance finissante, il fait le pont, pourrait-on dire, entre le Moyen ge et cette modernité scientifique dont Galilée sera bientôt le chantre.

Membre de l’ordre des Dominicains pendant plus de dix ans, plaçant Dieu au centre de sa philosophie comme symbole de l’unité du savoir qu’il prône, il sera pourtant excommunié tour à tour par les Catholiques, les Calvinistes et les Luthériens, avant de passer huit ans de sa vie dans les prisons de l’Inquisition à Rome (après un premier procès à Venise) puis d’être brûlé vif le 17 février 1600 au Campo dei Fiori à Rome, condamné comme hérétique parce qu’il avait refusé d’abjurer certaines de ses thèses. On lui aurait auparavant arraché la langue pour le punir de ses propos scandaleux. Ses derniers mots connus auront été, devant ses juges de l’Inquisition : «Vous qui prononcez contre moi cette sentence avez peut-être plus peur que moi qui la subis. » Pour le 400e anniversaire de sa mort, le Vatican a opposé une catégorique fin de non-recevoir aux demandes de pardon à son endroit. À la manière de Francis Bacon, considéré par Margaret Thatcher comme l’artiste le plus exécrable au monde, on pourrait avancer qu’il s’agit de la plus impressionnante « carte de visite » de Giordano Bruno.

Célèbre d’abord pour la publication de très particuliers « arts de la mémoire », mnémotechniques très prisées au Moyen ge et encore à la Renaissance, alors que les imprimés étaient rares, la vie et l’œuvre de Bruno sont fascinantes pour au moins deux raisons. D’abord, à cause du peu d’informations que nous possédons sur lui. Il n’a pas laissé de correspondance et, outre ses livres (ceux qui n’ont pas été perdus) et les documents qui ont été conservés de ses procès à Venise ainsi qu’à Rome, on ne le connaît qu’à travers ce que les autres ont pu dire de lui.

Ensuite, grâce à ses qualités intellectuelles, Bruno a su puiser dans les deux mondes entre lesquels il se trouvait pour construire sa propre philosophie. S’il développe avec hardiesse les thèses de Copernic qu’il trouve trop timides, il s’inspire largement de Raymond de Lulle aussi bien que de Cornelius Agrippa; si son mode de raisonnement, ses hypothèses sur un univers infini, a contrario du modèle aristotélicien, annoncent la modernité occidentale et la raison, il plonge dans l’astrologie que plusieurs esprits de l’époque commençaient à remettre en question. De plus, il propose une conception du monde qui relève largement de la magie et de l’ésotérisme, tout en reprochant aux mathématiques de n’avoir aucune prise véritable sur la réalité physique, ce qui le situe à des années-lumière de Galilée. La force et l’intérêt de la pensée de Bruno tient à ce que toutes ses idées parviennent à ne pas être incompatibles et, dans un monde en bouleversement, cette méthode, ou plutôt cette recherche d’une méthode, pour un esprit libre qui refuse de s’inféoder à un courant de pensée, se justifie.

Mais tout cela explique également les interprétations contrastées qui l’ont transformé en personnage proprement romanesque : selon les interprétations on le considérera tour à tour illuminé, athée, libertin, mystique, panthéiste confus, hérétique, réformateur catholique, assassin, annonçant la modernité scientifique ou au contraire dernier représentant « scientifique » d’un monde encore inscrit dans le Moyen ge. Le mythe de martyr de la science et de la raison qui naît autour de sa personne dans la deuxième moitié du XIXe siècle, après qu’il eût été redécouvert, sinon réhabilité au fil des décennies par Huygens, Bayle, Leibniz, Diderot, Schelling, Hegel, n’empêche pas qu’il soit la figure héroïque aujourd’hui de nombreux sites dans Internet qui traitent d’ésotérisme et d’hermétisme.

Le grand historien des sciences Alexandre Koyré, à la fois critique et indulgent, affirme que Bruno n’est pas très bon philosophe, mauvais physicien, qu’il ne comprend rien aux mathématiques et que sa conception des mouvements célestes est « plutôt étrange », ce qui ressemble dans son texte à une litote. Malgré cela, il ajoute : « Pourtant, sa vision de l’Univers infini est si puissante et si prophétique, si raisonnable et si poétique qu’on ne peut que l’admirer. Et elle a – du moins par sa structure générale – si profondément influencé la science et la philosophie modernes, que nous ne pouvons qu’assigner à Bruno une place très importante dans l’histoire de l’esprit humain.[1] » Ironique et cynique, enflammé, passionné et imaginatif, Bruno est peut-être d’abord un formidable écrivain et un grand propagateur d’idées nouvelles.

Bertolt BRECHT, Histoires d’almanach, Paris, L’Arche, 1983, 147 p. Traduit de l’allemand par Ruth Ballangé et Maurice Regnaut.

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Reprenant à sa manière l’ancienne formule des almanachs – ouvrages offrant de manière didactique des informations diverses à la population, allant de la cuisine à la météo et prenant, au XIXe siècle chez certains écrivains, la forme de pamphlets –, Brecht propose dans ce livre des contes, des nouvelles, des poèmes à saveur politique et (ironiquement) didactique. L’un de ses textes, « L’expérience » (p. 33-46), concerne Francis Bacon et un autre, « Le manteau de l’hérétique » (p. 48-58), Giordano Bruno. Dans les deux cas, l’originalité et l’humour consiste à aborder le principal protagoniste de biais, à travers une anecdote.

Dans les deux cas, l’originalité et l’humour consiste à aborder le principal protagoniste de biais, à travers une anecdote.

Dans « L’expérience », Francis Bacon, vieil homme présenté comme un véritable bourreau par le narrateur omniscient, s’est retiré sur ses terres après son procès. L’ancien lord chancelier ne s’intéresse plus maintenant qu’à la science naturelle. Il engage un fils de cultivateur, analphabète, pour l’aider dans ses travaux. Ce jeune garçon développe, au contact de Bacon, une véritable fascination pour le savoir. Peu de temps avant de tomber malade et de mourir, le philosophe avait entrepris une expérience sur la congélation d’une poule avec l’aide du garçon. Après la mort de son maître, l’apprenti décide de poursuivre l’expérience, convaincu de son importance pour l’avancement de la science. Menée avec finesse, cette narration indique comment le goût de la science et de la connaissance peut se développer chez n’importe qui, à partir du moment où on offre à l’individu un cadre privilégié pour apprendre. De ce point de vue, on imagine facilement que ce texte pourrait servir dans certains cours au profit des adolescents.

« Le manteau de l’hérétique » est l’histoire d’un tailleur qui avait remis, à Venise, un manteau à Giordano Bruno. Arrêté, le philosophe n’a pas le temps de le payer. Le tailleur et sa femme, ulcérés par cette perte d’argent, insistent pour qu’on leur rende justice. Au milieu de ses difficultés, apprenant la situation, Bruno lui-même cherche à régler le différend au profit du tailleur. Ainsi, par un biais original, la droiture et l’intégrité de Bruno se manifestent de telle façon qu’elles ne peuvent apparaître qu’au détriment de ses juges.

Dans ces deux textes comme dans le reste du livre, les narrations, souvent légères, permettent de rendre compte de l’intelligence, de l’érudition et de l’humour du grand dramaturge allemand.

Yvonne Caroutch, Giordano Bruno. Le volcan de Venise, Paris, Arista, 1988, 254 p.

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Publié à trois reprises sous des titres différents (Le voyant de Venise (1975), Le volcan de Venise (1988), L’Homme de feu (2003)), ce roman biographique raconte la vie de Bruno, de sa naissance dans le petit village de Nola à son exécution au Campo dei Fiori de Rome, en 1600. Nous suivons les pérégrinations du fameux hérétique à travers la voix, souvent mièvre, du narrateur. Si la plupart des événements importants de la vie du savant sont rapportés, on constate une préférence marquée pour l’épisode vénitien (vers 1577). Le récit se fonde principalement sur ce séjour où Bruno, en plus de rencontrer l’amour à travers la figure de Morgana, pratique certaines sciences occultes (tarot, cabale, astrologie, alchimie) en s’associant à une société secrète basée à Venise, la Voarchadumia. Bien que Caroutch insiste longuement sur la relation que Bruno entretient avec l’occultiste anglais John Dee, elle passe très brièvement sur ses rencontres avec Montaigne, Henri III et Tycho Brahé. Si les exégètes de Bruno corroborent la véracité de certaines de ces rencontres, plusieurs d’entre elles sont fictives. La courte discussion entre Bruno et Galilée en est un exemple éloquent (p.239).

Caroutch, en représentant Bruno sous son meilleur jour, évince de son récit le caractère belliqueux et indiscipliné du Nolain. Le portrait du savant, oscillant entre la figure du poète et celle du messager céleste, est ainsi affadi par cette entreprise d’embellissement. La preuve la plus cinglante de cette évidente tentative d’enjoliver les faits réside dans ce choix narratif pour le moins révélateur : passant sous silence les huit années d’emprisonnement de Bruno, Caroutch fait de la scène finale du bûcher un lieu d’ascension idyllique où le savant, guidé par sa « foi en la religion de la Nature » (p. 254), traverse galaxies et constellations jusqu’à atteindre les « lointains soleils de préhistoire ».

Eugen Drewermann, Le Testament d’un hérétique ou la dernière prière de Giordano Bruno, Paris, Albin Michel, coll. « Spiritualités », 1994, 337 p. Traduit de l’allemand par Catherine Grünbeck.

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Écrit par un théologien allemand, ce roman pour le moins inégal se divise en sept chapitres, chacun reproduisant sur le mode du journal intime les « confessions imaginaires » d’un Giordano Bruno en attente d’être exécuté. S’échelonnant du 26 au 31 décembre de l’an 1599 (l’auteur explique à la fin de son livre que l’élimination du savant était d’abord prévue pour le 1er janvier 1600), le récit offre les mémoires d’un homme contrit et mélancolique. On cherche en vain, dans le roman de Drewermann, le caractère incorruptible de ce savant mort pour ses idées. Les principaux événements de la vie de Bruno se dessinent tant bien que mal à travers les innombrables rêveries et divagations du narrateur. D’une façon assez décousue, l’auteur nous entraîne du Nola natal de Bruno à sa comparution devant le Cardinal Bellarmin et le Tribunal de l’Inquisition. L’auteur insiste d’ailleurs beaucoup sur le procès de Venise allant même jusqu’à reproduire, à travers les réminiscences du personnage, les minutes du procès.

La lecteur se heurte cependant à plusieurs irritants. D’abord, la vive impression ressentie à l’idée que Drewermann s’approprie la voix de Bruno pour questionner son propre rapport à Dieu est présente du début à la fin. Les dérives théologiques semblent ainsi souvent plaquées. De plus, la manie de l’auteur de raconter, jour après jour, les rêves de Bruno, agace rapidement. Enfin, l’obsession du personnage pour cette fantomatique Diane-Morgane, « femme mythologique recherchée dans l’univers » (p.318) est exprimée par plusieurs poèmes d’amour où s’accumulent les clichés les plus graves (« dans la mélancolie de tes yeux brille le ciel »).

C’est davantage un homme face à sa mort et à Dieu qu’un savant condamné pour ses idées que le roman de Drewermann donne à voir. Heureusement, le testament prend plutôt la forme d’un récit biographique au fur et à mesure que le personnage se rapproche du bûcher. Il reste que si, à plusieurs moments, les liens entre ce livre et celui de Fillipini apparaissent évidents, on regrette très vite la fureur énonciative et les aventures passionnantes de L’Homme incendié. L’aspect plus spéculatif du roman de Drewermann s’explique probablement par le lectorat auquel il s’adresse. Publié dans la collection « Spiritualités » des Éditions Albin Michel, le livre semble davantage destiné à un public intéressé par des questions de croyance que de connaissance.

Serge Filippini, L’Homme incendié. Le roman de Giordano Bruno, Paris, Phébus, coll. « Libretto », 1990, 382 p.

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Avec L’Homme incendié, Filippini accomplit un tour de force dont peu d’auteurs peuvent se vanter : incarner les enjeux scientifiques d’une époque à travers la voix d’un savant tout en offrant un objet littéraire d’un intérêt évident. Le lecteur est plongé à Tor di Nona, prison romaine où Giordano écoule les derniers jours qu’il lui reste avant d’être brûlé vif par l’Inquisition. À l’aide de l’encre et du papier fourni par son geôlier, Bruno se met à l’écriture de son dernier livre avec la certitude que celui-ci sera, avec lui, jeté aux flammes. L’hérétique entreprend donc le récit de sa vie, le ponctuant de sept chapitres écrits pendant les sept jours qu’il purgera dans son cachot (du 10 au 16 février 1600). En nous transportant à travers l’Europe (l’Italie, évidemment, mais aussi Genève, Paris, Londres, Francfort, Prague), Bruno nous convie par une plume tantôt nostalgique, tantôt vindicative à la rencontre de personnages complexes tels que le roi Henri III, l’ambassadeur Michel de Castelneau, le poète Sidney, le philosophe Montaigne, le scientifique Tycho Brahé, etc. Les péripéties du savant sont constamment ponctuées par des préoccupations philosophiques et cosmogoniques, si bien que le lecteur se retrouve par moment devant un plaidoyer littéralement révolutionnaire qui contribue à faire basculer la conception de l’Univers. Excommunié par trois Églises, opposé à la scholastique aristotélicienne, cerné d’ennemis, c’est effectivement un Bruno polémiste que Filippini nous propose. Le roman porte aussi en filigrane une relation amoureuse, passionnée et assurément fictive que Bruno entretient à l’égard de William Cecil, courtisan au royaume d’Élizabeth.

C’est une représentation du savant extrêmement intéressante que l’auteur met en place dans L’Homme incendié. Le portrait du scientifique en écrivain déchiré, obstiné, oscillant entre l’idéalisme et la rationalité, est brillant. L’imagination occupe une place primordiale dans l’élaboration des thèses de Bruno. Ainsi, elle est au service de la recherche : « je ne possédais ni livre, ni maître, ni ami; pourtant je voyais déjà mon imagination concevoir – oh! très grossièrement – les linéaments d’une hiérarchie possible du vivant » (p.23). Le roman de Filippini, en donnant voix à un savant pris entre deux paradigmes, parvient à questionner le rapport à l’écriture, à la mémoire et à la connaissance.

Chris SCOTT, Antichthon, Dunvegan, Quadrant, 1982, 296 p.

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Antichthon est un mot d’origine grecque qui signifie « antimonde », soit un monde à l’opposé du nôtre dans le système solaire. Le roman du Canadien Chris Scott s’inspire des théories de « l’hérétique » Giordano Bruno qui prenait justement le contre-pied, à son époque, de la conception traditionnelle du monde étoilé. Il y relate de façon épisodique la vie, l’emprisonnement et le procès de cet homme de science, de même que son exécution sur la place publique en février 1600. Écrite sur le mode biographique, cette œuvre de fiction mêle faits et figures historiques dans des dialogues et des correspondances imaginés, retraçant ainsi le parcours du scientifique à travers les voix d’une myriade de personnages aux idées opposées. L’auteur nous transporte dans les pensées de Bruno et de ses proches, ainsi que dans les réflexions souvent coupables des dirigeants de l’Église qui l’ont condamné à mort. Ce livre est donc bâti sur de nombreux contrepoints qui viennent rappeler que Bruno a été exécuté en partie parce qu’il avait osé contredire les vérités absolues imposées par le Clergé. On y critique aussi sévèrement les autorités religieuses qui, pour taire les affirmations dérangeantes de cet homme de science, ont fait de sa mort un véritable spectacle. Il s’agit d’une œuvre nuancée, reposant sur une intéressante polyphonie narrative qui convoque science, philosophie et religion.

Françoise Thyrion, Michel Baly et Michel Valmer, Le grand livre de l’alchimie, de l’infini et de l’anamorphose, Nice, Z’Éditions, 1994, 63 p.

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Cette courte pièce de théâtre met en scène trois personnages (joués par un seul acteur) qui incarnent, en 1600, la révolution scientifique et épistémologique qui s’opère. Voulant montrer que les sciences actuelles (chimie, physique, biologie, etc.) sont en fait le prolongement de la révolution scientifique du XVIIe siècle, les auteurs soulignent, en trois temps, comment nous pouvons mettre la science contemporaine en relation avec ses premiers balbutiements. L’alchimiste transforme le plomb en or et, par cette force de transmutation, inaugure les sciences chimiques et toutes les autres formes de manipulation de la matière. Le peintre, en décrivant Les Ambassadeurs de Holbein désigne le monde comme un puzzle à déchiffrer et rappelle que seule la mort, en tant que représentation de la finitude de l’Homme, ne doit jamais être oubliée. Le philosophe, reprenant les déclarations de son ami Giordano Bruno, propose un monde infini, considérant que c’est là la seule position que peut tenir un homme fini (en référence à la mort du philosophe) face à l’infinité de Dieu.

Ce livre ne présente pas les scientifiques en tant que tel, mais utilise leurs œuvres pour étayer un propos assez peu original puisqu’il ne fait qu’affirmer, au fond, que la science moderne n’est qu’une preuve des tentatives spéculatives et épistémologiques des philosophes, alchimistes et peintres de l’époque. Seul le philosophe nous donne une citation explicite de Bruno, les deux autres personnages ne font qu’illustrer « l’Esprit » du XVIIe.

WEST, Morris. L’hérétique, précédé de Giordano Bruno par Pierre Dominique, Paris, Perrin, 1970, 253 p. Traduction de France-Marie Watkins.

The Heretic, New York, Morrow, 1969, 160 p.

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Le dramaturge Morris West s’est intéressé au personnage de Giordano Bruno en soulignant son caractère rebelle et polémiste. Dans son avant-propos, il exprime son sentiment d’injustice face à la mort publique du philosophe et affirme sa volonté, par l’entremise de sa pièce de théâtre, d’en faire un archétype de l’homme moderne.

Le texte porte sur les dernières années de la vie de Giordano Bruno à partir de son retour dans sa contrée natale, en mettant en scène son arrestation, ses deux procès et son exécution. Peu de temps après son arrivée à Venise, où il avait été engagé comme savant et philosophe afin de servir de tuteur à un homme riche, Bruno est trahi par celui-ci et dénoncé aux autorités comme hérétique. Il est rapidement arrêté et conduit devant le tribunal de Venise. West reconstruit assez fidèlement les circonstances de l’arrestation de Bruno et le déroulement de l’enquête sur ses écrits. Le témoignage de Bruno devant le jury est sans doute la partie la plus intéressante et la plus touchante de cet ouvrage. La pièce se termine par le transfert du philosophe à Rome, imposé par l’Inquisition où, finalement, on le condamne au bûcher.

Le personnage de Bruno que propose West est assez ressemblant au portrait qu’en dressent ses biographes, mais demeure insatisfaisant si on ne connaît pas ses travaux. Le Giordano Bruno de L’hérétique est un bon vivant (un peu trop attiré par le vin), assez sympathique, présenté comme un esprit libre. La pièce insiste relativement peu sur le contenu de ses œuvres : l’auteur met davantage en scène les tensions sociales, la résistance aux idées nouvelles et le rôle de l’Église catholique face au développement des sciences.

Mentionnons que cette publication comprend également une introduction assez longue, écrite par Pierre Dominique, qui familiarise le lecteur avec la vie de Bruno. Cette première partie est assez bien faite, synthétique, sympathique à l’égard du personnage, et aide à prendre connaissance des multiples facettes de sa vie et de son œuvre.

Marguerite Yourcenar, L’œuvre au noir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1991 [1968], 511 p.

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Roman se déroulant au XVIe siècle, L’œuvre au noir est centré sur la figure de Zénon. Médecin et alchimiste, philosophe et humaniste, il traverse une partie du siècle en parcourant l’Europe, aidant les pauvres dans les périodes de peste puis se retrouvant à la cour des grands de ce monde. Effectuant des recherches audacieuses pour son époque sur le corps humain ou la place de l’Homme dans l’univers, il rappelle les alchimistes médiévaux aussi bien que les défenseurs de la science moderne en train de naître, péniblement, au milieu des résistances scolastiques. Esprit curieux, toujours en quête de savoirs nouveaux, il poursuit son errance, échappant aux suspicions nombreuses que provoquent ses livres. Dans la seconde partie du roman, soupçonné d’hérésie, il se réfugie dans sa ville natale, Bruges, pour s’y cacher. Dénoncé pour impiété et hérésie, il refuse les compromis qu’on lui offre au cours de son procès et en marge de celui-ci. Condamné au bûcher, il se suicide quelques heures avant son exécution dans sa cellule, l’esprit en paix.

Si L’œuvre au noir ne peut être considéré comme une biographie romancée de la vie de Giordano Bruno – qui ne s’intéressait pas à la médecine et qui est mort en 1600, non en 1569 –, il reste que le roman en utilise suffisamment d’éléments pour qu’on puisse néanmoins proposer une interprétation qui rapproche le personnage fictif de l’individu réel. Disons que Zénon apparaît comme une forme d’anamorphose de Giordano Bruno. Yourcenar offre d’ailleurs quelques clés qui permettent cette lecture en écrivant dans les « Carnets de notes de L’œuvre au noir » qui suivent le roman dans l’édition de poche, des phrases comme : « L’ardeur de Zénon est à comparer à l’ardeur de Giordano Bruno. Elle est plus sèche. Bruno est avant tout illuminé et poète » (p. 477); « Bruno et Campanella profondément poètes, Zénon pas du tout. » (p. 478) On peut aussi poser l’hypothèse qu’à travers Zénon c’est le regard d’un lettré comme Bruno sur son époque qui fonde la vision sensible et cruelle de la Renaissance proposée ici, dans cet ouvrage érudit, intelligent, cultivé, qui fait de L’œuvre au noir un des grands romans du XXe siècle.

Galileo Galilei

Galileo Galilei (Galilée) est assurément une des figures les plus connues, et parmi les plus marquantes, de l’histoire des sciences. Il faudrait bien des pages pour cerner cette personnalité extrêmement forte, ce personnage souvent imbu de lui-même, mais sensible, brillant, imaginatif, dont la réputation est extrêmement importante dès le début du XVIIe siècle.

Né en Toscane (à Pise) en 1564 d’une famille modeste et très cultivée, il abandonne les études de médecine dont son père rêve pour lui, préférant se tourner vers les mathématiques (une discipline considérée parmi les moins importantes du cursus universitaire à la fin du XVIe siècle). Il enseigne d’abord à Pise quelques années, puis pendant 18 ans à Padoue, à partir de 1592, obtenant la chaire de mathématiques que Giordano Bruno avait demandé avant lui, sans succès. C’est vers la fin de ce séjour qu’il utilise le télescope – dont il ne peut revendiquer l’invention, contrairement à la rumeur qui circule à l’époque. Cependant, il l’a effectivement fort amélioré, ce qui lui permettra de faire des découvertes capitales, notamment en modifiant la perception qui existe alors de la surface de la Lune et en découvrant les quatre satellites de Jupiter. Grâce à ces succès, il devient le protégé du grand-duc de Toscane, Cosme II de Médicis. C’est à ce moment, autour de 1610, que sa réputation commence vraiment à se répandre à travers l’Italie puis l’Europe entière.

Galilée aura commis dans sa vie un certain nombre d’erreurs. La plus spectaculaire étant sans doute de se demander comment un grand esprit scientifique comme Kepler avait pu proposer quelque chose d’aussi absurdement ésotérique que l’idée selon laquelle la Lune influençait les marées… S’il avait parfaitement imaginé le mouvement de la Terre, il n’en a jamais proposé de preuves solides. Certains (Kepler, pour reprendre cet exemple d’un de ces contemporains) ont peut-être été plus importants du strict point de vue des connaissances scientifiques. Et pourtant, Galilée reste un des noms, sinon le nom le plus notoire de l’histoire des sciences modernes. De manière extrêmement schématique, on peut l’expliquer par deux raisons.

La première, sûrement la plus déterminante, tient à ce que Galilée était également un grand écrivain et un grand artiste, attitudes qui influeront sur sa conception des sciences. Parce qu’il possède un regard d’artiste, il perçoit les reliefs de la Lune et parvient à les dessiner pour en donner un bon aperçu; parce qu’il connaît la musique, sa mesure du temps l’aidera à mettre au point la loi sur la chute des corps; parce qu’il est un remarquable écrivain, surtout, ses textes parviennent, grâce à leurs qualités imaginatives et descriptives, à emporter l’adhésion du lecteur. Et c’est grâce à cette écriture remarquable d’efficacité qu’il explique comment la science devrait être perçue. En ce sens, on peut bel et bien parler d’une coupure galiléenne : à travers les écrits de Galilée naît la science moderne. Il fonde la physique telle qu’on la conçoit encore aujourd’hui – on a pu parler, à propos de son Dialogue sur les deux grand systèmes du monde, publié en 1632, du premier et du plus célèbre des livres de physique. Le recours à l’expérimentation active (au détriment d’une observation passive) s’allie à une conception neuve des mathématiques, comme moyen de comprendre la nature. Ajoutons qu’il est parmi les premiers à faire preuve d’un réel scepticisme devant l’astrologie.

C’est dans L’essayeur, en 1616, un chef-d’œuvre de l’art polémique, qu’il développe une réflexion sur l’écriture mathématique du livre de l’univers. Ainsi, on peut sans nul doute avancer qu’avec Galilée naît une nouvelle science expérimentale, inséparable d’une culture qui se nourrit aussi bien de la littérature (il a clairement pris parti dans la controverse opposant l’Arioste et Le Tasse), de la peinture que de la musique.

La deuxième raison qui explique la place qu’on lui accorde, d’une grande importance institutionnelle, tient au combat qui a opposé Galilée à l’Église catholique. Il a tenté, dans un premier temps, et de bonne foi, de convaincre les théologiens qu’on ne pouvait pas prendre la Bible au pied de la lettre pour comprendre la nature. Notamment, il voulait démontrer que les textes sacrés n’expliquaient en rien que le Soleil tournait autour de la Terre. Fatale erreur, comme on dit bien des commentateurs, inconscience, naïveté ou suffisance, selon les interprétations : les théologiens de Rome n’avaient aucune envie de s’en laisser imposer et de voir les dogmes remis en question par un « amateur ». En 1616, la doctrine de Copernic est formellement interdite et le cardinal Bellarmin (celui-là même qui a condamné Bruno 16 ans plus tôt) en instruit Galilée personnellement. Mais en 1623, le cardinal Barberini, un ami du physicien, devient pape sous le nom d’Urbain VIII. Dès lors, Galilée (et ses amis) croit à un assouplissement de la loi. C’est dans ce contexte qu’il fait paraître, après plusieurs années de travail, le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, rapidement reçu comme une attaque contre le système aristotélicien et ptoléméique. Il doit se rendre à Rome pour subir un procès et se voit condamner à abjurer (mais la phrase « et pourtant, elle tourne » qu’il aurait prononcée à ce moment est apocryphe et fait partie de la légende). Dès lors, les scientifiques européens font attention, partant du principe que si l’Église a osé attaquer Galilée, personne n’est à l’abri. La science ne sera plus la même.

Comment doit-on évaluer l’abjuration de Galilée? Là aussi, les interprétations ne manquent pas. En résidence surveillée pendant les dernières années de sa vie, près de Florence, il aura eu le temps d’écrire un autre livre considéré par plusieurs comme son plus important sur le plan scientifique, les Discorsi sur les mathématiques, avant de mourir, aveugle – ironie pour celui qui a tant fait pour qu’on voit les étoiles – en 1642. Si par orgueil ou par principe il avait refusé d’abjurer, il n’aurait pas pu écrire ce livre.

Encore aujourd’hui, l’Église catholique reste réticente devant cet épisode. Bien que, dans une déclaration solennelle dans le cadre du 350e anniversaire du procès, Jean-Paul II aie donné raison à Galilée (chacun sera heureux d’apprendre que pour le Vatican la Terre tourne autour du Soleil), il lui a quand même reproché de ne pas avoir écouté Bellarmin. Autrement dit, il avait raison, mais aurait dû se taire, même si l’Église avait tort. Inutile de préciser que le débat est loin d’être terminé.

Bertolt Brecht, La vie de Galilée, Paris, L’Arche, 1990, 142 p. Traduit de l’allemand par Eloi Recoing.

**** 1/2

Pièce épique répondant aux critères esthétiques de la pensée brechtienne, La vie de Galilée propose une série d’épisodes qui commencent chronologiquement à Padoue en 1609, peu de temps avant son départ pour Florence, et se termine juste avant sa mort, alors qu’il se trouve en liberté surveillée, dans une maison près de Florence.

Le dramaturge ne respecte pas toujours la vérité historique. Ainsi, la fille aînée de Galilée accompagne son père tout au long de sa vie, alors qu’elle se retrouva en réalité très jeune chez les sœurs cloîtrées. La construction de la pièce vise surtout à faire surgir des lignes de tension, des lignes de force qui profitent au projet de Brecht. Car au-delà de la figure de Galilée elle-même, la pièce sert à défendre le progrès contre l’obscurantisme, la recherche scientifique, l’expérimentation contre les idées reçues aussi bien que les superstitions.

Galilée lui-même n’est pas exempt de défaut, loin de là. Parfois imbu de sa personne, pas toujours honnête, souvent inconscient des effets négatifs de ses décisions sur la vie des autres (notamment de sa fille qui voit ses fiançailles brisées à cause de lui), il n’a rien d’une figure hagiographique. Mais sa passion pour la science, sa curiosité et sa défense de la raison font de lui, dans cette pièce, un symbole de la modernité. Son procès pourrait le transformer en martyr, rôle dont il ne veut pas, ce que certains lui reprochent dans la pièce. Mais s’il refuse de mourir et de devenir un héros, il peut par contre poursuivre son œuvre. À son ancien élève Andrea qui affirmait « vous avez les mains sales », il répond : « mieux vaut sales que vides. » (p. 128) Mais surtout, à ce même Andrea qui clame : « Malheureux le pays qui n’a pas de héros! », il réplique, très lucidement : « Malheureux le pays qui a besoin de héros. » (p. 118) Brillante lecture qui dialectise les rapports entre science et pouvoir, La vie de Galilée est une des plus connues parmi les pièces de Bertolt Brecht.

Arthur Gregor, Galileo, New York, Scribner, 1965, 191 p.

*** 1/2

La narration candide de ce roman d’Arthur Gregor laisse entendre, dès les premières lignes, qu’il s’agit d’un ouvrage d’introduction à la vie de Galilée et de vulgarisation sur celle-ci. Loin d’être irritante, cette modalité particulière a l’avantage de présenter simplement les enjeux scientifiques et les conflits politiques qui caractérisent l’existence du fameux savant. Certains détails sont bien sûr édulcorés sous la plume de l’auteur : faisant fi de sa vie familiale pour le moins complexe, Galilée est représenté comme un bon père aimant et compréhensif.

Le récit débute par un portrait du savant en enfant curieux, qui observe les étoiles dès l’âge de neuf ans. À compter de son adolescence, ses professeurs lui suggèrent de freiner sa soif de savoir et de se contenter des réponses dogmatiques de l’Église et de la scolastique aristotélicienne. Galilée, qui se sent déjà différent, sera souvent ramené à l’ordre par les enseignants qui craignent ses idées de « démon ». Professeur à Pise et à Padoue, il prône sans cesse l’expérimentation comme moyen d’éprouver les concepts vieux de vingt siècles dont se contente la science de l’époque. Malgré une résistance aux nouvelles idées, Galilée atteint une reconnaissance qui provoquera l’hostilité chez plusieurs bien-pensants de l’Église. Cette inimitié culminera en 1633, lors du procès où il abjurera ses positions coperniciennes.

Avec une limpidité parfois simpliste, le roman de Gregor parvient à traduire l’esprit général des découvertes de Galilée. À titre d’exemple, on remarque à quel point le spectre de Giordano Bruno hante chacun des gestes du savant. L’auteur rend aussi très bien compte de la terreur que suscite l’Inquisition chez les scientifiques.

Excellent ouvrage d’introduction, Galileo intéressera les élèves du secondaire comme les adultes curieux de découvrir la vie du plus grand savant de l’Italie.

Alexandre Najjar, L’Astronome, Paris, Grasset, 1997, 271 p.

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Un étudiant du nom de Francesco est appelé, pour ses connaissances en navigation, à devenir l’assistant de Galilée qui souhaite mettre à l’épreuve une de ses inventions : le celatone. Cet instrument, sorte de lunette d’approche dont l’existence doit rester secrète, permettrait aux navigateurs de déterminer leur position géographique n’importe où en mer. Afin d’expérimenter la création de son maître, l’assistant s’embarque sur un navire qui appareille pour une mission politique périlleuse au Liban. L’invention, bien que très peu connue, attise les convoitises politiques et Francesco se porte vaillamment à sa défense et assure la protection de la lunette. Dans l’exercice de ses fonctions, il fait la connaissance d’une jolie libanaise dont il tombe amoureux, mais en vain puisque cet amour relève de l’impossible : sous l’emprise de sa famille, Najla est contrainte au mariage forcé et déjà promise à un riche musulman.

Dans ce roman, le savant et sa science donnent l’impression d’occuper une place centrale. Or, leur importance finalement sommaire n’ajoute rien de pertinent à la trame romanesque dont la narration ne met de l’avant aucun discours scientifique sinon qu’une explication superficielle du fonctionnement des astres. La présence de Galilée est tout de même encadrée par de nombreux éléments biographiques réels, mais qui n’apportent aucune cohérence à l’histoire. Le lecteur comprend mal le lien que l’auteur tente de faire entre le récit fictif (une histoire d’amour plus que banale), la science et la vie de Galilée, lequel apparaît pourtant comme le point de départ de l’intrigue. Celle-ci, mal construite, intègre tout de même les noms de Nicolas Copernic, Johannes Kepler, Tycho Brahé, Giordano Bruno et d’autres, mais leur mention est encore une fois purement gratuite. Quelques personnages historiques tels Cosme II, Robert Dudley, Fakhr Al-Din II, et certains hommes d’Église font une mince apparition dans le texte soit en tant que protagonistes, soit pour servir la mise en contexte (maladroite, il va sans dire). Un bien mauvais roman.

Émilie Smac, Sur la piste du diable, Montréal, Éditions de l’As, coll. « Les tribulations d’Aspirine », 2002, 173 p.

** 1/2

Aspirine est une jeune fille dont le grand-père Acétaminophène, inventeur, possède des connaissances hors du commun. Membre de la Guilde des Voyageurs Temporels, la GVT, il détient le pouvoir de remonter dans le temps grâce à son ordinateur qui possède un « système de coordonnées historico-planétaires et spatio-temporelles ». De retour de l’école, Aspirine le supplie de l’emmener à Florence au XVIIe siècle pour rencontrer Galilée. Se voyant opposer un refus, elle s’entête et réussit à avoir raison de son grand-père qui consent finalement à l’y mener. Il choisit de reculer jusqu’en 1610 pour éviter l’épidémie de peste de 1620. Munis de costumes d’époque et de semelles spéciales qui permettent de parler la langue courante, les acolytes remontent les siècles, mais Aspirine, désobéissant à son grand-père, a emporté avec elle des objets contemporains, dont un baladeur, qui vont l’entraîner dans différentes aventures.

Alliant, par le biais de la fiction, l’apprentissage de la langue, de l’histoire et des sciences, Sur la piste du diable est un roman didactique conçu pour les enfants de 11 à 14 ans. Toutefois, le récit, un peu trop enfantin, captiverait difficilement les 13-14 ans, tandis que l’apport de connaissances scientifiques et historiques serait peut-être un peu ardu pour les plus jeunes. Souhaité très dynamique par une typographie variée et de multiples illustrations, ce roman introduit assez habilement des notions scientifiques relativement complexes intégrées tant dans la narration que dans les nombreux dialogues (le mouvement des astres, le système solaire…). Bien que personnage important du roman, Galilée n’occupe pas la place principale qui est laissée à Aspirine et ses aventures. Par ailleurs, c’est son œuvre scientifique plutôt que sa vie qui est mise à l’avant-plan. Sont expliquées ses découvertes principales, mais aussi les théories qu’il a contestées (Ptolémée). Parallèles au récit, de petits blocs d’informations supplémentaires permettent d’ajouter des connaissances de tout ordre. On y trouve, par exemple, quelques personnages historiques (Cosme II) un peu de terminologie scientifique (sinus et cosinus), d’étymologie (géo, terre; hélios, soleil), d’histoire culinaire (la naissance de la pizza) et architecturale (la tour de Pise), etc. L’intention didactique est assez intéressante, la vulgarisation habile, mais il apparaît peu probable qu’un enfant de 11 à 14 soit assez captivé pour lire ce roman – de longue haleine – du début à la fin: l’histoire d’Aspirine n’est pas très magnétisante. Un effort devrait aussi être accompli pour revoir les couleurs et les illustrations qui laissent franchement à désirer!

Gerald Smith, Galileo a Dramatized Life, Londres, Janus, 1995, 294 p.

*** 1/2

Construit de manière plutôt classique, Galileo a Dramatized Life rend compte avec moult détails de la vie de Galilée. Dès son enfance, l’intérêt du futur mathématicien, physicien et astronome pour la recherche est manifeste. Le jeune garçon poursuit ses études en forgeant des liens qui auront des conséquences importantes pour lui dans la communauté scientifique et la hiérarchie ecclésiastique. Le roman ne cache pas les nombreux ennuis financiers qui le poursuivront toute sa vie, à cause de ses frères et sœurs qu’il doit entretenir après la mort de leur père, et de ses trois enfants illégitimes dont il a la charge. Ses problèmes de santé sont aussi largement soulignés.

Malgré sa renommée florissante qui lui laisse une grande liberté pour écrire, Galilée se verra conduit devant l’Inquisition pour subir un procès, conséquence de la publication du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde où il démontre pourquoi Copernic avait raison. Il se rétractera alors. La fin du roman montre avec une certaine tendresse envers le personnage comment Galilée affaibli, malade et finalement aveugle travaillera jusqu’à sa mort pour publier ses découvertes.

La figure de Galilée est centrale dans cet ouvrage et l’auteur peint un portrait intéressant, et fidèle au contexte historique. Ce livre aurait pu être un peu plus romancé afin d’éviter de ressembler à une biographie classique, mais il demeure pertinent pour comprendre la science – et l’homme.

Dava Sobel, La fille de Galilée, Paris, Odile Jacob, 2001, 363 p. Traduction de Christian Cler.

Galileo’s Daughter. A Historical Memoir of Science, Faith and Love, New York, Walker and Company, 1999, 420 p.

** 1/2

À prendre sur les rayons la version française du livre de Dava Sobel, La fille de Galilée, publié chez Odile Jacob, le lecteur est convaincu d’avoir un essai entre les mains. Et pourtant, la romancière publie un livre au titre en soi romanesque, dont on a gommé dans l’édition française le sous-titre, visible sur la couverture dans l’édition originale, qui appuie cette impression générique : A Historical Memoir of Science, Faith and Love. On traverse ce livre, qui a tout de l’essai biographique, avec la curieuse impression de lire un roman raté. Ou plutôt : l’impression que l’auteure, connue jusque-là comme romancière, n’étant pas parvenue à écrire un roman, s’est rabattue sur un genre moins trouble. Sobel produit une thèse qui a tout de la fiction : réconcilier Galilée et l’Église en démontrant que le mathématicien était un bon catholique ayant le sens de la famille. Si toute biographie est interprétable, on a vraiment ici l’impression d’un personnage créé à partir de données historiques. Ce texte érudit mais tendancieux, d’une personne manifestement cultivée, provoque une agaçante impression de romance.

La fille aînée du mathématicien sert de faire-valoir pour réhabiliter Galilée auprès d’un public chrétien. L’astronome était narcissique et se moquait comme d’une guigne de sa famille? On lui invente un esprit de famille. Il s’est débarrassé de ses deux filles en les cloîtrant? C’était pour les protéger. Il a eu trois enfants hors mariage quand il enseignait à Padoue? Oublions cela, c’était un très bon catholique, fort croyant. L’église lui a fait un procès? Une série de tristes malentendus (malgré la mauvaise foi – sic – de l’Église catholique encore aujourd’hui, comme le démontre le texte sur la « réhabilitation » de Galilée en 1992). L’écriture même de ce livre, doucereuse, vise à aplanir les débats et les polémiques produites par les réflexions de Galilée sur la position des théologiens et ce qu’il faut bien nommer son combat pour défendre une méthode scientifique.

Isaac Newton

Le savant anglais Isaac Newton, qui accumula les découvertes en physique et en mathématiques aussi bien qu’en optique, est peut-être la figure la plus mythique de l’histoire des sciences. Véritable métonymie du progrès au cours du XVIIIe siècle, il deviendra également une grande figure romantique au siècle suivant. Les célèbres vers d’Alexander Pope – « Dieu dit : que Newton soit/Et tout fut lumière » – indique bien l’ampleur prophétique qu’on accorde au personnage. Comme si cela ne suffisait pas, l’anagramme de son nom donne « Creation was sin » (« la création fut un péché »), le plaçant en véritable opposant (et en égal) de Dieu, lui qui fut déifié en Angleterre de son vivant, après la publication des Principia en 1684, véritable bible de la physique moderne. Les opposants sur le continent se trouvèrent plus nombreux, que ce soit les défenseurs de Leibniz (qui revendiquait, comme Newton, l’invention du calcul infinitésimal) ou de Descartes (sur le plan scientifique, Newton fut un anti-cartésien acharné et l’histoire lui donna raison).

Solitaire, austère, colérique, vindicatif (des savants aussi importants que Leibniz et Hooke l’apprendront à leurs dépends), il n’aura jamais fait d’efforts particuliers pour se faire comprendre, le rôle de pédagogue lui seyant assez mal. Sa nièce Catherine Conduitt sera peut-être la seule personne à l’égard de qui il aura de véritables sentiments et c’est pour elle, selon la plupart des biographes contemporains, qu’il utilisera la fameuse image de la pomme qui tombe de l’arbre pour expliquer le principe de la gravitation. L’histoire selon laquelle Newton lui-même aurait vu une pomme tomber au sol, événement provoquant chez lui la compréhension du phénomène gravitationnel, serait donc une légende.

On ne peut imaginer couple plus étonnant que celui du vieux savant irascible, mort vierge à 85 ans et qui, au cours d’une dépression nerveuse en 1692, accusa ses (rares) amis de tenter de mettre des femmes dans son lit, et cette jeune nièce qui multipliait les amants à Londres, et non des moindres – l’écrivain Jonathan Swift et le ministre Halifax, par exemples.

Newton, fils de fermier, naît en 1642, l’année même de la mort de Galilée. Selon le biographe Richard Westfall, alors qu’il n’est qu’au début de la vingtaine, Newton a déjà assimilé tout ce qu’il est possible de savoir des mathématiques à l’époque et ses travaux en font alors un des plus grands, sinon le plus grand mathématicien européen… et personne ne le sait encore.

Parmi ses nombreuses découvertes, dont la liste est inépuisable, la théorie de la gravitation universelle est centrale. Newton apparaît à travers elle comme l’homme qui a réussi à expliquer et à schématiser l’univers par quelques formules claires, fondant ainsi, à sa manière, les bases de l’idéologie du progrès.

Pourtant, cette figure de la raison, acclamée par les partisans des Lumières en France aussi bien que par ceux de l’Aufklärung en Allemagne, s’avéra également, toute sa vie, un alchimiste acharné, féru de recherches ésotériques. C’est au cours d’une vente aux enchères, dans les années 1930, que la célèbre « malle de Newton », achetée par le non moins célèbre économiste John Maynard Keynes, révéla ses trésors délétères. On constata alors que la masse des travaux d’alchimie et d’exégèse biblique de Newton équivalait quantitativement à l’importance de ses recherches scientifiques. Si cette découverte provoqua assurément un malaise dans les milieux savants, elle complexifia la figure d’un individu pourtant déjà passablement énigmatique.

De nombreuses anecdotes font de lui la caricature du scientifique distrait, perdu dans l’univers et dans ses recherches. Et pourtant, devenu homme politique en vue, nommé directeur de la Monnaie de Londres, il pourchasse de manière implacable les faux-monnayeurs, plus zélé que le plus zélé des enquêteurs de la police. Appelé à la présidence de la Royal Society, non seulement il occupa son poste avec une rigueur qui l’oppose à tous les professeurs Tournesol de la planète, mais il y fit même régner la terreur, s’attaquant avec véhémence à ceux qui osaient remettre en question ses décisions. Ce qui ne l’empêcha pas d’être apprécié en général par les membres de la Société. Et il pouvait aussi, étrangement, compte tenu de son caractère, se montrer généreux. De plus, cet homme qui passa des années à s’intéresser à la Bible refusa lors des journées où il agonisa, en 1727, de recevoir les sacrements de l’Église.

La mort de Newton provoqua un torrent d’hyperboles dans la presse et dans tous les milieux. Malgré son aspect caricatural, devant lequel on peut à bon droit être sceptique, la formule du « génie solitaire » est sans doute celle qui résume le mieux l’existence de ce scientifique hors du commun.

John Banville, La lettre de Newton, Paris, Flammarion, 1996, 116 p. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret.

The Newton Letter, Martin Secker & Warburg Limited, 1982, 82 p.

***1/2

Un universitaire s’est retiré dans le sud de l’Irlande pour terminer un livre sur Newton. Il s’interroge sur une étrange lettre, écrite en 1693 par le physicien, alors âgé d’une cinquantaine d’années, déjà célèbre et respecté, qui semble marquée par la paranoïa (et sans doute rédigée au moment d’une dépression nerveuse). Cette lettre furieuse est destinée au philosophe John Locke et témoigne d’un profond délire. À partir de cette missive – et, plus précisément encore, à partir des rapports entre œuvre et biographie –, le propos du narrateur dérive alors qu’il délaisse son livre pour des réflexions philosophiques personnelles qui mettent en jeu son rapport au monde.

Le roman s’appuie sur une lettre véridique écrite par Newton à Locke, mais en ajoute une autre à l’intrigue, cette fois fictive. La passion du narrateur pour Newton, toute subjective, le conduit à affirmer « qu’il a inventé la science à lui tout seul : avant lui, elle n’avait été que sorcellerie, rêves baignés de sueur et brillants cafouillages », oubliant au passage, par exemple, que Galilée et Kepler étaient passés par là. Cette passion n’empêche pas que, dans ce livre, par ailleurs brillant, où la figure du physicien est abordée de manière originale, Newton s’efface peu à peu au profit des problèmes existentiels du principal protagoniste.

Stig Dagerman, Dieu rend visite à Newton, Paris, Denoël, 1976, p. 181-215. Traduit du suédois par Elisabeth Backlund et C.G. Bjurström.

****1/2

On considère généralement ce texte comme une nouvelle, à défaut d’avoir pu connaître la suite. En effet, il devait s’agir de l’introduction à un long roman fantastique, mais Dagerman se suicida à 31 ans au début des années cinquante, sans avoir rédigé d’autres pages.

L’intitulé est littéral : Dieu rend visite à Newton en 1727 (année de la mort du scientifique, à 85 ans) et lui fait d’abord croire, en accomplissant un miracle, que la loi de la gravitation n’existe plus. Puis, à la suite d’une discussion philosophique, le physicien prend la place du Créateur, le transformant en être humain, pour qu’il puisse vivre les vicissitudes de ses créatures. Il lui accorde un dernier miracle, qu’il réalisera au moment où Newton meurt. Ce dernier scandalisera ceux qui l’entourent cérémonieusement en flottant, dans la mort, au-dessus de son lit. Il faudra l’attacher, puis attacher le cercueil avec des chaînes, pour le faire tenir au sol. Ultime facétie de Dieu qui, devenu un marin baptisé « Voilier Claes Jensen », se dirige ensuite vers le port de Londres à la recherche d’un bateau en partance pour une destination lointaine.

Moment d’un deuil, mais surtout du passage entre vie et mort, le texte plonge son lecteur dans un espace ambigu, fascinante narration entre rêve et réalité. L’affrontement opposant Newton mourant et le Grand Horloger se fait au détriment de celui-ci qui, contrairement à sa nature, devra apprendre l’humilité, la peur, la douleur à travers différentes épreuves initiatiques qu’il doit subir sur le chemin de l’humanité.

Allégorie sur le pouvoir, sur la Loi aussi bien que sur les lois, Dieu rend visite à Newton est un texte qui se situe dans un espace de transition de plusieurs manières. Malgré la mort de Newton, la passation du pouvoir de Dieu au physicien anglais dans la nouvelle indique que la science s’impose sur la religion. Pire (ou mieux, c’est selon) : le Créateur devenant un humain, on assiste d’une certaine manière à la « laïcisation » du religieux à travers la figure de l’Être suprême lui-même.

Carl Djerassi et David Pinner, Newton’s Darkness : Two Dramatic Views, Londres, Imperial College Press, 2003, 185 p.

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Cet ouvrage, volontairement iconoclaste, comporte deux pièces de théâtre : « Newton’s Hooke » de Pinner et « Calculus (Newton’s Whore) » de Djerassi. Fortement orientées idéologiquement, les deux œuvres cherchent à démontrer que le génie de Newton est loin d’être sans tache. De leur propre aveu, les auteurs tentent d’explorer les côtés les plus sombres de la personnalité du savant. Chacune des pièces se concentre sur un conflit marquant de la vie intellectuelle de Newton. Nous sommes donc témoins des bras de fer qui opposeront Newton à Robert Hooke, savant que l’on surnommait le « Léonard de Londres » et à Leibniz, le plus grand mathématicien d’Allemagne.

« Newton’s Hooke » met en scène un Newton paranoïaque, obsédé, qui fait la vie dure à son entourage. On remarque toute l’ambiguïté qui entoure la relation du savant à la jeune Catherine, seul être, diront les exégètes, pour lequel Newton a de l’estime. Leurs discussions sont teintés de propos d’ordre sexuels : la jeune fille, choquée par le puritanisme du savant, n’hésite pas à lui faire des avances. Les personnages discutent tour à tour des recherches de Galilée, Descartes, Kepler. Fortement colérique, Newton ne veut en aucun cas reconnaître la contribution de Hooke à ses recherches. Les deux savants s’échangent des propos vitrioliques jusqu’au lit de mort de Hooke, où Newton se désole du peu qu’il a accompli. La deuxième pièce, « Calculus », est moins intéressante. Djerassi présente des contemporains de Newton et de Leibniz qui tentent d’incarner au théâtre les débats entre les deux hommes. Les personnages discutent beaucoup de la postérité de Newton en évoquant à quel point la vie « souillée » du savant ne correspond pas à l’image d’un héros national.

L’entreprise de discrédit des auteurs est plus ou moins réussie. En pointant constamment les recherches plus occultes de Newton sur l’alchimie, ils jugent a posteriori la pertinence de ses travaux. Malgré leur intention d’aller outre le didactisme des ouvrages habituellement publiés sur le savant, les auteurs offrent un livre manichéen et scolaire. Il reste qu’en se concentrant précisément sur ces deux conflits, Djerassi et Pinner éclairent de façon particulière l’effervescence intellectuelle qui anime l’Europe à la charnière du XVIIe et du XVIIIe siècle.

Friedrich Dürrenmatt, Les physiciens, Lausanne, L’ge d’homme, 1988, 99 p. Traduction de l’allemand par J.-P. Porret.

-> Voir ALBERT EINSTEIN

Harald Fritsch, E=Mc2, une formule qui change le monde, Paris, Odile Jacob, 1998, 304 p. Traduit de l’allemand par Annie Brignone.

-> Voir ALBERT EINSTEIN

Joe W. Haldeman, « I of Newton », Cosmic Laughter Science Fiction for the Fun of it, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1974, p.55-60.

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Le titre de cette courte nouvelle, même s’il demeure la seule référence explicite à Newton, mérite qu’on s’y attarde : en mathématiques, on emploie l’abréviation « I » pour écrire un nombre complexe ou imaginaire. C’est bien dans ce registre que nous sommes avec la nouvelle de Haldeman. En effet, l’auteur représente sur le ton du cabotinage et du délire l’inventeur du calcul infinitésimal.

Le lecteur se retrouve donc devant la représentation purement imaginaire de Newton, hallucination issue du cerveau de Samuel Ingard, mathématicien qui travaille depuis 80 heures (3.333 jours) à un problème concernant le calcul intégral. S’endormant pour s’éveiller aussitôt, le chercheur tombe face à face avec une créature protéiforme qui finit par se transformer en professeur de mathématiques à la barbe bien longue. Ce « génie » nouveau genre, que Samuel considère davantage comme un démon, pose ses conditions : le jeune mathématicien doit lui poser trois questions ou lui ordonner trois actions. S’il réussit à toutes les exécuter, le spectre dévorera l’âme du jeune mathématicien. Les statistiques du fantôme n’ont rien pour rassurer le jeune homme : depuis 1930, il demeure infaillible, étant même parvenu à concevoir la quadrature du cercle. Par une trouvaille bien malicieuse, Samuel parvient toutefois à sauver son âme : après avoir demandé au démon s’il existe un endroit dans l’univers où il pourrait s’enfuir et ne jamais revenir (la réponse est évidemment négative), le jeune mathématicien ordonne au fantôme de déguerpir (« Get lost. »).

En représentant de façon aussi allusive et sympathique une icône telle que Newton, la nouvelle de Hadelman parviendra à faire sourire l’adolescent dont les cours de mathématiques semblent bien abscons autant que le scientifique aguerri qui, après des heures de calculs et de labeur, aimerait bien voir apparaître, ne serait-ce qu’un instant, ce bon vieux Isaac.

Gert Heidenreich, Adieu à Newton, Paris, Rivages, 2000 [1998], 280 p. Traduit de l’allemand par Martin Ziegler.

***1/2

Arun, un jeune Népalais, a été recueilli au pied de l’Himalaya par une petite troupe de cirque. Il s’avère un acrobate bien singulier. Amoureux de Blandine, la grande funambule, il découvre que, par amour pour elle, il est à même de réaliser des sauts exceptionnels qui le conduisent bientôt à voler : la pesanteur terrestre est vaincue par amour, c’est un adieu à Newton. Repéré par François Colombier, physicien et riche collectionneur de miracles, Arun est « acheté » et quitte le cirque pour rejoindre l’étrange communauté de son nouveau patron qui l’accueille dans un microcosme ou l’illusion et la magie dominent. Créé de toutes pièces, cet étrange univers reproduit, grâce à la physique et à la génétique, une sorte de paradis mythologique ou règnent des êtres étranges et merveilleux. Mais voilà que les prouesses d’Arun seront mises aux enchères, avec son consentement. Les intéressés : l’Église, l’industrie automobile de BMW, l’État, qui voient en ces aptitudes de grands avantages pécuniers, sont prêts à payer cher pour obtenir l’exclusivité des exploits du jeune homme qui la garantira au plus offrant.

Dans ce conte fort particulier, à la fois kitsch et merveilleux, le symbole usé, le lieu commun (l’amour fait voler) côtoient la satire sociale, le géométrie fractale, la religion, les médias, le terrorisme et les complots divers, sans jamais verser dans le réchauffé. Avec une habile espièglerie, Heidenreich se moque de notre société, de ses maux et de ses folies : soif du sensationnel, du miraculeux, ambition financière démesurée, dérive génétique et scientifique, non-respect des règles qui semblaient immuables… Avec une écriture imaginative et haute en couleur, Adieu à Newton porte un regard bien pittoresque sur nos sociétés sans cesse en quête d’extrême.

Philip Kerr, Le chiffre de l’alchimiste, Paris, Éditons du Masque, 2004, 359p.

Dark Matter : The Private Life of Isaac Newton, New York, Crown Publishers, 2002, 352 p.

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Ce roman se situe à la fin du XVIIe siècle, en grande partie à la Tour de Londres où Newton œuvre en tant qu’agent pour la Royal Mint. Cette partie de l’histoire est véridique, tout comme l’est le narrateur, l’assistant de Newton nommé Christopher Ellis.

Comme le fait remarquer la critique à propos de ce roman, nous avons affaire, entre Newton et Ellis, à une relation similaire à celle qui existe entre Sherlock Holmes et le Dr. Watson. La trame narrative semble d’ailleurs emprunter les mêmes avenues que les romans de Conan Doyle, c’est-à-dire que les crimes sont résolus par déduction logique. C’est pour cette raison que Kerr choisit un génie tel que Newton pour élucider les meurtres qui semblent reliés au poste qu’il occupe à la Monnaie Royale en tant qu’enquêteur sur les faux-monnayeurs qui pullulent à cette époque de « Great Recoinage ». Une observation sommaire des crimes tendrait à pointer les faux-monnayeurs alors qu’il ressortira de cette enquête minutieuse que nous sommes en fait en présence de crimes à caractères religieux et relatifs au secret des Templiers : ce livre contiendrait l’ensemble des Évangiles des douze apôtres et de Marie-Madeleine, et serait caché dans la Tour de Londres. Une citation à la toute fin du roman indique ce que Kerr à voulu mettre en scène, à savoir la continuelle querelle entre la foi et la raison : « La foi exigeait de lui qu’il croie non en ce qui était vrai, mais en quelque chose qui, à ses yeux, avec toute son intelligence, lui apparaissait comme erroné. Le plus grand adversaire de sa foi n’avait-il par été son génie? »

Cette histoire imbrique admirablement la vérité historique et la fiction, l’une se réfléchissant dans l’autre. La note finale de l’auteur, déjà mentionnée, authentifiant le cadre et les personnages principaux, donne au lecteur l’illusion d’une enquête policière racontée non pas par un romancier mais par un journaliste, qui, prenant la place d’Ellis, rapporterait des événements historiques.

Gregory Keyes, Les démons du Roi-Soleil, Paris, Flammarion, 2001, 359 p. Traduit de l’anglais par Olivier Deparis.

Newton’s Cannon, Del Rey, Random house, 1998, 384 p.

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À la fin du XVIIe siècle, en 1681, Isaac Newton découvre le mercure philosophal qui rend possible la « manipulation des éléments à travers l’éther » (quatrième de couverture). Alors que quarante ans plus tard la France de Louis XIV et l’Angleterre de Georges 1er s’affrontent, la science alchimique de Newton servira la création d’une nouvelle arme de destruction massive. La trame romanesque met en place deux récits parallèles qui se rejoindront : à Boston, un jeune et brillantissime Benjamin Franklin (alors âgé de quatorze ans) capte les échanges de scientifiques européens qui ne parviennent pas à résoudre une équation qui leur permettrait la mise au point d’une arme redoutable, pouvant mettre fin au conflit opposant la France et l’Angleterre; à la cour du Roi-Soleil, lequel, grâce à un élixir, est devenu immortel, Adrienne de Mornay de Montchevreuil, jeune mathématicienne érudite, travaille aussi à la résolution de la formule. Quand elle comprend que l’utilisation de cette arme aurait des conséquences désastreuses, elle tente, par tous les moyens, de faire avorter l’entreprise.

Premier roman d’une trilogie intitulée « L’âge de la déraison », Les Démons du Roi-Soleil est un roman de science-fiction/fantasy qui se présente sous la forme d’une uchronie : il se réapproprie l’histoire pour en changer le cours et ainsi créer un autre monde possible où la magie, le mystérieux et l’incompréhensible dominent. La science élaborée dans le récit est essentiellement alchimique, donc souvent proche de l’occultisme, voire de la sorcellerie. « C’est ce que la science a de merveilleux : elle nous permet de façonner le monde à notre guise » dira d’ailleurs un des personnages. Toutefois, les possibles qu’elle entraîne font de ce roman une source riche d’imaginaire de la science, mais de science « parallèle ». Créant une atmosphère d’intrigues et de complots dans l’Europe du XVIIIe siècle, Les Démons du Roi-soleil est un roman assez captivant qui associe des données scientifiques réelles, des informations savantes diverses, des personnages célèbres, (outre Newton et Franklin, on y rencontre Barbe-Noire, Colbert, Nicolas d’Artagnan, Voltaire, Halley), des faits historiques et moult aventures tumultueuses. L’univers créé par Keyes, bien que difficile à pénétrer et peut-être trop détaillé dans les premiers chapitres, s’avère d’une belle cohérence, rempli d’ingéniosité, de créativité et nourri par une imagination débordante.

Georges Bernard Shaw, In Good King Charles’s Golden Days, Londres, Constable & Co Ldt., 1939, 119 p.

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Le renommé dramaturge Bernard Shaw offre avec In Good King Charle’s Golden Days une petite fiction historique, assez légère, sur deux personnages célèbres : Sir Isaac Newton et le roi Charles II d’Angleterre, d’où le titre de la pièce. Le premier acte se déroule chez Newton, qui semble mener une vie assez austère réglée par sa gouvernante. Très rapidement, la journée du savant est perturbée par de nombreux visiteurs : George Fox (le fondateur des Quakers) qui vient prêcher sa bonne parole, l’artiste George Kneller, le roi Charles et ses nombreuses maîtresses qui entrent une à une et refusent de quitter sa demeure. Newton est dépassé par les événements et souhaite retrouver le calme. En particulier, il désire que les femmes s’en aillent : la prémisse de cette comédie semble être la chasteté notoire du grand homme qui s’avère incapable de rester seul avec une femme. Le deuxième acte se déroule dans la chambre de la reine d’Angleterre, qui discute du sort prochain de son pays avec le roi Charles II. Dans cet acte, Shaw dresse un portrait satirique du pays de Newton de ses politiques, en particulier religieuses.

Considéré comme la pièce la plus médiocre de Shaw, ce livre ne manque pourtant pas de susciter un certain intérêt ludique et historique. Il faut entendre le mot « historique » dans un sens très large; l’auteur ne propose pas une reconstitution solide de la fin du XVIIe siècle, et plusieurs des faits énoncés pourraient être débattus. Cependant, on peut y trouver à travers les discours des personnages de nombreuses positions sur les mathématiques, la religion (et les guerres de religion) et la position de la femme dans la société.

Étrangement, le moment de la pièce où la science est mise en question se déroule lors d’une conversation entre Newton et le peintre Kneller, qui met en cause la vision rectiligne de Newton sur le monde et propose au contraire de l’assouplir – Shaw fait dans ce passage un clin d’œil à la théorie de la relativité d’Einstein. Assez caricaturale, la figure de Newton est néanmoins assez développée pour susciter un intérêt.

Neal Stephenson, The Baroque Cycle (Tome I-II-III), Harper Collins, 2003.

Voir -> LEIBNIZ

Charles Darwin

Les travaux de Charles Darwin ont provoqué, avec la publication de L’origine des espèces en 1859, la première grande crise entre l’Église et le monde scientifique depuis le procès de Galilée en 1633. Largement commentées et amendées depuis lors (on parle alors de « néodarwinisme »), ses hypothèses sur la naissance et le développement des espèces n’en restent pas moins valides pour l’essentiel, malgré le combat incessant des Créationnistes contre son œuvre. Aux États-Unis en particulier, le mouvement créationniste (qu’il serait plus juste de qualifier de secte), très puissant, se bat avec acharnement pour que la conception biblique de la nature soit enseignée à côté (sinon avant) la théorie de l’évolution. En ce sens, bien malgré lui, Charles Darwin apparaît comme le symbole du combat contre l’obscurantisme religieux.

Petit-fils d’Erasmus Darwin, médecin et écrivain célèbre qui publia de la poésie botanique (!), Charles Darwin naît dans une famille bourgeoise de l’Angleterre en 1802. Étudiant paresseux et assez moyen, il abandonne des études de médecine, entreprises à Edimbourg, qui l’ennuie à mourir, pour se tourner vers la théologie. Peu pressé de commencer sa carrière de pasteur, il embarque en 1831 sur un bateau, le Beagle, non pas comme naturaliste au départ, mais d’abord comme gentilhomme de compagnie du capitaine.

Ce voyage, qui durera cinq ans, se révèle le moment charnière de sa vie. Lorsqu’il revient à Londres, il écrit des livres qui lui valent un succès certain auprès du public anglais, livres dans lesquels il relate les aspects pittoresques de ses expériences, en particulier aux îles Galapagos, mais expose aussi ses réflexions géologiques et zoologiques. Ce séjour en bateau semble avoir calmé son appétit de voyage. Il mènera par la suite une vie extrêmement casanière dans sa maison du comté de Kent et passera un nombre incalculables d’heures à collecter des informations scientifiques (sa correspondance est immense).

La théorie de l’évolution, le principe de la sélection naturelle, auront un impact énorme. Pourtant, Darwin n’est pas le premier à s’intéresser à cette question. Lamarck (qui a inventé le terme de « biologie ») avait fondé la théorie de l’évolution neuf ans avant la naissance de l’auteur de L’origine des espèces (et avait, lui aussi, subi les foudres de l’Église). Mais le principe de la sélection et la part de hasard qu’introduit Darwin dans la théorie rend beaucoup plus problématique l’origine de l’homme pour le lecteur assidu de la Bible. On a ainsi ridiculisé Darwin pour avoir dit que l’être humain descendait du singe. Mais Darwin a plutôt écrit qu’il était un cousin éloigné du singe, ce qui n’a pas du tout les mêmes conséquences. Il reste que dans l’imaginaire social, cette image est restée très prégnante et constitue encore le signe de la « dégénérescence » de l’humanité qui serait issue d’un mammifère inférieur. On voit encore régulièrement, dans journaux et magazines, voire dans la publicité, sous toutes sortes de forme (faisant souvent la preuve, de la part de l’auteur, d’une imagination débridée), un dessin reproduisant l’évolution de l’Homme, du singe primitif à un être bien représentatif de l’espèce humaine. Cette évocation d’une évolution linéaire est en soi totalement contraire à l’esprit des théories de Darwin, mais, comme la pomme de Newton, constitue un des grands mythes de l’univers scientifique.

L’impact de l’œuvre de Darwin s’explique pour plusieurs raisons. D’abord, par l’importance qu’elle a acquise dès le XIXe siècle dans différents domaines scientifiques, de l’explication des particularités morphologiques des plantes grimpantes et insectivores à la sélection sexuelle en passant par la psychologie de l’enfant. Ensuite par ses effets, pour le meilleur et pour le pire, dans différents domaines, a priori éloignés de l’histoire naturelle, en politique aussi bien qu’en sociologie ou en philosophie. On notera par ailleurs que le darwinisme « pur » (avant d’être raffiné par des chercheurs contemporains) a donné lieu à des théories discutables selon lesquelles il prouverait que, dans la société humaine, il est légitime d’accepter que les plus forts survivent au détriment des plus faibles. On peut aussi penser aux théories de l’eugénisme, mises au point par le propre cousin de Charles Darwin, Francis Galton. Il faut préciser qu’à travers de nombreux textes anti-racistes et anti-colonialistes, Darwin s’est opposé à ces hypothèses. Pour lui, la culture, produite par l’humanité, devait justement pallier à ce principe du struggle for life qui serait propre à la nature. S’il n’a pas la verve et l’immense culture d’un Galilée ou d’un Bruno, il reste aussi que Charles Darwin est un écrivain fort intéressant.

Annie Dillard, Pèlerinage à Tinker Creek, Paris, 1990, 393 p. Traduit de l’anglais par Pierre Gault.

Pilgrim at Tinker Creek, New York, Harper’s Magazine Press, 1974, 271 p.

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Objet assez unique, d’une écriture extrêmement subtile et intelligente, Pèlerinage à Tinker Creek n’est pas à proprement parler un ouvrage de fiction. Un essai sans doute, mais un essai bien particulier, à l’imagination foisonnante. On pourrait le considérer, à la lumière de son titre, comme un pèlerinage. Un pèlerin, étymologiquement, renvoie à la figure de l’étranger. Ce livre porte sur de l’étrangeté qu’on tente d’apprivoiser, sur un phénomène d’altérité, mais qui ne s’arrête pas à l’altérité humaine. C’est sur la constitution même du réel, faune, flore, minéral, et à notre place comme êtres de langage dans ce réel, dans cette différence perpétuelle qu’est le monde dans lequel nous baignons, que la narratrice s’arrête (ou plutôt, justement, ne s’arrête pas, puisqu’elle se déplace sans cesse.)

Dillard scrute et arpente les lieux, les interroge. Elle devient selon les besoins entomologiste, ornithologue, géologue, herpétologiste, botaniste, ethnographe, zoologiste, biologiste, parfois même, chimiste. Véritable caméléon ou, mieux encore, à la manière d’un phasme, elle se confond avec son environnement. En ce sens, on peut poser l’hypothèse qu’il s’agit d’un livre profondément interdisciplinaire, où la voix narrative s’immisce au cœur de la matière à travers une foule de disciplines, choisissant celle qui sera la plus efficace pour expliquer ce qui est vu. Pèlerinage à Tinker Creek porte également sur le temps, sur l’évolution et, à travers des données qui relèvent aussi bien de la biologie, de la géologie que de la paléontologie, sur la conception que l’être, avec toute sa subjectivité.

Si de nombreux scientifiques, de Fabre à Einstein, sont nommés, il reste que ce livre est habité d’un bout à l’autre, à sa manière, par la théorie de l’évolution et l’esprit de Darwin. Et si son nom affleure à peine dans ce texte, on peut dire que sa pensée en imprègne la plupart des pages.

Nicolas Drayson, Confessing a Murder, New York, Norton & Company, 2002, 280 p.

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Rappelant un procédé narratif fréquent dans le roman du XVIIIe siècle, Confessing a Murder s’ouvre avec une longue introduction qui présente le livre comme un document authentique. L’éditeur a fait l’édition critique d’un manuscrit dont l’auteur n’a pu être identifié et décrit une île où il aurait découvert une faune et une flore tout à fait originales. L’équipe scientifique chargée de l’étude du document a d’abord cru à un canular, avant de constater l’existence d’une île volcanique au XIXe, disparue lors d’une éruption, qui pourrait être celle décrite dans le manuscrit. De plus, de nombreuses allusions à des naturalistes du XIXe – à commencer par Charles Darwin, dont l’auteur aurait été un proche – tendent à donner de la crédibilité au manuscrit. L’histoire racontée expliquerait, entre autres, le conflit que Darwin aurait éprouvé entre ses convictions religieuses et l’émergence de sa théorie de l’évolution.

La rhétorique scientifique employée lors de ces premières pages (précisions méthodologiques, références présentées de manière méticuleuses, etc.) accrédite d’abord l’idée que le lecteur se trouve devant un document authentique. Cet « effet générique » rend d’autant plus passionnante la lecture du livre qui propose une réflexion sur la théorie de l’évolution. Car l’auteur, entre deux explications sur les particularités intrinsèques propres à tel ou tel oiseau ou scarabée sur son île, remonte dans le passé et raconte sa vie, qui croise celle de Darwin. C’est lui, le narrateur, qui aurait pensé le premier les bases de la théorie de l’origine des espèces, que Darwin, homme très religieux, publiera finalement à son corps défendant, conscient des bouleversements épistémologiques provoqués par son ouvrage.

Les tensions dramatiques, les hasards, les débats animés, parviennent à recréer la dimension propre à toute grande découverte scientifique que le commun des mortels tend à ramener à un travail neutre et purement objectif. En offrant un livre scientifiquement plausible mais non vérifiable, Drayson se sert de la fiction pour montrer comment fonctionne la science (ou du moins propose une manière de recherche scientifique). En faisant de la vie du narrateur un imbroglio généalogique lié à la famille de Darwin, il joue ironiquement, au deuxième degré, sur la théorie de l’évolution.

William Gaddis, Gothique charpentier, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 1988 [1985], 317 p. Traduit de l’anglais par Marc Choloedenko.

Carpenter’s Gothic, New York, Penguin Books, 1999 [1985], 262 p.

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L’écriture de William Gaddis est très particulière : Carpenter’s Gothic est presque entièrement composé de dialogues qui s’entrecroisent et sont interrompus par le téléphone ou la radio, ce qui peut rendre sa lecture confuse mais fascinante. Le récit se déroule principalement un jour d’Halloween et son action a lieu entièrement dans la maison dont le style architectural justifie le titre du roman. Paul, le mari de Liz, personnage pivot, essaie d’établir un centre de communication pour un certain révérend Ude, prédicateur religieux mêlé à plusieurs procès, pendant que le propriétaire de la maison, un scientifique frustré par la stupidité du monde, se laisse entraîner dans le lit de Liz.

Par jeux discursifs et à travers de multiples glissements d’identités, Gaddis parvient avec force à dresser le portrait de l’Amérique des années quatre-vingt. Il décrit un univers dans lequel tout est médiatisé, fragmenté, et où le pouvoir politique, la sphère financières, les discours idéologiques de droite minent continuellement la société. La sombre conclusion mène d’ailleurs ce monde vers sa chute, par l’entremise des figures centrales du roman qui s’égarent ou disparaissent.

Par opposition à la figure du prédicateur créationniste, le personnage scientifique du roman, nommé McCandless, tient un discours qui tend à rendre compte de la pensée rationnelle. Il met en évidence les intérêts pécuniaires, politiques et obscurantistes du mouvement créationniste. McCandless critique principalement l’attitude des groupes religieux par rapport à la théorie de l’évolution; pour les créationnistes cette théorie est réfutable puisqu’ils basent leur savoir sur les écrits bibliques. Dans cette perspective, les théories de Darwin tout au long du roman sont centrales. De manière cyclique, McCandless revient sur les principes de base de la théorie de l’évolution qu’il tente d’expliquer et s’insurge contre le culte de l’ignorance du discours religieux véhiculé par les créationnistes. Bien que Darwin n’apparaisse pas comme personnage, sa présence est centrale et met en relief l’opposition entre les la pensée scientifique et la pensée religieuse transposée dans le récit. Carpenter’s Gothic est un roman riche, complexe et extrêmement intéressant.

Roger McDonald, Mr. Darwin’s Shooter, Londres, Anchor, 1998, 412 p.

*** 1/2

Mr. Darwin’s Shooter est une œuvre de fiction inspirée de différents documents historiques. Le lecteur y suit les voyages du marin Covington, homme un peu frustre ayant reçu une éducation religieuse rigoureuse, qui fera partie de l’équipage du Beagle. Le portrait du personnage est très particulier; c’est surtout à travers ses relations avec les autres hommes de l’équipage que ses ambitions se dessinent. Dès l’âge de douze ans, il quitte l’Angleterre pour vivre en mer. Le jeune homme rêve de gloire. Vers le milieu du roman, qui est surtout un récit de voyages, il fait la connaissance de Darwin lorsqu’il embarque sur le célèbre Beagle et deviendra son bras droit lors de ses expéditions naturalistes. Les habiletés de Covington lui vaudront d’être le chasseur d’oiseaux de Darwin, d’où le titre du roman. Ce sont des rapports de maître à employé qui caractérisent leurs relations. Covington est néanmoins fasciné par les écrits du scientifique et recherche la trace de sa collaboration dans les publications de Darwin; son ambition sera une source de tourments tout au long de sa vie. Il est hanté par ce qu’il comprend des écrits sur l’évolution qui contredisent ce que la religion lui a appris sur le monde.

L’auteur a fondé l’histoire de Covington sur de nombreux documents, en particulier la très volumineuse œuvre de Charles Darwin, où il est mentionné à quelques reprises comme un serviteur utile. La relation entre le maître et l’employé qui a du mal à saisir l’importance de son travail, mais qui sait de manière intuitive (sentiment mêlé à ses ambitions de gloire personnelle) qu’il participe à quelque chose d’important, est au cœur du récit. C’est surtout à travers les réflexions à caractère religieux de Covington, le doute que les écrits de son patron fait naître en lui, que la théorie sur l’évolution des espèces est décrite dans le roman. Figure insaisissable, Charles Darwin détermine néanmoins le destin du personnage principal.

Hubert Monteilhet, Les queues de Kallinaos, Paris, Jean-Jacques Pauvert et Éditions Ramsay, 1981, 282 p.

**** 1/2

En 1980, cent ans après sa rédaction, un des textes inédits de Charles Darwin a enfin pu être rendu public. Ce codicille, présenté d’entrée de jeu par son supposé traducteur, serait, en fait, une confession de Charles Darwin.

1827. En visite à Londres, le jeune Darwin alors âgé de 18 ans est enlevé, et embarqué malgré lui sur un navire britannique partant afin « de protéger les Grecs contre les Turcs, mais aussi les Turcs contre les Russes » (p. 14). Lors d’une bataille, le séquestré se retrouve à l’eau. Il est récupéré par un bateau de pêcheurs qui le déposent, à sa demande, sur une île de dépendance anglaise du nom de Kallinaos. Sur cet atoll, Charles Darwin fait la connaissance d’une étrange population, comme sortie de jadis : les individus peuplant ce paradis sont pourvus d’un appendice caudal. Est-ce une déviance de la nature, un retour du primitif ou une mutation de l’espèce? Les aventures de Darwin sur l’île le conduiront à faire de multiples découvertes, mais pas toujours scientifiques, et certainement pas toujours orthodoxes…

Avec Les queues de Kallinaos, Hubert Monteilhet nous donne à lire un petit bijou de la littérature fantastique. Darwin, narrateur de cette confession fictive écrite en 1880, raconte les fondements réels qui ont amorcé ses réflexions sur l’origine des espèces, la sélection naturelle et autres théories, reprises pour les besoins de ce roman haut en couleurs et totalement hilarant. Le récit, daté de 1827, donc antérieur au grand voyage que fit le naturaliste, s’amuse à déplacer, avec beaucoup d’ironie, la naissance des réflexions de Darwin. L’auteur fait preuve d’une grande habileté pour jouer avec différents niveaux de fiction et de réalité : fond biographique sur fiction qui relate la création d’une autre grande fiction, fausse traduction, etc. Le lecteur averti trouvera dans ces pages des réflexions davantage éthiques et philosophiques que scientifiques. D’un accès et d’une lecture faciles sans toutefois être simpliste, d’une écriture limpide, riche et hautement humoristique, Les queues de Kallinaos pourrait assurément convenir, mais surtout plaire, à des élèves du collégial. À lire de toute façon.

Roland Omnes, L’Espion d’Ici, Paris, Flammarion, 2000, 251 p.

->Voir EINSTEIN

Cathleen Schine, The Evolution of Jane, New York, Houghton Mifflin Co., 1998, 210 p.

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Cathleen Shine nous offre avec The Evolution of Jane un roman plein d’humour et dont la narration est teintée d’un brillant sens de l’absurde. Les théories de Darwin sur l’origine des espèces y servent de point de départ dans lequel l’héroïne, Jane, part en quelque sorte à la recherche de ses origines. Après son divorce, Jane décide de partir en croisière dans les Galápagos, là où Darwin a pu observer la nature et élaborer un grand nombre de ses théories sur l’évolution. La jeune femme a toujours éprouvé une fascination envers les hypothèses du scientifique, qu’elle a pourtant de la difficulté à saisir. Au tout début de la croisière, Jane apprend que le guide du groupe dont elle fait partie est une lointaine cousine nommée Martha. Leur amitié s’est terminée lorsque Martha a coupé les ponts sans donner d’explication. La jeune femme a été hantée pendant des années par cette rupture et spécule sur les raisons qui ont pu pousser Martha à la rejeter. Est-ce qu’une vieille querelle de famille serait à l’origine de sa décision? Pour Jane, la question de la « transmutation de l’amitié » se transforme en quête d’ordre quasiment scientifique; elle entremêle ses réflexions sur ce sujet avec des lectures et de nombreux questionnements sur les écrits darwiniens. Les réflexions confuses de Jane la place dans de nombreuses situations cocasses; le personnage de Martha, plus pragmatique, fait autorité sur le plan scientifique, mais aussi sur le plan personnel.

Schine propose dans ce roman une réflexion intellectuelle à peine déguisée sur deux visions du monde : une bâtie sur la métaphore et la reconstruction (Jane), et l’autre sur le pragmatisme scientifique (Martha, et dans un sens plus large Darwin). Darwin est la figure centrale du roman bien qu’il n’y apparaisse pas en tant que personnage. Les différents écrits du scientifique sont mentionnés et discutés tout au long du récit. Ils sont surtout mis en évidence de manière humoristique par la confusion de Jane à propos des espèces et de la survie.

Émilie Smac, Imbroglio aux Galápagos, Montréal, Éditions de l’As, coll. « Les tribulations d’Aspirine », 2002, 173 p.

*1/2

Lors d’une visite à son grand-père, Acétaminophène, Aspirine apprend qu’il se dispose à partir pour un voyage dans le temps qui doit le faire remonter jusqu’en 1835. Destination : le port de Callao à Lima (Pérou) où il doit rencontrer Charles Darwin et s’embarquer avec lui sur le Beagle, navire qui appareille pour une expédition scientifique aux îles Galápagos. Aspirine souhaite elle aussi rencontrer le naturaliste anglais et faire des études sur les animaux. Elle convainc donc son grand-père de l’emmener avec lui et ils se retrouvent à destination voulue. Le voyage en mer se déroule sans encombre, mais arrivée aux Galápagos, Aspirine fait la rencontre de deux naufragés français, de nationalistes écossais et d’un pirate qui sont tous à la recherche d’une pierre spéciale. Avec eux s’amorce une course folle et de nombreuses aventures.

Dans ce deuxième roman de la collection « Les tribulations d’Aspirine », le scientifique et ses découvertes jouent un rôle de piètre importance. Non seulement Darwin fait-il figure de personnage très secondaire, mais ses théories y sont purement accessoires. À l’inverse de Sur la piste du diable (voir l’entrée dans la section « Galilée »), où l’explication de l’œuvre galiléenne occupait un rôle assez important, la science de Darwin y est très peu exploitée. L’interprétation et la vulgarisation de ses thèses et de ses études surgissent comme à l’improviste dans le récit et apparaissent de manière très didactique. Le lecteur en apprend donc réellement très peu sur le darwinisme alors que le but premier du roman semble être celui de la transmission du savoir et des connaissances scientifiques. Pour ce deuxième tome des aventures d’Aspirine, l’auteure a repris la même formule : des blocs extérieurs à l’histoire renseignent le lecteur sur une multitude de choses, mais presque exclusivement ici sur des personnages historiques. Le récit n’est pas plus captivant; les couleurs et les illustrations aussi mauvaises que pour le premier.

Irving Stone, Charles Darwin. Le roman de nos origines, Paris, Balland, 1982, 667 p. Traduit de l’anglais par Marc Albert.

The Origin : A Biographical Novel of Charles Darwin, New York, Doubleday, 1980, 743 p.

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C’est en compagnie des professeurs Enslow et Sedgwick lors de ses dernières années d’études à Cambridge que Charles Darwin se découvre une passion pour la géologie et autres sciences naturelles. Successivement promu à devenir médecin et ensuite pasteur, Darwin se voit proposer en 1831 d’embarquer, à titre de naturaliste, à bord du navire anglais Beagle pour une expédition de topographie en Amérique du sud. Le voyage qui devait au départ durer 2 ans est, en cours de route, prolongé de trois ans. À son retour en 1836, le jeune scientifique redécouvre les cueillettes et collections amassées et envoyées en Angleterre pendant son périple. S’amorce alors pour Charles Darwin l’ascension d’une carrière scientifique comblée, reconnue par ses pairs.

Vaste roman biographique, l’ouvrage d’Irving Stone retrace la vie de Charles Darwin depuis ses premières passions pour les sciences naturelles jusqu’à sa mort. Beaucoup trop détaillé et romancé, ce document offre peu d’intérêt du point de vue littéraire et scientifique. On y retrouve un peu l’évolution de la pensée darwinienne à travers les nombreuses citations du naturaliste, mais aucune perspective singulière ne se dégage de la narration qui se perd dans des détails biographiques superflus et assez souvent lassants. Toutefois, pour ceux que les quelques 600 pages ne rebuteraient pas, ce roman est d’une facture somme toute facile et peut s’avérer agréable dans l’acquisition des grandes lignes de la vie de Darwin. Mais à ce point, une biographie en bonne et due forme conviendrait, il va sans dire, beaucoup mieux.

Albert Einstein

Albert Einstein est assurément le scientifique le plus médiatisé du XXe siècle, et même une des « stars » les plus photographiées, toutes disciplines confondues. La figure du célèbre physicien se retrouve sur un nombre incalculable d’affiches, de t-shirts, de cartes postales, sans compter publicités et timbres-poste. Né en Allemagne en 1879, il sera successivement physicien allemand, puis suisse, et enfin américain, lorsqu’il se réfugiera aux États-Unis pour fuir le nazisme. Le mythe qui l’entoure se développe vraiment après la Première Guerre mondiale quand il sert d’ambassadeur pour l’Allemagne, qui a bien besoin de redorer son image, et entreprend des tournées mondiales. On peut dire cependant qu’il prend sa source en 1905. Jeune employé du bureau des brevets à Berne, il écrit dans ses temps libres, au cours de cette année, quatre articles qui posent les fondements de la physique moderne (relativité, fondation de la physique quantique à partir de l’effet photoélectrique, contribution à la physique statistique à partir de l’étude du mouvement brownien).

Le mythe se nourrit de son absence de convenances (l’absence fréquente de chaussettes, les cheveux longs, la grimace aux journalistes immortalisée par une photo reproduite jusqu’à plus soif), de son pacifisme, de ses contradictions affichées sans gêne (le scientifique qui se réfère parfois à Dieu, par exemple). L’image du savant solitaire se double de celle du « self-made man intellectuel ». S’adaptant difficilement au système scolaire de son époque, on affirmera longtemps qu’Einstein avait des notes médiocres, sur la foi d’une célèbre phrase d’un de ses professeurs : « Vous n’arriverez jamais à rien ». Cependant, il s’agissait d’un professeur de grec et il est vrai qu’en cette matière Einstein avait de mauvais résultats et… n’est parvenu à rien. Pour le reste, ses notes étaient excellentes. Il reste que la figure du brillant incompris, supportant mal la discipline et parvenant à triompher des embûches, aura accompagné Einstein une bonne partie de sa vie. Dans son cas, le chercheur scientifique semble avoir conservé quelque chose de l’ancien savant, perdu dans son travail et sa pile de documents, dont il sort parfois avec une idée géniale. Alors qu’elle passe au stade industrielle, la science se voit symbolisée par un homme qui présente les caractères mêmes qu’elle est en train de perdre, amplifiant la dimension romantique du personnage.

Le travail d’Einstein a marqué l’imagination populaire parce qu’il concerne deux concepts qui touchent directement chaque individu : l’espace et le temps. En proposant une nouvelle lecture de l’espace-temps, il a ouvert une nouvelle voie à l’imaginaire contemporain, tout en provoquant, bien malgré lui, de nombreux malentendus. On a récupéré de manière sauvage — c’est-à-dire en s’en servant d’une manière aberrante qui ne respecte pas du tout la théorie de la relativité — la célèbre formule « Tout est relatif » (« Tout est relatif, comme disait Albert »), parce qu’elle donnait l’impression de faire comprendre facilement quelque chose d’éminemment scientifique, alors que cette affirmation constitue plutôt un contresens de la théorie. La théorie de la relativité apparaît assez mal nommée, puisque son rôle consiste plutôt à dégager des propriétés physiques invariantes et absolues, indépendantes du référentiel.

On pourrait avancer que le physicien possédait le sens de la formule à un double titre. Formule dans son acception scientifique au premier chef, bien sûr. Avec E=mc2 (l’énergie est égale à la masse multipliée par la vitesse de la lumière au carré), Einstein a assurément proposé la formule la plus célèbre de l’histoire de la physique.

Mais on pourrait aussi l’entendre dans une acception rhétorique. Quand Einstein répondit, pour ne citer qu’un exemple, à la question « Que pensez-vous de la culture américaine? » en soulignant que ce serait une bonne idée d’y penser, il démontrait un étonnant sens de la répartie. De même, si sa résistance à la physique quantique avait des fondements scientifiques (qui se sont révélés erronés), c’est surtout sa phrase selon laquelle « Dieu ne joue pas aux dés » qu’on a retenue. Einstein est celui qui fait mouche avec les chiffres, mais également avec les formules-chocs ou séduisantes : « Une fois atteint un certain degré de technicité, la science et l’art tendent à se fondre dans l’esthétique, la plasticité et la forme »; « La science stagnera si on la met au service d’objectifs pratiques »; « Toute la science n’est qu’un raffinement de la pensée de tous les jours. »

Albert Einstein sera toujours opposé aux guerres (sauf lors de la Seconde Guerre mondiale, la réaction au nazisme lui semblant tout à fait justifiée). L’explosion de la bombe atomique décuplera sa profession de foi pacifiste et le transformera, au cours des dix dernières années de sa vie, jusqu’en 1955, en mauvaise conscience de l’Occident. Injustement associé à la bombe (il n’a pas participé à sa mise au point, mais a cosigné une lettre adressée au président des États-Unis suggérant son développement pour contrecarrer « l’arme secrète » nazie), il continuera, jusqu’à son dernier souffle, à s’opposer aux armes nucléaires. Einstein aura été toute sa vie à la fois au cœur de l’institution scientifique et sa plus célèbre figure dissidente.

Dino Buzzati, « Rendez-vous avec Einstein », Toutes ses nouvelles, Tome 1/1942-1966, Paris, Robert Laffont, « Pavillons », 1989, p. 227-231. Traduit de l’italien par Michel Breitman.

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L’ouverture du texte propose en quelques phrases une foule d’éléments qui tracent les marques du génie d’Einstein dont le nom est évoqué dès la première ligne. Ce dernier, véritable prophète, vient d’avoir une illumination : il a « vu » la courbure de l’espace, chose impensable jusqu’à ce jour, même pour les plus grands esprits.

Alors qu’il se réjouit, cette vision disparaît et il se trouve projeté dans un lieu inconnu, désertique, où il rencontre l’ange de la mort, représentant du diable sur terre, qui lui apprend qu’est venu pour lui le temps de mourir. Désespéré, sachant que sa vision lui permettra de découvrir les clés de l’univers, Einstein demande un délai d’un mois, qu’on lui accorde et qui sera renouvelé.

Quand finalement il annonce avoir terminé ses travaux et se considère prêt à mourir, l’ange de la mort éclate de rire et affirme qu’il peut retourner chez lui. Devant le désarroi du savant, il explique lui avoir fait peur pour qu’il accélère son travail. Nous sommes pendant la Seconde Guerre et les forces du mal ont pour le moment écrasé les forces du bien. Voilà pourquoi « les chefs, en bas, les grands démons » (p. 231) tenaient à ce qu’Einstein se dépêche : c’est à la bombe atomique qu’ils songeaient. « Balivernes! S’irrita Einstein [qui ne comprend pas]. Qu’y a-t-il de plus innocent au monde? Ce sont de petites formules, de pures abstractions, inoffensives, désintéressées…” » (p. 231)

Einstein est ici un Cassandre aveuglé : lui, le pacifiste, celui qui prévoit le mal et le dénonce, n’a pas imaginé ce qu’on pouvait découler de ses « petites formules ». Dans ce conte, il apparaît comme le symbole des risques de la science, d’autant plus que les catastrophes peuvent être produites en toute bonne foi.

Ce texte de Buzzati est un exemple représentatif du travail d’un écrivain qui fut parmi les plus brillants nouvellistes du XXe siècle. Le fantastique permet d’interroger sans didactisme les valeurs de bien et de mal en les ancrant dans une réflexion sur les pouvoirs de la science. La brièveté de la nouvelle, la simplicité de la narration et les problèmes éthiques soulevés en font un texte accessible pour des publics très larges, dès le secondaire.

Pierre Boulle, E=Mc2, récits, Paris, Julliard, 1957, p. 139-238.

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Malgré la présence d’Einstein (qui a tous les attributs mythiques du personnage), c’est un autre physicien qui impose ici l’attention. Dans cette novella, récit allégorique qui prend l’allure d’une farce macabre, E=mc2 devient une nouvelle religion. Sous le fascisme, adhérer à la formule se révèle aussi lourd de sens que devenir chrétien au début de notre ère. Cette religion aura son martyr : Enricho Luchesi, physicien italien qui gagnera le Nobel et fuira le fascisme.

Pour démontrer que l’énergie est transformable en matière, Luchesi décide d’en créer, en allant la chercher dans les étoiles. L’énergie des vibrations cosmiques provient d’une destruction de la matière. « Cette énergie aujourd’hui diffuse, rendue inutilisable à la suite de catastrophes cosmiques, je me propose de la condenser, de la métamorphoser de nouveau suivant la formule d’Einstein, pour la ramener à son état premier. » (p. 185-186) Il s’attelle à cette tâche, avec l’appui des scientifiques du monde libre. Einstein prend connaissance de ces travaux et, enthousiaste lui-même, réussit à convaincre le président américain de les financer.

La première expérience publique de création de la matière est provoquée au Japon, dernier pays en guerre, dans le but de faire naître un effet choc à travers une manifestation de paix constructive. Le choix s’arrête sur la ville d’Hiroshima. On espère la présence de tous les citadins pour profiter du spectacle. La matière qui descend vers le sol prend la forme d’un pétale, hypnotisant la population.

La réaction en chaîne ne se fait pas attendre. Les copeaux se multiplient et, au grand étonnement des scientifiques, se matérialisent en fleurs. La population d’Hiroshima accueille d’abord avec enthousiasme ce signe de paix venu du ciel, mais la pluie de fleurs ne cesse de se déployer. Peu à peu le peuple entier est noyé sous les fleurs synthétiques, cette couche «d’uranium positif», et meurt sous ce nuage qui cache le soleil de manière aussi nette que le feront, dans la réalité, les effets du champignon atomique.

Le constat d’ironie est assez terrible. Malgré la pureté des intentions des scientifiques (incluant Einstein), les résultats sont aussi terribles que ceux qui existèrent dans la réalité, en août 1945.

Si le message est un peu grossier, il reste que la réflexion sur la science est intéressante. D’une lecture agréable, ce texte est accessible à tous les publics et peut permettre d’amorcer d’intéressantes discussions, dans une classe par exemple, en plus de donner l’occasion de contextualiser les événements qui ont entouré le projet Manhattan et le bombardement des deux villes japonaises.

John Casti, The One True Platonic Heaven, Washington D.C., Joseph Henri Press, 2003, 160 p.

Voir -> kurt GÖDEL

Philippe Cousin et Maxime Benoît-Jeannin, La croisière Einstein, Paris, Stock, 1983, 320 p.

** 1/2

La croisière Einstein est une fiction historique se déroulant dans les années trente, à l’époque où Albert Einstein décide de quitter l’Allemagne pour l’Amérique à cause de l’ascension politique nazie. Une pléthore de personnages très typés se retrouve à bord du bateau qui fait le voyage de l’Europe à New York. Le célèbre scientifique s’y trouve, bien qu’officiellement il voyage avec son épouse à bord d’un autre bateau. Écrit à la manière des romans d’espionnage, le texte débute avec une mort mystérieuse. Aurait-elle un rapport avec la présence d’Einstein à bord ? Peu à peu, de nombreux personnages se croisent et les intrigues politiques s’intensifient. L’apparition d’un sous-marin allemand de la Première Guerre, dont l’équipage a refusé de capituler, vient complexifier le récit. Les espions sont russes, français, allemands, américains. Un journaliste britannique, passager clandestin, flaire une vague histoire d’enlèvement et se retrouve au cœur de l’intrigue. Plusieurs grandes figures historiques sont représentées dans le roman : Himmler et Hitler, qui débattent pour savoir s’ils doivent laisser Einstein quitter le pays; Staline, qui voudrait profiter de ses connaissances.

L’intrigue est truffée de rebondissements et rappelle étrangement la structure de certains films hollywoodiens. La présence d’Albert Einstein est au cœur du roman et recèle surtout une dimension politique. Le savant est décrit comme un petit homme malin et plutôt sympathique; l’importance de ses contributions scientifiques se traduise par la convoitise que plusieurs gouvernements manifestent à son égard.

Si ce roman peut être assez divertissant pour les amateurs du genre, il fait d’abord d’Albert Einstein un prétexte pour raconter d’invraisemblables histoires d’espions, de trahisons et de sexe.

Friedrich Dürrenmatt, Les physiciens, Lausanne, L’ge d’homme, 1988, 99 p. Traduit de l’allemand par J.-P. Porret.

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Pièce politique, Les physiciens se déroule dans un asile d’aliénés et s’ouvre sur l’annonce d’un meurtre. Il y en aura trois au total. Les trois fous enfermés dans cette salle, et qui commettront chacun un meurtre, se croient physiciens : l’un se prend pour Newton, le second pour Einstein, le troisième se fait appeler Möbius. Ce dernier affirme que le roi Salomon lui apparaît, et veut écrire une œuvre en son nom. Concrètement, les trois meurtres s’expliquent pour les mêmes raisons : la crainte de voir la vérité révélée. Car « Einstein » et « Newton » sont en réalité deux physiciens qui agissent comme espions, l’un au nom du bloc de l’Est et l’autre au nom du bloc de l’Ouest, et sont chargés de surveiller Möbius dans le but de le convaincre, au besoin par la force, de travailler au profit des intérêts qu’ils représentent. S’épiant l’un et l’autre, ils finissent par révéler leur véritable identité et obligent Möbius à avouer qu’il simule la folie.

Newton et Einstein tentent à tour de rôle de le convaincre d’adhérer à son camp. Mais Möbius les renvoie dos à dos en les accusant de vouloir aliéner sa liberté. De plus, il leur annonce qu’il a brûlé ses manuscrits et les convainc de continuer à jouer le rôle de fous à la clinique. De toute manière, leur mission a échoué. Après mûres réflexions, ils acceptent. Physiciens, ils resteront innocents du mal qu’ils pourraient causer. Cependant, la directrice de la clinique a depuis longtemps démasqué Newton et Einstein, espionné Möbius et copié ses manuscrits. Elle a commencé à exploiter ses recherches pour le compte d’un gigantesque empire industriel. Elle apparaît comme la seule vraie folle de cette histoire, obsédée par les gains financiers et le pouvoir. Les recherches échappent aux États ennemis, mais se retrouvent entre les mains d’un trust privé rien de moins que démoniaque.

Que les deux hommes qui représentent les deux blocs politiques prennent en guise de surnom le patronyme des deux physiciens les plus renommés du monde occidental ne relève évidemment pas du hasard. On pourrait dire que ces deux noms ont du poids d’abord d’un point de vue rhétorique : métonymiquement, ils incarnent très bien la science; métaphoriquement, leur puissance symbolique exprime la force des pouvoirs politiques représentés.

Comme l’ensemble de l’œuvre de Dürrenmatt, Les physiciens interroge le droit, la morale, la vérité, le principe de justice dans la société contemporaine. Entre la folie et l’obsession du pouvoir, Dürrenmatt a décidé d’inscrire la figure du physicien, symbole du vertige et des risques de la connaissance. Newton et Einstein s’y retrouvent comme modèles du grand scientifique occidental.

Ron Elisha, Einstein, Bruxelles, Éditions Lansman, 1995 [1980], 56 p.

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Dans ce récit, la figure d’Einstein est scindé en trois personnages, et là se situe son originalité. Inspiré par les différents écrits d’Albert Einstein, Elisha, fortement marqué par les approches psychanalytiques, propose en premier lieu un Einstein à la veille de sa mort, nommé le Professeur, rongé par les remords et la culpabilité de ses mariages, de sa relation avec ses enfants, de son exil en Amérique, mais surtout de son influence théorique et politique sur les recherches ayant mené à la création de la bombe atomique. Le rapport entre les découvertes de l’homme et de la bombe est central dans la pièce. Le deuxième personnage, appelé Einstein, est au milieu de sa vie et obsédé par la recherche d’une théorie unifiée. Le troisième protagoniste, prénommé Albert, est un jeune Einstein enthousiaste, presque ingénu, qui vient de réaliser sa première théorie de relativité restreinte.

Les trois Einstein dialoguent tout au long de la pièce. Le personnage du Professeur est présenté comme la voix à la fois sage et amère de la conscience des jeunes Einstein. Elisha s’inspire du fait que le scientifique a affirmé qu’il aurait voulu rencontrer Moïse pour lui demander s’il avait imaginé que son peuple obéirait pendant si longtemps à ses lois; à plusieurs reprises, le Professeur s’adresse à Moïse en pleurs. À la fin, on sent que sa mort est imminente. Le spectateur doit d’abord entendre des sanglots; Elisha fait d’Einstein une figure tragique.

Un travail de documentation sur la vie du savant est manifeste et utilisé tout au long de la pièce, comme en témoignent les thèmes abordés lors de leurs discussions : réflexions sur l’Allemagne, sa politique et sa culture, sur la science « pure », son pacifisme, ses travaux avec Freud, ses moindres faits et gestes, ses mariages, son rapport au monde. En scindant ainsi Einstein, l’auteur met en scène les contradictions et les obsessions du physicien, qui dialogue sourdement avec lui-même. Le portrait dressé par Elisha est sombre et tourmenté, mais nous offre une vision personnelle, bien que parfois fort subjective, d’Albert Einstein.

Franco Ferrucci, La création. Autobiographie de Dieu, Paris, Payot, 1990, 353 p. Traduit de l’italien par Alain Sarrabayrouse.

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Dans cette « autobiographie », Dieu parle, raconte, narre son histoire sur 2000 ans et se souvient. Loin de chercher à renouveler ses disciples, à s’assurer la fidélité de ceux qu’il a déjà ou à nous imposer une nouvelle religion, il tente plutôt de déconstruire les mythes, légendes et superstitions qui l’ont érigé, de démentir les idées reçues à son sujet, et de remarquer à quel point on a pu le « défigur[er] » (p. 135). Depuis la naissance de la végétation jusqu’à l’apparition de l’humain, il fait un grave constat : sa création n’est que trop imparfaite et chaque chose ou être n’a été ajouté que dans le but de redresser l’imperfection d’un créateur trop maladroit qui entend bien mal son propre œuvre (n’est-ce pas d’ailleurs le cas de tout créateur?) : « comprendre la vie restait mon obsession. Je voulais maîtriser ce que j’avais créé et ne pouvais compter que sur les hommes » (p. 234), « le monde que j’avais créé était une œuvre imparfaite, une sorte d’ébauche à perfectionner » (p. 291) « j’avais créé l’homme pour m’aider à comprendre ma nature protéiforme, et voilà qu’il me répondait avec l’idée de diable » (p. 202). C’est à un dieu tantôt disciple de Bouddha, tantôt athée, voire hérétique, pécheur par luxure, oisiveté et gourmandise que Ferrucci donne la parole. Un dieu à l’image beaucoup plus humaine cette fois, un « être » mâle bien entendu (!), mais avec lequel le lecteur revisite l’histoire de l’invention de Dieu, la culture religieuse et la philosophie. L’auteur s’amuse avec cette idée : le Tout-Puissant est une création fictive, pourquoi ne pas le faire parler en fiction, lui donner la chance de s’expliquer un peu et de changer son image.

À travers sa narration, le personnage de Ferrucci tente de rassembler ses souvenirs (combien nombreux) et de rapporter ses rencontres avec de grands personnages qui ont marqué l’Histoire. Parmi eux, Moïse, son fils, Jésus (conçu non avec une vierge cette fois, mais avec une prostituée), Dante, Xénophane, Parménide, Freud et Einstein, en plus de citer et d’admirer Galilée, etc. S’il tente de comprendre sa propre création, les scientifiques lui sont assurément d’une grande nécessité. Il compte d’ailleurs « les astronomes et autres spécialistes du ciel au nombre de [ses] héros » (p. 10). Il fait la connaissance de Freud, alors que celui-ci n’est encore que médecin, pour soigner une indigestion causée par abus de pâtisseries. C’est à ce moment que Dieu découvre dans son délire gastrique qu’il a un inconscient. Racontant tout au médecin, il a probablement inspiré l’idée de la psychanalyse à celui qui en est aujourd’hui le père reconnu. Sa seconde entrevue avec Freud, devenu depuis une sorte de gourou entouré de disciples, sera marquée par la dualité : Dieu contre Freud dans un bureau de psychanalyste! Ensuite, il part à la recherche d’Einstein afin de « le mettre au courant de [sa] reconnaissance stellaire » (p. 306). Le physicien rencontre un Dieu assoiffé de savoir et d’explications, interlocuteur auquel Einstein se voit dans la nécessité d’expliquer simplement la théorie de la relativité restreinte.

C’est avec beaucoup d’érudition, d’humour et de philosophie que Ferrucci mène à bien son projet d’autobiographie divine, sans moralisme ni religiosité. Ce roman pourrait très bien servir pour un cours de philosophie, d’histoire ou de littérature du niveau collégial ou même universitaire.

Harald Fritsch, E=Mc2, une formule qui change le monde, Paris, Odile Jacob, 1998, 304 p. Traduit de l’allemand par Annie Brignone.

**** 1/2

Faisant le pont entre fiction et réalité, ce roman, très particulier, (dont l’histoire se situe après la Seconde Guerre mondiale) est écrit par un physicien renommé. Fritsch met en scène une rencontre imaginaire entre Newton et Einstein pour essayer de dégager ce qu’aurait été la teneur de leurs discussions sur la nature de l’univers.

Admirablement bien vulgarisé, graphiques et photos à l’appui, ce texte est une des plus belles réalisations qui soit dans ce domaine. La fiction autour de cette rencontre ne sert qu’une seule visée : l’explication des principales thèses des deux génies, qui atteint son but, car par sa forme dynamique, la structure du roman offre une lecture agréable et haletante.

Par sa présentation et par la juxtaposition, dans une impossible rencontre des thèses très détaillées explicitées par leurs auteurs respectifs, ce texte se démarque des autres titres de cette bibliographie. La fiction est présente surtout dans la forme qui caractérise cet étrange ouvrage dont les thèses scientifiques sont exactes. À la fois biographique, historique et scientifique, ce livre offre un excellent résumé de l’histoire des sciences depuis Newton. Il rencontre à la fois les critères élevés de l’érudition historique et scientifique et nous présente, sous le couvert d’un roman, une admirable synthèse des positions épistémologiques des protagonistes. L’auteur ira même jusqu’à imaginer ce qu’aurait pensé Newton à la vue du champignon atomique!

Notons au passage qu’un index nominum/rerum à la fin du livre nous présente les personnages mentionnés dans le texte, dont de nombreux scientifiques (Oppenheimer, Minkowski, Maxwell entre autres) et les thèses qu’ils ont défendues.

Todd Gitlin, The Murder of Albert Einstein, New York, Farrar Straus Giroux, 1992, 297 p.

***1/2

C’est dans l’univers des médias, en particulier de l’enquête journalistique télévisuelle, que nous plonge l’intrigue très particulière concoctée par Gitlin. La narratrice, Margo Ross, est une journaliste-vedette d’une émission à sensations. Au début du récit, elle éprouve des scrupules par rapport à un métier dont elle perçoit la vacuité. Elle rencontre alors un vieil ami qui lui demande son aide afin d’élucider un mystère datant de plus de trente ans : il lui révèle que de nouvelles analyses du cerveau d’Albert Einstein démontreraient qu’une grande quantité d’amphétamines se trouvent dans ses cellules cérébrales. Le savant, qui est officiellement mort à la suite d’un anévrisme, aurait-il plutôt été assassiné? Margo décide de poursuivre les recherches entamées par son ami et de convaincre le réseau de télévision pour lequel elle travaille de financer un reportage choc sur les derniers jours d’Einstein afin d’éclairer les circonstances de sa mort. Elle rencontre plusieurs personnes l’ayant connu : des scientifiques qui s’opposaient à certaines de ses idées politiques, un homme troublé qui l’avait côtoyé lorsqu’il était un jeune poète intrigué par la recherche d’une théorie unifiée de l’univers.

À travers l’enquête de la narratrice, Todd Gitlin met en relief la complexité des travaux d’Einstein et les nombreuses interprétations politiques et scientifiques qui, justifiées ou non, continuent d’être débattues aujourd’hui. Tout au long du récit, sont évoquées l’association faite entre la théorie de la relativité et la création de la première bombe atomique par le projet Manhattan et l’obsession d’Einstein de trouver une théorie unifiée de l’univers. Ses travaux sur la théorie unifiée, qui a occupé, mais sans être résolu, les trente dernières années de la vie d’Einstein, sont particulièrement remis en question par certains individus dans le roman. Par une logique paranoïaque, ils voient dans cette théorie la possibilité de créer une arme pouvant détruire l’univers entier. Bien que plusieurs personnages historiques apparaissent (par exemple Teller et Oppenheimer), les scientifiques interviewés par Margo Ross sont fictifs. Ils deviennent des incarnations de certaines attitudes distinctes par rapport à la recherche scientifique, ses impacts sociaux et politiques.

Albert Einstein est par conséquent la figure centrale du roman, même s’il n’est présent qu’à travers le discours des autres personnages. Gitlin propose également un portrait assez cynique des médias, de leur représentation de la réalité et de leur manipulation des discours. Celle-ci est au cœur des relations entre les protagonistes qui, en cherchant soit à révéler la vérité, soit à la cacher, se révèlent de manière intéressante. L’auteur semble surtout obsédé par la manipulation en général, ce qui rend l’intrigue un peu lourde, mais tout de même digne d’intérêt.

Leila Haddad, Le principe du tire-bouchon, Paris, La Table Ronde, 2005, 433 p.

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Dans le but de comprendre son mari Bernard, physicien et ingénieur de renom tombé en catatonie — on ne sait trop pourquoi au début —, Irène s’initie aux sciences naturelles par l’intermédiaire d’un journaliste scientifique nommé Léo. Le fil conducteur de l’intrigue est la récapitulation de l’histoire des sciences, des présocratiques à Einstein, pour mieux saisir les idées du grand physicien, mais en particulier sa théorie de la relativité générale. Elle pourra alors savoir ce qui est arrivé à son mari qui subit les conséquences d’une expérience révolutionnaire, nommée Expérience Cruciale.

Bernard, encouragé par son ami Léo, a publié un crank (une idée scientifique farfelue) nommé l’hypothèse du vivant et perdu ainsi toute crédibilité auprès de ses pairs. Il se rétracte par la suite, mais le mal est fait et il décide alors, contre l’avis de tous, d’essayer de prouver l’exactitude de sa théorie qui pourrait s’énoncer comme suit : l’univers fonctionne à l’image d’un organisme vivant complexe.

La trame est construite de façon chronologique et emprunte le parcours de l’évolution des sciences. On y rencontre Socrate, Platon, Aristote, Copernic, Kepler, Bruno, Brahé, Galilée, Descartes, Newton, Laplace, Maxwell, Arago, Thomas Wright, Einstein et les éléments biographiques semblent respecter la réalité historique. L’évolution des idées sert l’Histoire et le récit. Chaque scientifique présenté permet de corriger ses prédécesseurs et rend les théories scientifiques plus limpides. Chronologiquement et parallèlement expliquées, l’histoire de la science et les mésaventures de Bernard se clarifient.

On apprend finalement que, dans le but de s’approcher de la vision qu’avait Einstein de la quatrième dimension, Bernard avait tenté de réussir, mais en vain, une expérience de mort contrôlée (near death experience).

Il semble que nous soyons ici en face d’un Monde de Sophie de la physique. Le romanesque sert de prétexte à tout un didactisme sur l’histoire de la physique. Maladresse ou volonté de l’auteur, qui est un journaliste scientifique?

Stuart Kaminsky, La case de l’oncle atome, Paris, Gallimard, « Série noire », 1988, 314 p.

Smart Move : a Toby Peters Mystery, New York, St.Marin’s Press, 1987, 212 p.

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Polar utilisant toutes les ressources du genre, La case de l’oncle atome se déroule en 1942, alors qu’Albert Einstein travaille à Princeton. Le physicien, qui savait réellement jouer du violon, doit donner un concert pour une œuvre de charité et des indications laissent croire que des nazis tenteront de l’assassiner. Toby Peters, détective spécialisé dans la protection de vedettes hollywoodiennes, est engagé pour le protéger.

Si la structure narrative est mécanique et peu originale, le roman de Kaminsky offre un portrait d’Einstein qui échappe à la caricature. Homme inquiet et lucide, fatigué par les errements de l’humanité, marqué par un certain désabusement, le personnage paraît crédible, même si le trait est parfois un peu forcé.

Le propos du roman de Kaminsky, dans lequel Einstein est aux prises avec des nazis, insiste sur la dimension politique. L’ouvrage reprend une association fréquente (y compris dans la fiction) entre Albert Einstein et la bombe atomique, mais pour en montrer en réalité l’absence de fondement. Si La case de l’oncle atome ne se présente pas comme un roman très complexe, il reste qu’il signale en quoi la guerre vient brouiller les informations, semer la propagande et la suspicion, suffisant amplement à répandre des rumeurs assassines. Le statut d’Einstein, ambigu à plus d’un titre, rend d’autant plus facile les embrouillaminis : Allemand ayant fui le nazisme, pacifiste en temps de guerre mais associé à la défense américaine, il ne peut que créer la confusion, qu’il le veuille ou non. Le cadre romanesque, par le biais d’une histoire d’espionnage et de contre-espionnage, reproduit une erreur (l’association entre Einstein et la bombe atomique) largement reprise et avalisée par le discours social et de nombreux textes littéraires. Chez Kaminsky, la parole d’Einstein lui-même vient rétablir la vérité.

Alexis Lecaye, Einstein et Sherlock Holmes, Paris, Payot, « Rivages/Noir », 1996 [1989], 313 p.

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Dans Einstein et Sherlock Holmes, Alexis Lecaye met en scène le héros de Conan Doyle et un tout jeune Einstein – nous sommes en 1905, l’année où son nom commence à circuler dans les cercles de physiciens. Un groupe de savants, qui forme une espèce de secte et s’est donné le nom de « Perpetuum Mobile », travaille depuis des années à l’invention d’une machine dont la fonction est de créer un mouvement perpétuel. Deux d’entre eux seront assassinés d’une manière sadique qui dénote de sérieuses connaissances scientifiques de la part du meurtrier. Par qui et pourquoi? Sherlock Holmes décide de sortir de sa retraite pour résoudre l’affaire. C’est à la recherche de pistes, de projets scientifiques déposés par Perpetuum Mobile que le détective fouille le Bureau des Brevets où il fait la rencontre du jeune Einstein.

Bien qu’elles ne participent qu’indirectement à l’enquête, les connaissances d’Einstein permettront d’élucider l’énigme en donnant à Holmes l’occasion de développer certaines de ses intuitions. En revanche, ce sont les préceptes méthodologiques de Holmes qui le conduiront à penser la théorie de la relativité, même si elle bouscule toutes les idées reçues.

On ne s’étonnera pas que le physicien soit associé à Sherlock Holmes, le détective symbolisant le roman policier dit « à énigme » ou de la « chambre close ». C’est bien la résolution d’une affaire obscure à partir d’une réflexion objective, reposant sur des faits empiriques, qui caractérise ce type de roman policier, qu’on peut lier tout naturellement à la pensée scientifique telle qu’elle est traditionnellement perçue. Mais l’originalité d’un détective comme Holmes et d’un physicien de la trempe d’Einstein, ne peut se limiter à une subtile compréhension des faits : elle requiert également une imagination permettant de poser des hypothèses qui ne viendraient à l’esprit d’aucun autre enquêteur, scientifique ou non. Le roman se fait fort de le démontrer.

D’une facture agréable sans être très novateur, le roman se lit sans déplaisir et pourra attirer un lecteur adolescent intéressé par les romans policiers, aussi bien qu’un public adulte amateur de Sherlock Holmes (l’auteur connaît manifestement les aventures du héros de Conan Doyle).

Alan Lightman, Quand Einstein rêvait, Paris, Robert Laffont, « Pavillons », 1993, 123 p. Traduit de l’anglais par Claire Malroux.

Einstein’s Dreams. New York, Pantheon, 1992, 179 p.

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L’auteur, lui-même physicien, propose une série de courtes fables autour du temps. Nous sommes à Berne, en 1905, et un jeune scientifique réfléchit à cette question à laquelle il s’intéresse depuis longtemps. D’une part cela accapare son travail, d’autre part il rêve de plus en plus à des mondes dans lesquels des temporalités étranges se multiplient.

Ce jeune homme, on l’aura compris, est Albert Einstein et le texte contient une part de vérité historique : il a effectivement obtenu un emploi au Bureau des Brevets en 1902 et publiera en 1905, dans des revues scientifiques, des mémoires écrits pendant ses temps libres, qui auront un retentissement considérable. L’intérêt principal du livre ne porte pas cependant sur la vie d’Einstein. Mis à part le prologue, la conclusion et trois intermèdes au cours desquels il se trouve avec son ami Michael Besso, aussi physicien, le livre présente une série de courts textes décrivant des rêves, présentés dans l’ordre chronologique, du 14 avril au 28 juin 1905.

Le jeune physicien constate que « parmi les multiples natures du temps, imaginées en autant de nuits, l’une semble s’imposer. Non que les autres soient impossibles. Les autres pourraient exister dans d’autres mondes. » (p. 9) Le lecteur découvre ces « autres mondes », dans des textes qui commencent souvent par « Dans ce monde-là », « Imaginez un monde», « Considérez un monde » qui sonnent comme autant de « il était une fois ». Les différentes narrations posent le sujet du rêve dans les premières lignes et invitent à constater comment vivent les gens dans cet univers temporel singulier, présentant à chaque fois des avantages et inconvénients particuliers.

Qu’il apparaisse dans les interludes avec Besso ou seul dans son bureau, Einstein paraît « flottant » : figure onirique, il semble naviguer à vue dans un rêve continuel, plongé dans un nouveau projet et n’entendant pas les questions qu’on lui pose, « oublieux de son corps et du monde » (p. 70). Einstein ne se « matérialise » pas dans ce livre. Il absorbe, à travers ses rêves, les différentes facettes du temps et en devient à lui seul une représentation (et le dépositaire). En ouvrant les portes du temps, en en offrant perceptions et perspectives singulières, il permet à la fiction de s’attaquer à un espace imaginaire chaque fois original. Dans ce livre magnifique associant imagination débordante et pensée scientifique, Alan Lightman propose un large spectre de temporalités et c’est comme s’il disait : « voyez ce qu’Einstein nous a permis d’imaginer ».

Anna McGrail, Mrs Einstein, New York, W.W. Norton, 1998, 333 p.

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En 1902 Mileva Maric, future épouse d’Albert Einstein, donne naissance à une fillette dans un petit village de Hongrie. La grossesse a été cachée aux proches du couple et le bébé, prénommé Lieserl, est adopté en Hongrie. Peu de choses sont connues du destin de l’enfant, dont l’existence a été révélée seulement en 1986 par les archives de la correspondance du scientifique. Anna McGrail propose dans Mrs Einstein une fiction basée sur la vie de cette enfant abandonnée par son géniteur. Le roman, assez dense, rappelle les récits romantiques, mais est teinté de l’imaginaire du XXe siècle troublé par la violence des guerres et certaines découvertes scientifiques.

Liersel grandit dans une ferme en Hongrie et démontre précocement une grande aptitude pour les mathématiques. Dès son enfance, les sciences la fascinent. Elle développe très rapidement une haine féroce pour son père : la jeune fille décide d’apprendre la physique, de développer ses connaissances le plus possible dans le but de supplanter son père dans son domaine ou de prouver qu’il a tort. À cause de son manque d’argent et de ses difficultés d’accès aux documents scientifiques dont elle a besoin, son désir de vengeance inassouvi la conduit à vouloir construire une bombe atomique pour démontrer la perversité de l’équation de son père : E=Mc2.

Parce qu’obsédée aussi bien de vengeance que de science, Lieserl mènera une vie remplie de péripéties : elle franchit l’Europe, puis l’Amérique avec sa grande amie Maja. Elle traverse la Première Guerre mondiale dans la misère, se marie, mais perd sa famille, de religion juive, au début de la Seconde Guerre, conséquence de son acharnement à demeurer en Allemagne pour travailler sur sa bombe. Fuyant ensuite l’Allemagne pour se réfugier en Amérique, elle travaille à Los Alamos où la bombe sera enfin construite.

Roman à rebondissements multiples, Mrs Einstein est une fiction historique fascinante. Le discours scientifique est omniprésent et bien intégré dans la narration. Albert Einstein se manifeste surtout à travers la haine de Liersel. Il apparaît en tant que personnage à la fin du récit.

Roland Omnes, L’Espion d’Ici, Paris, Flammarion, 2000, 251 p.

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Ce roman relate les aveux d’un espion né dans un autre monde, nommé « Ici » (où habitent les Existants), un agent double qui prend parti pour la Terre, et qui confesse sa situation à son ami Jérôme. Cet espion est le dernier représentant d’une série d’observateurs qui ont séjourné sur la Terre depuis 3 milliards d’années. Chacun d’eux doit réaliser un rapport détaillé de la situation terrestre à chaque million d’années. Or, ce dernier observateur est celui qui aura été témoin de l’émergence de l’homme, de la pensée symbolique et aura eu la possibilité de rencontrer de grands Esprits. Pythagore, Socrate, Platon, Aristote, Parménide, Empédocle, Arthur, Merlin (qui serait l’espion), D’Alembert, Brahé, Kepler, Galilée, Descartes, Newton et Maxwell dont il considère les travaux comme l’aboutissement de ceux de Newton. Suscitant un effet d’émerveillement chez lui, les découvertes grandioses de Maxwell, de Newton et de Darwin incitent l’espion à prendre le parti de la Terre.

Il passe deux semaines avec Darwin, lui révèle sa véritable identité et lui transmet les connaissances acquises par sa position particulière. À propos de toutes les spéculations formulées par les philosophes Darwin dit : « c’est seulement à présent que la science peut affirmer » (p.163).

De sa rencontre avec lui, où l’espion se présente comme un philosophe, on retiendra, hormis les résumés techniques, qu’Einstein est plus un architecte de la pensée qu’un physicien. Ensuite, il rencontre les physiciens des théories quantiques. De leurs débats philosophiques, l’espion soulignera certaines des conséquences que la physique quantique, qui met au monde un bouleversement conceptuel, aura sur l’histoire de la pensée.

Les penseurs et scientifiques que L’Espion d’Ici met en scène semblent fidèlement représentés. En fait, l’auteur se permet seulement d’inclure des échanges fictifs dont la substance peut facilement être déduite des œuvres concernées. Bien peu d’imagination finalement, dans cette œuvre mineure.

Michael Paterniti, Driving Mr. Albert : a Trip Across America with Einstein’s Brain, New York, Dial Press, 2000, 211 p.

*** 1/2

Le roman de Paterniti propose un périple bien singulier : un automobiliste parcourt les États-Unis en compagnie de fragments du cerveau d’Albert Einstein. Le voyageur, accompagné d’un homme de 84 ans qu’on croit être le responsable du vol de l’encéphale, des décennies plus tôt, explique d’abord comment cette légende l’a peu à peu habité. Découvrant qu’on aurait extrait l’organe du crâne du scientifique, le personnage décide de retracer l’homme qui en possède les restes. Les deux individus reconduisent le célèbre cerveau du Maine en Californie, chez la petite-fille du physicien.

Bien que sa prémisse soit plutôt cocasse, l’œuvre est néanmoins riche et fascinante à lire; l’auteur ponctue le « road book » de plusieurs passages biographiques à propos d’Einstein, de sa vie personnelle, de ses théories, de son pacifisme et de sa culpabilité par rapport à la guerre. Le narrateur tente de comprendre le geste de l’homme qui l’accompagne, et les raisons, jamais vraiment claires, qui l’ont poussé à extraire de son crâne le cerveau du physicien pour ensuite le conserver. La matérialité de cet organe le pousse étrangement à tenter de comprendre Albert Einstein en tant qu’homme. Vers le milieu du récit, le narrateur se rend compte que le seul fait d’être en possession de l’encéphale d’Einstein à proximité teinte tout ce qu’il voit et éclaire singulièrement sa vision de l’Amérique. Riche en impressions, le récit permet de saisir les ambiguïtés du personnage d’Einstein qui colore les rapports entre les gens et les lieux décrits.

Gore Vidal, La ménagerie des hommes illustres, Paris, Payot & Rivages, 1999, 273 p.

The Smithsonian Institution, Fort Washington, Harvest/HBJ Books, 1998, 260 p.

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Dans La ménagerie des hommes illustres, il est question d’un voyage dans le temps vu à travers les yeux d’un jeune mathématicien de génie, âgé de 13 ans, nommé T., et des rencontres qu’il fait grâce à un thermostat « magique » installé à la Smithsonian Institute.

Einstein, Oppenheimer, Fermi, Bohr, Minkowski apparaissent dans ce roman où se côtoient la réalité et la fiction par le biais d’uchronies que rend possibles l’intervention de T (toujours identifié par cette initiale qui représenterait la quatrième dimension, c’est-à-dire le Temps). En 1939, alors qu’il est membre du Manhattan Project (jamais nommé), T. tente à tout prix d’éviter la guerre. C’est ainsi qu’il apporte de nouvelles idées à Oppenheimer et à Einstein qui sont les deux seuls personnages historiques présents dans l’action.

Ce roman est intéressant entre autres parce qu’il interroge d’abord les questions d’éthique qui ont pu émerger de la rencontre, entre Oppenheimer, Einstein et T., dont le but avoué était de sauver et de tuer. Sauver, tuer au sens où la logique morbide du nombre de morts devient le critère de base pour justifier une intervention atomique sur Hiroshima — qui ferait environ 100 000 morts, plutôt qu’une invasion terrestre de Tokyo dont le résultat provoquerait environ 400 000 victimes.

Vidal construit la personnalité des protagonistes en soulignant l’importance des débats éthiques et politiques qu’impose le poids des équations découvertes par ces scientifiques. C’est ainsi que l’on se retrouve devant le dilemme ultime: doit-on ou non créer la bombe qui pourrait à elle seule détruire tout ce qui existe sur Terre? Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’Homme a en main son propre pouvoir d’annihilation, et il en prend conscience. La course macabre est donc lancée entre les membres du projet Manhattan et Hitler que l’on soupçonne de vouloir créer aussi une arme très puissante, d’une envergure équivalente. La principale inquiétude qui en découle est qu’elle puisse tomber entre les mains du plus fou.

Il s’agit d’un roman exemplaire, notamment pour le regard qu’il porte sur les conséquences éthiques des pratiques scientifiques.

Kate Wenner, Dancing with Einstein:a Novel, New York, Scribner, 2004, 223 p.

*** 1/2

L’action de Dancing with Einstein est située dans les années soixante-dix; le personnage principal, une jeune femme de près de trente ans, Marea Hoffman, décide de s’installer pour vivre à New York après avoir voyagé, ou plutôt vagabondé, pendant près de sept ans. La proximité de son trentième anniversaire devient pour elle une période de réflexion. Elle décide, plus ou moins par hasard, de suivre une thérapie et de travailler dans une boulangerie artisanale tenue par un hippie avec qui elle développera une étrange amitié.

Réfléchissant sur son inconstance et son intarissable besoin de bouger, Marea est obsédée par une singulière sensation : elle a l’impression d’avoir la peau poreuse, de ressentir trop vivement les peines et les angoisses qu’elle observe autour d’elle. Née le jour de la première explosion atomique dans le désert américain, la jeune femme est obsédée dès l’enfance par les explosions nucléaires et fait des cauchemars à ce sujet. Dans sa quête pour comprendre ce phénomène, elle est bientôt suivie par pas moins de quatre thérapeutes qui lui offrent autant de miroirs d’elle-même. Ces démarches l’amènent à revenir sur son enfance et sa relation avec son père, mort lorsqu’elle avait douze ans, qui fut un des scientifiques ayant contribué à l’invention de la première bombe atomique à Los Alamos.

Deux figures scientifiques jouent un rôle important dans le roman; l’une réelle, l’autre imaginaire. La première incarne Albert Einstein qui entretenait des liens d’amitié avec la famille et lui rendait visite régulièrement. La jeune fille accorde à Einstein un rôle de grand-père. Dans ce roman, les opinions pacifistes du scientifique vieillissant sont mises de l’avant. Albert Einstein tient des discussions enflammées avec l’autre scientifique, le père de la jeune femme, davantage en accord avec les positions de Teller. Hantée par cette mort qu’elle essaie de comprendre, Marea lira le journal de son père, qui nous plonge dans le climat complexe de la recherche scientifique lorsqu’elle implique des questions technologiques et morales.

Jorge Volpi, À la recherche de Klingsor, Paris, Plon, 2001, 430 p. Traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli.

***1/2

C’est pendant la Seconde Guerre mondiale que prend naissance le récit captivant de Jorge Volpi. Jeune et brillant physicien à la carrière prometteuse, Francis Bacon (ni peintre ni philosophe) est alors appelé à effectuer son troisième cycle universitaire auprès des plus grands (Von Neumann, Einstein, etc.) à l’Institut des hautes études de Princeton. Empêtré dans des histoires sentimentales, il est exclu de l’école à la suite d’un scandale provoqué publiquement par sa fiancée lors d’une conférence prononcée par le célèbre Gödel. Poliment mis à la porte, Bacon se voit dans l’obligation d’accepter un poste de lieutenant de l’armée américaine. Attitré à l’espionnage, il sera chargé, après le grand procès de Nuremberg, de retrouver et d’identifier le conseiller scientifique d’Hitler. Dans cette Europe qui se relève de ses cendres, alors que plane la menace de la guerre froide, Bacon devra résoudre le mystère de l’identité de Klingsor, le scientifique responsable du projet atomique nazi.

Astucieusement construit, le roman amalgame histoire, science, philosophie et théories littéraires. Volpi met en scène, avec beaucoup de réalisme, l’ambiance d’après-guerre, le procès de Nuremberg, la théorie de la relativité et la fusion atomique, mais aussi l’épineuse question de la responsabilité scientifique. Dans ce long roman, la science se mêle habilement à la trame romanesque, sans y perdre toutefois les néophytes en la matière. L’auteur échafaude avec beaucoup d’adresse un savant alliage de fiction et de réalité. De même, par un jeu de mise en doute des propos rapportés par le narrateur, par la structure du roman dont les chapitres sont présentés suivant le schéma « lois/hypothèses/ énoncés », l’auteur parvient à lier admirablement science et littérature. L’amateur de science y reconnaîtra bon nombre de grands savants (Einstein, Von Neumann, Gödel, Oppenheimer, Heisenberg, Otto Hahn, etc.) et quantité de théories. Ce livre montre adroitement à quel point la science (réelle) peut servir et alimenter la fiction. Avec À la recherche de Klingsor, Volpi réalise un roman historico-politico-scientifique brillant. Indispensable pour les amateurs du genre.

Robert Oppenheimer

La vie du physicien Robert Oppenheimer est intimement liée à la Seconde Guerre mondiale et à la guerre froide. En ce sens, il incarne sans doute plus que tout autre les liens complexes unissant le monde scientifique et le monde politique au XXe siècle.

Nommé professeur de physique à l’Université de Californie dès l’âge de 25 ans, en 1929, il est l’auteur de nombreux travaux sur la théorie quantique de l’atome. Cependant, contrairement à un Niels Bohr ou un Richard Feynman, aussi important (sinon plus) si on tient compte uniquement des résultats scientifiques obtenus au cours de leurs travaux en physique, la vie de Robert Oppenheimer, véritable tragédie, aura inspirée de nombreux romanciers et dramaturges.

En 1942 naît le projet Manhattan (Manhattan Engineering District), initié dans le but de contrecarrer une possible arme secrète, très puissante, que les Nazis seraient alors en train de mettre au point. L’objectif est de produire une bombe atomique et Oppenheimer se voit confier la responsabilité scientifique de ce projet. Il le coordonne en étant entouré de plusieurs des plus brillants physiciens de l’époque – mais pas Albert Einstein, contrairement à une légende tenace qui en fait le père de la bombe.

Rapidement, sur le site de Los Alamos, une véritable ville émerge et bientôt 50 000 personnes consacrent leur temps à la fabrication de la bombe. Elle explose pour la première fois le matin du 16 juillet 1945, à 5h30, à Alamogordo. Stoïque, Oppenheimer déclare : « Ça a marché », ce à quoi le physicien Kenneth Bainbridge aurait répliqué : « Maintenant, nous sommes tous des salauds. » Réplique cynique peut-être, mais moins que celle du président Truman. Après les explosions des 6 et 9 août sur Hiroshima et Nagasaki, devant un Oppenheimer affirmant : « Nous avons tous du sang sur les mains », Truman aurait répondu : « Ça part au lavage. »

Déjà, il y a plus de 2000 ans, Archimède fabriquait des armes pour le roi de Syracuse. Cette collusion entre mondes scientifique, politique et militaire ne date donc pas d’hier. Mais l’ampleur du projet Manhattan, ses conséquences aussi bien que son impact sur l’imaginaire occidental contemporain, consacre une véritable rupture, un niveau inégalé du tragique, qu’inspire d’ailleurs l’opposition des deux coordonnateurs du projet : le général Leslie Groves, représentant archétypal du militaire, et le brillant, cultivé et angoissé Robert Oppenheimer, qui ne se relèvera jamais de sa participation au projet.

Figure faustienne par excellence, Rober Oppenheimer dénoncera dès 1947, dans une célèbre conférence au titre pourtant neutre (« La physique dans le monde contemporain »), l’absence de morale dans laquelle la science risque de glisser de plus en plus, conséquence de l’horreur de la Seconde Guerre. Ce réquisitoire ne le rapprochera pas des instances militaires et gouvernementales qui déjà, en 1944, enquêtait sur son compte par le biais des services de contre-espionnage.

Directeur de l’Institute of Advanced Studies de Princeton en 1947, puis président de la Commission consultative sur l’énergie atomique, il est démis de ses fonctions en 1954 pour avoir refusé catégoriquement de participer à l’élaboration de la bombe H. Dès lors, les « faucons » (pour utiliser une expression de l’ère Bush mais tout à fait applicable à l’ère Eisenhower) vont s’acharner sur lui. En pleine guerre froide, peu de temps après l’exécution des Rosenberg et alors que la commission McCarthy achève ses travaux, Oppenheimer est accusé d’avoir noué des contacts avec les milieux communistes. Il ne sera réhabilité que plusieurs années plus tard, peu de temps avant sa mort qui survient en 1967.

Moins connu du grand public qu’Albert Einstein, son opposition au développement de l’armement atomique et son pacifisme auront été moins spectaculaires que son célèbre aîné. Néanmoins, Oppenheimer aura subi beaucoup plus durement, dans sa vie quotidienne, pendant plusieurs années, les effets de ses principes. À la fois responsable de la fabrication de la bombe atomique et opposant farouche à la militarisation de la science, Robert Oppenheimer incarne peut-être plus que tout autre, au XXe siècle, les risques d’une industrialisation de la science au nom de l’État et des grandes entreprises.

Nicole Brossard, Le désert mauve, Montréal, l’Hexagone, 1987, 220 p.

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Le roman s’ouvre sur un bref récit d’une quarantaine de pages écrites par une certaine Laure Angstelle, publié aux États-Unis, et intitulé Le désert mauve, histoire d’errance d’une jeune fille habitant dans un motel appartenant à sa mère et fascinée par le désert d’Arizona où elle roule en voiture le plus souvent possible. Maude Laures achète le livre à Montréal et, intriguée, décide de le traduire. Divisé en trois parties, il propose d’abord le court récit éponyme, ensuite les différentes étapes du travail effectué sur lui par Maude Laures et enfin, bouclant la boucle, le récit revu et réinterprété. Puisque le texte « en anglais » de Laure Angstelle est présenté en français, il s’agit bel et bien d’une réécriture du même texte que Nicole Brossard offre ici au lecteur.

Réflexion originale et habile sur la traduction aussi bien que sur l’écriture et la lecture, Le désert mauve trouve sa place dans cette bibliographie à cause d’une figure essentielle qui hante le roman de Laure Angstelle. Lieu de l’errance et métaphore prégnante de la mort dans le roman, le désert est aussi, plus prosaïquement, le site des explosions atomiques. La figure de « l’homme long » qui revient comme un leitmotiv dans ces pages, oscillant entre le pur cérébral et l’individu au bord de la folie, est liée sans qu’on ne sache comment a priori aux expériences atomiques. En réalité, une lecture attentive démontre de manière convaincante que cet homme possède les traits de Robert Oppenheimer, le responsable du Projet Manhattan pendant la Seconde Guerre mondiale, qui allait conduire à la mise au point de la bombe atomique.

John Casti, The One True Platonic Heaven, Washington D.C., Joseph Henri Press, 2003, 160 p.

Voir -> kurt GÖDEL

Haakon Chevalier, L’homme qui voulait être dieu, Paris, Seuil, 1960, 381 p. Traduit de l’anglais par A.-G. Charpenteau.

The Man Who Would Be God, New York, G. P. Putnam’s Sons, 1959, 449 p.

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The Man Who Whould Be God entrecroise le destin de deux figures : Sebastian Bloch, physicien à la personnalité magnétique qui poursuit des recherches sur la fission de l’atome, et Mark Ampter, un professeur d’économie qui travaille également pour les services secrets et qui doit enquêter sur les activités communistes de Bloch. L’action se déroule avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. À mesure qu’il enquête sur Bloch, Ampter se lie d’amitié avec lui et éprouve de plus en plus de difficultés à écrire ses rapports pour les services secrets. Leurs destins s’éloignent lorsque Bloch obtient un emploi sur un projet scientifique mystérieux du gouvernement américain, alors que Ampter, devenu soldat, est envoyé au combat dans le Pacifique.

Ce roman est surtout le récit d’une étrange amitié que le climat politique et d’espionnage complique. L’écriture est prenante et les personnages sont construits avec finesse et imagination. La figure scientifique du roman, Sebastian Bloch, est un calque de la personnalité de Robert Oppenheimer. Le récit de sa vie fait écho à de nombreux faits biographiques connus. Bien que Bloch demeure un personnage de fiction, sa filiation avec Oppenheimer est somme toute évidente.

Rappelons que l’auteur, Haakon Chevalier, était un professeur de littérature à Berkeley, dans l’état de Californie. Membre actif du Parti Communiste, il a partagé une grande amitié avec Oppenheimer, qui s’est interrompue à la suite d’enquêtes du gouvernement américain sur leur relation; Chevalier aurait demandé à Oppenheimer des informations sur ses travaux concernant la bombe atomique afin de les transmettre aux services secrets russes. Un scénario quelque peu différent est évoqué dans le roman The Man Who Would be God.

Mentionnons que Chevalier a également publié un ouvrage biographique plus traditionnel à ce sujet nommé Oppenheimer : the Story of a Friendship (Voir la troisième section de la présente biographie).

Janette Turner Hospital, Charades, Toronto, McClelland and Stewart, 1989, 291 p.

*** 1/2

Charades est le récit très particulier d’une jeune étudiante d’origine australienne, nommée Charade Ryan, à la recherche de son père qui l’a abandonnée avant sa naissance. Au début du roman, Charade est étudiante libre (plus ou moins clandestine) au MIT, à Boston, et commence une liaison singulière avec un physicien célèbre nommé Koenig. La jeune femme est fascinée par la physique moderne, en particulier par les théories des particules et le principe d’Heisenberg : ces théories habitent son imaginaire et façonnent, de manière métaphorique, sa manière de voir le monde et de reconstruire le passé. Nuit après nuit, pendant un an, Charade raconte à son amant des théories sur ses origines, les différentes manières de voir sa propre vie et ce père disparu. En même temps, elle reconstruit le récit de son enfance en Australie et de cette relation avec Koenig, histoires qui alternent avec ses monologues sur la physique. La structure du roman rappelle celle des récits de Shéhérazade; lorsqu’elle interrompt l’histoire de sa vie, nuit après nuit, c’est sa relation amoureuse avec Koenig qui est mise en question et qui peut se terminer.

Les figures scientifiques dans le récit servent surtout de prémisses aux réflexions de la jeune femme qui tente de donner sens à plusieurs univers qui lui échappent. Néanmoins, les physiciens mentionnés ont une importance majeure dans la narration puisqu’ils permettent, entre autres, de poser la problématique de l’intégration de concepts abstraits dans l’imaginaire contemporain, cet imaginaire dépassant les considérations purement scientifiques. Dans cette perspective, ont retrouve Oppenheimer et Heisenberg. La figure scientifique fictionnelle, Koenig, est un miroir qui vient rationaliser les récits de Charade. La lecture de Charades est facile et fluide, les personnages complexes et dignes d’intérêt.

Joseph Kanon, Los Alamos, New York, Broadway Books, 1997, 403 p.

**** 1/2

Que serait-il arrivé si, dans la petite communauté scientifique de Los Alamos, où les services de sécurité travaillent jour et nuit, un des agents avait été retrouvé sur le bord d’une petite route, assassiné? C’est la prémisse du roman de Joseph Kanon. Les services secrets de Los Alamos engagent un reporter nommé Michael Connolly, personnage central du roman, pour mener l’enquête. Ce dernier vient de passer les quelques années de la Seconde Guerre mondiale à réécrire l’histoire pour ses compatriotes afin de remonter le moral du peuple américain. Connolly doit travailler dans le plus grand secret et doit s’assurer que son enquête n’aura pas de conséquence sur le projet nucléaire. Le Général Groves, son supérieur immédiat, le fait suivre par les services secrets. Le deuxième supérieur de Connolly est Robert Oppenheimer. Sa personnalité énigmatique et son intelligence redoutable sont mises en relief par l’intrigue de ce roman.

Au fil de son enquête, Connolly se voit confronté à de plus en plus de questions à mesure que les ramifications politiques se déploient; on suppose que l’homme assassiné, un agent de sécurité au passé trouble jadis torturé en Europe, aurait peut-être été victime d’un crime homophobe, délit qui, selon la petite communauté locale, n’existerait pas dans la région. Plus l’enquête progresse, plus on soupçonne la présence d’espions et on remet en question le passé de nombreux membres de la petite communauté. Joseph Kanon réussit avec brio, et de manière plutôt divertissante, à brosser un portrait du climat politique et social qui régnait à cette époque à Los Alamos, en plus d’illustrer la paranoïa qui précédait la guerre froide. Il entremêle également à travers l’intrigue des enjeux et caractéristiques de la société américaine qui dépassent le cadre temporel du roman : son attitude politique ambivalente, ses conceptions morales, et sa pudeur, sa peur de l’étranger, etc.

La figure scientifique dominante dans ce récit est celle d’Oppenheimer. Les débats justifiant les travaux sur la bombe atomique sont assez nombreux dans le roman et le comportement du physicien fait écho à sa légende. Que cette période historique peu connue nous soit montrée à travers l’enquête d’un homme dont l’emploi était de maquiller la réalité pour le bien des Américains ne manque pas d’humour. Mentionnons cependant la longueur du roman dont la densité pourrait faire décourager certains lecteurs.

Heinar Kipphardt, En cause – J. Robert Oppenheimer, Paris, L’Arche, 1967, 167 p. Traduit de l’allemand par Jean Sigrid.

*** 1/2

S’inspirant du procès-verbal de la Commission de l’énergie nucléaire des États-Unis qui compte plus de 3000 pages, l’auteur crée une pièce relativement courte mettant en scène ses principaux témoins et membres. Robert Oppenheimer était apparu devant elle afin qu’elle détermine s’il pouvait conserver son brevet de sécurité : la Commission questionnait ses liens passés avec le communisme, son attitude par rapport aux recherches sur la bombe à hydrogène et celles qu’il avait dirigées sur la bombe atomique. Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage de fiction, l’effet de réel est très grand; l’auteur serait demeuré assez près des documents pour mettre en relief les paranoïas historiques, les débats scientifiques et la complexité du contexte socioculturel de l’époque. À la fin de la pièce, le personnage d’Oppenheimer prononce un discours qui clôt la commission – il s’agit d’une pure invention du dramaturge, mais qui fait de lui une figure tragique, forte et ambiguë.

Oppenheimer est décrit aussi bien par ses biographes que par ses proches comme un individu à la personnalité complexe, difficile à cerner, et ce portrait est repris dans la pièce de Kipphardt. À travers les nombreuses entrevues d’Oppenheimer lui-même et de ses collaborateurs, le dramaturge insiste sur le débat entourant la responsabilité morale des scientifiques et l’ingérence du pouvoir politique dans leurs travaux. Les scientifiques représentés hésitent à tisser les liens entre les sciences dites pures et les sciences appliquées; la récupération d’une technique à des fins militaires, depuis l’explosion de la première bombe atomique, semble renforcer dans leur discours la distinction entre la recherche pure et la recherche technique. De plus, le climat de la guerre froide, l’impact imaginaire de l’utilisation de la bombe atomique et la guerre idéologique sont très habilement représentés par l’auteur qui réussit à souligner la perte de repères, la confusion idéologique et morale qui règne alors. Par exemple, plusieurs témoins rappelleront que la Commission questionne des attitudes politiques et des actes ayant eu lieu plusieurs années auparavant, avec des critères étant issus d’un contexte géopolitique différent. Au milieu de tout cela, le père de la bombe atomique se justifie et nuance sa position. La pièce, dense, est particulièrement intéressante.

Gore Vidal, La ménagerie des hommes illustres, Paris, Payot & Rivages, 1999, 273 p.

-> Voir ALBERT EINSTEIN

Jean Vilar, Le dossier Oppenheimer, Genève, Gonthier, 1965, 125 p.

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Cette pièce de théâtre reprend le procès (masqué sous le terme d’« enquête ») intenté au physicien Robert Oppenheimer en 1954. On l’accusait, d’une part, d’avoir émis de nombreuses réserves à l’égard du développement de la bombe à hydrogène, d’autre part d’avoir entretenu des liens étroits avec de nombreux membres du Parti communiste et d’être un danger, sinon un traître, pour la Sécurité nationale. Malgré le soutien de nombreux physiciens qui défendaient sa réputation, la Commission d’enquête décida, à deux voix contre une, qu’un doute raisonnable subsistait à l’égard de la loyauté de Robert Oppenheimer. En conséquence de quoi, on lui refusait dorénavant le certificat de sécurité, ce qui signifiait que cet ancien responsable de la création de la bombe atomique et président du Comité consultatif de la Commission de l’Énergie atomique était dorénavant relevé de toutes ses fonctions officielles et déclaré indésirable dans tous les postes donnant accès aux secrets militaires.

La pièce de Vilar est d’un intérêt d’abord didactique. Comme vient l’affirmer sur scène un acteur de la troupe vers la fin de la pièce, de manière très brechtienne, « Ceci n’est pas une fiction ». En effet, la pièce d’un peu plus de deux heures fait une synthèse des trois semaines d’audience de la Commission (une centaine d’heures au total). Ainsi, pour quelqu’un qui veut s’initier, de l’intérieur en quelque sorte, aux travaux de cette Commission, cette pièce a un indéniable intérêt. Il reste que le texte est passablement austère. Si le choix des témoins, pour le besoin de la pièce, permet de faire la lumière sur la complexité de la personnalité de l’accusé, on peut légitimement s’interroger sur certaines absences (par exemple sur celle de la femme de Robert Oppenheimer, venue témoigner lors de l’enquête et qui aurait pu ajouter une charge dramatique à la pièce). Par ailleurs, les quelques mentions de l’affaire Chevalier – Oppenheimer avait faussement accusé cet ami pour protéger quelqu’un d’autre dans les années quarante – demeure elliptiques et ne l’éclairent pas davantage. Le livre est complété par quelques documents, notamment des extraits de la presse.

Kurt Vonnegut, Le berceau du chat, Paris, Seuil, 2001 [1963], 253 p.

Cat’s Cradle, New York, Dell Publishing,1963, 287 p.

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Cat’s Cradle est l’histoire d’un auteur qui projetait d’écrire un livre sur un des inventeurs de la bombe atomique. Après une longue correspondace avec les enfants du scientifique, il se rend au centre de recherche où l’inventeur a travaillé la majeure partie de sa vie. Très rapidement, ce projet avorte et l’écrivain se donne une autre mission. Il part pour une petite île des Caraïbes nommée San Lorenzo dans le but de réaliser un documentaire sur un médecin qui a créé un hôpital dans la jungle, avec l’intention de retrouver à cet endroit un des fils Hoenikker et une femme dont il est tombé amoureux en contemplant une photo dans un reportage. Il y rencontre plutôt un destin insolite : il devient vers la fin du roman Président de cette étrange communauté. Mais une invention du scientifique sur lequel il travaillait initialement, l’ice-nine, transformera en glace l’eau et les habitants de la Terre.

Omniprésente, la science devient source de tourments pour la plupart des personnages. Vonnegut réussit dans Cat’s Cradle à mélanger les genres, à explorer la confusion et le nihilisme qui caractérisent l’époque qui a suivi les explosions des premières bombes atomiques. Felix Hoenniker est en quelque sorte un calque de celui que l’on considère comme le père de la bombe atomique, Robert Oppenheimer. Le personnage cite à quelques reprises des phrases célèbres du savant, qui sont rapidement transformées par l’écriture très ironique de l’auteur dont l’humour noir et pessimiste teinte l’écriture du roman. Les réflexions sur la responsabilité de la science technique, l’isolement des scientifiques qui s’intéressent à la science pure constituent les thèmes centraux de ce livre où l’humour souligne davantage les inconstances et la tragédie de l’homme contemporain.

II

Autres scientifiques

Francis bacon

Bertolt BRECHT, Histoires d’almanach, Paris, L’Arche, 1983, 147 p. Traduit de l’allemand par Ruth Ballangé et Maurice Regnaut.

Voir -> GIORDANO BRUNO

niels bohr

Michael FRAYN, Copenhagen, London, Methuen, 1998, 116 p.

Voir -> Werner Heisenberg

TYCHO BRAHÉ

John BANVILLE, Kepler, Boston, David R. Godine Publisher Inc., 1981, 192 p.

Voir -> johannes kepler

Max Brod, L’astronome qui trouva Dieu, Paris, Éditions du Siècle, coll. « Les maîtres étrangers », 1932, 248 p. Traduit de l’allemand par Georges Lacheteau.

*** 1/2

Avec une histoire d’amour tortueuse, un décor campé dans un château médiéval et un savant qui cherche absolument à trouver Dieu, le récit de Max Brod a toutes les allures d’une tragédie shakespearienne. Si l’intrigue tourne principalement autour des aventures d’Élizabeth, fille de Brahé, et de Tengnagel, son fiancé, on se rend vite compte que les véritables enjeux du roman se situent à un tout autre niveau : il s’agit d’opposer les personnages de Brahé et de Kepler, différents à tous égards si ce n’est leur profession. À vrai dire, même si toute la mythologie entourant Brahé est représentée (l’observatoire lugubre, le nez d’or, le serviteur nain), même si l’astronome danois fait figure de personnage principal, c’est la figure de Kepler qui sert d’embrayeur au récit. Dès son arrivée à l’observatoire praguois de Brahé, le jeune savant allemand est à la fois sceptique et impressionné par la rencontre de cet astrologue réputé pour être un grand observateur du ciel. Cependant, malgré son statut d’assistant, c’est autour de sa personne que se crée une aura : Brahé, nostalgique de sa gloire passée sur l’Île de Hveen, se sent invincible auprès du jeune savant auquel il voue une admiration sans borne. L’homme au nez d’or, fasciné par son dauphin, va même jusqu’à le considérer comme un prophète. Kepler, pour sa part, paraît incommodé par les conflits de sa famille d’accueil. À la fin du récit, après trahisons et insurrections de toute sorte, c’est un Tycho Brahé épris de grandes questions métaphysiques que l’auteur donne à voir. Une fois de plus, le scientifique apparaît comme un illuminé dont le système du monde ne peut susciter l’adhésion d’un esprit mathématique comme celui de Kepler. Déçu, Brahé invite sans succès son assistant à abandonner la doctrine de Copernic pour la sienne.

Sans être un chef-d’œuvre de la littérature, ce roman de Max Brod se lit avec plaisir et intérêt. Si l’auteur oppose constamment les deux savants, il parvient, dans la scène finale où Brahé, sur son lit de mort, recommande à l’Empereur de nommer Kepler au rang de premier mathématicien du royaume, à confirmer la filiation entre les deux astronomes.

Henriette Chardak, Tycho Brahé. L’homme au nez d’or, Paris, Presse de la Renaissance, 2004, 484 p.

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Né de la noblesse danoise sous l’empire de Frédéric II, Tycho Brahé connaîtra un destin peu commun. Donné à son oncle par son père alors qu’il est encore bébé, Tycho Brahé grandit dans un univers de mensonges familiaux. Alors qu’il s’amourache de sa sœur, qu’il pense être sa cousine, on lui refuse cet amour et Brahé se réfugie dans l’astronomie et en fait sa passion. Rebelle, il rejette le destin qui lui était réservé, fuyant les mondes religieux et militaire, refusant de courir les honneurs de la royauté et s’opposant radicalement aux injonctions d’études de son père. Il finit par se marier sans l’accord de ses parents à une femme du peuple avec qui il aura plusieurs enfants. Obsédé par le ciel et son observation, il fabrique de nombreux instruments – Galilée en reconnaît même la précision –, dont le premier observatoire qu’il bâtit sur l’île de Hveen. C’est à l’emploi de Rodolphe II à Prague que Brahé fait la connaissance de Kepler qu’il engage comme assistant.

Chardak montre bien la vie mouvementé de Tycho Brahé, malgré un style trop empesé, poussiéreux et vieillot. C’est long, lourd et le lecteur s’y perd un peu. On admet bien, par exemple, l’emploi de l’ancien français dans les dialogues, mais dans la narration omnisciente, la survenance d’un vocabulaire désuet dérange. Personnage marquant de son époque, Brahé aurait inspiré Shakespeare pour Hamlet. Ce qui n’échappe pas à l’auteur qui tente, par l’usage de longs exergues tirés de la pièce et insérés au début de chaque chapitre, de faire ressortir des corrélations unissant le personnage de la tragédie au savant. Cette tentative est un peu ratée, car on discerne mal les liens qu’elle tente de mettre en lumière, et la finalité exacte de l’exercice demeure incertaine. De plus, les préoccupations scientifiques du savant passent un peu rapidement, si bien qu’on ne saisit pas toujours les pourquoi et les comment. On y trouve plusieurs mythes entourant les scientifiques comme, par exemple, l’expérience que Galilée aurait effectuée depuis le sommet de la tour de Pise. Mais sont-ils utilisés à des fins historiques ou romanesques? Ce jeu sur la fiction entourant les scientifiques est-il pertinent? Ces questions sont laissées en suspens. L’auteure aurait-elle négligé la vérification de certains faits? On ne sait trop. Qu’il s’agisse finalement d’une biographie romanesque ou d’un roman biographique, le lecteur reste sur sa faim : les éléments biographiques sont souvent incertains et la construction de la fiction est insatisfaisante.

Christian Combaz, Le Seigneur d’Uranie, Paris, Éditions Flammarion, 1999, 338 p.

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Dans ce roman, l’histoire des dernières années de la vie Brahé est relatée par son fidèle serviteur, Jeppe, nain difforme à la mémoire phénoménale. Brahé y est dépeint comme un tyran intellectuel, dominateur, violent, puissant mais dépendant d’un mécénat qui se targue d’être responsable des succès qu’il rencontrera. Cette tension entre le scientifique et ceux qui l’entretenait constitue un des fils conducteur du roman car il illustre une pratique répandue à cette époque, à savoir que les scientifiques devaient sans cesse courtiser la noblesse pour pouvoir poursuivre sérieusement leurs recherches.

Sera aussi relevée l’importante difficulté de postuler des thèses qui vont à l’encontre des dogmes religieux et, par extension, du pouvoir politique, principal mécène. Ce poids du pouvoir, doublé d’un cadre institutionnel contraignant, aura freiné l’avancement de la science.

L’intérêt tient à la mise en scène des efforts déployés pour promulguer des thèses alors inacceptables. Il semble que ce soit une belle façon de ridiculiser le pouvoir religieux, marqué par l’obscurantisme et l’ignorance. Brahé, et entre autres Kepler que nous croisons aussi, font ici figures d’opposants au pouvoir établi qui, tant que les découvertes scientifiques pourront les servir, appuieront paradoxalement les idées nouvelles. Brahé apparaît comme celui qui se sera intelligemment servi du mécénat, tout en le ridiculisant secrètement, en obtenant des subventions pour des recherches hérétiques.

Roman sur la difficulté d’être un scientifique à cette époque, Le Seigneur d’Uranie traite aussi de l’importance, relative bien sûr, du mensonge dans l’histoire des sciences. Plus qu’à n’importe quelle autre moment de l’histoire, à la Renaissance la vérité n’était pas toujours bonne à dire, et c’est pour cela que nombre des thèses et des opinions furent révélées à titre posthume. Leçon sur le courage d’aller jusqu’au bout de ses convictions et de ses connaissances, ce roman s’attarde à cette question particulière.

Jamal Mahjoub, Le télescope de Rachid, Paris, Actes Sud, 2000, 344 p. Traduit de l’arabe par Madeleine et Jean Sévry.

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En prenant comme point de départ les aventures du fils illégitime d’un négociant syrien et d’une esclave noire, le roman de Mahjoub reconfigure, avec un exotisme certain, les liens qui unissent science et foi. Le personnage de Rachid, accusé du meurtre d’un marchand juif, se voit offrir par le Dey d’Alger l’opportunité de fuir vers l’Europe. Cet exil est cependant conditionnel à l’accomplissement d’une tâche de la plus grande importance : mettre la main sur le télescope, cette nouvelle invention qui garantira les succès militaires. Le périple de Rachid l’amène jusqu’au Danemark, où il réside chez Heinesen, un astronome qui fut l’élève de Tycho Brahé. La narration est enrichie du point de vue de Hassan, un archéologue qui étudie justement un site où la dépouille de Heinesen est retrouvée. Le récit se déploie habilement entre les péripéties de Rachid et les recherches de Hassan qui tente de reconstituer (en même temps que le lecteur) les évènements entourant la mort de l’astronome.

Il serait faux de prétendre que la figure de Tycho Brahé occupe une place centrale dans le roman. Il n’apparaît qu’une seule fois comme personnage (p.164). Le savant est cependant évoqué par le biais des réminiscences de Heinesen ou par les recherches biographiques brièvement exposées par Hassan. Il reste que le récit nous plonge en plein cœur de la crise qui secoue le paradigme géocentrique en offrant un éclairage digne d’intérêt : le personnage de Rachid incarne toute cette distance qui sépare la tradition orientale des idées d’une Europe renaissante. Confronté à un nouveau régime de connaissance, le personnage prend conscience, non sans une grande détresse, du divorce entre la science et la religion. Sans jamais tomber dans le piège d’une opposition simpliste entre les deux cultures, Mahjoub parvient assez judicieusement à montrer que l’obscurantisme ne provient pas de Rachid (qui ne connaît pas les travaux de Copernic, de Bruno, etc.), mais bien des résidents du village danois qui associent Heinesen et son hôte étranger au diable parce qu’il questionne la nature de l’univers. L’auteur convoque aussi, dans cette mise en scène digne d’un grand intérêt, les figures de Giordano Bruno, de Simon Mayr, de John Dee et d’Hermès Trimégiste.

NICOLAS COPERNIC

John Banville, Doctor Copernicus, Éditions Picador, 1984, 246 p.

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Doctor Copernicus raconte de façon romancée la vie de Nicolas Copernic et surtout la révolution épistémologique qu’il provoqua. L’histoire est somme toute d’une facture très habituelle, suivant chronologiquement la vie de l’astronome. Le roman nous fait découvrir des auteurs connus tels Paracelse, Ficin ou Trismegiste et d’autres plus obscurs, mais authentiques, dont le professeur de Copernic, un certain Adalbert Brudzewski, mathématicien et astronome utilisé par Banville pour illustrer l’ensemble des connaissances scientifiques qui précède la révolution copernicienne héliocentrique. Banville fera dire à Brudzewski une phrase qui à elle seule peut résumer l’ensemble de la problématique : « astronomy does not describe the Universe as it is, but only as we observe it […] because it saves the phenomena. » (p. 35) Par cette citation, Banville pose clairement la démarcation qui s’opéra par la révolution copernicienne entre la déduction des principes de la mécanique céleste par l’observation et la mathématisation conceptuelle qui, elle, est à première vue contre-intuitive. Ce que nous voyons, c’est le Soleil qui bouge et non pas le contraire!

Roman admirable qui dépasse largement le simple cadre de la narration biographique romancée, il ajoute à la légende de Copernic une aura de mystère qui laisse place à la fiction.

Pierre et marie curie

Jean-Noël FENWICK, Les palmes de M. Schutz, Paris, L’Archipel, 1997, 195 p.

** 1/2

Le professeur Rodolphe Schutz, directeur de l’École municipale de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris, rêve de recevoir les palmes académiques. Pour remporter ces prix, il pousse ses chercheurs à obtenir de résultats spectaculaires et il tanne sans cesse Pierre Curie pour qu’il accélère ses recherches. Schutz offrira un jour au physicien l’aide d’une jeune stagiaire d’origine polonaise, Marie Sklodowska (offre qu’il recevra d’abord avec réticence). Pierre et Marie développeront une connivence qui se transformera en [ ]amour, et ils se marieront. Malgré les difficultés matérielles, le poids de la hiérarchie et les ennuis qu’elle provoque, ils arriveront à isoler le radium et à produire des travaux décisifs sur la radioactivité qui les hisseront jusqu’au prix Nobel, pour leur plus grande gloire et celle de Schutz. Tout est bien qui finit bien.

Ce roman est tiré d’une pièce de théâtre qui a obtenu un immense succès et conduira également à la réalisation d’un film, véritable blockbuster français, mettant en vedette Charles Berling, Isabelle Huppert et Philippe Noiret. On peut comprendre ce succès, tout en restant sceptique sur le résultat.

Certes, il y a là une vivacité, un rythme, une joie de vivre au cœur des difficultés de la recherche dont certains pourront apprécier la bonhomie. Il reste que l’ensemble du roman est très léger, pour ne pas dire superficiel. Le contexte des recherches entreprises par les Curie est bien rapidement évacué, le discours sur le féminisme en surface, les dialogues souvent vides et Schutz bien caricatural. Entre le timide et distrait Pierre Curie et la volcanique Marie, les clichés abondent et briment sans cesse la lecture. Le comique apparaît souvent déplacé et les bons sentiments fusent. Le travail documentaire est perceptible mais ne se remarque pas assez. Le livre se traverse sans encombre, mais, justement, c’est peut-être trop facile.

JEAN LE ROND D’ALEMBERT

Andrew Crumey, D’Alembert’s Principle : A Novel in Three Panels, New York, Dedalus, 1996, 203 p.

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Ce livre à l’écriture très particulière est divisé en trois parties distinctes qui pourraient être lues comme trois nouvelles. La première partie, sans doute la plus captivante, s’intéresse au mathématicien et astronome Jean le Rond D’Alembert, cofondateur avec Diderot de la célèbre Encyclopédie. Construite comme une biographie de D’Alembert, la nouvelle raconte brièvement comment se développe sa fascination pour les mathématiques et les étoiles. Jeune homme, il élabore rapidement plusieurs théories qu’il présentera à d’autres grands esprits de son époque, en particulier Jean-Jacques Rousseau et Denis Diderot. Au fil de sa collaboration à l’Encyclopédie, c’est surtout le caractère frivole de la personnalité de Diderot qui sera mis en relief. Bien que très pris par ses travaux scientifiques, D’Alembert court les salons de Paris, où l’on trouve de nombreuses personnes intéressées par les arts et les sciences, et deviendra peu à peu obsédé par son amour impossible pour Julie de l’Espinasse. Il reste presque toute sa vie aux côtés de cette femme qui ne partage pas sa passion, lui servant entre autres de secrétaire. Lorsqu’elle meurt, il découvre en lisant sa correspondance qu’elle a eu plusieurs grandes histoires d’amour demeurées secrètes. Il termine sa vie amèrement, convaincu qu’il aurait pu réaliser de grandes découvertes si son esprit n’avait pas été aussi occupé par cette femme.

Trois figures importantes sont décrites dans cette nouvelle : D’Alembert, Diderot et Rousseau (à cause de sa contribution à l’encyclopédie). Le style très particulier de l’auteur construit avec finesse les portraits de ces personnages; leurs personnalités, fortes, contradictoires, sont mises de l’avant, mais leurs philosophies et leurs théories scientifiques distinctes demeurent toujours à l’arrière-plan du récit. D’Alembert, en particulier, devient un personnage tragi-comique. L’importance de ses découvertes mathématiques est minimisée par ses réflexions sur ce qu’il aurait pu accomplir. Andrew Crumey a une écriture fluide et singulière; la réflexion historique et philosophique sur les sciences se mêle à une narration dont la simplicité est désarmante. Mentionnons que les deux autres parties de cet ouvrage, bien qu’elles ne mettent pas en scène des figures scientifiques, offrent beaucoup d’intérêt.

Jean-Pierre LUMINET, Le rendez-vous de Vénus, Paris, JC Lattès, 1999, 359 p.

Voir -> Jérôme-Joseph Lalande

JOHN DEE

Peter Ackroyd, La Maison du docteur Dee, Paris , Le Promeneur,1996, 338 p. Traduit de l’anglais par Dominique Férault.

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Matthew Palmer a hérité d’une maison à Londres, dans le quartier de Clerkenwell. Assez rapidement, il éprouve l’étrange impression de ne pas être seul, comme si le passé de la maison réapparaissait en palimpseste dans le temps présent. Alors qu’il entreprend des recherches sur les propriétaires précédents, la maison semble habitée par des forces occultes et Palmer plonge dans l’histoire de l’alchimie en même temps que dans celle de cette demeure qui, à sa grande surprise, lui apprendra beaucoup de choses sur sa vie et celle de son père.

Ce livre fascinant alterne entre le passé et le présent qui communiquent entre eux. Véritable ruban de Moëbius, il contraint le lecteur à choisir lui-même le point de départ chronologique de cette narration. La maison du docteur Dee, comme son titre peut le laisser entendre, est marqué par la figure centrale de John Dee, célèbre penseur du XVIe siècle, consulté par la reine Élisabeth 1ere, à la fois philosophe, mathématicien et occultiste qui devait former avec Edward Kelley le premier duo médiumnique répertorié. « Je pense que le temps est une substance aussi réelle que le feu ou l’eau », affirme un personnage, et c’est bien dans cette perspective qu’on peut en faire ici la matière première du roman où la présence de John Dee sert en quelque sorte de métaphore au temps.

JEAN-BAPTISTE DELAMBRE/PIERRE MÉCHAIN

Denis Guedj, La mesure du monde, Paris, Robert Laffont, 1997, 302 p.

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La mesure du monde raconte les tribulations de deux astronomes, Pierre Méchain et Jean-Baptiste Delambre, connus surtout pour avoir fait, avec le mètre, une « mesure universelle ». Partis de Paris en juin 1792, l’un vers Dunkerque l’autre vers Barcelone, ils vivront de nombreuses aventures, plus périlleuses qu’on pourrait le croire a priori pour une expédition scientifique de cette nature. Le contexte historique de la Révolution française, notamment, les rendra parfois suspects à divers endroits, y compris à Paris où Delambre, se voit destitué par le Comité du salut public. Au total, il leur faudra sept ans pour en arriver, le 22 juin 1799, à consacrer le mètre comme mesure étalon qui, s’il faut relativiser son universalité (les États-Unis et, dans une moindre mesure, l’Angleterre résistent encore), n’en demeure pas moins la mesure la plus largement acceptée.

Le roman de Denis Guedj a une indéniable valeur didactique. Ce didactisme est parfois pesant, mais le livre se lit quand même bien dans l’ensemble, en particulier à cause de son intérêt historique. Il est complété par une trentaine de pages composées de reproductions de documents liés à l’expédition. Dans une perspective interdisciplinaire, notons que La mesure du monde peut avoir de l’intérêt autant pour des étudiants en mathématique qu’en histoire.

DENIS DIDEROT

Andrew Crumey, D’Alembert’s Principle : A Novel in Three Panels, New York, Dedalus, 1996, 203 p.

Voir -> JEan le rond d’alembert

THOMAS EDISON

Christophe Claro, Chair électrique, Paris, Éd. Verticales, 2003, 158 p.

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Roman débridé où un certain Howard Hordinary (on pourra y voir un clin d’œil à Harry Houdini qui y apparaît aussi), bourreau au chômage, utilise sa chaise électrique pour voyager dans le temps. Ces voyages permettent en fait de raconter l’histoire de la chaise électrique à travers ses inventeurs, soit Edison (nommé plus tard Godison et Westinghouse), et les condamnés qui ont subi ce supplice.

Edison est présenté comme un brillant tacticien en se dissociant de la peine capitale et en soutenant que le courant alternatif de Westinghouse était la manière la plus adéquate de tuer par l’électricité. Ainsi, il associe son concurrent à la peine capitale. « Et voilà Edison […] qui parvient à acquérir un générateur de courant alternatif, à la barbe même de son rival honni. Il se jette corps et fric dans une série d’expérimentations sauvages, grille chiens, chats, chevaux, éléphants, avant de présenter à la Death Commission son modèle made in holy wood, la première chaise électrique, celle-là même qui rôtira l’assassin William Kemmler le 6 août 1890 à la prison d’Auburn. » (p.19)

La figure d’Edison est utilisée à la fois comme un élément biographique et fictionnel. L’utilisation qu’en fait Claro, même si elle est réduite par rapport à Houdini par exemple, demeure essentielle, car Edison est la source de la chaise électrique, véritable protagoniste de ce roman. Aucune théorie n’est développée et Edison est présenté comme inventeur génial plus qu’un scientifique sérieux.

SIGMUND FREUD

Franco Ferrucci, La création. Autobiographie de Dieu, Paris, Payot, 1990, 353 p. Traduit de l’italien par Alain Sarrabayrouse.

Voir -> ALBERT EINSTEIN

KURT GÖDEL

John Casti, The One True Platonic Heaven, Washington D.C., Joseph Henri Press, 2003, 160 p.

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John Casti, physicien de formation, propose avec cet ouvrage une fiction scientifique qui traite des limites de la connaissance. Le roman est construit comme une chronique d’ événements ayant tous pour protagonistes des scientifiques qui ont travaillé à l’Institute for Advanced Studies (IAS) pendant la période de l’après-guerre (Seconde Guerre mondiale). Les débats épistémologiques sont au cœur de la narration. En particulier, l’auteur met en scène de nombreuses discussions sur la nature de la connaissance. Les points de vue mathématiques et physiques – et les tensions qui existent entre les savants des deux disciplines – prédominent dans le récit. L’auteur met également en fiction les polémiques entourant le développement de l’ordinateur; plusieurs scientifiques questionnent dans cet ouvrage l’utilité de la machine. D’une certaine manière, c’est autour de l’opposition entre science « pratique » et science pure, que l’histoire se développe. Le titre de l’ouvrage fait référence à l’IAS et est mentionné plusieurs fois dans le texte : l’institut est comparé au modèle de l’Académie de Platon en Grèce Antique.

Les figures scientifiques dans cet ouvrage sont centrales, nombreuses et très développées. Parmi elles, mentionnons John Von Newmann, Albert Einstein, Kurt Gödel, J. Robert Oppenheimer et Lewis L. Strauss. Casti propose au début du livre de brèves biographies de chacun d’eux. Ce roman fort intéressant permet de saisir toutes les nuances des personnalités et les perspectives contrastées au sein de la communauté scientifique. D’un point de vue littéraire toutefois on peut lui reprocher d’être étrangement découpé et un peu décousu.

CHRISTIAN GOLDBACH

Apostolos DOXIADIS, Oncle Petros et la conjoncture de Goldbach, Paris, Seuil, 2000, 204 p.

*** 1/2

Petros Papachristos fut un mathématicien renommé, ce qui ne l’empêche pas, aux yeux des membres de sa famille, d’avoir raté sa vie. Reclus dans sa maison, il cultive candidement son jardin et joue aux échec. Fasciné par cet oncle, son neveu (le narrateur) s’intéresse à lui et comprend qu’il a tout abandonné pour se consacrer à un seul problème qu’il tente de résoudre, c’est-à-dire la célèbre conjoncture de Christian Goldbach, selon laquelle tout nombre entier au moins égal à deux est la somme de deux nombres premiers. Malgré l’avis de son oncle, le narrateur se prend au jeu et décide, lui aussi, de s’attaquer à cette quête. Il doit remonter l’histoire des mathématiques pour comprendre à la fois la conjoncture de Goldbach et la psychologie torturée du mouton noir de sa famille.

Apostolos Doxiadis, un peu à la manière de Denis Guedj dans le Théorème du perroquet, se sert de l’histoire des mathématiques pour écrire un livre grand public où un problème éminent devient le centre du roman, mais aussi une excuse pour expliquer différentes théories des nombres. Hardy, Ramanujan, Turing, Gödel, sont ainsi confrontés à Goldbach à travers leurs travaux.

Cependant, contrairement au livre de Guedj, la narration s’appuie sur une figure importante et intéressante, celle de l’oncle Petros, qui canalise l’action romanesque. En faisant cela, le roman ne donne pas une aussi forte impression d’abstraction et de didactisme que dans le cas du Théorème du perroquet. On peut sans doute trouver le personnage de Petros un peu caricatural (le mathématicien vaguement fou), mais il reste crédible et la narration vivante.

WILLIAM HARVEY

Jean Hamburger, Le journal d’Harvey, Paris, Flammarion, 1983, 440 p.

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De l’aveu même de l’auteur, ce roman se veut un « journal imaginaire » qui retrace une courte période de la vie de William Harvey (1578-1657), médecin anglais qui découvrit la circulation sanguine et le rôle moteur du cœur. Si les entrées du journal s’étalent de 1647 à 1654, l’essentiel du roman se consacre aux années 1647-1648. En dépeignant la vie d’un savant consciencieux et avide de connaissances, Hamburger profite de son rôle de diariste pour nous présenter la Padoue de 1600 telle qu’elle apparaît dans le souvenir de Harvey. Nous nous retrouvons dans une Italie en pleine effervescence intellectuelle : tandis que le spectre de Bruno hante encore les salles de cours, Galilée y va de diatribes envers les systèmes d’Aristote et de Ptolémée. Le récit de Harvey nous permet aussi de côtoyer Hobbes, Shakespeare, Descartes, Bacon. Partageant ses réflexions scientifiques au sujet de la procréation ou du fonctionnement du corps humain, Harvey s’inscrit en continuité avec ses scientifiques de la Renaissance qui bouleversèrent à la fois les paradigmes antiques et les dogmes de l’Église : « ma vie fut un combat contre un traditionalisme fanatique » (p.32).

Figure centrale à partir de laquelle tout l’horizon scientifique du XVIIe siècle se ramifie, Harvey profite de son journal pour exposer le cas de certains patients et pour répondre à ses détracteurs. Le roman d’Hamburger a le mérite d’exposer la méthode scientifique de l’époque, avec ses intuitions et ses tâtonnements. Une bonne part du récit porte aussi sur un contexte politique houleux. Harvey, qui a prêté allégeance à Charles Ier, voit s’effondrer la monarchie qui forment les assises de la société anglaise. Sans jamais tomber dans le didactisme ou la nostalgie, le roman de Jean Hamburger est efficace. Du rejet des idées de Harvey à leur reconnaissance (on lui érigera une statue à la fin de sa vie), ce récit permet de suivre l’évolution d’une pensée qui, contrairement à bien d’autres, parvient à s’imposer du vivant du scientifique.

Werner heisenberg

Michael FRAYN, Copenhagen, London, Methuen, 1998, 116 p.

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Werner Heisenberg a été pendant trois ans, de 1924 à 1927, le principal assistant du physicien Niels Bohr. Ensemble (et avec d’autres), ils ont formé la fameuse école de Copenhague, révolutionnant la physique en développant ce qu’on a nommé la physique des micro-particules, ou quantique. Mais en 1941, Heisenberg et Bohr ne sont plus du même côté des choses. Nous sommes maintenant en guerre. Le premier travaille dans les laboratoires du Reich; le second, à moitié Juif, vit au Danemark dans un pays occupé par les Nazis. Pourquoi Heisenberg, de passage à Copenhague, vient-il sonner à la porte de son ancien mentor? Que lui veut-il? De quoi discutent-ils lors de la marche qui les conduit non loin de la maison, à l’abri d’éventuels micros?

C’est à partir de cette anecdote (véridique) que Frayn écrit une pièce à trois personnages : Heisenberg, Bohr et sa femme. Refusant de borner le drame à l’intérieur de paramètres réalistes, le dramaturge situe le spectateur dans une sorte de hors temps. La pièce commence à un moment indéterminé après la mort des protagonistes, pour nous conduire à cette soirée de 1941, puis aux années vingt, liant de manière inextricable les débats scientifiques, moraux, éthiques, politiques, aux (fortes) personnalités des deux physiciens et à d’autres scientifiques qui les entouraient et dont ils se souviennent.

Heisenberg a-t-il vraiment aidé les Nazis? A-t-il travaillé à la fabrication d’une bombe atomique? La croyait-il réalisable? Ou a-t-il, sciemment, fait ce qu’il pouvait pour saboter les efforts de guerre en ralentissant la recherche et en laissant croire que cette fameuse bombe ne pouvait être construite? Les interprétations des historiens et des biographes divergent et Frayn ne cherchent pas à simplifier les choses. Au contraire, sa pièce laisse toutes les interprétations ouvertes. Dans ce fascinant échange entre les deux physiciens, où la femme de Bohr vient parfois s’interposer pour servir de médiatrice ou ajouter de l’huile sur le feu, on a l’impression d’une synthèse de l’histoire de la physique du XXe siècle et des débats sur le rôle politique et social des scientifiques au cours de la même période.

Janette Turner Hospital, Charades, Toronto, McClelland and Stewart, 1989, 291 p.

Voir -> robert oppenheimer

robert hooke

Carl Djerassi et David Pinner, Newton’s Darkness : Two Dramatic Views, Londres, Imperial College Press, 2003, 185 p.

Voir -> ISAAC NEWTON

HYPATIE

Jean-Pierre Luminet, Le bâton d’Euclide. Le roman de la Bibliothèque d’Alexandrie, Paris, JC Lattès, 2002, 298 pages.

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L’astrophysicien Jean-Pierre Luminet nous convie à un fascinant voyage à travers les fondements historiques et scientifiques de la civilisation occidentale. L’action principale du récit se situe à Alexandrie en 642, au moment où les troupes arabes, dirigées par le Général Amrou, pénètrent dans la ville égyptienne. Cette invasion, commandée depuis Médine par le Calife Omar, vise à propager la nouvelle religion qu’est l’Islam. L’intrigue tourne autour du destin que les envahisseurs réserveront à l’immense Bibliothèque.

Les personnages principaux, Jean Philipon, Rhazès et Hypatie, tous inspirés de véritables savants anciens, élaborent avec minutie un plaidoyer visant à sauver des flammes ce haut-lieu du savoir. Cette « défense et illustration » prend la forme de courtes histoires, d’anecdotes, de précisions scientifiques : Luminet raconte non seulement l’histoire de la Bibliothèque, mais aussi celle des mathématiques, de l’astronomie, des civilisations égyptiennes, grecques et romaines. Sous la forme de courts récits enchâssés, les narrateurs nous présentent les vies d’Aristote, d’Alexandre le Grand, d’Archimède, d’Euclide, de Jules César, de Cléopâtre, de Cicéron, de Ptolémée ou encore d’Hypatie, parmi d’autres. Le clin d’œil fait aux Contes des mille et une nuits est fameux : pour sauver la Bibliothèque, les personnages laissent en appétit le Général Amrou en lui promettant pour le lendemain une nouvelle histoire mettant en vedette d’autres savants.

Cette immense généalogie des savoirs anciens est impressionnante. L’auteur évoque la question de leur pérennité, opposant à la connaissance l’idéologie et la foi. Il est très intéressant de voir se confronter la perspective antique incarnée par les défenseurs de la Bibliothèque ( conception dont le projet avoué est de posséder dans son enceinte tous les livres du monde) à celle des représentants de l’Islam (pour qui le contenu du Coran recèle à lui seul le savoir de tous livres).

En postface, Luminet avoue s’être « efforcé pour être plausible dans l’invention romanesque ». Son travail, d’un grand intérêt encyclopédique, atteint à coup sûr son objectif. Ainsi, nous nous retrouvons devant la « mise en fiction » d’une myriade de savants anciens dont la biographie nous échappe. La savante Hypatie en constitue l’exemple le plus visible. En mettant en scène un personnage du même nom que la scientifique et dont le destin sera exactement le même (le personnage meurt lapidé), l’auteur réaménage des éléments appartenant à une mémoire ancienne de manière à nous offrir une relecture de l’histoire d’un des plus grands monuments de la culture.

Jean Marcel, Hypatie ou la fin des dieux, Montréal, Leméac, 1989, 226 pages.

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Il serait ambitieux de prétendre rendre compte, en quelques lignes seulement, de la grande complexité et de l’érudition de ce roman de Jean Marcel, le premier de son « Triptyque des temps perdus ». Ce livre extrêmement riche, dont la construction narrative juxtaposent nombre de temporalités historiques, fait de la savante Hypatie le pivot d’un récit qui questionne le rapport à la connaissance, à la religion et, d’une manière plus allusive, à la science alors appelée « philosophie ».

Le récit, qui tente de reconstituer une mémoire fragmentée, se compose d’une série de lettres écrites à des époques bien différentes. Après un prologue captivant qui plonge le lecteur dans un Sinaï intemporel où se côtoient de façon onirique les prophètes de la Torah et les religieux du monastère Sainte-Catherine, Marcel nous propose des fragments de la correspondance entre Hypatie et Synésios de Cyrène, son disciple le plus connu. Le centre du roman est occupé par une lettre d’un moine bollandiste du XXe siècle qui se questionne sur des problèmes d’hagiographie propre à l’Égypte du début de notre ère. Le roman se termine avec des textes d’Évoptios et de Palladas qui réfléchissent, chacun à leur manière, à la pérennité des enseignements d’Hypatie.

Destiné à un lectorat averti, la fresque peinte par Marcel porte son titre à merveille; elle transporte, en effet, le lecteur dans un temps qui témoigne d’une véritable « fin des dieux ». Pris entre une culture hellénistique affaiblie et la montée d’un christianisme fort de la récente conversion de l’Empereur Constantin 1er, les personnages tentent de préserver leurs traditions dans un monde bouleversé par des changements historiques radicaux.

Joseph de Jussieu

Drevet, Patrick, Le corps du monde, Paris, Seuil, 1997, 353 p.

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Botaniste, naturaliste et voyageur français du XVIIIe siècle, Joseph de Jussieu s’embarque, en 1735, en compagnie de La Condamine et de Bouguer à bord d’un navire dont l’expédition a pour objectif de mesurer l’arc d’un degré du méridien de Quito. Ce bateau le mène finalement dans un périple, aux Antilles, mais principalement en Amérique du sud, qui s’échelonnera sur trente-cinq années. Son but initial : dresser une histoire naturelle du continent, herboriser, étudier, classer et décrire la faune et la flore; faire part de ses découvertes et rapporter ses cueillettes à son frère Bernard. Mais Joseph ne retourne pas en Europe au moment prévu, il choisit plutôt de continuer ses voyages, séduit par les Indiens et leur environnement. Il devient alors médecin pour les populations locales et cesse ses compilations. Il sombre finalement dans la maladie et on le renvoie en Europe vers 1770 dans l’espoir qu’il y recouvre la santé. De retour les mains vides et la mémoire défaillante, Joseph de Jussieu meurt dix ans plus tard sans avoir retrouvé sa lucidité.

Ce roman met davantage de l’avant le regard porté par Joseph de Jussieu sur ce nouvel environnement que sur le récit de son voyage. Drevet réalise, dans un langage poétique et littéraire, un texte peu commun qui met en scène la contemplation d’un monde nouveau focalisé par un scientifique, sans toutefois mettre l’accent, à proprement parler, sur ses découvertes. L’auteur attribue au botaniste un parcours qui lie avec une grande habileté le chemin émotionnel et intellectuel que le savant a peut-être traversé au cours de son périple. Le corps du monde met aussi en récit, mais presque secondairement, l’itinéraire géographique et scientifique du botaniste. Pour mener à bien son projet, Patrick Drevet à recueilli tous les documents, peu nombreux semble-t-il, impliquant la présence de ce scientifique « anti-héros » qui a sacrifié sa carrière et ses ambitions au profit de nouveaux idéaux humanitaires.

JOHANNES KEPLER

John BANVILLE, Kepler, Boston, David R. Godine Publisher Inc., 1981, 192 p.

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L’écriture de Banville, dans cette biographie fictive, est prenante et la reconstruction historique, assez réaliste, rend vivant le XVIIe siècle. On prend connaissance du développement des découvertes de Kepler en astronomie et en mathématiques, de ses problèmes d’argent, de son mariage difficile et de sa lutte incessante pour défendre ses théories. L’auteur illustre de manière fine la pensée de Kepler et la façon dont ses théories, peu à peu, se mettent en place. Banville met également en relief les relations problématiques que le savant a entretenues avec certains scientifiques, en particulier ses liens tendus avec Tycho Brahé. Une certaine animosité, mêlée de respect, marque également sa correspondance avec Galilée. Kepler dépendait du soutien de la royauté pour financer ses travaux, ce qui l’a souvent placé dans une situation pécuniaire extrêmement difficile. Dans de très nombreux passages, l’auteur met l’accent sur le caractère acrimonieux de son protagoniste qui accumule les conflits autant sur le plan personnel que professionnel.

Le roman dresse un portrait saisissant de l’époque, des conflits politiques et religieux, indissociables ici de la vie de Kepler. Il faut noter, en particulier, l’omniprésence de la maladie, des morts prématurées, des épidémies de toutes sortes, décrites de manière frappante.

John Banville propose avec ce livre, à travers la figure de Kepler mais aussi en filigrane celles de Galilée et Brahé, une brillante peinture de la modernité scientifique naissante.

Max Brod, L’astronome qui trouva Dieu, Paris, Éditions du Siècle, coll. « Les maîtres étrangers », 1932, 248 p. Traduit de l’allemand par Georges Lacheteau.

Voir -> kepler

Henriette Chardak, Kepler, chien des étoiles, Paris, Librairie Séguier, 1989, 732 p.

** 1/2

Ce roman biographique sur Johannes Kepler a fait l’objet d’une réédition aux Presses de la Renaissance, éditeur qui a aussi publié en 2004 un livre de Chardak sur la vie de Tycho Brahé (voir TYCHO BRAHÉ). C’est avec un étonnement certain que l’on apprend que la nouvelle édition du roman sur Kepler (qui s’intitule désormais Johannes Kepler, le visionnaire de Prague) est augmentée de quelques chapitres. Car si le présent ouvrage possède des qualités indéniables quant à la précision du portrait qu’il brosse de Kepler et du contexte politique et religieux dans lequel il évolue, on peut lui reprocher son examen interminable de détails bien anodins. À titre d’exemple, l’auteur consacre plus de cent pages aux six premières années de la vie du savant… On comprend difficilement l’acharnement avec lequel l’auteure insiste sur la marginalité du petit Kepler à l’école, surtout qu’adulte [ ] le savant manœuvrera toujours habilement à travers l’institution.

Malgré une écriture et un style des plus ordinaires (on pourrait réduire sans grande conséquence l’ouvrage de moitié), le roman de Chardak présente d’une manière intéressante le cheminement intellectuel du savant qui mettra au grand jour ses fameuses lois qui nous aide encore aujourd’hui à comprendre les mouvements de la Terre et du système solaire. Nous suivons Kepler à travers son parcours intellectuel qui l’amènera à côtoyer les astronomes les plus importants de son époque tels que Tycho Brahé et Galilée. Après une première partie bien laborieuse, le roman se penche sur les questionnements du savant autour du mouvement de la Terre mais aussi sur ses recherches en mathématiques, en astrologie et en optique. Reproduisant tout au long du récit les nombreuses lettres que Kepler échange avec les grands chercheurs de son temps, Chardak consacre une grande partie du roman à la vie personnelle du savant allemand.

Jérôme-Joseph DE Lalande

Jean-Pierre LUMINET, Le rendez-vous de Vénus, Paris, JC Lattès, 1999, 359 p.

*** 1/2

À soixante-quatorze ans, en 1806, l’astronome Jérôme-Joseph de Lalande amorce la rédaction de ses mémoires. Il souhaite principalement rendre compte de sa jeunesse qu’il a passée en compagnie de Chappe d’Auteroche et de Guillaume Le Gentil. Ces trois savants, préoccupés par les calculs de Newton et de Halley, vont tenter de démontrer que ces grands scientifiques avaient commis des erreurs. S’échinant à refaire les formules de Halley pour prédire le passage de Vénus et l’observer depuis divers endroits du globe, ils pourront ensuite calculer la parallaxe solaire qui permettra de mesurer la dimension du système solaire.

Luminet utilise la forme de l’autobiographie fictive pour mieux glisser, au fil des chapitres, à ce qui prend la forme d’un roman d’aventures à teneur historique. Partis courir la planète en quête de sites d’observation de l’astre, Chappe et Le Gentil sont entraînés à travers le monde dans de grandes aventures qui alternent avec celles du sédentaire Lalande, resté à Paris pour conquérir la très savante et séduisante Reine Lepaute. Luminet met cette histoire authentique au service de la fiction et la fiction au service de la science, livrant ainsi un roman habilement construit et de facture agréable. En nous présentant des savants aventuriers débridés, assoiffés bien sûr de savoir, animés de rivalité, mais aussi des plaisirs de la chair, il transgresse l’image stéréotypée du scientifique taciturne, lunatique et absorbé par ses recherches. C’est principalement dans le paysage du Paris des Lumières qu’évoluent ces jeunes savants, en compagnie de Voltaire, Diderot, Rousseau, d’Alembert et Clairaut. Le roman prend à charge un pan somme toute lointain de la science et le rend intéressant tant pour les amateurs que pour les néophythes de l’astronomie en plus de faire preuve d’une belle qualité littéraire. Luminet utilise à bon escient toute l’effervescence scientifique et philosophique qui a marqué le Siècle des Lumières en mettant bien de l’avant la grande soif de connaissance qui animait cette époque pourtant encore dominée par les croyances de tout genre.

LEIBNIZ

Neal Stephenson, The Baroque Cycle (Tome I-II-III), Harper Collins, 2003.

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Fresque monumentale située autour des années 1700 où apparaissent les ancêtres des personnages que nous retrouverons plus tard dans le Cryptonomicon, The Baroque Cycle peut être résumé comme une concaténation de plusieurs histoires intercalées les unes dans les autres où apparaissent Newton et Leibniz.

Le premier tome, Quicksilver, situe l’action à la fin du XVIIe siècle où nous retrouvons Newton et Leibniz au cœur de leur célèbre querelle sur la paternité du calcul différentiel. Si les deux personnages historiques n’ont pas une importance capitale dans le roman, leur présence n’est pas qu’anecdotique. Comme il le fait pour Turing dans le Cryptonomicon, Stephenson utilise des personnages historiques pour teinter son roman de vérité en s’écartant peu des biographies canoniques.

Le second tome, The Confusion, amalgame deux romans, Bonanza et Juncto. Bonanza suit les pas vagabonds et aventuriers de Shaftoe alors que Juncto suit Eliza, ainsi que Newton et Leibniz. Dans cette partie de l’ouvrage, la confrontation philosophique entre les deux hommes apparaît à travers le personnage de Waterhouse qui tente de combiner les thèses de la Monadologie avec l’atomisme de Newton à partir d’une machine (l’ancêtre fictif de l’ordinateur). C’est là que sont explicités ses recherches alchimiques, sa biographie ainsi que ses activités à la Monnaie Royale. Toutefois, le rôle de Newton dans ce second tome est assez périphérique alors que celui de Leibniz y est plus important, surtout par les explications détaillées de ses principales thèses.

Le troisième tome, The System of the World, synthétise les deux autres volumes. Il se situe presque entièrement en 1714 autour du personnage de Waterhouse. L’action principale tourne encore une fois autour de la querelle entre Leibniz et Newton. Waterhouse ira même jusqu’à essayer de provoquer une rencontre entre les deux savants, laquelle n’aura finalement pas lieu, Newton étant trop occupé par les enquêtes (authentiques) sur les contrefaçons de la monnaie. Avec le personnage de Waterhouse, Stephenson se permet de créer un lien très intéressant entre Newton et Leibniz à travers la machine à calculer de Pascal. Cette machine est présentée comme la tentative de créer un calculateur qui utiliserait les conceptions logiques de Leibniz et le savoir-faire technique de Newton. Cette relation, purement fictive, est caractéristique de la plume et de la signature particulière des romans de Stephenson.

Cette œuvre est à l’image du traitement romanesque que Stephenson donne à des personnages réels : il utilise la vérité biographique dans un cadre purement fictionnel. Comme avec Turing dans le Cryptonomicon, nous apprenons les grandes lignes des thèses explicitées d’une manière qui nous permet de distinguer ce qui est vrai de ce qui est inventé. Ce roman ambitieux est un exemple parfait du lien étroit que peuvent entretenir l’histoire et la fiction dans le but commun de transmettre des idées autant que de susciter le plaisir.

Marie Victorin

Robert GAGNON, La thèse, Montréal, Quinze, 1994, 233 p.

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À Montréal, au printemps 1934, Jacques Dumouchel, professeur à la faculté des sciences de l’Université de Montréal, soutient une thèse de doctorat dirigée par Marie Victorin. Brillamment rédigée et présentée, elle ne parvient tout de même pas à remporter l’unanimité des juges. L’un d’entre eux, Trefflé Mireault, refuse d’accorder au travail la mention summa cum laude et ne consent qu’à décerner celle de cum laude parce que, prétend-il, l’étudiant n’aurait pas su répondre adéquatement à la question qu’il lui avait posée. Consterné par cet entêtement, Dumouchel écrira une lettre d’invectives au juge dissident. Celui-ci meurt en 1938. Sa mort serait-elle liée à cette histoire de soutenance? En 1991, François Cournoyer, étudiant en histoire, s’intéresse au récit de cette thèse, qu’il a déniché en faisant des recherches dans les archives de l’École Polytechnique. Ses enquêtes le conduiront à rencontrer le fils de Trefflé Mireault, qui pourrait être mêlé, potentiellement par vengeance, à la mort de Marie Victorin.

L’univers romanesque de La thèse, qui alterne entre deux temporalités distinctes, offre au lecteur peu de satisfaction du point de vue qui nous intéresse ici. Bien qu’il soit question de science, elle occupe, finalement, un espace resteint dans l’économie du récit. Toutefois, la volonté de questionner des faits historiques et de les représenter avec fidélité est perceptible. L’auteur en avertit même son lecteur avec insistance, deux fois plutôt qu’une, au début et à la fin. Mais l’intrigue liée à la soutenance de thèse, à la mort de Trefflé Mireault et de Marie Victorin est menée de façon un peu approximative. À travers ce « suspense », la narration propose différents petits récits, comme, par exemple, l’histoire d’amour entre le jeune Jean-Marie Mireault et une brillante étudiante, qui apparaissent superflus. Sommes toutes, le roman cherche à comprendre par leur représentation, des faits historiques, mais la narration se noie souvent dans un propos didactique, quand ce n’est moralisateur.

LOUIS Pasteur

Gilbert SCHLOGEL, Les princes du sang, Paris, Fayard, 1992, 647 p.

** 1/2

C’est en 1731, avec la naissance d’Aubin de la Verle, que débute une longue saga romanesque qui veut retracer l’histoire de la médecine et de la chirurgie depuis les barbiers-chirurgiens jusqu’aux cardiologues de la première moitié du XXe siècle. À travers la vie de cinq chirurgiens fictifs, tous descendants d’Aubin, le lecteur assiste aux moments marquants de cette pratique. À tour de rôle, ces hommes ont vu apparaître l’inoculation, l’hygiène, le vaccin l’anesthésie générale, les antibiotiques, l’antisepsie, la radiologie, la greffe d’organe, de même que l’avènement de la technologie électronique. Se déploient aussi les différents problèmes éthiques auxquels l’évolution de la chirurgie a dû faire face à travers les siècles. L’histoire politique de l’Europe sert souvent d’arrière-plan au récit fictif de cette lignée de chirurgiens dont certains franchiront l’Atlantique pour étudier en Amérique. Le lecteur traverse donc la Révolution française, l’Empire napoléonien, la Première et la Seconde Guerres mondiales, la guerre d’Algérie, etc. Toutefois, si l’histoire de la pratique chirurgicale offre un intérêt certain pour le récit, la romance à l’eau de rose qui l’entoure en vient à blaser le lecteur. De même, l’arrière-scène historique est parfois dépourvue de toute pertinence en regard du propos principal et la narration se noie dans un sentimentalisme pesant. Ainsi, les grands personnages (J. Desault, P. Berger, C. Alexis, J. Hunter, L. Pasteur, V. Raymond, P. I. Semmelweis, etc.) qui ont marqué la chirurgie font de brèves apparitions et les grandes découvertes sont trop peu exploitées du point de vue romanesque. Si le propos historique entourant la chirurgie semble juste et bien mené, le travail éditorial et littéraire est parfois bâclé. Le lecteur reste un peu sur sa faim.

PHILIPPE IGNACE SEMMELWEIS

Louis-Ferdinand CÉLINE, Semmelweis, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1999 [1936], 128 p.

*** 1/2

Le Semmelweis de Céline pose un problème d’ordre générique. Si le hors-texte nous renseigne sur la nature de l’ouvrage (il s’agit de la thèse de doctorat que l’auteur a soutenu en 1924) et comporte en tout point l’appareillage académique propre à ce type de document (une adresse aux membres du jury inaugure le récit), le texte lui-même, dès son incipit, nous plonge dans une biographie romancée de « La vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweis ». La narration ne joue aucunement la carte de l’objectivité et ce, malgré le genre rigide dans lequel elle se déploie : on entend ainsi très clairement la voix et le style de Céline, qui raconte la vie du savant de son propre point de vue. Il juge littéralement l’existence de Semmelweis, fustige la médecine en général. À l’image idyllique du personnage scientifique, l’auteur de Voyage au bout de la nuit oppose donc sa vision cynique de la discipline médicale.

Reprenant la chronologie, Céline présente la vie du médecin, de sa naissance à Budapest à sa mort, dans des conditions pathétiques. Nous suivons, par le biais des commentaires de Céline, les raisonnements qui mèneront Semmelweis à pointer la découverte de l’antisepsie, concept totalement inconcevable pour les scientifiques du milieu du XIXe siècle. Travaillant comme assistant en obstétrique, Semmelweis cherche à comprendre pourquoi le taux de mortalité est aussi dévastateur chez les mères venant d’accoucher (les décès atteindront 96 % dans la clinique du docteur Klin). Après observations, tâtonnements, Semmelweis met le doigt sur le problème sans pour autant formuler la révolution que Pasteur théorisera quelques décennies plus tard : il réalise que les étudiants, passant de la morgue à la maternité, manipulant tour à tour cadavres et jeunes mamans, infectent les patientes par le biais de « particules cadavériques ». En leur suggérant de se laver les mains avant de manipuler les jeunes mères, Semmelweis éradiquera la mortalité. Malheureusement, le corps médical marginalisera la pratique proposé par le médecin, refusant d’adhérer à ce qui apparaît de l’ordre des superstitions.

La cruauté du destin de Semmelweis, véritable martyr de la science, alimente la plume de Céline dont la représentation du médecin hongrois prend diverses formes : à la fois génie, saint, maladroit, idiot et innocent, Semmelweis apparaît surtout comme un scientifique qui, conscient des limites offertes par les paradigmes de son temps, semble tragiquement incapable de s’en abstraire pour ainsi en formuler de nouveaux.

Gilbert SCHLOGEL, Les princes du sang, Paris, Fayard, 1992, 647 p.

Voir -> LOUIS Pasteur

Morton THOMPSON, Tu enfanteras dans la souffrance, Paris, Presses de la cité, 1950, 430 p. Traduit de l’anglais par Doringe.

** 1/2

Malgré son style ampoulé, ses interminables circonvolutions et un souci du détail qui frise le ridicule, Tu enfanteras dans la souffrance de Morton Thompson a le mérite de faire la lumière sur la vie personnelle et scientifique de Semmelweis en présentant du même coup le contexte médical qui prévaut dans l’Europe de l’Est du milieu du XIXe siècle. Loin d’être synthétique (deux cents pages s’écoulent entre la naissance du médecin hongrois et la première formulation de sa théorie), ce roman biographique exploite au maximum toutes les facettes de l’existence du savant. Se torturant devant les innombrables décès dans les cliniques de maternité, Semmelweis tâtonne et tergiverse longuement avant de mettre le doigt sur la cause de la fièvre puerpérale. Sa requête (« Pour l’amour du ciel, lavez-vous les mains! »), pourtant si simple, rencontrera une résistance inouïe chez la majorité de ses confrères.

La narration omnisciente, qui mélange à son regard objectif le frou-frou d’une prose grandiloquente, dépeint Semmelweis comme un bourreau de travail qui sacrifie sa vie à la diffusion de sa découverte, c’est-à-dire la prophylaxie antiseptique. L’exhaustivité du récit démontre à quel point Semmelweis s’investit dans sa pratique, écrivant sans cesse des lettres à ses collègues européens, plaidant ça et là l’exactitude de sa trouvaille. Le médecin est représenté comme un homme intelligent entouré d’adversaires réactionnaires et sclérosés. Tout comme Céline, Morton convoque la figure sacrificielle pour exprimer l’isolement du savant. Au fur et à mesure de son déploiement, le roman s’enlise dans un parallélisme biblique parfois douteux. Intitulant un des derniers chapitres « Gethsémani », l’auteur cite en épilogue un contemporain de Semmelweis qui prétend que la médecine sera honteuse à jamais de son agissement envers le scientifique hongrois. Comme pour prouver à quel point Semmelweis était en avance sur son temps, Morton rappelle que la Hongrie mettra plus de trente ans à offrir une sépulture nationale à ce chercheur important.

ALAN TURING

Neal Stephenson, Cryptonomicon (trilogie comprenant Le code Enigma, Le réseau Kinakuta, Golgotha), Paris, Payot/Rivages, 1999.

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Cet énorme roman (seule l’édition française établit le texte en trois tomes) raconte l’histoire parallèle, à la fois dans le temps et dans l’espace, d’un groupe d’hommes d’affaires technophiles, as d’informatique et le groupe de Bletchley Park, dont faisait partie Alan Turing, qui résolut le code Enigma employé par les Allemands durant la Seconde Guerre Mondiale. Les spécialistes de la technologie veulent établir un paradis informatique (à la manière des paradis fiscaux) sur l’île de Kinakuta, Turing occupe dans ce roman les fonctions qui étaient effectivement les siennes, à savoir la direction de l’équipe de décryptage de Bletchley Park. Il travaille à la création de la « machine de Turing », à la théorie des fonctions calculables, etc. Toutefois, Stephenson se permet d’extrapoler sur les propos de rencontres entre Turing et Churchill, simuler une relation homosexuelle avec un compagnon fictif.

Ce livre est un bel exemple de l’appropriation d’une figure emblématique pour lui donner un rôle uchronique dans l’Histoire. En effet, Stephenson se permet d’utiliser Turing à la fois comme personnage réel et comme personnage fictif, dans le but de servir sa trame narrative, à un tel point qu’il est parfois difficile de départager le biographique du romanesque. Malgré l’avertissement de l’auteur en début d’ouvrage selon lequel tout ce qui est inclus dans son roman serait de la fiction et que toute ressemblance avec la réalité serait pure coïncidence, le lecteur n’est pas dupe. Nous apprenons de nombreuses choses vraies à propos des travaux de Turing, tant au plan de l’élaboration conceptuelle que technique et c’est là que le roman prend toute sa densité. Stephenson fait honneur à Turing, en tant que père de l’informatique, en montrant les aboutissants de ses travaux fondateurs, montrant à la fois leurs forces et faiblesses.

JAMES WATSON

Harry MULISCH, La procédure, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2001, 287 p.

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Le narrateur de La procédure, Victor Werker, chimiste de formation, qui s’est intéressé de près à la biologie, a réussi l’impossible : donner vie à la matière inanimée, qu’il a nommée « éobiont ». Une forme de vie autonome extrêmement simple de la taille d’un virus, mais néanmoins créée artificiellement. Ce travail suscite l’admiration de nombreux chercheurs, mais aussi la haine de confrères jaloux, en particulier de son assistant Brock, et de nombreux individus scandalisés par cette volonté de se prendre pour Dieu.

Alors que de l’avis de plusieurs on s’apprête à lui accorder le prix Nobel, sa vie privée va à vau-l’eau. S’interrogeant sur le sens de son existence, il écrit trois longues lettres à sa fille mort-née – elle s’est étouffée avec le cordon ombilical dans le ventre de sa mère, quelques semaines avant sa naissance – , lettres qui relèvent à la fois du journal intime, de la vulgarisation scientifique et de l’échange amoureux. Puis, par hasard, il surprend une conversation téléphonique annonçant le meurtre imminent de quelqu’un. Des bribes de ce qu’il a entendu le lancent sur diverses pistes pour empêcher ce crime qui semble aussi inéluctable que l’ADN d’un individu. Car ce meurtre, il en est la victime désignée.

La procédure tisse avec une habileté redoutable et une grande intelligence des liens entre science et religion, mythe et littérature, génétique et éthique, vie privée et professionnelle d’un chercheur scientifique de renom. Un chapitre, au cours duquel Werker imagine une version très personnelle de la création du Golem, plonge le lecteur à la cour de Rodolphe II et permet de croiser Giordano Bruno, Tycho Brahé et Johannes Kepler. Mais le principal intérêt du roman par rapport aux figures de scientifiques tient à ce qu’il évoque la vie d’un « vrai » scientifique (James Watson et son livre The Double Helix), dont le narrateur s’inspire en l’évoquant comme influence première.

La double hélice – comme découverte scientifique et titre éponyme de l’ouvrage de Watson – apparaît pour Werker comme la base des valeurs, d’une éthique. Elle devient pour lui le fondement d’un grand récit collectif, là où tout commence. Il serait trop long de le développer ici, mais soulignons que le roman offre de nombreux échos aux événements qui ont entouré la découverte de la molécule d’ADN, découverte qui balise toute la vie de Werker.

En entrelaçant science et mythe, imaginaire et recherche en laboratoire, chiffre et lettre, Mulisch insiste sur un fait connu : la science n’explique pas toujours le mystère, souvent elle y renvoie. La découverte conduit souvent à un nouveau degré de complexité qui peut aussi apporter un peu plus de lucidité.

TOUS LES MATHÉMATICIENS IMPORTANTS DE L’HISTOIRE

GUEDJ, Denis, Le théorème du perroquet, Paris, Seuil, 1998, 525 p.

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Le théorème du perroquet se présente comme un roman policier dont les mathématiques seraient la clé. Un certain Pierre Ruche reçoit en héritage de son ami Grosrouvre une immense bibliothèque entièrement consacrée aux œuvres de grands mathématiciens. Mais Grosrouvre, déménagé depuis longtemps à l’étranger, est mort dans des circonstances mystérieuses et Pierre Ruche veut élucider le mystère. Pour ce faire, il doit se remettre à l’étude des mathématiques.

Le livre de Guedj repose moins sur la figure ou les travaux d’un mathématicien que sur l’ensemble du corpus mathématique. En effet, on pourrait dire que la mathématique (et les grands mathématiciens de l’histoire) est le personnage principal du Théorème du perroquet. Son histoire défile à mesure que le « mystère Grosrouvre » prend toutes ses dimensions. Dans cette perspective, une bonne partie des plus grandes figures de l’histoire des mathématiques sont appelées à comparaître : leurs découvertes, mais parfois également leur contexte historique, ce qui dans certains cas conduit à des informations d’ordre biographique. L’idée de ce roman est originale et son succès signale un intérêt marqué pour son approche singulière. Pourtant, on pourrait aussi dire que ce livre a les défauts de la vulgarisation scientifique sans en avoir toujours les qualités. L’enquête sert d’appui minimal à une histoire linéaire, assez pesante et simpliste des mathématiques. Certes, le roman est truffé de bons mots (« Ce qu’il y a de bien avec l’hiver, c’est qu’il fait disparaître non seulement les feuilles des arbres, mais aussi les touristes de Montmartre »), mais qui ne suffisent pas à créer une trame solide. On pourra apprécier ce livre pour les objectifs qu’ils visent, mais en tant que roman, il reste un tantinet ennuyant.

III

Biographies des principaux savants

GIORDANO BRUNO

Giovanni Aquilecchia, Giordano Bruno, Paris, Les Belles Lettres, 2000 [1971], 115 p. Traduit de l’italien par Walter Aygaud.

Cette biographie, synthétique et efficace, est l’œuvre du plus grand spécialiste de Bruno. Écrite d’abord en 1971, elle a été retraduite et republiée en 2000 pour le 400e anniversaire de son exécution. Aquilecchia, auteur de l’édition critique des oeuvres complètes de Bruno, offre une biographie d’un grand sérieux qui présente avec une objectivité presque scientifique les événements marquant la vie du philosophe. Cet ouvrage allie avec brio exhaustivité et concision.

Bernard Levergeois, Giordano Bruno, Paris, Fayard, 1995, 572 p.

Ce livre est l’œuvre d’un des principaux traducteurs français de Bruno. De son propre aveu, Levergeois tente, dans cette biographie, de se tenir loin des lieux communs entourant le Nolain (Bruno martyr de la science, précurseur de la modernité, etc.). L’auteur visite chronologiquement chaque épisode de la vie du savant selon la chronologie habituelle. Nous suivons Bruno à travers ses pérégrinations européennes. L’ouvrage est intéressant et exhaustif, en plus de contenir une bibliographie très pertinentes.

Jean Rocchi, L’errance et l’hérésie ou le destin de Giordano Bruno, Paris, François Bourin, 1989, 287 p.

Biographie intéressante qui se situe aux frontières de l’essai. Rocchi fait un lien surprenant entre l’écriture de Bruno et celle de Rabelais, de Joyce et de Céline. L’auteur inclut dans son ouvrage plusieurs références théoriques, des extraits de l’œuvre de Bruno et de certains de ses exégètes. Quelques considérations scientifiques du Nolain sont aussi mises à l’avant-plan par Rocchi. En ouverture, il explique la grande dette de Kepler et Galilée à l’égard de Bruno. L’auteur consacre la troisième partie de son livre aux années de détention de Bruno. On retrouve aussi un court chapitre sur Shakespeare dont le lien à Bruno est clairement explicité. Le récit, narré du point de vue du biographe, analyse la place de Bruno dans l’histoire des idées.

GALILÉE

Ludovico Geymonat, Galilée, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points. Sciences », 1992, 350 p. Traduit de l’italien par Francoise-Marie Rosset et Sylvie Martin.

Ce livre, publié à l’origine en 1957, est souvent considéré comme un ouvrage de référence. Il s’agit d’une biographie conventionnelle dont le but avoué d’objectivité se permet quelquefois de proposer des hypothèses quant aux « trous noirs » de la vie du savant. L’ensemble est fade, scolaire et mal traduit. Cette insistance à étudier la personnalité du savant est datée. Il reste que ce livre est un bon ouvrage d’introduction à la vie du savant.

Jean-Pierre Maury, Galilée, le messager des étoiles, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1986, 160 p.

L’ouvrage est fidèle à la mission de la collection « Découverte Gallimard ». Le contenu iconographique est extrêmement intéressant. Nous sommes devant une biographie visiblement sympathique à la cause de Galilée. La dimension critique est complètement évincée du propos. L’auteur retrace des anecdotes intéressantes sur la vie et les découvertes du savant, en plus de mettre en lumière les succès de Galilée. On retrouve aussi, au cœur de l’ouvrage, des considérations sur l’astronomie en général. En annexe, le livre de Maury offre des documents pertinents : extraits de la pièce de Brecht, minutes du procès, etc. Excellent ouvrage d’introduction et de vulgarisation.

Georges Minois, Galilée, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je? », no 3574, 2000, 127 p.

Respectant la philosophie de sa collection, cet ouvrage offre une biographie factuelle et limpide sur la vie de Galilée. L’auteur privilégie une posture triple : il présente à la fois l’homme dans sa relation à sa famille, le savant et ses recherches et finalement le Galilée du scandale, aux prises avec l’Église. Relevant les étapes marquantes de la vie du savant, cette courte biographie permet de se faire, sans aucun détour, une idée générale du personnage.

Giorgio De Santillana, Le procès de Galilée, Paris, Club du meilleur livre, 1964, 458 p. Traduit de l’anglais et de l’italien par Adriana Salem.

Essai à forte teneur critique, écrit en italien en 1955, et souvent cité en référence dans de nombreux ouvrages consultés. Analyse des événements, compte [ ]rendu objectif. Document intéressant, parti pris évident à l’égard de Galilée, « fils le plus brillant de la Renaissance ». L’auteur soutient que Galilée fut victime d’un mensonge, et dresse des parallèles avec les généticiens russes et l’Affaire Oppenheimer. Pladoyer pour la liberté de la science face au politique. L’accent est mis sur la période allant de 1610 à 1616. Contenu iconographique intéressant.

Pietro Redondi, Galilée hérétique, Paris, Gallimard, 1985, 447 p. Traduit de l’italien par Monique Aymard.

Thèse audacieuse qui propose une réinterprétation des événements entourant le procès. Redondi, dont l’ouvrage a fait beaucoup de bruit à sa parution, propose de « démonter une légende en effectuant le remontage d’une subtile machination ». Très cursivement, l’auteur stipule que Galilée a été accusé d’un chef moins grave, car le pape, un ancien ami, ne voulait pas voir le savant mourir au bûcher. Intéressant d’un point de vue épistémologique, cet essai démontre que la condamnation et le procès de Galilée sont plus complexes qu’ils en ont l’air. Redondi décrit, par sa démonstration, le contexte intellectuel et les enjeux politiques de l’époque. Public motivé!

William R. Shea, La révolution galiléenne, Paris, Seuil, coll. « Science ouverte », 1992, 313 p. Traduit de l’anglais par François de Gandt.

Ouvrage entre la biographie et l’essai scientifique. Shea explicite les débats scientifiques provoqués par les travaux de Galilée. Ce savant marque, pour l’auteur, la naissance de la science moderne. S’intéressant particulièrement à la « période médiane » (1610-1632) de la vie de Galilée, Shea analyse à quel point le chercheur a contribué à « visiter d’une nouvelle manière des anciens faits ». Même si le contenu est parfois aride pour le profane (tableaux, équations), cet ouvrage cible les principales questions qu’évoque le parcours intellectuel de Galilée, des problèmes hydrostatiques aux mouvements de la Terre.

NEWTON

Gale E Christianson, In the Presence of the Creator : Isaac Newton and his Times, New York, Free Press, 1984, 623 p.

Biographie très détaillée qui s’intéresse davantage à la vie du savant, dans ses moindre détails, qu’à ses découvertes. On y trouve un gros appareil de notes, mais il s’agit davantage de précisions, d’ajouts exhaustifs, de références bibliographiques, que d’un appareil critique.

A. Rupert Hall, Isaac Newton, Adventurer in Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, 468 p.

Cette biographie comporte un appareil exhaustif de notes critiques et explicatives (p. 399 à 451). De la vie biographique romancée, on passe rapidement au travail scientifique de Newton. Ses découvertes sont bien expliquées et illustrées à l’aide de graphiques et de figures. Est aussi pris en compte une grande partie de la littérature spécialisée sur l’œuvre scientifique de Newton. Contient un appareil critique et une bibliographie assez intéressants.

Louis Trenchard More, Isaac Newton : a Biography, New York, Dover Publications, 1962 [1934], 675 p.

Cet ouvrage allie habilement la vie et l’œuvre de Newton en prenant toutefois comme point de départ les découvertes scientifiques du savant. La philosophie et la théologie ne sont pas véritablement mises de l’avant. On y retrouve de nombreuses explications scientifiques illustrées souvent à l’aide de graphiques. Elle apparaît toutefois moins accessible que The Life of Isaac Newton, peut-être plus spécialisée.

Richard Samuel Westfall, Never at Rest : a Biography of Isaac Newton, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, 908 p.

Biographie « encyclopédique » de la vie de Newton, qui relate dans le fin détail toute la vie et l’essentiel de l’œuvre. On y retrouve également bon nombre d’explications de ses découvertes (un autre biographe souligne par contre qu’elle omet de parler de l’alchimie et de la théologie). Elle retrace les événements de la vie du savant à Woolsthorpe, Cambridge et Londres. Cette biographie est augmentée d’un gros appareil critique en plus de graphiques et d’illustrations. Peut-être trop détaillée et spécialisée. Par contre, de cet ouvrage découle un abrégé : The life of Isaac Newton. L’auteur fait figure de référence et d’autorité pour tout ce qui concerne le physicien anglais.

Richard Samuel Westfall, The Life of Isaac Newton, coll. « Canton », Cambridge, Cambridge University Press, 1994, 328 p.

Biographie complète et détaillée sur l’œuvre et la vie de Newton, qui reste assez accessible. Il s’agit de l’abrégé de Never at Rest. Elle fait donc un bon alliage de la vie et des découvertes du savant sans verser dans l’explication ardue de la science. Le point de départ de la construction biographique est non pas l’œuvre mais la vie du savant. Elle contient un index et une bibliographie, mais pas d’appareil critique.

Michael White, Isaac Newton : the Last Sorcerer, London, Fourth Estate, 1997, 402 p.

Cette biographie dresse un parcours assez exhaustif de la vie et de l’œuvre du savant. Biographie structurée selon le schéma classique, elle commence par la naissance et se termine avec la mort de Newton. On y trouve un appareil de notes, mais il est davantage utilisé pour les citations que pour donner des explications supplémentaires. Cette biographie prend aussi en compte l’importance de l’alchimie dans l’évolution de sa pensée.

DARWIN

Mea AllAn, Darwin and his Flowers, Londres, Faber and Faber, 1977, 318 p.

Un ouvrage souvent cité en exemple pour son attention portée à un aspect généralement occulté de la vie et des œuvres de Darwin. Le but est de raconter de nouveau la biographie darwinienne, en intégrant partout l’importance de ses travaux en botanique, et de façon plus générale, en montrant en quoi l’intérêt du naturaliste pour les plantes et les fleurs a joué un rôle clé dans l’élaboration de la théorie de la sélection naturelle. Pour les botanistes, Darwin a proposé nombre d’observations importantes qui demeurent valables aujourd’hui. Il serait d’ailleurs le fondateur de l’écologie. Une biographie scientifique avant tout, qui propose néanmoins un portrait détaillé de la vie de Darwin.

E. Janet Browne, Charles Darwin. Voyaging, vol. 1, Princeton, Princeton University Press, 1996, 605 p.

Charles Darwin. The Power of Place, vol. 2, New York, Alfred A. Knopf, 2002, 591 p.

Il s’agit de la biographie de Darwin qui fait autorité actuellement. Chaque volume est divisé en trois parties. L’objectif de Browne a été de dépasser les représentations simplistes (mythes et contre-mythes) pour tâcher de reconstituer un portrait crédible de l’homme dans sa complexité. Elle discute de l’ensemble de ses travaux, en montrant que Darwin n’est ni l’esprit absolument génial qui a créé de toutes pièces une théorie révolutionnaire, ni un esprit médiocre qui a plagié ses idées sur celles des autres en refusant de leur reconnaître leur antériorité. Elle cherche aussi à situer Darwin dans son époque, pour montrer en quoi le contexte victorien et les bouleversements sociaux, politiques et technologiques (modernisation) ont permis son ascension en créant un climat intellectuel et culturel propice à l’acceptation de ses idées.

Adrian Desmond et James Moore, Darwin, New York, Warner Books, 1992, 808 p.

Probablement la biographie la plus détaillée et englobante qui soit parue avant celle de Janet Browne. Elle est la première à chercher à situer de façon systématique Darwin et ses travaux dans leur contexte intellectuel, socioculturel et politique. L’esprit qui y préside est assez proche de celui qui caractérise les travaux de Browne, mais le ton semble moins académique.

Bern Dibner, Darwin of the Beagle, New York, Toronto et Londres, Blaisdell Publishing Co., 1964 [1960], 146 p.

Une courte biographie qui, comme son titre l’indique, traite surtout du voyage. Le livre comprend également une courte introduction sur la famille et l’enfance de Darwin et un chapitre final (d’environ 30 pages) qui propose un récit sommaire de la vie de Darwin à la suite de son voyage. En annexe, The Darwin-Wallace Papers de 1858 (texte de la conférence qui a été donnée pour rendre publiques les idées de Darwin et de Wallace sur la sélection naturelle).

Gertrude Himmelfarb, Darwin and the Darwinian Revolution, Garden City, Doubleday, 1959, 422 p.

L’une des biographies de Darwin que l’on cite souvent en exemple, au nom de ce qu’on tient pour son caractère très fouillé et la finesse de ses analyses. Parmi les travaux de Darwin, Himmelfarb ne paraît s’intéresser qu’à L’Origine des espèces. Le quatrième chapitre, consacré à la réception de l’ouvrage, est suivi de deux chapitres – les deux derniers – qui analysent les idées qu’il renferme et discutent de leur postérité. L’auteure est plutôt critique face à ce qu’elle conçoit comme la tendance de Darwin à tout ramener au plus petit commun dénominateur et à simplifier les choses de façon abusive. De façon générale, son portrait de Darwin s’annonce assez négatif, malgré des titres de chapitre apparemment élogieux (I – Pre-history of a hero; II – Emergence of a hero).

Albert Einstein

Ronald W. Clark, Einstein : the Life and Times : an Illustrated Biography, New York, H.N. Abrams, 1984 [1971], 718 p.

Ouvrage volumineux et bien documenté. Il comprend de nombreuses photographies. Dans son introduction, Clark décrit Einstein comme une des plus grandes figures tragiques de notre époque, ce qui donne une idée de l’angle choisi pour son étude du scientifique. La biographie contient vingt-deux chapitres qui relatent la vie de l’auteur en commençant par son enfance. Intéressant et détaillé.

Brian Denis, Einstein : a Life, New York, J. Wiley, 1996, 509 p.

L’auteur a travaillé sur cet ouvrage pendant quinze ans et, puisqu’il s’agit d’une publication relativement récente, a eu accès à de nouvelles archives. Parmi celles-ci, mentionnons la correspondance de sa secrétaire personnelle qui dévoile l’existence d’une enfant illégitime. On y apprend également que le FBI a monté un dossier de plus de mille pages sur Einstein sous l’administration Hoover.

Albrecht Fölsing, Albert Einstein : a Biography, New York, Viking, 1997, 882 p. Traduit de l’allemand par Ewald Osers.

Énorme biographie bien documentée et très détaillée. L’ampleur de l’ouvrage, qui pourrait le rendre rébarbatif a priori, est pourtant d’une lecture aisée. Structuré chronologiquement, ce livre décrit la personnalité d’Einstein, ses intérêts, ses discussions avec son entourage pour tenter de mettre à jour la complexité de son caractère.

Philippe Frank, Einstein, sa vie et son temps, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 435 p. Traduit de l’anglais par André George.

Dans son introduction, l’auteur annonce : « Comprendre Einstein c’est comprendre le monde du XXe siècle ». Philippe Frank a connu Einstein personnellement et l’a remplacé à l’Université de Prague en 1912 à la chaire de physique théorique. L’ouvrage dresse le tableau de la science physique dans la première moitié du XXe siècle, tout en situant le personnage d’Einstein dans son temps. Ce livre peut par conséquent convenir au lecteur qui s’intéresse autant à ses travaux scientifiques qu’à sa vie personnelle. Frank explique dans sa biographie les enjeux de la théorie de la relativité, relate chronologiquement les étapes principales des recherches du physicien et met en contexte les contradictions de l’homme – et les contradictions de son époque.

A. P. French (dir), Einstein : a Centenary Volume, Cambridge, Harvard University Press, 1979, 332 p.

Cet ouvrage a été conçu pour célébrer le centenaire de la naissance d’Albert Einstein. Selon la préface, il a été écrit en particulier pour les étudiants en physique de cycles supérieurs. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une biographie, il dresse un portrait intéressant du scientifique. La première partie, nommée « Reminescences », recueille différents témoignages et anecdotes de scientifiques ayant connu Albert Einstein. La seconde partie, « Einstein and his work », comprend des textes à caractère scientifique et des essais sur sa pensée, sur la science et la culture, le sionisme, l’éducation, etc. La troisième partie propose une réflexion sur la correspondance du scientifique, et quelques lettres qu’il a écrites. Enfin, la quatrième partie comprend des extraits des travaux d’Einstein sur la science et quelques parties de ses Idées et Opinions.

Walter C. Mih, The Fascinating Life and Theory of Albert Einstein, Huntington, Kroshka Books, 2000, 137 p.

Cette biographie illustrée se concentre principalement sur la philosophie et les théories d’Einstein. Elle a été conçu particulièrement pour les étudiants des niveaux secondaire et universitaire afin qu’ils saisissent globalement les théories du scientifique. Courte, elle présente une synthèse de la pensée d’Einstein (peu détaillée). Il s’agit d’une bonne introduction pour qui veut s’initier aux théories et à la vie du célèbre savant.

Robert Oppenheimer

Haakon Maurice Chevalier, Oppenheimer: the Story of a Friendship, New York, G. Braziller, 1965, 219 p.

Haakon Maurice Chevalier propose une biographie intime de Robert Oppenheimer. Comme son titre l’indique, ce livre relate l’amitié entre l’auteur et Oppenheimer. Ils se sont rencontrés en 1937, se perdent de vue en 1943 ; Chevalier reprend contact avec le scientifique après l’utilisation de la bombe sur Hiroshima et Nagasaki. Cette biographie a un certain intérêt surtout pour le portrait intime qu’elle propose d’Oppenheimer. Mentionnons que Chevalier a également mis cette amitié en fiction dans le roman The Man Who Would be God (voir OPPENHEIMER dans la première section).

Gregg Herken, Brotherhood of the Bomb : the Tangled Lives and Loyalties of Robert Oppenheimer, New York, Henry Holt and Co., 2002, 448 p.

Cette biographie est un des ouvrages les plus récents publiés sur la période historique entourant le Projet Manhattan. La bibliographie est très complète. L’auteur a pour documentation, entre autres, les « dead files » du FBI et de nombreux documents sur l’espionnage soviétique de l’époque qui sont depuis peu disponibles. L’accès à ces nouvelles sources justifie cette publication et permettra d’avoir une perspective plus fouillée dans le cadre de recherches sur le sujet. Gregg Herken a écrit cet ouvrage en tant qu’historien. Comme le titre l’indique, cette biographie n’est pas exclusivement sur Robert Oppenheimer. Ernest Lawrence et Edward Teller, qui ont collaboré étroitement avec Oppenheimer, occupent également une place importante dans cette reconstitution historique.

Michel Rival, Robert Oppenheimer, Paris, Flammarion, coll. « Grandes biographies », 1995, 288 p.

Écrite par un historien, cette biographie est la plus célèbre et semble être l’ouvrage de référence sur Oppenheimer. Rival fait la synthèse des années de recherche du projet Manhattan jusqu’à la commission sur le décret de sécurité d’Oppenheimer, qui débute en 1949. Le livre s’attarde surtout aux années de travail sur la bombe et celles qui suivent. L’analyse historique semble faire autorité.

[1] Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, « Tel », 1973[1957], p. 77-78.




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* Septembre 2007-mars 2008
Université de Bordeaux III
_Journées d’étude: «Lire, choisir, écrire : la vulgarisation des savoirs du Moyen Age à la Renaissance. Du 20 septembre 2007 au 20 mars 2008». Programme complet: http://www.cometes.org/
_2007/06/20/lire-choisir-ecrire
_-la-vulgarisation-des-savoirs-
_du-moyen-age-a-la-renaissance

* Mars 2008
Appel à contribution
L’équipe de recherche Traverses de l’université Stendhal-Grenoble 3 organise, dans le cadre d’un projet pluriannuel sur « Sciences, techniques, pouvoirs, fictions : discours et représentations XIXème-XXIème siècles », un
colloque international les 13, 14 et 15 mars 2008 sur le thème :
« Médecine, sciences de la vie et littérature ».
* Théâtre:

Adam et Ève, de M. Boulgakov au Théâtre Gérard-Philippe de Saint-Denis

* Décembre 2006

Revue

Alliage, no 59, Décembre 2006. Dossier sur « Médiation et culture scientifique », un autre sur « Couleurs », plus divers articles et chroniques. Courriel: alliage@unice.fr

* Livre

Conversations entre la littérature, les sciences et les arts, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2006.
Collectif sous la direction de Laurence Dahan-Gaida. Choix de textes présentés en 2004 au congrès de la Society for Sciences, Literature and the Arts

* Séminaire Flaubert 2006-2007
Flaubert. Littérature et savoirs. II

Samedi 24 mars 2007

10h00-13h00
Claire Salomon-Bayet : « Flaubert et les sciences »

14h30-17h30
Françoise Mélonio : « Flaubert et la pensée libérale au XIXe siècle »

Cette séance se déroulera à l’ENS, 45 rue d’Ulm
Amphi Rataud

Martine Mesureur-Ceyrat
ITEM (CNRS-ENS)
Equipe Flaubert
4, rue Lhomond, 75005 Paris
Tél. 01 44 32 18 93
Mél : Martine.Mesureur-Ceyrat@ens.fr
http://www.item.ens.fr