Les prothèses de Mnémosyne

 

Figure 1 : Aby Warburg, Bilderatlas Mnemosyne (1927-1929). Londres, Warburg Archive.

 



Toute la mémoire du monde

 

Au livre I de L’Ève future, Villiers de l’Isle-Adam fait s’exclamer ainsi le personnage de Thomas Edison, peu avant que l’inventeur ne se lance dans la fabrication de l’andréide « Hadaly » :

 

C’en est fait ! nous ne verrons plus, nous ne reconnaîtrons jamais, en leurs effigies, les choses et les gens d’autrefois, sauf dans le cas où l’Homme découvrirait le moyen de résorber, soit par l’électricité, soit par un agent plus subtil, la réverbération interastrale et perpétuelle de tout ce qui passe […], l’éternelle réfraction interstellaire de toutes choses.[1]

 

À la déploration de la perte se mêle l’ambition d’une conservation sans limite, (reprise par Alain Resnais dans son magnifique documentaire sur la Bibliothèque nationale[2]), au constat irrévocable de la disparition d’un passé glorieux répond malgré tout la nécessité d’un travail de mémoire. Comme le souligne Edison, ce rêve d’impossible totalité ne peut advenir qu’à la seule condition d’en passer par des moyens techniques. Mélancolie contre « machination », authenticité de l’expérience vécue contre artificialité de la remémoration, fugacité de l’instant contre labeur « en-duré » du souvenir : Villiers de l’Isle-Adam synthétise en ce court extrait d’un impressionnant monologue l’ensemble des contradictions habituellement nouées par toute réflexion sur les conditions matérielles d’archivage de la pensée. Que l’on se réfère à la théorie du pharmakon platonicien ou à l’actuelle numérisation de nos fonds patrimoniaux, en passant par les analyses de Walter Benjamin sur le « déclin de l’aura » et la nouvelle « transmissibilité » des œuvres d’art à l’époque de leur reproductibilité mécanique, l’héritage du passé requiert toujours la médiation d’un appareillage :

 

De jour en jour s’affirme plus impérieusement le besoin de posséder l’objet d’aussi près que possible, dans l’image ou plutôt dans la reproduction. Et il est évident que la reproduction […] se distingue de l’image. En celle-ci l’unicité et la durée sont aussi étroitement liées qu’en celle-là la fugacité et la reproductibilité. Dégager l’objet de son enveloppe, détruire son aura, c’est la marque d’une perception qui a poussé le sens de tout ce qui est identique dans le monde au point qu’elle parvient même, au moyen de la reproduction, à trouver de l’identité dans ce qui est unique.[3]

 

Sous l’égide conjointe du « Sorcier de Menlo Park » fabulé à la fin du XIXe siècle par Villiers de l’Isle-Adam et de ce premier penseur de l’appareil photographique qu’est Walter Benjamin, on tâchera d’exposer certains des liens qui unissent la figure de Mnémosyne à ses « prothèses ». Partant de la lecture d’un étonnant texte de Jean-François Lyotard, daté de 1986 (100 ans après la publication du roman de Villiers[4]) et énigmatiquement intitulé « Si l’on peut penser sans corps », on examinera la relation établie par Lyotard entre les « machines de mémoire » et la « mort solaire » de toute chose, afin d’aborder la manière dont ces affinités entre la mémoire et la technique qui la rend possible affectent la création littéraire, tout particulièrement à l’aube du XXIe siècle.

 

I – Penser sans corps ?

 

L’impropre de l’homme

 

« Si l’on peut penser sans corps » est un texte écrit par Jean-François Lyotard à partir de l’enregistrement d’une séance de séminaire tenu à l’Université de Siegen en novembre 1986. Il s’agit donc d’une communication volontairement adressée. Reprise deux ans plus tard dans le recueil L’Inhumain, celle-ci conserve une forme très oralisée, une tonalité générale d’injonction ainsi qu’une « disposition » rhétorique extrêmement rigoureuse. Premier texte d’un ouvrage réunissant près d’une vingtaine de conférences et d’exposés de commande à propos du temps, de la mémoire et du vivant, « Si l’on peut penser sans corps » semble ainsi donner le ton d’une inquiétude ou d’un soupçon porté sur « le  »propre’’ de l’homme » :

 

Et si les humains, au sens de l’humanisme, étaient en train, contraints, de devenir inhumains […] ? Et si le  »propre’’ de l’homme était qu’il est habité par de l’inhumain ?[5]

 

Revendiquant d’emblée – et en termes clairement psychanalytiques – la nécessité d’affronter cette « angoisse » à l’égard du « plus familier des hôtes »[6], Lyotard commence par examiner l’Autre de l’humain sous son aspect le plus radicalement étranger : celui de la machine. Pour traiter ce rapport « unheimlich » de l’humain à l’inorganique, le texte « Si l’on peut penser sans corps » – dont il faut souligner l’ambiguité du titre, au croisement de l’interrogation (« est-il seulement possible de penser sans corps ? ») et de la proposition conditionnelle (« Si l’on peut penser sans corps, alors… ») –, s’organise en deux temps, autour de deux morceaux d’éloquence portés par deux orateurs anonymes, respectivement dénommés « Lui » (première partie du texte) et « Elle » (seconde partie du texte et conclusion). Les deux discours se répondent point par point, à l’argument et à la formule près : le « vous, philosophes » lancé en guise d’exorde par celui qu’on suppose être la figure paradigmatique du Technicien est ainsi repris par « Elle » au tout début de son plaidoyer : « Il y aurait là de quoi nous satisfaire, nous philosophes […] »[7].

C’est dans le cadre de cet échange polémique entre Technique et Philosophie que se déploie la réflexion de Lyotard sur l’absolue nécessité des appareils techniques à la survie du vivant en même temps que sur leur paradoxale incapacité à toucher au « propre » de l’humain ou, autrement dit, sur l’inaptitude des machines à penser – puisque pour Lyotard, la pensée constitue une expérience sensible et « non machinable », défiant dans l’absolu toute « programmation »[8].

 

Vivants et machines face à la « mort solaire »

 

Après avoir dénoncé en exorde l’habituel mépris des philosophes à l’égard de la technique (« Vous, philosophes, vous posez des questions sans réponse et qui doivent le rester pour mériter le nom de philosophiques. Une question résolue, elle n’est selon vous que technique »[9]), le premier des rhéteurs présente son argument. À la Philosophie qui prétend pouvoir régler par elle-même le problème de la finitude, le Technicien objecte que seule la technique, parce qu’elle extériorise la mémoire sur des supports, parce qu’elle programme des banques illimitées de données, parce qu’elle « assure [ainsi] au software [le langage humain] un hardware indépendant des conditions de vie terrestre », est capable de répondre à l’un des plus importants défis de la philosophie : celui de la transmission et de la survie de la pensée au-delà de la « fin ».

 

Vous savez, la technique n’est pas une invention des hommes. Plutôt l’inverse. Les anthropologues et les biologistes admettent que l’organisme vivant même simple, l’infusoire, la petite algue synthétisée au bord des flaques il y a quelques millions d’années par la lumière, est déjà un dispositif technique. Est technique n’importe quel système matériel qui filtre l’information utile à sa survie, la mémorise et la traite, et qui induit, à partir de l’instance régulatrice, des conduites, c’est-à-dire des interventions sur son environnement, qui assurent au moins sa perpétuation. [10]

 

Lyotard appuie cette thèse technologiste sur une vision tout à fait apocalyptique de la « mort solaire », désastre cosmique qui fait signe en direction de toute une tradition cinématographique – que l’on se souvienne de l’explosion fatale sur laquelle se conclut le film Kiss Me Deadly de Robert Aldrich[11] ou du très bel essai de Chris Marker, Sans Soleil[12] :

 

En attendant, le soleil vieillit. Il explosera dans 4,5 milliards d’années […]. La terre disparaissant, la pensée cessera, laissant cette disparition absolument impensée. C’est l’horizon même qui s’anéantira et votre transcendance dans l’immanence. La mort, si comme limite, elle est par excellence ce qui se dérobe et se diffère, et par là, ce avec quoi la pensée a affaire constitutivement, cette mort-là n’est encore que la vie de l’esprit. Mais la mort du soleil est la mort de l’esprit, parce qu’il est la mort de la mort comme vie de l’esprit. Il n’y a pas de relève, ni de différer, si rien ne survit.[13]

 

 

Figure 2 : Robert Aldrich, Kiss Me Deadly (1955).

 

C’est tout l’enjeu du témoignage que cristallise ainsi Lyotard, au terme d’un XXe siècle qui combine de façon inédite le plus grand anéantissement mémoriel que l’humanité ait jamais connu et la plus grande augmentation des capacités de stockage des données. À l’aune de ce paradoxe contemporain (oubli génocidaire et vertigineuse hypermnésie), comment la « vie de l’esprit », pour reprendre la belle expression de Hannah Arendt, pourrait-elle résister à l’explosion programmée du soleil ? Davantage, comment pourrait-elle attester de cette inéluctable disparation ? Comment garder une trace de la pire des catastrophes, celle que représente « la mort des pensées inséparables du corps », autrement qu’en ayant recours à des appareils techniques d’enregistrement ?

 

Après la mort du soleil, il n’y aura pas de pensée pour savoir que c’était la mort. Telle est à mon sens la seule question sérieuse posée aux humains d’aujourd’hui. Auprès d’elle, tout me paraît futile […]. Le reste qui reste après l’explosion solaire, il n’y aura pas un humain, un vivant, terrien, intelligent, sensible et sentimental, qui puisse en témoigner, puisqu’il aura brûlé avec son horizon de terre.[14]

 

Le Technicien finit ainsi par focaliser l’objet de toute recherche scientifique (« depuis la diététique, la neurophysiologie, la génétique et le tissu de synthèse, jusqu’à la physique des corpuscules, l’astrophysique, l’informatique et le nucléaire ») sur un unique enjeu : « simuler les conditions de la vie et de la pensée de telle sorte qu’une pensée reste matériellement possible après le changement d’état de la matière qu’est le désastre. »[15]

 

La deuxième partie du texte de Lyotard met en scène la réponse de la Philosophie. Tout en admettant ses objections, celle-ci rappelle au Technicien l’« imbrication du penser et du souffrir »[16] qui s’opère en chaque corps humain et qui fait intrinsèquement défaut aux machines : « L’horizon de la pensée, son orientation, la limite illimitée et la fin sans la fin qu’elle suppose, c’est à l’expérience corporelle, sensible, sentimentale et cognitive d’un vivant très sophistiqué mais terrien que la pensée les emprunte et les doit. »[17] Affirmant ainsi la prééminence « inépuisable »[18] de l’organique, Lyotard en vient à remettre en cause la pertinence des aide-mémoires mis à notre disposition par la technologie moderne : comment le hardware, la machine, l’inorganique par excellence, pourraient-ils en effet répondre au défi de l’é-motion vers le « non-encore-pensé » et expérimenter la « souffrance du temps » qui caractérise la « vraie » pensée ?

 

La douleur de penser n’est pas un symptôme, qui viendrait d’ailleurs s’inscrire sur l’esprit à la place de son lieu véritable. Elle est la pensée elle-même en tant qu’elle se résout à l’irrésolution, décide d’être patiente, et veut ne pas vouloir, veut, justement, ne pas vouloir dire à la place de ce qui doit être signifié. Révérence faite à ce devoir, qui n’est pas encore nommé. Ce devoir n’est peut-être pas une dette, c’est peut-être seulement le mode selon quoi ce qui n’est pas encore le mot, la phrase, la couleur viendra. De sorte que la souffrance de penser est une souffrance du temps, de l’événement. J’abrège : vos machines à représenter, à penser, souffriront-elles ? Que peut être le futur pour elles, qui ne sont que mémoires ? [19]

 

Avant d’en venir plus précisément à la manière dont certaines œuvres littéraires contemporaines ont choisi de répondre à ces questions philosophiques, posées par Lyotard en guise de péroraison avec un usage tout rhétorique du pathos et des apostrophes[20], il est essentiel de revenir en détail sur l’ambivalente conception de la mémoire qui sous-tend ce texte.

 

Hériter du futur : une double définition de la mémoire

 

Dans l’extrait précédent, la mémoire nous est présentée comme un attribut exclusif des machines (« vos machines […], que peut être le futur pour elles, qui ne sont que mémoires ? »), comme le pouvoir absolu, quoique restreint, d’un archivage qui consisterait à « décrire la pensée sous la forme d’une sélection des données et de leur articulation »[21]. À l’exact opposé de cette première définition de la mémoire – qui n’est pas sans rappeler celle que donne Platon de l’hypomnésis et des hypomnèmata dans le Phèdre : non pas « la » mémoire mais les signes et les supports extérieurs de la remémoration[22] –, la notion de témoignage, en tant que mémoire vive, urgente et sensible, s’impose comme l’unique moyen de résister à la mort solaire. Comment articuler ces deux visions antinomiques de Mnémosyne ? Comment concilier cette mémoire « morte », machinale et machinique, répétitive et automatique, « sans affect ni auto-affection » des appareils techniques et cette autre mémoire organique, fragile et essentiellement « humaine », de la catastrophe ?

Le problème posé par leur agencement détermine l’ensemble de « Si l’on peut penser sans corps » ainsi qu’il oriente toute la réflexion « grammatologique » de Derrida. Dans « La pharmacie de Platon », ce dernier a fort bien montré que l’écriture-pharmakon dont le Phèdre instruit le procès est beaucoup plus qu’un simple accessoire ou « excédent » de la mémoire vive (mnêmê). Elle remet profondément en cause la hiérarchisation axiologique qui fonde l’épistémè occidentale des rapports entre tekhnè et écriture, machine et pensée, organique et inorganique : la mnêmê intériorisante, capable de répéter l’Idée (eidos) et d’accéder à la connaissance authentique grâce à l’anamnèse, se trouve « engourdie » et « supplantée » par l’hypomnésis, mémoire secondaire qui ne peut que s’aider de l’artifice des empreintes (tupoi) et des archives[23]. En brouillant les frontières qui séparent habituellement le dedans du dehors, la vie de la mort, l’écriture-pharmakon révèle la nécessaire interdépendance des deux mémoires :

 

Si le pharmakon est « ambivalent », c’est donc bien pour constituer le milieu dans lequel s’opposent les opposés, le mouvement et le jeu qui les rapportent l’un à l’autre, les renverse et les fait passer l’un dans l’autre (âme/corps, bien/mal, dedans/dehors, mémoire/oubli, parole/écriture, etc.) […]. Le pharmakon est le mouvement, le lieu et le jeu (la production de) la différence. Il est la différance de la différence.[24]

 

De même que tout désir de conservation est intimement lié à une pulsion inverse (la menaçante et destructrice « anarchive »[25]), Derrida insiste sur le fait que la conjonction entre mnêmê et hypomnésis est l’ultime condition de saisie de l’événement. Penser cette contradiction ou, plus précisément, cette hybridation, telle est la tâche « monstrueuse » que Derrida fixe à la philosophie :

 

Pourrons-nous un jour, et d’un seul mouvement, adjointer une pensée de l’événement avec la pensée de la machine ? Pourrons-nous penser, d’un seul et même coup et ce qui arrive (on nomme cela un événement), et, d’autre part, la programmation calculable d’une répétition automatique (on nomme cela une machine) ? Il faudrait alors dans l’avenir (mais il n’y aura d’avenir qu’à cette condition), penser et l’événement et la machine comme deux concepts compatibles, voire indissociables. [26]

 

Au terme de « Si l’on peut penser sans corps », Lyotard ne dit pas autre chose : ce qu’il nous faut arriver à concevoir, c’est un corps « impropre », un corps proprement inhumain, « à la fois  »naturel’’ et artificiel »[27]  – ce que Benjamin appelle quant à lui un corps « innervé »[28] par la technique et ce que Villiers invente précisément avec le personnage d’Hadaly.

 

Figure 3 : Fritz Lang, Metropolis (1927).

 

Pour enfin braver la mort solaire, nous aurions besoin d’un organisme qui soit à même de combiner le hardware imperturbable de la machine et le corps phénoménologique de la sensation, capable à la fois d’anticiper, de calculer et de « prévoir » comme le soutient Nietzsche[29] et de rester simultanément ouvert à « ce qui arrive », sensible au devenir, à l’inarchivé voire à l’inarchivable. La notion même de « prothèse » change alors de sens. Comme le souligne Bernard Stiegler, elle ne vient pas tant pallier un manque, combler une perte ou réparer une déficience de l’organisme que s’ajouter spatialement (« devant ») et temporellement (« déjà ») à ce qui est :  

 

Par prothèse, nous entendrons toujours à la fois : posé devant, ou spatialisation (é-loignement), posé d’avance, déjà là (passé) et anticipation (prévision), c’est-à-dire temporalisation. La prothèse n’est pas un simple prolongement du corps humain, elle est la constitution de ce corps en tant  »qu’humain’’. Elle n’est pas un  »moyen’’ pour l’homme, mais sa fin […]. C’est le processus de l’anticipation lui-même qui s’affine et se complique avec la technique qui est ici le miroir de l’anticipation, lieu de son enregistrement et de son inscription en même temps que surface de son réfléchissement, de la réflexion qu’est le temps, comme si l’homme lisait et liait son avenir dans la technique.[30]

 

Seul un corps aussi étrange et composite, prothétique plutôt que prothétisé, serait ainsi capable de transformer la violente expérience du désastre (Erlebnis) en expérience de pensée (Erfahrung) et de faire de l’événement historiquement subi l’objet construit d’une possible transmission.

 

 

II – La littérature, un étrange corpus en mouvement

 

Corpus : repère dispersés, difficiles, lieux-dits incertains, plaques effacées en pays inconnu, itinéraire qui ne peut rien anticiper de son tracé dans les lieux étrangers. Écriture du corps : du pays étranger, de cet étrangement qu’est le pays.

 

Jean-Luc Nancy, Corpus.

 

L’attention portée à la démonstration rhétorique ainsi qu’à la structure dramaturgique de « Si l’on peut penser sans corps » n’a rien d’anodin. En effet, le texte de Lyotard illustre de façon exemplaire le mouvement « pharmacologique » par lequel le logos se trouve insidieusement contaminé par la fiction littéraire, comme infiltré et progressivement transplanté hors de son lieu philosophique habituel, dès qu’il s’agit de traiter des rapports entre la machine, la mémoire et le vivant[31].

L’hypothèse que l’on souhaiterait esquisser ici est la suivante : et si le corpus constitué par les œuvres littéraires était le lieu privilégié de cette fameuse « innervation » ?  Et si la littérature, par son pouvoir d’hybridation formelle et sa plasticité linguistique, offrait un modèle essentiel de corps prothétique, protéiforme et ouvert, conjuguant les deux mémoires distinguées par Lyotard afin de « produire autant que d’enregistrer l’événement »[32] ?

 

Innervation par la science-fiction

 

De nombreuses pistes ont déjà été ouvertes. La fiction d’anticipation littéraire explore sans relâche cet inquiétant phénomène de « peuplement » entre ce que Deleuze et Guattari appellent également « deux états du vivant » :

 

Il devient indifférent de dire que les machines sont des organes, ou les organes, des machines […]. L’essentiel n’est pas dans le passage à l’infini lui-même, l’infinité composée des pièces de machine ou l’infinité temporelle des animalcules, mais plutôt dans ce qui affleure à la faveur de ce passage. Une fois défaite l’unité structurale de la machine, une fois déposée l’unité personnelle et spécifique du vivant, un lien direct apparaît entre la machine et le désir, la machine passe au cœur du désir, la machine est désirante et le désir, machiné […]. Bref, la vraie différence n’est pas entre la machine et le vivant, le vitalisme et le mécanisme, mais entre deux états de la machine qui sont aussi bien deux états du vivant.[33]

 

Outre L’Ève future, on se reportera bien sûr à toutes les œuvres affiliées à la tradition cyberpunk (John Brunner, Norman Spinrad, Lewis Shiner, Walter Jon Williams, Samuel Delany, James Flint, Neal Stephenson) fondée au début des années 1980 par William Gibson (Johnny Mnemonic, 1981 ; Neuromancer, 1984) et Bruce Sterling (Mirrorshades: A Cyberpunk Anthology, 1986), qui développent le thème de la mutuelle « complétion » du corps et des machines en manipulant la langue anglaise[34]. À l’appui de cet incessant travail d’innervation opéré par la science-fiction contemporaine, convoquons simplement les inquiets propos de Philip K. Dick, qui font de la machine le principal modèle épistémologique au miroir duquel interroger la spécificité de l’humain :

 

We humans, the warm-faced and tender, with thoughtful eyes — we are perhaps the true machines. And those objective constructs, the natural objects around us and especially the electronic hardware we build, the transmitters and microwave relay stations, the satellites, they may be cloaks for authentic living reality inasmuch as they may participate more fully and in a way obscured to us in the ultimate Mind. Perhaps we see not only a deforming veil, but backwards. Perhaps the closest approximation to truth would be to say: « Everything is equally alive, equally free, equally sentient, because everything is not alive or half-alive or dead, but rather lived through”.[35]

 

De nouveaux « dispositifs » de mémoire

 

À ces grandes références de la fiction d’anticipation qui exposent des corps pleinement innervés par la technique, il faut enfin ajouter un autre type d’œuvres littéraires qui réalisent cette interaction de façon certes moins explicite mais tout aussi efficace. Que l’on songe par exemple au vaste et monstrueux « Projet » de Jacques Roubaud (notamment à l’une de ses dernières résurgences : la version « mixte » du Projet que constitue La Bibliothèque de Warburg)[36], au vertigineux roman Austerlitz de W. G. Sebald[37], à l’étonnant laboratoire de J. G. Ballard : The Atrocity Exhibition (1969-1990)[38] ou encore à l’œuvre romanesque de l’argentin Ricardo Piglia, programmatiquement intitulée Respiration artificielle (1980)[39].

Sans entrer dans le détail des textes ni viser l’exhaustivité de la démonstration, on rappellera synthétiquement les grandes problématiques offertes par cet autre corpus d’étude. Le rapport de « peuplement » entre machine et vivant, mnêmê et hypomnésis, n’est plus donné à lire au travers des personnages ou des thématiques mises en scène comme c’est le cas dans les textes de science-fiction cités précédemment. Il se joue au plan de l’architecture des œuvres ou, plus exactement, de ce qu’il conviendrait d’appeler, avec Foucault, Deleuze et Giorgio Agamben, leurs « dispositifs »[40] mémoriels. En dépit de leurs différences voire de leurs disparités, ces quatre œuvres partagent effectivement une même puissance d’invention face à la nécessité de repenser les procédures mémorielles après « l’époque de la disparition »[41]. Avec d’autres auteurs comme Georges Perec, Denis Roche ou Claude Simon, W. G. Sebald, J. G. Ballard, Ricardo Piglia et Jacques Roubaud ont en commun d’avoir pris acte des mutations historiques et techniques du XXe siècle (l’art « en tant que photographie », le « déclin de l’aura », le passage à la question de « l’exposition », la problématique de la « trace »). Ni successeurs, ni descendants, ni disciples au sens filial et traditionnel du terme, mais héritiers, au sens éthique et politique, d’une mémoire du désastre, ils interrogent notre difficulté à hériter de temps multiples – y compris du futur, comme nous y invitent Nietzsche, Lyotard et Marker.

Élevant l’écrivain au statut de « technologue » et le lecteur à celui de « mécano », chacune de leurs œuvres génère ainsi un corpus hétérogène, situé à la rencontre du programme et de l’événement sensible, de l’archive et du « mal d’archive », du « calcul » (Arno Schmidt) et du hasard, de la machination et de la « vraie pensée ». Qu’il s’agisse des circonvolutions romanesques de Jacques Roubaud où s’entremêlent la mathématique et la poésie, où l’écriture autobiographique remobilise les anciens « arts de mémoire »[42] ; qu’il s’agisse des agencements entre texte et photographies proposés par W. G. Sebald dans un sillage tout à fait benjaminien ; qu’il s’agisse de J. G. Ballard, qui transforme son roman en vaste machine à recycler la mémoire collective et l’iconographie populaire de la seconde moitié du XXe siècle – au moyen notamment de la répétition hallucinée des séquences narratives et d’un proliférant appareil de notes ; ou qu’il s’agisse encore de Ricardo Piglia, qui applique à la douloureuse mémoire argentine les préceptes du formaliste Iouri Tynianov, faisant de l’écriture romanesque un patient travail d’« ostranenie »… chacune de ces œuvres littéraires produit un type singulier de dispositif destiné à lutter contre l’oubli et offrant une manière de réponse au paradoxe énoncé conjointement par Edison, Benjamin et Lyotard : « résorber » par la technique la « réfraction interstellaire » des choses et des événements afin d’en faire non seulement l’objet d’un témoignage mais une véritable matière à connaissance.

 

 

 



Conclusion méthodologique

 

À la suite de Michel Carrouges et de Pierre Macherey, Deleuze en a fait la démonstration magistrale dans Proust et les signes : poser la question de la machine à la littérature et dans la littérature consiste non plus à interroger la signification de l’œuvre littéraire mais la complexité de son fonctionnement.

 

Télescope psychique pour une « astronomie passionnée », la Recherche n’est pas seulement un instrument dont Proust se sert en même temps qu’il le fabrique. C’est un instrument pour les autres, et dont les autres doivent apprendre l’usage […]. Non seulement instrument, la Recherche est une machine. L’œuvre d’art moderne est tout ce qu’on veut, ceci, cela, et encore cela, c’est même sa propriété d’être tout ce qu’on veut, d’avoir la surdétermination de ce qu’on veut, du moment que ça marche : l’œuvre d’art moderne est une machine, et fonctionne à ce titre.[43]

 

Est-ce que « ça marche » et comment « ça marche » ? Telles sont les questions qu’il nous faut poser aux arts de mémoire littéraires – dont les précédents exemples ne sont que les jalons d’un Atlas encore embryonnaire du XXIe siècle. Avec quels outils analyser ces nouvelles « mnémo-technographies » ? Comment rester fidèle à leurs machinations ? Comment en retranscrire le fonctionnement et s’en faire aujourd’hui les authentiques héritiers ?

Il faut à notre tour en passer par la technique. Comme on a cherché à le faire ici en confrontant Villiers à Lyotard, la littérature à la philosophie, la fiction à la théorie, l’une des façons les plus intéressantes de « traiter » ces dispositifs romanesques consiste à équiper son regard de multiples prothèses. Afin de mieux prendre en compte les phénomènes d’hétérogénéité, d’innervation, de prolifération et de possible effacement mémoriel mis en œuvre par un tel corpus littéraire, c’est la lecture elle-même qui doit être envisagée en termes d’appareillage. Issu du verbe latin apparare (préparer, apprêter, orner), l’appareillage « joue » à plusieurs niveaux : maritime (lever l’ancre), architectural (apparier les matériaux de construction), linguistique (la « prosthèse ») et médical (le supplément technique). L’appareillage, qui permet tout aussi bien de séparer que de raccorder, de détruire que d’augmenter, d’entrechoquer que de (re)monter, est un geste fondamentalement critique et comparatiste, grâce auquel la littérature s’ouvre à des domaines étrangers comme le cinéma, la philosophie, les sciences du vivant ou les arts plastiques. Reliant par isomorphie la loi de la lecture à celle des œuvres étudiées, on se donne enfin la chance de « rapprocher des choses qui ne l’avaient jamais été » (selon la formule fétiche que Jean-Luc Godard emprunte à Pierre Reverdy), de la même manière que la mémoire ne cesse de reprendre et de repriser, altérant ses archives tout en les réinscrivant dans des « constellations » de pensée toujours inédites.




[1] Auguste Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, éd. N. Satiat, Paris, Flammarion, « GF », 1992, p. 125-126.

[2] Alain Resnais, Toute la mémoire du monde, 35 mm, 22 min, Les Films de la Pléiade, 1956.

[3] Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie » (1931), dans Œuvres II, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2000, p. 311.

[4] Avant d’être publiée en 1886 chez M. de Brunhoff, L’Ève future était d’abord parue en feuilleton dans deux périodiques, L’Étoile française (1880-1881) et La Vie moderne (1885-1886).

[5] Jean-François Lyotard, L’Inhumain : Causeries sur le temps, Paris, Galilée, « Débats », 1988, p. 10.

[6] Le vocabulaire est directement emprunté à la théorie freudienne : « Le système a plutôt pour conséquence de faire oublier ce qui lui échappe. Mais l’angoisse, l’état d’un esprit hanté par un hôte familier et inconnu qui l’agite, le fait délirer mais aussi penser – si on prétend l’exclure, si on ne lui donne pas d’issue, on l’aggrave. Le malaise s’accroît avec cette civilisation, la forclusion avec l’information. » Ibid., p. 10. Nous soulignons.

[7] Ibid., p. 25.

[8] « Est-il même consistant de prétendre mettre en programme une expérience qui défie, sinon la programmation, du moins le programme, comme est la vision du peintre ou l’écriture ? » Ibid., p. 26.

[9] Ibid., p. 17.

[10] Ibid., p. 21. Nous soulignons. On retrouve exactement  la même définition « hypomnésique » de la technique chez Bernard Stiegler : « Il faut comprendre la rupture en quoi consiste l’extériorisation comme l’émergence d’une nouvelle organisation de la mémoire, comme l’apparition de nouveaux supports de mémoire […]. C’est en se libérant de l’inscription génétique que la mémoire à la fois poursuit le processus de libération et y inscrit la marque d’une rupture – sur les cailloux, sur les murs, dans les livres, les machines, les madeleines et toutes les formes de supports, depuis le corps tatoué lui-même jusqu’aux mémoires génétiques instrumentalisées […] en passant par les mémoires holographiques que projette l’industrie informatique. » Bernard Stiegler, La Technique et le temps. I, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 1994, p. 178. « Parce que le cerveau ne suffit pas à mémoriser […], le support est donc la condition d’élaboration du savoir, et non seulement de transmission. » Bernard Stiegler, « Du jugement prothétique a priori », conférence donnée au séminaire « Les supports de la mémoire », texte mis en ligne en novembre 2005 sur le site Ars Industrialis, URL : http://www.arsindustrialis. org/activites/cr/5nov2005/dujugementprothetique. Consulté le 10 janvier 2009.

[11] Robert Aldrich, Kiss Me Deadly (En quatrième vitesse), 106 min, United Artists, 1955. Le film s’ouvre sur l’obscurité d’une route déserte où erre une fugitive (Christina) et se termine sur la lumière éblouissante jaillissant d’une boîte de Pandore radioactive. Associant les peurs d’un nouvel âge industriel à un jeu formel sur les stéréotypes du film noir, Aldrich soumet également son implacable machine cinématographique à un devoir de mémoire (le détective Mike Hammer débute en effet son enquête à partir des simples mots « Remember me » que Christina a eu le temps de lui confier avant d’être assassinée.)

[12] Chris Marker, Sans Soleil, 16 mm gonflé en 35, 110 min, Argos Films, 1982. S’il rend explicitement hommage au « soleil noir » de Gérard de Nerval, Chris Marker emprunte également ses références au film catastrophe et à la science-fiction d’après-guerre. Dans un geste esthétique très proche de celui d’Alain Fleischer, Chris Marker développe enfin une réflexion sur la puissance révélatrice du « noir ». Cf. Alain Fleischer, L’Empreinte et le tremblement / Faire le noir, Paris, Galaade, 2009.

[13] Jean-François Lyotard, op. cit., p. 17-19.

[14] Ibid., p. 18-19.

[15] Ibid., p. 20. Nous soulignons.

[16] Ibid., p. 26. Sans toutefois le citer, Lyotard fait écho à la réflexion de Deleuze sur la « violence des signes » : « Nous ne cherchons la vérité que quand nous sommes déterminés à le faire en fonction d’une situation concrète, quand nous subissons une sorte de violence qui nous pousse à cette recherche. Qui cherche la vérité ? C’est le jaloux, sous la pression des mensonges de l’aimé. Il y a toujours la violence d’un signe qui nous force à chercher, qui nous ôte la paix. La vérité ne se trouve pas par affinité, ni par bonne volonté, mais se trahit à des signes involontaires. Le tort de la philosophie, c’est de présupposer en nous une bonne volonté de penser, un désir, un amour naturel du vrai […]. Il y a peu de thèmes sur lesquels Proust insiste autant que celui-là : la vérité n’est jamais le produit d’une bonne volonté préalable, mais le résultat d’une violence dans la pensée. » Gilles Deleuze, Proust et les signes (1964), Paris, P.U.F., « Quadrige », 2e édition, 1998, p. 10 et 24-25. Nous soulignons.

[17] Jean-François Lyotard, op. cit., p. 18. Nous soulignons.

[18] « Si l’on parle d’analogique sérieusement, c’est cette expérience qu’on connote, ce flou, cet incertain, et cette foi dans l’inépuisable sensible, et pas seulement un mode de report du donné sur une surface d’inscription qui n’est pas originairement la sienne. » Ibid., p. 25.

[19] Ibid., p. 27-28. Nous soulignons.

[20] Il faut noter la gradation de l’interpellation par laquelle se conclut le dialogue entre Technique et Philosophie : l’apostrophe commence au futur (« vos machines à représenter, à penser, souffriront-elles ? »), se module au conditionnel (« il faudrait que le non-pensé leur fasse mal, fasse mal à leur mémoire, le non inscrit qui reste à inscrire, comprenez-vous ? ») avant de se muer en urgence impérative : « Il nous faut des machines qui souffrent de l’encombrement de leur mémoire. » Ibid., p. 27-28.

[21] Ibid., p. 26.

[22] Dans ce dialogue, Platon définit l’écriture (grammata) comme une drogue ambivalente (pharmakon) offerte par le dieu Theuth au roi Thamous. Le mot « pharmakon » signifiant à la fois remède et poison, l’écriture se trouve d’emblée dotée d’une double caractéristique : supplément sensible, visible et spatial de la mnêmê, elle agit du dehors comme « aide-mémoire » tout en faisant preuve d’un pouvoir maléfique d’infiltration du « dedans invisible de l’âme, la mémoire et la vérité ». Au lieu d’accroître le savoir comme l’affirme Theuth, l’écriture rend au contraire toujours « plus oublieux » : « cette connaissance aura, pour résultat, chez ceux qui l’auront acquise, de rendre leurs âmes oublieuses, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire (lethen men en psuchais parexei mnêmes amélétésiâ) : mettant en effet leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères (dia pistin graphès exothen up’allotriôn tupôn), non du dedans et grâce à eux-mêmes qu’ils se remémoreront les choses (ouk endothen autous uph’autôn anamimneskomenous). Ce n’est donc pas pour la mémoire, c’est pour la remémoration que tu as découvert un remède (oukoun mnémès, alla upomnéseôs, pharmakon eures). » Platon, Phèdre, 274 e-275 b, dans Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », Tel Quel, n° 32, Hiver 1968, p. 34.

[23] Derrida note que l’on retrouve la même différenciation chez Hegel entre le souvenir intériorisant (die Erinnerung) et l’extériorité graphique, spatiale et technique de la mémoire-Gedächtnis. Jacques Derrida, « Actes », dans Mémoires – Pour Paul de Man, Paris, Galilée, « La Philosophie en effet », 1988, p. 108-110.

[24] Jacques Derrida, art. cit., p. 39.

[25] « Car l’archive, si ce mot ou cette figure se stabilisent en quelque signification, ce ne sera jamais la mémoire ni l’anamnèse en leur expérience spontanée, vivante, intérieure. Bien au contraire : l’archive a lieu au lieu de défaillance originaire et structurelle de ladite mémoire […]. L’archive travaille toujours et a priori contre elle-même. » Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, « Incises », 1995, p. 26-27.

[26] Jacques Derrida, Papier machine, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 2001, p. 34.

[27] « Et c’est ce corps-là, à la fois  »naturel’’ et artificiel, qu’il faudra emporter loin de la terre avant sa destruction, si l’on veut que la pensée qui doit survivre à l’explosion solaire soit autre chose que le misérable squelette binarisé de ce qu’elle était auparavant. » Jean-François Lyotard, op. cit., p. 26.

[28] « La collectivité aussi est de nature corporelle (leibhaft). Et la phusis qui pour elle s’organise en technique ne peut être produite dans toute sa réalité politique et matérielle qu’au sein de cet espace d’images avec lequel l’illumination profane nous familiarise. Lorsque le corps et l’espace d’images s’interpénétreront en elle si profondément que toute tension révolutionnaire se transformera en innervation du corps collectif (leibliche kollektive Innervation), toute innervation corporelle de la collectivité en décharge révolutionnaire, alors seulement la réalité sera parvenue à cet autodépassement qu’appelle le Manifeste communiste. » Walter Benjamin, « Le Surréalisme », dans Œuvres II, trad. M. de Gandillac, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2000, p. 134.

[29] Je me réfère à la définition de la culture exposée dans la deuxième dissertation de La Généalogie de la morale. Opposée en apparence à la saine faculté d’oubli défendue dans la Deuxième Considération inactuelle, la culture nous dote selon Nietzsche d’une faculté mnésique qui n’a plus rien à voir avec la « fièvre historienne » (historisches Fieber) qui « ébranle et fait dégénérer la vie » (zerbröckelt und entartet das Leben). Parce qu’elle nous rend responsables d’une dette envers nos semblables, la culture est présentée comme « mémoire de la volonté » (Gedächtnis des Willens), à la fois « engagement de l’avenir, souvenir du futur » et douloureux « mouvement qui s’opère dans les corps et s’inscrit sur eux, les labourant » (Deleuze) : « Pour pouvoir à ce point disposer à l’avance de l’avenir, combien l’homme a-t-il dû d’abord apprendre à séparer le nécessaire du contingent, à penser sous le rapport de la causalité, à voir le lointain comme s’il était présent et à l’anticiper, à voir avec certitude ce qui est but et ce qui est moyen pour l’atteindre, à calculer et à prévoir […], pour pouvoir finalement, comme le fait quelqu’un qui promet, répondre de lui-même comme avenir. » Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, trad. I. Hildenbrand et J. Gratien, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1971, p. 60-63.

[30] Bernard Stiegler, La Technique et le temps. Tome I : La faute d’Épiméthée, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 1994, p. 162-163.

[31] Les ouvrages de Jean-Luc Nancy en sont un autre exemple : cf. L’Intrus, Paris, Galilée, 2000 et Corpus, Paris, Métailié, 2000.

[32] L’expression est de Derrida : « La structure technique de l’archive archivante détermine aussi la structure du contenu archivable dans son surgissement même et dans son rapport à l’avenir. L’archivation produit autant qu’elle enregistre l’événement. [Elle] commande ce qui dans le passé même instituait et constituait quoi que ce fût comme anticipation de l’avenir. Et comme gageure. L’archive a toujours été un gage, et comme tout gage, un gage d’avenir. » Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, « Incises », 1995, p. 34-36.

[33] Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, « Critique », 1972, p. 339. Nous soulignons. En ce qui concerne le cinéma, le travail de David Cronenberg est un modèle du genre. Le « peuplement » opère de ses premiers films de série B hantés par l’obsession de la contamination (Shivers, Rabies, The Brood, Scanners) jusqu’à son adaptation du roman de J. G. Ballard, Crash ! (1996) et eXistenZ (1999), en passant par Videodrome (1982), The Fly (1986) et la fabuleuse adaptation de Naked Lunch (1991).

[34] À cet égard, la prolifération des néologismes chez William Gibson (neuromancer, cyberspace, conurb, nerve-splicing, joeboys, force-feedback, etc.) est à rapprocher du travail de réinvention de la langue française par néologismes scientifiques et préciosité lexicale chez Villiers et Roussel.

[35] « Il se peut que nous autres humains, tendres et chaleureux, le regard brillant d’une pensée profonde, soyons les vraies machines. Et il se peut que les constructions objectives autour de nous, les objets naturels autour de nous, et surtout les appareils électroniques que nous fabriquons – transmetteurs et stations de relais des micro-ondes, satellites – ne soient que les déguisements de la réalité authentique et vivante […]. Il se peut que nous voyions non seulement à travers un voile déformant, mais de plus, à l’envers. Que la meilleure approche de la vérité serait de dire :  »Tout est vivant de la même manière, sensible de la même façon, car tout n’est pas vivant, à moitié vivant, ou mort, mais plutôt, tout est vécu comme passage’’. » Philip K. Dick, « Hommes, androïdes et machines », dans Si ce monde vous déplait… et autres écrits, trad. C. Wall-Romana, Paris, Éditions de l’Éclat, 1998, p. 116-117. Man, Android and Machine fut rédigé pour une convention de science-fiction à laquelle Dick ne se rendit pas et a paru pour la première fois dans l’anthologie Science fiction at Large (ed. Peter Nicholls), Londres, Gollancs, 1976.

[36] Cf. Jacques Roubaud, « Description du Projet », Mezura. Cahiers de Poétique comparée (Deuxième série : documents de travail), n° 9, Paris, INALCO, 1979 ; La Bibliothèque de Warburg : Version Mixte, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2002.

[37] W. G. Sebald, Austerlitz, München/Wien, Carl Hanser Verlag, 2001 (Austerlitz, trad. P. Charbonneau, Arles, Actes Sud, 2002, rééd. Paris, Gallimard, « Folio », 2006).

[38] J. G. Ballard, The Atrocity Exhibition (1969-1990), London, HarperCollins-Flamingo, 2001 (La Foire aux atrocités, trad. F. Rivière, Paris, Tristram, 2003).

[39] Ricardo Piglia, Respiración artificial (1980), Barcelona, Anagrama, 2001 (Respiration artificielle, trad. A. et. I. Berman, Marseille, André Dimanche, 2000). Voir aussi le labyrinthique La ciudad ausente (1992), Buenos Aires, Seix Barral, 2004 (La Ville absente, trad. F.-M. Durazzo, Paris, Zulma, 2009), qui met en scène une nouvelle « Ève future », mi-femme, mi-machine, autour de laquelle s’enchevêtrent une multiplicité de récits.

[40] Cf. Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », dans Dits et écrits III, Paris, Gallimard, 2000, p. 298-342 ; Gilles Deleuze, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », dans Deux régimes de fous, éd. David Lapoujade, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2003, p. 318-325 ; Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, trad. M. Rueff, Paris, Payot et Rivages, « Rivages poche/Petite Bibliothèque », 2007.

[41] Cf. Jean-Louis Déotte et Alain Brossat, L’Époque de la disparition : Politique et esthétique, Paris, L’Harmattan, « Esthétiques », 2000.

[42] Cf. Jacques Roubaud, Le Fils de Leoprepes : Poésie et mémoire, Saulxures, Circé, 1993.

[43] Gilles Deleuze, Proust et les signes, op. cit., p. 174-175. Ce questionnement, effectivement inspiré par les ouvrages de Michel Carrouges (Les Machines célibataires, Paris, Arcanes, « Chiffres », 1954) et de Pierre Macherey (Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1966), trouve d’autres prolongements chez Michel Serres, (Feux et signaux de brume : Zola, Paris, Grasset, « Figures », 1975) et Italo Calvino (La Machine littérature (1984), trad. M. Orcel et F. Wahl, Paris, Seuil, « La Librairie du XXe siècle », 1993).




Écriture généalogique et « connaissance de la vie »

Ramifications

Cette citation de Benjamin, tirée d’un célèbre texte Walter Benjamin, [1] qui associe le problème de la traduction des œuvres (Übersetzen) à celui de leur survie (Überleben) en faisant du traducteur un sujet irrémédiablement endetté à l’égard de la tradition, pose sérieusement à la littérature la question de la mémoire et de l’héritage sous l’angle de ce que l’on peut appeler, avec Canguilhem, la « connaissance de la vie ». Rejetant toute conception imitative du langage, Benjamin exige du traducteur qu’il transforme l’original afin, paradoxalement, d’assurer sa transmission et de rendre justice à son « intention ». Seuls l’étrangement, l’écart linguistique et la dissemblance formelle permettent d’ouvrir l’œuvre au « renouveau du vivant » et au « tourbillon du devenir » [2]. Dans sa réponse à la philosophie bergsonienne, Canguilhem affirme de façon comparable qu’il ne peut y avoir d’authentique pensée du vivant qu’à prendre en compte la vie de la pensée elle-même, son caractère hasardeux, sa plasticité et sa fécondité pleinement historiques :

Ainsi, à travers la relation de la connaissance à la vie humaine, se dévoile la relation universelle de la connaissance humaine à l’organisation vivante. La vie est formation de formes, la connaissance est analyse des matières informées […]. L’intelligence ne peut s’appliquer à la vie qu’en reconnaissant l’originalité de la vie. [3]

L’historicité de la connaissance scientifique revendiquée par Canguilhem est à entendre dans des termes tout à fait proches de ceux que Benjamin applique au concept d’histoire. La temporalité n’est pas envisagée par ce dernier comme une simple ligne droite qui enregistrerait un « progrès » régulier de l’humanité par le jeu téléologique des causes et des effets mais comme une constellation variable d’événements discontinus, accidentels et contrastés [4] . En prise avec cette matière précaire et hétérogène, l’épistémologue des sciences comme l’historien matérialiste appelé de ses vœux par Benjamin en 1940 ont pour tâche d’identifier les formes originales (des concepts philosophiques aux fugaces « images dialectiques » en passant par les traductions et les surprenantes « allégories » de l’art) en fonction desquelles se déploie la pensée.

Du point de vue de la méthode, ce travail impose au chercheur d’adopter une démarche nécessairement expérimentale, au sens du « tâtonnement » heuristique privilégié par Claude Bernard [5], mais qu’il convient aussi, eu égard à l’autorité de Nietzsche sur ce sujet, de qualifier plus précisément de généalogique. Si la généalogie se présente d’abord chez Nietzsche comme un opérateur de mise à distance des valeurs de vérité et de morale, elle désigne en fait toute activité critique qui consiste à prendre conscience « des conditions et des circonstances de leur naissance, de leur développement, de leur modification » [6]et à mettre en question la continuité idéale de leur accomplissement. Ainsi, la généalogie nietzschéenne ne se préoccupe pas tant de remonter le cours du temps en quête d’une illusoire « origine » (Ursprung) que de faire apparaître la vitalité organique de la pensée, « ses intensités, ses défaillances, ses fureurs secrètes, ses grandes agitations fiévreuses comme ses syncopes » [7]. En France, c’est avec Émile Zola que la littérature se voue officiellement à l’enquête généalogique et que le roman redéfinit ses objets d’étude à la lumière des rapports scientifiquement établis entre les soubresauts du vivant et les violences de l’histoire, le « sang » et le « milieu », le symptômal et le social :

Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d’êtres, se comporte dans une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus, qui paraissent, au premier coup d’œil, profondément dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux autres. L’hérédité a ses lois, comme la pesanteur […]. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j’aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l’œuvre, comme acteur d’une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j’analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l’ensemble. [8]

Interrogeant les multiples conditions de possibilité du récit (familial, national, expérimental), l’écriture s’attache alors « aux méticulosités et aux hasards des commencements » [9] (« le premier épisode La Fortune des Rougon doit s’appeler de son titre scientifique : Les Origines », [10]) afin de « brosser à contresens le poil trop luisant de l’histoire » [11]. Ce que l’on souhaiterait exposer ici de façon plus synthétique qu’exhaustive, ce sont certaines des affinités qui relient la littérature généalogique à l’épistémologie des sciences de la vie. Les œuvres fondatrices de Zola (La Fortune des Rougon et Le Docteur Pascal : pierres de touche du cycle Rougon-Macquart), mais aussi de William Faulkner (Absalom, Absalom !) et de l’argentin Ricardo Piglia (Respiración artificial) – deux écrivains majeurs à avoir réactivé la « méthode » généalogique à chaque extrémité du XXe siècle – nous intéressent tout particulièrement. Comme le recommande explicitement Benjamin, ces romanciers travaillent en effet le vivant à partir de l’histoire [12], en faisant de la mémoire la condition même de la vie (Leben), de la survie (Fortleben) et de la vie post-mortem (Überleben). À la manière de trois traducteurs « endettés », ils démontrent qu’il n’y a de « vie » authentique qu’à partir du moment où la « sur-vie » excède la vie et la mort biologiques, c’est-à-dire à partir du moment où un souvenir s’élabore, où une transmission s’établit, où un « inoubliable » [13]est rendu possible dans et par l’écriture. Ces explorations interdisciplinaires seront menées autour de trois problématiques : on examinera tout d’abord la façon dont les héritiers se débattent constamment avec leur « milieu » avant d’aborder plus en détail la « monstruosité » constitutive des phénomènes de filiation et d’analyser enfin le fonctionnement systématiquement « catastrophique » des romans généalogiques.

I – « En être » ou pas : les oscillations de l’héritier

« Nous sommes des héritiers, cela ne veut pas dire que nous avons ou que nous recevons ceci ou cela, mais que l’être de ce que nous sommes est d’abord héritage, que nous le voulions et le sachons ou non. » Jacques Derrida, Spectres de Marx.

Le roman généalogique met au premier plan une figure complexe et relativement inédite, celle de l’héritier. Comme l’a bien montré Derrida à propos du personnage emblématique d’Hamlet, l’héritier est foncièrement contraint par un devoir, « toujours-déjà » soumis à une injonction d’hériter qui l’engage dans un rapport d’extrême responsabilité à l’égard de l’histoire. La transmission de la « semence » familiale passe d’abord par l’obligation de s’acquitter « de quelque chose qui implique peut-être une faille, une chute, une faute, voire un crime » [14]. Inscrit comme « agent de survie » au terme provisoire de la lignée, l’héritier est ainsi placé « devant le temps » [15]. Son présent est infiniment complexe : récapitulation d’un patrimoine et maturation d’un à-venir, mémoire de l’« ancestralité » [16] et tension vers le futur, il est à la croisée de temporalités profondément dissemblables. C’est ce conflit interne que met exemplairement en scène le roman généalogique, sous l’aspect d’un « débat », parfois insu et généralement violent, entre le vivant maillon de la chaîne héréditaire et son « milieu » [17]. Si l’intégralité du personnel romanesque des Rougon-Macquart se trouve prise dans une telle interaction [18], on peut néanmoins considérer le personnage du docteur Pascal comme l’authentique parangon de cette expérience qui le constitue en tant que sujet héritier. La particularité de Pascal réside d’abord dans son « innéité ». Zola insiste sur ce point de façon quasi obsessionnelle, dès les documents préparatoires et La Fortune des Rougon (Pascal, « cet amant discret de la science », y observe le monde avec une impassibilité de clinicien [19] jusqu’à la description de l’arbre généalogique placée au chapitre V du dernier tome de la série :

 Oh ! moi, à quoi bon parler de moi ? je n’en suis pas, de la famille !… Tu vois bien ce qui est écrit là : Pascal, né en 1813. Innéité. Combinaison, où se confondent les caractères physiques et moraux des parents, sans que rien d’eux semble se retrouver dans le nouvel être… » Ma mère me l’a répété assez souvent, que je n’en étais pas, qu’elle ne savait pas d’où je pouvais bien venir !  [20]

La rupture d’atavisme, l’absence de « fêlure originelle » font de Pascal le légitime dépositaire des ambitions de l’écrivain naturaliste : archiver, consigner et classer les informations sur sa propre famille, pour enfin dresser le bilan rigoureux des dix-neuf tomes précédents. Sa différence est précisément ce qui lui permet d’exercer le coup d’œil – nécessairement « presbyte » [21]– du généalogiste :

Et c’était chez lui un cri de soulagement, une sorte de joie involontaire […]. « J’ai beau les aimer tous, mon cœur n’en bat pas moins d’allégresse, lorsque je me sens autre, différent, sans communauté aucune. N’en être pas, mon Dieu ! C’est une bouffée d’air pur, c’est ce qui me donne le courage de les avoir tous là, de les mettre à nu dans ces dossiers, et de trouver encore le courage de vivre ! [22]

Mais plutôt que d’établir strictement l’histoire d’un passé, il s’agit pour Zola de restituer la complexité d’une relation. Le Docteur Pascal nous montre ainsi le personnage en prise à d’incessantes hésitations : sa volonté de totalisation scientifique se heurte à l’inscription charnelle de son désir pour sa nièce Clotilde, tandis que l’extériorité surplombante du médecin, démiurge et thaumaturge, se mue péniblement en acceptation de sa propre appartenance aux Rougon-Macquart. Paradoxalement, c’est au moment de sa mort que Pascal réintègre le mouvement vital dont il s’imaginait jusqu’alors affranchi : « D’autres avaient vu la névrose, la lésion originelle, se tourner en vice ou en vertu […] ; lui avait vécu de passion et allait mourir du cœur. » [23]Zola rend particulièrement visibles les jointures de cette contradiction en faisant des derniers instants du personnage l’héroïque combinaison de l’agonie physiquement endurée et de la rédaction de sa propre épitaphe :

Il se cherchait, s’épuisant, s’égarant. Enfin, quand il se fut trouvé, sa main se raffermit, il s’acheva, d’une écriture haute et brave : « Meurt, d’une maladie de cœur, le 7 novembre 1873. » C’était l’effort suprême, son râle augmentait, il étouffait, lorsqu’il aperçut, au dessus de Clotilde, la feuille blanche. Ses doigts ne pouvaient plus tenir le crayon. Pourtant, en lettres défaillantes, où passait la tendresse torturée, le désordre éperdu de son pauvre cœur, il ajouta encore : « L’enfant inconnu, à naître en 1874. Quel sera-t-il ? » [24]

Le court-circuit produit par le choc de ces deux extrêmes illustre plus la remise en circulation des flux du « devenir » qu’il ne sanctionne la passion incestueuse de Pascal pour sa nièce. Les va-et-vient du docteur entre l’intérieur et l’extérieur de l’Arbre, la fermeture et l’ouverture des dossiers, la thésaurisation archivistique et la dilapidation des stocks, forment ce grand battement artériel de la généalogie que Michel Serres place au centre « thermodynamique » de l’œuvre zolienne :

Il ne s’agit pas seulement de distance et de suppression de l’écart, comme on le racontait pour Fabrice à Waterloo, il s’agit de calculer, scientifiquement, ce qu’il advient des énergies quand le sujet s’objectivise dans la clôture, et ce qu’il en advient lorsqu’il quitte son voisinage […]. Le vieux savant positiviste n’est pas que savant et positiviste, sauf à redéfinir ce que c’est que savoir. Il met en jeu ce à quoi il adhère puisque ce à quoi il adhère est justement l’objet de la science : une histoire, une histoire naturelle, une histoire naturelle et sociale. Il n’en est pas : observe, classe. Il en est : expérimente. D’où l’hésitation sur la frontière, sur le bord […]. Pascal est au bureau, le laboratoire, il sort et va dans sa chambre où pilonner de la chimie, il sort et part pour le village, il va et vient, médecin parfois, praticien comme on dit, biologiste surtout et théoricien. Son site mobile dessine une dentelle sur le bord de l’ensemble objectif. [25]

« En être » ou pas : la question se pose ainsi « de décider si le prix du savoir est tel que le sujet du savoir puisse consentir à devenir objet de son propre savoir » [26]. Tel est précisément l’enjeu épistémologique du neuvième roman de Faulkner, Absalom, Absalom ! (1936), qui enchevêtre magistralement les thèmes suivants : paternité démiurgique, hybridité de la descendance, distorsions de la chaîne chronologique des générations, impossibilités de l’héritage familial et national. Pour raconter l’histoire du genos Sutpen, que voue à la perte et à la dévastation le comportement mystérieusement délétère de son père fondateur [27], Faulkner recourt à la voix de quatre narrateurs, tous placés dans une étrange situation d’« après-coup » (aftermath), dont Rosa Coldfield énonce la règle implacable :

That was all. Or rather, not all, since there is no all, not finish ; it not the blow we suffer from but the tedious repercussive anti-climax of it the rubbishy aftermath to clear away from off the very threshold of despair. You see, I never saw him. I never saw him dead. I heard an echo, but not the shot ; I saw a closed door but did not enter it. [28]

Rosa est l’un des rares témoins rescapés du désastre Sutpen. Accablée depuis des décennies, elle s’est figée, faisant un tombeau de son propre corps : « now only the lonely thwarted old female flesh embattled for forty-three years in the old insult » [29] Faulkner s’attache alors à détailler les étapes au cours desquelles le personnage va passer du ressassement mortifère de l’événement raté (le meurtre du fils bâtard, ironiquement dénommé Charles Bon, par le fils légitime Henry Sutpen – événement toujours perçu depuis un seuil infranchissable) à son inscription salvatrice dans le temps. En réitérant le « il était une fois » (« Once there was… a summer of wistaria ») et en choisissant d’adresser ses souvenirs au jeune Quentin Compson, Rosa se délivre de sa condition profane, intermédiaire et confuse de « momie ». Comme pour Pascal, c’est la mort qui permet enfin de rétablir le personnage dans la vie en l’historicisant, en lui conférant un véritable « destin ». Quentin Compson quant à lui, de l’auditeur collectif et spectral qu’il est au début d’Absalom, Absalom ! [30], se constitue cahin-caha en sujet de sa propre histoire (« he walked out of his father’s talking at last ») [31] au fur et à mesure qu’il apprend, en compagnie de son camarade Shreve McCannon, à « boire le sang noir des morts » (Michelet) et à réinventer la fiction Sutpen : « tous deux créant entre eux deux, à l’aide d’un ramassis de vieilles histoires et de vieux récits, des personnages qui n’avaient peut-être jamais existé nulle part » [32]. Cinquante ans plus tard, on retrouve quasiment intacte chez Ricardo Piglia la figure si marquante de Quentin Compson – qui, précisons-le, hérite non seulement du cauchemar sudiste mais des grands modèles de la poésie moderne : Quentin fait en effet autant signe vers l’Alfred Prufrock de T. S. Eliot que vers le « fils du soleil » rimbaldien [33].. Respiración artificial (1980) reprend donc avec Emilio Renzi la configuration oscillatoire de l’héritage. Lancé dans la quête généalogique par le biais symptomatique d’une correspondance avec un oncle qu’il n’a jamais rencontré (Marcelo Maggi), Emilio Renzi ne prend contact avec l’histoire de son ancêtre, Enrique Ossorio, ancien secrétaire de Juan Manuel de Rosas [34]. et écrivain exilé à New York, que par des stratégies de « différances » et de distanciation :

Hay que elaborar un juego, me dice, en el que las posiciones no permanezcan siempre igual, en el que la función de las piezas, después de estar un rato en el mismo sitio, se modifique : entonces se volverán más eficaces o más débiles. Con las reglas actuales, dice, me escribe Maggi, esto no se desarrolla […]. Sólo tiene sentido, dice Tardewski, lo que se modifica y se transforma. [35]

À l’épistolarité de l’échange s’ajoutent l’étrangeté des langues, la multiplication des mises en abyme, les digressions érudites (sur les problématiques origines de la littérature argentine, le Tractatus de Wittgenstein et l’impossibilité d’écrire de Kafka) ainsi que l’usage intensif des documents d’archive, qui renforcent le caractère « apocryphe » [36]de la fiction. Le travail généalogique de Renzi consiste à se frayer un passage entre ces différents pôles afin de parvenir, comme Pascal, Rosa ou Quentin, à consommer son histoire et à redonner corps aux « disparus » [37]. C’est seulement à la toute fin du roman, après son voyage à Concordia et son long entretien avec Tardewski, l’ami polonais de Maggi – autre incarnation de l’écrivain en exil et dernière figure de passeur – que Renzi peut enfin ouvrir les documents historiographiques que Maggi lui a légués :

Encontrará ahí, estoy seguro, la clave de su ausencia. La razón por la cual él no ha venido esta noche. Allí está el secreto, si es que hay un secreto. Esto que él quiso dejarle, esto que él quiso que usted viajara hasta aquí para buscar, es lo único que realmente interesa y puede explicarlo. Son tres carpetas, con documentos y notas y páginas escritas con una letra firme y clara […]. Está clareando, dice. Pronto va a amanecer. Yo abro una de las carpetas.  [38]

Ricardo Piglia applique le précepte de transmission littéraire énoncé par Iouri Tynianov, selon lequel « la littérature va de l’oncle au neveu (et non du père au fils) » [39]. Dans cette fin à la fois circulaire et ouverte, figurant le jeu de possession et de dépossession sur lequel se conclut également Absalom, Absalom ! avec le cri de dénégation de Quentin, la parole revient à Ossorio, le tout « premier » des disparus : « Al quel encuetre mi cadáver ». La réconciliation de l’expérience et de la compréhension (« meaning » [40]) peut enfin commencer.

II – Monstruosité de la remembrance

« L’existence des monstres met en question la vie quant au pouvoir qu’elle a de nous enseigner l’ordre. Cette mise en question est immédiate […]. Il suffit d’une déception de notre confiance, d’un écart morphologique, d’une apparence d’équivocité spécifique, pour qu’une crainte radicale s’empare de nous. » Georges Canguilhem [41]

Des divers écarts creusés par les héritiers entre l’appartenance et le surplomb, la myopie congénitale et la clarté, la « coupure » et « l’écriture de l’histoire » [42], résulte une lancinante inquiétude, que cristallise un autre leitmotiv de désordre « propre » au roman généalogique : celui du monstre. Dans le rapport intimement établi entre la survie de la lignée et les désordres de l’hérédité, c’est effectivement en termes de « formation de formes » que s’énonce la question de la généalogie [43]. Empreintes, traces, fossiles lacrymaux, cartes [44], arbres généalogiques, visages reproductibles, cicatrices reportées de corps en corps : sous quels aspects se matérialise l’anamnèse ? Et, question plus importante encore pour ceux, comme Pascal, Quentin ou Renzi, dont l’héritage se mue progressivement en choix (critique, tri et réaffirmation de l’injonction d’hériter [45] : cette forme est-elle déjà définie, prescrite depuis le tréfonds des âges ou bien se présente-t-elle comme quelque chose d’encore malléable, de potentiellement ouvert à l’indéterminé ? De quelle marge de manœuvre dispose l’héritier quand il tente d’articuler la matière du vivant au temps de ses ancêtres ? À toutes ces questions, la littérature généalogique répond par la prolifération de la monstruosité. Qu’il s’agisse des origines, multiples et disséminées, des structures « dégénérescentes » de la filiation ou encore des organismes, entachés des erreurs du passé, la dissemblance s’insinue dans tous les rouages et les interstices de la généalogie. Michel Foucault le confirme dans son étude de la notion nietzschéenne d’« origine » :

Suivre la filière complexe de la provenance (Herkunft), c’est maintenir ce qui s’est passé dans la dispersion qui lui est propre : c’est repérer les accidents, les infimes déviations – ou au contraire les retournements complets –, les erreurs, les fautes d’appréciations, les mauvais calculs qui ont donné naissance à ce qui existe et vaut pour nous ; c’est découvrir qu’à la racine de ce que nous connaissons et de ce que nous sommes il n’y a point la vérité et l’être, mais l’extériorité de l’accident. [46]

L’accident est en effet programmé dès les prémices de l’édifice romanesque. Chez Zola, tout commence dans un cimetière, l’exubérante « aire Saint-Mittre » dont on a irrévérencieusement déplacé les cadavres (« Pas la moindre cérémonie religieuse ; un charroi lent et brutal. Jamais ville ne fut plus écœurée » [47]. Du côté des personnages, c’est l’hystérique Adélaïde Fouque qui génère la fameuse « fêlure » transmise ensuite à chacun de ses descendants :

Il y avait en elle un manque d’équilibre entre le sang et les nerfs, une sorte de détraquement du cerveau et du cœur, qui la faisait vivre en dehors de la vie ordinaire, autrement que tout le monde. Elle était certainement très naturelle, très logique avec elle-même ; seulement sa logique devenait de la pure démence aux yeux des voisins. Elle semblait vouloir s’afficher, chercher méchamment à ce que tout, chez elle, allât de mal en pis, lorsqu’elle obéissait avec une grande naïveté aux seules poussées de son tempérament. [48]

Comme chez Sutpen, la fracture intime reflète le chaos national : Zola précise que « Dide » prend Macquart pour amant en 1789 et il faut bien rappeler que le pouvoir de la lignée Rougon se fonde sur le meurtre sacrificiel de Silvère Mouret, au matin du 11 décembre 1851 [49].. Dans les romans généalogiques, l’ordre social naît toujours de la violence et de la profanation, dont l’oubli prolonge l’insupportable scandale. Absalom, Absalom ! et Respiración artificial structurent cependant leurs commencements en fonction d’une anormalité qui, bien qu’elle voue toute descendance à l’échec (Faulkner) ou à la diaspora (Piglia), se distingue du simple déséquilibre physiologique : Thomas Sutpen et Enrique Ossorio sont deux modèles d’« Urvater », deux hommes ayant réussi à se « priver de père » [50]et à devenir à eux-mêmes leur propre origine. L’« ogre-fantôme-démon » décrit par Rosa Coldfield au premier chapitre d’Absalom, Absalom ! incarne le châtiment du Sud américain parce qu’il n’a pas d’ascendance connue. De même, Ossorio est présenté par Ricardo Piglia comme étant « déjà tous les noms de l’histoire » (« todos los nombres de la historia »), « le seul qui doive tout à lui-même, le seul qui n’ait rien hérité de personne, le seul dont nous soyons tous débiteurs » [51]. Le personnage conclut sa propre autobiographie en ces termes ;: « En cuanto a mí nací Enrique de Ossorio, pero he desechado esa partícula cuyas resonancias ofenden la razón de mi época : las virtudes del linaje no me parecen a la altura de los tiempos, ni de mis ambiciones, y prefiero debérmelo todo a mí mismo ». [52]

Au dédoublement de la descendance chez Zola et Faulkner (officielle et illégitime ; blanche et métisse) ainsi qu’à la rupture de la chaîne de la succession chez Ricardo Piglia s’ajoute enfin la monstruosité des organismes. De Dide à Rosa Coldfield, « sitting so bold upright in the straight hard chair that was so tall for her that her legs hung straight and rigid as if she had iron shinbones and ankles » [53], en passant par la spectralisation de Quentin Compson (« listening, having to listen, to one of the ghosts which he had refused to lie still even longer than most had, telling him about old ghost-times ») [54], se dessine le corps archétypal de l’héritier, déchiré entre un devenir-embryonnaire et un étrange devenir-métallique. Évidé de sa propre identité, transplanté en terre étrangère, il est ainsi livré à une double expérience de l’Unheimlich.

Après Zola et Faulkner, Ricardo Piglia est sans doute l’écrivain à avoir poussé le plus loin la « ressemblance non imitative » [55] de l’héritier, en la personne du Sénateur don Luciano. Rejouant la scène de l’entretien entre le vieux spectateur pétrifié d’amertume (Rosa Coldfield) et le futur écrivain (Quentin Compson) auquel échoie la mission de transmettre le témoignage des morts-vivants, la deuxième partie de Respiración artificial confronte Emilio Renzi à l’interminable logorrhée du Sénateur : « Usted, joven, usted entonces irá a verlo a Marcelo […]. ¿A quién podría yo dictarle mis palabras ? » [56] Infirme, survivant « sans souvenirs et sans attendre la mort » [57], le Sénateur est non seulement enlisé dans la stase (« Nada es ya recuerdo para mi : todo es presente, todo está aquí […]. Todo está quieto, suspendido : en suspenso. La presencia de todos esos muertos me agobia. ¿Ellos me escriben ? ¿Los muertos ? ¿Soy el que recibe el mensaje de los muertos ? ») [58] mais enferré dans son fauteuil roulant, tel un capitaine Achab des temps modernes :

Porque ¿en qué se ha convertido mi cuerpo sino en esta maquina de metal, ruedas, rayos, llantas, tubos, niquelados, que me transporta de un lado a otro por esta estancia vacía […] ? La frialdad, es para mi, la condición del pensamiento. Una prolongada experiencia, la voluntad de deslizarme sobre los rayos niquelados de mi cuerpo, me ha permitido vislumbrar el orden que legisla la gran maquina poliédrica de la historia […]. A lo lejos, en la otra orilla : la construcción. [59]

Le Sénateur connaît jusque dans sa chair le « hiatus de cette chaîne où se déclinent les filiations et où la mort devient la garantie la plus sûre de la succession familiale » [60]. Pur produit de la théorie des « fils posthumes », selon laquelle « tous les fils devraient être abandonnés, laissés devant la porte d’une église » [61] pour accéder au véritable statut d’héritiers, il incarne l’appareillage généalogique annoncé par le titre du roman. La « respiration artificielle » désigne à la fois la prothèse venue pallier l’absence du père et la technique originaire permettant de s’arracher à la filiation, conditionnant ainsi l’appropriation de toute histoire et la formation de toute mémoire.

III – La généalogie, une vaste « circulation à catastrophes »

« Retenant la formule de Claude Bernard : la vie c’est la création, on dira que la connaissance de la vie doit s’accomplir par conversions imprévisibles, s’efforçant de saisir un devenir dont le sens ne se révèle jamais si nettement à notre entendement que lorsqu’il le déconcerte. » Georges Canguilhem [62]

Si l’histoire apparaît comme une matière et l’héritage comme un art archéologique de sculpture, « une anamnèse en acte, en pierre, en temps présent » [63]–, la forme et la loi générales du roman lui-même évoquent plus précisément celles d’une vaste machinerie. Nul plus que Michel Serres dans Feux et signaux de brume n’a insisté sur le point suivant : que la littérature généalogique fonctionne comme une « machine à feu », dont l’enjeu n’est pas tant d’appliquer aveuglément un « programme » [64] que de libérer des énergies et de produire une transmission. Dans cette conception du texte comme machine généalogique, mémoire et écriture constituent les deux aspects du même acte de production et le fonctionnement de l’œuvre se nourrit de son propre dysfonctionnement.

Ainsi que l’illustre chaque excipit, le déraillement, l’incendie et l’avarie offrent en effet la principale garantie du « devenir ». Chez Zola, il ne subsiste du monument scientifiquement érigé par Pascal que quelques fragments calcinés de manuscrits ainsi que l’Arbre, « seul document intact » (« it clears the whole ledger, you can tear all the pages out and burn them, except for one thing », confirme Faulkner), dont il s’agit alors de relire – c’est-à-dire de relier et d’appareiller les données disparates :

Clotilde apporta le tout sur la table, près du berceau. Quand elle eut sorti les débris un à un, elle constata, ce dont elle était déjà à peu près sûre, que pas une page entière de manuscrit ne restait, pas une note complète ayant un sens. Il n’existait que des fragments, des bouts de papier à demi brûlés et noircis, sans lien, sans suite. Mais, pour elle, à mesure qu’elle les examinait, un intérêt se levait de ces phrases incomplètes, de ces mots à moitié mangés par le feu, où tout autre n’aurait rien compris. Elle se souvenait de la nuit d’orage, les phrases se complétaient, un commencement de mot évoquait les personnages, les histoires […]. Et chaque débris s’animait, la famille exécrable et fraternelle renaissait de ces miettes, de ces cendres noires où ne couraient plus que des syllabes incohérentes […]. Il y avait là assez de sève nouvelle et de travail, pour refaire un monde.  [65]

Comparable aux renversements que provoquent la chute de la Maison Sutpen à la fin d’Absalom, Absalom ! et la disparition définitive de Marcelo Maggi au terme de Respiración artificial, l’authentique travail de l’héritage se joue dans une ultime « catastrophe ». La formule étant moins à entendre dans son sens commun de dénouement tragique et de chute entropique tiré du préfixe grec κατά (« en dessous, en arrière ») que comme une rupture féconde au cours d’une évolution morphogénétique :

Tout comme la catastrophe géologique était nécessaire pour qu’on puisse remonter du tableau taxinomique au continu à travers une expérience brouillée, chaotique et déchiquetée, de même la prolifération des monstres sans lendemain est nécessaire pour qu’on puisse redescendre du continu au tableau à travers une série temporelle […]. Le monstre assure dans le temps et pour notre savoir théorique une continuité que les déluges, les volcans et les continents effondrés brouillent dans l’espace pour notre expérience quotidienne. [66]

Ce qui pourrait être dysphoriquement interprété comme désastre absolu (destruction des documents, brèche ouverte dans la mémoire patiemment reconstituée, perte du destinataire), triomphe de la violence usurpatrice (la danse diabolique de Félicité Rougon lors de l’incendie des dossiers de Pascal) et échec du dessein archi-démiurgique, se donne finalement à lire comme la chance inespérée d’un « éternel doute et éternel espoir » [67] de transmission.

La littérature, « toujours intempestive, intempestive à chaque époque »

Par la comparaison de textes de langues et d’époques différentes, il s’agissait de montrer que la littérature constitue un champ de réflexion critique sur la mémoire et le vivant aussi fécond que toute autre discipline scientifique. Œuvrant le monde sensible et la multiplicité des temps par le langage, les romans généalogiques de Zola, de Faulkner et de Ricardo Piglia ne posent-ils pas de façon exemplaire la question de la forme (textuelle et syntaxique, mémorielle autant que mémorable) dans et par laquelle il est possible de « prendre » à la fois corps et connaissance ? Entre littérature et épistémologie, le rapport n’est simplement pas d’ordre analogique ou illustratif. Ce qui frappe à la lecture croisée de La Fortune des Rougon, Le Docteur Pascal, d’Absalom, Absalom ! et de Respiración artificial, c’est la nature avant tout spéculative de leurs interactions avec l’histoire et la philosophie des sciences de la vie. Parce qu’elle révèle les fragiles conditions d’émergence de la « vérité », parce qu’elle met inlassablement en scène le processus de production de l’histoire – nécessairement artificiel et accidenté –, l’écriture généalogique se donne comme une épistémologie en acte. Elle appelle ainsi ses lecteurs, héritiers eux-mêmes inclus dans le flux thermodynamique de la fiction, à faire fonctionner cette mémoire au présent, en la considérant non comme le morne fossile d’une histoire entièrement consignée et déjà repliée sur elle-même mais comme une matière vive en perpétuelle mutation [68].

À cette dimension critique et productrice de la littérature, déjà brillamment soulignée par Michel Serres et Pierre Macherey [69], j’ajouterai enfin la puissance d’intempestivité. Est intempestive l’écriture qui nous apprend, par la généalogie, à « faire de l’interprétation un art ». Un « art », c’est-à-dire un regard sensible aux symptômes du temps, une lecture ouverte à la « pluralité silencieuse des sens de chaque événement », une attention portée aux coexistences anachroniques et aux secrètes constellations établies entre les œuvres [70]. À cet égard, c’est la critique elle-même, ses modalités d’action autant que sa propre « volonté de vérité » qui, par une sorte de coup en retour dialectique, se trouve « réévaluée », dotée de « forces » aussi grandes que celles de la littérature ou de la philosophie quand elles cherchent à mettre au jour de nouvelles « possibilités de vie » [71].

ps:

Anne Bourse – Université Paris 8

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (VOLUME V – Automne 2009)

notes:

[1] « La Tâche du traducteur » (1923), dans Œuvres I, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 244-262.

[2] « On peut prouver qu’aucune traduction ne serait possible si son essence ultime était de vouloir ressembler à l’original. Car dans sa survie (Fortleben), qui ne mériterait pas ce nom si elle n’était mutation et renouveau du vivant (Wandlung und Erneuerung des Lebendigen), l’original se modifie. Même pour des mots solidifiés (festgelegten Worte) il y a encore une post-maturation (Nachreife). » Ibid., p. 249. Je renvoie au commentaire éclairant que Derrida a fait de ce texte et de sa métaphore vitaliste dans « Des tours de Babel », Psyché. Inventions de l’autre I, Paris, Galilée, 1987-1998, p. 203-235.

[3] Georges Canguilhem, « La Pensée et le vivant », dans La Connaissance de la vie, 2e éd., Paris, Vrin, 2006, p. 14-16. Voir également : « Le rôle de l’épistémologie », dans Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie : Nouvelles études d’histoire et de philosophie des sciences, 2e éd., Paris, Vrin, 2009, p. 11-36.

[4] Chez Benjamin, l’idée d’un continuum est violemment dénoncée comme une construction des vainqueurs de l’histoire. À l’imposture de ce récit prétendument universel, qui accumule « la masse des faits » pour composer l’image d’un passé « éternel », s’oppose la mémoire fragmentaire des « opprimés » (Unterdrückten). Il appartient alors à chaque génération de faire irruption dans le passé pour dérouter le cours de l’histoire et sauvegarder l’héritage des vaincus : « L’image du bonheur est inséparable de celle de la rédemption (Erlösung). Il en va de même de l’image du passé, dont s’occupe l’histoire. Le passé est marqué d’un indice secret, qui le renvoie à la rédemption. Ne sentons-nous pas nous-mêmes un faible souffle de l’air dans lequel vivaient les hommes d’hier […] ? S’il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. » Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres III, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 428-429. En ce qui concerne la critique de la téléologie chez Canguilhem, on se reportera à l’un de ses derniers textes publiés, consacré à « La décadence de l’idée de progrès » (Revue de métaphysique et de morale, vol. 92, n° 4, 1987, p. 437-454) ainsi qu’aux premières pages de « La théorie cellulaire » : « Une telle attitude suppose une conception dogmatique de la science et, si l’on ose dire, une conception dogmatique de la critique scientifique, une conception des ‘‘progrès de l’esprit humain’’ qui est celle de l’Aufklärung, de Condorcet et de Comte. Ce qui plane sur cette conception c’est le mirage d’un ‘‘état définitif’’ du savoir. En vertu de quoi, le préjugé scientifique c’est le jugement d’âges révolus. Il est une erreur parce qu’il est d’hier. L’antériorité chronologique est une infériorité logique. Le progrès n’est pas conçu comme un rapport de valeurs dont le déplacement de valeurs en valeurs constituerait la valeur, il est identifié avec la possession d’une dernière valeur qui transcende les autres en permettant de les déprécier. » Georges Canguilhem, « La théorie cellulaire », dans La Connaissance de la vie, op. cit., p. 54.

[5] « Ces sortes d’expériences de tâtonnement, qui sont extrêmement fréquentes en physiologie, en pathologie et en thérapeutique […], pourraient être appelées des expériences pour voir, parce qu’elles sont destinées à faire surgir une première observation imprévue et indéterminée d’avance, mais dont l’apparition pourra suggérer une idée expérimentale et ouvrir une voie de recherche. » Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 50-51.

[6] Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale : Un écrit polémique (1887), trad. I. Hildenbrand et J. Gratien, Paris, Gallimard, 1971, p. 14.

[7] Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (1971), dans Dits et Écrits II : 1970-1975, Paris, Gallimard, 1994, p. 140.

[8] Émile Zola, « Préface », dans La Fortune des Rougon (1871), éd. Gérard Gengembre, Paris, 1991, p. 19.

[9] Michel Foucault, art. cit., p. 140.

[10] Émile Zola, « Préface », op. cit., p. 20.

[11] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), dans Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 438.

[12] « Car c’est à partir de l’histoire, non de la nature […], qu’il faut finalement circonscrire le domaine de la vie. Ainsi naît pour le philosophe la tâche (die Aufgabe) de comprendre toute vie naturelle à partir de cette vie, de plus vaste extension, qui est celle de l’histoire (aus dem umfassenderen der Geschichte zu verstehen). » Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 247.

[13] « Ainsi pourrait-on parler d’une vie ou d’un instant inoubliables (unvergeßlichen), même si tous les hommes les avaient oubliés. Car, si l’essence de cette vie ou de cet instant exigeait qu’on ne les oubliât pas, ce prédicat ne contiendrait rien de faux, mais seulement une exigence (eine Forderung) à laquelle les hommes ne peuvent répondre […]. De même, il faudrait envisager la traductibilité d’œuvres langagières même si elles étaient intraduisibles (unüberzetzbar) pour les hommes. ». Ibid., p. 246.

[14] Jacques Derrida, « Des tours de Babel », op. cit., p. 309.

[15] J’emprunte cette formule ainsi que la conception de l’anachronisme qui lui est liée à Georges Didi-Huberman : Devant le temps : Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Minuit, 2000.

[16] Cf. Pierre Fédida, « L’ombre du reflet. L’émanation des ancêtres », La Part de l’œil, n° 19, 2003-2004, p. 195-201.

[17] Canguilhem souligne, avec le neurologiste Kurt Goldstein, l’importance de l’interaction entre le sujet et son environnement, non seulement dans le cas d’une pathologie mais aussi d’une vie saine : « Entre le vivant et le milieu, le rapport s’établit comme un débat (Auseinandersetzung) où le vivant apporte ses normes propres d’appréciation des situations, où il domine le milieu et se l’accommode. Ce rapport ne consiste pas essentiellement, comme on pourrait le croire, en une opposition. Cela concerne l’état pathologique […]. Vivre c’est rayonner, c’est organiser le milieu à partir d’un centre de référence qui ne peut lui-même être référé sans perdre sa signification originale. » Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », dans La Connaissance de la vie, op. cit., p. 187-188.

[18] « Pour résumer mon œuvre en une phrase : je veux peindre, au début d’un siècle de liberté et de vérité, une famille qui s’élance vers les biens prochains, et qui roule détraquée par son élan lui-même, justement à cause des lueurs troubles du moment, des convulsions fatales de l’enfantement d’un monde. Donc deux éléments : 1° l’élément purement humain, l’élément physiologique, l’étude scientifique d’une famille avec les enchaînements et les fatalités de la descendance ; 2° effet du moment moderne sur cette famille, son détraquement par les fièvres de l’époque, action sociale et physique des milieux […]. Si mon roman doit avoir un résultat, il aura celui-ci : dire la vérité humaine, démonter notre machine, en montrer les secrets ressorts par l’hérédité, et faire voir le jeu des milieux. » Émile Zola, « Notes générales sur la marche de l’œuvre », dans La Fortune des Rougon, op. cit., p. 394.

[19] Je pense à la fameuse séance du « salon jaune » organisée par Félicité Rougon : « À cette époque, il s’occupait beaucoup d’histoire naturelle comparée, ramenant à la race humaine les observations qu’il lui était permis de faire sur la façon dont l’hérédité se comporte chez les animaux. Aussi, en se trouvant dans le salon jaune, s’amusa-t-il à se croire tombé dans une ménagerie. » Émile Zola, La Fortune des Rougon, op. cit., p. 128.)

[20] Émile Zola, Le Docteur Pascal, (1893), éd. Henri Mitterand, Paris, Gallimard, 1993, p. 182

[21] « La différence dans l’origine n’apparaît pas dès l’origine, sauf peut-être pour un œil particulièrement exercé, l’œil qui voit de loin, l’œil du presbyte, du généalogiste. » Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie (1962), 5e éd., Paris, P.U.F., 2005, p. 6.

[22] Émile Zola, Le Docteur Pascal, op. cit., p. 182

[23] Ibid., p. 359.

[24] Emile Zola, Le Docteur Pascal, op. cit., p. 381. Nous soulignons.

[25] Michel Serres, Feux et signaux de brume : ZOLA, Paris, Grasset, 1975, p. 20-23. Nous soulignons.

[26] Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, op. cit., p. 47.

[27] « C’est l’histoire d’un homme qui par orgueil voulait un fils, et qui en eut tant qu’ils le détruisirent… » William Faulkner, Lettre 97 – À Harrison Smith, août 1934, dans Lettres choisies, éd. J. Blotner, trad. D. Coupaye et M. Gresset, Paris, Gallimard, 1981, p. 109.

[28] William Faulkner, Absalom, New York, Random House, 1936, p. 121. Nous soulignons. (« Ce fut tout. Ou plutôt pas tout, puisqu’il n’y a pas de tout, pas de fin ; ce n’est pas du coup lui-même que nous souffrons, mais de sa fastidieuse répercussion, du contrecoup, des sales conséquences qu’il nous faut balayer du seuil même du désespoir. Vous comprenez, je ne le vis jamais. Je ne l’ai même pas vu mort. J’ai entendu un écho, mais pas le coup de feu ; j’ai aperçu une porte close, mais je ne l’ai pas ouverte. »)

[29] William Faulkner, Absalom, op. cit., p. 9. (« Maintenant ne restait plus que la chair solitaire et frustrée d’une vieille femme embastillée depuis quarante-trois ans dans le vieil outrage. »).

[30] « Quentin had grown up with that ; the mere names were interchangeable and almost myriad. His childhood was full of them ; his very body was an empty hall echoing with sonorous defeated names ; he was not a being, an entity, he was a commonwealth. He was a barracks filled with stubborn backlooking ghosts still recovering, even forty-three years afterward, from the fever which had cured the disease. » Ibid., p. 7. (« C’était là-dedans qu’avait grandi Quentin ; les noms mêmes étaient interchangeables et presque sans nombre. Son enfance en était pleine ; son corps même était une salle vide où résonnaient en écho les noms de vaincus ; il n’était pas un être, une entité, il était devenu une république. Il était une caserne vide remplie de fantômes têtus aux regards tournés en arrière, pas encore remis, même au bout de quarante-trois ans, de la fièvre qui avait guéri leur maladie. »)

[31] « […] that very September evening when Mr. Compson stopped talking at last, he (Quentin) walked out of his father’s talking at last because it was now time to go. » Ibid., p. 142. (« […] ce soir même de septembre où Mr. Compson cessa enfin de parler, où lui (Quentin) sortit enfin du récit de son père parce qu’à présent il était temps de partir. »)

[32] « The two of them creating between them, out of the rag-tag and bob-ends of old tales and talking, people who perhaps had never existed at all anywhere. » Ibid., p. 340.

[33] Cf. Arthur Rimbaud, « Les Vagabonds » (Illuminations, 1873-1875) et le magnifique « Mémoire » (Poésies, 1872), dont les liens avec The Waste Land de T. S. Eliot (1922) mériteraient d’être plus amplement examinés

[34] Dictateur argentin, gouverneur de la province de Buenos Aires au milieu du XIXe siècle

[35] Ricardo Piglia, Respiración artificial (1980), Barcelone, Anagrama, 2001, p. 23-24. (« Il faudrait concevoir un jeu, me dit-il, dans lequel les positions ne seraient pas toujours les mêmes ; les pièces pourraient rester un temps à la même place, mais ensuite, leur fonction se modifierait : elles deviendraient plus efficaces ou plus faibles. Avec les règles actuelles, dit-il – m’écrit Maggi –, il n’y a pas de développement […]. Seul a un sens, dit Tardewski, ce qui se transforme et se modifie. »)

[36] Ricardo Piglia emprunte directement ce vocabulaire à Faulkner.

[37] Chez Ricardo Piglia, la problématique de la « disparition » est autant poétique (rhétoriques de l’indicible et de l’épistolaire – ou comment produire de la présence avec de l’absence) que politique. Cf. Alain Brossat et Jean-Louis Déotte, L’Époque de la disparition. Politique et esthétique, Paris, L’Harmattan, 2000.

[38] Ricardo Piglia, Respiración artificial, op. cit., p. 218. (« Vous trouverez ici, j’en suis sûr, la clé de son absence. La raison pour laquelle il n’est pas venu cette nuit. Là est le secret, s’il y a un secret. Ce qu’il a voulu vous laisser, ce qu’il a voulu que vous veniez chercher ici, c’est la seule chose qui compte réellement et qui peut l’expliquer, lui. Il y a trois classeurs, avec des documents, des notes et des pages écrites d’une écriture ferme et claire […]. Le jour point, dit-il. Bientôt ce sera l’aube. J’ouvre l’un des classeurs. »)

[39] Ibid., p. 19.

[40] Respiración artificial s’ouvre programmatiquement sur cette citation de T. S. Eliot : « We had the experience but missed the meaning, an approach to the meaning restores the experience. »

[41] Georges Canguilhem, « La monstruosité et le monstrueux », dans La Connaissance de la vie, op. cit., p. 219.

[42] « La coupure est le postulat de l’interprétation (qui se construit à partir d’un présent) et de son objet (des divisions organisent les représentations à re-interpréter). Le travail déterminé par cette coupure est volontariste. Dans le passé dont il se distingue, il opère un tri entre ce qui peut être « compris » et ce qui doit être oublié pour obtenir la représentation d’une intelligibilité présente. » Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 16-17.

[43] En rappelant le lien anthropologique existant entre l’imago romaine et le visage des morts, Pierre Fédida a lui aussi fait de la généalogie une question de forme. Voir également Georges Didi-Huberman, « L’image-matrice. Histoire de l’art et généalogie de la ressemblance » (1995), Devant le temps, op. cit., p. 59-83.

[44] Absalom, Absalom ! contient à cet égard un péritexte tout à fait fascinant : la carte du Yoknapatawpha dessinée et signée de la main de Faulkner lui-même (s’instaurant « Sole Owner & Proprietor » de la fiction) s’ajoute à une « Chronologie » et à une « Généalogie » qui permettent de visualiser et de ressaisir les principaux événements de la diégèse ainsi que les foisonnantes relations entre les personnages.

[45] « Un héritage ne se rassemble jamais, il n’est jamais un avec lui-même. Son unité présumée, s’il en est, ne peut consister qu’en l’injonction de réaffirmer en choisissant. Il faut veut dire il faut filtrer, cribler, critiquer, il faut trier entre plusieurs possibles qui habitent la même injonction. » Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 40.)

[46] Michel Foucault, art. cit., p. 141.

[47] Emile Zola, La Fortune des Rougon, op. cit., p. 23.)

[48] Ibid., p. 68.

[49] Cf. les chapitres consacrés au sacrifice et à la « victime émissaire » dans René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972

[50] « Le monstre, dirons-nous, est un être privé de père. Cette privation archétypique, à la racine d’une ontologie de la dissemblance assigne au monstre le statut d’être « dis-semblable », d’être « faux-semblable » du fait même qu’il peut être semblable à tout. » Denis Cettour, « Le monstre, un problème de filiation », dans Jean-Claude Beaune (dir.), La Vie et la mort des monstres, Seyssel, Champ Vallon, 2004, p. 169.

[51] « el único que se lo debe todo a sí mismo, el único que no ha heredado nada de nadie, el único del que todos somos deudores. » Ricardo Piglia, Respiración artificial, op. cit, p. 59.

[52] Ibid., p. 75. (« Quant à moi, je suis né Enrique de Ossorio, mais j’ai laissé cette particule dont les résonances offensent la raison de mon époque : les vertus du lignage ne me paraissent pas être à la hauteur des temps, ni de mes ambitions, et je préfère tout devoir à moi-même. »)

[53] « […] Miss Coldfield in the eternal black which she had worn for forty-three years now, whether for sister, father, or nothusband none knew, sitting so bold upright in the straight hard chair that was so tall for her that her legs hung straight and rigid as if she had iron shinbones and ankles […] » William Faulkner, Absalom, Absalom !, op. cit., p. 3-4. (« […] Miss Coldfield, dans l’éternel noir qu’elle portait depuis quarante-trois ans pour sa sœur, son père ou son absence de mari, nul ne le savait, assise tellement raide sur la dure chaise au dossier droit si haute pour elle que ses jambes pendaient aussi droites et rigides que si elle avait eu des tibias et des chevilles de fer […]. »)

[54] Ibid., p. 4-5. (« […] écoutant, obligé d’écouter l’un de ces fantômes qui avait refusé de se tenir tranquille plus longtemps même que ne l’avaient fait la plupart et qui lui parlait du vieux temps des fantômes »).

[55] La figure « dis-semblable » du monstre peut en effet être associée à cet étrange concept proposé par Benjamin. Comparant le mimétisme animal à la perception humaine des ressemblances, Benjamin présente le langage comme le seul domaine où perdure l’expressivité du « mime » après le déclin des danses et des cultes cosmiques : « Ainsi le langage serait le degré le plus élevé du comportement mimétique (das mimetische Vermögen) et la plus parfaite archive de la ressemblance non-sensible (unsinnliche Ähnlichkeit) : un médium dans lequel ont intégralement migré les anciennes forces de création et de perception mimétique, au point de liquider les pouvoirs de la magie. » Walter Benjamin, « Sur le pouvoir d’imitation » (1933), dans Œuvres II, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 363.

[56] Ricardo Piglia, Respiración artificial, op. cit., p. 62. (« Vous, jeune homme, vous irez donc voir Marcelo […]. À qui pourrais-je dicter mes paroles ? »)

[57] Ibid., p. 48.

[58] Ibid., p. 49. (« Plus rien n’est souvenir pour moi : tout est présent, tout est là […]. Tout est calme, suspendu : en suspens. La présence de tous ces morts m’étouffe. Ils m’écrivent ? Les morts ? Suis-je celui qui reçoit le message des morts ? »)

[59] Ibid., p. 53-54. (« Car mon corps, qu’est-il devenu, sinon cette machine de métal, ces roues, ces rayons, ces jantes, ces tubes nickelés qui me transportent d’un endroit à l’autre dans cette grande pièce vide […] ? La froideur est pour moi la condition de la pensée. Une longue expérience, jointe à la volonté de me glisser sur les rayons nickelés de mon corps, m’a permis d’entrevoir l’ordre qui régit la grande machine polyédrique de l’histoire […]. Au loin, sur l’autre rive, j’entrevois la construction. »)

[60] « Mi lógica es toda ella resultado de un corte en esa cadena que declina filiaciones y hace de la muerte el resguardo mas seguro de la sucesión familiar. » Ibid., p. 58.

[61] « No trato de desacreditar a nadie. En realidad todos los hijos deberían ser abandonados, dejados en el portal de una iglesia, en un zaguán, en una cesta de mimbre. Todos deberíamos ser, dijo el senador, hijos póstumos o hijos expósitos, porque eso es lo que somos en realidad. Eso es lo que somos. ¿Qué importa el sótano donde fuimos engendrados ? », Ibid., p. 50. (« Je n’essaie de déconsidérer personne. En réalité, tous les fils devraient être abandonnés, laissés devant la porte d’une église, dans un vestibule, dans un panier d’osier. Nous devrions tous être, dit le Sénateur, des fils posthumes ou des fils abandonnés, parce que c’est cela que nous sommes en réalité. C’est ce que nous sommes. Qu’importe la cave où nous avons été engendrés. »)

[62] Georges Canguilhem, « L’expérimentation en biologie animale », dans La Connaissance de la vie, op. cit., p. 49.

[63] « Faire une sculpture ? C’est donc, pour [Giuseppe] Penone, faire une fouille. C’est faire l’anamnèse du matériau où l’on a plongé la main : ce que la main retire du matériau n’est autre qu’une forme présent où se sont agglutinés, inscrits, tous les temps du lieu singulier dont le matériau est fait, d’où il tire ‘‘son état naissant’’ », Georges Didi-Huberman, Être crâne : Lieu, contact, pensée, sculpture, Paris, Minuit, 2000, p. 51.

[64] « Ce qui est transmis de génération en génération, ce sont les « instructions » spécifiant les structures moléculaires. Ce sont les plans d’architecture du futur organisme [qui] devient ainsi la réalisation d’un programme prescrit par l’hérédité. À l’intention d’une Psyché s’est substituée la traduction d’un message. L’être vivant représente bien l’exécution d’un dessein, mais qu’aucune intelligence n’a conçu […]. Ce but, c’est de se reproduire. » François Jacob, La Logique du vivant : Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970, p. 10.

[65] Émile Zola, Le Docteur Pascal, op. cit., p. 422-424. Nous soulignons.

[66] Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, p. 169.

[67] Émile Zola, Le Docteur Pascal, op. cit., p. 416.

[68] « La vie continue, recommence, c’est l’idée de la série. Quitte à faire des monstres, il faut créer quand même […]. Ce torrent de vie qui circule dans la matière, travaillant à quelque besogne inconnue. Une mer aux courants contraires et sans fin, toujours mouvante et immense. » Émile Zola, Le Docteur Pascal, op. cit., p. 470.

[69] « S’il y a une puissance spéculative de la littérature, celle-ci aurait principalement à voir avec la division, l’éclatement, la surprise liée au sentiment de l’incongruité et de l’étrangeté porté à son plus haut point d’incandescence : l’accès à l’impensé, c’est-à-dire tout le contraire d’une réduction au connu […]. Ce n’est pas fatalement ramener la littérature et la philosophie sur le même plan, ce qui ne pourrait se faire qu’au prix d’une réduction de leurs dispositions respectives. Mais c’est ouvrir, pour l’une comme pour l’autre, de nouvelles perspectives d’appréhension, et, les mesurant l’une à l’autre, les frottant l’une contre l’autre, parvenir peut-être à faire jaillir quelques étincelles de vérité. » Pierre Macherey, « Science, philosophie, littérature », Textuel n° 37, Revue de l’UFR de Lettres de l’Université Paris VII-Denis Diderot, 2000, p. 139-142.

[70] Je renvoie à ce titre au très bel essai que Claire de Ribaupierre a consacré à l’écriture de la généalogie à partir des archives photographiques de Perec et de Simon. Claire de Ribaupierre, Le Roman généalogique : Claude Simon et Georges Perec, Bruxelles, La Part de l’Œil, 2002.

[71] Toutes les formules entre guillemets de ce dernier paragraphe sont empruntées à Nietzsche. Voir les belles analyses de Deleuze dans Nietzsche et la philosophie et en particulier dans le chapitre III intitulé « La critique » (op. cit., p. 83-126).