Dans son essai sur
La Maladie comme métaphore[2],
Susan Sontag met en relation le cancer avec la tuberculose telle qu’elle est « vécue » et représentée au
XIXe siècle, pour défaire la maladie de son aura fantasmatique, nuisible à la guérison (faire face à une maladie, ce n’est pas affronter ses représentations), et ainsi séparer
l’étiologie de
l’axiologie : il n’y a pas, et il ne doit pas y avoir de maladie pure ou impure, honteuse ou glorieuse, signe d’une déchéance morale ou conséquence, à l’inverse, d’une haute vertu ; la maladie est un événement faisant partie de la vie, à accepter comme tel pour mieux pouvoir y répondre. Ancrée dans une expérience personnelle, l’analyse résolument optimiste de
Susan Sontag n’en dit pas moins la
prégnance des représentations dans le domaine pathologique, et leur force néfaste de dramatisation. Même lorsqu’elle est annexée par la pensée médicale,
l’étiologie, ou recherche des causes
[3], demeure un espace privilégié de déploiement des métaphores : elle s’exporte dans des champs connexes (les causes sociales d’une maladie peuvent se transformer en maladie sociale)
[4], et permet de raconter une
histoire où la
téléologie excède bien souvent, dans ses implications comme dans son champ d’application, la quête d’un pronostic clinique. Sa volonté de restituer une logique qui fasse sens nourrit la pensée analogique (en témoigne, par exemple, le succès du terme de « crise »), et fait de
l’étiologie un vecteur privilégié de l’idéologie scientifique.
Parce qu’elle véhicule des normes stigmatisantes, l’idéologie scientifique a surtout été analysée comme l’exemple d’un croisement négatif entre fiction et science. Si cet aspect est central au XIXe siècle, il n’est peut-être pourtant pas le plus massif, en tout cas dans le domaine de la psychiatrie. Il s’agira donc ici de nuancer cette réduction de l’idéologie scientifique à une dénaturation de la science, voire de la littérature, pour montrer ce que l’écart fictionnel a pu apporter à la norme scientifique – en mal comme en bien.
Fonctions littéraires de l’idéologie scientifique
Comprise comme « une croyance qui louche du côté d’une science instituée dont elle reconnaît le prestige et dont elle cherche à imiter le style »
[5], l’idéologie scientifique est une forme majeure du croisement entre littérature et science au XIX
e siècle, en particulier dans le cas de la médecine. Spécialisé, mais malgré tout familier, le discours médical offrait en effet l’avantage (et la facilité) d’ouvrir à un savoir global sur l’homme (intellectuel, physique et moral) facile à intégrer dans une œuvre de fiction
[6]. Bien souvent guidée par des stratégies de légitimation, la transposition littéraire d’une théorie médicale recherche alors moins la restitution d’une vérité scientifique qu’un procédé de dramatisation ou des règles de composition capables de répondre à un « besoin inconscient d’accès direct à la totalité »
[7] : l’enjeu est davantage la captation d’une armature théorique (un système) et rhétorique (une démonstration « scientifique ») que la fidélité à son contenu (en témoignent ce que l’on pourrait appeler les « maladies-métaphores », à fort potentiel connotatif ou symbolique, comme la syphilis, la névrose et, bien sûr, l’hystérie)
[8]. Dans ce cas de figure, le discours littéraire et le récit étiologique auquel il participe ne se contentent pas de relayer une idéologie scientifique, mais lui donnent en retour les moyens d’exister, en rencontrant ou en confortant un imaginaire. C’est le cas, exemplairement, de la théorie de l’imprégnation (dont Zola se sert, dans l’arbre des Rougon-Macquart, avec l’hérédité) ou encore de la dégénérescence (en particulier à la fin du siècle), auxquelles le discours littéraire donne l’ampleur d’un vaste système idéologique.
De manière générale, ce type de croisement joue au XIX
e siècle un rôle actif dans la construction d’un « corps culturalisé » (A. Corbin), corps qui « est une fiction, un ensemble de représentations mentales, une image inconsciente qui s’élabore, se dissout, se reconstruit au fil de l’histoire du sujet, sous la médiation des discours sociaux et des systèmes symboliques »
[9]. Ce corps-écran est l’un des
lieux où cristallisent les idéologies scientifiques, relais d’une
doxa sociale qu’elles contribuent à faire évoluer. La « scientificité » fonctionne alors essentiellement comme un argument d’autorité : elle permet avant tout de valider l’évidence ou de vérifier le connu, par le biais d’une méthode qui constitue la seule innovation d’une démonstration scientifiquement biaisée – que ce biais soit force poétique (le système zolien), ou vision idéologiquement orientée (la littérature moralisante superposant les normes médicale et sociale, la pathologie et la marginalité).
Croisements : aller-retour
Le phénomène ne fonctionne cependant pas à sens unique. Souvent cité, l’exemple de Nordau est particulièrement parlant, dans la mesure où, contrairement à ce qu’il laisse
a priori supposer, son ouvrage ne témoigne peut-être pas tant de la mainmise du discours médical sur la littérature que de l’emprise du discours littéraire sur l’étiologie mobilisée. Pour expliquer la dégénérescence venue de la « fin de siècle » française (et d’ailleurs en français dans le texte) Max Nordau emprunte, on le sait, à la rhétorique du pamphlet, et trahit ainsi de manière évidente la dimension idéologique de son argumentation.
Dégénérescence s’ouvre ainsi sur une longue anaphore du terme « fin de siècle », qui stigmatise en une série de portraits symptomatiques le « mal » français
[10], et donne le
ton d’un essai outrancier. Plus généralement le vocabulaire violemment dépréciatif utilisé par l’auteur apparente l’ouvrage aux « Caractères » d’une fin de siècle à laquelle la dégénérescence fournit une unité thématique.
Ce portrait-charge de la littérature n’en repose pas moins sur des sources autant littéraires que médicales : parce qu’il fait de l’écrivain dégénéré sa matière première, d’abord ; mais surtout parce qu’il restitue, ce faisant, l’imaginaire clinique que nombre de ces écrivains se sont accaparé. Converties en symptômes, les citations utilisées pour statuer sur la dégénérescence de leur auteur traduisent aussi bien le triomphe du langage métaphorique propre à la littérature que celui de la lecture clinique dont ces citations sont le reflet, et qu’elles sont censé valider : l’ouvrage médico-littéraire de Nordau reflète les interactions constantes entre symptômes « objectifs » (ceux que notent les médecins, aliénistes ou physiologistes) et symptômes « subjectifs » (ceux que relèvent les écrivains et qu’ils constituent comme tels).
Issue de l’aliéniste Bénédict-Auguste Morel, la dégénérescence telle que Nordau la comprend
[11] reprend en effet la conception, devenue physiologique, de la création littéraire comme inévitable
détraquement. Or, cette clinique de l’imagination constitue, au XIX
e siècle, un lieu commun du discours que l’artiste tient sur lui-même. Elle lui permet de qualifier sa conception de l’inspiration. Flaubert parle ainsi d’hystérie ou d’« hallucination »
[12], tandis que les frères Goncourt consignent dans leur
Journal l’« éréthisme »
[13] provoqué par l’écriture. Huysmans remarque quant à lui que les « fatigues » et « tensions » ressenties par « [t]out artiste qui s’emballe et s’exacerbe sur un chapitre », « activent les hystéries originelles, déterminant souvent des névroses »
[14]… De manière générale, la folie, dont Morel fait le principe « dégénérateur »
[15] par excellence, assure, dans la deuxième moitié du siècle, la transition entre la conception ancienne de la mélancolie ou de la
furor, et le discours aliéniste moderne. Elle fait figure d’hyperonyme des pathologies de l’esprit créateur, et se décline, au gré des époques, en monomanie, névrose ou neurasthénie – nouveaux noms d’un mal sacré désormais laïcisé, mais dont les symptômes conservent néanmoins l’aura du stigmate. Si Nordau rompt le lien entre génie et folie (puisque les dégénérés sont pour lui de mauvais écrivains), c’est avant tout pour inverser le jugement esthétique qu’il permettait de légitimer : le discours du créateur sur sa création, les métaphores cliniques et la pensée analogique qu’il véhicule demeurent un point de référence, voire une preuve
littérale dans la démonstration d’une théorie scientifique. Construite
contre la littérature contemporaine, dégénérée, l’étiologie restituée par Nordau en respecte néanmoins la mythologie. Mieux : malgré son outrance,
Dégénérescence témoigne de l’élaboration, au cours du XIX
e siècle, d’une
sémiologie commune, où le conte étiologique annexe la mythologie littéraire qui, en retour, s’approprie un nouveau champ métaphorique.
Idéologies scientifiques et « pensée inventive »
En instrumentalisant le discours littéraire pour le transformer en discours scientifique, sans réfléchir à la spécificité du document qu’il manipule, Max Nordau illustrerait donc une déviance contre laquelle Charles Féré met ses confrères en garde. Dans sa
Pathologie des émotions, ce médecin reconnaissait en effet avoir considéré à tort le cas de
La Fille Élisa des Goncourt comme un cas réellement observé
[16], et ainsi confondu les ouvrages guidés par une « étude biologique exacte », et ceux dont le but est simplement de proposer « une description capable d’intéresser leurs lecteurs »
[17]. De cette « anecdote qui [lui] est personnelle », Féré dégage alors une « précaution […] indispensable » :
… il me semble que ce serait à tort qu’on se laisserait aller à accepter, comme des documents scientifiques, les faits rapportés par les auteurs littéraires. Beaucoup de romans, d’études littéraires, et même de travaux philosophiques contiennent des faits pathologiques ou psychologiques qui ne sont pas rattachés à leur véritable source, et sont plus ou moins défigurés, soit involontairement, soit pour les besoins de la cause.
[18]
La fiction appuie, pour Féré, une démonstration (une « cause »), un a priori guidant l’observation et la détournant de l’objectivité scientifique. L’étiologie y a pour principale fonction de raconter une histoire, qui est souvent celle que façonnent les représentations sociales, et que l’histoire des mentalités permet de cerner. La séduction des cas littéraires tiendrait par conséquent à ce qu’ils véhiculent, ou permettent de conforter, de véritables contes étiologiques : une science des causes en grande partie fictive, qui tire son efficacité de sa capacité à faire sens en mobilisant une idéologie.
La naissance d’une idéologie scientifique ne peut néanmoins être réduite à un phénomène de détérioration de la science originelle, par une sorte de transposition impure dont le discours littéraire constituerait la forme la plus problématique (problématique car, du fait de sa capacité à convertir cette impureté en « vérité » artistique, ou en jugement esthétique, le discours littéraire aurait le pouvoir de suspendre la violence idéologique en la déconnectant de la vérité scientifique, tout en empruntant ses codes). Lorsqu’il définit l’idéologie scientifique, Canguilhem précise en effet également qu’« il y a toujours une idéologie scientifique avant une science dans le champ où la science viendra s’instituer »
[19] : si donc l’idéologie scientifique préexiste à la science qui doit lui succéder, elle peut également relever de la « pensée inventive » au cœur de la démarche scientifique selon Judith Schlanger
[20]. Dès lors qu’on ne la conçoit plus simplement comme l’envers de la science, mais comme sa potentielle phase propédeutique, la
fiction dont elle relève peut aussi constituer le creuset de la vérité, un espace d’erreur préparant l’avènement de l’exactitude scientifique. Une telle approche de l’idéologie scientifique ne se confond pas pour autant avec une histoire du progrès scientifique (aux idéologies scientifiques succèderait leur lente « épuration », ou décantation, en sciences exactes – ce qui reviendrait d’ailleurs à convertir en idéologie tout savoir scientifique en phase d’obsolescence). Plutôt que de pointer une divergence d’optique (la science n’est pas idéologique ; son
progrès consiste à se défaire progressivement de l’idéologie pour devenir elle-même), il est possible de s’interroger sur une genèse commune, et sur le rôle de l’idéologie et de ses moyens de diffusion (en l’occurrence littéraires) dans l’
orientation du savoir scientifique.
Le vaste continent des idéologies scientifiques du XIX
e siècle n’est dès lors plus réductible au lieu-témoin d’un croisement négatif, bien qu’il demeure normatif (car inventeur de normes). Cela implique simplement que l’on ne prenne plus pour unique critère d’évaluation la norme scientifique (pour laquelle la fiction, le document fictif, « polluent » la science), mais que l’on se penche sur la manière dont cette norme s’élabore et se construit par un travail conjoint (dans ce cadre, « l’erreur » de la fiction peut être féconde, de la même manière que le « faux » document des Goncourt a malgré tout permis à Charles Féré de conforter sa thèse sur la « névrose électrique »
[21]). La norme ainsi conçue ne renvoie plus seulement à un protocole méthodologique gage de « vérité » (de « scientificité »), mais vaut comme « guide » heuristique, non figé. Dans ces conditions,
l’écart produit peut être envisagé non plus en termes de dérive, mais de variation, et participer ainsi du rôle épistémologique de la fiction, qui consiste bien souvent en une mise à l’épreuve de la norme. Selon Pierre Macherey, cette conception irrigue d’ailleurs la pensée de Canguilhem, pour qui l’écart, l’exception, le pathologique, sont les véritables objets d’analyse – philosophique et scientifique – parce qu’ils ont, précisément, une fonction de mise à l’épreuve des normes qui n’ont de valeur que « négatives », c’est-à-dire, en négatif. Les normes, écrit Pierre Macherey (commentant Canguilhem) « sont des paris ou des provocations, qui n’ont réellement d’impact qu’à travers l’appréhension de l’anomalie et de l’irrégularité, sans lesquelles elles n’auraient tout simplement pas lieu d’être »
[22].
« L’expérience de normativité »
[23] (
ibid.) qui donne sa véritable existence, ou force, aux normes, peut bien évidemment avoir une fonction coercitive, mais elle a aussi une fonction heuristique. La fiction littéraire peut alors jouer ce rôle, soit qu’elle revête une dimension critique en faisant
jouer les normes médicales sur ses personnages, soit, plus globalement, que la dimension exemplaire ou allégorique de ces personnages devienne l’une des modalités de la « conceptualisation inventive »
[24] à laquelle participe le récit de cas. C’est cette vertu que reconnaissent de nombreux aliénistes à l’observation littéraire, au point, parfois d’esquisser une autre histoire de la littérature, dans laquelle le modèle scientifique ne se serait pas imposé à l’homme de lettres, mais serait né de sa pratique. Le docteur Augustin Cabanès voit ainsi en Balzac un « précurseur scientifique »
[25], sans que cet éloge puisse être imputable à une tradition rattachant l’auteur de
La Comédie humaine à la littérature réaliste. Pour le docteur Biaute, en effet, c’est Shakespeare qui est « le précurseur de Pinel et d’Esquirol »
[26]. L’aliéniste Brierre de Boismont se demandait avant lui, à propos de la mélancolie de Hamlet, « par quelle voie mystérieuse ce grand homme a[vait] été conduit à parler de cette maladie comme un véritable savant »
[27]. Dans sa thèse de médecine, Victor Segalen loue quant à lui ce qu’il appelle « l’observation
ignorante» de Shakespeare, c’est-à-dire la capacité à décrire avec précision, mais sans le savoir, une pathologie dont la nosographie n’existe pas encore
[28]. Bien avant la psychanalyse, la médecine mentale puise donc abondamment dans les textes littéraires et dans ses « cas » fictifs, soit pour faire du personnage le reflet de la pathologie de l’auteur, soit, ce qui est sans doute finalement plus fréquent (ou plus constant sur l’ensemble du siècle), pour faire du personnage un modèle d’observation clinique, et encenser ainsi la perspicacité de son créateur – fût-il lui-même l’objet de son observation, comme Edgar Allan Poe selon le docteur Petit, ou Musset selon le docteur Odinot
[29].
Au tout début du XXe siècle, le projet formulé par le docteur Henri Fauvel résume assez bien ce constant dialogue, présenté sur le mode de la complémentarité :
Il y aurait un beau livre à écrire, où la science serait éclairée par la littérature : je veux parler d’un traité pittoresque et saisissant de psychiatrie, où les exemples et les types seraient pris dans les chefs-d’œuvre de tous les âges et de tous les pays. C’est là une idée que je livre aux confrères en quête d’un sujet, une mine à exploiter, et je ne doute pas que quelque aliéniste qui aurait des lettres – et il s’en trouve, – et du loisir, n’en tire profit et gloire.
[30]
On aurait tort de voir là une boutade car, comme l’a montré Frédéric Gros, « [c]e traité de psychiatrie comme table de correspondance, […] a bien existé, mais épars, tout au long du XIX
e siècle »
[31]. En reconstituer les morceaux, c’est l’une des tâches du projet HC19, qui entend ne pas limiter cette « table des correspondances » aux tentatives de normalisation que reflètent les idéologies scientifiques, mais interroger l’écart fructueux de la « pensée inventive » dont la fiction littéraire peut être le lieu d’éclosion.
Bertrand Marquer
Université de Strasbourg