PLASTIR Revue Transdisciplinaire de Plasticité Humaine

«Plastir, mot introduit dans la langue française au XIXe siècle et intrinsèquement lié à la plasticité (ou plassein) depuis l’antiquité grecque, signifie façonner, modeler, épouser la forme ou l’accoucher, la donner. Ce sera le nom de notre nouvelle revue qui symbolise les différents attributs de la plasticité. Celle-ci revêt en effet un sens immédiat – trompeur, galvaudé, ambigu -, celui d’élasticité molle, de passivité, et un sens dynamique caché ou substitué. Ce sens est en réalité seulement voilé, pris dans de fausses évidences, méconnu du fait même de son universalité. Il s’agit du caractère foncièrement bijectif de l’acte plastique qui ne se contente pas de subir la forme, participe de la genèse et l’irruption définitive de l’œuvre. Il s’agit de l’incarnation de cette dialectique qui se délivre de son enveloppe esthétique pour atteindre une nouvelle sémantique. Il s’agit encore de l’intelligibilité du monde, qui, du déroulement de l’espace-temps à la biodiversité du vivant, décline le mythe d’Epiméthée ou la plasticité humaine.

La revue PLASTIR, qui couvrira notamment le champ épistémologique, les arts, les sciences et la philosophie a donc pour ambition à la fois de constituer un fonds de recherche Plasticités Sciences Arts (PSA) qui sera régulièrement enrichi par les écrits et travaux de nos membres ou invités, mais également de faire peu à peu reconnaître le concept de plasticité. En effet, un trait commun aux nombreux auteurs utilisant le terme de plasticité est leur assignation purement métaphorique, ou au contraire spécifique, contextuelle et générique, mais sans réelle interrogation sur le concept manié, à savoir s’il s’agit d’une propriété purement systémique ou fondatrice. Or, nous suggérons fortement que la seconde acception, qui signifie que la plasticité n’est pas une fonction isolée, mais traduit l’inscription d’un processus actif, est la bonne, car c’est la seule qui réponde à la fois de l’intelligence des formes et du dépassement des contradictoires. Elle conduit non seulement à réévaluer le contenu – ce que le terme sous-tend comme processus – mais le contenant, le signifié de la forme, la métaplasticité du sujet, de la conscience humaine et l’attitude que cela engendre dans la société d’aujourd’hui. »




«The Media of Life»

THE MEDIA OF LIFE

Concordia University, Montréal

FRIDAY 11 SEPTEMBER 2009
4.30PM, ROOM LB 646
(1400 DE MAISONNEUVE BLVD WEST)

Robert Mitchell

Duke University

«In this talk, I consider the history of the term “media” in the Romantic era, focusing especially on what we would now describe as its biological sense that is, “media” understood as that which surrounds a living being and allows it to survive and thrive. This Romantic–”era sense of media was the consequence of the movement of the term from its “source” in seventeenth and eighteenth century natural philosophy into discussions of both biological and cultural phenomena, yet this vivification of media presented Romantic–”era authors with a narrative dilemma: should life and media be linked by means of narratives of perfectibility that is, were biological and cultural media means for achieving the telos of perfection or should life and media instead by linked through narratives of mediality, within which every apparent end could always become a new means? I discuss three Romantic–”era projects that each sought to address this tension Jean–”Baptiste Lamarck’s zoological philosophy; G. W. F. Hegel’s philosophy of nature; and Mary Shelley’s Frankenstein with an eye toward the implications of these accounts for both our understanding of what “media” meant in the nineteenth century, as well as how we might understand this term today. »




Une poésie scientique en prose?

Journée d’études (ouverte au public) :

Une poésie scientifique en prose ?

Organisée par le groupe de recherche EUTERPE

le 13 décembre à partir de 14h

PRÉSENTATION

La fin de l’Ancien régime et l’Empire marquent l’apogée d’une poésie scientifique en vers qui perd son prestige avec le triomphe du Romantisme, avant d’entamer un lent déclin, jusqu’à la disparition du genre, au début du vingtième siècle. Tout se passe comme si les critiques qui reprochaient de longue date au vers une incapacité à transmettre correctement la science, pour n’offrir, selon le mot de Buffon, qu’une parole où « la raison porte des fers », obtenaient gain de cause. Le roman, qui s’impose comme l’espace où fiction et spectre des connaissances se rencontrent, ne se prive pas d’ailleurs pas d’ironiser sur les vers scientifiques, et la vulgarisation qui prend son essor au dix-neuvième siècle adopte résolument la prose. Toutefois, cette période voit aussi la reconnaissance de formes poétiques hors du vers, au premier rang desquelles figurent la prose poétique et le poème en prose, sans que ces dernières ne paraissent avoir essayé de prendre le relais de l’ancien poème scientifique. On cherchera donc à réfléchir sur l’articulation de deux vides génériques : le rejet de l’association entre vers et science, et l’absence de liaison entre science et poésie en prose. Pourquoi ce mode d’expression, qui ne tombait pas sous le coup des reproches adressés au vers, ne s’est-il pas ouvert à la science, alors que dès 1848, Poe publie Eureka, « poème en prose » largement consacré aux sciences ? Là où progrès scientifiques et modernité se nouaient étroitement, comment expliquer que la novation formelle ne se soit pas davantage emparée de ces objets ? La légitimité acquise par les sciences après la Révolution leur a-t-elle permis de se passer de la consécration des poètes ? Le primat croissant accordé au lyrisme et à l’autoréférentialité, qui a banni hors du champ poétique les textes didactiques, et conduisit Baudelaire à poser le « caractère extra-scientifique » de la poésie, suffit-il à compléter l’explication ? Enfin, la poésie scientifique en prose est-elle véritablement inexistante, ou doit-on parler d’un genre non identifié encore, qui réunirait des auteurs aussi divers que Michelet, Flammarion, Fabre, Claudel, voire Michaux, Gaspar ou Maeterlinck ?

PROGRAMME

14h15 Hugues Marchal
Présentation

Le roman face à la poésie scientifique

14h15 Christèle Couleau (Paris 13)
Poétique, analytique et romanesque : mutations et parodies chez Balzac

14h45 Daniel Compère (Paris 3)
Jules Verne : le jeu avec les savoirs

15h15 Discussion et pause

La science dans la prose poétique et le poème en prose

15h45 Muriel Louâpre (Paris 5)
À défaut de poésie : Michelet naturaliste en prose

16h15 Hugues Marchal (UMR 7171-Paris 3/CNRS)
Camille Flammarion et « la poésie qui anime la science »

16h45 Gérard Danou (Paris 7)
Poétique du langage médico-scientifique chez Henri Michaux

17h15 Discussion
18h00 Fin des travaux

INFORMATIONS PRATIQUES

Entrée libre.
Lieu : Université de Paris 3 – Sorbonne nouvelle.
Centre Censier, salle 410 (4e étage)
13 rue de Santeuil 75005 Paris
M° Censier-Daubenton
Contact : Dominique Simon (dominique.simon@univ-paris3.fr)

Responsable : Hugues Marchal

http://www.ecritures-modernite.eu




La prose des savoirs et le poème du monde

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Ruines et désordre

De Volney à Proust (en passant par Flaubert) et de Laplace à Bergson (en passant par Darwin) : voilà le parcours que j’aimerais esquisser pour tenter d’approcher ce qu’a été la pensée du désordre au XIXe siècle [2]. La première question à laquelle il me paraît important de tenter de répondre est la suivante : peut-on mettre en regard ordre et désordre dans une dramaturgie qui permettrait de décrire les oscillations intellectuelles et esthétiques du siècle, traversant toute la culture, de la pensée politique aux disciplines du savoir en passant par la littérature et les arts ? Peut-on aller au-delà de la constatation des parallélismes ou des oppositions et poser une règle systémique ? Refaire Auguste Comte, en quelque sorte, mais sans croire au Progrès et sans croire non plus qu’il suffit que le passé soit passé pour qu’il soit connaissable ?

Ce que les dix-huitièmistes appellent le « Tournant des Lumières » débouche, faut-il le rappeler, sur les ruines matérielles et morales entraînées par la Révolution. Pour autant – le paradoxe mérite qu’on s’y attarde – il s’agit aussi d’une période où les sciences s’efforcent à toutes les mises en ordre, à toutes les rigueurs. Linné (1707-1778) avait tenté de mettre cet ordre dans la botanique grâce à son système de nomenclature binominale dès 1753 dans le Species Plantarum ; la Méthode de nomenclature chimique de Lavoisier est quant à elle de 1787 et le Traité élémentaire de chimie, présenté dans un ordre nouveau et d’après les découvertes modernes paraît à la date symbolique de 1789. Les historiens allaient eux aussi s’efforcer de mettre en récit le chaos du passé (avec ce que cela donnera au milieu du siècle dans la grande Histoire de Michelet) ; les penseurs saint-simoniens de la politique, dans leur élan pour élever la perspective, tentent de leur côté d’imaginer les lois d’un ordre social progressiste dans une société fortement structurée, ainsi du polytechnicien Michel Chevalier, passé de l’utopie aux chemins de fer et de Ménilmontant à la chaire d’économie du Collège de France ; quant à Laplace, figure emblématique du mathématicien génial, nous lui devons l’une des plus belles figurations du déterminisme, le « Démon » qui porte son nom, dont le « Démon de Maxwell » sera le pendant : il manifeste dans toute sa force l’aspiration (reconnue impossible à assouvir) à une intelligibilité totale :

 Une intelligence qui pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé serait présent à ses yeux. [3].

C’est en partie aussi l’ambition de Volney, qui cherche un enseignement historique qui puisse faire sens du rapport entre passé, présent et avenir dans sa célèbre « vision », avec l’invocation adressée aux ruines de Palmyre :

 Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints murs silencieux ! C’est vous que j’invoque ; c’est à vous que j’adresse ma prière. Oui ! Tandis que votre aspect repousse d’un secret effroi les regards du vulgaire, mon cœur trouve à vous contempler le charme des sentiments profonds et des hautes pensées. Combien d’utiles leçons, de réflexions touchantes ou fortes n’offrez-vous pas à l’esprit qui sait vous consulter ! [4].

Toute l’époque se propose de la même façon, en puisant au même répertoire, des images chargées de figurer des questions de fond auxquelles on donnera des réponses chargées d’incertitude. Les bouleversements politiques et sociaux qui marquent le passage du XVIIIe au XIXe siècle ne relèvent-ils que de la contingence historique ou bien d’une causalité plus complexe ? Sont-ils d’ailleurs des causes ou des conséquences ? Le déterminisme qui les expliquerait relève-t-il d’une physique ou d’une métaphysique ? Faut-il les penser en termes de rupture (ressentie dans le court terme) ou d’évolution (envisagée sur le long terme) ? Les formes et les thèmes qui en accompagnent l’émergence dans les arts et la littérature sont-ils les stigmates d’une décadence ou les premiers éléments d’une culture nouvelle ? Des phénomènes locaux dont la logique serait restreinte à des registres limités (un groupe, un genre, une forme) ou plutôt une vague de fond globale, un tsunami culturel ? Quel sens faut-il reconnaître, s’il en est un, aux ruines accumulées en un demi-siècle ? Existe-t-il un avenir pensable et sous quelle forme ? Le passé n’appartient-il qu’aux « professionnels du révolu », spécialistes des sociétés fossiles, ou faut-il y chercher les préfigurations d’une autre vie toujours en train d’advenir ?

Ces questions, les contemporains se les posent parfois avec angoisse, parfois avec espoir. Ils peuvent en conclure au nihilisme le plus noir comme à l’idéalisme le plus béat [5]. Elles sont en tout cas à l’origine d’œuvres nombreuses dans tous les genres et tous les arts, comme elles sont la source des constructions conceptuelles qui fondent les sciences émergentes au XIXe siècle, également indissociables de ce procès de la modernité qui fait se confronter ordre et désordre. Une confrontation qui se donne à penser, à illustrer, à transformer en créations matérielles, sociales, mais aussi intellectuelles, artistiques et littéraires.

C’est sur ce fond problématique, celui des rapports entre ordre et désordre au XIXe siècle, que je voudrais revisiter – trop rapidement – quelques aspects de la thématique des ruines, omniprésente dans la période qui nous intéresse, car elle ne me paraît pas être une simple « thématique », précisément. Je ferai au contraire l’hypothèse que l’omniprésence des ruines ne relève pas de la pure et simple illustration ni d’un très ordinaire effet de mode (même si elle alimente cette mode) ni non plus de la diffusion virale de la pathologie mélancolique, en effet extrêmement contagieuse, mais d’un très complexe effort de figuration de l’Inconnu sur lequel ouvrent les temps nouveaux, dans la mouvance révolutionnaire. L’Inconnu, d’abord chargé après la Révolution de l’effroi suscité par l’irruption du désordre sous la forme de violences sans précédent, va pourtant devenir au fil du temps, étrangement, synonyme d’avenir et de création ; c’est en tout cas le grand défi d’un siècle qui a, bien avant le nôtre, conçu et organisé le premier prototype de ce que peut être une société du savoir – mais fondée sur une théorie du désordre quand la nôtre l’est sur la communication.

Sainte-Beuve dans un de ses Lundis note très justement à propos du premier livre de Volney, son Voyage en Égypte et en Syrie, publié en 1787 :

Quoique, par la forme, ce livre n’eût rien de séduisant, et qu’il rompît par le ton avec la mollesse des écrits en vogue sous Louis XVI, quoiqu’il ne fût pas possible, pour tout dire, de moins ressembler à Bernardin de Saint-Pierre que Volney, celui-ci trouvait, à certains égards, un public préparé : c’est l’heure où Laplace physicien, Lavoisier chimiste, Monge géomètre, et d’autres encore dans cet ordre supérieur, donnaient des témoignages de leur génie. Volney fut le voyageur avoué est estimé de cette école savante et positive. [6].

C’est à propos du principal ouvrage de Volney qu’il remarque aussi : « Je ne crois nullement que Les Ruines constituent un type dans notre littérature : mais c’est en effet un livre qui, par le ton, est bien le contemporain de certaines formes de David en peinture, de Marie-Joseph Chénier et de Le Brun en poésie. » [7]. Il aurait pu ajouter, plus justement encore à mon sens, que Volney y est très proche d’un autre peintre, figure-clé de l’institution créatrice et conservatrice d’images au tournant du siècle : Hubert Robert.

En 1796, alors qu’il faisait partie de la commission chargée de penser l’organisation du futur musée du Louvre, Hubert Robert avait produit plusieurs tableaux représentant la Grande galerie telle qu’elle n’existait pas encore mais telle qu’on pouvait la rêver. Elle restait à construire ou à reconstruire. Le paradoxe ici est évidemment que ce Louvre imaginé au futur soit l’oeuvre d’un peintre qui avait plus qu’amplement mérité son surnom de « Robert des ruines ». Lui qui aura passé sa vie à fournir sa clientèle en vues de la Rome antique devenue objet pittoresque pour une méditation largement stéréotypée sur la décadence des empires et la destinée des ambitions humaines, voilà qu’il devait construire. Non plus dépeindre les ruines comme un aboutissement mais bien comme un point de départ pour édifier un nouveau monument, autrement dit remonter à l’envers le fil du temps pour projeter un passé aboli dans un avenir encore inexistant.

Voilà qui allait tout à fait à l’encontre des représentations du travail du Temps, précisément, que la vulgarisation des principes d’irréversibilité de la thermodynamique allait peu à peu imposer tout au long du XIXe siècle pour aboutir aux thrènes catastrophistes sur la mort des étoiles, la fin du Soleil, la destruction de la Terre et de l’humanité par la congélation définitive [8]. Ce dont on peut se réjouir, comme Lautréamont dans Les Chants de Maldoror, pour la plus grande gloire des mathématiques : [« O mathématiques sévères »] « La fin des siècles verra encore, debout sur les ruines des temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations laconiques et vos lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant, tandis que les étoiles s’enfonceront, avec désespoir, comme des trombes, dans l’éternité d’une nuit horrible et universelle, et que l’humanité, grimaçante, songera à faire ses comptes avec le jugement dernier. » [9]. Hubert Robert ajoute cependant un tour de complexité a priori surprenant à sa vision paradoxale. Ne se contentant pas de figurer la Grande galerie qu’il s’agit d’édifier, il fait un pas au-delà, tout à fait vertigineux : il anticipe audacieusement sur l’accélération de l’histoire et représente dans un autre tableau la même galerie mais retournée à l’état de ruines. Au milieu des débris, ne subsiste intact que le célèbre Apollon du belvédère (de retour depuis 1815 au Vatican, après un séjour à Paris inauguré en 1797, au Musée central des arts).

S’agit-il d’un simple « caprice » comme Hubert Robert en avait déjà produits ? Faut-il ne voir là qu’une sorte d’automatisme kitsch ou de concession au goût qu’il avait lui-même contribué à former ? D’un côté, en effet, les ruines représentent bien le mode le plus expressif de la nostalgie romantique, vide d’objet précis, comme l’a parfaitement caractérisée Rose Macaulay dans Pleasure of Ruins [10] ; douleur au fond plutôt douce de l’aspiration au retour dans la patrie perdue à partir d’un hors-temps, après la fin de l’Histoire, dans l’apaisement et la sérénité qui suivent ce qui a eu lieu ; c’est le nostos d’Ulysse désirant le retour à Ithaque, ou de Norbert Hanold à Pompéi, en rêve, dans Gradiva de Jensen (1903) relu, comme on sait, par Freud ou encore de Bloom rentrant chez lui à la fin d’Ulysses. Les ruines sont dans tous les sens des lieux de mémoire et constituent une figure offerte à la contemplation car elles fixent le regard sur les restes d’un monde aboli – des restes cependant encore reconnaissables, encore familiers (en ce sens, ce sont des apparitions), un monde inaccessible mais tout proche. Les monuments fossilisés sont la preuve que quelque chose a été puis qu’un événement cataclysmique a eu lieu, suivi par rien, une fois la poussière retombée et les fragments épars redevenus visibles. Ce regard est tout aussi bien regard sur soi, dans l’étonnement d’un être-là, d’un après condamné à durer, ce qui fait que les ruines ne sont pas simplement un spectacle ou alors que ce spectacle forme aussi une scénographie de l’intériorité qui la découvre à la fois encombrée de vestiges et vide [11]. La Grande galerie du Louvre , dans ses deux états, c’est donc à la fois une figure du passé (Rome en ruines y réapparaît), une figure du présent (le moment de la transition thermodynamique) et une figure – ou plutôt une préfiguration de l’avenir (la victoire nécessaire du désordre – ou la défaite de l’ordre [12], mais compensée et niée dans un geste de défi lancé par l’Art au Temps).

Ce tableau reçoit généralement une lecture métaphorique, voire allégorique : la Beauté, par essence éternelle, y serait opposée à l’essentielle fragilité de ce qui n’est pas elle. Ce n’est sans doute pas faux mais on comprend que d’autres lectures sont possibles. Plutôt qu’une figure à tendance allégorique, je préfère y voir ce que j’appelle une figure épistémique. Ce déplacement d’accent implique un changement de perspective : l’image que nous regardons n’est plus alors la simple représentation d’une idée mais la présentation d’une problématique, la traduction visuelle d’un dispositif à proprement parler cognitif [13].

Quels savoirs se disent ou se cherchent dans cette mise en scène (il y a bien une scène puisque tout est imaginaire) ? La question prend un sens qui échappe à la problématique purement esthétique si l’on fait le parallèle avec le travail théorique que poursuit Sadi Carnot au même moment (Réflexions sur la puissance motrice du feu, 1824) : comment peuvent donc faire système énergie et désordre, le mouvement et l’immobilité, la chaleur de la vie et le froid de la mort ? Rien de plus évident pour nous aujourd’hui, nous appuyant sur l’épistémologie contemporaine, que de penser toute évolution en termes de rapport entre ordre et désordre : nous pouvons recourir à toutes les théories concernant les phénomènes d’émergence, tout ce que l’on trouve concentré dans l’image (vulgarisée) des théories du chaos, tout ce que l’on entend par auto-organisation, tout ce qui peut se comprendre à partir du principe de l’ordre à partir du bruit, etc. Le sens épistémique des phénomènes désordonnés nous est en quelque sorte donné d’avance, mais il ne pouvait d’aucune manière en aller de même au XIXe siècle : aucune construction intellectuelle n’existait qui aurait pu permettre de penser ensemble ordre et désordre. Ne faut-il pas, par conséquent, lire le tableau, certes comme un appel à contempler les restes fossiles de l’ordre disparu, ne laissant subsister que fragments en désordre, mais tout autant comme un appel à concevoir en même temps un ordre à venir – par où se pose d’une manière nouvelle la question des relations entre l’inconnu et la novation et où les mots « ordre » et « désordre » doivent recevoir tout leur poids épistémique [14] ? Tout en est affecté, de ce qui fait l’intelligibilité de l’histoire jusqu’au fondement des poétiques en passant par la physique et l’astronomie. Pour ce qui est de la poétique, c’est Baudelaire, bien évidemment, qui donnera la formulation la plus achevée de la tension entre ces deux postulations, qui ne déchirent pas seulement le sujet individuel, mais toute la société du XIXe siècle : la mise en ruines volontaire du Paris haussmannien ne bouleverse pas que la topographie, elle remodèle en profondeur la topologie de l’imaginaire et donne par là à figurer la dynamique des révolutions toujours en cours et désormais sans terme [15]. Quoiqu’il en fût, la relation entre les deux termes de l’ordre et du désordre ne pouvait être pensée que sous la forme de la confrontation et du conflit : l’un devait nécessairement l’emporter sur l’autre [16].

Il faudrait maintenant aborder le très important chapitre concernant la postérité de notre problématique dans l’histoire intellectuelle et culturelle de la période fin-de-siècle, dans le sillage du mélodrame médiatique provoqué par Brunetière proclamant « La faillite de la science » :

Les mutations de la structure de la matière et le mouvement brownien faisait surgir le désordre de multiples derrière l’apparence d’un entre simple. L’imprévisibilité se substituait au déterminisme, l’instabilité à l’anticipation. Là encore, les représentations issues du champ scientifique contaminaient d’autres domaines. Les remises en cause physiciennes, qui redéfinissaient des caractéristiques du mouvement, semblaient ébranler les conceptions progressistes d’un monde en marche dont le mouvement aurait constitué la loi d’airain. La crise, Poincaré l’affirmait, n’était pas une crise interne à la physique, mais une interprétation philosophique du fait que le mécanisme n’était plus et ne pouvait plus être la philosophie adaptée aux nouveaux développements de la physique. [17]

En dépit de ce nihilisme appréhendé et de manière radicalement opposée, il se trouve cependant que le désordre peut changer de sens et de « figure », à condition de comprendre que le désordre est aussi création. Deux œuvres majeures en sont l’expression la plus forte, bien antérieures aux théories contemporaines auxquelles je faisais antérieurement allusion, celles de Bergson et de Proust. Avec eux, le désordre va changer de sens : il ne sera plus l’aliment inépuisable d’un imaginaire de la décadence et de la fin mais la condition même d’une connaissance des commencements, le ferment de toute création. Le désordre est suprêmement vivant car il résulte du jeu de la vie avec tous ses possibles ; mieux : il l’exprime. Chez Proust, comme toujours, cela se dit dans les termes d’une apparente futilité romanesque :

Aussi quand Françoise, voyant Albertine entrer par toutes les portes ouvertes chez moi comme un chien, mettre partout le désordre, me ruiner, me causer tant de chagrins, me disait (car à ce moment-là j’avais déjà fait quelques articles et quelques traductions) : “Ah ! Si Monsieur à la place de cette fille qui lui fait perdre tout son temps avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait classé toutes les paperoles de Monsieur !”, j’avais peut-être tort de trouver qu’elle parlait sagement. En me faisant perdre mon temps, en me faisant du chagrin, Albertine n’avait peut-être été plus utile, même au point de vue littéraire, qu’un secrétaire qui eût rangé mes paperoles. [18].

L’arrière-plan épistémique de cette intuition, c’est bien le dernier Poincaré. Il avait été l’un des premiers à désigner l’abîme ouvert dans nos certitudes sur l’ordre du monde par la nouvelle physique :

 Le monde ne varierait plus d’une manière continue et comme par degrés insensibles ; il varierait par bonds. […] On ne pourrait plus dire alors : Natura non facit saltus, elle ne ferait que cela au contraire. Ce ne serait plus seulement la matière qui serait réduite en atomes, ce serait l’histoire même du monde ; que dis-je, ce serait le temps lui-même, car deux instants, compris dans un même intervalle entre deux sauts, ne serait plus discernables, puisqu’ils correspondraient au même état du monde. [19]

C’est à partir de cette vision que Bergson élabore la sienne, où Proust le rejoint [20]. Bergson n’écrit-il pas, lui qui avait médité le second principe de la thermodynamique et réfléchi au sens à donner à l’entropie :

 Toutes nos analyses nous montrent en effet dans la vie un effort pour remonter la pente que la matière descend. Par là elles nous laissent entrevoir la possibilité, la nécessité même, d’un processus inverse de la matérialité, créateur de la matière par sa seule interruption […] Il faut commencer au contraire par faire à l’accident sa part, qui est très grande. Devant l’évolution de la vie, au contraire, les portes de l’avenir restent grandes ouvertes. C’est une création qui se poursuit sans fin en vertu d’un mouvement initial […]. [21]

On comprend que, dès lors, ordre et désordre n’ont plus rien qui les oppose irréductiblement l’un à l’autre. Voilà peut-être ce qu’Hubert Robert voulait donner à méditer en plantant Apollon au milieu des ruines accumulées du passé et de l’avenir – Apollon qui avait élevé les murailles de Troie en jouant de la lyre, de la même façon, on vient de le voir, que Bergson imagine l’émergence de toute création. Ce faisant, Hubert Robert, Proust, Poincaré, Bergson se rejoignent dans une épistémè commune, dont nul, au fond, n’a mieux exprimé la formule que Jarry dans Ubu Roi au même moment (en 1896 ) :

« PÈRE UBU. Cornegidouille ! nous n’aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines ! Or je n’y vois d’autre moyen que d’en équilibrer de beaux édifices bien ordonnés. »

ps:

Michel Pierssens – Université de Montréal

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. V – Automne 2009

notes:

[1] Perdre de vue, Gallimard, 1988, p. 384.

[2] Ambition démesurée et projet impossible à réaliser dans le cadre limité d’une communication. Je ne proposerai donc ici que quelques remarques rapides et des idées qui ne seront qu’esquissées.

[3] « Une intelligence qui pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé, serait présent à ses yeux. L’esprit humain offre, dans la perfection qu’il a su donner à l’astronomie, une faible esquisse de cette intelligence. Ses découvertes en Mécanique et en Géométrie, jointes à celle de la pesanteur universelle, l’ont mis à la portée de comprendre dans les mêmes expressions analytiques, les états passés et futurs du système du monde. En appliquant la même méthode à quelques autres objets de ses connaissances, il est parvenu à ramener à des lois générales, les phénomènes observés, et à prévoir ceux que des circonstances données doivent faire éclore. Tous ces efforts dans la recherche de la vérité viennent, tendent à le rapprocher sans cesse de l’intelligence que nous venons de concevoir, mais dont il restera toujours infiniment éloigné. » Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 5e éd., 1825.

[4] « Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux ! C’est vous que j’invoque ; c’est à vous que j’adresse ma prière. Oui ! Tandis que votre aspect repousse d’un secret effroi les regards du vulgaire, mon coeur trouve à vous contempler le charme des sentiments profonds et des hautes pensées. Combien d’utiles leçons, de réflexions touchantes ou fortes n’offrez-vous pas à l’esprit qui sait vous consulter ! » Les Ruines ou Méditations sur les révolutions des empires, 1791.

[5] Sur le plan politique, après les destructions de la Révolution, tous les efforts sont allés à la reconstitution d’une société ordonnée. Pour les uns, cela ne pouvait se penser que sous la forme d’une restauration de l’ordre ancien. Pour d’autres, rien n’était possible en dehors de la table rase sur laquelle on édifierait de manière entièrement volontariste une société nouvelle. À leur façon totalement opposée, les nostalgiques de l’Ancien régime et les promoteurs plus ou moins activistes des nouvelles utopies sociales, avec toute la gamme des socialismes aux communismes, veulent la même chose : la fin du désordre. Même l’anarchisme sera au fond un appel à constituer un ordre nouveau. Il n’y aura qu’un sceptique comme Flaubert pour ridiculiser ces aspirations contradictoires dans les moyens mais identiques dans les buts :

« Pécuchet prit la parole : « Les vices sont les propriétés de la nature, comme les inondations, les tempêtes. » Le notaire l’arrêta, et se haussant à chaque mot sur la pointe des orteils : « Je trouve votre système d’une immoralité complète. Il donne carrière à tous les débordements, excuse les crimes, innocente les coupables.
- Parfaitement, dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appétits est dans son droit, comme l’honnête homme qui écoute la raison.
- Ne défendez pas les monstres !
- Pourquoi monstres ? Quand il naît un aveugle, un idiot, un homicide, cela nous paraît du désordre, comme si l’ordre nous était connu comme si la nature agissait pour une fin ! » p.293.

[6] Causeries du lundi, T. VII, Garnier Frères, 1853, p. 321.

[7] Ibid., p. 325.

[8] Mais il en existe aussi une version optimiste, ainsi résumée par Flaubert dans Bouvard et Pécuchet : « Communion de tous les peuples. Fêtes publiques. On ira dans les astres, – et quand la Terre sera usée, l’Humanité déménagera vers des étoiles. », p. 362. C’était là la vision même de Victor Hugo exprimée dans « Plein ciel », le poème futuriste de La Légende des siècles.

[9] Les Chants de Maldoror, Chant II, Strophe 10

[10] Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1953. L’ouvrage a connu de nombreuses rééditions.

[11] Comme Volney, Chateaubriand parcourt les ruines pour y chercher un enseignement mais il y trouve, lui, une mémoire double : celle de l’Antiquité, tout à fait morte, et celle du christianisme, dont les ruines témoignent d’une mort porteuse de vie : « Les ruines des monuments chrétiens n’ont pas la même élégance que les ruines des monuments de Rome et de la Grèce ; mais sous d’autres rapports elles peuvent supporter le parallèle. Les plus belles que l’on connaisse dans ce genre sont celles que l’on voit en Angleterre, au bord du lac du Cumberland, dans les montagnes d’Écosse et jusque dans les Orcades. […] Il n’est aucune ruine d’un effet plus pittoresque que ces débris […] Sacrés débris des monuments chrétiens, vous ne rappelez point, comme tant d’autres ruines, du sang, des injustices et des violences ! vous ne racontez qu’une histoire paisible, ou tout au plus que les souffrances mystérieuses du Fils de l’Homme ! », Le Génie du christianisme, livre V : Harmonies de la religion chrétienne avec les scènes de la nature et les passions du cœur humain, chapitre 5 – Ruines des monuments chrétiens, 1802 (écrit entre 1795 et 1799).

[12] Sur cet aspect double de la question, cf. Bergson, L’Évolution créatrice.

[13] Je me réfère ici à l’opposition proposée par Reverdy dans Le Gant de crin, cité par Gérard Bocholier dans Pierre Reverdy : le phare obscur, Paris, Champ Vallon, 1984, p. 134 : « D’où vient la force de l’image ? Reverdy donne alors, dans l’article de 1918, cette célèbre réponse : “Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique”. Ce critère de la justesse peut surprendre. Dans Le Gant de crin, Reverdy précise que les sens ne doivent pas approuver “totalement” l’image, faute de quoi ils la tueraient “dans l’esprit”. Cette première distinction est d’importance. Il convient que l’esprit “seul” saisisse ces rapports entre les divers éléments de la réalité. Si les sens approuvaient “totalement”, il n’y aurait que “représentation” de quelque chose et non “présentation” : “on présente un enfant qui naît, il ne représente rien.” ».

[14] Peut-être jusque dans leurs dangereuses résonances politiques (on pense à l’« ordre moral » dans le programme de Mac Mahon en 1873).

[15] Plus que les textes de Baudelaire, sans doute la photographie jouera-t-elle un rôle décisif de ce point de vue.

[16] Cela jusqu’à Darwin. Ne cherche-t-il pas en un sens à concevoir le passage du désordre à l’ordre, voire leur coopération, le passage de la révolution à l’évolution (à rebours de l’intuition commune comme de la représentation savante) ? C’est en tout cas ce qu’en retiendra Bergson en cherchant à représenter philosophiquement « l’évolution créatrice ».

[17] Anne Rasmussen, « Critique du progrès, “crise de la science” : débats et représentations du tournant du siècle », Mil neuf cent, 1996, vol. 14, n° 1, p. 89-113. Consultable sur Persée : http://www.persee.fr

[18] A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Pléiade, I V, p. 488.

[19] Cité par Anne Rasmussen, op. cit.

[20] Cf. A.-M. Safa, L’Épistémologie proustienne, thèse de doctorat, Université de Montréal, 2009.

[21] Bergson poursuit : « Considérons toutes les lettres de l’alphabet qui entrent dans la composition de tout ce qui a jamais été écrit : nous ne concevons pas que d’autres lettres surgissent et viennent s’ajouter à celles-là pour faire un nouveau poème. Mais que le poète crée le poème et que la pensée humaine s’en enrichisse, nous le comprenons fort bien : cette création est un acte simple de l’esprit, et l’action n’a qu’à l’aire une pause, au lieu de se continuer, en une création nouvelle, pour que, d’elle-même, elle s’éparpille en mots qui se dissocient en lettres qui s’ajouteront à tout ce qu’il y avait déjà de lettres dans le monde. Ainsi, que le nombre des atomes composant à un moment donné l’univers matériel augmente, cela heurte nos habitudes d’esprit, cela contredit notre expérience. Mais qu’une réalité d’un tout autre ordre, et qui tranche sur l’atome comme la pensée du poète sur les lettres de l’alphabet, croisse par des additions brusques, cela n’est pas inadmissible ; et l’envers de chaque addition pourrait bien être un monde, ce que nous nous représentons, symboliquement d’ailleurs, comme une juxtaposition d’atomes. L’Évolution créatrice, Paris, Presses Universitaires de France, 1959, p. 164. Une excellente édition en ligne de cet essai majeur est disponible à l’adresse : http://classiques.uqac.ca/classique…




Champ épistémique

Un champ épistémique est une aire de la connaissance structurée par un savoir particulier, lequel se forme indissociablement par l’articulation d’un projet cognitif(des concepts, des hypothèses, des représentations structurées) et d’un ensemble de pratiques.

Le «champ épistémique» en général = tout le domaine de la connaissance quand celle-ci s’efforce de construire des représentations validables par l’expérience et l’analyse.




Épistémocritique

L’ Épistémocritique désigne une méthode d’analyse littéraire qui a pour but de mettre en évidence les modes et les effets de la référence aux savoirs dans l’élaboration d’un texte. Elle suppose une mise en contexte précise, attentive aux champs épistémiques dont les marques sont repérables dans le texte, au niveau linguistique comme au niveau des figures ou des représentations plus abstraites.

Un autre sens d’«épistémocritique» est celui de «critique de science» (comme dans «critique artistique» ou littéraire).




Éditorial

Cette nouvelle livraison d’ Épistémocritique invite à explorer des territoires du savoir dont les relations avec la littérature vont plus loin et plus profond que la simple allusion ou le recyclage plus ou moins habile. Hervé-Pierre Lambert apporte à la lecture de Proust une information rarement prise en compte par les proustiens: pour les neurosciences, la Recherche n’est pas une référence vaguement littéraire destinée à montrer une certaine culture, elle est par bien des côtés un énoncé qui préfigure les théories contemporaines. Anouck Cape fait en quelque chose le chemin inverse en désenfouissant de façon spectaculaire les savoirs souvent anciens sur la paraphasie exploités par Jean Tardieu dans la plus célèbre de ses oeuvres, Un Mot pour un autre: là où le jeu et la fantaisie paraissent régner, apparaît un travail complexe sur la réalité des désordres linguistiques. Gisèle Séginger, quant à elle, montre avec rigueur et précision le sérieux et la gravité du débat de Flaubert avec la philosophie: la force de ses fictions est inséparable de l’ampleur de ses interrogations et de l’interpellation des philosophes.




PROUST AU LABORATOIRE

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Luminous Fish. Tales of Science and Love

Elle a su faire accepter sa théorie de la relation symbiotique et milite sur le terrain de James Loveluck en faveur de l’hypothèse Gaïa. Avant Luminous Fish, elle a publié de nombreux ouvrages scientifiques qui font autorité. Cette fois-ci, cependant, elle avoue avoir dû à nouveau se battre pour se faire publier, comme pour son premier article fondateur. Pour parvenir à se faire lire en anglais, il lui a fallu créer la collection où son livre paraît, avec l’appui de Dorion Sagan, son fils et celui de Carl – cinq ans après l’édition espagnole publiée à Barcelone. Ces détails ne sont pas simplement anecdotiques : ils sont à leur façon révélateurs des aléas de la vie réelle des scientifiques que Lynn Margulis tente de décrire par la fiction. Ces «contes de science et d’amour» sont autant d’aperçus sur la comédie très humaine qui sert de terreau à la Science – une Science dont les abstractions sont ici indissociables des réalités les plus quotidiennes, parfois les plus triviales. Le regard qu’elle nous permet de jeter sur ces univers où de grands esprits sont sans cesse confrontés aux petitesses de la vie, comme tout le monde, est parfois dur mais sans méchanceté. Les récits et les portraits qu’elle offre (parfois de personnages bien réels, comme Oppenheimer) n’ont pas dû plaire à tout le monde. Pourtant, quand elle dépeint tel scientifique pris dans les complications inextricables de sa vie amoureuse, elle ne le rapetisse pas : elle rappelle simplement que le penseur reste un animal humain, avec ses pulsions sexuelles, ses incohérences psychologiques, ses fantasmes, son incapacité à se comprendre lui-même, tous les embarras d’une vie matérielle et sociale ordinaire – ce qui n’empêche nullement sa passion de savoir de continuer à travailler avec succès à nous faire mieux comprendre un monde qui nous dépasse infiniment. On est là bien loin du genre hagiographique d’autrefois attaché à célébrer le Savant avec majuscule et Lynn Margulis a manifestement choisi le camp des conceptions plus récentes de l’activité scientifique, celles qui font leur place aux hasards de la vie, aux multiples contingences de la vie sociale et politique, aux nécessités extérieures à la pure logique de la construction intellectuelle. Les Vies des Savants Illustres en deviennent infiniment plus passionnantes, sans perdre un moment de leur grandeur et de leur élévation. Lynn Margulis n’est pas seulement une grande figure scientifique : elle est aussi un excellent conteur. Même s’il lui a fallu, semble-t-il, une trentaine d’années pour mettre en forme ce recueil et le publier, la constance de son projet transparaît avec force. Chaque conte s’organise autour d’une figure principale ainsi que d’une thématique scientifique fondamentale (Raoul et les gaz, pour le conte le plus développé), mais plusieurs des personnages réapparaissent, comme chez Balzac, à différents âges de la vie : Howard, Raoul, René (une femme, malgré son nom). Sans qu’il soit besoin de milliers de pages, cela suffit à nous donner une idée de ce qu’il advient quand un jeune étudiant prometteur se transforme en mandarin et comment le monde de la Big Science s’organise en un réseau très dense et très complexe animé tout ensemble par le désir de connaissance, le goût du pouvoir, la maîtrise des financements, le sens politique, les affects et les émotions. La Science et l’Amour occupent simultanément les corps, les esprits et les cœurs. Il en résulte des portraits attachants dont l’un des traits les plus séduisants provient sans aucun doute de l’attention particulière apportée par Lynn Margulis à la façon dont les femmes se tirent du conflit entre leur amour de la science et leur désir d’aimer et d’être aimée — en n’oubliant pas qu’elles sont femmes. Il est beaucoup question dans ces récits de grossesses, d’enfants et d’avortements, comme dans toute la littérature contemporaine écrite par des femmes. Confrontés à ces réalités qui leur demeurent étrangères, malgré parfois une certaine bonne volonté, les hommes ne font pas très belle figure, souvent lâches ou incohérents, en dépit de leur possible génie. Il reste à dire ce que sont ces «poissons lumineux» qui donnent son titre au recueil. Il faut y voir une allégorie : l’écrivain veut agir ici comme les poissons-phares, ces curieux êtres bioluminescents qui vivent en symbiose (on retrouve la spécialité de Lynn Margulis) avec des bactéries lumineuses intégrées à leur propre organisme: «Individuellement, chaque Photoblepharon scintille. Le banc de poissons forme une tache quand les nageurs réunis allument leur lumière bactérienne dans les sombres eaux du Golfe d’Abaka. Ils illuminent les fonds puis replongent dans l’ombre les sédiments confus qu’ils permettent brièvement d’entrevoir. Ces brusques éclairs étincellent en rompant la terne routine. J’ai modelé ma prose sur ces habitants des profondeurs.» Mais on pourrait tout aussi bien voir les scientifiques qui sont les anti-héros de ces contes, eux aussi comme d’étranges organismes bioluminescents, capables d’éclairer fugitivement certains recoins obscurs du monde naturel. Sur un autre plan, le lecteur francophone ne manquera pas d’être intrigué par la présence (très inhabituelle dans la fiction américaine contemporaine) de la France et des Français – une France séduisante mais compliquée et des scientifiques français à la fois passionnés, ambitieux mais peints en amants ratés. On n’en regrettera que plus que la curiosité et la sympathie évidentes de Lynn Margulis pour les Français ne s’accompagne pas d’un minimum de rigueur dans ses évocations de la langue ou de la toponymie: comment ne s’est-il trouvé personne parmi les très nombreux amis et collaborateurs remerciés dans ce livre (y compris des scientifiques Français distingués qui ne doivent pas ignorer, par exemple, que Paris V n’existait pas en 1946!) pour pointer les innombrables bizarreries qui le déparent?




Les Arpenteurs du monde

Pourquoi penser spontanément à des personnages de comédie ou de bande dessinée (on peut substituer aux noms proposés toute une galerie de pantins du même ordre)? Pour l’expliquer, il faudrait élaborer toute une théorie de la caricature positive ou de la charge constructive qui permette de pénétrer le mystère du ridicule retourné en admiration. Tout au long du récit, Humboldt et Gauss s’agitent comme des marionnettes en deux dimensions, sans cesse secouées de mouvements désordonnés, sans intériorité mais fonçant toujours obsessionnellement vers des buts grotesquement hors de portée. Ces Pierrots lunatiques, à la fois rêveurs et égoïstes, pourraient avoir été dessinés par Willette, s’il avait tenté d’illustrer Bouvard et Pécuchet. Pierrot était drôle, mais c’était en même temps une figure inquiétante et tragique. Les deux savants que Daniel Kehlmann fait se croiser dans son récit – l’un parcourant le monde dans une épopée dramatique et folle, l’autre ne parcourant que l’Allemagne, mais tous deux pour les mesurer — ces deux savants de roman ne cessent pas de nous faire rire tant l’auteur sait mêler le grandiose de la connaissance au rocambolesque atterrant des épreuves matérielles. On pense alors à Don Quichotte et au fantastique du premier roman moderne. Ils ne cessent pas non plus de solliciter notre admiration pour leur entêtement au service de la cause scientifique à laquelle ils se sont voués, chacun dans son style, parfaitement incompatibles mais tous deux d’un sublime également confondant. C’est dire que les caractères sont indissociables des poursuites scientifiques, conduisant à des absurdités héroïques : décrire toutes les espèces animales et végétales de l’Amérique du Sud et mesurer l’altitude du Chimborazo après avoir failli mille fois succomber, arpenter la Prusse malgré les guêpes et les maux d’estomac. Dans les deux cas, il s’agit de connaître le monde, par l’observation ou par les chiffres, par le corps-à-corps avec une réalité fantasmée ou par le combat avec le calcul incessant. A travers tout cela, mille aventures spectaculaires ou mesquines, des amours sans grandeur, des rencontres ratées. Mais pour le lecteur, quel plaisir de croiser, ici Goethe, là Daguerre, tout en savourant l’infini malentendu entre Humboldt et Gauss. L’ensemble, fait de tableaux rapides où se mêlent le récit réaliste, l’hallucination et l’énoncé scientifique, est impossible à résumer, non plus que son constant humour noir. Les personnages ne finissent par retourner à l’humanité que vers la fin du récit lorsque, tous les deux vieillissants, en tournée officielle en Russie, le ralentissement obligé de leurs corps fatigués les amène à un certain retour sur eux-mêmes, sur leurs aventures et leurs entreprises et sur le sens de leurs découvertes. Au Tsar qui est en train de le décorer et qui ne l’écoute pas, Humboldt dit «de ne pas surestimer les résultats d’un scientifique, un savant n’était pas un créateur, il n’inventait rien, ne conquérait aucun pays, ne cultivait pas de fruits, ne semait rien et ne récoltait rien non plus, et d’autres lui succéderaient qui en sauraient plus que lui, puis d’autres qui en sauraient davantage encore, jusqu’à ce que tout sombre à nouveau.» Et Gauss, cheminant à côté de Humboldt : «Ils avaient tous deux vécu à une époque médiocre. » Don Quichotte ne pouvait déboucher que sur le Flaubert de L’Éducation sentimentale comme celle-ci ne pouvait déboucher que sur Bouvard et Pécuchet. Ironiquement, c’est Eugène, le fils raté de Gauss, qui finira par aller quelque part. Fuyant la vieille Europe sur un paquebot, il rencontrera un Irlandais qui lui proposera de «s’associer avec lui pour ouvrir un magasin, créer une petite entreprise » — «Quelque chose se dessina dans la brume du soir, d’abord en transparence, sans être encore tout à fait réel, puis de plus en plus nettement, et le capitaine répondit en souriant que non, cette fois ce n’était ni une chimère ni des éclairs de chaleur, c’était l’Amérique ». Faut-il voir dans ces derniers mots du roman un dernier coup de crayon de Daniel Kehlmann pour parfaire sa caricature? Les chasseurs de chimères que furent chacun à sa façon Humboldt et Gauss sont-ils plus ou moins près du réel que Bonpland, banalement rentré chez lui et qui écrit à Humboldt : «Tu me manques, mon vieux. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui aime les plantes autant que toi»? Plus ou moins près qu’Eugène, à qui l’Irlandais rencontré propose sa sœur à épouser : «Elle n’était pas belle mais elle savait cuisiner»?




Éditorial

Cette seconde livraison d’ Épistémocritique permet d’appréhender l’étendue et la vitalité du domaine de recherche représenté par l’ensemble des interrogations que suscitent les rencontres entre les savoirs et différentes formes d’activité artistique, en commençant par la littérature.

Dans «Poe : Expérience de pensée, la pensée comme expérience», Sydney Lévy met en évidence la subtilité de la machinerie intellectuelle que recèle un conte de l’écrivain américain; Hervé-Pierre Lambert, dans «Littérature, arts visuels et neuroesthétique» balise avec rigueur et érudition un champ d’investigation connu jusqu’ici de manière souvent limitée et fragmentaire; Liliane Campos révèle aux lecteurs francophones la profondeur de la référence scientifique chez l’un des plus grands auteurs dramatiques contemporains dans «Le modèle scientifique dans le théâtre de Tom Stoppard»; Paul Braffort, dans la seconde partie de «La Deuxième vie de Michel Petrovitch», poursuit sa mise en lumière d’un personnage exceptionnel de l’histoire de la science moderne.

Publication permanente, Épistémocritique s’attache par ailleurs à relayer toutes les informations qui peuvent intéresser les chercheurs dans un secteur en pleine effervescence: séminaires, colloques, projets de recherche, publications, soutenances de thèse — n’hésitez donc pas à nous communiquer tout renseignement utile.




Savoirs à l’oeuvre. Essais d’épistémocritique

Stendhal: Armance entre savoir et non-savoir; Jarry: Les Savoirs du Surmâle; La Raison de Roussel; L’Initiative aux mots: la linguistique de Mallarmé; Littérature et complexité: Le cas Lautréamont; La Dissymétrie: Saussure et Karcevsky; Ecire en langues: la linguistique d’Artaud; Le polylogue poétique de Valery Larbaud; Les Dangers de la curiositié: Désir de savoir et logophilie chez Paul Tisseyre-Ananké; Michel Serres et le mystère des origines; Les Trois savoirs de la fiction.

Couverture

Savoirs à l’oeuvre




Présentation

La littérature s’est-elle jamais distinguée de l’univers des savoirs au point de s’en isoler totalement ? Ne trouve-t-on pas au contraire, dans les œuvres comme dans les réflexions explicites des écrivains sur leur projet, la trace d’une imbrication toujours présente et active, parfois centrale ? En voulant faire de l’entreprise littéraire et de l’entreprise scientifique des champs à l’identité close, notre culture ne s’est-elle pas rendue partiellement aveugle à la réalité d’un fondement cognitif commun ? La connaissance peut prendre bien des formes et sait, selon les besoins et les moments, forger des outils très divers. Les savoirs et leurs langages peuvent jouer ce rôle dans le travail de l’écrivain, tout comme le scientifique ne peut se passer des jeux du langage et de ses puissances de figuration. La perspective épistémocritique consiste, devant un texte, à se poser la question des usages que fait ce dernier de ce qui relève des savoirs, parfois des sciences, au sens le plus élaboré de ce mot.

++++

Quelle est la nature du rapport épistémique entre un texte et son lecteur, lui dont cette expérience mobilise les facultés cognitives, parfois pour l’édifier, le plus souvent pour ébranler ou réorganiser ses certitudes ? Beaucoup d’études s’attachent à ce type d’interrogation et depuis longtemps. Elles peuvent s’inspirer de l’histoire, de la sociologie, de l’herméneutique ; elles peuvent viser des œuvres particulières, des carrières d’écrivains singuliers, voire des groupes ; elles dissèquent parfois un détail jugé révélateur et parfois préfèrent regarder les choses de haut, pour comprendre le travail des savoirs à travers toute une époque. Dans tous les cas, la perspective épistémocritique récuse les procédures d’isolement disciplinaire et refuse les partages préconstruits entre les « deux cultures », où elle ne voit que la traduction contingente des représentations propres à un moment de la culture occidentale. De la même façon, concernant la littérature, elle ne veut pas distinguer, quant au fond de sa problématique, entre poésie et roman (celui-ci étant supposé, depuis l’invention du « réalisme», plus apte à prendre en compte les savoirs). Mais tous les arts sont partie prenante de ce procès, à commencer par le cinéma et les arts plastiques. Concernant les savoirs, symétriquement, est-il utile (et possible) de distinguer entre sciences et pseudosciences, dès lors qu’il s’agit de leur appropriation littéraire ?

++++

De très nombreuses questions, souvent complexes, restent posées et beaucoup d’œuvres restent à étudier, surtout dans le champ critique français. Il n’existe à ce jour aucun forum francophone réservé à de tels questionnements. Ce périodique électronique a pour but de servir à construire un espace commun de réflexion, d’analyse et de discussion.

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.)




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La littérature s’est-elle jamais distinguée de l’univers des savoirs au point de s’en isoler totalement ?Ne trouve-t-on pas au contraire, dans les œuvres comme dans les réflexions explicites des écrivains sur leur projet, la trace d’une imbrication toujours présente et active, parfois centrale ? En voulant faire de l’entreprise littéraire et de l’entreprise scientifique des champs à l’identité close, notre culture ne s’est-elle pas rendue partiellement aveugle à la réalité d’un fondement cognitif commun ?La connaissance peut prendre bien des formes et sait, selon les besoins et les moments, forger des outils très divers. Les savoirs et leurs langages peuvent jouer ce rôle dans le travail de l’écrivain, tout comme le scientifique ne peut se passer des jeux du langage et de ses puissances de figuration.La perspective épistémocritique consiste, devant un texte, à se poser la question des usages que fait ce dernier de ce qui relève des savoirs, parfois des sciences, au sens le plus élaboré de ce mot. Quelle est la nature du rapport épistémique entre un texte et son lecteur, lui dont cette expérience mobilise les facultés cognitives, parfois pour l’édifier, le plus souvent pour ébranler ou réorganiser ses certitudes ? Beaucoup d’études s’attachent à ce type d’interrogation et depuis longtemps.Elles peuvent s’inspirer de l’histoire, de la sociologie, de l’herméneutique ; elles peuvent viser des œuvres particulières, des carrières d’écrivains singuliers, voire des groupes ; elles dissèquent parfois un détail jugé révélateur et parfois préfèrent regarder les choses de haut, pour comprendre le travail des savoirs à travers toute une époque. Dans tous les cas, la perspective épistémocritique récuse les procédures d’isolement disciplinaire et refuse les partages préconstruits entre les « deux cultures », où elle ne voit que la traduction contingente des représentations propres à un moment de la culture occidentale. De la même façon, concernant la littérature, elle ne veut pas distinguer, quant au fond de sa problématique, entre poésie et roman (celui-ci étant supposé, depuis l’invention du « réalisme », plus apte à prendre en compte les savoirs). Mais tous les arts sont partie prenante de ce procès, à commencer par le cinéma et les arts plastiques. Concernant les savoirs, symétriquement, est-il utile (et possible) de distinguer entre sciences et pseudosciences, dès lors qu’il s’agit de leur appropriation littéraire ? De très nombreuses questions, souvent complexes, restent posées et beaucoup d’œuvres restent à étudier, surtout dans le champ critique français. Il n’existe à ce jour aucun forum francophone réservé à de tels questionnements. Ce périodique électronique a pour but de servir à construire un espace commun de réflexion, d’analyse et de discussion.

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