« Der Augen Blödigkeit“. Sinnestäuschungen, Trugwahrnehmung und visuelle Epistemologie im 18. Jahrhundert

Evelyn Dueck, Nathalie Vuillemin (Hg.), « Der Augen Blödigkeit « . Sinnestäuschungen, Trugwahrnehmung und visuelle Epistemologie im 18. Jahrhundert, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2016.

Cet ouvrage collectif, dont le titre est une allusion à E.T.A. Hoffmann et son Marchand de sable, réunit quinze contributions (en allemand et en français) à un colloque ayant eu lieu à l’Université de Neuchâtel (Suisse) en novembre 2014. Il s’inscrit dans les recherches actuelles menées dans le cadre de la Maison des Littératures et du Laboratoire d’études des littératures et savoirs de l’Université de Neuchâtel sur la vision et l’épistémologie visuelle[1].

Si le siècle des Lumières (européennes) est bien le siècle où la perception visuelle devient le sens dominant (Leitsinn) produisant même une « idéologie de la lumière et de l’œil » (Mergenthaler)[2], les recherches scientifiques dans le domaine de l’optique, de l’astronomie et de la microscopie montrent en même temps que les illusions d’optique (Sinnestäuschung) sont inévitables et que la perception humaine peut être trompeuse. Montrer que ce paradoxe se trouve au cœur des débats scientifiques et esthétiques du XVIIIe siècle (et non seulement à partir du romantisme) est l’objet de ce livre qui s’inscrit ainsi clairement dans un approche épistémocritique s’intéressant aux liens entre littérature et savoirs tout en interrogeant les limites des connaissances humaines. L’ouvrage s’inscrit également dans les recherches sur le lien entre littérature et techniques des médias dont le livre de Jonathan Crary est devenu un classique pour le XIXe siècle[3]. Au début de ce XIXe siècle, pour reprendre la thèse de Jonathan Crary, une rupture se produit avec les modèles classiques de la vision et de l’observation dont la chambre noire est le support. Pour Crary « la vision s’arrache à la stabilité et à la fixité des rapports incarnés par la chambre noire »[4]. Le sujet observant du XIXe siècle ne se fie plus aux « garanties d’autorité, d’identité et d’universalité » que donne cette technique[5]. A la chambre noire se substitue une « vision subjective » qui soustrait l’image à son référent externe et situe l’expérience visuelle dans le corps d’un observateur autonome. Le présent ouvrage permet de voir la longue durée de cette évolution à partir du XVIIIe siècle.

Evelyn Dueck (Neuchâtel/Halle) présente dans son introduction un état de la recherche en retraçant l’histoire des mots allemands « Sinnestäuschung » et « Trugwahrnehmung » dans les encyclopédies et dictionnaires du XVIIIe siècle. Si dans le monde français et anglais le mot « illusion » permet de rendre tôt le sentiment d’une perception incertaine (d’une imagination chimérique) en allemand les termes mettent du temps à trouver leur entrée dans les discours. Elle évoque non seulement les travaux et discussions concernant l’illusion dans le monde réel, mais aussi les discussions théoriques concernant l’illusion dans le domaine esthétique, voire la fiction. D’autres notions comme « Täuschung », trompe l’œil, « Traum » font également partie de discours analysés. Dans un deuxième temps Dueck entreprend un tour d’horizon des écrits optiques de scientifiques comme Kepler, Descartes, Locke et Newton.

Cette présentation est claire mais il aurait été plus logique de présenter d’abord et chronologiquement les recherches scientifiques dans le domaine de l’optique pour expliquer dans un deuxième temps la présence et l’importance de l’illusion dans le discours esthétique.

En effet la littérature représente (reflète et réfléchit) les changements épistémologiques à travers le choix des métaphores, des motifs de l’œil et des objets (optiques) particuliers comme éléments importants de la trame narrative. Julia Bohnengel (Saarbrücken) étudie ainsi l’histoire des lunettes dans des textes allemands et français du XVIIIe siècle, symbole d’érudition, mais aussi signe de vieillesse et de faiblesse. Sabine Haupt (Fribourg) s’intéresse dans une contribution à la longue-vue en prolongeant entre autres les réflexions d’Ulrich Stadler souvent citées dans cet ouvrage qui a expliqué l’intérêt du XVIIIe siècle pour des instruments optiques par une réévaluation et une nouvelle interprétation de la faculté d’imaginer (Einbildungskraft)[6]. Elle souligne la double fonction du motif de la longue-vue : dirigée vers l’extérieur (dans l’utilisation scientifique et technique) ou vers l’intérieur (dans certaines poétologies autour de 1800). Chez Jean Paul par exemple qui développe dans Des Quintus Fixlein Leben bis auf unsere Zeiten une théorie de la fantaisie, la longue-vue devient une métaphore d’un instrument qui permet d’accéder à des domaines inconnues de l’imagination : un « téléscope de la fantaisie » (Fernrohr der Phantasie). Une deuxième variante de ce motif est l’image du téléscope de l’âme ; c’est-à-dire l’idée d’un instrument qui sert à comprendre des pulsions psychiques. Ce motif devient central au XIXe siècle et S. Haupt nous présente aussi un roman de science-fiction moins connu de Giacomo Casanova, publié en 1788 en français et dans lequel des téléscopes et le personnage principal comme ophtalmologue jouent un rôle central : Icosameron ou histoire d’Edouard et d’Elisabeth qui passèrent quatre vingts un ans chez les Mégamicres habitans aborigès du Protocosme dans l’intérieur de notre globe. S. Haupt donne aussi l’exemple d’un scientifique – Leonhard Euler (1707-1783) – qui s’intéresse à l’association de motifs techniques et psychiques et à l’analogie entre œil et camera obscura. Elle termine sa contribution sur Jean Paul et l’utilisation du motif du télescope comme symbole sexuel. Un lien entre perception/vision et érotisme (Erotik) est également établi dans deux autres contributions dédiées à la « curiosité de voir » (Schaulust) et au voyeurisme dans le Agathon de Wieland (Ulrike Schiefelbein, Weimar) et dans Goethes Briefe aus der Schweiz (Sonja Klein, Düsseldorf).

Le problème de ne plus voir son ombre ou son propre reflet dans le miroir est abordé par Dirk Uhlmann (Münster) à partir des exemples de Chamisso et d’E.T.A. Hoffmann. Ce dernier est aussi au centre de l’intérêt de Thomas Boyken (Tübingen) qui met l’accent sur l’ambivalence du regard dans ses textes, la relativité et la subjectivité de la perception et l’idée que la perception est un processus de construction (Konstruktionsprozess), p. 194.

Comme le mathématicien Leonhard Euler, le médecin-philosophe Julien Offray de La Mettrie (1709-1751) porte un grand intérêt au sens de la vue. Cécile Lambert propose une analyse de son discours sur l’œil et la vue qui souligne sa curiosité pour le vertige, l’hallucination, l’illumination et l’illusion d’optique. Lambert démontre le point de vue sceptique du philosophe en soulignant que « [L]e discours sur le savoir ne se construit donc pas chez La Mettrie dans un cadre rationaliste. » (p. 96) Lucas Gossi (Fribourg) étudie quant à lui la forme poétique et la fonction de la fable cartésienne (Le Monde ou Traité de la Lumière) pour s’interroger si la fable peut être considérée comme modèle scientifique.

Au niveau théorique ce volume se fait l’écho des débats théoriques sur les frontières entre peinture et littérature. Monika Schmitz-Emans (Bochum) analyse l’intérêt du physicien et littéraire allemand Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799) pour le peintre et graveur (satirique) anglais William Hogarth (1697-1764) qu’il a rencontré en 1774. L’intérêt particulier vient du fait que Lichtenberg cherche à rapprocher le style de ses commentaires à celui des gravures de Hogarth : il joue avec les arrangements de perspective qui ouvrent plusieurs manières de voir selon le point de vue. Son intérêt pour le tableau dans le tableau ainsi que pour les enceintes de rue qui sont présentes chez Hogarth pour indiquer le chemin, mais aussi pour désorienter. Les jeux d’images deviennent ainsi chez Lichtenberg des jeux de mots. Manfred Mühlbacher (Munich) analyse la Lettre sur les aveugles de Diderot pour montrer que Diderot y cherche à montrer le problème des analogies défectueuses et l’illusion des sens dans le langage.

Erika Thomalla (Berlin) étudie la vision du cosmos (la visibilité de son ordre ou désordre) à partir de l’analyse d’un récit de voyage fictif de 1744 – entre récit fictionnel et récit factuel – de l’astronome (controversé) Eberhard Christian Kindermann dans lequel les cinq sens deviennent des figures littéraires avec le personnage de Visus comme guide. Dans ce texte intitulé Geschwinde Reise auf dem Lufft-Schiff nach der Obern Welt et rédigé dans la tradition des Entretiens de Fontenelle on passe du système géocentrique au système héliocentrique. La critique de l’époque a reproché à Kindermann de ne pas montrer clairement les limites entre texte scientifique, spéculatif ou ésotérique. Pour Thomalla la particularité de ce texte consiste pourtant dans le fait qu’il constitue une réflexion sur les conditions de produire de nouveaux savoirs (p. 151).

Christoph Gschwind (Fribourg) complète la présentation théorique de l’illusion entamée par Evelyn Dueck avec une contribution qui présente des théories de l’illusion chez Moses Mendelssohn, Gottfried August Bürger et Friedrich Schiller pour constater une rupture avec les conceptions de l’illusion des Lumières dans la comédie satirique Die verkehrte Welt (1798) de Ludwig Tieck. Sabine Eickenrodt (Bratislava) clôt l’ouvrage collectif avec un travail sur le Hesperus de Jean Paul.

Si ce travail collectif traite du XVIIIe siècle[7] il témoigne en même temps de l’importance de l’image (des images vraies et des images faussées) et de la (nouvelle) visibilité médiatisée à laquelle nous assistons aujourd’hui et qui est à l’origine d’une sensibilité particulière pour le sujet. Ainsi même la littérature du Moyen Âge se prête à réfléchir sur le regard et la visibilité[8]. Ce volume sera enrichissant pour les littéraires et historiens des sciences qui s’intéressent à cette question au-delà de la période au centre de l’ouvrage.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Cf. la publication récente de l’ouvrage collectif de Nathalie Vuillemin et Evelyn Dueck (dir.), Entre l’œil et le monde. Dispositifs d’une nouvelle épistémologie visuelle dans les sciences de la nature (1740-1840), 2017, dans « épistémocritique », ISBN PDF : 979-10-97361-04-4).

[2] Volker Mergenthaler, Sehen schreiben – Schreiben sehen. Literatur und visuelle Wahrnehmung im Zusammenspiel, Tübingen, 2002, p. 69.

[3] Jonathan Crary, L’art de l’observateur: vision et modernité au XIXe siècle, Nimes, J. Chambon, 1994.

[4] Ibid., p. 37.

[5] Ibid., p. 51.

[6] Ulrich Stadler, Der technisierte Blick. Optische Instrumente und der Status von Literatur. Ein kulturhistorisches Museum, Würzburg 2003, p. 146.

[7] Comme aussi celui de Jürgen Kaufmann, Martin Kirves, Dirk Uhlmann (dir.), Zwischen Sichtbarkeit und Unsichtbarkeit. Visualität in Wissenschaft, Literatur und Kunst um 1800, Wilhelm Fink, 2014.

[8] Cf. Ricarda Bauschke, Sebastian Coxon, Martin H. Jones (dir.), Sehen und Sichtbarkeit in der Literatur des deutschen Mittelalters, Akademie Verlag, 2011.

 




La Littérature et la machine

Le deuxième séminaire du CRLC de l’année 2009-2010 :
La littérature et la machine
se tiendra le samedi 9 janvier 2010, à l’université Paris 8 : bâtiment D, salle 301.
(Programme complet dans la rubrique «Séminaires»)




Editorial. Savoirs et littérature: état des lieux dans le monde germanophone

Ce 15e numéro d’Epistémocritique a pour objectif de présenter la recherche sur « Littérature et savoir(s) » dans les pays germanophones[1]. Le rythme des publications  ainsi que la parution de plusieurs manuels témoignent de la vitalité de ce champ de recherche[2] ; pour autant, celui-ci n’est pas homogène, au contraire : une variété d’approches et de positions différentes s’y sont développées, donnant lieu à des controverses parfois très vives[3]. Celles-ci touchent notamment à la définition de notions complexes comme celles de savoir (vs science) ou de vérité (de la fiction) ou encore au type de relations existant entre littérature et savoirs (influence, circulation, co-évolution, etc.). Les points litigieux concernent également les rapports entre théorie de la connaissance (Erkenntnistheorie) et histoire du savoir (Wissensgeschichte), entre littérature, théorie scientifique et sociologie de la connaissance[4].
 
1. Tentatives pour structurer le champ de recherche
Pour mettre un peu d’ordre dans ces différentes approches et positions, Nicolas Pethes a établi dès 2003 un rapport de recherche très instructif sur les relations entre histoire littéraire et histoire des sciences[5]. D’autres modèles et schémas classificateurs ont été proposés depuis[6] mais nous pouvons commencer par les analyses de Pethes qui clarifient utilement les relations entre ces deux domaines. Pethes distingue précisément trois ensembles de recherche. Les premiers s’intéressent à l’influence de la science sur la littérature. Pethes range dans ce premier groupe les recherches qui ont pour objet les romans écrits par des auteurs ayant eux-mêmes une formation scientifique, comme Goethe ou, plus tard, Musil, Alfred Döblin ou encore Céline. Certains de ces textes mettent en jeu une relation explicite avec la réalité référentielle, notamment lorsqu’un scientifique ou un chercheur en est le personnage principal – on pense évidemment à Faust. D’autres textes encore font de certains résultats ou théories scientifiques le thème d’une élaboration littéraire : on peut citer par exemple les probabilités pour le roman du XVIIIe siècle, la psychanalyse de Freud pour la littérature du XXe siècle ou encore la théorie des affinités chimiques pour Goethe. On retrouve également dans de nombreux romans l’impact des grands changements de paradigmes apportés par exemple par Newton, Darwin, Einstein ou Heisenberg. Dans cette perspective, un dernier groupe de textes important est évidemment la science-fiction, genre par excellence du dialogue entre science et littérature, dans lequel un imaginaire scientifique, éventuellement nourri par des recherches récentes, irrigue littéralement l’écriture[7].
 
Une seconde approche considère à l’inverse l’influence exercée par la littérature sur la science. Pethes cite comme exemple de fonctionnalisation de l’écriture littéraire dans le domaine scientifique les « récits de cas » (Fallgeschichten) de Carl Philipp Moritz, soulignant par la même occasion l’importance des grands romans du XXe siècle, comme L’homme sans qualités de Musil, pour penser la physique du XXe siècle[8]. Dans la même veine, à la suite notamment d’Yves Jeanneret, on a pu également interroger le projet vulgarisateur de la science en examinant le style d’écriture, les ressources structurelles et la tradition esthétique de ces écrits[9]. Reprenant les intuitions fécondes développées à la fin des années 1970 par Bruno Latour[10], un certain nombre d’auteurs se sont plongés au cœur même de la science la plus institutionnalisée pour analyser l’écriture scientifique et montrer le rôle qu’y jouent certaines techniques littéraires. Si dans un premier temps, ces travaux proposaient une perspective critique sur les stratégies rhétoriques mises en œuvre par les scientifiques pour justifier une position et pour faire taire les critiques, plus récemment ils ont aussi conduit à souligner l’existence d’une poétique propre de la science[11].
 
Le troisième et dernier ensemble de travaux à réfléchir aux liens entre science et littérature paraît le plus fécond. Il s’intéresse aux analogies, à l’interdiscursivité et à la coévolution du discours scientifique et du discours littéraire. Il est aussi celui qui pose le plus de difficultés théoriques, dans la mesure où il soulève le problème de la démarcation. Les approches qui le constituent tendent en effet à réduire la littérature et la science à leur seule dimension discursive. Dès lors, on peut se demander d’où provient le ‘sentiment’ ou à l’inverse la ‘force de conviction’ que suscitent ces textes au plan scientifique. En Allemagne, une réponse importante a été apportée à cette question par un courant émergent de la critique littéraire, la « poétologie du savoir » (aussi appelée Wissenspoetik), que certains considèrent même comme un nouveau « paradigme » dans le champ de recherche sur littérature et savoir[12]. La « poétologie du savoir » a été développée entre autres par le germaniste et Kulturwissenschaftler Joseph Vogl (voir sa contribution dans ce recueil[13]) dans la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix[14].
 
Un autre courant dominant s’est établi en contrepoint à la « poétologie du savoir », à sa conception du « savoir » et des partages structurants de la science (vrai/faux, expérimentable/non-vérifiable) : la théorie littéraire analytique (analytische Literaturwissenschaft). Cette dernière a trouvé son représentant le plus productif en la personne du germaniste et philosophe Tilmann Köppe à l’Université de Göttingen[15]. Germaniste et philosophe inspiré par les recherches de Peter Lamarque et Stein H. Olsen[16], Köppe interroge entre autres les délimitations entre texte fictionnel et texte non-fictionnel et pose la question de savoir s’il est possible d’acquérir du savoir à partir d’un texte fictionnel[17]. Katharina Lukoschek présente dans le présent volume cette approche théorique plus en détail.
 
S’inspirant de ces deux courants théoriques, Gideon Stiening a proposé en quelque sorte une voie médiane (vermittelnde Stellung), montrant clairement à partir de l’exemple de l’élégie de Goethe, La Métamorphose des plantes, que le travail d’un historien de la littérature consiste surtout  « à reconnaître, à analyser et à interpréter ce contexte du savoir dans un texte littéraire donné, comme un moment dans la mise en forme poétique des exigences épistémiques (de savoir) contemporaines »[18]. Si Stiening inscrit ainsi la wissensgeschichtliche Literaturwissenschaft (la théorie littéraire qui se consacre à l’étude historique des savoirs dans le texte littéraire) dans la tradition de l’histoire des idées et de l’histoire sociale, il est aussi proche des positions de chercheurs français qui travaillent sur la mise en texte du savoir et qui réfléchissent « d’une part, sur la production des représentations littéraires qui impliquent des savoirs, sur les structures textuelles ou les figures qui assurent la conversion et d’autre part, sur les effets de ce recours aux savoir dans les œuvres. » Pour ces chercheurs, « il s’agit donc moins d’identifier des sources que de déterminer l’impact d’une utilisation des savoirs sur la forme textuelle et le style : quels sont les dispositifs inventés, les figures de style, la poétique narrative qui assurent leur intégration et leur transformation ? »[19]
 
Pour mieux comprendre le rôle des Kulturwissenschaften/sciences de la culture dans l’implantation des recherches sur la littérature et les savoir(s) dans les pays germanophones, il faut maintenant dire quelques mots de ce que l’on a appelé le « tournant culturel » dans ces pays.
 
2. Le rôle important du tournant culturel dans les pays germanophones
Dans le monde germanophone comme dans les pays anglo-saxons, la discussion sur le rôle, l’apport et l’influence des « sciences de la culture » sur les études littéraires se situe dans un contexte de crise qui touche ces dernières et dans la recherche d’un renouveau[20]. La situation paraît très différente en France où les sciences de la culture n’ont pas « pris » au même degré ou, du moins, pas dans les mêmes termes[21]. Pour autant, cela ne signifie certes pas que la France n’a pas été touchée par le mouvement ou qu’elle n’a pas participé à ces débats : ainsi Michael Lackner et Michael Werner, dans leur travail sur le tournant culturel dans les sciences humaines, soulignent à juste titre l’existence d’un espace de débat théorique international, impliquant des chercheurs de pays où le terme n’est pas utilisé[22]. Doris Bachmann-Medick dans son livre sur les tournants culturels souligne également la différence des champs intellectuels en France et en Allemagne, et l’intrication particulièrement étroite en France entre le domaine « culturel » et les sciences sociales au sein des sciences humaines[23]. Si par ailleurs, en 2003, Anne Challard-Fillaudeau et Gérard Raulet s’interrogent sur l’absence des sciences de la culture dans la langue, mais aussi dans la conscience épistémologique française, ils soulignent néanmoins que depuis quelques années les termes « Sciences de la culture » et « tournant culturel » ont bel et bien fait leur apparition dans le paysage épistémologique français[24].
 
Si ainsi le paysage des « sciences culturelles » au sens large – par quoi j’entends les diverses approches se revendiquant du « tournant culturel » dans différents pays -, apparaît morcelé entre des traditions nationales variées, on peut néanmoins retenir un certain nombre d’éléments centraux dans ces travaux. On peut ainsi caractériser les sciences de la culture comme une stratégie de recherche et une attitude réflexive qui cherche le dialogue entre les disciplines mais qui insiste en même temps sur l’importance de la contribution de la philologie à ce débat. Si cette orientation culturaliste des études littéraires a souvent été critiquée, on peut tomber d’accord avec Peter Matussek lorsqu’il écrit qu’« une ouverture culturologique n’est pas forcément contraire à une réflexion sur les notions philologiques de base, mais bien plutôt un recours à son propre potentiel qui est souvent encore mal exploité »[25]. Les sciences de la culture constituent en ce sens une « notion heuristique et réflexive » (Such- und Reflexionsbegriff)[26] : une recherche et une réflexion sur l’objet et le but des études philologiques qui, après avoir connu un certain rétrécissement de leur champ, obéissent aujourd’hui à un mouvement de réouverture et d’élargissement grâce à leur orientation culturaliste (ou « culturologique »)[27].
 
3. Epistémocritique – une approche théorique qui traverse les frontières ?
Que peut-on dire sur les différences entre ces travaux allemands et les recherches menées en France ? Dans ce numéro d’Épistémocritique, on ne peut que mettre l’accent sur les affinités entres les uns et les autres.
 
La notion d’ « épistémocritique » a été proposée par Michel Pierssens, lorsqu’il était professeur de littérature française à l’Université de Québec à Montréal[28]. Elle s’est développée parallèlement aux États-Unis au début des années quatre-vingt, sous l’égide de la Society for Science, Literature and the Arts, regroupant des chercheurs et critiques littéraires qui s’intéressaient à la configuration des savoirs dans le texte littéraire. Le concept a été repris en France par un groupe de recherche de l’Université Paris VIII travaillant sur la littérature et la cognition, qui a ainsi largement contribué à l’émergence de l’épistémocritique dans le monde littéraire français[29]. On peut isoler plusieurs points communs entre l’épistémocritique et la poétologie du savoir, qui reflètent les étapes du tournant culturel évoqué plus haut. Au départ des deux approches, se trouve une réflexion sur l’histoire des savoirs qui se situe au carrefour d’influences comme l’analyse du discours (l’approche archéologique), l’histoire des médias, l’anthropologie culturelle et les poetics of culture ou le New historicism. Une autre référence importante pour penser le rapport entre science et littérature est la philosophie de Gilles Deleuze dont Vogl est l’un des traducteurs en allemand. L’épistémocritique s’appuie quant à elle sur les travaux de Michel Serres (M. Pierssens) ou de Bakhtine, avec son principe dialogique (L. Dahan-Gaida)[30].
 
Un autre point commun est la langue théorique, qui s’inscrit dans le tournant culturel. Cette langue est à mon sens le reflet du nouveau vocabulaire culturaliste dont parle Bachmann-Medick[31] et que Vogl évoque lorsqu’il parle d’une dimension performative et théâtrale de la représentation du savoir, autrement dit d’un type d’analyse textuelle « qui lie un objet scientifique à sa forme de représentation et qui suppose qu’une donnée épistémique implique des décisions esthétiques et inversement »[32] ; ici, les mots-clés sont « mise en scène narrative », « performance », « figure », ou plutôt, pour employer les termes de Pierssens, ces « figures épistémiques » « par lesquelles s’opère la greffe d’un savoir sur le discours ou la fiction »[33] et qui permettent de penser les transferts réciproques entre savoir et littérature[34].
 
Le troisième point concerne la portée réflexive qui caractérise les études culturelles et qui s’exprime par le poids qu’accordent Pierssens et Vogl à l’idée que la littérature est un contre-discours et une critique[35]. Pierssens l’indique dans le nom même de son approche : épistémocritique. Il souligne la fonction « critique » de la littérature qui n’est pas seulement un « conservatoire des sciences caduques » comme le propose W. Lepenies[36] ou « la traduction dans la langue des images d’un original écrit dans la pure langue des concepts », comme le disait Michel Serres[37]. La portée critique de la littérature s’explique par le fait qu’elle est, selon Pierssens, à la fois « œuvre de connaissance et entreprise de déconstruction, machine à faire croire et scepticisme dévastateur. La démarche épistémocritique veut être attentive à ces deux réalités : les savoirs y sont une référence, mais une référence toujours contestée. »[38] En cela, Pierssens revendique la leçon de Flaubert telle qu’elle s’élabore dans Bouvard et Pécuchet, laquelle interdit de réduire l’épistémocritique à une simple approche thématique qui étudierait dans les œuvres le savoir comme un motif parmi d’autres, mais invite au contraire à la considérer comme «  une manière bien spécifique d’interroger le statut heuristique de la fiction, l’inquiétude proprement poétique des écrivains dans leur rapport à la vérité »[39].
 
C’est ce statut heuristique de la fiction qui me paraît distinguer la littérature lorsqu’elle appréhende la science. Et c’est ce point qu’il faut, à mon sens, placer au centre d’une analyse des interrelations entre les deux domaines. La littérature ne fait certes pas œuvre de science lorsqu’elle développe tel ou tel savoir. Mais elle est porteuse d’une interrogation sur ce savoir qui dépasse le strict cadre littéraire et intéresse la science elle-même.
 
Les sept contributions rassemblées ici, issues de la germanistique, de la romanistique et de la littérature comparée, ont été choisies pour représenter un éventail aussi varié que possible des approches et des orientations de recherche qui se développent actuellement dans le monde germanophone : la poétologie du savoir (Joseph VOGL), la poétologie du savoir appliquée à l’histoire de la médecine (Yvonne WíœBBEN), les recherches inspirées du cognitivisme esthétique et de la critique analytique (Katharina LUKOSCHEK), les recherches s’appuyant sur la théorie des systèmes sociaux du sociologue allemand Niklas Luhmann (Thomas KLINKERT[40]), les recherches plus thématiques concernant la présence d’un domaine du savoir, comme par exemple l’histoire naturelle, dans la littérature contemporaine (Werner MICHLER), les recherches sur l’encyclopédisme[41] (Monika SCHMITZ-EMANS) et enfin, les recherches portant sur les limites du savoir, le non-savoir et la bêtise (Achim GEISENHANSLíœKE)[42].
 
 
 
 ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XV
 

[1] Cet éditorial s’appuie en partie sur ma thèse : H. Haberl, Ecriture encyclopédique – écriture romanesque : représentations et critique du savoir dans le roman allemand et français de Goethe à Flaubert, (thèse de doctorat soutenue le 15/10/2010 à l’EHESS), mise en ligne sur le site du Centre Flaubert : flaubert.univ-rouen.fr/theses/haberl_these.pdf (16/12/2015).
[2] R. Borgards, et al. (dir.), Literatur und Wissen. Ein interdisziplinäres Handbuch, Stuttgart, Metzler, 2013 ; T. Köppe, (dir.), Literatur und Wissen. Theoretisch-methodische Zugänge, Berlin, Walter de Gruyter Verlag, 2011a ; R. Klausnitzer, Literatur und Wissen. Zugänge – Modelle – Analysen, Berlin.
New York, de Gruyter, 2008.
[3]Voir surtout les débats dans les revues KulturPoetik (de l’Université du Saarland) et Zeitschrift für Germanistik (de l’Université Humboldt de Berlin) en 2007: T. Köppe, « Vom Wissen in Literatur », in Zeitschrift für Germanistik, n° 17, 2007a, p. 398-410 ; R. Borgards, « Wissen und Literatur. Eine Replik auf Tilmann Köppe », in Zeitschrift für Germanistik, 17, 2007, p. 425-428 ; A. Dittrich, « Ein Lob der Bescheidenheit. Zum Konflikt zwischen Erkenntnistheorie und Wissensgeschichte », in Zeitschrift für Germanistik, 17, 2007, p. 631-637 ; T. Köppe, « Fiktionalität, Wissen, Wissenschaft », in Zeitschrift für Germanistik, 17, 2007b, p. 638-646. Avec la revue Zeitschrift für Kulturwissenschaften (publiée en Autriche avec des rédactions en Autriche, en Allemagne et en Suisse), nous avons ici trois périodiques en sciences de la culture qui abordent souvent des thématiques dans le domaine de littérature et savoirs.
[4] A. Schäfer, « Poetologie des Wissens », in R. Borgards, et al. (dir.), Literatur und Wissen. Ein interdisziplinäres Handbuch, Stuttgart, Metzler, 2013, p. 36-41 ; Vogl, J., « Robuste und idiosynkratische Theorie »,, in KulturPoetik, 7.2, 2007, p. 249-258 ; G. Stiening, « Am ‘Ungrund’ oder: Was sind und zu welchem Ende studiert man ‘Poetologien des Wissens’? » in KulturPoetik, 7.2, 2007, p. 234-248.
[5] N. Pethes, « Literatur und Wissenschaftsgeschichte. Ein Forschungsbericht », in IASL, 28, n° Heft 1, 2003, p. 181-231. Cette tripartition recoupe en partie la typologie de l’américaine Katherine Hayles – l’une des principales représentantes des « Literature and Science Studies » – en trois approches – lesquelles ne correspondent pas à trois approches complètement distinctes en pratique : approche rhétorique, conceptuelle et culturelle. L’approche conceptuelle de Hayles lie littérature et science par le biais des idées et des perspectives que celles-ci partagent. À la différence de l’approche rhétorique qui reprend le schéma de l’influence (emprunt de métaphores), l’approche conceptuelle s’inspire plutôt de l’idée de « Zeitgeist ». Hayles donne comme exemple les travaux de Michel Serres (Hermès) et son style paratactique, qui par exemple met au même niveau les textes de Molière et la théorie de l’information. La force de l’approche conceptuelle est de révéler des similitudes entre des théories et des pratiques qui de prime abord n’ont rien en commun. L’approche culturelle rejoint ce que j’ai évoqué plus haut, en ceci qu’elle aborde la science aussi bien que la littérature en tant que constructions socio-culturelles. Cf. N. Katherine Hayles, « Literature and Science », in M. Coyle et al., (dir.), Encylopedia of literature and criticism, London, Routledge, 1991, p. 1068-1081 ; Cf. aussi G. Beer, Open Fields: Science in Cultural Encounter, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 177 sq.
[6] T. Köppe, T., « Literatur und Wissen. Zur Strukturierung des Forschungsfeldes und seiner Kontroversen », in T. Köppe, (dir.), Literatur und Wissen. Theoretisch-methodische Zugänge, Berlin/New York, De Gruyter, 2011b, p. 1-28.
[7]On peut citer comme exemple en germanistique les travaux sur la science-fiction allemande de Roland Innerhofer ou l’analyse d’un roman de Gibson et Sterling par Bernhard Dotzler. Cf. R. Innerhofer, Deutsche Science-fiction 1870-1914. Rekonstruktion und Analyse der Anfänge einer Gattung, Köln, Weimar u. Wien, 1996 ; B. Dotzler, « Retrospektive Science fiction? Literarisierte Wissenschaftsgeschichte in Gibson & Sterlings Ê»The Difference Engine’», in H.v. Segeberg, (dir.), New Science und Alte Dichtung?, Berlin, 1994, p. 47-52, 47-52. Ici, il faudrait également mentionner les travaux qui analysent les rapports entre l’histoire des techniques et la littérature, comme ceux de Donna Haraway qui a formé le terme de la « technoculture » : cf. D. Haraway, Simians, Cyborgs and Women. The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991 ; Idem, Des singes, des cyborgs et des femmes. Réinvention de la nature, Paris, Editions Jacqueline Chambon, 2008. Cf. aussi : L. Allard et al. (dir.), Manifeste cyborg et autres essais : sciences, fictions, féminismes Paris Exils, 2007 ; ou les travaux de Birgit Wagner, qui s’est intéressée aux correspondances entre littérature et monde technique et plus concrètement à la relation homme/machine, à travers le concept de l’imaginaire technique à l’époque des avant-gardes françaises, italiennes et espagnoles. Cf. B. Wagner, Technik und Literatur im Zeitalter der Avantgarden: ein Beitrag zur Geschichte des Imaginären, München, Fink, 1996.
[8] L. Dahan-Gaida, Musil. Savoir et fiction, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1994.
[9]Cf. Y. Jeanneret, Écrire la science. Formes et enjeux de la vulgarisation, Paris, Presses universitaires de France, 1994 (voir surtout le chapitre IV « Eléments de poétique », « Créer un théâtre de la science »)
[10]Cf. B. Latour, et P. Fabbri, « La rhétorique de la science », in Actes de la recherche en sciences sociales, 13, 1977, p. 81-95 ; B. Latour, La science en action [1989], Paris, Gallimard, 1995.
[11]Cf. C. Sinding, « Literary Genres and the Construction of Knowledge in Biology: Semantic Shifts and Scientific Change », in Social Studies of Science, 26, n° 1, 1996, p. 43-70. Un exemple intéressant est la thèse de la comparatiste Frédérique Aït-Touati qui a étudié ce qu’elle appelle la « cosmopoétique » au XVIIe siècle, en soumettant des textes astronomiques à une analyse poétique. La spécificité de son approche tient au rapprochement qu’elle opère entre un corpus scientifique, qu’elle aborde avec les outils de l’analyse littéraire, et un corpus de textes littéraires dont elle met en évidence les « sources » scientifiques. Cf. F. Aït-Touati, Contes de la Lune – Essai sur la fiction et la science modernes, Gallimard, 2011 ; voir aussi F. Aït-Touati, « Littérature et science : faire histoire commune », in Ph. Chométy, J. Lamy (dirs.), Littérature et science: archéologie d’un litige (XVIe-XVIIIe siècles), Armand Colin, 2014/3 (N° 85).
[12] G. Stiening, « Ê»Und das Ganze belebt, so wie das Einzelne, sei’. Zum Verhältnis von Wissen und Literatur am Beispiel von Goethes Die Metamorphose der Pflanzen », in T. Köppe, (dir.), Literatur und Wissen. Theoretisch-methodische Zugänge, Berlin/New York, De Gruyter, 2011, p. 192-213, p. 28.
[13]Il occupe une chaire de « Literatur- und Kulturwissenschaft/Medien » à l’Université Humboldt de Berlin.
[14]La « poétologie du savoir » me paraît par certains points proche de l’« épistémocritique », notion proposée par Michel Pierssens ; voir par exemple : M. Pierssens, Savoirs à l’oeuvre. Essais d’épistémocritique, Lille, Presses universitaires de Lille, 1990 ; Idem, « Savoirs et littérature », in C. Duchet, et S. Vachon (dirs.), La recherche littéraire. Objets et méthodes, 1993, p. 427-431.
[15]Voir à propos de cette controverse Stiening, « Ê»Und das Ganze belebt, so wie das Einzelne, sei’. Zum Verhältnis von Wissen und Literatur am Beispiel von Goethes Die Metamorphose der Pflanzen », op. cit.
[16] P. Lamarque et S. H. Olsen, Truth, Fiction, and Literature. A Philosophical Perspective, Oxford, 1994.
[17] Cf. T. Köppe, « Fiktionalität, Wissen, Wissenschaft. Eine Replik auf Roland Borgards und Andreas Dittrich.  », in Zeitschrift für Germanistik; n° 3, 2007, p. 638-646.
[18] Stiening, op. cit., p. 204.
[19] G. Séginger, « Introduction », in K. Matsuzawa et G. Séginger (dir.), La mise en texte des savoirs, Presses Universitaires de Strasbourg, 2010, p. 11 ; quant à la réflexion sur les relations entre littérature et sciences du point de vue d’une histoire des savoirs et de la constitution d’un imaginaire scientifique et romanesque voir aussi : L. Andriés (dir.), La construction des savoirs. Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2009, et L. Andriés (dir.), Le partage des savoirs. XVIIIe – XIXe siècles. Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2003.
[20] Cf. D. Bachmann-Medick, Cultural Turns. Neuorientierungen in den Kulturwissenschaften ; Benthien, C. et H. R. Velten (dir.), Germanistik als Kulturwissenschaft. Einführung in neue Theoriekonzepte, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 2002 ; L. Musner et al. (dir.), Cultural Turn: zur Geschichte der Kulturwissenschaften, Wien, Turia und Kant, 2001 ; H. Böhme H. et al., Orientierung Kulturwissenschaft. Was sie kann, was sie will, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 2000.
[21] Cf. à propos de l’histoire des concepts « culture » et « civilisation » : G. Bollenbeck, Bildung und Kultur. Glanz und Elend eines deutschen Deutungsmusters, Frankfurt/Main, Leipzig, Insel Verlag, 1994.
[22] M. Lackner et M. Werner, « Der cultural trun in den Humanwissenschaften. Area Studies im Auf- oder Abwind des Kulturalismus », Werner Reimers Stiftung. Werner Reimers Konferenzen, Heft Nr. 2, 1999 ; voir également sur la discussion des changements dans les sciences humaines et sociales : M. Werner, «Neue Wege der Kulturgeschichte », in E. François et al. (dir.), Marianne – Germania. Deutsch-französischer Kulturtransfer im europäischen Kontext. Les transferts culturels France-Allemagne et leur contexte européen 1789-1914, Leipzig, 1998, pp. 737-743.
[23] D. Bachmann-Medick, Cultural Turns. Neuorientierungen in den Kulturwissenschaften, p. 33. Elle évoque comme points convergents l’intertextualité (Julia Kristeva), l’histoire des mentalités (Marc Bloch/Lucien Febvre et les Annales), les études de transfert (Michel Espagne/Michael Werner), l’histoire croisée (Michael Werner/Bénédicte Zimmermann), le champ scientifique/littéraire (Pierre Bourdieu), la mémoire/les lieux de mémoire (Pierre Nora) etc.
[24] Cf. A. Chalard-Fillaudeau et G. Raulet, « Pour une critique des Ê»sciences de la culture’ », L’Homme et la Société. Revue internationale de recherches et de synthèses en sciences sociales, 149, n° 3, 2003 ; A. Chalard-Fillaudeau (dir.), « Etudes et sciences de la culture : une résistance française ? », in Revue d’Etudes Culturelles, Dijon, Abell, 2010 ; B. Wagner, « La réticence française », in Revue d’Études Culturelles, Dijon, Abell, 2010, p. 65-70 ; A. Chalard-Fillaudeau, « Kulturwissenschaften à la française ? », in A. Allerkamp, G. Raulet, (dir.), Kulturwissenschaften in Europa – eine grenzüberschreitende Disziplin ?, Münster, Verlag Westfälisches Dampfboot, 2010 ; A. Chalard-Fillaudeau, Les études culturelles, Presses Universitaires de Vincennes, 2015.
[25] P. Matussek, « Germanistik als Medienkulturwissenschaft. Neue Perspektiven einer gar nicht so neuen Programmatik », in Dogilmunhak, Koreanische Zeitschrift für Germanistik, 90, n° 2, 2004, p. 9-31, ici p. 30.
[26] G. Bollenbeck et G. Kaiser, « Kulturwissenschaftlicher Ansätze in den Literaturwissenschaften », in F. Jaeger et J. Straub (dir.), Handbuch der Kulturwissenschaften. Paradigmen und Disziplinen, Stuttgart/Weimar, Metzler, 2004, p. 615-637, p. 617.
[27] Cf. W. Erhart (dir.), Grenzen der Germanistik: Rephilologisierung oder Erweiterung? Stuttgart, Metzler, 2004; Cf. aussi le débat ouvert en 1997 dans le Jahrbuch der Deutschen Schillergesellschaft sur l’élargissement de la germanistique et les craintes de certains devant une possible aliénation de leur objet d’étude.
[28] Voir par exemple : Pierssens, Savoirs à l’œuvre, op. cit. ; M. Pierssens, « Savoirs et littérature », in C. Duchet et S. Vachon (dir.), La recherche littéraire. Objets et méthodes, 1993, pp. 427-431.
[29] Le CRLC (Centre de Recherches sur la Littérature et la Cognition), auquel collaborait Laurence Dahan-Gaida, a longtemps été dirigé par Noëlle Batt, professeure de littérature américaine à l’université Paris VIII.
[30] Voir sur le rôle du dialogisme de Bakhtine pour l’épistémocritique Dahan-Gaida, « L’épistémocritique: problèmes et perspectives », op. cit., ici pp. 32 sq.
[31] D’après Bachmann-Medick, le tournant culturel a été caractérisé par un triple mouvement : premièrement un élargissement du champ de recherche, deuxièmement la formation de nouvelles métaphores, c’est-à-dire l’emploi d’un nouveau vocabulaire (par exemple les notions de contexte, de performance, de transfert) et troisièmement l’élaboration de nouvelles méthodes à partir de ces métaphores. Bachmann-Medick résume : « On ne peut parler d’un tournant qu’à partir du moment ou l’intérêt de la recherche « bascule » du niveau de l’objet d’un nouveau champ de recherche vers le niveau des catégories d’analyse et des concepts ; autrement dit quand il ne se contente plus de seulement établir des nouveaux objets de connaissance mais qu’il devient lui-même un nouveau moyen ou médium de connaissance. » Cf. Bachmann-Medick, Cultural Turns. Neuorientierungen in den Kulturwissenschaften, p. 26.
[32] Cf. Vogl, « Robuste und idiosynkratische Theorie », op. cit., ici p. 254.
[33] Pierssens, Savoirs à l’oeuvre, op. cit., p. 11.
[34] Une différence par rapport à une approche structuraliste, que l’on trouve par exemple dans le travail de Philippe Hamon, est le fait que les approches « culturalistes » essaient de rendre compatible une inspiration structurale avec une perspective historique qui insiste sur le contexte. Cf. Hamon, « Du savoir dans le texte ».
[35] Concernant la contre-discursivité, voir Warning, R., « Poetische Konterdiskursivität. Zum literaturwissenschaftlichen Umgang mit Foucault », Die Phantasie der Realisten, München, Fink, 1999, pp. 313-345.
[36] W. Lepenies, « Hommes de science et écrivains. Les fonctions conservatoires de la littérature », Information sur les sciences sociales, XVIII-1, 1979, p. 45-58.
[37] Michel Serres publie entre 1969 et 1980 chez Minuit une série de cinq titres dans la série Hermès : La Communication, L’Interférence, La Traduction, La Distribution et Le Passage du Nord-Ouest.
[38] Pierssens, « Savoirs et littérature », ici p. 428 ; voir aussi en allemand Pierssens, M., « Literatur und Erkenntnis », in J. Anderegg et E. A. Kunz (dir.), Kulturwissenschaften. Positionen und Perspektiven, Bielefeld, Aisthesis, 1999, p. 51-69.
[39] V. Dufief-Sanchez, «Eléments pour une épistémocritique », in V. Dufief-Sanchez (dir.), Les écrivains face au savoir, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 2002, p. 5-15, ici p. 7.
[40] Th. Klinkert, Epistemologische Fiktionen. Zur Interferenz von Literatur und Wissenschaft seit der Aufklärung, Berlin, New York, de Gruyter, 2010.
[41] Cf. Le travail important de A. B. Kilcher, « Mathesis » und « poiesis ». Die Enzyklopädik der Literatur 1600-2000, München, Wilhelm Fink, 2003; M. Schmitz-Emans, (dir.), ABC-Bücher. íœber Buchstaben und Alphabetisches in der Literatur, Bochum, Bachmann, 2010. M. Schmitz-Emans, K. L. Fischer, Schulz, et al., (dir.), Alphabet, Lexikographik und Enzyklopädistik: historische Konzepte und literarisch-künstlerische Verfahren Hildesheim |u.a.], Olms, 2012.
[42]Cf. M. Bies et M. Gamper (dir.), Literatur und Nicht-Wissen. Historische Konstellationen 1730-1930, Zürich, 2012 ; A. Geisenhanslüke, Dummheit und Witz. Poetologie des Nichtwissens, München, Fink, 2011 ; A. Geisenhanslüke et Rott, H. (dir.), Ignoranz. Nichtwissen, Vergessen und Missverstehen in Prozessen kultureller Transformationen, Bielefeld, transcript, 2008; C. Spoerhase et al. (dir.), Unsicheres Wissen. Skeptizismus und Wahrscheinlichkeit 1550-1850, Berlin, New York, Verlag Walter de Gruyter, 2009.
 



Taches d’encre

Combien peu de ce qui s’est passé a été mis par écrit, combien peu de ce qui a été écrit a été sauvé ! C’est d’origine que la littérature est fragmentaire, elle ne conserve les monuments de l’esprit humain que pour autant qu’ils aient été couchés par écrit et aient survécu au temps. (Goethe, Maximes et réflexions, N° 267)

Et pourtant, malgré le caractère fragmentaire de l’entreprise littéraire, nous y trouvons des répétitions sans fin. Ce qui montre combien l’esprit et la destinée de l’homme sont limités. (Goethe, Maximes et réflexions, N° 268) [1]

ECRIT, BIEN ECRIT Mot de portier, pour désigner les roman-feuilletons qui les amusent.

ECRITURE Une belle écriture mène à tout. Indéchiffrable : signe de science, exemple : les ordonnances de médecin. (Flaubert, Le Dictionnaire des idées reçues) [2]

Mémoire et écriture, archive et copie – voici les jalons d’une réflexion qui voudrait penser ensemble deux entreprises littéraires particulièrement importantes pour l’histoire du roman encyclopédique au XIXe siècle en raison de leur statut expérimental et de la place qu’ils donnent à la Bildung et au savoir, mais aussi en même temps au dilettantisme et à la bêtise : Les Affinités électives (1809) [3] de Goethe et Bouvard et Pécuchet (1880, posthume) de Flaubert. Ce que ces deux romanciers ont en commun, c’est une sensibilité pour l’historicité du savoir et pour l’écriture comme moyen de transmission de la mémoire culturelle. L’importance donnée par l’un et par l’autre à la mise en scène romanesque de la lecture et de l’écriture en est la preuve. Si, comme le dit Jean-François Hamel, l’instauration du régime moderne d’historicité dans les décennies qui suivent la Révolution transforme aussi l’ordre des savoirs, j’aimerais repérer ces transformations à travers la figure du copiste et de l’archive (précaire) chez Goethe et Flaubert [4].

Gabriele Brandstetter distingue quatre domaines de lecture et d’écriture dans le roman de Goethe : le monde comme archive, comme carte géographique, comme histoire de l’art et comme texte littéraire [5]. On retrouve ces domaines en partie mais différemment chez Flaubert, qui a voulu écrire avec son dernier roman « l’histoire de ces deux bonshommes qui copient une espèce d’encyclopédie critique en farce » [6], avec au centre deux personnages qui sont à l’origine copistes et qui le redeviennent à la fin. Je me propose d’analyser les éléments de la mise en scène de l’archive et du copiste dans ces deux romans. Par là, je voudrais montrer comment Goethe et Flaubert développent à la fois une réflexion critique sur le savoir et son archivage – voire sur l’histoire des techniques de l’écriture – et une re-valorisation de l’imaginaire, laquelle repose entre autres sur l’image de l’écriture. Pour le dire avec Roland Barthes : « L’origine de l’œuvre est dans la main qui trace. » [7] La figure du copiste se prête ainsi à une réflexion sur les relations complexes entre originalité et imitation, entre mimésis et poïesis dans le processus de l’écriture [8].

Encyclopédie et archive

Dans la tradition de Raymond Lulle, inventeur de l’arbor scientia au XIIIe siècle, de Bacon [9] et de Chambers [10], les encyclopédistes français représentent les divisions de la connaissance comme des branches naissant des trois principales facultés de l’esprit : la mémoire, source de la connaissance historique ; l’imagination, source de la poésie ; et la raison, source de la philosophie. Je voudrais établir un lien entre ces réflexions sur l’encyclopédie et la notion d’archive, ce qui m’amènera à la figure du copiste et de la copie dans les deux romans. Si, selon Roland Barthes, l’encyclopédie remplit avant tout quatre fonctions, soit à côté de l’information, la connexion, l’évaluation et la remémoration, elle rejoint l’archive dans sa fonction de mémorisation et de trésor textuel [11]. La différence réside dans le fait que la première est systématiquement rapportée à un livre alors que l’autre, selon Dominique Maingueneau, l’est « à une enceinte, un pouvoir qui est pouvoir de dire, à l’affirmation de la légitimité d’un corps d’énonciateurs consacrés » [12]. Ainsi l’archive est-elle dès le début liée à l’écriture, à la bureaucratie, aux dossiers, à l’administration et à la parole qui fait autorité. Aleida Assmann note que la condition nécessaire pour créer une archive en tant que dispositif de conservation du savoir collectif est l’existence de supports matériels pouvant servir d’aide-mémoires : c’est tout d’abord l’écriture qui remplit cette fonction [13]. Comme le rappellent Dominique Maingueneau et Jacques Derrida, l’origine du concept d’archive est l’arkheîon grec :

[…] le sens de « archive », son seul sens, lui vient d’ l’arkheîon grec : d’abord une maison, un domicile, une adresse, la demeure des magistrats supérieurs, les archontes, ceux qui commandaient. Aux citoyens qui détenaient et signifiaient ainsi le pouvoir politique, on reconnaissait le droit de faire ou de représenter la loi. Compte tenu de leur autorité ainsi publiquement reconnue, c’est chez eux, dans ce lieu qu’est leur maison (maison privée, maison de famille ou maison de fonction), que l’on dépose alors les documents officiels. Les archontes en sont d’abord les gardiens. Ils n’assurent pas seulement la sécurité physique du dépôt et du support. On leur accorde aussi le droit et la compétence herméneutique. Ils ont le droit et le pouvoir d’interpréter les archives. Confiés en dépôt à de tels archontes, ces documents disent en effet la loi : ils rappellent la loi et rappellent à la loi. [14]

Partant de ces définitions, je voudrais suggérer que la mise en scène par Goethe et Flaubert des pratiques d’emmagasinement et d’écriture dans la copie et l’archive reflètent non seulement le rôle de la littérature (en tant que mémoire) mais aussi celui de l’auteur en tant qu’archôn, c’est à dire en tant qu’interprète et critique des archives. Je voudrais insister ici sur le fait que la figure (épistémique) du copiste est porteuse d’une forme de réflexivité qui concerne plus particulièrement l’écriture et la mémoire. Le copiste peut être en effet considéré comme « une personnification de la mémoire culturelle » [15] et la copie comme une parole conservée par et dans l’écrit. En tant que tels, ils sont inséparables de l’inscription et de l’écriture, donc de la figure de l’écrivain et des gestes d’inscription (traces de l’écriture) qui parsèment les deux romans. A cet égard, Roland Barthes, évoquant la « Mort de l’auteur », faisait déjà référence aux deux copistes que sont Bouvard et Pécuchet :

[…] le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques, et dont le profond ridicule désigne précisément la vérité de l’écriture, l’écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur, jamais originel. [16]

Evoquant la relation particulière de Roland Barthes à ce roman et plus particulièrement aux copistes, Anne Herschberg-Pierrot souligne que pour Barthes, « la copie de Bouvard et Pécuchet est à la fois le modèle du plaisir de la scription, le modèle du texte comme imitation et travail de langages, et la mise en scène d’une problématique de l’écriture de la doxa » [17].

Les et le copiste(s)

« […] Vous avez raison – nos outils d’écriture participent à former nos pensées. » (Friedrich Nietzsche) [18]

Je commencerai avec l’image finale de Bouvard et Pécuchet : la construction d’un double pupitre sur lequel s’installent les deux personnages pour copier tout ce qui leur tombe sous les yeux. Rappelons que le roman ou plutôt le manuscrit de Bouvard et Pécuchet s’arrête au chapitre X, celui de l’éducation, dans lequel Bouvard et Pécuchet s’apprêtent à donner un cours pour adultes dans leur village de Chavignolles après l’échec de leur tentative d’éduquer deux enfants. Un plan trouvé dans les papiers de Flaubert indique la conclusion de l’ouvrage. La conférence se termine en tumulte. Le lendemain, des gendarmes arrivent chez Bouvard et Pécuchet. On les accuse « d’avoir attenté à la Religion, à l’ordre, excité à la Révolte, etc. » (BP, p. 413) [19] Ils perdent la garde de leurs enfants et ont dressé tout le village contre eux. Je cite les dernières indications :

Ainsi tout leur a craqué dans les mains. Ils n’ont plus aucun intérêt dans la vie. Bonne idée nourrie en secret par chacun d’eux. Ils se la dissimulent – De temps à autre, ils sourient, quand elle leur vient ; – puis se la communiquent simultanément : copier. Confection du bureau à double pupitre. – (s’adressent pour cela à un menuisier. Gorgu qui a entendu parler de leur invention leur propose de le faire. Rappeler le bahut). Achat de registres – et d’ustensiles, sandaraques, grattoirs, etc. Ils s’y mettent. (BP, p. 414)

Les deux héros se seraient ainsi attelés à un gigantesque travail de copie – retrouvant à la fin de leur existence ce qui avait été jadis leur métier. Avant de pouvoir se retirer à la campagne grâce à un héritage et de pouvoir enfin se vouer entièrement à la science, Bouvard et Pécuchet étaient en effet tous deux copistes : « Bouvard dans une maison de commerce, Pécuchet au ministère de la marine » (BP, p. 55). Ils étaient employés d’une bureaucratie qui s’est mise en place dans le courant du XIXe siècle [20]. La citation suivante montre combien les deux personnages sont construits dans le registre du comique :

Bouvard, qui écrivait étalé sur son pupitre et les coudes en dehors pour mieux arrondir sa bâtarde, poussait son espèce de sifflement tout en clignant d’un air malin ses lourdes paupières. Pécuchet huché sur un grand tabouret de paille soignait toujours les jambages de sa longue écriture – mais en gonflant les narines pinçait les lèvres, comme s’il avait peur de lâcher son secret. (BP, p. 67)

Les deux copistes ont en commun une belle écriture, à laquelle ils doivent d’ailleurs d’avoir été recrutés. Ainsi, si Pécuchet devient copiste, c’est qu’un « chef de division séduit par son écriture, l’avait engagé comme expéditionnaire ; » (BP, p. 59). Quant à Bouvard, « il eut l’inspiration d’utiliser sa belle main ; et depuis douze ans, il se tenait dans la même place, MM. Descambos frères, tissus, rue Hautefeuille 92 » (BP, p. 59). L’idée de copie aurait dû influencer la forme même du roman, car les notes, plans et scénarios de Flaubert montrent qu’il avait l’intention d’ajouter à son récit une partie d’« archives », autrement dit son Sottisier, Copie ou Second volume, constitué de plusieurs parties : I. Notes des auteurs précédemment lus, II. Vieux papiers acheté au poids, III. Spécimens de tous les styles, IV. Beautés, V. Dictionnaire des idées reçues, VI. Catalogue des idées chic [21] . A la différence de Goethe, Flaubert rapproche consciemment son roman du type d’écriture propre à l’encyclopédie, où la copie permet d’archiver la bêtise humaine. Ainsi, tout en tournant l’encyclopédie en dérision, il la rend productive. Ce n’est pas un hasard à cet égard si le premier des très nombreux ouvrages qu’il cite dans le roman est une encyclopédie : l’Encyclopédie Roret [22]. Flaubert, qui se décrivait lui-même dans une lettre à Louise Colet comme un « homme-plume » [23], n’a donc pas seulement écrit un roman-archive ou un roman-encyclopédie, il a aussi donné au personnage du copiste le rôle principal. Au milieu du XIXe siècle, le copiste ou, plus généralement, l’employé de bureau devient du reste un personnage important de la vie sociale et du même coup de la littérature moderne. Avec Sylvie Thorel-Cailleteau, on peut relever sa présence chez E.T.A. Hoffmann (Le Vase d’or, 1819), Nicolaï Gogol (Le Manteau, 1842), Franz Grillparzer (Pauvre Musicien, 1848), Herman Melville (Bartleby, 1853) et Joris-Karl Huysmans (A vau-l’eau, 1882) [24]. Flaubert s’est par ailleurs aussi inspiré d’une nouvelle de Barthélemy Maurice intitulée Les Deux Greffiers, parue pour la première fois le 14 avril 1841 dans La Gazette des tribunaux [25]. La copiste femme (employée de bureau) n’apparaît en revanche qu’à la fin du siècle parallèlement à l’apparition de la machine à écrire et des fonctions de secrétaire et de sténographe [26]. La structure circulaire du roman fait donc que Bouvard et Pécuchet reviennent à leur métier à la fin. Si au début ce travail répétitif et sans créativité les ennuie, à l’issue de leur parcours encyclopédique et en raison des déceptions que celui-ci leur apporte, ils trouvent de nouveau une satisfaction et du plaisir dans la copie du savoir et des bêtises humaines. Car, comme l’écrit Foucault : « Quand Bouvard et Pécuchet renoncent, ce n’est pas à savoir ni à croire au savoir, mais à faire ce qu’ils savent. […] [I]ls renoncent (on les contraint de renoncer) à faire ce qu’ils avaient appris pour devenir ce qu’ils étaient. ». Pour Foucault Bouvard et Pécuchet deviennent eux-mêmes « le mouvement continu du Livre » [27]. Avant de redevenir copistes, Bouvard et Pécuchet s’étaient aussi essayés au métier d’écrivain, mais sans succès. A la fin du chapitre cinq et face aux notables de Chavignolles, ils dressent un bilan de la vision bourgeoise de la littérature où se fait jour leur déception : « Ils résumèrent ce qu’ils venaient d’entendre. La moralité de l’Art se renferme pour chacun dans le côté qui flatte ses intérêts. On n’aime pas la Littérature. » (BP, p. 225). En retournant à la copie, ils deviennent écrivains autrement. Il y a ainsi dans Bouvard et Pécuchet une transformation du copiste en écrivain moderne. Sylvie Thorel-Cailleteau constate d’ailleurs à cet égard que les « copistes » littéraires sont des sortes d’autoportraits grimaçants de leurs auteurs :

Le copiste, voué aux plumes, au papier, condamné au mépris social et aux chagrins d’une existence solitaire, est une figure sinistre et bouffonne de l’écrivain lui-même qui ne se reconnaît plus d’autre place que celle-là dans le monde moderne, où l’on grelotte de froid sur des trottoirs mouillés parce que le soleil d’une transcendance s’est visiblement replié plus loin. [28]

La copie contient-elle une part d’originalité ? Celle-ci pourrait résider dans la sensibilité à une certaine réalité de la langue (et de la société) qui inclut bêtises, idées reçues et stéréotypes et que l’on retrouve à l’époque de Flaubert dans un nombre croissant d’écrits et de publications. Dans sa récente biographie de Flaubert, Pierre-Marc de Biasi souligne l’importance de cette mutation historique « qui redéfinit entièrement les relations à la chose écrite : la fin de la malédiction du papier rare (entre 1800 et 1900, la production de papier est multipliée par 2800), l’industrialisation du livre, la technique d’impression rapide et le développement exponentiel de la presse. » [29] L’art de Flaubert (et de ses copistes) réside dans la mise en relief du rapport problématique entre l’originalité du dire et l’imitation (l’opinion, le stéréotype), provoqué par la modernisation des pratiques d’écriture et la naissance d’une culture de masse. Cette originalité peut aussi être située dans la volonté de collectionner, fixer et constituer « une encyclopédie de langages » [30] car, comme le souligne Roland Barthes dans la citation évoquée plus haut, « l’écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur, jamais originel » [31]. La crise de la vérité s’exprime ainsi à travers une critique du langage. Avec Flaubert, « une suspicion est jetée sur le langage et, plus précisément, sur la capacité de la parole à exprimer le sujet qui la profère » [32]. Pour Roland Barthes, « c’est la crise de la modernité qui s’ouvre », car :

[…] la copie chez Flaubert est un acte vide, purement réflexif. Quand Bouvard et Pécuchet, à la fin du livre, se remettent à copier, il ne reste plus que la pratique gestuelle. Copier n’importe quoi, pourvu qu’on conserve le geste de la main. C’est un moment historique de la crise de la vérité, qui se manifeste également, par exemple chez Nietzsche, bien qu’il n’y ait aucun rapport entre Nietzsche et Flaubert. C’est le moment où on s’aperçoit que le langage ne présente aucune garantie. Il n’y a aucune instance, aucun garant du langage. [33]

Une figure plus radicale encore que celles de Bouvard et Pécuchet attelés à leur double-pupitre est la figure du copiste Bartleby chez Herman Melville. Ayant cessé même d’écrire, il ne peut plus que répéter la formule devenue célèbre : « I would prefer not to ». Giorgio Agamben le décrit comme une « figure extrême du rien dont procède toute création et, en même temps, la plus implacable revendication de ce rien comme pure et absolue puissance » [34]. La création littéraire (romanesque) devient ainsi réaction à une expérience du néant ultime de l’existence [35].

Le copiste goethéen

Chez Goethe, le copiste n’est pas encore employé de bureau, mais il représente une première étape dans l’histoire de cette figure. Il est l’employé d’un aristocrate. Il faut noter que, à la différence de Flaubert [36], Goethe a lui-même employé des copistes/secrétaires qui devaient s’occuper de ses écrits privés, poétiques et bureaucratiques [37] . Le narrateur des Affinités électives ne laisse pas beaucoup de place au copiste dans le récit. Contrairement aux quatre personnages principaux qui ont des prénoms (Charlotte, Edouard, Odile et le Capitaine qui s’appelle Otto), nous ne le connaissons que par sa fonction. Cependant il n’est pas le seul personnage qui s’occupe de copier et archiver. Edouard et Charlotte deviennent – eux aussi – copistes et archivistes comme le montrent les citations suivantes. Ils se sont retirés à la campagne pour vivre une vie paisible à deux qui devait consister entre autres à mettre de l’ordre dans leur « archive ». Je cite Charlotte s’adressant à Edouard au moment où celui-ci propose d’inviter le Capitaine :

Tout ce que nous projetions, ne l’oublie pas, même pour occuper nos loisirs, comportait en quelque sorte notre solitude à deux. Tu voulais d’abord me communiquer, dans l’ordre chronologique, le journal de ton voyage, à cette occasion classer maints papiers qui s’y rapportent, et avec ma participation, avec mon aide, extraire de ces cahiers et de ces feuillets inestimables mais confus un tout qui nous enchanterait, nous et d’autres. Je te promis de t’aider dans ton travail de copiste, et il nous semblait si commode, si agréable, si confortable, si intime, de parcourir par souvenir le monde qu’il ne nous avait pas été donné de voir ensemble. (AE, p. 44)

Edouard ne réalisera pas ce tout ordonné avec l’aide de sa femme, mais avec le Capitaine, qu’il invite contre le gré de celle-ci :

Dans l’aile qu’habitait le Capitaine, ils dressèrent un rayonnage pour les affaires courantes et constituèrent des archives pour les questions réglées ; ils tirèrent de diverses réserves, pièces, armoires et caisses tous les documents, papiers et notes qui s’y trouvaient entreposés, et avec une très grande rapidité ce fatras fut mis en ordre d’une manière réjouissante, fut réparti sous diverses rubriques dans des casiers déterminés. Ce qu’on cherchait, on le trouvait plus complet qu’on l’avait espéré. Pour cette organisation, un auxiliaire rendit de grands services, un vieux secrétaire, qui ne quittait pas son pupitre pendant le jour et même y passait une partie de la nuit, alors que jusqu’ici Edouard avait toujours été mécontent de lui. « Je ne le reconnais plus, » dit Edouard à son ami : « comme cet homme peut être actif et utile ! » – « Cela s’explique, » répondit le Capitaine, « par le fait que nous ne lui imposons aucun travail nouveau, avant qu’il ait achevé l’ancien à son aise, et son rendement, tu le vois, est excellent ; dès qu’on le dérange, il n’est plus bon à rien. » (AE, p. 68)

Ce passage est très intéressant car il montre qu’il ne faut pas déranger le copiste mais le laisser tranquille, pour qu’il puisse faire son travail à son rythme. Avec son habitus d’aristocrate (et de dilettante), Edouard ne savait peut-être pas l’« employer ». Le Capitaine, représentant de la nouvelle bourgeoisie organisatrice et administrative, sait mieux « déléguer ». Si le copiste personnifie la mémoire culturelle, nous voyons dans ce passage que l’archivage de la mémoire change et gagne en dynamisme. C’est ce que note le germaniste Gerhard Neumann : « il ne s’agit plus de chercher la totalité ou la complétude d’une archive constituée au temps des Lumières, mais plutôt une ouverture et une dynamisation » [38]. Il y a donc opposition entre conservation et fixation du savoir d’une part et dynamique de la modernisation d’autre part – thème très important pour Goethe qui, dans ce roman, décrit une période de changements encore fortement marquée par la Révolution et ses conséquences, mais qui insiste en même temps sur l’éternel retour, à travers par exemple la référence aux saisons [39]. Cela s’exprime très clairement dans cette réplique d’Edouard à propos des transformations en cours dans le monde scientifique :

« Il est assez pénible, » s’écria Edouard, « de ne pouvoir plus rien apprendre pour sa vie entière. Nos ancêtres s’en tenaient à l’enseignement qu’ils avaient reçu dans leur jeunesse ; mais nous, il nous en faut changer tous les cinq ans, si nous ne voulons pas être tout à fait hors du courant. » (AE, p. 72)

Les deux romans posent aussi la question du désir d’ordre en regard du hasard et des passions qui surgissent dans la vie humaine. Or la copie et l’écriture jouent aussi un rôle très importants dans la relation entre Edouard et Odile, la nièce de sa femme. Preuve que la copie n’est pas vide de passion et que l’écriture peut exprimer une transformation psychologique, autrement dit une éducation sentimentale.

Ecriture et imaginaire – original et copie

Dans une lettre à Charlotte, l’enseignant d’Odile écrit au début du roman qu’elle faisait de très jolies lettres, mais qu’elle n’était pas libre dans son écriture. C’est l’amour qui va la métamorphoser. Par affection pour Edouard, elle entreprend de recopier le projet de vente d’une métairie, c’est-à-dire un texte administratif. A travers cette copie de contrat, Edouard découvre qu’elle l’aime, car la copie va jusqu’à imiter son écriture. Je cite la réaction d’Edouard lorsqu’Odile lui apporte le document copié :

Elle déposa l’original et la copie sur la table devant Edouard. « Est-ce que nous collationnons ? » demanda-t-elle avec un sourire. Edouard ne savait que répondre. Il la regarda, il regarda la copie. Les premiers feuillets étaient écrits avec le plus grand soin d’une délicate écriture de femme ; puis les traits semblaient se transformer, devenir plus légers et plus libres. Mais quel fut son étonnement, lorsqu’il parcourut de regard les dernières pages : « Ciel ! » s’écria-t-il, « qu’est cela ? C’est mon écriture ! » Il regarda Odile puis, de nouveau, les feuilles ; la fin surtout semblait tout à fait écrite de sa propre main. (AE, p. 136-137)

Ainsi Odile va-t-elle au-delà de la simple copie, faisant du geste de transcrire le moyen de produire un écrit singulier. Au troisième chapitre du roman, ses enseignants se plaignaient de son écriture, aux cinquième et sixième chapitres de son manque de liberté dans le trait. Dans la citation ci-dessus, son écriture est devenue celle d’Edouard, au point que dans les chapitres treize et dix-huit, toutes deux se confondent [40]. Il ne faut pas oublier que pour Goethe, la copie a aussi et surtout une fonction d’apprentissage. Dans un petit texte publié sous le titre « Simple imitation de la nature, manière et style » (« Einfache Nachahmung der Natur, Manier, Stil », 1789) [41] et rédigé après son séjour en Italie, il décrit l’imitation comme une phase préliminaire à la représentation artistique véritable, qui consiste à trouver son style.

Revenons à Edouard. Séparé d’Odile, il rencontre Mittler, un personnage qui, comme son nom l’indique, a une fonction (problématique) de médiateur, auquel il raconte ses fantasmes qui curieusement tournent aussi autour de l’écriture :

Tout se qui m’arrive avec elle se mêle et s’entasse. Parfois nous signons un contrat ; là se trouvent son écriture et la mienne, son nom et le mien ; ils s’effacent l’un l’autre et tous deux s’entrelacent. Ces voluptueuses fantasmagories de l’imagination ne vont pas non plus sans douleur. (AE, p. 173)

Seuls le rêve et l’imaginaire permettent à Edouard de réaliser son union avec Odile. Seuls les noms et les lettres s’effacent et s’entrelacent. La vie réelle ne lui accorde pas cette chance. L’écriture symbolise les rêves d’Edouard. Ce pouvoir de l’écriture est du reste annoncé au début du roman, au moment où Edouard et Charlotte réfléchissent à la possibilité de faire venir le Capitaine. D’abord très hésitante, Charlotte finit par céder et ajoute un petit mot à la lettre de son mari :

En post-scriptum, Charlotte dut ajouter de sa main son approbation et joindre ses prières amicales à celles de son mari. Elle écrivit d’une plume alerte, empressée et obligeante, mais avec une espèce de hâte qui ne lui était pas habituelle ; et, ce qui lui arrivait rarement, elle finit en abîmant le papier par une tache d’encre, qui la contraria, et qui ne fit que s’agrandir quand elle voulut l’effacer. (AE, p. 55)

La tache que Charlotte voulait effacer s’agrandit encore. Ce passage est souvent cité comme exemple de la théorie du symbole (par opposition à l’allégorie) chez Goethe, notion qui prend un sens nouveau à partir de 1790 [42]. Seule une tache d’encre est représentée et c’est son interprétation symbolique qui lui donne une valeur nouvelle. La tache renvoie indirectement à la fin tragique du roman, provoquée par la présence du « démoniaque » (l’incontrôlable, le hasard, l’inconscient, une force intérieure) dans le monde des humains [43].

Dans les deux textes, les personnages cherchent donc à vivre une idylle, au cœur de laquelle se trouvent le savoir, son organisation et son stockage. Mais cette attente est déçue dans les deux textes. Le récit se fait démonstration de l’échec d’un ordre initial ou d’un ordre recherché. Quel en est le résultat ? Au niveau de l’histoire, Les Affinités électives se closent sur l’image finale de la mort. Dans Bouvard et Pécuchet, le retour au pupitre et à la copie sont le point de départ de la rédaction du Sottisier. Au niveau de la forme, les choses sont plus complexes. Les Affinités électives se terminent en effet sur un ton bien étrange, peut-être ironique, qui donne la parole à la légende, en une sorte de contrepoids aux inquiétudes suscitées par la modernité :

Ainsi les deux amants reposent côte à côte. La paix plane au-dessus de leur asile ; de la voûte, les images sereines de leurs frères, les anges, abaissent leurs regards sur eux et qu’il sera doux l’instant où, un jour, ensemble ils se réveilleront ! (AE 336)

La forme de Bouvard et Pécuchet est encore plus intrigante si l’on pense au projet romanesque dans son ensemble, qui inclut le Sottisier. La forme romanesque est ainsi poussée à ses limites. Avec Thomas Klinkert on pourrait dire qu’ici « la confrontation à l’épistémologique menace l’identité du texte littéraire qui y réagit en subvertissant l’épistémologique » [44].

Si l’encyclopédie du XIXe siècle a changé de structure en faisant une plus grande place au savoir positif, les romans demandent pour leur part – même si c’est avec beaucoup d’ironie – qu’une place soit faite à l’imaginaire et au rêve, à côté de la mémoire et de la raison. Les romanciers restent obsédés par les signes (« Grübler über Zeichen » [45]) et noyés dans l’encre, comme l’écrit Flaubert à Louise Colet :

Loin de ma table, je suis stupide. L’encre est mon élément naturel. Beau liquide, du reste, que ce liquide sombre ! et dangereux ! Comme on s’y noie ! comme il attire ! [46].

L’encre est ce qui rend possible le « faire » littéraire (le travail du style et la forme) et la création de mondes fictifs, ce qui n’exclut en aucun cas le savoir. Par son travail sur le style et sa réhabilitation de l’imaginaire – à côté de la mémoire et de la raison – dans le partage du savoir, Flaubert se révèle être très proche de Goethe [47], au point d’apparaître pour Barthes comme « le dernier écrivain classique ». En même temps, il représente la modernité en ceci que son travail d’écrivain « est démesuré, vertigineux, névrotique, il gêne les esprits classiques, de Faguet à Sartre. C’est par là qu’il devient le premier écrivain de la modernité : parce qu’il accède à une folie. Une folie qui n’est pas de la représentation, de l’imitation, du réalisme, mais une folie de l’écriture, une folie du langage ». [48]

ps:

Hildegard Haberl – Université Paris X – Nanterre

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (VOLUME V – Automne 2009)

notes:

[1] Goethe, « Maximes et réflexions », in : Johann Wolfgang Goethe, Ecrits sur l’art, Introduction de Tzvetan Todorov, Traduction et notes de Jean-Marie Schaeffer. Paris, Flammarion, 1996, p. 309 (Johann Wolfgang Goethe, Sämtliche Werke nach Epochen seines Schaffens. München : Hanser, 1991, p. 764 (Maximes n° 267, 268)).

[2] Gustave Flaubert, Le Dictionnaire des idées reçues et Le Catalogue des idées chic. Texte établi, présenté et annoté par Anne Herschberg-Pierrot. Paris : Librairie Générale Française, 1997, p. 74.

[3] Pour résumer très brièvement, ce roman raconte l’histoire de quatre personnages : les époux Charlotte et Edouard se sont retirés de la cour à la campagne où ils font venir un ami commun, le Capitaine ainsi que la nièce de Charlotte, Odile. Les « affinités électives » qui s’établissent entre Edouard et cette dernière, Charlotte et le Capitaine vont profondément perturber la vie de ces personnages.

[4] Cf. Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition, Narrativité, Modernité, Paris, Minuit, 2006, p. 32. A propos de Flaubert et de l’historicisme, Gérard Raulet constate qu’il « est l’un des grands metteurs en scène de l’historicisme ; il est aussi, plus ou moins consciemment, l’un des grands destructeurs de l’archive historiste, comme en témoigne son testament littéraire, la satire de Bouvard et Pécuchet, qui lui impose là encore d’écrasantes recherches érudites mais qu’il ne terminera cette fois pas ». Cf Gérard Raulet, « L’archive exotique du « siècle des nationalités » », Revue de Littérature comparée n° 1 (2000), p. 19-42, ici p. 38.

[5] Cf. Gabriele Brandstetter, « Gesten des Verfehlens. Epistolographische Aporien in Goethes Wahlverwandtschaften », in Erzählen und Wissen. Paradigmen und Aporien ihrer Inszenierung in Goethes « Wahlverwandtschaften », Gabriele Brandstetter (dir.), Freiburg im Breisgrau, Rombach, 2003, p. 41-63, ici p. 45.

[6] Gustave Flaubert, Correspondance (janvier 1869 – décembre 1875), Paris, Gallimard, 1998, p. 558-559

[7] Roland Barthes, « La partition comme théâtre », in Oeuvres complètes III, 1974-1980, Paris, Seuil, 1995, p. 387-88, ici p. 388. Barthes revient sur l’image de la main dans son travail sur les planches de l’Encyclopédie in : Roland Barthes, « Les planches de l’ »Encyclopédie » », In Le degré zéro de l’écriture. Paris, Seuil, 1972, p. 89-105, ici p. 94 ; àsur l’importance de la main voir aussi Le Roi-Gourhan et Le geste et la parole de Le Roi-Gourhan, cité dans Gerhard Neumann, « Wahrnehmungs-Theater. Semiose zwischen Bild und Schrift », in Inszenierungen in Bild und Schrift, Gerhard Neumann et Claudia Öhlschläger (dirs), Bielfeld, Aisthesis, 2004, p. 81-108.

[8] Cf. Jörg Löffler, Der Kopist als literarische Figur. Schreibszenen in der europäischen Literatur des 19. und 20. Jahrhunderts, Oldenburg : Bibliotheks- und Informationssytem der Universität, Oldenburg, 2005, p. 6.

[9] Francis Bacon, Novum organum scientiarum, 1620 et De la dignité et de l’accroissement des sciences, [De dignitate et augmentis scientiarum], 1623 (paru d’abord en anglais en 1605 sous le titre : The advancement of learning).

[10] Ephraim Chambers, Cyclopaedia ; or, An universal dictionary of arts and sciences, London, 1728.

[11] Cf. Roland Barthes, Oeuvres complètes, III, 1968-1971. Paris, Seuil, 2002, p. 631 (Préface à l’Encyclopédie Bordas, tome VIII : L’Aventure littéraire de l’humanité, I, Bordas, 1970).

[12] Cf. Dominique Maingueneau, L’Analyse du Discours. Introduction aux lectures de l’archive, Paris, Hachette, 1991, p. 22.

[13] Cf. Aleida Assmann, Erinnerungsräume : Formen und Wandlungen des kulturellen Gedächtnisses, München, Beck, 1999, p. 21. « Voraussetzung für das Archiv als einen kollektiven Wissensspeicher sind materiale Datenträger, die als Gedächtnisstützen eingesetzt werden, allen voran die Schrift. Archive sind also von technischen Medien abhängig. »

[14] Jacques Derrida, Mal d’archive, une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995, p. 12-13.

[15] Nils Reschke, « Zeit der Umwendung ». Lektüren der Revolution in Goethes Roman Die Wahlverwandtschaften, Freiburg i. Br./Berlin, Rombach Verlag, 2006, p. 137.

[16] Roland Barthes, « La mort de l’auteur », in Oeuvres complètes, II, 1966-1973, Paris, Seuil, 1995, p. 491-95, ici p. 494.

[17] Anne Herschberg-Pierrot, « Présence de Bouvard et Pécuchet chez Roland Barthes », Œuvres et critiques, XXXIV, n° 1 (2009), p. 33-42, ici p. 36.

[18] « Sie haben Recht – unser Schreibzeug arbeitet mit an unseren Gedanken ». Lettre à Heinrich Köselitz, fin février 1882, in Friedrich Nietzsche, Briefwechsel : Kritische Gesamtausgabe, Berlin, New York, De Gruyter, 1981, p. 172 (ma traduction). Cité par Friedrich Kittler, qui rappelle que Nietzsche s’achète en 1881 une machine à écrire, modèle Malling Hansen, pour des raisons pratiques (il se déplace souvent) et pour des raisons de santé (il est presque aveugle). D’ailleurs, la machine à écrire est à l’origine une invention pour personnes aveugles.

[19] J’utilise les sigles BP pour Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, édition présentée et établie par Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, 1979 et AE pour Goethe, Les affinités électives, traduit par J.-F. Angelloz, Paris, Flammarion, 1992.

[20] Cf. Guy Thuillier, La bureaucratie en France aux XIXe et XXe siècles, Paris, Economica, 1987.

[21] Pour des exemples, voir l’édition préparée par Stéphanie Dord-Crouslé de Bouvard et Pécuchet, Paris, Flammarion, 1999, p. 398 sq. ; pour l’ « intégralité » du Sottisier voir Alberto Cento et Lea Caminiti (dirs.), Le Second volume de « Bouvard et Pécuchet », le projet du « Sottisier », reconstitution conjecturale de la « copie », Naples, Liguori, 1981.

[22] Cf. Stéphanie Dord-Crouslé, « Flaubert et les « Manuels Roret » ou le paradoxe de la vulgarisation. L’art des jardins dans Bouvard et Pécuchet », in Le partage des savoirs XVIIIe – XIXe siècles, Lise Andries (dir.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2003, p. 93-118.

[23] « Je suis un homme-plume. Je sens par elle, à cause d’elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle. » (à Louise Colet le 31 janvier 1852), in Gustave Flaubert, Correspondance (juillet 1851 – décembre 1858), Paris, Gallimard, 1980, p. 42.

[24] Sylvie Thorel-Cailleteau, « La figure de l’employé de bureau », Travailler n° 7, 2002, p. 77-88.

[25] Claudine Gothot-Mersch, qui se base ici sur le travail de René Descharmes et René Dumesnil (Autour de Flaubert II. Etudes historiques et documentaires, Paris, Mercure de France, 1912), précise que cette première publication a été reprise dans le Journal des journaux, numéro de mai 1841, puis dans L’Audience du 7 février 1858 ; cf. l’édition de Cl. Gothot-Mersch, p. 565.

[26] Cf. Friedrich Kittler, Grammophon. Film. Typewriter, Berlin, Brinkmann & Bose, 1986. Voir surtout le chapitre sur la machine à écrire, p. 273 sq. Voir aussi Delphine Gardey, La dactylographe et l’expéditionnaire : histoire des employés de bureau, 1890-1930, Paris, Belin, 2001.

[27] Michel Foucault, « La bibliothèque fantastique », in Travail de Flaubert, Paris, Seuil, 1983, p. 103-122, ici p. 121.

[28] Thorel-Cailleteau, « La figure de l’employé de bureau », art. cit.

[29] Pierre-Marc de Biasi, Gustave Flaubert. Une manière spéciale de vire. Paris, Grasset & Fasquelle, 2009, p. 425 sq.

[30] Roland Barthes, « La crise de la vérité », In Oeuvres complètes III, 1974-1980, Paris, Seuil, 1995, p. 434-37, ici p. 434.

[31] Barthes, « La mort de l’auteur », art. cit., p. 494.

[32] Laurent Adert, Les mots des autres : lieu commun et création romanesque dans les oeuvres de Gustave Flaubert, Nathalie Sarraute et Robert Pinget, Villeneuve d´Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1996, p. 14.

[33] Barthes, « La crise de la vérité », art. cit., p. 435.

[34] Giorgio Agamben, Bartleby ou la création, traduit par Carole Walter, Circé, Paris, 1995, p. 39.

[35] Sur ce thème, voir aussi Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie, Marseille, Agone, 2008, p. 87 sq.

[36] Flaubert avait des amis-secrétaires, des collaborateurs comme Edmond Laporte ou aussi Guy de Maupassant.

[37] Le Goethe-Handbuch en donne de petites biographies : cf. Christa Rudnik, « Art. Diener/Schreiber », in Goethe-Handbuch, dirigé par Hans-Dietrich Dahnke et Regine Otto. Stuttgart, Weimar, Metzler, 1998, p. 208-212.

[38] Cf. Gerhard Neumann, « Naturwissenschaft und Geschichte als Literatur. Zu Goethes kulturpoetischem Projekt », MLN n° 114/3 (1999), p. 471-502, ici p. 472 ; voir aussi Gerhard Neumann, « Bild und Schrift. Zur Inszenierung von Fiktionalität in Goethes « Wahlverwandtschaften » », Freiburger Universitätsblätter 103 (1989), p. 119-28.

[39] Cf. Thorsten Critzmann, Goethes Wahlverwandtschaften als Jahresmärchen : ein Dialog zwischen Aufklärung und Romantik, Köln, SH-Verlag, 2006.

[40] Cf. J.-F. Angelloz évoque cette évolution dans la note 39 de son édition du roman, p. 345.

[41] Goethe, Ecrits sur l’art, op. cit., p. 95 sq.

[42] Cf. Gerhard Kurz, Metapher, Allegorie, Symbol, Göttingen, Vandenhoeck u. Ruprecht, 1993 ; cf. aussi Tzvetan Todorov, Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977 ; sur Goethe en particulier, voir p. 235 sq.

[43] Cf. Norbert Puszkar, « Dämonisches und Dämon : Zur Rolle des Schreibens in Goethes Wahlverwandtschaften », The German Quaterly, 59, n° 3 (1986), p. 414-30.

[44] Thomas Klinkert, « Literatur, Wissenschaft und Wissen – ein Beziehungsdreieck (mit einer Analyse von Jorge Luis Borges’ Tlön, Uqbar, orbis Teritus) », In Literatur, Wissenschaft und Wissen seit der Epochenschwelle um 1800. Theorie – Epistemologie – komparatistische Fallstudien, dirigé par Thomas Klinkert et Monika Neuhofer. Berlin : De Gruyter, 2008, p. 65-86, ici p. 77

[45] . Cf Walter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1996, p. 172. Outre son célèbre essai sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, d’autres textes de Benjamin traitent de l’écriture et de l’imitation. Voir en particulier « Über das mimetische Vermögen (1933) », in Medienästhetische Schriften, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2002, p. 123-26 ; « Der Mensch in der Handschrift (1928) », In Medienästhetische Schriften, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2002, p. 110-13.

[46] Cf. Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet du 14 août 1853, in Correspondance (juillet 1851 – décembre 1858), op. cit., p. 395

[47] Cf. Norbert Christian Wolf, « Ästhetische Objektivität. Goethes und Flauberts Konzept des Stils », Poetica (Amsterdam), 34, n° 1-2 (2002), p. 125-69.

[48] Barthes, « La crise de la vérité », art. cit., p. 437.