Sciences en scènes dans le théâtre britannique contemporain

À l’aube du XXIe siècle, le théâtre britannique trouve dans les sciences une nouvelle source d’inspiration. De la thermodynamique à la mécanique quantique, des mathématiques du chaos à la neurologie, les sciences exactes entrent en scène, dans des œuvres aussi diverses que celles des dramaturges Tom Stoppard, Caryl Churchill et Sarah Kane, ou des compagnies On Theatre et Complicite.

Ce dialogue avec le laboratoire, qui oscille entre l’imitation d’un modèle rationnel et la critique d’un lieu de pouvoir, témoigne toujours d’une fascination envers l’imaginaire scientifique de notre époque. Car c’est avant tout un rôle poétique que joue le discours scientifique dans ce théâtre. De thème, la science y devient langage, fournissant des métaphores et des structures narratives à des dramaturgies incertaines, caractérisées par une esthétique postmoderne de la vérité multiple et de l’ouverture du sens. À travers ces différentes façons de mettre en jeu la science, c’est un renouvellement des langages dramatique et scénique que proposent les artistes contemporains.

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2 – Raconter le virus : Dialogue interdisciplinaire sur la transposition narrative du discours biologique

Introduction

Commençons par une simplification : pendant que le scientifique modélise le vivant, l’écrivain littéraire le met en récit. Face aux complexités du vivant, l’un comme l’autre donne forme aux relations entre les êtres étudiés, une forme qui permet au lecteur d’imaginer et de donner sens au monde décrit. Lorsque l’écrivain raconte ce que voit et apprend le scientifique, la transposition narrative du discours scientifique fait jouer toute une gamme de procédés de traduction, de la reformulation à la métaphore, voire la transformation de la forme narrative elle-même (Beer 1996).

Et lorsque le biologiste se lance le défi de mettre en récit les connaissances issues de la science, le dialogue avec le littéraire peut apporter des réponses narratologiques aux questions qu’il se pose. Eric Bapteste, directeur de recherche en biologie évolutive, auteur d’un roman et d’un essai de vulgarisation, confronté à la difficulté de mettre en mots la complexité du monde biologique, vient ici débattre avec une chercheuse en littérature contemporaine des procédés narratifs qui lui permettront de mettre cette diversité sous la forme de récits. En retour, ses questions d’écrivain vulgarisateur apportent à Liliane Campos un nouvel éclairage sur les perspectives biologiques de la fiction contemporaine et les formes narratives prises par cet imaginaire. Ensemble, ils interrogent quelques difficultés posées par une mise en récit réaliste du monde complexe des virus, et les procédés qui peuvent permettre de répondre à ce défi. Comment la fiction pourrait-elle s’inspirer des découvertes réalisées récemment sur les virus ? Comment la forme littéraire peut-elle transposer ces relations complexes, impliquant différentes échelles et différentes temporalités du vivant ?  La modélisation en science a-t-elle des cousins dans la littérature, des procédés de formalisation qui pourraient communiquer des idées similaires ? Le dialogue présenté ici dessine cinq champs d’investigation pour répondre à ces questions :

– i) les façons dont la structure narrative, par ses jeux de focalisation et d’échelle, peut tenir compte de l’extrême hétérogénéité de la taille des populations interactives de virus et de leurs hôtes, de la multiplicité des échelles temporelles exploitables, et de la multiplicité des échelles physiques concernées ;

– ii) le potentiel déstabilisateur des virus dans les schémas actantiels classiques, en raison de la dynamique des relations entre les virus et leurs hôtes qui rend difficile leur association avec une fonction actantielle fixe ;

– iii) l’opportunité et la complexité d’une métaphorisation par la littérature d’un discours scientifique non exempt de ses propres métaphores, cette métaphorisation littéraire reposant sur une diversité d’imaginaires mobilisés pour transformer le discours scientifique en récit, surtout dans l’éventualité où le discours scientifique sur l’infiniment petit s’avèrerait attrayant pour l’écrivain de fiction en raison de son potentiel métaphorique pour explorer les relations humaines ;

– iv) la transformation des relations virales en schèmes poétiques à l’issue d’une narrativisation, et donc la transposabilité rhétorique des images structurantes du discours scientifique ;

– v) l’invention de nouveaux personnages pluriels, qui puissent incarner l’association entre différentes formes de vie.

Pour commencer, soulignons que raconter ces virus omniprésents dans nos vies ne semble pas réellement une préoccupation en littérature. Alors que le thème de l’épidémie (souvent bactérienne) a une longue histoire, le virus en tant que tel apparaît peu dans les œuvres littéraires. Lorsqu’on y cherche des récits de relations présentant des caractéristiques proches des relations étudiées par les virologues, ceux qui s’en rapprochent le plus décrivent souvent des relations écosystémiques ou des réseaux dont les agents sont déjà des êtres humains, et non pas des relations systémiques au cœur de l’humain impliquant des agents plus petits et plus nombreux. Nous nous appuyons donc ici sur un corpus hybride, de la science-fiction des années 1980 au roman contemporain, en confrontant des fictions qui intègrent des virus à d’autres qui présentent des relations semblables à celles décrites par les virologues. Nous imaginons surtout le champ du possible, afin de proposer des pistes pour des récits plus réalistes qui intégreraient les connaissances, ou si possible l’esprit des découvertes de virologie. Les deux dernières pistes examinées dans ce dialogue sont les plus prospectives, car elles ont peu servi jusqu’ici à élaborer des récits incluant spécifiquement les virus.

Ce dialogue condense une série de conversations, initiées par une communication d’Eric Bapteste donnée à la Sorbonne Nouvelle en mai 2016, sur « Les bons et mauvais côtés des virus dans la vie et la littérature ». L’image de la vignette a été réalisée par Elina Huneman.

I. Premier défi de la transposition : les échelles multiples de la structure narrative

E. Bapteste: « Les virus sont les entités les plus abondantes sur la planète. Il y aurait 5*1030 bactéries sur terre, c’est-à-dire 5 suivi de trente zéros, et 10 à 100 fois plus de virus. En plus d’être très nombreux, les virus sont extrêmement divers. Ils ne constituent pas une classe homogène. Leur matériel génétique est varié. On trouve en effet des virus porteurs de double-brins d’ADN (acide désoxyribonucléique), tandis que d’autres contiennent de simples brins d’ADN, et d’autres encore de simples brins d’ARN (acide ribonucléique), à polarité négative, à polarité positive, etc. Certaines particules virales ressemblent à des ballons de football, d’autres à des suppositoires. En raison de cette complexité organisationnelle et compositionnelle, il y a aujourd’hui un moratoire sur la classification des virus tant celle-ci pose de problèmes aux scientifiques. Il existe même des virophages, qui sont des virus de virus, découverts en 2008. Plus précisément, ces virophages logent à l’intérieur de l’ADN des virus géants, tapis au cœur de leurs instructions génétiques.

Différents, inclassables, emboîtés, innombrables : il faudrait pouvoir écrire sur des éléments aussi compliqués si on décidait de transposer les connaissances scientifiques en un récit réaliste. Ceci pose au minimum une question triviale : comment inclure autant de « personnages » dans une trame narrative ? La Comédie Humaine de Balzac, déjà fournie, se limiterait à 2472 protagonistes. En outre, les virus se multiplient très rapidement, et ils se transforment très rapidement. Les scientifiques le savent bien : modéliser l’évolution des virus est un défi. Ceci est déjà vrai à court terme, pour les virologues qui tentent de prédire les prochaines formes du virus de la grippe. Et la démarche est évidemment encore plus aléatoire sur des temps très longs, en biologie évolutive. Or les virus sont présents sur la planète depuis des milliards d’années, responsables de nombreuses innovations biologiques. Voilà donc un défi narratif supplémentaire: comment décrire autant de générations successives ? Les Mystères du peuple d’Eugène Sue, réputé comme l’une des œuvres littéraires impliquant un très grand nombre de descendants et d’ascendants, ne couvre que 104 générations, bien trop peu pour rendre compte par le menu des lignées de virus qui se sont succédées au cours du temps. D’autant plus que l’histoire intéressante à retracer n’est pas exclusivement, de façon univoque, celle des virus, mais aussi celle des hôtes qu’ils infectent. Ceux-ci, quand ce sont des humains, ont des temps de générations nettement plus longs que les virus. Sauf malchance, je survivrai à plusieurs grippes. Par conséquent, un récit réaliste sur les virus et leurs hôtes doit pouvoir donner leur place à des événènements caractérisés par des temporalités multiples, imposées par la différence de vitesse de génération entre ces agents.

Le problème peut même être considérablement aggravé par une autre propriété des virus : leur aptitude hors du commun à traverser les échelles de temps. Des virus différents, vieux de 30 000 ans ont pu être facilement réssucités par des biologistes décongelant du permafrost. En raison du réchauffement climatique, cette observation inquiète les scientifiques. Elle pourrait en revanche stimuler les auteurs littéraires. Les virus sont des agents capables d’influencer le devenir d’autres entités sur des échelles de temps géologiques, et sur des échelles de temps instantanées. Mais, si on veut s’appuyer sur ce type de propriétés, comment un récit pourrait-il suivre l’impact des mêmes agents sur des dizaines de milliers d’années et décrire des évènements liés, voire simultanés, qui se déroulent sur des échelles temporelles extrêmement différentes ? Une piste se trouve peut-être dans l’oeuvre de David Mitchell. Cependant, Cloud Atlas, son ouvrage le plus célèbre, ne court malgré tout que sur 472 ans! Enfin, il est notable que les virus, parce qu’ils ont besoin d’hôtes pour se reproduire, doivent s’étudier en analysant comment des organisations biologiques se connectent et s’emboîtent les unes dans les autres. Modéliser scientifiquement ces intrications est compliqué. De façon comparable, cette situation offre à la fois une opportunité et un défi pour les œuvres littéraires : comment produire un récit reposant sur des imbrications multi-niveaux, telle qu’une succession de personnages inclus les uns dans les autres ? Faut-il aussi emboîter les textes, comme dans les Mille et une nuits, ou produire des réseaux de récits, comme dans l’œuvre de Michael Moorcok ? »

Liliane Campos : « Bien souvent la fiction contemporaine inspirée par la virologie ne cherche pas à faire du virus un personnage. Dans les romans d’anticipation, et notamment le genre en vogue du thriller médical, le virus joue surtout le rôle de catalyseur, déclencheur de la catastrophe ou de la course contre la montre dans laquelle se lancent les personnages. Qu’il s’agisse de virus existants, comme celui de la grippe dans Station Eleven d’Emily St John Mandel, ou d’ebola dans Des chauves-souris, des singes et des hommes de Paule Constant, ou de virus fictifs, comme ceux imaginés par Richard Preston, Greg Bear, ou Frank Thilliez, ces perturbateurs sont généralement perçus à l’échelle des vies humaines qu’ils bouleversent. Mais un certain nombre d’auteurs contemporains, inspirés par un imaginaire microscopique, ont exploré les questions narratives que tu soulèves, notamment celle de la focalisation et de la représentation d’échelles non-humaines (qu’il s’agisse du grand nombre d’actants, de différentes échelles physiques et temporelles, ou de niveaux narratifs imbriqués).

L’auteur américain Greg Bear est l’un des pionniers de cet imaginaire du microorganisme, et notamment des scénarios catastrophistes regroupés sous la catégorie « gray goo », dans lesquels des nano-robots introduits dans l’organisme transformeraient l’espèce humaine[1]. Dans son roman La Musique du Sang (1985), Bear imagine ainsi un microorganisme nanotechnologique, le noocyte, qu’un savant crée à partir de ses propres lymphocytes. Le récit alterne entre le point de vue humain et celui des noocytes, qui « parlent à l’aide de protéines et d’acides nucléiques, au travers des liquides et des parois », et même à l’aide de virus et de bactéries « adaptées » et « apprivoisées » par les noocytes (Bear, 101, 267). Un changement d’échelle est réalisé par la double focalisation du récit, et soutenu par l’analogie musicale annoncée par le titre, les entités décrites étant aussi nombreuses que des notes de musique : « Le sang est une autoroute, une symphonie d’information, d’instruction » (267). Dans ces explorations du nano-monde, la science-fiction a exploité des métaphores spatiales permettant de visualiser l’imbrication de niveaux, métaphores souvent dérivées du discours scientifique vulgarisateur. Jérôme Goffette a ainsi démontré la longévité des analogies proposées par Claude Bernard dans les années 1860, telles le « milieu intérieur », le milieu aquatique, l’arbre ou le labyrinthe, dans le roman de Bear et plus généralement dans la science-fiction des années 1960 à 1990 (Grmek ; Goffette, 110-111). Bear entraîne ainsi son lecteur à des échelles non-humaines : échelles spatiales dans La Musique du sang, échelles temporelles dans le plus récent Darwin’s Radio (1999). Dans ce roman d’anticipation, l’enquête scientifique tourne autour de la découverte d’un rétrovirus qui transforme l’être humain, permettant des transformations radicales en une génération. L’interaction entre l’humanité et ses virus est ainsi explorée simultanément à deux échelles : celle, humaine, des quelques années décrites dans la vie des protagonistes, et celle, millénaire, de l’évolution. Bear imagine en effet que l’humanité serait contrôlée, au moins périodiquement, par un virus présent dans tous les génômes humains, qui décident de faire évoluer subitement l’espèce lorsqu’elle est confrontée à une crise. Le défi posé aux personnages et aux lecteurs de ce roman est d’imaginer l’action du virus à l’échelle de l’espèce, émettant des signaux à des millénaires d’intervalle par la « radio » de Darwin.

La focalisation narrative est donc un outil clef lorsqu’il s’agit de changer d’échelle, et de donner une dimension biologique multiscalaire au récit. Certaines fictions inspirées par les relations virales juxtaposent des narrateurs microscopiques aux narrateurs humains. Tu emploies cette focalisation multiple dans ta « fable scientifique » Conflits intérieurs (2015), quant tu donnes la parole non seulement à des microbiologistes, engagés dans une lutte sans merci pour la victoire de leur paradigme, mais aussi aux virus qui orientent discrètement le comportement des protagonistes humains. Le récit est ainsi ponctué par les rapports des « comités de supervision » constitués par ces virus, qui cherchent à défendre « les fruits de plus de cinq millions d’années d’efforts » (Bapteste, Conflits 50). La juxtaposition des points de vue est aussi explorée par le médecin Eric Nataf dans son roman Autobiographie d’un virus, dans lequel le narrateur principal relate la destruction de l’humanité par un virus rendant les hommes stériles. Cette narration humaine est introduite par une voix non-humaine, celle des protagonistes microscopiques qui s’adressent directement au lecteur sur le ton de la menace : « Nous étions là avant vous ; nous vous survivrons. […] Nous sommes des prédateurs. » Dans ces deux romans, tous deux écrits par des scientifiques, le virus prend la parole pour défamiliariser la perspective temporelle.

Sans faire du virus un thème explicite, d’autres auteurs explorent l’imaginaire microbiologique de notre époque en faisant de la relation virale ou parasitaire un modèle narratif. C’est également par la multiplication des narrateurs que David Mitchell construit les relations parasitaires au cœur de ses romans Ghostwritten (1999) et The Bone Clocks (2014). Les différents parasites qu’il imagine, du noncorpum dans Ghostwritten aux Anchorites et Horologistes dans The Bone Clocks, entretiennent des relations plus ou moins symbiotiques ou destructives avec leurs hôtes humains[2]. Cette fascination pour les relations parasitaires s’inspire d’un paradigme biologique que Mitchell souligne par sa terminologie métaphorique : dans Ghostwritten un noncorpum se demande s’il n’est pas lui-même manipulé par des noncorpi dont il n’aurait pas conscience, « like a virus within a bacteria ? » (191)[3]. Dans ces romans, les relations entre hôtes humains et non-humains créent des contrastes entre différentes échelles temporelles, car ces parasites survivent à de nombreuses générations d’humains. Ces entités permettent ainsi à Mitchell de jouer avec la résolution temporelle du récit, et surtout d’interroger les conséquences à long terme de la relation parasitaire au centre de ses préoccupations : celle liant l’humanité à la Terre. L’une des dernières voix narratives de Ghostwritten, qui se présente comme un « zookeeper » protégeant la planète, commente le chaos déclenché par une humanité auto-destructrice depuis une perspective millénaire. Son rôle d’hôte bienveillant est sur le point de prendre fin pour les « visiteurs » humains du zoo planétaire, désormais trop nocifs : « The visitors I safeguard are wrecking my zoo » (428). Ses derniers mots laissent deviner son intervention immanente pour mettre fin à l’humanité qu’il ne souhaite plus préserver. En passant constamment d’une échelle à l’autre, les récits de Mitchell s’appuient ainsi sur des procédés de mise en abyme et de méronymie afin d’interroger la notion même d’agentivité humaine (Childs et Green, 30, 32).

Qu’ils passent ou non par des narrateurs multiples, les changements de focalisation permettent d’interroger l’agentivité des protagonistes et l’échelle temporelle humaine. Les défis narratifs amenés par la biologie rappellent ici les questions soulevées par l’Anthropocène dans la théorie littéraire contemporaine. Le terme « Anthropocène » décrit l’ère au cours de laquelle l’humanité cause de telles transformations que le temps géologique et le temps humain ne sont plus séparables. Or le changement d’échelle temporelle que nous devons effectuer pour imaginer le rapport des virus à leur environnement peut être comparé à celui que nous devons effectuer, à l’inverse, pour entrevoir les conséquences du rapport de l’humanité à son environnement (Vermeulen). Pour Dipesh Chakrabarty, la conscience de l’Anthropocène engendrerait la nécessité de penser l’agentivité humaine à des échelles multiples et incommensurables (Chakrabarty, 1). Le défi épistémo-narratif est donc semblable à celui posé par la microbiologie, et on ne s’étonnera pas de voir que la science-fiction relie souvent l’imaginaire des micro-organismes à celui de la contamination de l’environnement terrestre. Dans La Musique du sang, qui se conclue par la transformation des noocytes en superorganisme terrestre, et plus généralement dans les œuvres de science-fiction qui explorent la menace du « gray goo », l’infiniment petit menace toujours de devenir infiniment grand. »

II. Deuxième défi de la transposition : la déstabilisation du schéma actantiel

E. Bapteste : « En science, les virus sont de plus en plus souvent analysés dans le contexte de réseaux d’interactions. En effet, les virus font circuler, donnent et volent des gènes à leurs hôtes cellulaires. Un nuage de virus nimbe donc les bactéries, les animaux, les végétaux, tous les êtres vivants. Comment transformer un tel réseau, polycentré puisqu’il existe une diversité d’hôtes et de virus, en un texte ? De plus, les virus injectent leurs propres instructions génétiques dans ces hôtes et, ce faisant, les modifient de l’intérieur. Cette dynamique d’entrée-sortie potentiellement transformative implique qu’on ne sait généralement pas comment la relation hôte-virus va ou peut tourner. Cela peut aller d’un résultat catastrophique, avec l’extinction des hôtes ou des virus, à l’évolution de nouvelles potentialités émergentes dans le système. On sait par exemple que les bactéries, sous la pression de sélection des virus, ont développé un système immunitaire appelé système CRISPR-cas qui, en échantillonnant des fragments génétiques des virus ayant attaqué la cellule ou ses ancêtres, constitue au sein de chaque bactérie une mémoire des épidémies passées. Chaque cellule bactérienne dotée de ce système contient donc l’histoire de ses propres interactions avec les virus. En termes littéraires, cela signifie qu’une enquête, une fiction naturalisée sur le vivant, serait possible : des indices se trouvent au cœur des êtres vivants, pour qui veut les suivre, de leurs rencontres et de leurs luttes avec des agents plus petits.

Mais ce qui est encore plus fascinant, tant sur le plan scientifique que littéraire, c’est que ces prélèvements d’instructions virales et ces inclusions mécaniques de virus entiers dans l’ADN de leurs hôtes ont des conséquences hétérogènes. Par exemple, certains virus changent le comportement de leurs hôtes. Dans le cas du « tree top disease », maladie affectant les chenilles, un gène de virus induit un comportement d’ascension. Infectées, les chenilles grimpent le long des plantes aussi haut que possible, se maintiennent en altitude où leur corps malade pourrit, jusqu’à se liquéfier et à libérer une pluie de virus sur leurs congénères restées à terre. Un gène présent dans un virus peut donc avoir la capacité d’exercer des effets sur un autre organisme, une relation causale difficile à modéliser que les scientifiques rattachent au phénomène de « phénotype étendu ». Ces phénotype étendus fournissent donc matière à revisiter les causes des phénomènes voire des actions des êtres vivants puisque la cause n’est pas immédiatement à chercher dans l’agent qu’on pensait responsable.

De ce fait, on peut imaginer de véritables révolutions coperniciennes dans l’interprétation des relations sur la planète, quand on commence à intégrer les effets des virus. Par exemple, nous nous trouvons peut-être ou bien dans un monde de marionnettes (les hôtes) et de marionnettistes (les virus) ou bien dans un monde de « co- » : co-actions, co-responsabilités, co-constructions, co-évolution hôtes-virus. Dans les deux cas c’est un monde inhéremment fluctuant qu’il s’agirait de transposer dans des récits plus réalistes. Les phénomènes concernés sont loin d’être anecdotiques. Par exemple, des virus comme les cyanophages forment des associations mutualistes avec des hôtes photosynthétiques, les cyanobactéries, responsables d’une partie de la production primaire, c’est-à-dire des ressources énergétiques consommées par d’autres organismes. Ces virus ne se comportent pas comme on pourrait l’attendre en simples parasites, exploitant et assassinant leurs proies. Ils injectent dans l’ADN des bactéries des instructions pour les réparer et les faire mieux fonctionner (en particulier des gènes pour prélever du phosphate dans l’environnement, réparer le photosystème, augmenter la production de sucres, matériels de base de l’ADN). Ceci introduit une dynamique évolutive dans laquelle il est difficile de dire à qui la relation profite : aux bactéries mieux à mêmes de se multiplier ? Aux virus, susceptibles de trouver toujours des hôtes ? A un système collectif hétérogène impliquant des organismes et des virus ?

Avec la découverte des virus dits « mutualistes », la problématique des cycles et des collectifs se révèle d’ailleurs très générale. Par exemple, certains virus sont impliqués dans rien de moins que le succès du cycle reproductif de leur hôte. Certains virus aident à la perpétuation des espèces qu’ils infectent ! L’ADN de très nombreuses espèces de guêpes qualifiées de parasitoïdes contient ainsi des mélanges de gènes viraux et de gènes de guêpes qui sont libérés ensembles dans une proie commune, sous forme de particules virales génétiquement hybrides, quand la guêpe parasitoïde pond son œuf dans une larve d’insecte. La larve en question, ayant subi l’injection d’un œuf de guêpe ET de virus, affaiblie par ces derniers, sera ensuite dévorée de l’intérieur par la guêpe en croissance. Celle-ci devenue adulte assurera alors la survie du virus qu’elle abrite. Contre de telles lignées de « guêpes-virus », les scientifiques ont démontré que certaines chenilles résistent en hébergeant une bactérie contenant pour sa part un virus protecteur. On peut donc concevoir ces victimes combattives comme des « chenilles-bactéries-virus ».

C’est pourquoi, en tant que scientifique, je suis très enclin à considérer des équipes hétérogènes, des collectifs multi-espèces comme des agents à part entière de l’évolution biologique. Mais ces collectifs, bien que très communs dans le monde vivant, pourraient-ils figurer parmi les héros/agents typiques de la littérature ? William Burroughs a déjà caressé l’idée que des virus puissent contribuer de manière décisive au devenir de leurs hôtes dans un collectif dérangeant, puisqu’il a proposé que le langage humain, si emblématique de notre espèce, soit en fait un virus. De même, les associations hôtes-deamons décrites par P. Pullman dans A la croisée des mondes reposent aussi sur des collectifs hétérogènes. Mais ces exemples me paraissent des exceptions dans la littérature, alors que l’entrelacement des virus et de leurs hôtes et leurs conséquences équivoques relèvent du quotidien de tous les organismes sur la planète. Serait-il possible d’introduire partout dans les récits des associations aussi complexes ? »

Liliane Campos : « Un élément de réponse à ta question se trouve dans le modèle actantiel proposé par A. J. Greimas. Dans ce schéma, les facettes principales d’une action peuvent être identifiées comme une série de rôles : ceux d’un sujet désirant un objet, d’un destinateur qui commandite la quête effectuée dans l’intérêt d’un destinataire, et d’adjuvants ou opposants à la quête. Le terme d’« actant », proposé par Greimas dans une perspective sémiotique, a l’avantage d’envisager l’action sous une forme structurelle, qui peut donc être dissociée de la notion de personnage, ainsi que de celle d’acteur : l’actant est une fonction dans la grammaire narrative du récit, et peut être incarné par plusieurs acteurs. Dans la forme la plus courante des récits sur les virus, celle du discours d’un médecin généraliste ou d’un roman où une épidémie joue un rôle central, le rôle du virus le range dans la catégorie de l’opposant à la quête de la santé ou bien, éventuellement, d’adjuvant à une quête qui ne peut réussir que grâce à la perturbation apportée par le virus. Mais tes exemples perturbent ce schéma simple : les cyanophages sont-ils adjuvants ou opposants de la santé des cyanobactéries ? La catégorie du virus mutualiste remet en cause la possibilité d’une distinction. Et si, dans le récit en question, l’objet de la quête est la survie de l’hôte, le fait que la survie du virus dépende de celle de son hôte lui donne une polyvalence actantielle dès qu’on considère un groupe ou un collectif au lieu d’un individu : le virus pourra par exemple être l’opposant de la survie d’un individu mais l’adjuvant de celle de sa descendance.

Toute tentative de schéma actantiel sera donc « fluctuante » elle aussi. Dans les exemples cités ci-dessus, le monde des « co-actions, co-responsabilités, co-constructions » fait surgir une multiplicité de passerelles entre les différents rôles actantiels. Mais celui du destinateur ressort de façon frappante dans les découvertes récentes sur les virus, car l’importance de l’influence de ces « marionnettistes » ne cesse de surprendre. Ceux-ci seraient sans doute mieux décrits dans le cadre du schéma narratif canonique développé ultérieurement par Greimas, dans lequel le destinateur se divise en deux composantes : tandis que le « destinateur-judicateur » sanctionne l’action, le « destinateur-manipulateur » détermine le vouloir-faire et le devoir-faire. Si elle décrit mieux le rôle des virus dans ces rapports complexes, la composante « destinateur-manipulateur » sera à son tour fluctuante lorsque l’hôte affecte les gènes du virus. Cette instabilité de la fonction manipulatrice est frappante dans Conflits intérieurs, où les virus manipulés par les chercheurs se révèleront être leurs marionnettistes, mais des marionnettistes bien loin de pouvoir contrôler toute l’action. Greg Bear, quant à lui, fait de l’instabilité actantielle le principal ressort narratif de Darwin’s Radio, dans lequel les trois scientifiques au cœur du roman s’aperçoivent petit à petit que leur opposant n’est pas le virus qu’ils cherchent à analyser, mais le gouvernement américain qui l’a baptisé « grippe d’Hérode » et qui le traite comme une maladie à éradiquer. Pour le gouvernement, le rôle actantiel du rétrovirus reste jusqu’au bout celui d’opposant. Pour les héros du roman, il se transforme d’abord en destinateur-manipulateur, puis, lorsqu’ils comprennent que son activation répond à la nécessité d’une spéciation rapide de l’humanité face à la situation catastrophique de la fin du XXe siècle, en simple adjuvant déclenché par un destinateur supérieur, l’évolution elle-même.

Le fait que certains actants de ces récits biologiques soient des collectifs multi-espèces pose deux problèmes narratifs passionnants : d’une part, le sujet de l’action ne pourra plus correspondre à l’individu, d’autre part l’agentivité devient problématique, ou pour le moins diffuse. Dans le cas de la guêpe, le virus et son hôte agissent l’un à travers l’autre : comme dans tout récit enchâssé dans un autre, le passage d’un niveau narratif à un autre est l’occasion de perturber le schéma actantiel qui semblait s’être installé. Des exemples d’entités multi-espèces sont difficiles à trouver en littérature, mais la question narrative du sujet de l’action est déjà posée par Platon, lorsque Socrate décrit son daimon, cet esprit intérieur qui l’exhorte à ne pas commettre certaines actions, dans le Phèdre, le Théétète, l’Alcibiade et l’Apologie de Socrate. Le sujet socratique paraît double, Socrate étant habité par un inhibiteur d’action, qui ne lui conseille jamais de faire quoi que ce soit, mais le retient lorsqu’il s’apprête à agir malencontreusement. Les deamons qui accompagnent les personnages de la trilogie de Philipp Pullman héritent donc de cet ancêtre socratique, ainsi que du familier des sorcières et de la théorie jungienne de l’animus ou anima, personnalité intérieure et inconsciente dont le sexe est l’opposé de celui de l’individu conscient. Mais ces entités ne font que dédoubler le sujet, tandis que les relations parasitaires construites par David Mitchell complexifient davantage la notion de sujet. Dans sa fiction, les parasites voyageurs fonctionnent dans une logique temporelle bien plus longue que celle de leurs hôtes humains, logique qui les fera alterner entre relations mutualistes et destructives. Chez Mitchell, le décentrement apporté par le parasite affecte non seulement la fonction du sujet, mais la perspective temporelle, ou plutôt, dans la vision pessimiste de l’auteur, la myopie temporelle qui est la nôtre. »

III. Troisième défi de la transposition : la métaphorisation

E. Bapteste : « Les virus sont des vecteurs de changement notamment puisqu’ils transforment le monde vivant de l’intérieur en changeant la génétique de leurs hôtes. La littérature est probablement familière de ces conflits et bouleversements intérieurs, à l’image du roman « Nana » d’E. Zola, qui décrit un second empire rongé de l’intérieur. Pour décrire les relations entre hôtes et virus, les scientifiques emploient déjà leurs propres métaphores. Ils parlent volontiers en termes de courses aux armements, c’est-à-dire de successions d’innovations et de contre-innovations qui permettent soit au virus de se reproduire avec succès dans les cellules, soit au contraire aux cellules de dégrader les instructions génétiques des virus en train de les envahir. Pour leur part, ces brassages d’instructions génétiques sont modélisés par des réseaux représentant les partages de gènes entre virus et hôtes, mais aussi entre virus, résultant de ces échanges. Des monstres de Frankenstein moléculaires sont engendrés par ces processus de combinatoire de fragments d’ADN sous contrainte de la sélection naturelle. Cette représentation des virus non seulement comme des mosaïques d’instructions génétiques, mais aussi comme des agents hybridogènes, impliqués dans l’émergence d’autres mosaïques d’instructions génétiques, souligne la dimension entrecroisée du devenir des virus et des organismes dans la trame du vivant. La grande banalité des chimères génétiques qui en résulte met en avant l’importance des hybridations et du métissage dans la nature. Là encore, ces thèmes scientifiques comptent déjà parmi ceux exploités par la littérature : depuis les récits mettant en scène les créatures chimériques des mythologies grecques à L’île du Dr. Moreau de H. G. Wells. Mais un passage à l’échelle, une démultiplication des hybrides aux racines plurielles, semble encore possible dans des œuvres littéraires qui choisiraient de faire vraiment leur place aux virus, pour inventer des personnages aux histoires complexes et de ce fait aux interactions complexes, comme le fait Zadie Smith dans son roman White Teeth, mais cette fois généralisé également hors de l’espèce humaine. »

Liliane Campos :  « Lorsqu’on observe l’appropriation des termes scientifiques par les écrivains, la tendance analogique est frappante : il semblerait que l’un des principaux attraits du discours scientifique pour l’artiste soit le détournement métaphorique dont il peut faire l’objet. Certaines métaphores, comme celles inspirées par l’évolution ou la sélection naturelle, ont une longue histoire politique et artistique, qui inclut très tôt une dimension parodique (Goodall ; Shepherd-Barr). Gillian Beer, qui analyse dans Darwin’s Plots la circulation de structures narratives et d’images entre la prose de Darwin et les romanciers qui lui sont contemporains, a souligné par exemple l’importance de l’image du « réseau » généalogique (« web ») chez Darwin et du « réseau » des relations sociales chez la romancière George Eliot lectrice de Darwin. Mais l’appropriation politique de certaines métaphores biologiques ancre ces termes dans plusieurs champs discursifs. Ainsi lorsque Margaret Drabble active dans The Radiant Way (1989) la métaphore darwiniste de la survie du plus fort, c’est dans une parodie du discours conservateur et du modèle de la compétition à tout prix prôné par Thatcher : dans les années 1980, « [s]urvival of the fittest seems to be the new-old doctrine » (172).

La métaphore de l’hybridation est elle aussi chargée d’une longue histoire politique et esthétique, et ce n’est pas sans ironie que Zadie Smith l’intègre, dans White Teeth, à son portrait d’une jeunesse londonienne issue de l’immigration. La famille anglaise des Chalfen, qui accueille avec bienveillance les deux jeunes protagonistes Irie et Millat sous leur toit, est une famille de scientifiques qui croit aux bienfaits de l’hybridation : pendant que Joyce Chalfen, passionnée de jardinage, défend la supériorité des plantes hybrides, Marcus Chalfen travaille à sauver l’humanité par le moyen d’une souris hybride surnommée Futuremouse©. Fascinée par cette famille si différente de la sienne, Irie aspire à fusionner avec les Chalfen : « to be of one flesh ; separated from the chaotic, random flesh of her own family and transgenically fused with another » (342). Smith relie toutefois les travaux de Marcus Chalfen au passé eugéniste de la génétique européenne, et satirise, par les mutations de ses personnages, le déterminisme génétique tout autant que le déterminisme culturel. La scène finale du roman, au cours de laquelle Futuremouse© s’échappe allègrement d’une conférence de presse donnée à son sujet, est un joyeux pied-de-nez à toute velléité de programmation ou de théorisation scientifique des Londoniens hybrides du XXIe siècle.

Le discours scientifique sur le virus semble d’autant plus transposable à l’humain qu’il est, comme tu le soulignes, déjà métaphorique. Le terme de « parasite », qui joue lui aussi un rôle analogique dans le récit de Zadie Smith, provient d’un personnage du théâtre antique. Les métaphores employées par les virologues (« course à l’armement », « chimère », « monstre de Frankenstein ») activent un imaginaire menaçant, non seulement mythologique mais anthropomorphe. Or les métaphores anthropomorphes facilitent l’appropriation du discours scientifique par la littérature. La célèbre pièce de Michael Frayn, Copenhagen (1998), dans laquelle la métaphore quantique joue un rôle clef dans la présentation des incertitudes historiques concernant les physiciens Niels Bohr et Werner Heisenberg, dramatise ainsi une analogie (entre personnages et électrons) courante dans la littérature de vulgarisation. L’anthropomorphisation est en effet un outil fréquent dans la vulgarisation de la physique quantique au cours des années 1980 : Elizabeth Leane a souligné la tendance des auteurs de « popular science » à décrire les éléments subatomiques comme de petits personnages dans ce qu’elle nomme des « fables quantiques » (Leane, chap. 4). Le discours scientifique vulgarisateur est non seulement déjà métaphorique, mais riche en procédés narratifs anthropomorphes et, dans le cas de la mécanique quantique, en métaphores théâtrales. Le dramaturge Michael Frayn ou le metteur en scène Claude Régy, qui décrit sa pratique comme un « état d’incertitude » (Régy, 2002), exploitent ainsi un discours déjà empreint de dramaturgie.

Pour revenir au discours biologique, si l’on ouvre le roman de Judith Schalansky, L’Inconstance de l’espèce, à la page intitulée « Chimères », on trouve cette métaphore mytho-biologique appliquée aux utopies communistes. Schalansky, qui donne la parole à une enseignante de biologie, propose en effet à son lecteur de voir la vie d’une petite ville moribonde d’Allemagne de l’est par le prisme de l’évolution. Chaque double page porte le nom d’un mécanisme biologique, qui illustre, souvent de façon ironique, la situation humaine qui s’y trouve. La section « chimères » est donc une discussion entre un enseignant nostalgique des rêves communistes et la narratrice sceptique face à ces « Fantasmes du Far Est » :

Richesse pour tous. Des tartines aux algues. La fraternisation de tous les peuples. Faire fondre les calottes polaires, irriguer les déserts, apprivoiser les ours. Assécher la Méditerranée. Eradiquer le cancer, le vieillissement, la mort. C’était en tout cas plus original que le tourisme spatial ou le clonage de moutons. Ils n’avaient réussi qu’au printemps dernier à créer un embryon hybride. Une créature panachée de vache et d’homme qu’ils avaient détruite au bout de trois jours, après cinq divisions cellulaires. (151)

Lorsque nous tentons d’imaginer les directions que pourraient prendre des métaphores virales, la question est toutefois compliquée par la polyvalence du terme « virus ». Le transfert métaphorique qui a déjà eu lieu de la biologie vers les sciences informatiques brouille en effet la donne. Les premiers programmes informatiques destinés à se répliquer et à se relocaliser eux-mêmes ont été imaginés dans le cadre de jeux dont les noms métaphoriques, comme « Darwin » (créé en 1961) ou « Core War », sont porteurs de conotations évolutionistes et miliaires. Le premier emploi du terme « virus » est attribué à Fred Cohen, qui l’aurait utilisé pour la première fois dans sa thèse en 1986 pour décrire un programme capable d’infecter d’autres programmes afin qu’ils incluent une version potentiellement modifiée de lui-même. L’ubiquité actuelle de la métaphore virale, qui décrit notamment un processus de circulation et de contamination rapide, trouve ainsi ses racines dans un double référent, biologique et informatique.

Il est d’autant plus intéressant de voir que l’imaginaire biologique de la fiction contemporaine, lorsqu’il travaille l’idée d’un réseau vivant qui remet en cause les frontières de l’individu, fusionne parfois avec un imaginaire informatique. Dans la bande dessinée de Frederik Peeters, aâma, c’est un vaste réseau organique et informatique qui prend peu à peu le contrôle de l’humanité. Envoyé sur la planète Ona(ji) pour retrouver un produit précieux supposé resté à un stade expérimental, le narrateur découvre que celui-ci, libéré dans l’environnement, est devenu une « multitude invisible » qui évolue sous une forme hybride, organique et technologique (Peeters 2012). A la fois micro et macro-organisme, l’image du réseau vivant permet des renversements d’échelles dans lesquels les personnages parcourent un paysage semblable au « milieu intérieur » du corps humain, où « d’étranges glandes palpitaient […], des membranes gluantes, saisies de frissons électriques se contractaient subitement » (Peeters 2013, 17). Mais la propagation rapide d’aâma d’un être humain à l’autre passe par les implants qui permettent désormais à toute l’humanité d’être connectée à un réseau d’information et de mémoire. Derrière la contamination organique, c’est l’homme internautique et informatique que Peeters interroge réellement. »

IV. Quatrième défi de la transposition : l’évolution des schèmes poétiques

E. Bapteste : « Précisément, un autre aspect retient l’attention des scientifiques qui étudient les virus : leur capacité à affecter des populations entières. Effrayés par les épidémies d’Ebola, de Zika ou de grippe A, nous sommes tous familiers avec cette situation, que subissent également les micro-organismes attaqués par des virus. Par exemple, pour décrire l’impact des virus sur les populations bactériennes, un modèle intéressant parce que contre-intuitif dans ses effets, a été proposé par des chercheurs espagnols. Ce modèle s’intitule « Mort au vainqueur ». Il explique pourquoi les virus généralistes pourraient contribuer à l’élimination systématique des meilleures bactéries d’une population, des plus efficaces en termes de multiplication, et non pas des plus faibles. En bref, l’idée centrale de ce modèle est qu’une bactérie ayant subi une mutation qui la rend plus efficace va se multiplier davantage que ses concurrentes et laisser plus de descendants. En l’absence de virus, ces bactéries mutées prendraient donc le pas sur leurs consoeurs, et dans la mesure où les ressources sont limitées, les bactéries les moins efficaces disparaîtraient inévitablement des populations. En revanche, en présence de virus, les bactéries les plus abondantes et celles qui se reproduisent le plus vite vont mécaniquement devenir la cible privilégiée des virus, puisque la probabilité de rencontre entre un virus et un type de bactérie est directement lié à la proportion de ces bactéries dans les populations. Ainsi, selon ce modèle, quand un type de bactérie devient efficace, il se fait ratiboiser par un virus plutôt qu’il n’élimine les autres bactéries apparemment moins adaptées que lui.

« Mort au vainqueur » explique pourquoi les populations de bactéries sont hétérogènes et composées d’organismes peu efficaces plutôt qu’homogènes et constituées presque exclusivement des meilleurs du moment. Les virus apparaissent ici comme des vecteurs d’égalité, ou comme les responsables d’un monde peuplé d’une longue traîne d’êtres peu performants. Ce modèle propose un Macbeth à l’échelle industrielle, la décimation de populations de rois ! Dans la même veine, on peut imaginer que des œuvres littéraires tenant compte de l’esprit des découvertes de la virologie puissent recycler d’autres modèles de cette discipline pour décrire des dynamiques populationnelles. »

Liliane Campos : « La transposition que tu évoques ici, celle d’un « modèle » scientifique dans un récit, peut être abordée par la notion de « schèmes » poétiques développée par Fernand Hallyn. Dans ses analyses des structures rhétoriques de la science, Hallyn a démontré qu’une approche « poétique » ou « rhétorique profonde » du discours scientifique fait ressortir un imaginaire tropologique, « producteur d’opérations sémantiques, telles que la métonymie et la métaphore, conduisant à des transformations conceptuelles », et narratif, « producteur de récits tels que des expériences de pensée, à valeur d’exploration et d’argumentation » (Hallyn, 12-13). Hallyn s’intéresse aux schèmes poétiques produits par cet imaginaire dans le discours de la découverte scientifique : en suivant ce modèle, on peut interroger les schèmes produits par l’imaginaire narratif des travaux récents sur les virus. Le modèle de la « mort au vainqueur » (« kill the winner ») est un schème particulièrement intéressant par ses résonances tragiques : le choix des termes suggère une mort apparemment injuste, une structure narrative qui punirait son héros. L’expression serait un sous-titre adéquat pour certaines œuvres fondatrices du répertoire tragique, comme L’Orestie. Le destin tragique des Atrides est en effet de voir les meurtres s’enchaîner après le crime originel d’Atrée : Agamemnon rentre vainqueur du siège de Troie au début d’Agamemnon, mais pour être assassiné dès son retour au palais, et la victoire de Clytemnestre est à son tour punie dans Les Choéphores. Seul Oreste échappe, grâce à l’intervention d’Athéna, à ces représailles.

Le schème de la mort au vainqueur a également des affinités frappantes avec le schéma tragique shakespearien théorisé par Jan Kott, auquel il donne le nom de Grand Mécanisme. Kott décrit le processus à l’œuvre dans les tragédies historiques de Shakespeare comme un mécanisme implacable, un « cortège de rois qui gravissent le grand escalier de l’histoire » et qui, l’un après l’autre, font chuter celui qui parvient au sommet (Kott, 42). Cette schématisation est marquée par le contexte du début des années 1960, et par les comparaisons que Kott opère entre le corpus shakespearien et le théâtre de l’absurde : remplacer le destin par un mécanisme, c’est dire l’absurdité implacable des souffrances humaines. Comme tu le soulignes, le défi narratif des découvertes récentes en microbiologie est d’opérer un changement de focalisation, de l’individu à la population, ce qui éloignerait le récit du schéma tragique. Mais il est remarquable que le choix terminologique des biologistes cités ici demeure, du moins dans le cas de la « mort au vainqueur », au singulier, centré sur l’individu. Car cette rhétorique permet au discours scientifique de dramatiser lui aussi son contenu, en faisant de la bactérie ou du virus un personnage individualisé. »

V. Cinquième défi de la transposition : l’invention de nouveaux personnages pluriels

E. Bapteste : « Tes remarques sont extrêmement intéressantes parce que précisément nous autres biologistes avons parfois du mal à cerner les frontières des individus. De nombreux virus modifient les lignées de leurs hôtes sur le plan physiologique et peut-être sur le plan comportemental. Ceci est vrai pour les animaux, transformés jusque dans leurs entrailles dans le cas de l’évolution de la placentation chez les mammifères, qui repose notamment sur l’acquisition de deux gènes viraux. Et ceci est peut-être aussi en partie vrai pour notre espèce, dans notre génome d’une part et depuis notre intestin d’autre part. Ainsi, bien que les estimations soient difficiles à établir, la littérature de vulgarisation scientifique a retenu deux chiffres marquants au sujet de notre ADN. 8 % du génome humain proviendrait d’ADN de virus. 34 % proviendraient d’autres éléments génétiques mobiles, probablement apparentés aux rétrovirus : les rétrotransposons. Cela fait donc de chacun de nous un « humain-virus ». Et, en dehors de notre ADN, il y a dans notre corps autant de cellules humaines (déjà génétiquement hybrides donc) que de cellules microbiennes. Dans nos vaisseaux sanguins, un tiers des produits chimiques en circulation sont secrétés par des populations microbiennes et virales qui sont nos résidents intérieurs.

Dans la mesure où tant de nos composants sont extra-humains, notre espèce, comme bien d’autres, est le résultat d’un processus de co-construction. Nous formons une sorte de méta-organisme associant des traits provenant de différentes sources phylogénétiques. Et une des questions scientifiques majeures, abordée dans le thriller évolutionniste « Conflits intérieurs : Fable scientifique » est de comprendre comment tous ces univers microscopiques et macroscopiques co-habitent. Que reste-t-il d’humain, de proprement humain en chacun d’entre nous ? Quelle est la part des virus (et des microbes) dans notre psyché et notre développement ? Mon hypothèse, qui rejoint les théories scientifiques actuelles sur les holobiontes, est que nous sommes des Chosmo sapiens, un collectif de cellules humaines, microbiennes et virales. Chosmo sapiens est un néologisme qui mélange cosmos pour décrire la multitude biologique organisée qui grouille en nous et le nom de genre et d’espèce Homo sapiens. Il signifie donc le mélange inéluctable de plusieurs agents en un seul être. Nous sommes humains parce que co-construits par des « in-humains ». Nous n’existons que dans une relation avec des milliards d’autres. Quand les virus ou les microbes déséquilibrent ces relations, notre méta-organisme entre dans une zone de turbulence : virus et microbes font de nous des Chaosmo sapiens jusqu’à l’établissement d’un prochain état d’équilibre. Chaosmo sapiens est un autre néologisme, basé sur la notion de chaos et notre nom de genre et d’espèce, qui décrit l’association perturbante qui surgit quand les relations entre Homo sapiens et ses microbes deviennent désorganisées.

Si cette conclusion est exacte, les travaux de virologie et de microbiologie nous invitent à repenser notre identité et celle de très nombreux êtres vivants. Du même coup, revisiter l’ontologie biologique pourrait conduire, dans un souci de vraisemblance, à revisiter les ontologies du personnnage littéraire. Un des attraits de ces études pourraient être d’encourager l’écriture d’œuvres dont les héros assumeraient leur nature de méta-organismes. Après tout, il y a déjà une littérature des cyborgs. Les méta-humains aussi, comme les humains augmentés, voire plus qu’eux puisque Chosmo sapiens peut être augmenté tant dans sa dimension humaine que dans sa dimension microbiologique, méritent probablement la considération de nos plumes et de nos claviers. Les méta-humains pourraient au minimum inciter les auteurs à multiplier les points de vues narratifs, viraux, humains et communs. Enfin, la littérature pourrait aider à nommer de manière plus poétique ces nouveaux méta-êtres que les scientifiques ont seulement commencé à révéler durant ces dix dernières années. »

Liliane Campos : « Les travaux récents de la recherche universitaire dans le domaine artistique et littéraire témoignent d’une fascination croissante, mais encore très théorique, pour le microbiote et la déstabilisation identitaire apportée par une vision de l’humain comme méta-organisme[4]. Les résonances post-humanistes, ou du moins post-anthropocentristes, de ces découvertes les rendent en effet très attrayantes pour les théoriciens de l’art et de la littérature cherchant à formuler le décentrement du sujet contemporain. Mais pour l’instant le méta-organisme qui semble le plus intéresser les écrivains est celui d’une planète considérée comme vivante, et dont nous ne serions plus les symbiotes mais des parasites destructeurs. Dans aâma de Peeters, la « multitude invisible » que découvre le narrateur est à la fois intérieure et extérieure, hôte de l’humain dans les deux sens du terme car elle est portée en lui mais devient également son environnement extérieur. Dans The Stone Gods de Jeanette Winterson, autre roman d’anticipation qui imagine une planète malade, prisonnière d’une boucle temporelle qui mène toujours à sa destruction, ce sont les humains qui transforment la terre en chair à vif (ou en Chaosmo Sapiens pour détourner tes termes), dont ils sont condamnés à parcourir les plaies béantes : « we walked through a world dark-coloured now in purple and red, livid, raw, exposed, like a gutted thing, and always around us, high cries of rage and fear » (101).

Cette vision de l’environnement comme méta-organisme n’est pas limitée aux œuvres de science-fiction : elle constitue un trope récurrent de la Cli-Fi (Climate Fiction) et plus généralement de la littérature inspirée par le rapport de l’homme à son environnement naturel. La compagnie de théâtre Complicite, dans son adaptation récente du roman de Petru Popescu Amazon Beaming, invite ainsi le public à visualiser la forêt amazonienne comme un vaste cerveau, un organisme vivant temporairement parasité par l’homme mais dont l’échelle temporelle le dépasse[5]. L’art contemporain se fait ainsi l’écho, volontaire ou non, de l’hypothèse Gaïa proposée par Lovelock et Margulis dans les années 70 et développée plus récemment par Bruno Latour. Décrite comme « constitué[e] d’un ensemble de boucles de rétroactions en perpétuel bouleversement » (Latour), Gaïa se rapproche du méta-organisme et pose des questions semblables d’agentivité diffuse et divisée, car elle ne peut être considérée comme une entité souveraine : elle est, selon Latour, aussi mystérieuse que l’être humain. L’analogie est tentante, car elle puise dans une longue tradition poétique de mise en regard de l’humain et de son environnement : gageons qu’elle le sera aussi pour les écrivains du Chaosmo sapiens. »

Conclusion

Eric Bapteste : « D’un point de vue scientifique, les virus sont des acteurs biologiques essentiels. Dans un souci de vraisemblance, il semble contre-intuitif de ne pas leur accorder une place plus considérable dans nos récits, et de laisser ces héros du quotidien ignorés dans le seul champ, aussi fécond soit-il, de la science-fiction. D’autant plus que les connaissances au sujet des virus offrent de multiples opportunités narratives, bien théorisées en littérature comme tu l’as remarquablement souligné. Pour autant, une littérature plus réaliste parce qu’encore plus inspirée de la virologie serait manifestement confrontée à de nombreux défis. Sans perdre le lecteur, il lui faudrait parvenir à décrire un monde extraordinairement divers, emboîté, presque cybernétique, plein de boucles de rétroactions, d’interactions multi-espèces, aux temporalités multiples, et fourmillant d’agents chimériques. Pour qui voudrait relever ce défi, il y a probablement une saga des méta-organismes à écrire. »

Liliane Campos : « Si l’imaginaire du virus biologique est désormais lié à celui du virus informatique, l’imaginaire de l’holobionte sera peut-être nourri lui aussi par d’autres images, planétaires cette fois, d’un méta-organisme aux actants multiples. Car la richesse métaphorique de ces termes, « virus » ou « organisme », leur donne une capacité remarquable à relier entre eux différents champs discursifs, différentes échelles et différents univers. Les métaphores de l’organisme ont peut-être perdu le rôle dominant, politique, sociologique et artistique qu’elles ont joué au XIXe siècle, mais les analogies virales et immunitaires témoignent de leur tenacité au XXIe. Reste à voir quelles interactions, quelles hybridations narratives surgiront en littérature face aux actants surprenants de la microbiologie. »

Remerciements :

Merci à Pierre-Louis Patoine, Aude Leblond, Marc Silberstein, François-Joseph Lapointe et Chloé Vigliotti pour leurs conseils et coups d’œil précieux.

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ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVII


[1] « Le gray goo représente le rique hypothétique d’une catastrophe généralisée résultant de la perte de contrôle du processus d’auto-réplication des nanorobots. » (Maestrutti, 39). Proposé par Eric Drexler en 1986 dans son texte Engines of Creation, ce terme décrit un processus semblable à celui imaginé par Greg Bear, mais inscrit la multiplication de nano-robots dans un scénario catastrophiste, où ces minuscules réplicateurs imiteraient et remplaceraint le monde vivant.
[2] Pour une analyse détaillée de ces romans, voir l’article de Claire Larsonneur dans ce même numéro d’Epistémocritique.
[3] David Mitchell a également souligné dans une interview l’ancrage biologique des relations symbiotiques qu’il explore, en proposant une définition plurielle de l’humain : « A human being is an interconnected system of colonies of different life forms that evolve symbiotically » (Wallace).
[4] On a pu, par exemple, noter la prépondérance de ces notions dans les communications regroupées dans le panel « Bactéries » au congrès 2016 de la Society for Literature, Science and the Arts, tenu à Stockohlm sur le thème « Control ».
[5] Complicite, The Encounter, spectacle créé au festival d’Edimbourg en 2015.




Le modèle scientifique dans le théâtre de Tom Stoppard

Depuis une vingtaine d’années, des domaines aussi divers que la thermodynamique, la mécanique quantique, ou la neuroscience ont fait leur apparition dans le dialogue de théâtre britannique, et cette intégration du discours scientifique au texte dramatique semble marquer une rupture par rapport aux représentations traditionnelles de la science. Tandis que le théâtre du vingtième siècle, et surtout celui de l’après-Hiroshima [1], mettait en avant les responsabilités et les dilemmes éthiques des chercheurs, celui des années 90 et 2000 s’intéresse bien moins au rôle politique de leurs découvertes qu’à la représentation du réel construit par les discours de la science [2].

Chez Michael Frayn, Tom Stoppard ou dans les créations du Théâtre de Complicité, la théorie scientifique est examinée dans sa fonction de description du réel, et ses modèles sont exploités à des fins métaphoriques et narratives. L’exploration esthétique et épistémologique de la science prend ainsi le pas sur le débat éthique.

Dans cet engouement du théâtre pour la science, Tom Stoppard joue le rôle d’un précurseur. Ses pièces au contenu scientifique le plus explicite, Hapgood (1988) et Arcadia (1993), correspondent au début de la vague contemporaine de science plays, et Arcadia a été applaudie comme l’un des mariages les plus réussis entre science et théâtre [3]. Mais l’intérêt de Stoppard pour le modèle scientifique ne date pas des années quatre-vingts, et nous retracerons ici son évolution depuis ses premières créations dans les années soixante. Le « modèle » scientifique a ici deux sens différents, car si d’une part le raisonnement logique et la formule mathématique ont servi de modèles à l’écriture dramatique de Stoppard, et la pensée mathématique est donc un exemple qu’il cherche à imiter, d’autre part un certain nombre de théories (la mécanique quantique, la théorie des catastrophes et la théorie du chaos) et de modèles mathématiques ont servi de métaphores structurantes à certaines de ses œuvres. Nous nous proposons ainsi d’analyser ces deux niveaux d’interaction avec les discours de la science, en cherchant à élucider le rapport qui s’y établit entre le modèle scientifique et la fable dramatique.

Pour Stoppard, la beauté mathématique est d’abord celle de l’équation et de la formule, et nous commencerons par analyser sa tendance à construire l’intrigue comme un problème logique. Le désir de logique éprouvé par les personnages de son théâtre est cependant frustré par des renversements de perspective et une instabilité herméneutique qui les pousse à remettre en cause leur raisonnement. Chez Stoppard, semble-t-il, la position objective du spectateur raisonnant n’est pas tenable ; elle sera toujours remise en cause. Cette déstabilisation postmoderne trouve alors ses métaphores dans certaines théories de la science du vingtième siècle, qui lui permettront de réconcilier la tentation de la logique avec l’impossibilité de la prévision. En se tournant vers les théories de l’incertitude et de la discontinuité, Stoppard trouvera des structures permettant à la fois de remettre en cause le fonctionnement linéaire traditionnel de la fable et de renouveler celle-ci, la rendant apte à exprimer l’imprévisibilité des systèmes humains.

I. La formule dramatique

Depuis le succès retentissant de Rosencrantz and Guildenstern are Dead en 1966, Tom Stoppard est devenu l’un des auteurs emblématiques du théâtre anglais contemporain. Ses dialogues comiques nourris de théories philosophiques, scientifiques et littéraires lui ont donné la réputation de dramaturge intellectuel, et l’un des traits les plus constants de son écriture est le jeu de langage sous toutes ses formes, que certains ont qualifié de « cerebral wit » [4] ou de « mécanique stoppardienne de la cérébralité » [5] . Son œuvre examine le langage et la représentation sous toutes leurs coutures et « offre une surabondance de mots, de signes, de référents et une théâtralité exacerbée » [6].

Or, dans cette réflexion sur le langage, la représentation mathématique occupe une place privilégiée, car le foisonnement du sens est toujours contenu par une forme logique. Lorsqu’il décrit son œuvre deux images reviennent régulièrement dans les propos de Stoppard : l’équation et le paradoxe. L’évènement théâtral devient “une équation qui se transforme sans cesse et dont la plupart des variables sont déterminées par la représentation” [7]. L’image de l’équation permet ainsi d’exprimer l’équilibre vivant de la représentation, équilibre qui dépend d’un public toujours différent et d’une performance qui ne se répète jamais à l’identique. Cette mathématisation de l’expérience théâtrale est renforcée par une insistance sur la forme logique dans la structure dramatique, car Stoppard souligne que son théâtre est toujours « logique et rationnel » [8] et que le paradoxe est une structure qui l’attire particulièrement : « Paradox appeals to me. Paradoxes have a shape, like a piece of architecture. […] They’re like a thought process in concrete form – you can see the actual shape and structure of it » [9].

On voit ici à quel point la logique séduit par sa forme et par sa capacité à structurer l’œuvre théâtrale [10] De fait, la formule et le paradoxe vont souvent fournir la forme dramatique des pièces de Stoppard. Dès 1969, il place une équation au centre de sa pièce radiophonique Albert’s Bridge. Albert est un diplômé de philosophie devenu peintre, et son travail quotidien consiste à repeindre le pont de Clufton Bay. L’équipe d’entretien comprend quatre peintres, et la vitesse de détérioration de la peinture fait de leur travail une opération continue : dès que les ouvriers atteignent une extrémité du pont, l’autre extrémité a de nouveau besoin d’être repeinte. Au début de la pièce, l’ingénieur Fitch propose une restructuration de l’opération : en utilisant une peinture quatre fois plus résistante, et en n’employant plus qu’un seul peintre, la ville pourra économiser des sommes considérables. Albert sera ce peintre solitaire, et le drame qui s’ensuit découle d’une simple erreur de calcul, puisque Fitch omet de prendre en compte la phase de transition au cours de laquelle l’ancienne peinture s’effritera aussi vite qu’avant, et le peintre chargé de son entretien ne pourra pas la remplacer assez vite par la nouvelle. Cette erreur de calcul produit une comédie noire dans laquelle la détérioration rapide du pont, qui scandalise les habitants de Clufton, est accompagnée par une détérioration tout aussi rapide du caractère d’Albert, qui se laisse enivrer par le sentiment de maîtrise et de supériorité que lui procure sa position au-dessus de la ville. Sa misanthropie ne cesse de grandir, et il abandonne progressivement femme et enfant pour se réfugier dans l’abstraction et la solitude, avec pour seul compagnon un suicidaire récidiviste, Fraser, dont les tentatives répétées échouent toujours face à la beauté du spectacle offert par la ville. La pièce se conclut par l’effondrement du pont, lorsque Fitch décide d’envoyer mille sept cent quatre-vingt dix-neuf peintres terminer le travail en une journée : l’effet combiné de leurs pas déclenche l’oscillation de la structure, et la belle équation de l’ingénieur s’écroule en quelques instants.

Le pont d’Albert incarne ainsi un désir d’ordre et de maîtrise du monde qui sera toujours voué à l’échec. Fitch et Albert partagent cette fascination pour l’équation qu’il représente : « It’s poetry to me », s’extasie Fitch, « a perfect equation of space, time and energy… It’s continuity, control – mathematics » [11]. La formule mathématique exprime la maîtrise logique du réel et s’oppose au chaos de la vie quotidienne des citadins. Ce contraste est souligné à plusieurs reprises par Fraser, qui fuit le désordre de la ville pour se réfugier dans la tranquillité de la perspective mathématique :

– FRASER … I couldn’t bear the noise, and the chaos. I couldn’t get free of it, the enormity of that disorder, so dependent on a chance sequence of action and reaction. […] Quite ordered, seen from above. Laid out in squares, each square a function, each dot a functionary. I really think it might work. Yes, from a vantage point like this, the idea of society is just about tenable [12].

Le pont devient le symbole d’une réalité maîtrisée par la géométrie et la formule mathématique, et si les fantasmes d’Albert et de Fitch sont détruits par son effondrement final, la maîtrise mathématique de l’auteur est, elle, parfaitement conservée, car l’oscillation destructrice du pont peut elle aussi être exprimée par une formule physique. Celle-ci sera évoquée dans les derniers instants par Fraser : «the physical laws are inviolate […] if you carry on like that a bridge will shiver, the girders tensed and trembling for the release of energy being driven through them… » [13]. La structure architecturale s’effondre peut-être, mais la forme logique de la pièce reste intacte.

La séduction de l’équation réside donc autant dans l’idée d’équilibre que dans la notion de formule, si l’on songe à la racine latine du mot forma et à l’idée de forme de pensée. Cette fascination pour la formule réapparaît dans les pièces philosophiques et politiques des années soixante-dix et quatre-vingt, dans lesquelles Stoppard joue de plus en plus avec le paradoxe. Dans la comédie philosophique Jumpers (1972), il met en scène un philosophe moral en lutte contre le positivisme logique, qui tente inlassablement de prouver l’existence de Dieu en explorant les paradoxes de l’argumentation adverse. Puis, dans une série de pièces dénonçant la répression dans les pays du bloc de l’Est, Stoppard fait le procès du raisonnement totalitaire en l’examinant d’un point de vue logique. Every Good Boy Deserves Favour, Professional Foul, et Squaring the Circle abordent le totalitarisme en démontrant que le langage et la logique peuvent être des outils de répression politique, et en soulignant les paradoxes qui en découlent. La formule mathématique devient alors le lieu de la contradiction et de l’insoluble, notamment dans la « pièce pour acteurs et orchestre » issue d’une collaboration avec le compositeur André Previn, Every Good Boy Deserves Favour.

En 1976, sa rencontre avec le dissident tchèque Victor Fainberg pousse Stoppard à dénoncer une pratique fréquente des régimes répressifs : l’internement des dissidents dans des asiles sous prétexte de troubles mentaux. Stoppard milite pour la libération du dramaturge Václav Havel, interné lui aussi, et commence alors à s’intéresse à ce qu’il nomme la « logique de la répression » [14]. Every Good Boy Deserves Favour illustre cette logique par une situation fictionnelle semblable à celle de Havel. Alexander Ivanov y est interné dans un hôpital psychiatrique pour avoir critiqué le régime de son pays. Son internement et sa grève de la faim ont soulevé l’indignation internationale, et sa libération est immanente, mais le régime doit trouver une façon de procéder qui lui permette de sauver la face : « They don’t want to lose ground », affirme Ivanov, « They need a formula » [15]. Ainsi le discours politique est représenté par l’idée de formule, qui connote le slogan de propagande mais aussi la formule mathématique. Lorsque Ivanov refuse de déclarer qu’il a été interné pour de bonnes raisons et menace de mourir de faim à l’hôpital, le directeur de l’hôpital se dit alors confronté à une « impasse logique », puisque le régime ne peut se contredire publiquement. L’idée de logique est donc déterminée par le discours politique qui l’emploie, et les syllogismes et paradoxes qui en découlent sont fondés sur la contrainte.

Afin de mieux souligner l’absurdité du raisonnement politique, Stoppard l’intègre aux scènes d’école où le fils d’Ivanov, Sacha, récite ses leçons de géométrie :

–SACHA ‘A point has position but no dimension.’

– TEACHER The asylum is for malcontents who don’t know what they’re doing.

– SACHA ‘A line has length but no breadth.’

– TEACHER They know what they’re doing but they don’t know it’s anti-social.

– SACHA ‘A straight line is the shortest distance between two points.’

– TEACHER They know it’s anti-social but they’re fanatics.

– SACHA ‘A circle is the path of a point moving equidistant to a given point.’

– TEACHER They’re sick.

– SACHA ‘A polygon is a plane area bounded by straight lines.’

– TEACHER And it’s not a prison, it’s a hospital [16]

L’effet de cette juxtaposition est double : d’une part, les axiomes de la géométrie euclidienne produisent un écho ironique aux propositions de la maîtresse (la « position » des mécontents répond à celle du point, l’hôpital est un exemple de polygone, etc.) et leur donne une résonance mathématique ; d’autre part, l’enchaînement limpide de l’axiomatique forme ici un contrepoint au raisonnement de la maîtresse, et en fait ressortir les multiples contradictions. Dans Every Good Boy Deserves Favour, le discours géométrique représente donc un certain espoir de résistance par la raison. Dans les années suivantes, Stoppard reprendra la notion de contradiction inhérente au système dans deux pièces écrites pour la télévision : Professional Foul et Squaring the Circle. Inspiré par la charte 77 et la répression des intellectuels qui sévissait en Tchécoslovaquie, le scénario de Professional Foul intègre des notions de la théorie des catastrophes pour explorer les paradoxes éthiques soulevés par les régimes répressifs. Puis, dans Squaring the Circle, Poland 1980-1, Stoppard étudie le conflit qui oppose au début des années quatre-vingts le syndicat Solidarité à l’état communiste polonais, et perçoit la situation comme une impasse qui découle de la contradiction entre deux systèmes de valeurs. Il intitule donc sa pièce « la quadrature du cercle », et la géométrie lui permet ainsi d’exprimer à nouveau l’idée du problème insoluble [17].

La formule mathématique permet ainsi de décrire métaphoriquement les systèmes humains explorés par le dramaturge, et la fable dramatique est redéfinie en termes de problème qui sera résolu par la logique. Prenons comme dernier exemple Hapgood (1988), un thriller d’espionnage empreint de physique quantique qui poursuit de façon plus systématique cette imitation du raisonnement scientifique. Dans une atmosphère de mystère et de double jeu inspirée par les romans de John Le Carré, l’intrigue repose sur une enquête menée par l’espion britannique Hapgood, à la recherche d’un agent double qui agirait dans son équipe. La duplicité est omniprésente dans l’intrigue, l’identité des personnages se transforme sans cesse, et la présence d’un physicien dans l’équipe permet d’exprimer cette ambivalence fondamentale par une métaphore scientifique : celle de la dualité de la lumière, qui présente simultanément des propriétés d’ondes et particules. La fonction dramatique du physicien Kerner est de décrire régulièrement l’intrigue en termes de problème logique, et Hapgood jongle ainsi avec deux genres non-dramatiques : la pièce peut être lue à la fois comme un pastiche du roman d’espionnage, qui joue de son vocabulaire et de ses scènes incontournables, et comme un hommage à la rhétorique de la communication scientifique. Kerner, grand amateur de romans d’espionnage, s’exaspère parfois devant leur complexité par comparaison avec l’écriture scientifique :

KERNER … When I write an experiment I do not wish you to be surprised, it is not a joke. This is why a science paper is a beautiful thing : first, here is what we will find ; now, here is how we find it ; here is the first puzzle, here is the answer, now we can move on. This is polite. We don’t save up all the puzzles to make a triumph for the author [18].

Or, la structure logique du « science paper » décrite par Kerner correspond exactement à la structure dramatique de Hapgood, car la pièce prend à contre-pied le fonctionnement classique du roman d’espionnage : les hypothèses de départ (l’identité du traître, et plus généralement la duplicité de l’identité humaine) sont annoncées dans le premier acte, et le deuxième acte se résume à leur démonstration. Le mot « hypothesis » est employé par les personnages au sujet de l’identité présumée du double espion, et le deuxième acte est ainsi conçu comme une vérification expérimentale de cette hypothèse. Enfin, Stoppard lui-même reprend fréquemment cette notion dans ses entretiens : « That was the hypothesis which generated the play itself, that the dual nature of light works for people as well as things, and the one you meet in public is simply the working majority of that person » [19].

Appuyée par une terminologie scientifique, la représentation semble donc fonctionner comme une validation expérimentale d’une hypothèse initiale.

II. La raison désorientée

La fable stoppardienne est ainsi structurée par la formule et le paradoxe, et la scène y est redéfinie comme un lieu de démonstration. Toutefois cette recherche de la forme logique ne caractérise pas seulement la démarche du dramaturge : elle est aussi le propre des personnages du théâtre de Stoppard. Leur désir de logique y est exploré sous toutes ses coutures, et fait l’objet d’une grande suspicion.

Animée par la quête du sens, la scène de Stoppard est peuplée de raisonneurs. Les deux personnages éponymes de Rosencrantz et Guildenstern sont morts, deux personnages mineurs d’Hamlet promus sur le devant de la scène, n’en finissent pas de chercher la logique à l’œuvre dans leur destin. Pour Guildenstern “[t]he scientific approach to the examination of phenomena is a defence against the pure emotion of fear” [20], et il n’aura de cesse de chercher à expliquer leur existence en apparence absurde. Cette obsession de l’explication est reprise en 1967 dans Another Moon Called Earth, où un logicien, Bone, s’efforce de découvrir la trame cachée des évènements de l’histoire, animé par la conviction que « tout est logique, tout s’intègre à notre destinée universelle » [21] , tandis que sa femme prône le relativisme moral et commet un meurtre sans aucun motif apparent. « Logic is all I ask » s’écrie Bone, et ce cri du cœur pourrait être celui de bien des personnages stoppardiens par la suite : le philosophe George Moore dans Jumpers, le prisonnier Alexander Ivanov dans Every Good Boy Deserves Favour, mais aussi l’espion éponyme de Hapgood ou l’historienne Hannah dans Arcadia, et bien d’autres encore, dans une longue galerie de raisonneurs qui se heurtent inévitablement à la résistance du réel sous le schéma logique.

En effet la position du raisonneur est sans cesse mise en péril, car deux de ses facultés sont constamment déstabilisées : celle de l’observation objective d’une part, celle de la prévision d’autre part. Comme le souligne Valérie Francoite-Chabin, le théâtre de Stoppard met en œuvre un « discrédit sévère des critères objectifs d’explication du monde et d’émergence du sens » qui aboutit à une « dislocation des certitudes » [22]. Ses pièces juxtaposent des versions contradictoires de la vérité, et les différentes visions des évènements s’y heurtent sans cesse. On a souvent remarqué que cette insistance sur la fabulation pouvait être rattachée à une esthétique postmoderniste [23]. Mais ce qui nous intéresse ici dans cette multiplication des points de vue est surtout la déstabilisation de l’observateur qui en résulte. Qu’il s’agisse de philosophes, d’historiens ou d’acteurs politiques, les raisonneurs de Stoppard cherchent inlassablement une vue d’ensemble, une vision globale qui leur permettrait de maîtriser les évènements. Cette stabilité leur est toutefois refusée, et c’est ainsi une conception théorique de la connaissance qui se trouve remise en cause, conception dans laquelle la notion grecque de theoria (de theôrein, « observer ») associe le savoir à la vision. L’observateur stoppardien ne peut trouver un point fixe d’observation, il est constamment désorienté et impliqué dans le monde qu’il contemple [24]. Dans un article publié en 1975 dans The Encounter, Cliver James compara cette déstabilisation constante à un univers Einsteinien qui se serait substitué à celui de Copernic, et Stoppard reprit ensuite cette description à son compte :

There is no observer. There is no safe point around which everything takes its proper place, so that you see things flat and see how they relate to each other. Although the Einstein versus Copernican image sounds pretentious, I can’t think of a better one to explain what he meant – that there’s no point of rest [25].

L’affirmation qu’il « n’y a pas d’observateur » peut paraître surprenante, puisque la figure du raisonneur implique toujours une tentative d’observation. Mais Stoppard réfute ici la possibilité d’une position neutre d’où l’on pourrait observer l’ensemble de la situation, et par là-même l’existence d’un pur spectateur. Sur cette scène instable, tout observateur sera aussi acteur des évènements.

La position théorique de ses personnages est ainsi systématiquement déstabilisée. Dans Albert’s Bridge, l’effondrement du pont marque de façon très dramatique la fin du regard surplombant, et on ne peut manquer de remarquer que le nombre de peintres envoyés par Fitch – 1800 en comptant Albert – correspond à la fin du siècle des Lumières et du règne philosophique de la raison. Selon Ewa Keblowska-Lawniczak, la fin d’Albert’s Bridge est représentative de la multiplication des perspectives et de la perte de la maîtrise visuelle qui sous-tend le théâtre de Stoppard, et qui prend ici la forme d’une « chute du sujet cartésien » [26]. En effet, la chute d’Albert marque l’impossibilité d’un regard détaché et dissocié de la réalité physique, et donc d’un fantasme de l’œil maîtrisant son spectacle. La fin de la belle équation du pont sonne le glas du rêve d’une existence neutre :

ALBERT … there are no consequences to a coat of paint. That’s more than you can say for a factory man ; his bits and pieces scatter, grow wheels, disintegrate, change colour, join up in new forms which he doesn’t know anything about ; in short he doesn’t know what he’s done to whom [27].

A l’instar d’Albert, les observateurs Stoppardiens ne pourront échapper aux « conséquences » : ils seront sans cesse impliqués dans cette vie qu’ils essaient de contempler, et surtout, dans ces histoires qu’ils tentent de narrer. Car le plus souvent, leur rationalisation du monde est une rationalisation des structures narratives qui les gouvernent, qu’il s’agisse de l’Histoire ou des autres récits qui ordonnent leur existence [28] . Ainsi dans Jumpers le professeur Moore tente de prouver une fois pour toute l’existence de Dieu, mais sera arraché à son grand travail théologique par la réalité de plus en plus incontournable d’un meurtre que sa femme dissimule dans sa chambre. Et nous verrons que dans Hapgood, cette impossibilité de l’observation neutre devient la clef de l’intrigue, puisque le physicien Kerner compare les incertitudes de l’interprétation politique à celles de la mécanique quantique, en soulignant que l’observateur influe toujours sur les réponses qu’il obtient.

La position du raisonneur se révèle donc toujours instable. Comme le soulignait déjà Stephen Toulmin en 1982, les spectateurs de Stoppard seront toujours impliqués dans les phénomènes observés, et cette méfiance postmoderne reflète ainsi les révolutions scientifiques du vingtième siècle, à une époque où « la posture traditionnelle du chercheur comme theoros, ou spectateur, ne peut plus être maintenue » [29] . Il paraît alors peu surprenant que Stoppard se soit tourné vers la science contemporaine pour y puiser ses métaphores.

III. L’incertitude modélisée

Stoppard remet ainsi en cause la position du sujet connaissant, et sa déstabilisation est renforcée par l’imprévisibilité des systèmes qu’il étudie. L’être humain – car le projet de connaissance est toujours, au fond, celui d’une connaissance de l’humain – déjoue les tentatives de prédiction en désobéissant aux règles qu’on lui a fixées. Nous atteignons ici une ambivalence constitutive de ce théâtre, car le raisonnement mathématique n’en reste pas moins un modèle : bien que la contradiction et le désordre viennent perturber les systèmes du raisonneur, la structure dramatique tend toujours vers une explication et une réaffirmation de la causalité intelligible [30]. L’instabilité épistémologique n’est que temporaire, et c’est dans le cadre de ce retour à l’explication logique, afin de formuler l’incertitude, que se produit le détournement de certaines théories mathématiques et physiques. Nous concluons donc cette analyse par une comparaison de trois pièces dont l’intrigue est explicitement structurée par une théorie scientifique et ses modèles : la théorie des catastrophes dans Professional Foul, la mécanique quantique dans Hapgood et la théorie du chaos dans Arcadia. Dans ces trois pièces l’emprunt scientifique se fait sur le mode du détournement métaphorique : à travers le monde de l’électron où les systèmes turbulents, c’est toujours de l’homme qu’il s’agit, et de sa rationalisation dans un modèle qui permet d’intégrer l’incertitude et la contradiction.

C’est dans sa pièce télévisée Professional Foul que Stoppard utilise pour la première fois une théorie scientifique pour structurer sa trame narrative. L’intrigue de Professional Foul repose sur le dilemme éthique rencontré par un philosophe, Anderson, pendant une visite à Prague en 1977. Invité par les autorités tchécoslovaques pour donner une communication sur l’éthique dans une conférence internationale, Anderson retrouve un de ses anciens étudiants, devenu dissident politique, qui lui demande d’emporter une thèse dans ses bagages lorsqu’il quittera le pays. Anderson refuse tout d’abord, car il serait contraire à ses principes éthiques de trahir la confiance d’un gouvernement dont il est l’invité. Le titre souligne cette idée, « foul » signifiant une faute commise dans un jeu, un coup qui ne respecte pas les règles. Mais au fil de la pièce il sera amené à reconsidérer sa position, et c’est la théorie d’un autre intervenant qui lui fournira la formulation nécessaire de sa contradiction. Au cours de la conférence, le philosophe McKendrick propose ce qu’il appelle une « application audacieuse » de la théorie des catastrophes à l’éthique. La théorie des catastrophes permet de construire des modèles mathématiques continus qui décrivent des phénomènes discontinus : le terme de « catastrophe » évoque cette discontinuité, et les points où une fonction change brusquement de forme. McKendrick se saisit de cette idée de renversement pour l’appliquer aux situations dans lesquelles on doit enfreindre une règle éthique pour agir moralement, et ainsi redéfinir brusquement la notion d’action « morale » :

 MCKENDRICK … The mistake that people make is, they think a moral principle is indefinitely extendible, that it holds good for any situation, a straight line cutting across the graph of our actual situation – here you are, you see – (He uses a knife to score a line in front of him, straight across the table cloth, left to right in front of him.) ‘Morality’ down there ; running parallel to ‘Immorality’ up here – (He scores a parallel line.) – and never the twain shall meet. They think that is what a principle means.

 ANDERSON And isn’t it ?

 MCKENDRICK No. […] There’s a point – the catastrophe point – where your progress along one line of behaviour jumps you into the opposite line ; the principle reverses itself at the point where a rational man would abandon it [31]

Ce dialogue illustre parfaitement le double avantage de la modélisation mathématique pour Stoppard, car elle fournit à la fois une structure visuelle, qui permet de visualiser le paradoxe, et une structure narrative, qui va se superposer à l’intrigue dans la suite de l’action. La description de McKendrick n’est pas un modèle de précision, mais elle suggère graphiquement la nécessité de renoncer parfois à un système pour rester « rationnel ». Et alors que McKendrick se garde bien d’appliquer cette théorie, Anderson en fera la démonstration en emportant les documents interdits. Conformément à nos remarques précédentes, le raisonneur est donc forcé de changer son point de vue et de renoncer à sa position de theoros, en s’impliquant dans le jeu. Grâce au modèle mathématique, la démarche rationnelle est cependant préservée.

On retrouve ici la prédilection de Stoppard pour les intrigues fondées sur une forme paradoxale, et la greffe de la théorie mathématique sur la fable dramatique permet de formuler l’incohérence apparente en l’intégrant à une explication rationnelle. Dans le monde de l’espionnage représenté par Hapgood, cette greffe se produit deux fois, une première fois à l’échelle d’une scène et une deuxième à l’échelle de la pièce entière. Hapgood commence par un mystérieux échange de mallettes dans une piscine municipale, où les espions des deux blocs suivent un circuit complexe dans des cabines de douche, et à la fin de cette petite chorégraphie l’agent britannique Hapgood perd la mallette – et les informations – qu’elle croyait utiliser pour piéger un traître à la solde des russes. Cette scène d’ouverture donne le ton de la pièce, puisqu’il y sera constamment question d’échanges et de permutations. L’équipe de Hapgood, ainsi que l’agent américain Wates, sont incapables de comprendre ce qu’il s’y est passé, jusqu’à ce que la solution soit fournie par le physicien Kerner, qui compare la disposition des cabines au problème des sept ponts de Königsberg (Kaliningrad). Inspiré par la disposition particulière de Kaliningrad, avec ses deux îles reliées entre elles et au continent, le problème consiste à savoir si un promeneur peut parcourir les sept ponts qui relient les rives et les îles de la ville et revenir à son point de départ, sans passer deux fois sur le même pont. Muni d’un schéma, Kerner explique donc ce problème à Hapgood et au public :

 KERNER … When I looked at Wates’s diagram I saw that Euler had already done the proof. It was the bridges of Konigsberg, only simpler.

 HAPGOOD What did Euler prove ?

 KERNER It can’t be done, you need two walkers [32].

Le modèle mathématique permet ainsi de visualiser le problème et d’en suggérer la solution : il s’agissait en fait non pas d’un, mais de deux espions. Cette première énigme fonctionne alors comme une miniature de la pièce entière : tout comme la première scène est modelée sur puis modélisée par les ponts de Königsberg, l’ensemble de la fable dramatique sera structurée par la métaphore de la dualité de la lumière. Résumés par Kerner dans de longs monologues décriés par la critique, les principes de la mécanique quantique se superposent aux incertitudes du monde de l’espionnage. Lorsque Hapgood se lance à la recherche du traître dans son équipe, la dualité de la lumière est transposée à l’énigme : « KERNER … The act of observing determines what’s what. […] Somehow light is continuous and also discontinuous. The experimenter makes the choice. You get what you interrogate for “[33].

Selon Kerner, aucune observation ne peut déterminer objectivement l’identité d’un être humain. Ses différentes facettes sont révélées par différentes méthodes d’interrogation, tout comme différents dispositifs d’observation peuvent démontrer la nature ondulatoire ou particulaire de la lumière. Cette métaphore physique est ensuite étendue pour englober, de façon très simplifiée, le principe d’incertitude d’Heisenberg : selon Kerner, dans le monde de l’espion comme dans celui de l’électron, les résultats de l’observation sont caractérisés par des relations d’incertitude, et « le monde des particules est l’univers rêvé de tout agent des services secrets » [34] . La métaphore quantique structure ainsi l’action de Hapgood, car les rebondissements de l’intrigue révèleront progressivement la présence d’agents doubles dans l’équipe (Kerner et Ridley), mais aussi de doubles (on découvrira que Ridley a un frère jumeau), et enfin la dualité fondamentale de l’identité humaine :

KERNER … We’re all doubles… The one who puts on the clothes in the morning is the working majority, but at night – perhaps in the moment before unconsciousness – we meet our sleeper – the priest is visited by the doubter, the Marxist sees the civilizing force of the bourgeoise, the captain of industry admits the justice of common ownership [35].

Au fil de la pièce, le rôle ambigu de Kerner illustrera l’idée que l’identité humaine peut comporter des facettes contradictoires, nécessitant parfois des descriptions alternatives et apparemment impossibles à concilier. D’agent double, il deviendra agent triple ou quadruple, ne sachant plus quel bloc retient son allégeance. Selon les questions qu’on lui pose, il sera l’un ou l’autre, démontrant ainsi qu’ « on obtient les réponses qu’on cherche ».

Tout comme la démonstration de McKendrick dans Professional Foul, la théorie scientifique sert ainsi à la fois de support visuel de l’énigme et de métaphore narrative qui vient structurer la fable. Mais alors que le modèle mathématique du professeur McKendrick était évoqué une seule fois dans la pièce, et fonctionnait directement comme une métaphore du problème exposé, les références scientifiques de Hapgood sont bien plus fréquentes et font l’objet de longues discussions entre les personnages. Pour construire sa métaphore, Stoppard s’est fortement inspiré des écrits de R. Feynman (Lectures on Physics et The Character of Physical Law) et de J. C. Polkinghorne (The Quantum World), ainsi que de toute une correspondance avec ce dernier au sujet de la mécanique quantique [36]. Entre Professional Foul et Hapgood, on passe donc de la métaphore scientifique ponctuelle à une intégration systématique de la théorie tout au long de l’intrigue. Le théâtre à référence scientifique est devenu un véritable théâtre d’idées [37], dont les longs passages théoriques laissèrent toutefois de nombreux spectateurs perplexes.

Alors que Hapgood avait été accueillie très froidement par la critique, Arcadia fut applaudie comme une intégration réussie du théorique et de l’humain [38]. Pour ne pas répéter les nombreuses analyses dont Arcadia a fait l’objet, nous nous bornerons ici à en rappeler les grandes lignes et à souligner la continuité qui relie cette pièce aux précédentes. L’intrigue repose, comme celle de Hapgood, sur une enquête. La pièce alterne entre deux époques dans une grande demeure anglaise, et juxtapose les évènements de 1809 et 1812 à l’interprétation de ces mêmes évènements par les occupants de la maison en 1991. Les scènes du dix-neuvième siècle suivent l’éducation d’un génie mathématique, la jeune Thomasina Coverly, par son tuteur Septimus Hodge, ainsi que les intrigues amoureuses des habitants de Sidley Park et de leurs visiteurs, les poètes Chater et Byron. Dans les scènes du vingtième siècle, les chercheurs Hannah Jarvis et Bernard Nightingale cherchent à reconstituer les évènements du dix-neuvième : Hannah retrace l’histoire du jardin de Sidley Park, et son évolution du classicisme au romantisme, tandis que Bernard tente de prouver que Byron a commis un meurtre pendant son séjour dans la maison. Un troisième chercheur enfin, le descendant de Thomasina, Valentine Coverly [39], poursuit des recherches mathématiques dans le domaine de la théorie du chaos. Le désir de connaissance, à tous les sens du terme, fournit donc le moteur de l’action, et d’emblée l’enquête historique est orientée par un parallèle avec l’enquête mathématique. Leur juxtaposition suggère la possibilité de greffer le modèle scientifique sur la démarche historiographique, et au fil de la pièce les découvertes mathématiques de Thomasina et les explications de Valentine fournissent des concepts qui seront transférés aux « systèmes » humains en question.

Dans la conception d’Arcadia, Stoppard avait poussé son enquête plus loin que pour Hapgood. Après diverses lectures sur la théorie du chaos (notamment Chaos, de James Gleick) et la géométrie fractale (notamment The Fractal Geometry of Nature, de Mandelbrot), il s’assura aussi que ses acteurs connaissaient suffisamment les théories en question, et leur fit visiter le laboratoire du professeur Robert May à Oxford [40]. Nourrie de ces recherches, la structure complexe d’Arcadia intègre des modèles mathématiques à de multiples niveaux. Au niveau thématique, les principes théoriques sont introduits par les réflexions de Thomasina, qui découvre successivement l’entropie, l’itération et la géométrie fractale. En plaçant ces notions dans la bouche d’une adolescente – Thomasina a treize ans au début de la pièce, seize à la fin – Stoppard s’assure que son public pourra comprendre leur formulation. Ainsi lorsque Thomasina découvre le deuxième principe de la thermodynamique, sa démarche est exprimée par une image enfantine de l’irréversibilité qui sert d’appui visuel au spectateur :

THOMASINA When you stir your rice pudding, Septimus, the spoonful of jam spreads itself round making red trails like the picture of a meteor in my astronomical atlas. But if you stir backward, the jam will not come together again. Indeed, the pudding does not notice and continues to turn pink just as before. Do you think this is odd ? […] You cannot stir things apart [41].

Par la suite, toutes les images choisis par Thomasina garderont cette simplicité, qu’il s’agisse de la feuille dont elle étudiera la forme fractale ou du lapin qui inspirera son étude d’une population par itérations successives. Valentine apportera une formulation plus mathématique à ces problèmes, mais les intuitions de la jeune fille fournissent au spectateur un point d’entrée dans l’univers mathématique.

En situant l’action au début de la période romantique, Stoppard souligne la parenté entre le romantisme et les idées d’entropie et de chaos que découvrent se personnages. Cherchant à mettre en avant le parallèle qu’on peut tracer entre les révolutions scientifiques et esthétiques, il superpose le contraste entre classicisme et romantisme à celui qui oppose les mathématiques de Newton aux nouvelles découvertes qui commencent à remettre en cause la conception newtonienne du déterminisme au dix-neuvième siècle. Ce parallèle entre science et esthétique est souligné par la citation de poèmes romantiques en écho aux théories scientifiques, ainsi que par la forme même de la pièce. En effet le traitement thématique de la science est renforcé par une esthétique inspirée par la géométrie fractale et ses principes d’itération et de similitude interne. La géométrie fractale permet de décrire des objets irréguliers caractérisés par l’autosimilarité, et Stoppard utilise ces notions pour souligner une organisation régulière dans la structure complexe de sa pièce. Ainsi, selon Christopher Innes, la structure temporelle intègre le principe de similitude interne, car les personnages du vingtième siècle reflètent, avec de légères variations, ceux du dix-neuvième . [42]. Nous pouvons étendre cette remarque à certaines images récurrentes à différentes échelles dans la pièce : par exemple, la spirale rosée de Thomasina est répercutée dans l’agencement des scènes, où les deux époques commencent par se succéder et finissent par coexister dans la dernière scène. Macrostructures et microstructures se répondent, et l’une des formes les plus récurrentes de cette similitude interne est l’omniprésence du triangle dans les rapports entre personnages. Selon Ira Nadel, cette disposition seraient inspirée par le triangle fractal de Sierpinski, qui a fourni l’une des clefs de l’intrigue pour Stoppard et qu’on retrouve dans des positionnements triangulaires dans ses indications de mise en scène [43]. Bien qu’on ne puisse pas légitimement parler d’ « application » de la théorie à l’esthétique dramatique, les idées mathématiques sont ainsi mises en jeu par le réseau d’images de la pièce [44].

Enfin, certains principes de la théorie du chaos structurent la trame narrative, car les péripéties de l’enquête sont nourries par une grande sensibilité aux conditions initiales. Valentine, qui étudie les phénomènes de variation de population, souligne l’impossibilité de prendre en compte toutes les causes dans un système :

 VALENTINE … The unpredictable and the predetermined unfold together to make everything the way it is. […] We can’t even predict the next drip from a dripping tap when it gets irregular. Each drip sets up the conditions for the next, the smallest variation blows prediction apart, and the weather is unpredictable the same way, will always be unpredictable. […] The future is disorder. [45]

Cette impossible prédiction sera en effet illustrée par l’enquête historique de Hannah et Bernard, car les évènements du dix-neuvième siècle seront le plus souvent déterminés par des causes infimes aux conséquences imprévisibles. L’ignorance de ces facteurs amène Bernard à construire une version complètement fausse des évènements, dans laquelle Byron se conduit en bon héros romantique et tue son rival, Chater, dans un duel. Comme dans Hapgood, l’observateur obtient les résultats qu’il cherche, et la réalité, à laquelle les spectateurs ont un accès privilégié, est bien différente : c’est Septimus, et non Byron, qui se bat en duel, et la mort de Chater sera due à une simple morsure de singe. La sensibilité aux conditions initiales est donc exploitée à des fins comiques, jusqu’à ce que la démarche rationnelle de Hannah rétablisse cette version des évènements. La métaphore scientifique permet ainsi de construire une réflexion sur le processus d’interprétation, et celle-ci s’applique aussi bien au spectateur qu’aux personnages. Le public se laisse prendre au jeu herméneutique en traitant les différentes informations qu’on lui donne, et le caractère vivant de l’expérience théâtrale renforce l’aspect ludique de ce processus [46].

La particularité d’Arcadia est donc de mettre en abyme son utilisation métaphorique du modèle scientifique. Le modèle des systèmes non-linéaires fournit une métaphore narrative qui structure aussi bien la démarche historiographique des personnages (la fable dans la fable) que la fable dramatique qui les gouverne. Le rôle primordial du discours scientifique est ainsi de fournir une structure narrative, et Stoppard joue visiblement sur la polysémie du mot plot –souvent employé par Valentine et Thomasina – qui peut désigner la représentation d’une équation dans un système de coordonnées, mais aussi l’intrigue ou la fable dramatique, plot étant la traduction la plus courante du mythos d’Aristote [47] . Dans cette intégration systématique de la fable et du discours scientifique, la théorie scientifique participe de la « collusion générique » de la pièce, « tour à tour une comédie de mœurs, une enquête policière, une démonstration mathématique, une conférence universitaire, une énigme littéraire » [48], tout en étant un modèle privilégié qui permet à Stoppard de renouveler la fable dramatique en y intégrant l’incertitude fondamentale de l’entreprise de connaissance [49].

De l’équation au graphique, de l’axiome à la théorie, la modélisation scientifique du réel fournit ainsi un motif récurrent dans le théâtre de Stoppard. Au fil des pièces le « modèle » se transforme : les axiomes d’Euclide sont remplacés par des fractales et des systèmes chaotiques, et la séduction de la formule et du paradoxe cède la place à l’expression de l’incertitude et de l’imprévisible. Mais l’attrait du discours scientifique reste toujours celui de la formulation du monde, dans un théâtre qui, malgré son instabilité herméneutique, ne renonce jamais à dire l’humain, et à soumettre le monde et la scène à l’emprise du logos.

ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.), Vol. II, 2008

notes:

[1] Ces pieces sont recensées dans l’ouvrage de Charles A. Carpenter, Dramatists and the Bomb : American and British Playwrights Confront the Nuclear Age, 1945-1964 (Westport, Conn., Greenwood Press, 1999).

[2] Selon Nicole Boireau, c’est au cours des années 80 que « la pensée scientifique semble prendre le relais de la thématique de la guerre froide. […] A la fois thème et structure, la science prend une place de premier plan dans la démarche intellectuelle et dramaturgique de certains auteurs, et non des moindres, tels Terry Johnson, Howard Brenton, Tom Stoppard, Edward Bond, Michael Frayn, Timberlake Wertenbaker. Les paradoxes de la pensée postmoderne informent le travail scénique et l’écriture dramatique. » (Théâtre et société en Angleterre des années 1950 à nos jours, Paris, Presses Universitaires de France (Perspectives anglo-saxonnes), 2000, p. 144)

[3] Pour une analyse détaillée du phénomène des science plays, on se reportera à l’ouvrage de Kirsten Shepherd-Barr, Science on Stage, From Dr Faustus to Copenhagen (Princeton University Press, 2006).

[4] John Fleming, Stoppard’s Theatre : Finding Order Amid Chaos, Austin, University of Texas Press, 2001, p. 253.

[5] Nicole Boireau, Théâtre et société en Angleterre, op. cit., p. 231.

[6] Elisabeth Angel-Perez, Le Théâtre anglais, Paris, Hachette, 1997, p. 125.

[7] “A play in the theatre is an equation which is continuously changing and most of the variables are specific to the performance”, Tom Stoppard, « The text’s the thing », Daily Telegraph, 23/04/88.

[8] “My plays may have a fragmented look, but they’re very traditional plays. Everything is logical and rational”, entretien avec Stanley Eichelbaum, San Francisco Examiner, 28/03/1977, in Paul Delaney (éd.), Tom Stoppard in Conversation, University of Michigan Press, 1994, p. 105.,

[9] Entretien avec Stephen Schiff, Vanity Fair, 52-5, mai 1989, in Paul Delaney, Tom Stoppard in Conversation, op. cit, p. 223. « Les paradoxes m’attirent. Ils ont une forme, comme une architecture. […] On dirait un processus de pensée concrétisé, dont on peut voir la forme et la structure. »

[10] La biographe Ira Nadel affirme que Beckett aurait servi de modèle à Stoppard, car il était lui aussi fasciné par les mathématiques et leurs paradoxes (Double Act, A Life of Tom Stoppard, Londres, Methuen, 2002, p. 426).

[11] Tom Stoppard, Albert’s Bridge, Londres, Samuel French, 1969, p. 12. “Ce projet, je le ressens comme de la poésie : l’équation parfait du temps, de l’espace et de la vitesse de travail… C’est le sens même du rendement ; de l’efficacité et des mathématiques…”, Albert et son pont, adaptation française de J.-F. Prévand et Stephan Meldegg, éds. Du Laquet, 1994 (1979), p. 14.

[12] Tom Stoppard, Albert’s Bridge, op. cit., p. 27-28. « Je ne pouvais plus supporter le bruit et le chaos, ni l’obsession d’un si irrationnel magma d’effets et de causes toujours à la merci du hasard et jamais à l’abri de la moindre réaction en chaîne. […] [V]u d’ici tout paraît harmonieux… ordonné en petites cases, à chaque petite case une fonction, et à chaque fonction un petit point… et tout d’un coup ça a même l’air de fonctionner… c’est vrai qu’à une telle altitude : l’idée même de société peut paraître supportable », Albert et son pont, op. cit., p. 43-44.

[13] Tom Stoppard Albert’s Bridge, op. cit., p. 36. « [L]es lois de la physique sont inviolables […] Et si on n’en tient pas compte, le pont va trembler, les poutrelles vibrantes, tendues à craquer, vont gonfler, se dilater… », Albert et son pont, op. cit., p. 55-56.

[14] Dans un article publié dans le New York Times, Stoppard souligne l’embarras du gouvernement tchècoslovaque face à la décision de Havel de refuser un visa de sortie du pays : sous le regard de la presse internationale, les autorités devaient alors choisir entre la poursuite de leur logique de répression et l’admission de leur erreur (article cité dans John Fleming, Stoppard’s Theatre, op. cit., p.123-124).

[15] Tom Stoppard, Every Good Boy Deserves Favour and Professional Foul, Londres, Faber and Faber, 1978, p. 25. “Ils ne veulent pas céder du terrain. Il leur faut une formule.”

[16] Tom Stoppard, Every Good Boy Deserves Favour, op. cit., p. 19-20.

– SACHA. « Le point est une figure géométrique sans dimension. »

– LA MAITRESSE. L’asile de fous est fait pour les mécontents qui ne savent pas ce qu’ils font.

– S. « Un point qui se déplace engendre une ligne ».

  1. Ils savent ce qu’ils font mais ils ne savent pas que c’est anti-social.
  2. « La ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. »
  3. Ils savent que c’est anti-social mais ce sont des fanatiques.
  4. « Une circonférence est une ligne courbe dont tous les points sont à égale distance d’un point fixe appelé centre. »
  5. Ce sont des malades.
  6. « Le polygone est une surface plane limitée par des lignes droites. »
  7. Et ce n’est pas une prison, c’est un hôpital.(La Musique adoucit les mœurs, adaptation française de Guy Dumur, L’Avant-Scène, 1/10/80, 48).

[17] Tom Stoppard, Squaring the Circle, with Every Good Boy Deserves Favour and Professional Foul, Londres, Faber and Faber, 1984. Le problème de la quadrature du cercle consiste à construire un carré de même aire qu’un cercle à l’aide d’une règle et d’un compas.

[18] Hapgood, in Plays : 5, Londres, Faber and Faber, 1999, p. 543. « Quand je rédige une expérience je ne cherche pas à surprendre, ce n’est pas une plaisanterie. C’est ce qui fait la beauté d’une publication scientifique : d’abord, voici ce que nous allons trouver ; puis voici comment nous allons le trouver ; voici la première énigme, voici la solution, à présent nous pouvons passer à autre chose. Ceci est poli. Nous ne gardons pas toutes les réponses pour la fin pour assurer le triomphe de l’auteur. »

[19] Entretien avec Mel Gussow, in Mel Gussow, Conversations with Stoppard, Londres, Nick Hern Books, 1995, p. 78. « C’est l’hypothèse qui a généré la pièce elle-même, que la dualité de la lumière pouvait aussi être appliquée aux personnes, et que la personnalité qu’on rencontre en public n’est que la majorité fonctionnelle de cette personne. »

[20] Tom Stoppard, Rosencrantz and Guildenstern Are Dead, Londres, Samuel French, 1967, p. 4. “L’approche scientifique des phénomènes est une défense contre l’émotion pure de la peur”, Rosencrantz et Guildenstern sont morts, adaptation française de Lisbeth Schaudinn et Eric Delorme, Eds du Seuil, 1967, p. 16.

[21] « everything is logical and connects into the grand design », Tom Stoppard, Another Moon Called Earth, in The Dog It Was That Died and Other Plays, Londres, Faber and Faber, 1983, p.101.

[22] « Nourrie d’une perte de confiance dans les schémas de pensée traditionnels, cette dislocation des certitudes engendre chez Stoppard un processus de désacralisation. Les notions fondamentales qui structuraient notre imaginaire ont perdu toute légitimité, les repères ontologiques et les outils herméneutiques ont disparu, la vérité est devenue résolument suspecte », Valérie Francoite-Chabin, « Stoppard par lui-même : lecture croisée d’Arcadia (1993) et de Travesties (1974) », Cycnos, vol. 18, n°1, 2001, p. 25-26.

[23] Rappelons que dans la définition proposée par Gianni Vattimo, « [a]u lieu de se rapprocher de l’autotransparence, la société de communication généralisée et des sciences humaines s’est rapprochée de ce que l’on pourrait appeler, du moins en général, la « fabulation du monde ». Les images du monde que les média et les sciences humaines nous fournissent, fût-ce dans des domaines distincts, constituent l’objectivité même du monde et non uniquement des interprétations différentes d’une « réalité » qui est de toute façon « donnée ». « Il n’y a pas de faits, écrivait Nietzsche, il n’y a que des interprétations » ; et encore : « Le monde vrai, pour finir, devient fable. » » (La société transparente, trad. J.-P. Pisetta, Paris, Desclée de Brouwer, 1990, p. 39).

[24] Hersh Zeifman rattache d’ailleurs cette « dislocation de la perspective » à une esthétique post-absurde plutôt que postmoderniste (Hersh Zeifman, “A Trick of the Light : Tom Stoppard’s Hapgood and Postabsurdist Theater”, in Around the Absurd : Essays on Modern and Postmodern Drama, Enoch Brater et Ruby Cohn (éds.), University of Michigan Press, 1990, p. 189).

[25] Entretien avec Ronald Hayman cité dans Ewa Keblowska-Lawniczak, The Visual Seen and Unseen, Insights into Tom Stoppard’s Art, Wroclaw, Wydawnictwo Universyteu Wroclawskiego, 2004, p. 101. « Il n’y a pas d’observateur. Il n’y a pas de point stable autour duquel tout prendrait sa place, et grâce auquel on pourrait mettre les choses à plat et voir les relations entre elles. L’image d’Einstein contre Copernic a l’air prétentieuse, mais je ne trouve pas de meilleure façon d’expliquer ce qu’il voulait dire : il n’y a pas de point fixe. »

[26] Ewa Keblowska-Lawniczak, The Visual Seen and Unseen, Insights into Tom Stoppard’s Art, Wroclaw : Wydawnictwo Universyteu Wroclawskiego, 2004, p.65.

[27] Tom Stoppard, Albert’s Bridge, op. cit., p. 3. « … une couche de peinture et tout est dit, défini et vécu… L’ouvrier d’usine, lui ne connaîtra pas ce bonheur ! Les pièces qu’il fabrique seront disséminées, lui échapperont, il leur poussera des roues, elles se désintégreront, changeant de couleur, se rassembleront ailleurs en de nouvelles formes qu’il ne connaîtra même jamais… Bref au contraire de toi, il ne saura jamais ce qu’il a fait et ce qu’il a été… » (Albert et son pont, op. cit., p.14).

[28] Selon Valérie Francoite-Chabin, « [l]a marque de fabrique stoppardienne, c’est bien la subversion de l’Histoire. » (« Stoppard par lui-même », op. cit., p. 26). Nous étendons ici cette idée à la notion de récit en général, et ainsi à la fable dramatique.

[29] “the pure scientist’s traditional posture as theoros, or spectator, can no longer be maintained”, Stephen Toulmin, The Return to Cosmology, Postmodern Science and the Theology of Nature, University of California Press, 1982, p. 255. Stephen Toulmin affirme que le théâtre de Stoppard exprime particulièrement clairement la « mort du spectateur » qui caractérise la science de l’époque postmoderne.

[30] John Fleming a d’ailleurs souligné cette ambivalence dans le titre de son ouvrage sur Stoppard : Stoppard’s Theatre : Finding Order Amid Chaos (op. cit.).

[31] Tom Stoppard, Professional Foul, in Every Good Boy Deserves Favour and Professional Foul, op. cit., p.77-78.

MCKENDRICK … Les gens croient qu’un principe moral peut s’étendre infiniment, qu’il s’applique à toute situation, comme une ligne droite qui traverse le graphique de notre situation – vous voyez – (Il utilise un couteau pour tracer une ligne sur la nappe, de gauche à droite.) la « moralité » ici, en bas, parallèle à l’ « immoralité » là-haut – (Il trace une ligne parallèle.) – et elles ne se rencontreront jamais. Les gens pensent que c’est ce que signifie un principe.

 ANDERSON Et ce n’est pas le cas ?

 MCKENDRICK Non. […] A un point donné – le point de la catastrophe – votre trajet le long d’une ligne de comportement vous fait passer sur la ligne opposée ; le principe se renverse au point où un homme rationnel l’abandonnerait. (Tom Stoppard, Hapgood, op. cit., p. 541-542.)

[32] Tom Stoppard, Hapgood, op. cit., p. 541-542.

 KERNER … Quand j’ai regardé le diagramme de Wates, j’ai vu qu’Euler avait déjà trouvé la solution. C’était les ponts de Konigsberg, en plus simple.

 HAPGOOD Qu’est-ce qu’Euler a prouvé ?

 KERNER C’est impossible, il faut deux promeneurs.

[33] Ibid, p. 501.

 KERNER … L’acte d’observation détermine la réalité. […] La lumière est à la fois continue et discontinue. C’est l’expérimentateur qui choisit. L’interrogateur obtient les réponses qu’il cherche.

[34] « [t]he particle world is the dream world of the intelligence officer », Ibid, p. 544.

[35] Ibid, p. 572-573.

 KERNER … Nous sommes tous des doubles… Celui qui s’habille le matin est la majorité fonctionnelle, mais la nuit – peut-être dans le dernier instant avant le sommeil – nous rencontrons notre espion double – le prêtre reçoit la visite du sceptique, le marxiste perçoit la force civilisatrice de la bourgeoise, le capitaine d’industrie reconnaît la justice de la propriété commune.

[36] Ira Nadel analyse ces sources en détail dans Double Act, A Life of Tom Stoppard (Londres, Methuen, 2002). Une partie de la correspondance entre Stoppard et Polikinghorne fut incluse dans le programme de la première production de Hapgood, à l’Aldwych Theatre en mars 1988.

[37] L’inclusion de passages théoriques ainsi que l’importance relative des discussions par rapport à l’action peut être comparée à une forme de théâtre d’idées conceptualisée par G. B. Shaw, la discussion play. Shaw est considéré comme l’inventeur du théâtre d’idées en Angleterre : dans ses écrits et surtout dans ses nombreuses préfaces il affirma qu’un théâtre ambitieux se devait de privilégier le débat d’idées, et que la forme dramatique idéale était donc celle d’une pièce argumentative dont le dénouement serait une démonstration verbale des idées illustrées par l’intrigue. Stoppard lui-même revendique son appartenance à un théâtre d’idées, mais tandis que Shaw construisait des pièces à thèse qui défendaient la position engagée de leur auteur, celles de Stoppard se comprennent plutôt sur un mode hypothétique. Hapgood, on l’a dit, prend pour point de départ une « hypothèse » que Stoppard cherchait à explorer, et celle-ci suggère justement l’invalidité des interprétations uniques. Si Hapgood et Arcadia semblent se rattacher à un certain théâtre d’idées, la multiplication des perspectives qui les caractérise nous invite donc plutôt à parler de théâtre d’hypothèses que de pièce à thèse.

[38] Voir la comparaison proposée par Paul Edwards dans “Science in Hapgood and Arcadia”,dans K. E. Kelly (ed.), The Cambridge Companion to Tom Stoppard, Cambridge University Press, 2001, 169-184.

[39] Valentine est un prénom masculin.

[40] Voir Ira Nadel, Double Act, op. cit., et Prapassaree et Jeffrey Kramer, ‘Stoppard’s Arcadia : Research, Time, Loss’, Modern Drama, 40, 1997, p.1-10.

[41] T.Stoppard, Arcadia, in Plays : 5, Londres, Faber and Faber, 1999, p. 12. « Quand on mélange une cuillérée de confiture dans le riz au lait, Septimus… On tourne dans un sens, la confiture dessine des stries rouges à la surface, comme la gravure d’un météore dans mon atlas d’astronomie. Mais si on tourne dans l’autre sens, la confiture ne se reconstitue pas. Le riz au lait fait comme si de rien n’était et continue de devenir rosé. Vous ne trouvez pas ça bizarre ? […] On ne peut pas tourner pour « reséparer » », Arcadia, adaptation française de J.-M. Besset, Actes Sud, 1998, p. 15.

[42] Innes, Modern British Drama, The Twentieth Century, Cambridge University Press, 2002, p. 421.

[43] Ira Nadel, Double Act, op. cit., p. 432.

[44] On se gardera de parler ici d’« esthétique fractaliste » : comme le souligne Jean-Claude Chirollet, « [i]l n’est pas certain qu’on ait eu besoin d’attendre Mandelbrot pour mettre en œuvre une pratique fondée sur […] la répétition indéfinie d’un même motif à diverses échelles » (« En quel sens peut-on parler d’une « esthétique fractaliste » ? », in Yves Abrioux (éd.), Littérature et théorie du chaos, Théorie, Littérature, Enseignementn°12, automne 1994, p. 139). Selon K. Shepherd-Barr, cette intégration formelle des concepts scientifiques peut être considérée sous l’angle de la performativité et des théories de J. L. Austin, les concepts scientifiques étant mis en jeu par le dialogue dramatique (voir Science on Stage, op. cit., p. 33-36).

[45] Tom Stoppard, Arcadia, op. cit., p. 68-69. « L’imprévisible et le prédéterminé se conjuguent pour créer les choses comme elles sont. […] On ne peut même pas prédire quand un robinet réparé va se remettre à fuir. Car si chaque fuite contient les conditions de la prochaine fuite, la moindre variation peut réduire les prévisions à néant. De même pour le climat, qu’on ne pourra jamais prévoir. […] L’avenir est désordre », Arcadia, op. cit., p. 58.

[46] Comme l’a souligné Kirsten Shepherd-Barr, la représentation théâtrale est par nature soumise elle aussi à une certaine sensibilité aux conditions initiales (‘From Copenhagen to infinity and beyond : science meets literature on stage’, Interdisciplinary Science Reviews, 28 – 3, 2003, p. 196).

[47] Comme le souligne Kenneth Knoespel, « [l]e mot anglais plot nous place devant tout un éventail d’intérêts disciplinaires qui comprennent la Poétique d’Aristote, le navigateur qui repère une position au milieu de la mer ou des étoiles, le mathématicien qui représente une équation selon des coordonnées cartésiennes, sans oublier l’espace dans lequel le fermier plante ses choux. […] Plot apparaît pour la première fois pour désigner un plan ou projet d’écriture au XVIe siècle, et c’est cette extension métaphorique du terme qui justifie son application au plan d’un récit poétique ou d’un acte politique prémédité. Plot se trouve pris dans une tradition discursive encore plus complexe quand il en vient à traduire le mot latin fabula, qui est lui-même censé rendre les mots grecs logos et muthos » (‘L’écriture, le chaos et la démystification des mathématiques’, dans Yves Abrioux (éd.), Littérature et théorie du chaos, Théorie, Littérature, Enseignement n°12, automne 1994, 41-68).

[48] Valérie Francoite-Chabin, « Stoppard par lui-même », op. cit., p. 33.

[49] Selon Daniel Jernigan, Stoppard « normalise » les épistémologies « radicales » qu’il emprunte à la science dans Hapgood et Arcadia, car il s’en sert pour confirmer l’existence d’une explication narrative des évènements, alors que les lectures postmodernes de la mécanique quantique et de la théorie du chaos, notamment celle de Lyotard, tendent plutôt à les utiliser pour remettre en cause l’idée du récit unique (‘Tom Stoppard and « Postmodern Science » : Normalizing Radical Epistemologies in Hapgood and Arcadia‘, Comparative Drama, Printemps 2003, 37-1, 3-35).

 




Science on Stage

Kirsten Shepherd-Barr, Science on Stage: from Dr Faustus to Copenhagen, Princeton: Princeton University Press, 2006.

Lorsque le dramaturge anglais Michael Frayn décida de mettre en scène la mystérieuse visite de Werner Heisenberg à Copenhague en 1941, il était loin d’imaginer le succès international que remporterait Copenhagen, une pièce presque dénuée d’action qui se résume à une longue discussion entre trois personnages sur les incertitudes de la science et de l’histoire. Mais le succès de la pièce fut considérable, et sa production à travers le monde attira l’attention sur un phénomène nouveau. De la génétique à la mécanique quantique, en passant par la thermodynamique, le théâtre d’aujourd’hui parle de science. Dans Science on Stage, from Dr Faustus to Copenhagen, Kirsten Shepherd-Barr propose un panorama critique de ce dialogue contemporain entre la scène et le laboratoire, en le situant dans une tradition bien plus ancienne du personnage scientifique dans le théâtre européen. Si la majorité des œuvres abordées sont anglophones, le théâtre français, italien et allemand y fait aussi son apparition, et l’ouvrage propose une analyse sélective du phénomène de la « science play » à partir de pièces célèbres comme La Vie de Galilée de Brecht ou Arcadia de Tom Stoppard, mais aussi de créations théâtrales moins traditionnelles issues de collaborations entre metteurs en scène et chercheurs, comme Infinities de Luca Ronconi et John Barrow, ou bien Les Variations Darwin de Jean-François Peyret et Alain Prochiantz.
La perspective choisie est celle d’une analyse formelle qui met en valeur la correspondance entre forme et contenu, la caractéristique la plus marquante de ces créations étant la transposition de l’idée scientifique dans la forme dramatique. Cette intégration structurelle du concept scientifique va de la métaphore ponctuelle à la correspondance systématique entre le thème et la forme dramatique, et l’exemple le plus frappant est sans doute celui de Copenhagen, qui met en parallèle le principe d’incertitude en mécanique quantique et l’incertitude historiographique concernant la visite d’Heisenberg à Copenhague en 1941. Kirsten Shepherd-Barr analyse cette correspondance selon la notion de « performativité » développée par le philosophe J. L. Austin, et suggère que les « science plays » les plus efficaces contiennent une mise en jeu performative des concepts scientifiques dans le dialogue dramatique.
Si le théâtre contemporain paraît éprouver une fascination particulière pour la science, le chercheur fréquente pourtant la scène depuis plus de quatre siècles. Pour mieux déceler les modèles et les archétypes à l’œuvre dans ce théâtre, Kirsten Shepherd-Barr analyse donc tout d’abord cette tradition, en commençant par le Dr Faustus de Marlowe, décrite ici comme « the archetypal science play ». C’est ensuite une série de pseudo-scientifiques qui animent le théâtre de Johnson, d’Ibsen ou de Shaw, pour aboutir enfin au anti-héros de Brecht, qui incarne désormais le dilemme moral du chercheur et son inévitable responsabilité. Traditionnellement, la science au théâtre se préoccupe ainsi surtout du rôle du scientifique dans la communauté et de ses choix éthiques. Mais les dramaturges contemporains explorent d’autres questions, notamment les incertitudes du récit historique et l’ambiguïté morale qui surgit de la démarche scientifique. Cette complexité nouvelle s’accompagne d’une innovation formelle, et l’intégration de l’idée scientifique à la forme théâtrale est de plus en plus fréquente à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Ainsi, dès Les Physiciens (1962), Dürrenmatt souligne la nature paradoxale des choix éthiques du chercheur à travers une métaphore tirée de la science : l’anneau de Möbius, dont les deux faces se rejoignent et se confondent.
Selon Kirsten Shepherd-Barr, le succès des « science plays » contemporaines s’explique en partie par leur remise en cause du réalisme et leur prédilection pour l’expérimentation formelle, le sujet scientifique fournissant l’occasion de remettre en cause les représentations habituelles du réel. Mais son attrait proviendrait aussi du potentiel dramatique recelé par l’histoire des sciences et ses conflits passionnels entre personnages célèbres. Science on Stage regroupe les œuvres étudiées par discipline, et cette taxinomie révèle une grande prépondérance de la physique dans le théâtre du vingtième siècle : une « relation spéciale » favorisée à la fois par les connotations destructives et militaires de la physique et par l’idée séduisante d’une théorie unifiée de la nature. Dès les années trente le « théâtre documentaire » du Federal Theater Project interpelle le public américain dans son « journal vivant » intitulé E = MC², et à partir des années quarante la menace nucléaire est présentée sous de nombreuses formes différentes, par des auteurs aussi divers que Heinar Kipphardt (In der Sache J. Robert Oppenheimer), Friedrich Dürenmatt, Howard Brenton (The Genius) ou Michael Frayn. Copenhagen est ici présentée comme une pièce « modèle » parmi les exemples contemporains, car elle comporte non seulement une exploration précise de la théorie scientifique et une intégration métaphorique des idées évoquées, mais aussi une dimension épistémologique qui passe par une conceptualisation postmoderne de l’histoire et qui aboutit à une mise en valeur du potentiel expérimental du théâtre. Dans ses détours épistémologiques, la question scientifique devient ainsi métadramatique.
Chaque discipline évoquée suscite un rapport particulier au concept scientifique. Ainsi, lorsque le théâtre aborde les sciences naturelles, ce sont les questions éthiques qui prédominent, aussi bien dans les pièces qui explorent la génétique (An Experiment with an Air-Pump, de Shelagh Stevenson, A Number de Caryl Churchill) que dans celles qui examinent la théorie de l’évolution, comme After Darwin de Timberlake Wertenbaker. On retrouve parfois cette dimension éthique dans les pièces d’inspiration médicale (Wit de Margaret Edson, ou Molly Sweeney de Brian Friel), qui héritent d’une longue tradition du théâtre d’opération et du cours d’anatomie, et qui placent donc l’observation – théâtrale ou médicale – au cœur de leur fonctionnement. Enfin, dans le théâtre mathématique de Tom Stoppard (Arcadia), Luca Ronconi (Infinities) ou du Théâtre de Complicité (Mnemonic), les questions éthiques s’estompent en faveur d’une interrogation du rapport de l’homme au temps et d’une remise en cause de la conception linéaire de l’histoire, dans un théâtre qui s’inspire de la théorie du chaos et des paradoxes de la notion d’infinité pour chercher de nouveaux modèles de rapport au passé.
Pour beaucoup d’écrivains contemporains, l’exploration de la science est ainsi liée à celle de l’histoire, et ces réécritures du passé, notamment dans Copenhagen, ont suscité de nombreuses controverses. Kirsten Shepherd-Barr conclut cependant son parcours théâtral en soulignant que les nouvelles directions prises par la science au théâtre sont bien moins biographiques et historiques, et qu’elles s’inscrivent davantage dans une perspective post-dramatique qui se passe de « fable » et d’intrigue. Dans les créations de Luca Ronconi ou de Jean-François Peyret, la science ne passe plus par la médiation dramatique du personnage ou de l’histoire : elle détermine une expérience visuelle et physique et un texte multiple issu d’un travail collaboratif. Ainsi, dans ses formes les plus expérimentales, ce théâtre semble être moins l’œuvre de dramaturges que le résultat de rencontres entre chercheurs et metteurs en scène. Rencontres qui peuvent donner lieu à des formes nouvelles, et qui laissent penser, comme le déclare Ronconi, que la science apporte un « nouveau langage » au théâtre. De la tradition du personnage scientifique à l’élaboration de nouveaux langages théâtraux inspirés par la science, Science on Stage construit ainsi une taxinomie qui ne définit pas tout à fait un genre, mais qui souligne à la fois la diversité et l’évolution du phénomène.