La phénoménologie du corps politique de Corine Pelluchon : une poétique de la jouissance

De l’éthique de la vulnérabilité à la phénoménologie des nourritures
Si la catégorie de vulnérabilité, grâce aux éthiques du care et aux études féministes, a été investie, puis retravaillée par la philosophie analytique, c’est probablement à Corine Pelluchon qu’il revient de l’avoir fait passer en régime phénoménologique. Ses Éléments pour une éthique de la vulnérabilité abordaient les questions de la vulnérabilité et du care à la suite des travaux de Joan Tronto qui invitaient à congédier l’immanentisme téléologique propre au libéralisme, selon lequel le monde serait un agglomérat d’individus animés par des fins rationnelles et un projet de vie. D’après J. Tronto, il s’agit de faire place à un autre immanentisme, réticulaire, où les individus ne sont pas des isolats, des « îlots éthiques[1] » pris dans des trajectoires solitaires ; ils forment les pointes de réseaux où les activités propres au care sont enchâssées dans d’autres activités et contribuent à la réalisation de fins imprévisibles, non justiciables de la monocausalité, linéaire, propre au projet, mais d’un agencement de causalités intriquées, que seule une épistémologie pluraliste[2] est capable de cartographier.
L’effort de C. Pelluchon peut être qualifié d’immanentiste, en tant qu’elle s’efforce, depuis au moins L’Autonomie brisée, de « relier le droit la morale » de « manière immanente[3] » sans poser un domaine en surplomb de l’autre. Or le droit s’établit jusqu’à maintenant « sur le pouvoir d’un agent moral seul à même de dicter la valeur des choses, des autres espèces, de la nature et du monde et du monde à l’aune de son propre usage et qui estime les cultures et les hommes en fonction de leur capacité à prendre part à cette évaluation, à peser dans la balance[4]. » Le libéralisme politique[5], qui nous a affranchi du joug des tyrans, trouve ses limites en tant qu’une politique exclusivement vouée à préserver les libertés individuelles ne saurait régler les problèmes touchant un domaine plus étendu que la sphère privée et les mœurs pour veiller au destin des générations futures, au devenir des espèces – incluant l’espèce humaine – problèmes faisant porter leurs vibrations voire leurs secousses sur la géopolitique, l’économie et la justice sociale. Cet élargissement des cercles de l’éthique, dans l’espace comme dans le temps, requérait de la part de C. Pelluchon, pour fonder sa méthode, une réduction préalable, soit une épochè.
De J. Tronto, Corine Pelluchon reprend le geste d’épochè éthique consistant, dans l’attention, « à suspendre la pensée, à la laisser disponible, vide et prête à être investie par son objet. […] La pensée doit être vide, en attente, ne cherchant rien, mais prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va la pénétrer[6]. » Cette conception de l’attention est d’origine mystique : si J. Tronto la reprend à Simone Weil, on peut retrouver, dans la disponibilité nue, le nada de Saint-Jean de la Croix. Quand le saint fait du nada la condition préalable à la prière, C. Pelluchon fait de cette épochè le socle de sa phénoménologie, dont la base est donc assurée par une herméneutique nue[7], purgée de tout horizon d’attente[8] : « Elle suppose cette pauvreté, cette mise entre parenthèses de ses opinions et désigne par là une méthode qui permet de voir et de penser des choses qu’il serait impossible de penser ou d’imaginer si l’esprit était encombré d’idées reçues ou d’attentes préalables[9]. » Cette herméneutique nue, configurée en capacité d’accueil de l’imprévu, de l’événement et de l’autre, est le truchement par lequel elle fait de sa phénoménologie une éthique se gardant de tout paternalisme. Assumer la perspective phénoménologique, en tant qu’on adopte le point de vue du sujet envisagé, engageait d’emblée à renoncer au paternalisme qui projette ses visées propres sur une altérité à laquelle il refuse précisément le statut de sujet. Le projet phénoménologique amenait aussi C. Pelluchon à prendre ses distances avec les éthiciennes du care, qui ont notamment tendance à définir l’identité humaine comme déterminée irrémédiablement par les rapports sociaux, vaporisant sans reste toute l’identité de la personne dans ses relations[10]. La phénoménologie, pour convertir l’éthique en justice, donc en politique, doit tenir ensemble le caractère étoilé (relié) de l’identité et sa résilience propre, qui rechigne à se résumer à ses liens.
La dimension politique qui anime le triptyque de C. Pelluchon se rassemble sans doute dans sa volonté de considérer des asymétries. Pour ce faire, la phénoménologue adopte, on l’a dit, le point de vue de l’autre, humain ou non humain, en posant comme vertu principale de son éthique la responsabilité, non la  compassion : « Certes, l’asymétrie fait son entrée en politique dans la théorie de la justice telle qu’elle est rénovée par M. Nussbaum et dans l’éthique de la vulnérabilité, dont la notion capitale est celle de responsabilité. Comme chez Levinas, cette notion ne désigne pas d’abord, ni essentiellement, une obligation et elle ne s’exerce pas forcément envers un être avec lequel j’entretiens des liens affectifs privilégiés[11]. » La phénoménologie des nourritures, entreprise dans l’ouvrage suivant, véritable somme, conserve comme pierre de touche la responsabilité qui se déploie en éthique de la distance, contrairement à l’éthique de la présence de Levinas qui prenait pour origine le visage d’autrui, appelant une mise en demeure. La distance ne signifie pas, pour C. Pelluchon, un amenuisement de la force de comparution de l’autre :
[…] l’homme a aussi la capacité de prendre soin des autres espèces et des générations futures. Telle est la définition de la responsabilité qui n’exige pas, contrairement à la compassion, la présence en chair et en os de ceux dont je suis responsable. Notre responsabilité dépasse même nos capacités d’identification, voire de représentation, comme lorsque nos actions ont des répercussions sur des milliers, voire des millions de personnes, ou qu’elles hypothèquent les conditions de vie des individus à venir[12].
Autrui, c’est-à-dire les autres hommes mais aussi les autres vivants, les animaux, s’invitent à ma table dès que je me nourris, ce qui justifie de faire du rapport aux nourritures, qui ne désignent pas seulement les aliments, mais tout ce dont je vis, « le lieu originaire de l’éthique[13] » car dans ma manière de faire usage des ressources, de cautionner certaines productions agricoles, de m’alimenter, j’entre d’emblée en relation avec d’autres hommes dont j’encourage l’activité et dont, par extension, je conforte la vie, ou sur lesquels mes actes auront une portée d’autant plus prégnante qu’elle est le fruit de choix quotidiens, qu’elle se joue dans l’immanence.
Dans son compagnonnage critique avec Levinas, C. Pelluchon imprime une inflexion décisive, véritable point de bifurcation philosophique qui entraîne dans son élan le destin de l’éthique : à l’opposé de ce que l’on trouve chez l’auteur de Totalité et infini[14], le passage du plan de la jouissance à celui de l’éthique ne s’effectue plus dans la rupture. La phénoménologie des nourritures se veut l’opérateur de cette continuité. Cet accent mis sur la jouissance rehausse l’éthique de la vulnérabilité, pour ce qu’elle se limitait à la passivité, et loge d’un même mouvement « l’esthétique au cœur de l’éthique[15] » : « Accepterions-nous la dégradation des écosystèmes, la destruction des paysages et les conditions de vie abominables que l’élevage industriel inflige aux animaux si le goût, au lieu d’être un sens parmi les autres ou de signifier l’appartenance des individus à une classe sociale, était ce qui reliait nos sens à notre cœur et à notre esprit, comme le Gemüt[16] chez Kant ?[17] »
Si le cogito cartésien permettait d’établir une philosophie placée sous la tutelle de la vision[18], dont le pouvoir analytique consistait à discriminer les formes de manière claire et distincte, le « cogito gourmand[19] » de C. Pelluchon offre au contraire un principe d’articulation de la sensation au devoir. Si, à l’ère du numérique et de la mondialisation, affirmer que nous sommes interconnectés relève du truisme, cette « interdépendance acquiert, dans l’acte de manger, une évidence qui confère à ce fait socionaturel un caractère paradigmatique[20]. » Cette interdépendance est portée par la valence de ce qu’elle appelle le « Vivre de[21] » et lui fournit un instrument de critique puissant pour amender l’analytique existentiale de Heidegger, et, avec elles, toutes les philosophies de la liberté, qui font abstraction de la nature, du climat et du milieu, puisque, selon la formule de Levinas reprise ici, le Dasein, l’être qui se définit surtout par la liberté et même par le projet, n’a jamais faim[22]. La liberté n’est plus le point de départ ni le point d’arrivée de la vie : elle est prise dans une relation d’enveloppement avec l’amour de la vie, avec la jouissance, ce qui autorise l’intégration de plein droit des animaux non humains, vulnérables et qui « vivent de », dans la sphère éthique.
Les valences du « vivre de » 
            Prendre la mesure de la transitivité du « vivre de », c’est disjoindre la sensation de la connaissance, reconnaître que le chiasme qui nous révèle au monde et le révèle en nous forme une boucle qui n’emprunte pas forcément le chemin de la conscience. Le cogito gourmand, dès lors, court-circuite le cogito cartésien ou renvoie à une phénoménologie de la non-constitution célébrant le revirement du constitué en condition de mon existence : « affirmer le caractère nourricier du monde, c’est dire qu’il ne saurait se laisser réduire à un noème, à un contenu constitué par l’acte donateur d’une conscience[23]. » À la réduction du noème, C. Pelluchon substitue la générosité d’un véritable poème de la pensée qui, par sa « morsure sur les choses[24] », ne congédie pas le logos mais le force à placer ses prises, à s’orienter depuis les sensations afin de tracer une cartographie gustative.
            Cette cartographie est poétique[25] en tant qu’elle ne suit pas l’exécution d’un programme ou le tragique d’un destin ; c’est ainsi que le primat de la jouissance, de l’être-pour-jouir[26], révoque l’ontologie du souci de Heidegger, où l’homme naît comme être-pour-la mort. Le nouveau-né, avant de se projeter dans le souci et dans l’horizon de sa finitude, éprouve une « confiance originaire[27] » le marquant du sceau d’un appel et d’un appétit qui fait communauté avec les autres animaux :
Ce caractère goulu du nouveau-né – que l’on retrouve aussi chez les animaux -, son appel impérieux traduisant une faim et une soif qui doivent être apaisées, comme s’il était impératif que le monde les satisfît sans attendre, cette faim et cette soif qui vont au-delà du besoin d’ingérer une substance nutritive sans laquelle il dépérirait, cette paix, enfin, qu’il ressent après avoir mangé et qui est plus que le simple fait d’avoir l’estomac rempli témoignent de notre rapport primordial au monde. Ils illustrent l’enfoncement de notre sensibilité dans l’élément et l’accord que nous nous attendons de prime abord à trouver entre nos besoins et le monde. […] Dans la jouissance, je fais éclater l’essence élémentale du monde, ses saveurs qui échappent à la représentation, au concept et, de manière générale, au registre de la constitution […]. Vivre, c’est vivre de, et vivre de, c’est jouir[28].
Placer la jouissance et le « vivre de » en position de précellence par rapport à la représentation conduit, on l’a mentionné, à destituer la vision de son statut de paradigme de tous les sens (pilotant même le toucher). Deleuze, avec la notion d’espace haptique, élaborait une logique de la sensation faisant collaborer le toucher et l’ouïe à des fins d’unité synthétique des sens telle que l’exemplifiait la figure brossée par Francis Bacon[29]. C. Pelluchon joue ou plutôt trace ici la carte du goût, ce qui ne la conduit pas seulement à une redistribution des facultés, propre à bâtir une phénoménologie rénovée ; elle envisage d’emblée le passage du phénoménologique à l’éthico-politique :
[…]  il importe de comprendre pourquoi le privilège accordé à la vision et au toucher est inséparable d’une philosophie qui ne se contente pas d’établir un partage entre le sujet constituant et l’objet constitué – la conscience et le monde -, mais conçoit ce dernier comme  ce qui résiste à notre volonté ou cède à notre pouvoir. Cette conception du rapport entre l’homme et le monde est également solidaire d’une certaine manière de penser la socialité, la représentation de sujets en concurrence les uns avec les autres dans leur maîtrise ou leur domination du monde ambiant devenant le socle à partir duquel les obligations contractuelles se trouvent définies[30].
Il s’agit ainsi de proposer un autre fondement au contrat social que l’actuel, concurrentiel, rédigé sous les auspices du benchmarking et paraphé par la mondialisation des échanges. Ce dépassement de l’opposition de principe dressé entre moi et les autres, ou entre nous et les autres, est accompli au moyen du goût, de l’incorporation réalisée par l’acte de manger qui, plus encore que le sens tactile, brouille la frontière « entre l’égo constituant et le monde constitué[31] ». La philosophie première qui s’établit à l’aune du goût rénove les diathèses qui, dans leur sédimentation, découpaient notre rapport au monde : les couples action/passion, effort/résistance sont ici mis hors-jeu, puisque « le monde n’est pas le non-moi, la résistance à mon action[32] » ou l’obstacle à ma volonté mais la mise en présence d’une altérité, quelle que soit sa proximité de fait. Plus largement, l’oralité et la bouche, prises comme origines du mouvement qui nous voue au monde et par lequel le monde se donne à nous, dessinent une intersubjectivité rayonnante comme un sourire ; celle-ci nous place au cœur, ou au ventre, de notre existence, « dans des activités où le biologique et le symbolique, l’intime et le social, le naturel et le culturel se rejoignent, comme dans la cuisine, l’érotisme ou l’art[33]. »
Il importe de mieux saisir comment s’établissent ces conjonctions : la condition de leur congruence est ce lien jamais démenti entre les dimensions physiologique, cérébrale tout comme intellectuelle, culturelle et même artistique. Contrairement au sens de la vision dont la rection prédisposait à l’avènement d’une philosophie des essences, le goût libère la possibilité d’une philosophie privilégiant les circonstances, ce que nous appelons une kairologie[34] :
« Tous les sens sont sollicités dans la dégustation, comme en témoignent l’importance des impressions olfactives, rétronasales, somesthésiques et visuelles, mais aussi la texture des aliments et même le bruit qu’ils font quand on les croque et qu’ils craquent sous la dent[35]. » À l’instar de l’acte amoureux, c’est l’entier bouquet des sens qui est convoqué par la dégustation afin de rendre raison du grain de sa circonstance.
            La spiritualité laïque appelée par la phénoménologie des nourritures parvient à reprendre à son compte un motif clé du catholicisme et à lui redonner une charge sensuelle, parfois érodée par la mécanique conventionnelle du rituel, coupée des saveurs de sa racination, pour reprendre le mot de Claudel, et de son kairos, des occasions qu’il dispense :
Le repas exprime ce partage des nourritures qui n’est pas seulement un partage de biens mais une communion : des femmes et des hommes se rassemblent en un même lieu, autour d’une même table, pour éprouver avec les autres leur rapport au monde dans ce qu’il a de plus simple et de plus sophistiqué, ce moment privilégié étant propice à toutes sortes d’intrigues ou d’affaires, et à la séduction[36].
Faire de la gastronomie une science, à l’invitation de Brillat-Savarin, revient à restaurer la continuité étymologique, souvent glosée, entre aisthêsis  – sensation –  et esthétique, sous une guise assez nouvelle[37] : la distinction entre les arts mineurs, dans lesquels on classe souvent la cuisine, et les beaux-arts rend les armes une fois que le goût est saisi pour ce qu’il est, c’est-à-dire l’instance de sommation de tous nos modes sensoriels, instance de ligature « du physiologique au mental, du biologique au social, du besoin égoïste de se conserver [le conatus], à la convivialité, voire à l’Éros[38]. »
            C. Pelluchon consacre des pages souvent superbes au sentir, qui, dans la phénoménologie des nourritures,  prime le connaître puisque, écrit Erwin Straus, « le sentir est au connaître ce que le cri est au mot[39] ».  Ce mode premier d’expression, qui nous rapproche de certains animaux, s’il prépare un élargissement horizontal du cercle de l’éthique, en desserrant les ornières de l’anthropomorphisme, ne suffit pas à accomplir l’élargissement vertical du cercle de l’éthique, à faire communauté avec les générations passées. En effet, méditer sur la naissance, avec Ricœur, enrichit toute ontologie d’un décentrement d’ordre pronominal : contrairement au sentir, la naissance n’est pas une expérience en première personne[40]. La naissance n’est pas un souvenir ; nous entamons la cartographie de nos sensations depuis la perspective d’un legs. Le storytelling de ma vie débute dans la bouche des autres, ils en sont la condition d’accès : « Abandonnant le plan de l’expérience vécue, je dois me placer en spectateur de cet événement objectif dont je ne sais quelque chose que par le récit que m’en font les autres[41]. » J’hérite ainsi de mes ancêtres une histoire autant qu’une hérédité.
Alors que le cogito cartésien s’accompagne d’un effet-cliquet, induit par le geste de tabula rasa dont il dépend, C. Pelluchon parle d’un « cogito engendré » par lequel le récit de ma vie me relie aux autres hommes. La dimension inaugurale, caractérisant la résolution volontaire de Descartes, contraste ici avec l’involontaire de la « »liaison ombilicale des vivants[42]” » à partir de laquelle je descends « la chaîne des effets[43] » : « L’intersubjectivité et, même, le lien intergénérationnel sont inscrits au cœur du cogito engendré, en son sein, dans sa chair, car il est rattaché par ses ancêtres à tous les autres hommes[44]. » Le cogito étant engendré, on ne saurait restreindre le contrat social à des échanges de bonne réciprocité avec ses contemporains. De même qu’en aval, un contrat social élargi ne devrait pas faire porter aux générations futures le faix de la pollution due à un environnement maltraité, il parait injuste qu’en amont notre contrat social actuel cautionne une agriculture ou une architecture défigurant le patrimoine naturel et culturel dont nous avons hérité. Étendre le contrat social suppose alors un dépassement du Heidegger de l’être-pour-la-mort :
La peur de mourir et le désir de durer n’obsèdent pas le cogito gourmand et engendré. Le désir de construire un monde habitable, que d’autres viendront façonner à leur guise, lui importe davantage. [..] dès que l’on comprend que vivre, c’est vivre de, c’est-à-dire sentir, être-avec-le-monde et être-avec-les-autres, et que l’on reconnaît dans sa chair la pulsation et le trouble de vies passées, alors on espère aussi que son plaisir de vivre et sa jouissance n’entraînent pas la peine et la misère des autres[45].
De la phénoménologie des nourritures à une phénoménologie de l’habitation
Emprunter à Augustin Berque et à sa mésologie[46] permet à C. Pelluchon de doter le cogito gourmand et engendré d’un espace concrescent, au sens où ils croissent de concert : le lieu est concret au sens où « les personnes[47], les choses et les signes ont « grandi ensemble”[48] ». Cette chôra est l’empreinte et la matrice de notre identité narrative et fait référence à la mémoire première où elle se dépose ou qui permet d’en raconter l’histoire, à l’instar du Timée de Platon, « où chaque conte devient à son tour le contenant ou le réceptacle d’un autre récit[49]. » Platon serait alors le premier théoricien du storytelling.
L’enquête sur la spatialité conduit donc la phénoménologie des nourritures à s’enrichir d’une phénoménologie de l’habitation où s’effacent les dichotomies entre agriculture et culture, comme entre espace urbain et campagne[50]. C. Pelluchon rapproche alors la convivialité, au sens du plaisir de partager un repas chez Brillat-Savarin, avec le sens qu’elle revêt chez Ivan Illitch : mélange de partage de l’expérience et d’autonomie, elle relève d’un art de l’habiter dont le vélo serait un emblème. Quand la voiture et surtout l’avion a pour but de traverser des espaces en supprimant ou minorant leur valeur de paysage, car il s’agit de traverser des surfaces, l’espace vécu au moyen du vélo est plus petit, mais l’espace habité plus large, puisqu’il s’agit d’éprouver un volume et d’en jouir, d’en être l’usufruitier et le co-auteur : « L’art d’habiter, qu’il s’agisse de sa maison ou d’une manière d’être en un lieu, consiste à « demeurer dans ses propres traces”, laissant « la vie quotidienne écrire les réseaux et articulations de sa biographie dans le paysage[51].” Même si je ne suis que de passage quelque part, je peux habiter un lieu et m’en nourrir[52]. »
La convivialité au sens d’Ivan Illich apparaît comme une résurgence du romantisme[53], pour autant qu’il considère que dans l’espace homogène et isotrope, hérité de Newton, maintenant strié d’objets de consommation, l’homme ressent la perte des « savoirs vernaculaires[54] » tramés par les habitudes qui faisaient de l’espace  (space) un lieu (place). On pourrait ajouter qu’à l’ère des capteurs, les traces dans lesquelles Illitch nous invite à demeurer sont interceptées et analysées par les laboratoires de recherche de Google afin d’exercer une puissance inédite de saisie des comportements ; dans le même temps, la nature s’est technicisée et la technique s’est naturalisée, arborant des formes semblables à celles du vivant, imitant des motifs biomorphiques qui ornent une culture globale renouant avec des traditions animistes ancestrales, qui concevaient le monde comme « une surface partout sensible mue par une rythmique énergétique ininterrompue[55]. »
Dans la condition urbaine diagnostiquée par Olivier Mongin[56], les lieux sont remplacés par les flux dont Camille de Toledo avait déjà su lire la mélancolie vaine[57]. À l’inverse, la ville conviviale à laquelle C. Pelluchon et Illitch veulent rêver est décrite comme proportionnée et kairologique : « associée […] à ce qui est appropriée et convient à un moment donné et à un certain endroit. Tout se passe comme si nous avions été dessaisis de notre capacité à développer notre bon sens et notre phronêsis, au sens où Aristote en parle au livre II de l’Éthique à Nicomaque pour désigner la vertu de délibération qui caractérise l’homme prudent, lequel sait viser chaque fois le juste milieu[58]. » Viser le juste milieu, posséder la maîtrise du kairos, est probablement facilité par le séjour au sein d’une architecture où les milieux humains et non-humains évoluent dans un rapport non de border, qui nomme la frontière telle qu’on l’entend en français, mais de frontier, qui ne désigne pas une limite bornée mais ouvre sur un horizon[59].
Pour comprendre cette architecture kairologique, il faut sans doute convoquer la distinction, due à Philippe Boudon, entre échelle et proportion, qui suppose une épistémologie, ainsi qu’une sémiotique[60]. Philippe Boudon a en fait tiré parti du livre de Nicole Everaert-Desmedt, Le processus interprétatif[61], qui préconisait pour l’architecturologie, trop influencée par le binarisme saussurrien, l’adoption d’une vision plus peircienne, donc triadique du signe.
Comment différencier l’échelle de la proportion ? L’échelle rapporte la grandeur  d’un édifice à la taille de l’homme tout comme aux réalités du monde sensible. D’après Philippe Boudon, l’interprétant, au sens de Peirce, n’est pas l’espace de référence mais l’échelle, c’est-à-dire la modalité d’utilisation des références dans la conception ou perception[62]. L’échelle opère donc une incarnation quand la proportion, au contraire, est auto-référentielle : la forme renvoie à elle-même ou à d’autres formes relevant de son système, système qui peut relever d’une pure abstraction. Selon Boudon, l’architecture moderne, notamment Le Corbusier, a délaissé l’échelle au profit de la proportion, alors que c’est l’échelle qui permet à l’homme d’être proportionné au milieu, donc potentiellement en accord avec la circonstance.
            C. Pelluchon va dans le même sens en défendant une approche contextuelle, où il s’agit de ne pas « créer à partir de rien[63] », comme dans l’architecture cartésienne du Corbusier qui bâtit dans un geste de tabula rasa, mais à se soucier de ce qui est déjà là. En cela, le recours à  la notion de paysage, retravaillée par Jean-Marc Besse[64], paraît décisif. Les cinq portes à partir desquelles il ouvre sur la notion (« esthétique, instrumentale, morale, politique et dialogique […] ou relative aux cadres symboliques dans lesquels se construisent les principes de la vie commune […][65] ») permettent à la philosophe de promouvoir « une pensée en contexte, qui tisse des relations entre la ville et son territoire, [qui] s’oppose à la planification abstraite et à une urbanisation qui prend naissance dans la tête de spécialistes ignorants du milieu à la fois social et naturel, urbain et environnemental qu’ils cherchent à façonner. La création renvoie à ce qui est déjà là[66]. »
Cette philosophie du paysage peut être reliée à ce que nous appelons la cartographie poétique qui, contrairement au tracé graphique qui caractérise la cartographie analytique propre à Descartes (fruit d’un calcul algébrique et abstrait, au sens où le spécialiste d’urbanisme est abstrait du milieu qu’il veut planifier), promeut un tracé diagrammatique mettant au jour les forces formatives, tracé se déroulant comme un work in progress, s’alimentant par induction et imprégnation du milieu, et ne se décrétant pas déductivement[67] :
Ainsi que l’écrit Jean-Marc Besse, « il s’agit de fabriquer, d’élaborer ce qui est déjà présent et qu’on ne voit pas ». De même que le philosophe découvre sa pensée en écrivant et la reconnaît au terme des efforts qu’il réalise pour l’exprimer, de même « le paysagiste doit construire pour voir ce qui est là, pour découvrir ce qui est. On doit tracer pour savoir ce que l’on veut et ce qu’on veut dessiner. » Aussi le projet invente-t-il le territoire en le représentant et en le décrivant. Cependant, « ce qui est inventé est en même temps présent dans le territoire, mais comme non vu ou non su jusqu’alors[68]. »[69]
La démarche de la cartographie poétique propre à Valéry, mais aussi à Léonard de Vinci, à Jean-Marc Besse et à Corine Pelluchon, légitimée par l’analogie qu’elle pose entre agriculture et écriture[70], peut se résumer à la formule de Paul Klee : « Rendre visible. » Ainsi comprise, la poétique, s’intéressant aux interactions entre les formes et les forces, se hisse d’emblée à la hauteur d’une politique ; la poétique peut contribuer à l’élaboration spéculative de la politique sans se parer du prestige toisant revendiqué par le déductivisme car il n’y a pas de poétique déductiviste[71]. La poétique, pour autant qu’elle est une cartographie, est par nature, immersive, et assume son inscription corporelle, ce que Varela qualifiait d’enaction[72]. Si l’on se risque à qualifier l’entreprise de C. Pelluchon de poétique, c’est qu’elle se donne pour socle le sentir afin d’œuvrer à la co-création d’un monde intégrant ses acteurs et ses contextes dans une perspective de jouissance[73]. Cartographie poétique et politique se rejoignent dans ce désir de « composition progressive d’un monde commun[74] », composition enactive en tant que les êtres et les milieux se co-produisent. On opposera à cette conception émergente, kairologique de la politique, la politique déductiviste conduite actuellement par des hommes se sentant capables d’arraisonner le kairos, la fortuna, plutôt que de composer avec : « Leur ligne de conduite est déterminée d’avance en fonction de ce qu’on appelle une volonté politique. Celle-ci, dans ce schéma périmé, désigne un programme politique (policy) et elle caractérise la bravoure ou virtú de politiciens qui se sentent capables de soumettre la fortuna et de prendre en main le destin d’une nation grâce à leur vision de la société[75]. » Or la  philosophie de C. Pelluchon, fondée sur le « vivre de », ne parie pas sur un « voir » surplombant mais sur « sentir avec » immersif et inclusif, qui est la forme phénoménologique d’une hospitalité au sens large, pour ce qu’elle est capacité d’accueil de la circonstance et des formes qu’elle revêt. L’Autonomie brisée avait déjà alerté sur les risques éthiques que nous fait encourir le désir de prédiction qui mute en désir de prescription :
[…] les thérapies géniques qui nourrissent l’espoir qu’il soit possible, en agissant sur les cellules somatiques, de corriger un gène défectueux, pourront être utilisées sur l’homme dans le but de l’ « améliorer ». […] Ainsi, les biotechnologies et les nouvelles pratiques médicales ne créent pas de nouveaux désirs chez les individus mais de nouvelles attentes : les patients croient que les médecins peuvent leur apporter le bonheur et que, dans une certaine mesure, ils le doivent. Ils leur demandent d’en finir avec l’échec et la frustration, et sont soulagés de pouvoir déplacer leur responsabilité de sujets vers des professionnels qui utilisent des dispositifs techniques permettant de limiter au maximum l’imprévisibilité[76].
Empathie et pitié
Cette mise en garde quant aux dangers d’un « eugénisme libéral[77] », en tant que refus de l’altérité, trouve des prolongements naturels dans la réflexion poursuivie par C. Pelluchon sur la nature du lien qui nous unit, ou devrait nous unir aux autres habitants qui partagent[78] avec nous le monde, animaux non humains ou humains. La phénoménologie des nourritures s’emploie logiquement à retravailler la notion d’empathie, avant d’élaborer, on l’a évoqué, un nouveau contrat social.
Le cogito gourmand, qui avait fluidifié la relation entre le sujet et le monde qui restait d’opposition et de résolution dans le cogito cartésien, s’avère capable de se convertir à une forme d’empathie enrichie avec les animaux non-humains par le truchement d’un dénominateur commun, le sentir. C’est à « pensée basse[79] » que nous pouvons entrer en communauté avec les animaux :
Les animaux sont des êtres individualisés dotés d’une subjectivité non représentationnelle et certains d’entre eux communiquent avec nous par le sentir. Pour être un sujet ayant des intérêts et les communiquant à autrui, pour avoir, comme dit Husserl, la puissance de faire apparaître, il n’est pas nécessaire de se représenter le monde ni d’accompagner l’expression de soi d’un « je pense »[80].
L’empathie avec les animaux est bien sûr facilitée quand ils possèdent un « « système kinesthésique” (sensations et mouvements)[81] » qui paraît proche du nôtre, la communauté de communication (Mitteilungsgemeinschaft) reposant sur une communauté d’empathie (Einfühlungsgemeinschaft), corrélation que la philosophe reprend à « Normalités et espèces animales[82] » de Husserl. Toutefois, chez ce dernier, l’empathie renvoie à une modalité de l’entendement, ce qui l’amène à ne considérer que les « animaux supérieurs », les autres étant confinés dans des degrés d’empathie inférieurs. Sur cette question, le recours à Max Scheler paraît nécessaire, pour ce qu’il « postule une base élémentaire renvoyant à une vie affective commune, à une unité de l’affectivité préindividuelle[83]. » Cette base préindividuelle serait formée par la pitié, modalité non de l’entendement mais de l’affectivité, située sur le plan du pathique, du sentir. Dans les Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, C. Pelluchon annonçait d’une certaine façon ce geste de fondation d’une chair sensible partagée par animaux humains et non humains en partant de la critique derridienne de Heidegger : ce dernier « méconnaît l’animalité du Dasein, ce qui fait que l’expérience de l’angoisse est d’abord l’expérience que fait une chair pulsionnelle vivante[84]. »
La pitié, antérieure à la séparation entre le moi et le non-moi, serait suspendue par le mécanisme de défense provoqué par les conditions sévissant dans l’élevage industriel ; il faut neutraliser sa pitié, ce qui en nous « sent-comme” les animaux afin de consentir à mettre à mort un animal, particulièrement dans les conditions de l’élevage de masse, et de se repaître de sa chair. Avec les animaux, nous ressentons la vérité d’une rencontre originaire avec la pitié que nous sommes souvent amenés à enfouir ; d’après la formule magnifique de Merleau-Ponty, nous retrouvons une « communication avec le monde plus vieille que la pensée[85] ». Cet aspect véritablement immémorial a ainsi poussé un philosophe et poète comme Martin Rueff à se demander si une histoire de la pitié était possible[86].
Un nouveau contrat social pour un humanisme élargi
Dans la domestication, cette communication emprunte notamment la forme du travail commun aux bêtes et aux hommes, ce qui a amené Catherine, Raphaël Larrère et Baird Callicot à parler d’un contrat domestique tacite[87]. Seulement, la ratification d’un contrat implique un consentement, une réciprocité et la possibilité qu’il soit rompu un jour. Or ce contrat n’a été « sign锝 que par les hommes, dans leur seul intérêt, et les animaux n’ont pas la possibilité d’en sortir ne serait-ce que parce que, pour la plupart d’entre eux, les traits que nous avons sélectionnés chez les animaux depuis le néolithique les ont modifiés au gré des sélections, afin qu’ils acquièrent les traits qui nous conviennent, traits qui ne leur permettraient pas de survivre à l’état sauvage, rendant la domestication irréversible.
À ce contrat domestique soi-disant tacite, C. Pelluchon préfère une « zoopolis[88] », faisant entrer les intérêts des bêtes dans la définition du bien commun. Dans la pensée de ce bien commun, c’est la notion de faim qui apporte la pierre de touche de l’éthique et de la justice : « le caractère impérieux de la faim nous arrache aux prétentions philosophiques de la liberté, qui privilégient les droits formels et conduisent à une théorie de la justice distributive, certes utile dans les pays riches et pour répartir les biens entre des personnes convenablement nourries, mais beaucoup moins pertinente dans les situations de pauvreté extrême[89]. »
C. Pelluchon s’emploie donc à définir un nouveau contrat social revendiquant son artificialisme,afin de se garder des prétentions d’un universalisme factice des valeurs. Cet artificialisme est lié au fait que l’intérêt bien compris ne suffit pas à instituer le bien commun et que les hommes, comme le montre Hobbes, sont divisés entre eux et en eux-mêmes, que le mal existe. En conséquence, il s’agit de sortir du schéma de réciprocité du donnant-donnant, caractéristique classique et ici inopérante du contractualisme, afin d’« intégrer les intérêts d’autres agents moraux qui ne sont pas des agents délibératifs, tels que les personnes en situation de handicap mental et de dépendance, et les animaux[90]. » Dans ce nouveau contrat enté sur l’acte de manger et le « vivre de », grâce à l’alliance inédite entre jouissance et justice, « l’épanouissement de [m]on moi individuel et social transforme le plaisir en joie[91] » puisque les limites que l’on fixe à son égoïsme et à sa convoitise dispensent un « sentiment de plénitude[92] ». Cette réduction, cette sobriété, favorisent un élargissement du moi, parallèle à une extension de l’humanisme à la diversité des espèces et des éléments[93]. Par sa phénoménologie des nourritures, C. Pelluchon sera bien parvenue à ranimer l’antique correspondance du microcosme et du macrocosme d’une manière généreuse et nouvelle.

[1] Corine Pelluchon, Les Nourritures – Philosophie du corps politique, Paris, Seuil, 2015, p. 235. Cet ouvrage vient de recevoir le Prix Edouard Bonnefous décerné par l’Académie des Sciences Morales et Politiques, qui récompense une action ou un livre traitant de l’Homme et de l’environnement.
[2] Celle-ci pose ses bases dans L’Autonomie brisée, utilisant la bioéthique comme « un véritable laboratoire où le philosophe élabore les outils conceptuels de l’éthique et de la politique de demain. » Or « la démocratie est inséparable du fait du pluralisme, c’est-à-dire du respect des différentes conceptions morales et religieuses du bien et des différentes opinions relatives au début de la vie humaine. » [in] L’Autonomie brisée, Paris, Puf, [2009], 2014, p. 18. On ne s’étonnera pas que le pluralisme éthique s’accompagne d’un pluralisme épistémologique, qu’il appelle naturellement, voire nécessairement.
[3] Voir L’Autonomie brisée, op.cit., p. VIII.
[4] Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité – Les hommes, les animaux, la nature, Paris, Cerf, 2011, p. 15.
[5] Libéralisme politique qu’elle met à l’épreuve dès L’Autonomie brisée : « la question est d’abord de réfléchir aux conditions d’une législation adaptée portant sur des questions qui mettent au défi le libéralisme politique. Celui-ci implique que seules les actions engendrant un dommage à autrui doivent être interdites. Or les dilemmes liés au début et à la fin de la vie, à la réanimation de sujets au seuil de la mort, à la manipulation du génome et aux procréations médicalement assistées dépassent le problème de la coexistence pacifique des libertés. » [in] L’Autonomie brisée, op.cit.
[6] Joan Tronto, Un monde vulnérable, trad. H. Maury, Paris, La Découverte, 2009, p. 150-1. Cité par Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, op.cit., p. 288.
[7] Cette herméneutique nue fut préparée dès L’Autonomie brisée, livre écrit après plusieurs mois passés auprès de malades en fin de vie, handicapés ou déments.
[8] Les dangers de la notion d’horizon d’attente, sur le plan de la bioéthique, sont pointés dans L’Autonomie brisée, op.cit., p. 1-5. Nous revenons sur cette question plus loin au cours de cette étude.
[9] Ibid., p. 289.
[10] Ibid., p. 295.
[11] Ibid., p. 36.
[12] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 16.
[13] Ibid., p. 21.
[14] Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Paris, LGF, « Biblio essais », 1994.
[15] Corine Pelluchon, op.cit., p. 23.
[16] Mot qui renverrait, d’après C. Pelluchon, « à la conscience corporelle et à l’auto-affection, et désigne une disposition de l’âme qui est stable et conditionne l’exercice de toutes les facultés. » Ibid.
[17] Ibid.
[18] Voir aussi Ibid., p. 44.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] Titre du premier chapitre de sa première partie.
[22] Voir Ibid., p. 26.
[23] Ibid., p. 38.
[24] Ibid., p. 39.
[25] Nous développons cette notion dans La Cartographie poétique – Tracés, diagrammes, formes (Valéry, Mallarmé, Artaud, Michaux, Segalen, Bataille), Genève, Droz, 2014.
[26] Au sens où la jouissance est un existential et qu’il m’enseigne qu’originairement j’aime la vie, ce qui veut dire que la déréliction est seconde, liée aux conditions sociales et économiques de notre existence, comme on le voit avec la faim et la malnutrition qui touchent dans le monde près de trois milliards de personnes.
[27] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 43.
[28] Ibid.
[29] Nous renvoyons évidemment à Gilles Deleuze, Francis Bacon – Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981.
[30] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 45.
[31] Ibid., p. 48.
[32] Ibid., p. 51.
[33] Ibid.
[34] Cette notion est explorée dans un ouvrage en cours : La kairologie – Pour une poétique de la circonstance.
[35] Ibid., p. 52.
[36] Ibid., p. 54. Nous soulignons.
[37] La villa Médicis accueillant depuis un certain temps, parmi ses pensionnaires, des représentants des arts de la table.
[38] Ibid., p. 55.
[39] Erwin Straus, Du sens des sens – Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, trad. G. Thinès et J.-P. Legrand, Grenoble, Millon, 2000, p. 371. Cité par Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 69.
[40] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 72.
[41] Ibid., p. 73.
[42] Ibid.
[43] Ibid.
[44] Ibid., p. 74.
[45] Ibid., p. 76.
[46] Mésologie : étude des milieux humains. La somme d’Augustin Berque demeure Ecoumène – Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 1999. Parmi les ouvrages récents, on citera Poétique de la terre, Paris, Belin, 2014 dans lequel la pensée d’Uexküll est pleinement métabolisée.
[47] Watsuji, une des grandes influences d’Augustin Berque avec Leroi-Gourhan et donc Uexküll, reprochait à Heidegger de ne pas s’attacher suffisamment à la spatialité et de traiter l’existence humaine comme purement individuelle. Voir Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 84. En commentant Uexküll, Corine Pelluchon exprimait la même idée dès L’Autonomie brisée : « dans la mesure où l’Umwelt d’une espèce inclut d’autres espèces et que les mondes environnants ou Umwelte sont structurés, certaines espèces vivant dans un monde relativement clos, la focalisation sur la signification et la compréhension du monde propre à chaque espèce orientent la biologie vers une approche permettant de penser à la fois la coexistence des mondes et leur articulation. » L’Autonomie brisée, op.cit., p. 394-5.
[48] Ibid., p. 83.
[49] Ibid.
[50] Ibid., p. 93.
[51] Citations d’Ivan Illich, « L’art d’habiter », Dans le miroir du passé, Œuvres complètes, t. II, Paris, Fayard, 2005, p. 755.
[52] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 97.
[53] Cette interprétation n’engage bien sûr que nous.
[54] Ibid.
[55] Éric Sadin, La vie algorithmique – Critique de la raison numérique, Paris, L’échappée, 2015, p. 49-55.
[56] Voir d’Olivier Mongin La Condition urbaine – La ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2005. Cité par Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 95-9. Voir aussi La ville des flux, Paris, Fayard, 2013.
[57] Voir Camille de Toledo, Archimondain joli punk, Paris, Calmann-Lévy, 1991.
[58] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 102.
[59] Voir Éric Sadin, op.cit., p. 265.
[60] Philippe Boudon, Sur l’espace architectural. Essai d’épistémologie de l’architecture, Paris, Dunod, 1971. Cité par Augustin Berque, Écoumène, op.cit., p. 97
[61] Nicole Everaert-Desmedt, Le processus interprétatif, introduction à la sémiotique de Ch. S. Peirce, Liège, Mardaga, 1990.
[62] Voir Philippe Boudon, « La notion d’échelle et les catégories de Ch. S. Peirce » [in] Anne Hénault (dir.), Questions de sémiotique, Paris, Puf, 2002, p. 479.
[63] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 104. Elle se réfère ici à Joan Tronto.
[64] Voir Jean-Marc Besse, « Les cinq portes du paysage – Essai d’une cartographie des problématiques paysagères contemporaines », Le Goût du monde – Exercices de paysage, Arles, Actes Sud, 2009, p. 15-70. Cité par Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit. , p. 105.
[65] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit.
[66] Ibid., p. 106.
[67] Cette suspicion par rapport au déductivisme appliqué à l’action politique s’exprime aussi dans les Éléments pour une éthique de la vulnérabilité : « Entrant dans la réalité des liens qui unissent les choses entre elles et étudiant leurs interactions, nous sommes appelés à corriger la manière dont nous concevons l’action politique. Celle-ci ne sera plus pensée comme un projet, comme la réalisation d’un plan déterminé à l’avance par la volonté d’un homme, d’un corps politique ou de ses représentants, mais il s’agit de consacrer du temps et des efforts à la compréhension des rapports entre les choses, afin d’étudier les conditions de notre interaction harmonieuse avec elles. Les événements ne résultent plus de nos prévisions, mais ils émergent de ces interactions. Ils ne découlent pas du choc des seules passions humaines et sont en partie imprévisibles. » Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, op.cit., p. 104.
[68] Les citations sont de Jean-Marc Besse, op.cit., p. 64-5.
[69] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 106.
[70] Ibid., p. 107.
[71] Si la Poétique d’Aristote est normative, c’est pour autant qu’elle porte un regard rétrospectif sur la production « littéraire”, avant la lettre : ce qui a été fait dicte les canons de ce qui doit être fait.
[72] Voir Francisco Varela, Eleanor Rosch, Evan Thompson, L’inscription corporelle de l’esprit, trad. française par V. Havelange, Paris, Seuil, 1996.
[73] Voir Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 200 : « c’est à la reconstruction du monde et même à l’institution d’un monde commun que la phénoménologie des nourritures aspire, en affirmant le lien essentiel entre le fait de bien manger et le fait de bien vivre, entre le respect de soi et le respect des autres, humains et non humains, présents et futurs – entre la jouissance et la justice. » Entre la jouissance et la justice, la phénoménologie des nourritures s’articule bien comme une poét(h)ique..
[74] Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, op.cit., p. 106.
[75] Ibid., p. 107.
[76] Corine Pelluchon, L’Autonomie brisée, op.cit., p. 2.
[77] Ibid., p. 11.
[78] « Autonomie » venant étymologiquement de « nemos », signifiant partage, étymon plus lointain que « nomos » qui signifie loi, comme le signale Corine Pelluchon, à la suite de Rémi Brague, dans L’Autonomie brisée.
[79] Expression que nous reprenons à la poète Marie-Claire Bancquart. Voir sa belle anthologie, Rituel d’emportement, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2002.
[80] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 111.
[81] Ibid., p. 114.
[82] Edmund Husserl, « Normalités et espèces animales », Sur l’intersubjectivité, trad. N. Depraz, t. II, Paris, Puf, 2001, p. 249-63. Cité par Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit.
[83] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 118.
[84] Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, op.cit., p. 209.
[85] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1979, « Tel », 1979, p. 294. Cité par Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 122.
[86] Dans un séminaire dispensé à l’Université Paris-Diderot en 2009.
[87] Ce contrat domestique tacite, idée que les Larrère ont reprise à Callicott, est présenté et réfuté par Clare Palmer dans « Le contrat domestique », trad. H. S. Afeissa, [in] Hicham-Stéphane Afeissa et Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, Philosophie animale – Différence, responsabilité et communauté, Paris, Vrin, 2010, p. 333-73. Cité par Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 127.
[88] Corine Pelluchon, Les Nourritures, op.cit., p. 129.
[89] Ibid., p. 159.
[90] Ibid., p. 216.
[91] Ibid., p. 249.
[92] Ibid.
[93] Dans son ouvrage précédent, C. Pelluchon se référait au « Parlement des choses » imaginé par Bruno Latour où « les études des experts soulèvent des problèmes et proposent la candidature de nouvelles entités, c’est-à-dire qu’ils proposent de faire entrer ces problèmes et les entités concernées, l’eau, l’air, la forêt, dans les discussions politiques. » [in] Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, op.cit., p. 109. Voir aussi Bruno Latour, Politiques de la nature [1999], Paris, La Découverte, 2004 et Alain Renaut, Un humanisme de la diversité, Paris, Flammarion, 2009. Il est à signaler qu’A. Renaut fut le parrain d’habilitation de C. Pelluchon, dont le dossier s’intitulait Bioéthique, écologie et philosophie politique : propositions pour un enrichissement de la philosophie du sujet.



Façons de lire, manières de devenir – La lecture comme occasion d’une ethopoétique

L’individuation par la lecture
         L’esthétique de la réception que l’on doit à Hans Robert Jauss visait à donner consistance à un grief, d’après lequel la critique littéraire avait considéré des entités là où devraient prédominer des rapports : non seulement la prévalence de la relation avait été passée sous silence mais la recherche, ne s’attachant qu’à l’auteur et à l’œuvre, avait appauvri le système relationnel. Le désir théorique de Jauss fut donc animé par la mise au jour des effets de l’œuvre sur le destinataire. L’essai de Marielle Macé, qui s’est imposé en quelques années comme un ouvrage décisif, tire sans doute sa force de la délicatesse, concept qu’elle étudie d’ailleurs, avec laquelle elle s’évertue à ramifier ce système relationnel de l’œuvre et du lecteur et à en détailler les guises. On sait que Kant compare au contrat social l’appel adressé par l’œuvre au consensus et à la communauté universelle émergeant librement. On pourrait peut-être décrire les sections de l’ouvrage de Marielle Macé comme une typologie des contrats sociaux passés entre des figures et des œuvres ; il convient de parler de figures, car elle traite sur un pied d’égalité auteurs-penseurs (notamment Proust, Sartre, Ricoeur, Flaubert, Baudelaire, Bourdieu, Barthes et Rancière) et personnages (notamment Charlus). Dans le cadre de notre contribution, il sera impossible de détailler tous ces contrats, aussi nous concentrerons-nous sur la première partie de l’ouvrage qui, nous semble-t-il, lui permet d’asseoir son cadre théorique.
Dans l’ensemble, Marielle Macé choisit d’aborder la lecture en tant qu’elle réorganise les coordonnées de notre existence. La dimension spatialisante de sa recherche pourrait, d’une certaine façon, faire ressortir son entreprise au spatial turn dont on n’a pas suffisamment envisagé l’impact depuis le lieu du lecteur, quand celui du narrateur, ou de la narration multifocalisée, ont fait l’objet de travaux récents[2]. Il s’agit ici d’être attentif  à la focale de la lecture en tant qu’elle ouvre ses pistes à nos « conduites », terme permettant à Marielle Macé de mettre en syntaxe « une phénoménologie de l’expérience des œuvres et une pragmatique du rapport à soi » (p. 15). La dimension phénoménologique du lire est donc réarticulée à une éthologie, et même, pour une part, à une « éthopoétique »[3] des pratiques qui entend rompre avec la clôture du paradigme sémio-narratologique hérité du structuralisme littéraire.
On pourrait dire qu’une partie de son herméneutique prend source chez Michel Foucault. En effet, ce dernier expose que le cynique Demetrius distingue l’« ornement de la culture »[4], ensemble de connaissances qui peut être vrai mais ne modifie en rien le mode d’être du sujet, et le contenu de connaissance qui a la faculté de transformer le mode d’être d’un individu : le contenu « éthopoétique »[5]. Ce qui intéresse Marielle Macé participe du deuxième type de connaissance : son étude de la lecture, dès lors, n’est pas une herméneutique du « déchiffrement » mais du « comportement » en tant qu’elle embraye sur une individuation innervant nos pratiques quotidiennes et butinant des ressources auprès d’elles ; c’est pourquoi elle la qualifie d’ « intégrée » (Ibid.). Pour l’intellectuelle, ce souci de placer la lecture sur l’échiquier commun de nos conduites participe de la volonté de réfléchir à une stylistique de l’existence. Les formes de langage proposées à la lecture s’offrent à nous comme des occasions de « formes de vie »[6], conception qui rattacherait sa démarche à la kairologie[7], tradition de pensée faisant primer la texture des contextes, dans ce qu’ils ont de requérant ou de modelant, sur des identités établies.
La lecture est ainsi traitée comme un opérateur d’individuation, et la critique simondonienne du schéma hylémorphique rapprochant des éléments déjà constitués, une forme et une matière, n’est pas oubliée :
La pratique littéraire combat ici subtilement les prescriptions médiatiques de distinction, qui supposent des identités élémentaires, victorieuses et déjà accomplies : « be yourself  ! ». Ce que permet l’observation de la lecture, alors, c’est l’observation des dynamiques d’individuation […]. L’individu : ce qui se donne sans contours, qui se fait et se défait en permanence, chance et charge modernes. […] Dans ces occasions esthétiques, la manière des pratiques est aussi leur matière : le style d’une lecture, son comment, est le contenu de l’expérience qu’elle constitue, son contenu enfin individué. (p. 19-20. Nous soulignons)
Un syntagme s’impose comme plan de travail, quasiment au sens du Bauplan des biologistes, c’est-à-dire de l’« architecture de base »[8] de notre être : la « forme-maîtresse » de Montaigne qui n’est pas un archétype ou une essence posée d’avance mais la manière[9] de jouer notre possible dans l’entre des choses. Cette insertion au sein des choses fait l’objet d’une étude qui parvient à substituer à la mécanique émancipatrice traditionnelle de la fiction un modèle plus proche de la thermodynamique, appris chez Simondon, qui guette les différentiels d’intensité se faisant jour entre les œuvres et nos formes de vie. Dans cette émulation des mots et des mondes, l’empan des réactions, au sens quasi-chimique, marque par son ampleur :
Dans la réflexion sur la littérature, la multiplicité et, à vrai dire la concurrence de ces modes d’articulation entre les œuvres et les formes de vie est trop souvent négligée ; ce maniérisme subtil des pratiques est écrasé […] lorsqu’il est recouvert par un éloge global des fictions, ou une croyance au caractère mécaniquement émancipateur de toute expérience esthétique, indépendamment des individus qui les traversent. (p. 23. Nous soulignons)
Contre une mécanique systématiquement émancipatrice qui réduirait l’éventail immense des réceptions à un taylorisme éthique où l’on produirait de la liberté en série, Marielle Macé entend mettre l’accent sur une lecture qui soit « fabrique littéraire de la sensibilité » (p. 28), tenant compte du matériau humain sur lequel elle s’exerce en tant qu’il recèle des singularités: celles des sédimentations de nos « personnalités perceptives » (Ibid.). Être attentive à la dimension différenciée du matériau humain, et ne pas le traiter comme une matière amorphe, passive et homogène qui produirait mécaniquement les mêmes effets, relève d’un positionnement théorique qui n’a rien n’anodin et où l’on retrouve sa prise de distance envers le structuralisme littéraire. En cela, son herméneutique évoque sur certains points la sémio-physique de Jean Petitot, sans que l’on puisse parler d’influence.
Pour une sémiophysique de la lecture
Jean Petitot a pris également congé de cette conception aristotélicienne, hylémorphique, qui avait, selon lui, imprégné le structuralisme de l’époque formaliste, « logico-combinatoire »[10]. Ce structuralisme, qu’il qualifie d’« idéalisme », renoue avec l’opposition aristotélicienne traditionnelle entre forme et matière : « la matière est un continu magmatique amorphe et passif et seule l’imposition de la forme en tant que principe actif peut lui conférer une structure différenciée – différentielle – et, ce faisant, engendrer le sens. […] Qu’il s’agisse d’une forme logique ou d’une forme algébrique comme dans le binarisme structuraliste, elle est symbolique et purement relationnelle. »[11]
Les conséquences, pour l’appréhension du sens, sont exorbitantes : le sens, complètement désincarné, perd tout lien avec le monde naturel et culturel; ce que l’on pourrait rapprocher de « l’écoumène » défini par Augustin Berque est oblitéré, c’est-à-dire ce « couplage perception-action qui fonde notre rapport écologique et éthologique à ce monde. »[12] La forme, désolidarisée de tout principe organisateur inhérent à la matière devient, fatalement, logico-combinatoire. Figée en une sorte d’en soi symbolique, elle « est découplée de sa genèse. »[13] La conclusion théorique qu’en tire Jean Petitot est que le « concept structural de forme doit être remplacé par le concept génétique de forme comme auto-organisation émergente »[14].
À l’instar de Jean Petitot, Marielle Macé pense l’émergence de la forme (ici la « forme de vie » initiée par la lecture) d’un point de vue épigénétique et non pas préformaté (préformatage qui, en embryologie, se nomme préformationnisme). Elle est sensible à l’articulation de la lecture aux « autres occasions perceptives » (Ibid.), soit au système de circonstances sensorielles dans laquelle cette pratique s’effectue. Jean Petitot et Marielle Macé affirment ainsi la non – autonomie de la couche sémiotique du sens. Celle-ci s’articule à « la structuration morphologique du monde naturel »[15] comme au « corps propre, [à] la perception et [à] l’action (la vision, la kinesthésie, la proprioception, le comportement). »[16] Le sens ne doit pas être désolidarisé de nos conduites quotidiennes, culturelles et perceptives qu’il contribue lui-même à informer : « La lecture devient une question de stylisation cognitive ; elle engage d’abord la capacité intime du lecteur à se conduire dans les signes, en se laissant désorienter par des figurations inédites » (p. 29). La lecture conduit le sujet à composer avec la désorientation qu’elle induit, impulsant, dans sa relance, un tracé cartographique non programmé qui recompose le monde :
Cette relance dit l’ampleur de ce qui se joue, de nos façons d’être, dans nos rencontres quotidiennes avec les formes : une dynamique de restitution, une pratique de ressaisie intérieure et d’invention de formalités […]. Ce geste de lecture décide de formes de vie ; on n’y crée peut-être rien (s’il faut réserver l’idée de création aux productions souveraines), mais on se façonne soi-même et l’on façonne son environnement en donnant, comme tout le monde, une nuance et une valeur existentielle à ses propres sensations. (Ibid.)
Du sens des formes on est passé au sens des formalités, soit à la conversion instantané du cognitif en social. Cette herméneutique intégrée peut être élargie à la sphère du vivant dont les êtres qui le composent sont considérés, notamment par Simondon, comme des systèmes dynamiques ouverts. C’est aussi la conception d’un éminent spécialiste de l’herméneutique philosophique, Heinz Wismann, que l’on peut donc rapprocher ici de Marielle Macé :
[…] l’individu absorbe des éléments qui ne semblent pas d’abord faire partie de lui ; il fonctionne ainsi comme des systèmes dynamiques ouverts dont la conservation repose sur l’intégration d’éléments qui ne lui appartiennent pas de prime abord. Ainsi peut-il phagocyter son environnement, se maintenir dans un système d’échanges avec ce qui l’entoure […][17].
En phagocytant son environnement, l’individu le modifie. La perspective herméneutique a pour effet, Jean-Michel Salanskis le fait remarquer, de dissoudre l’alternative proposée par Marx dans Les Thèses sur Feuerbach entre comprendre le monde et le transformer : « pour elle, le monde se résume à chaque fois à sa situation et c’est la comprendre ou l’interpréter que la transformer. »[18] Dans l’herméneutique philosophique de Heinz Wismann, dans l’herméneutique formelle de Jean-Michel Salanskis comme dans l’herméneutique littéraire de Marielle Macé, comprendre et transformer ne sont qu’une seule et même opération.
S’il revient à Heidegger d’avoir systématisé ce type de description, l’approche de Macé n’est pas soluble dans l’analytique existentiale du philosophe de Fribourg. Ainsi, le niveau du comprendre, évoqué au §32 de Sein und Zeit, s’il se donne comme la description transcendantale du Dasein comme lieu d’une compréhension de l’Être, en tant qu’elle extrait des « »catégories” cartographiant a priori cette compréhension dans ses modalités», et si lui correspond la scène temporelle qui lui est idoine, celle de la quotidienneté, cette herméneutique se revendique comme pré-textuelle en tant qu’elle est herméneutique du temps court et du non-texte[19]. On peut lui préférer la tentative de Marielle Macé qui relie herméneutique des pratiques quotidiennes et herméneutique textuelle intégrée. On la rapprochera plutôt ici de Jean-Michel Salanskis dont elle réaliserait le vœu, convaincue comme lui que « l’herméneutique ne peut pas être génériquement et sans problème être ainsi arrachée à une temporalité ou une textualité où elle fixe son identité. »[20]
Thermodynamique de la lecture
On pourrait nous opposer que l’intellectuelle ne s’engage pas dans ce débat, bien abstrait, sur la légitimité du transcendantal. Pourtant, les références de Macé à Simondon, attestées dans son essai et sa bibliographie, relèvent bien d’une prise de position, à la fois implicite et en acte, d’une large portée épistémologique. Les stylisations cognitives permises par la lecture reposent sur une vision bien distincte de celle défendue par les défenseurs de l’Intelligence Artificielle et des sciences cognitives computationnalistes orthodoxes, assumant quant à eux « une vision « discrète” du couple sujet-monde »[21] où le sujet et son intelligence ont été conçus sur le modèle d’un automate calculant dont le système relationnel avec le monde était établie de manière irrévocable par un codage d’entrée et une transcription motrice du code endogène à la sortie. À l’inverse de cette figuration, Marielle Macé, dont la démarche est ici affine de celle défendue par Varela et sa théorie de l’enaction[22], promeut une cognition homogène à la mouvance continue du monde (on appréciera sur ce point notamment ses pages consacrée à la lecture dans le train, p.61-66) pour nous faire un portrait du lecteur en « homme de l’adaptation et de l’actualisation» (Ibid.), dont l’intelligence est un système dynamique continu, dont la condition neurologique n’est pas découplée du métabolisme global du corps, « au gré desquelles se décide ce qui vaut pour environnement et quelles interventions doivent y prendre place. » (Ibid.) À ce titre, ce n’est pas l’alternative du vivre et du lire qui est posée, mais les modalités de passage, les transactions ou les interfaces qu’une série de grands auteurs-lecteurs (ou leurs personnages) vont négocier.
Avec Proust, Macé nous incite à élargir la notion littéraire de contexte : « Proust fait constamment revenir son lecteur au monde sensible ; ce qui restera de l’expérience du livre, suggère-t-il, c’est bien une situation perceptive et affective, formée par un couple individu-milieu, c’est-à-dire une certaine façon d’être dans le monde, un certain mode d’être. » (p. 49) Contre le paradigme immanentiste de la clôture du texte, où le contexte se restreint au co-texte, Macé invite à passer de la cohésivité du texte (concept de la linguistique textuelle) à la cohérence de la lecture, par le truchement d’une écocritique en première personne : « Car le champ attentionnel du lecteur embrasse une étendue qui excède largement la surface des pages imprimées, et tout ce qui entre dans ce champ attentionnel (une perception, un souvenir, une imagination, un désir…) ne vient pas seulement parasiter la lecture, mais la recharger autour d’une dynamique affective qui, à elle seule, la fonde. » (p. 50) Le hors-texte constitue la recharge dynamique de la lecture. De fait, c’est bien une thermodynamique de la lecture qui est ici envisagée : si le fonctionnement opère en espace clos, le risque d’entropie guette, il pèse tout du moins sur le théoricien de la lecture. Un apport d’énergie extérieure est requis et c’est là qu’intervient le hors-texte, qui n’est pas un hors-la-lecture même s’il était traité en paria de l’approche sémio-narratologique traditionnelle.
Enjeux phylogénétiques
Une approche phylogénétique de la lecture donnerait probablement raison à Marielle Macé. La lecture, intervenant à l’extrémité de notre histoire évolutive, ne s’exempte pas du rapport à l’extériorité construit par les mammifères dès leur phase de développement embryonnaire. Ainsi, pour le lecteur, se confronter au corps de l’œuvre mobilise les mêmes ressources que celles qu’il a activées pour se faire un corps, soit l’établissement d’une aperture. Telle est la différence, Philippe Jousset y insiste, entre vertébrés et insectes, la  « stratégie de régulation » est différente : alors que l’insecte se retire dans sa carapace, comme pour refuser le monde extérieur, le vertébré, quant à lui, consacre la partie principale de son tissu périphérique (ectoderme) à la simulation du monde extérieur : « La paroi qui le sépare de l’extérieur, la peau, forme la frontière continuellement régénérée où se déploie le conflit entre organisme et monde extérieur. »[23] La lecture s’éprouverait donc bien dans un corps-à-corps avec le monde, qui constitue le mode de notre ouverture à lui,  bien loin d’un repli autarcique. On pourrait se risquer à avancer que l’approche sémio-narratologique, clôturante, est invertébrée car elle part d’un postulat épistémologique qui s’appliquerait mieux aux insectes…
Didier Anzieu l’a bien montré[24], la peau est l’interface avec le monde tissée au cours de notre développement. On lit donc aussi avec notre peau, qui se situe à l’intersection du texte et de l’environnement attentionnel, intersection qui module la dimension kairologique du texte : « Les textes ne sont en effet pas des tableaux placés sous les yeux du lecteur mais de véritables environnements sensoriels et sémantiques, par conséquent des occasions de conduites perceptives qui font partie des modalités plus vastes de notre insertion dans un espace-temps, et qui instituent des formes de vie. La modulation constante de l’attention, affaiblie ou rechargée, fait de la lecture l’expérience vive d’états mentaux subtilement différenciés. » (p. 50. Nous soulignons) Une sorte de psychogéographie est ainsi corrélée, impliquée par l’acte de lire qui advient forcément en un site, exploité, on l’a vu plus haut, comme une ressource. En retour, le lire participe de la constitution de ce site : la lecture, à l’instar de l’individuation simondonienne, est la co-production d’un individu et de son milieu. Macé insiste bien sur l’identification du lire à un acte d’individuation, où se déploie la morphogenèse du sens : « L’état mental suscité par la lecture est « agent”, et fonde par conséquent le sens de soi. C’est un pur acte d’individuation, où l’individu constitue son site, sa portion d’être et sa façon de l’occuper, en unifiant ses modes de présence mais sans se donner nécessairement de contenus distinctifs. » (p. 52)
En convoquant Leroi-Gourhan, référence essentielle de nombre de ses travaux[25], Macé dote sa stylistique de l’existence, qui s’annonce dès cet essai, d’une réelle épaisseur diachronique :
Jeux sur les seuils, réglage de distances, arrachement et réinscription dans un périmètre individuel, la lecture rejoue cette insertion de l’individu dans son milieu, vecteur d’une mise en ordre du monde, faite d’une oscillation rythmique entre sécurité et exercice d’une liberté que Leroi-Gourhan a mise au principe anthropologique de toute conduite stylistique, où il voyait la recherche et l’ajustement d’un équilibre dynamique entre « l’assurance matérielle ou métaphysique », et la « lancée dans une exploration efficace »[26]. (p. 53)
Si, comme elle l’expose, Leroi-Gourhan considérait que s’émanciper d’un milieu revenait à nouer d’autres attachements, en prenant un appui dialectique sur ce à quoi l’on s’arrache, la lecture pourrait être assimilée à l’abri dans la description du paléo-anthropologue, abri à partir duquel l’homme initie un mouvement de va-et-vient avec le territoire :
Ce qui, chez l’homme, s’exprime à travers des symboles architecturaux ou figuratifs s’applique chez l’animal aux formes les plus élémentaires du comportement d’acquisition ; le va-et-vient entre l’abri et le territoire est la trame de l’équilibre physique et psychique des espèces qui partagent avec l’homme cette séparation entre le monde extérieur et le refuge. Il est par conséquent normal que le rapport refuge-territoire soit le terme principal de la représentation spatio-temporelle et que la forme du refuge corresponde à la fois aux besoins matériels de la protection et de l’économie et à l’articulation entre refuge et territoire, entre espace humanisé et univers sauvage, c’est-à-dire aux termes de l’intégration spatio-temporelle, en situation et en mouvement[27].
Cette analyse pourrait être reliée à une origine phylogénétique plus large qui donnerait une profondeur  anthropologique assez vertigineuse à la dialectique de la lecture élaborée par Macé. Erwin Straus affirmait que, dans la vie animale, l’ingestion et l’excrétion relèvent d’un rapport au monde bien distinct de celui qu’on remarque chez les végétaux : « il s’agit d’un ordre de relation qui doit être décrit comme une union et une séparation, mieux : comme un s’unir-à et un se séparer-de. C’est à cette relation au monde du s’unir-à et du se séparer-de et à toutes ses réalisations dans le s’ouvrir et le se-fermer à l’autre, qu’est subordonnée l’expérience vécue primaire de la vie animale. »[28] La lecture serait elle-même prise dans cette dialectique entre un s’unir-à et un se séparer-de, reliée aux origines animales de l’homme, où elle exprime sa dimension proprement motrice.
Lecture et écologie attentionnelle
Erwin Straus, comme Marielle Macé, insistent en effet sur la dimension motrice de l’expérience du sens : le sentir étant inséparable d’un se-mouvoir, on peut bien parler de « gestualité du sens » (p. 55). En lisant, en « regardant » faire ou penser des personnages, nous esquissons des quasi-gestes, nous activons en nous des « simulations gestuelles » (« formes d’impulsions, de sensations, de directionnalités », p. 56). Le contrat d’empathie mimétique comprendrait une composante kinésique essentielle, que la notion de neurones miroirs a pu fonder sur le plan cognitif. Cette motricité est pilotée par le dire du texte : il y aurait une composante chorégraphique de la lecture. Lire le texte, c’est le simuler, le jouer, donc le chorégraphier. Même dans la lecture silencieuse, la mise en voix du texte est solidaire d’une mise en geste qui est une mise au point perceptive, une accommodation. Le style de l’auteur induit donc un style de lecture, conçu comme aptum :
La densité sensible d’un environnement, la force kinésique d’un texte se jouent donc phrase à phrase style à style. Dans l’immobilité de la lecture, en percevant un à un des mouvements, en recevant la mise en scène de gestes, d’allures et de jeux de distances successifs, on accommode mentalement sur la forme de ces gestes, sur la manière dont ils sont qualifiés, colorés, temporalisés, dirigés. (p. 56)
Cet agir impliqué par le lire mobilise une écologie attentionnelle dans laquelle se pose la question de l’unité idéale de la forme de langage propice à la rencontre. Il semblerait ici que le palier de la phrase soit déterminant pour pouvoir importer la donation phénoménale de la lecture dans le système de circonstances du sujet, établi à un certain niveau de vigilance : « L’échelle de la phrase compte beaucoup dans cette gestualité de la lecture : elle ramène les phénomènes à la dimension attentionnelle du sujet, dans son temps propre, dans le cours successif et concrètement rythmé de ce qui lui arrive. » (p. 58)
La notion de « stylistique affective », empruntée à Stanley Fish, permet d’affirmer une fois de plus la dimension kairologique de cette herméneutique de la lecture. Fish propose de définir le sens d’un énoncé comme la somme des événements survenant au lecteur dans le cadre de sa rencontre avec la forme de langage. Dans la pragmatique de Fish,  où lire c’est faire[29] , la performativité de la lecture ne relie pas le sens de l’énoncé à une visée préalable mais à un effet réellement produit, c’est-à-dire à ce qu’un sujet expérimente au moment où il transforme la forme de langage en forme de vie : « C’est l’expérience d’un énoncé  – tout entier, et non pas ce qui pourrait se dire, à son propos, incluant tout ce que je pourrais en dire – qui est son sens. »[30] Le sens de la lecture, c’est donc son kairos : c’est l’occasion qui m’est donnée d’avoir une expérience, expérience qu’il faut envisager de manière intégrative.
Kafka, lecteur de Goethe, a été sensible à la complétude de l’expérience de lecture, que le structuralisme de type logico-combinatoire a trop restreint à un mentalisme. Il convient de restaurer la plénitude sensorielle du lire ; le lecteur signe le contrat d’empathie avec tout son corps. Le sens ne peut être qu’expérimenté, l’herméneutique a donc bien pour fondement une phénoménologie : « le vécu corporel n’est pas ici obstacle à la construction du sens, mais le fondement inaliénable de l’herméneutique, parce que l’évocation est irrésistiblement évocatrice, investie par le lecteur. » (p. 59). L’empathie ne se restreint pas ici à l’intersubjectivité mais à l’identification générale à « des figures, des postures, des rapports spatiaux ou des dimensions tactiles. » (Ibid.)
Une phénoménologie herméneutique de la lecture se doit, pour sonder les rapports qui s’établissent avec les dimensions offertes par le texte et cadrées par le lieu de déchiffrement[31], d’envisager celle-ci comme expérience attentionnelle, l’attention occupant la fonction de modulateur de l’expérience, à l’intérieur de la dialectique déjà évoquer du s’unir-à et du se séparer-de. Il s’agit ici de « tourner la page de la concentration »[32], qui autorisait l’approche sémio-narratologique traditionnelle à se contenter de l’immanentisme, car il ne serait question que du texte, pour s’ouvrir à la vigilance et à ses degrés, comme s’y est employée très récemment Natalie Depraz, en se réclamant également de Simondon et de son concept de modulation :
Moduler signifie faire varier, infléchir, adapter à différents cas ou contextes. En musique, le terme modulation a un sens précis : c’est la variation d’accent, d’intonation, d’intensité d’un son au moment de son émission ; en biologie, c’est le vivant tout entier qui est processus de modulation et cela signe son individuation dans sa forme métastable, où la production des tensions réorganise ses limites en intégrant l’information[33].
Au cours de la lecture aussi, l’accentuation de la vigilance varie en fonction des circonstances, ce qui contribue à l’organisation du sens dans la conscience, à l’information. C’est d’ailleurs à présent une idée bien connue que de considérer que le développement de l’embryon est un acte de lecture de l’ADN. Dans ces deux types de lecture, traditionnelle et ontogénétique, les circonstances jouent un rôle majeur dans l’actualisation d’un code[34] qu’on ne se contente pas de déchiffrer mécaniquement.
Pour en rester ici à la lecture des textes littéraires, le geste théorique de Marielle Macé pourrait bien être envisagé comme une contribution à une « écologie de l’attention », pour reprendre l’expression de l’ouvrage récemment paru d’Yves Citton[35]. La scène proustienne de la lecture de Mme de Sévigné paraît à cet égard exemplaire :
La scène souligne cette dimension centrale de l’expérience attentionnelle : ses variations rythmiques, fondées sur des flottements d’intensités qui tiennent autant aux différenciations d’accentuation de ce que l’on lit (des degrés de puissance stylistique, figurale, fictionnelle, des qualités tactiles, des exigences herméneutiques) qu’au vécu perceptif du lecteur, à ses oscillations psychiques ou même à son désœuvrement. Il faut reconnaître la part que prend l’inattention dans l’expérience lectrice, ce que Benjamin et Simmel appelaient la « distraction » […]. Ce mode de perception engage une dialectique rénovée entre contact et séparation, solitude et ouverture, proximité et dispersion. La perception distraite, insuffisante, latérale, a donc aussi son rôle à jouer dans une relation esthétique qui n’est pas nécessairement frontale, extraordinaire, dramatisée, ce qui ne l’empêche pas d’être décisive. (p. 62-63).
Aujourd’hui, multitâches, nous sommes devenus indifférents « à la requête d’attention de formes ralenties. » (p. 63). Or, comme le souligne Natalie Depraz, les objets et les personnes changent de statut ontologique en fonction de l’attention que nous leur accordons[36]. Une telle approche incite à sortir de l’ontologie en tant qu’elle est pilotée par les principes d’identité et de non contradiction pour tenir compte d’une modulation transformatrice des entités. Macé apporte donc sa pierre à une historicité du sensible, historicité qui est donc dé-ontologique et kairologique, pour ce qu’elle affirme que la rencontre possible entre le texte et le lecteur est conditionnée par le système de circonstances, notamment par sa dimension technique, sa célérité, qui entraîne une « volatilité des percepts » (Ibid.). Elle place également la question du genre littéraire sous l’orbe d’une phénoménologie du « lever les yeux les yeux de son livre » et de la transitivité induite par le genre. Elle cite alors « La tâche du lecteur » de Jean-Christophe Bailly qui se fait rapporteur de la variété des régimes de valence impliquée par le genre du livre qu’on tient entre les mains. Ainsi, l’essai accroche mieux le paysage : on constate l’harmonie entre ce que nos yeux lisent et le « long travelling ininterrompu des paysages » (p. 64). Le genre de l’essai joue un rôle facilitateur, il est créateur d’accord, favorise le kairos entre les deux modes de lecture, il module à la hausse la force des associations dans un réseau de connexions[37] : les livres abstraits, non fictionnels, « accrochent le paysage par des pinces souvent plus sensibles, plus secrètes et plus résistantes que celles de la fiction »[38]. Leurs phrases générales, dans le flottement de la référence, trouvent une transitivité naturelle dans ce que Gibson appellerait les affordances du paysage[39] ; on pourrait bien parler alors d’écocritique de l’attention : « Le monde ne s’absente pas du champ attentionnel du lecteur ; il constitue l’horizon de cette zone incandescente sur laquelle se concentre l’attention, et il y prolonge concrètement ses effets. » (Ibid.). C’est une singulière morphogenèse de la perception qui s’esquisse ici : la figure se dégageant de la lecture prend tantôt pour fond la page, tantôt le paysage, elles constituent deux réserves de devenir du sens et de la sensation. Le lecteur est l’instance où se nouent la coalescence de ces offres sensibles. L’intériorité alors se redispose sous la figure du trait d’union, notre être est un « et » : « Lisant dans le train, on éprouve fortement son être-parmi, son être-avec […]. » (p. 65)
De l’habitus de Bourdieu à l’habitus de Mauss : du « déjà-lu » au « déjà vu »
Cette fonction de trait d’union peut être aussi endossée par l’habitus de la lecture, qui conditionne des pratiques avec lesquelles il communique, comme c’est le cas chez Marcel : « Les traces que les lectures ont déposées en lui se prolongent en façons de faire et c’est ce passage qui est décisif. »  (p. 66-67). L’enjeu est le suivant : entre la lecture et l’existence, entre les formes de langage et leur conversion en formes de vie, y a-t-il répétition ou « possibilité de bifurcation » ? (p. 67) La distinction entre les deux branches de l’alternative recoupe la distance entre l’habitude et l’habilité ou entre deux conceptions de l’habitus : celle de Bourdieu (sur lequel Macé a publié[40]) qui voit en l’habitus d’un individu « l’enrégimentement violent de son corps et l’imprégnation des rapports de force traversés » (p. 67), et celle de Mauss, dont Macé est sans doute ici plus proche, qui y lisait l’incorporation d’un savoir-faire, « l’inflexion de gestes et de modèles efficaces, l’acceptation de médiations extérieures ou d’instruments autour desquels se ressaisit une liberté. » (p. 67).
Marcel tend à se laisser guider obstinément par le « déjà-lu », il veut y séjourner et cherche à le retrouver à la rencontre des choses. Le dépôt des esthésies se sédimente jusqu’à former un habitus perceptif. La rencontre est ainsi filtrée, déterminée. La lecture a suscité la nostalgie d’un paysage : les premières lectures de Marcel lui ont inoculé une propension à ne s’imaginer des amours que dans un environnement de fleurs où chanteraient des rivières. Le kairos de la rencontre est ici prédéterminé, contraint en son événement : « Le paysage émanant du livre fait un décor au désir, il en découpe les contours, il encadre ce que le héros-lecteur va aimer, et qui va se détacher du réel pour être élu. C’est la basse sourde de l’existence et comme son écrin. » (p. 68) La morphologie du désir n’est plus vraiment du domaine de la rencontre mais tend vers le protocole : le fond sur lequel la figure de l’être aimé doit se découper est déjà prescrit. Il paraît impossible de désirer dans un autre agencement de circonstances. Le désir n’est pas détente, abandon à la scénographie inédite d’un maintenant, il est « anticipation acharnée de retrouvailles » (p. 68). Le réel ne sert qu’à répéter la lecture, la phénoménologie qu’à bégayer l’herméneutique.
Cette expérience n’est, pour autant, pas purement aliénante, puisqu’elle suppose une compétence de figuration que l’on a acquise au contact de singularités et que l’on peut remobiliser face à d’autres singularités. Il y a une « puissance de cadrage perceptif » de la lecture, ce pouvoir de « voir le commun », de « voir le genre » (p. 70-71), ce talent dont Aristote disait qu’il revenait aux poètes et dont découlait l’art de métaphoriser : la capacité analogique. L’analyse de Macé hisse ainsi au rang d’une authentique phénoménologie la notion d’horizon d’attente de Jauss :
La perception rejoint précisément ce qui dans le livre avait, en construisant « l’idée » d’un paysage et en la généralisant, introduit une attente générique et indiqué une direction : « Il me semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile que je désirais connaître…» (cité par Macé, p. 71)
De la lecture au quotidien, ce n’est pas seulement un sensible qui en a vicarié un autre, une individualité qui en a remplacé une autre, quitte à l’occulter, c’est aussi une médiation qui s’est accomplie par la projection anticipatrice « d’une piste figurale décantée par ses répétitions ». (Ibid.) L’habitus est également ce producteur de typicité, qui n’est pas seulement un pli imprimé au sensible mais un potentiel qu’on peut solliciter pour étayer et nourrir la perception.
Peut-être que l’exemple proustien, si on le généralisait, constituerait une prise de position forte sur un des débats cruciaux de la philosophie. Y a -t-il un sentir qui ne passe pas par la médiation du langage ? Cette question a été notamment posée au §7 de Sein und Zeit[41]. Denis Bertrand, comme Proust, répondraient par la négative à cette question, sous l’un de ses aspects, celui de l’ontologie localiste. Question qui est la suivante : dans la perception sensorielle d’un lieu, est-ce le lieu du discours qui est fondateur, et conditionne la perception du lieu comme ancrage sensible, ou doit-on faire le constat de la dimension prégnante et rectrice « de l’antéprédicatif, de l’ancrage physico-sensoriel, de l’entrelacs et de l’immanence du sensible …incarnés dans une ontologie du lieu » ? Sémiotiquement, il paraîtrait plus adéquat de prendre le discours pour origine :
[…] notre hypothèse ici est que le sens, même sensible, a une histoire, y compris dans la perception immanente : il est « informé » de langage. En transformant le lieu fusionnel de la matière en substance du contenu, la perception projette des topiques intentionnelles, narratives, affectives, etc., qui sont elles-mêmes inéluctablement déjà investies de signification[42].
Il y aurait bien, dans le cas de Marcel comme dans la sémiotique de Denis Bertrand, contrôle de l’esthésie par la topique, à condition de parler de lieu du discours, et de la façon dont le discours trace une orientation ; le lieu du discours serait une activité cartographique en ce qu’il permet la saisie du kairos. Le livre a constitué une matrice permettant à Marcel de former « une figure généralisable pour mieux habiter la nouveauté de chaque circonstance » (p. 72). L’adjectif « fluviatile », une fois que Marcel a métabolisé ses « possibilités descriptives » (Ibid.) ne fait pas écran à la perception du moment, il rend « disponible à la nouveauté de la circonstance » (Ibid.) en aiguisant le pouvoir schématisant de l’esprit. Le lire a aiguisé le vivre. Devançant la donation du vécu, le livre sécrète en Marcel « un genre particulier d’antécédence » (p. 73), au sens où il diagrammatise[43] le réel à venir, il en trace les lignes de force formatives. Pour user d’un vocabulaire deleuzien, le passé devient l’appareil de capture du présent. Si les livres invitent à une « fabrique active de « déjà vu” » (Ibid.), cela ne ruine pas toute spontanéité perceptive. À cause du livre, le réel n’arrive pas forcément trop tard, il arrive mieux sondé dans ses reliefs : il est converti en réservoir d’affordances. Toutefois, lorsqu’on possède systématiquement une image à disposition qui dispense de voir soi-même, l’art devient une machine anti-kairologique, qui « détourne de l’acte neuf et exigeant de la perception » (p. 80). Quand le texte de l’expérience est déjà écrit dans l’œuvre lue, le réel n’est plus ressource de kairos, d’occasion, mais de rectification. Le vivre vient raturer le texte du lire, le réel confine à l’épanorthose. Il s’agit donc de comprendre comment le texte lu aimante le réel.
Marielle Macé esquisse alors, de Proust à Gracq, une sorte d’énergétique comparée de la lecture. Quand Marcel est chargé d’énergie cinétique par la lecture de Bergotte, il tend parfois à ne faire du monde qu’un espace de dépense, sans pouvoir informer son style perceptif (voir p. 81). Le style littéraire d’André Breton provoque d’autres effets sur Julien Gracq, sensible à la force d’attraction, au sens électrique du terme, de cette manière. La personnalité de Breton est le point d’intersection des lignes de forces surréalistes et le foyer de congruence de leur faisceau, harmonisé au sein d’un « ton » que son style déploie souverainement. La question du pouvoir d’unité de ce style est posée par Gracq, et assimilé à un « magnétisme » syntaxique ; les phrases sont des « aires d’attraction », aimantant « des perceptions, des idées, des circonstances, des mouvements et des désirs » (p. 75). Le milieu ambiant est décrit comme un réservoir de recharge, dont les ressources, captées, sont ensuite adressées au lecteur pris dans ce champ de forces. Supporter, pour le lecteur Gracq, une telle charge, amenée par une phrase conductrice, occasionnait une individuation le dotant d’« antennes » qui lui communiquaient une capacité de conduction devenant sa « forme maîtresse ».
Peut-être aurait-il été possible de rapprocher cette « forme maîtresse » d’une sensibilité empreinte des courants du réel, de la notion de « forme empreinte », formule utilisée par Gracq pour décrire la forme de la ville de Nantes : « ville qui [l’] a couvé », qui a joué pour lui le rôle d’une « présence incubatrice, une chaleur enveloppante et informe »[44]. À Nantes, Gracq encore jeune sentait qu’en son âme plastique « toute impression se faisait empreinte, ou plutôt, au sens goethéen, forme empreinte, destinée en vivant à se développer. »[45]  « La forme maîtresse », dans le cas de Gracq, est donc bien une « forme empreinte » : à l’instar des motifs écouménaux étudiés par Augustin Berque[46], elle est une empreinte en même temps qu’une matrice. La « forme maîtresse » de Gracq se fait empreinte de ce qui est bon pour elle, par affinité élective : les Carnets du grand chemin sont bien placés sous le patronage de « l’ange gardien » des lectures, glissant à l’oreille du lecteur : « celui-ci est pour toi, celui-là n’est pas pour toi »[47].
Quand Macé se réfère à Deleuze, définissant le goût « comme l’accord de deux désirs, de deux puissances, c’est-à-dire comme la capacité de l’individu à être touché par ce qui sera bon pour lui, une double faculté de saisir et d’être saisi, de capter et d’être capté – capturé, captivé » (p. 77), on ne peut qu’être frappé par la tonalité spinoziste de l’analyse. C’est d’autant moins surprenant que Spinoza est le premier maître de Goethe[48], à partir duquel il commencera à élaborer sa morphologie qui donnera plus tard lieu au fameux concept de « forme empreinte », justement repris par Gracq. C’est peut-être ici qu’il faut trouver la généalogie à laquelle référer Gracq, au moins autant qu’en « héritier authentique de la phénoménologie» (p. 78), d’autant que la scansion des pièces critiques et des peintures de paysages, moulant « des phrases faites de vides et de pleins, de relances et de variations rythmiques » (Ibid.) évoque précisément l’alternance diastole-systole de la morphologie goethéenne, comme de la peinture de Francis Bacon commentée par Deleuze[49].
Phrase-type : accords d’intensité
Cette question de l’accord des puissances entre auteur et lecteur, soit de l’intensité, dont l’essence est différentielle (« L’expression « différence d’intensit锝 est une tautologie », écrivait Deleuze[50]) trouve à se reformuler par le biais de la phrase. La phrase-type est ainsi l’expression au dehors d’un style d’être, qui, typifié, s’offre à autrui comme une occasion non d’adoption, mais de mise en débat, de mise en résonance (p. 86). Si le livre, comme c’est progressivement le cas dans la Recherche, devient accès plus qu’écran, c’est que s’y déploie entre la forme et le lecteur une « dialectique du rapport de stylisation » (Ibid.). Suivre un auteur dans sa phrase, c’est se lancer dans le risque cartographique : « c’est accepter de renouveler cette tâche, de faire à l’aveuglette l’expérience d’un cheminement inédit, dans un temps qui ne vous appartient plus et dans l’épreuve d’un dépaysement. » (p. 87). Ce dépaysement, pour être pleinement vécu, doit s’apparenter à une dérive, au sens situationniste, à une « marche sans but » (p. 88), entièrement ouverte à la sollicitation de la forme langagière. L’entrée dans une phrase introduit ainsi dans un système cybernétique qui correspond, comme chez Valéry[51], au modèle demande-réponse du stimulus et du réflexe : « imprévisible, inattendue, entièrement dirigée vers sa fin, elle nous fait entrer dans une dialectique tendue d’attente et de réponse, elle figure le déséquilibre inhérent au passage du temps et au rapport d’interlocution. » (p. 87).
Ce déséquilibre pourrait être décrit d’après le motif du hors d’aplomb, qui a sans doute valeur de paradigme dans la Recherche (Marcel trébuchant sur les pavés inégaux de la cour de l’hôtel des Guermantes, dans Le Temps retrouvé). La lecture revêt alors une dimension sportive : suivre le kairos promis par la phrase exige « une épreuve musculaire et [d]es chutes à répétition » (p. 89) ; la grammaire proustienne, inédite, arrache le lecteur au confort d’un sentier balisé. Recueillir les fruits de ce « style cognitif » implique de payer « un coût perceptif important » (p. 91) propre à la posture du hors-d’aplomb où se défont les structures et les équilibres établis afin de refaire le chemin de la schématisation et cartographier un réel rendu à son indétermination. Les sujets possèdent ainsi des « styles cognitifs » différents selon qu’ils sont plus ou moins capables de « faire face à une désorientation formelle, […] accepter les retards de catégorisation ou les faibles dynamiques d’intégration » (p. 91).
Une telle conception de la perception rejoint finalement celle défendue par la théorie des formes sémantiques développée par Yves-Marie Visetti et Pierre Cadiot, dans la lignée de la phénoménologie de Gurwitsch :
la perception, qui repose sans doute sur des profils clos et bien déterminés répondant à des principes d’organisation impérieux, est en même temps une perception fondamentalement ouverte ; elle s’inscrit dans une certaine exigence de continuation de sa visée, qui introduit en permanence de l’indéterminé, c’est-à-dire de l’à-déterminer, au cœur de l’identité, puisque dès le moment où la dimension de l’identité s’introduit, des horizons apparaissent, qui sont eux-mêmes à expliciter, en agissant selon certaines anticipations plus ou moins révocables[52].
C’est cette nécessité de l’à-déterminer qui introduit des retards de catégorisation sur lesquels Proust s’est appuyé pour en faire des scènes de quasi-métempsychose (notamment celle du réveil où Marcel met un temps avant de réaliser dans quelle chambre il se trouve. Le retard de catégorisation de Marcel est ici très élevé). La lecture est exemplairement chez Marcel métempsychose, qui est la conversion phénoménologique d’un kairos fourni par le texte : Marcel « répond aux lectures par son propre travail de stylisation perceptive (par une manière, à sa manière) trouvant l’occasion d’aller ailleurs, d’essayer un autre corps, un autre soi, de circuler entre des dispositions, de changer sa façon de s’emparer des choses. » (p. 93. Nous soulignons) Si lire sollicite notre « être centrifuge »[53] (p. 94), c’est que cette activité fait de notre « être » un « et », qui était conducteur au sens électrique chez Gracq lecteur de Breton et qui, chez Marcel, est une disposition à être à  n+1, donc à toujours devenir.
Le Narrateur hors d’aplomb
Cette aisance qui permet la métempsychose a été acquise grâce à une forme de yoga perceptif, cette souplesse de passer d’une disposition à une autre, apprise chez Elstir. La leçon du peintre consiste à se bâtir un nouveau schéma corporel, enrichi d’une palette de nuances. Il apprend à « désaimer le sublime pour aimer l’impression », ce qui conduit à « élargir le spectre des formes attentionnelles ». (p. 95) C’est ici que l’on retrouve la posture du hors d’aplomb. Ouvrir l’éventail des dispositions attentionnelles nécessite de « trébucher » (p. 96), de « déchirer violemment l’ordre des préférences ou la stabilité du présent » (Ibid.), de subir cet « évanouissement des espaces proxémiques » (p. 97) où se joue la mise en difficulté d’un sujet inhérente à son individuation, à sa formation (c’est en ce sens que la Recherche est un Bildungsroman). Dans ce conflit des rythmes, entre sa propre durée intérieure et la rencontre d’une altérité, le narrateur se situe dans l’entre. À l’instar de Heinz Wismann, penseur de l’entre des langues, le Narrateur est un Luftmensch, un piéton de l’air, léger, qui n’a pas peur de tomber. Quand, comme eux, on s’installe entre, on est face à deux altérités puisque l’origine, elle aussi, se fait autre. Le milieu de l’entre est le milieu de la réflexivité, et non celui de l’identification. La réflexion est « une forme de mobilité qui se refuse à des formes de fixation »[54]. Si la posture du hors d’aplomb rend raison de Proust et de Wismann, c’est que le fonctionnement de leur esprit n’a pas pour visée de « reconduire une forme de sédentarisation »[55]. Chez eux s’exprime le même refus de « s’assimiler à une posture ou de se laisser capter intégralement par elle »[56], afin d’être capable de repasser « l’épreuve vitale du dépaysement » cognitif (p. 97).
C’est à ces dépaysements qu’invite l’ouvrage de Marielle Macé, pour se frotter à la personnalité de différentes figures lectrices et retirer, de cette confrontation, une « fruition » (p. 99), où le livre s’apparente au tableau pour Merleau-Ponty :
Du tableau, Merleau-Ponty disait qu’il n’est pas une chose, et qu’on voit « selon lui ou avec lui » plutôt qu’on ne le voit : aller-retour entre les formes lues et les formes vécues, souvenir et disponibilité mêlés, où le style d’une conduite dans les livres, engainé dans la grammaire du texte, se prolonge, se relance et s’infléchit en un style de conduite avec eux, dans les choses. (p. 97-98)

[1] À paraître sur Fabula.
[2] On pense bien sûr à Bertrand Westphal, en particulier à son ouvrage manifeste: La géocritique – Réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007.
[3] Voir Michel Foucault, L’herméneutique du sujet – Cours au Collège de France 1981-1982, Paris, Hautes Etudes – Gallimard – Seuil, Frédéric Gros (éd.), 2001, p. 227.
[4] Ibid.
[5] Pour être précis, Marielle Macé réserve ce concept à un certain type de « manières d’être » abordées dans le dernier tiers de son ouvrage et faisant l’objet d’une stylisation de soi volontariste.
[6] Ce mouvement des formes de langage aux formes de vie se retrouve aussi dans l’œuvre d’Henri Meschonnic : c’est la définition qu’il donne du rythme, et c’est en tant qu’il est ce passeur qu’il est un vecteur d’individuation.
[7] C’est à la mise au jour de cette tradition que nous travaillons actuellement, dans un ouvrage intitulé : La kairologie – Pour une poétique de la circonstance, en cours d’écriture.
[8] Voir John Stewart, Ruth Scheps, Pierre Clément, « La phylogenèse de l’interprétation » [in] François Rastier, Jean-Michel Salanskis, Ruth Scheps (dir.), Herméneutique : textes, sciences, Paris, Puf, 1997, p. 234.
[9] Ce maniérisme de l’existence a chez elle le mérite de ne pas être rabattu sur une vision esthétisante de la vie comme une vision convenue, et finalement erronée  du dandysme pourrait le faire croire. Si elle aborde ce thème (voir son « Dandysme des signes », op.cit., p. 246-63), sa stylistique de l’existence parvient à en renouveler l’acception, de même qu’elle contient un répertoire de figures plus nettement partageable. On regrettera peut-être qu’elle n’engage pas de dialogue avec L’art et la manière de Gérard Dessons (Paris, Champion, 2004) qui poursuit, dans le sillage d’Henri Meschonnic, une recherche où bien des échos pourraient se faire entendre avec celle de Marielle Macé.
[10] Jean Petitot, Morphologie et esthétique, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 134.
[11] Ibid., p. 134-5.
[12] Ibid., p. 135. Pour Augustin Berque, voir Ecoumène – Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, [2000], 2009.
[13] Jean Petitot, op.cit.
[14] Ibid., p. 136.
[15] Jean Petitot, op.cit.
[16] Ibid.
[17] Heinz Wismann, Penser entre les langues, Paris, Albin Michel, 2012, p. 74.
[18] Jean-Michel Salanskis, Herméneutique et cognition, Villeneuve d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2003, p. 13.
[19] Et de la non-phrase même. Voir, pour ces citations, Jean-Michel Salanskis, « Herméneutique et philosophie du sens », [in] François Rastier, Jean-Michel Salanskis, Ruth Scheps (dir.), Herméneutique: textes, sciences, op.cit., p. 408-9
[20] Ibid., p. 411.
[21] Ibid., p. 405.
[22] Voir notamment Francisco Varela, Evan Thompson, L’inscription corporelle de l’esprit – Sciences cognitives et expérience humaine, trad.fr. par Véronique Havelange, Paris, Seuil, 1996.
[23] Philippe Jousset, Anthropologie du style, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007, p. 38 pour ces citations.
[24] Notamment dans Le moi peau, Paris, Dunod, 1995.
[25] Voir par exemple son article : « Caillois, technique du vertige », Littérature, 2013/2, n°170, p. 8-20. Voir aussi l’article écrit en collaboration avec Alexandra Bidet, « S’individuer, s’émanciper : risquer un style (autour de Simondon) », revue du Mauss, 2011/12, n°38, p. 397-412.
[26] André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole – La mémoire et les rythmes, II, Paris, Albin Michel, 1965, p. 171.
[27] André Leroi-Gourhan, op.cit., p. 167-8.
[28] Erwin Straus, Du sens des sens [1935], Grenoble, Millon, 2000, p. 236. C’est ce que rappelle aussi Philippe Jousset, op.cit., p. 35-6.
[29] Allusion bien sûr à la traduction du livre de Stanley Fish, Quand lire, c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives [1980], trad.franç. Etienne Domenesque, Paris, Les prairies ordinaires, 2007.
[30] Stanley Fish, « L’épreuve de la littérature. Une stylistique affective », trad. fr. Philippe Jousset,  Poétique n°155, septembre 2008, p. 352.
[31] Nous employons ce terme ici pour éviter la répétition de lecture, tout en sachant que Marielle Macé, on l’a indiqué, prend ses distances avec une conception de la lecture comme déchiffrement.
[32] Natalie Depraz, Attention et vigilance – À la croisée de la phénoménologie et des sciences cognitives, Paris, Puf, 2014, p. 170.
[33] Ibid.
[34] Ainsi, les inducteurs embryogénétiques trouvés  jusqu’ici seraient non spécifiques, donc de nature à induire des réponses variées en fonction des circonstances. Voir Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo, Ni dieu, ni gène, Paris, Seuil, 2000.
[35] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014.
[36] Voir Nathalie Depraz, op.cit., p. 8.
[37] Voir là-dessus Natalie Depraz, op.cit., p. 170-1.
[38] Jean-Christophe Bailly, « La tâche du lecteur », Cahiers de la villa Gillet, n°1, novembre 1994, p. 74-9. Cité par Marielle Macé, op.cit., p. 64.
[39] Voir James J. Gibson, The Ecological Approach to Visual Perception, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 1979.
[40] Voir Marielle Macé, « Penser le style avec Bourdieu », [in] Jean-Pierre Martin (dir.), Bourdieu et la littérature, Nantes, Cécile Defaut, 2010, p. 63-76.
[41] Voir aussi là-dessus Martin Rueff, Différence et identité – Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel, Paris, Hermann, 2009, p. 14 sq.
[42] Denis Bertrand, « Topique et esthésie » [in] Françoise Parouty-David, Claude Zilberberg (dir.), Sémiotique et esthétique, Limoges, Pulim, 2003, p. 230 pour les deux citations.
[43] Au sens où ce concept a été retravaillé par Noëlle Batt voir le numéro qu’elle a dirigé: penser par le diagramme, de Gilles Deleuze à Gilles Châtelet, TLE, 2004, n°22. Nous avons-nous-mêmes proposé une reformulation des enjeux du diagramme et de sa généalogie dans notre étude : La cartographie poétique – Tracés, diagrammes, formes, (Valéry, Mallarmé, Artaud, Michaux, Segalen, Bataille), Genève, Droz, 2014.
[44] Julien Gracq, La forme d’une ville, Paris, Corti, 1985, p. 211 pour les deux références.
[45] Ibid.
[46] Augustin Berque, Ecoumène, op.cit., p. 241.
[47] Julien Gracq, Œuvres complètes, t. II, éd. Bernhild Boie et Claude Dourguin, Paris, Gallimard, Pléiade, p. 1080.
[48] Voir là-dessus Jean Lacoste, Goethe – science et philosophie, Paris, Puf, 1997.
[49] Voir Gilles Deleuze, Francis Bacon – Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981, p. 31.
[50] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Puf, [1968], 2003, p. 287.
[51] Voir Marcel Gauchet, « Un réflexologue inconnu : Valéry » [in] L’inconscient cérébral, Paris Seuil, 1992.
[52] Olivier Cadiot, Yves-Marie Visetti, Pour une théorie des formes sémantiques – Motifs, profils, thèmes, Paris, Puf, 2001, p. 76.
[53] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. II, Jean-Yves Tadié (éd.), Paris, Gallimard, Pléiade, p. 641. Cité par Marielle Macé, op.cit., p. 94.
[54] Heinz Wismann, Penser entre les langues, op.cit., p. 42.
[55] Ibid., p. 43.
[56] Ibid.



Ecologie et kairologie de l’attention – la pensée de l’individuation d’Yves Citton

L’écologie de l’attention comme écosophie de l’interaction
L’entreprise d’Yves Citton s’assimile d’abord à une récusation, celle du paradigme économique orthodoxe, incapable de décrire judicieusement ce qui se joue dans nos processus attentionnels, c’est-à-dire dans l’herméneutique globale se déployant dans notre société de communication-consommation. Il lui préfère un autre paradigme, celui de l’écologie dite « profonde », que le philosophe norvégien Arne Naess a baptisée du nom d’écosophie:
« Ecosophie » est composé du préfixe « éco- » que l’on trouve dans « économie » et dans « écologie », et du suffixe « -sophie » que l’on trouve dans « philosophie ». […] La « sophia » n’a aucune prétention scientifique spécifique, contrairement aux mots composés de « logos » […] mais toute vue de l’esprit dite « sophique » doit être directement pertinente pour l’action. […] La « sophia » signifie le savoir intuitif (acquaintance) et la compréhension, plutôt que la connaissance impersonnelle et abstraite.[1]
On pourrait dire que l’écosophie, en tant qu’écologie « profonde », répond à la « rhétorique profonde » de Baudelaire ou à la stylistique des profondeurs de Jean-Pierre Richard où les motifs de l’écriture témoignent des schèmes propres à l’imaginaire d’un écrivain, schèmes qui sont à la fois des empreintes et des matrices. Cette écosophie participe de la dé-ontologie relationaliste ou relationiste propre à la kairologie où, comme le montrent les travaux de Michel Bitbol, les individus n’existent pas avant d’être constitués par leurs relations. Par conséquent, ce sont moins leurs contours qui comptent que leur valence : « Le relationnisme a une valeur écosophique parce qu’il permet de faire disparaître la croyance selon laquelle les organismes ou les personnes sont des choses isolables de leur milieu.»[2] Le point de vue d’Arne Naess frappe par sa radicalité, assénant une maxime réductionniste de bon aloi (ce qui est rare !), résumant l’organisme à sa composante herméneutique[3]: «Parler d’interaction entre les organismes et le milieu nourrit de fausses idées, parce qu’un organisme est une interaction[4] Michel Bitbol expliquait ce parti-pris relationiste par une image aussi frappante qu’évanouissante : celle du sourire du chat sans chat d’Alice au pays des merveilles[5].
Yves Citton marche dans les brisées de ce relationisme en posant cette équation : «l’attention est une interaction»[6], équation que son ouvrage s’efforce, avec élégance et fermeté, de résoudre. De fait, il enrichit l’acception herméneutique de la maxime d’Arne Naess, en montrant comment interpréter son environnement représente un enjeu vital pour l’organisme humain, qu’on pourrait qualifier d’homo interpretandi si cette activité n’était pas le propre de l’organique, donc n’était pas rééservée au vivant humain. Yves Citton, et c’est tout l’intérêt de son enquête, détaille les enjeux de la spécificité actuelle et contemporaine de cette interprétation depuis la perspective de l’attention, attention qui s’assimile au conatus: « Elle constitue le médiateur essentiel en charge d’assurer ma relation à l’environnement qui alimente ma survie : un être ne peut persister dans l’existence que dans la mesure où il parvient à faire attention à ce dont dépend sa forme de vie. […] cela implique de tisser ses observations et ses gestes en respectant le degré de tension propre à entretenir des relations soutenables avec notre milieu.»[7] Cette reprise de la figure de l’araignée pour décrire l’Homme s’accompagne du motif de l’eumétrie : l’eumétrie, néologisme que nous empruntons à Michel Onfray[8], désigne ce calcul des distances et des jouissances que je dois effectuer à chaque instant pour que mes relations augmentent mes plaisirs plutôt que mes peines. Ce calcul n’est pas effectué abstraitement mais concrètement dans l’accord que je tends entre mes relations et moi.
Si Yves Citton se situe bien ici dans l’héritage spinoziste[9], il va doter le concept de conatus d’une composante phylogénétique, donc d’une profondeur diachronique nécessairement absente d’une œuvre comme l’Ethique, prenant pour modèle un traité de mathématique. En convoquant le motif du filtre, cette phylogenèse de l’attention se livre à une réhabilitation du cliché qui permettrait de préempter le kairos:
En collectionnant des formes pertinentes dont se composent nos envoûtantes collectivités, notre attention collective dote chacun de nous d’une série de filtres sensoriels qui font apparaître certaines saillances au sein de notre environnement. En héritant de tels filtres, chaque génération bénéficie des croyances et des savoirs accumulés par les générations antérieures. On peut caractériser comme clichés ces formes déjà constituées, à travers lesquelles s’articulent des modes de perception des phénomènes de notre environnement, des façons d’y réagir et  des manières de les désigner au cours de nos communications avec nos semblables – Philippe Descola parlerait à leur propos de « schèmes », Lawrence Barsalou de « simulateurs »[10].
On pourrait ici convoquer la théorie de la communication exposée par Michel Serres dans Hermès, notamment le modèle de la chaîne. Chaîne, arbre et réseau sont, d’après Serres, les formes fondamentales du savoir dans l’histoire des sciences. Elles organisent « une lecture continue du monde »[11], allant du plus simple au plus complexe, « l’arbre étant un ensemble de chaînes et le réseau étant une pluralisation des sommets, des points de référence de l’arbre.»[12] La phylogenèse de l’attention fonctionnant, comme toute phylogenèse, d’après le modèle de l’arbre, décrit une suite de chaînes reliant les stéréotypes accumulés et transmis à travers les générations. Serres indique que le modèle de la chaîne se divise en deux paradigmes de communication, celui des substances, propre à Leibniz, et celui de la conscience, propre à Descartes. Si notre parallèle entre Citton et Spinoza est valide, il n’est pas incongru de mobiliser cette controverse née à l’âge classique pour commenter l’écologie de l’attention :
L’abstraction la plus haute naît d’une exigence aigüe sur la meilleure communication possible; celle-ci à l’âge classique, s’établit, comme en retour, sur un support mathématique. […] Le cartésianisme donne de ces interrogations un paradigme particulier; il devenait intéressant de réexaminer le modèle de la chaîne, l’opération intuitive et l’affirmation du cogito, selon les mêmes normes : examen centré, ici, sur les notions de transition et de distance abolie. […] La pensée mathématique mêlait son cheminement à celui de la communication. Mais il y a deux manières de rendre compte de leur alliance : du point de vue de la conscience, comme chez Descartes, ou, directement, par le concept, comme chez Leibniz; dialogue ici repris, dont la modernité cherche l’issue.[13]
Comment la pensée de Citton se fraie-t-elle, selon nous, une issue dans la reprise de ce dialogue ? Ce qui est visé, c’est une transition qui s’efface en tant que distance pour se faire pur connecteur, instance de ligature, filtrant la circonstance pour, selon les cas, s’en prémunir ou s’en saisir. Leibniz parvient à abolir la distance en passant par le concept, à l’égal de ce que l’on constate avec cet art du concept qu’est l’art de la pointe. Le jaillissement du conceptisme est voué à se figer en académisme de la trouvaille verbale, en stéréotype langagier, comme un métal incandescent s’immobilise dans la trempe d’une fine lame. L’art de la pointe fonctionnait d’après le principe de la mécanique des fluides, afin de faire jaillir l’idée en même temps que le mot. Baudelaire est bien un héritier de cet art quand il considère que, grâce aux contraintes du vers rimé, l’idée jaillit plus intense. L’alexandrin rimé agit comme un goulet d’étranglement. Recourir à ces contraintes métriques, à ces filtres cognitifs, dispense d’une certaine manière de chercher, de partir à l’aventure dans le vague de l’esprit, et permet de courir à la formule sans avoir à la produire de manière laborieuse. Il en va de même avec les filtres attentionnels décrits par Citton. Mais qu’un mot d’esprit, qu’un vers cesse de faire effet ou qu’un filtre ne prédispose pas à la bonne situation et l’enchaînement quasi mécanique de la chaîne se rompt. Il est alors nécessaire de repasser par la conscience[14], comme dans le paradigme cartésien, pour introduire une forme de dérivation et maintenir tendu le flux de l’esprit et son adéquation, sa fitness à la circonstance. L’opération herméneutique réside dans cette rectification des clichés pour les cas «où ils auront trompé nos attentes et où nous aurons dû opérer des réinterprétations[15]
Valéry examine d’une certaine manière ce problème en posant deux types d’attention, dont l’un exige une dérivation : « Il y a des fonctions qui ne peuvent s’exercer que moyennant une dérivation à leur profit, une inégalité. 2 sortes d’attentions –  bien distinctes. L’une multiplie les tâtonnements, l’autre essaie de les abolir – les contient. L’un se meut autour d’un point – l’autre se conserve sur une ligne. » (C2, 264) Quand le modèle cartésien tourne autour du point, dans le but d’accommoder, de faire une mise au point, le modèle leibnizien de la pointe tente de maintenir le jaillissement de sa ligne. Il s’agit dans les deux cas de résoudre « l’Equation du Présent par rapport à une des grandeurs qui y entrent. » (Ibid., 263). Recourir au vers rimé permet d’avoir un ordre de grandeur qui fait passer la nouveauté au crible, favorisant la trouvaille, le kairos de la pointe.
Or Citton recourt justement à Valéry, lecteur de Gracian et de Descartes, pour placer son écologie de l’attention sous l’horizon d’une thermodynamique de l’esprit:
Aussi bien l’attention automatique (identificatrice) que l’attention interprétative (correctrice) constituent des facteurs de néguentropie : comme le souligne bien Paul Valéry, l’attention « se rattache à tout ce qui dans le vivant lutte contre le principe de Carnot (c’est-à-dire l’entropie, le « désordre”) ».[16]
Dans la mesure où l’on ne dispose que de ressources attentionnelles limitées, il convient de trouver des procédés pour ne pas gaspiller cette énergie : l’attention étant « ce qui conserve […] certaines relations. Cette conservation maxima se paye. On ne peut payer cette dépense indéfiniment. […] Ce serait faire que la partie devienne le tout –  et l’absorbe. Restriction moyennant dépense, et transformation devenant restriction – c’est l’attention. (Cette transformation, en général, n’aurait pu avoir lieu sans attention – mais quelquefois l’attention aurait pu être remplacée par du temps, soit sous forme de chances, soit sous forme d’économie de puissance, inverse d’énergie.) » (C2, 263-4).
Parmi les procédés réalisant de l’« économie de puissance », on a mentionné les filtres attentionnels qui consistent, selon l’expression de Valéry, en « l’institution de réflexes artificiels » (C2, 257) qui, parce qu’ils ne consomment pas d’attention, « permet[tent] la nouveauté » (Ibid., 256). Cette nouveauté, manière de désigner le kairos, s’assimile à la néguentropie de la thermodynamique, puisque qu’elle est apport d’énergie extérieure : «Attention – Emprunt fait à une source inconnue mais immédiate d’énergie pour accomplir un travail.» (Ibid., 257) L’éventail de tâches à effectuer est varié, d’« Enfiler une aiguille » à « Faire un sonnet ». L’écriture du sonnet repose sur un principe-clé de l’économie attentionnelle, la réduction des variables : «le changement du nombre de variables d’un état mental est essentiel à la connaissance. « Prendre conscience” désigne ce changement quand il est accroissement. n devient n+1. Mais l’attention tend au contraire à réduire ce nombre. […] « Fixer son attention” signifie fixer une partie des variables. » (Ibid., 266-7)
À partir du moment où l’on choisit de fixer certaines des variables, on n’a plus affaire à une épistémologie de la potentialité, caractérisée par son horizontalité, mais à une épistémologie de la nécessité[17], caractérisée par sa verticalité :
L’être pensant est un ensemble de systèmes dépendants en acte, indépendants en puissance.
Et il y a comme des degrés d’engrenage.
Il est remarquable que par l’attention nous soyons comme le maître momentané de notre tout et libres par quelque force à l’égard des événements assez petits – mais ceci par une restriction de notre variabilité totale que nous refusons en quelque manière de subir, au bénéfice d’une certaine variation choisie. (C2, 260)
La structure du sonnet, par exemple, favorise l’exercice d’une attention profonde, voire naviguant en eaux profondes et dès lors susceptible de saisir un kairos, une idée poétique reculée et qui n’était plus facilement accessible. Yves Bonnefoy relatait ainsi que l’écriture de La longue chaîne de l’ancre[18], livre composé de sonnets, avait favorisé le processus d’anamnèse et fait surgir des images qu’une forme libre n’aurait pas été capable d’extraire. Le fait de disposer d’une structure contingente, comme le sonnet, permet de produire de la fulgurance, comme la remémoration arrachée à l’inconscient.
« Je ne fais jamais attention tout seul »
Ce bonheur tiré de la contingence peut être goûté à partir des phénomènes d’attention présentielle. Pour les étudier, Citton s’inspire notamment des travaux de Natalie Depraz sur Husserl dont il retient un principe essentiel, même s’il ne le formule pas en ces termes : l’attention n’obéit pas au modèle réductionniste du face-à-face, celui d’un sujet face à un objet, mais au modèle kairologique du corrélat, selon lequel l’attention s’exerce au sein d’une circonstance donnée[19]. Citton formule une sorte de cogito attentionnel : « je ne fais jamais attention tout seul.»[20] Parler d’attention présentielle, c’est donc parler d’attention conjointe. Or on peut, dans une certaine mesure, étendre le principe de Heisenberg, d’après lequel l’observation modifie les faits qu’elle vise, à ces situations « où je sais ne pas être seul dans le lieu où je me trouve et où ma conscience de l’attention d’autrui affecte l’orientation de ma propre attention. »[21] Valéry a précisément cherché à penser le lien entre le principe de Heisenberg et l’attention :
Conv[ersation] avec Bauer.
Ils pensent maintenant que le déterminisme est inobservable (à cause du n[ombre] de conditions) et de ce fait que tout mode imaginable d’observation conduirait à altérer par l’introduction de ces moyens mêmes la chose à observer. (P[ar] ex[emple] lumière (X rays p[ar] ex[emple] sur électrons). […]
C’est pourquoi j’avais pensé jadis à une théorie du recul – c’est-à-dire à considérer l’attention comme relation entre 2 membres et une équation entre eux. (C2, 869)
Le modèle ne répond pas ici au patron sujet-objet; on a plutôt affaire à une sorte de polarisation des deux membres qui font attention l’un à l’autre. Citton parle en ce cas de « co-attention présentielle, caractérisées par le fait que plusieurs personnes, conscientes de la présence d’autrui, interagissent en temps réel en fonction de ce qu’elles perçoivent de l’attention des autres participants.»[22] Dans les cas de dialogue, cette réciprocité, bien différente de l’asymétrie structurant le dispositif sujet-objet, donne lieu à une mise au point constante. La co-attention présentielle est ici décrite dans les termes de la cybernétique et permet de remarquer que renoncer au modèle sujet-objet pour rendre raison des faits attentionnels implique de ne plus recourir à la causalité linéaire, qui correspondrait à ce que Citton appelle le « système radio »[23], à source univoque, qu’on utilise dans les cas d’attention collective sans qu’on puisse le convoquer  pour modéliser les phénomènes d’attention conjointe qui sont des exemples du « système en réseau »[24]. Michel Serres a finement étudié ce motif du réseau, dès Hermès I – La communication. Dans ces cas d’attention conjointe s’impose « l’idée d’une rétroaction, c’est-à-dire le retentissement immédiat de l’effet sur la cause. »[25] Dans ces effets de feed-back, on voit à l’œuvre une « causalité semi-cyclique »[26] qui « a l’avantage de rompre l’irréversibilité logique de la conséquence et l’irréversibilité temporelle de la séquence : la source et la réception sont en même temps effet et cause.»[27]
Ces cas d’attention conjointe fonctionnent bien d’après une causalité semi-cyclique, qui correspond à la boucle rétroactive de la cybernétique : on se renvoie l’un à l’autre, non la balle, mais le « travail d’ajustement réciproque entre la parole »[28] de l’un et l’écoute de l’autre, ajustement que Citton qualifie d’« effort d’accordage affectif »[29]. Me soucier ainsi de l’autre m’interdit de programmer ma parole et de la dérouler sans guetter son retour. Si l’effort d’accordage affectif de Citton le plaçait clairement sous le paradigme de la cybernétique, la conséquence qu’il en tire en terme d’agir semble emprunter au jazz, dont il est d’ailleurs amateur[30]: « se montrer attentionné envers l’attention d’autrui exige d’apprendre à sortir des routines programmées à l’avance, pour s’ouvrir aux risques (et aux techniques) de l’improvisation.»[31] Un ouvrage consacré très récemment au jazz fait état du rapport au temps impliqué par cet art de l’improvisation :
Archie Shepp joue avec son big band comme d’un instrument à part entière. Il prend le temps de changer un accord qui ne lui convient plus, d’accélérer un tempo ou d’en ralentir un autre. Aucun morceau du célèbre album ne manque, mais aucun n’est joué dans sa version originale. Oui, ça tâtonne et ça cherche. La mémoire fait parfois défaut. Comme une assurance contre tout passéisme, tout risque de fétichisme.[32]
Le jazz, comme l’effort d’accordage affectif, ne sont pas des arts de la mémoire. Ils ne sont donc pas à proprement parler des arts, car ils ne peuvent être placés sous le patronage de muses, filles de Mnémosyne. Il conviendrait mieux de parler de styles, au sens où l’entend Marielle Macé, c’est-à-dire de manières de devenir[33]. S’abandonner au devenir, à sa ligne de fuite, requiert bien le renoncement à tout fétichisme. Le jazz, comme l’effort d’accordage affectif et donc comme la kairologie promeuvent en fait une éthique de la trahison, car ils trahissent les attentes. Jouer le jazz, c’est déjouer l’attente. S’accorder à mon interlocuteur, c’est trahir mon intention initiale pour capter son attention. Saisir le kairos, c’est se rendre sensible à un inattendu désiré.
Enseigner par le transindividuel
De fait, une situation de communication réussie se doit de parier sur cet inattendu si elle veut devenir propice aux occasions. Les troubles de l’attention, même si leur étiologie est encore méconnue, sont probablement à envisager comme des signes de la dégradation de notre environnement de communication, vicié par les asymétries. Ainsi, on sait que les élèves ont tendance à s’agiter si l’enseignant dispense un cours magistral, situation dans laquelle « la salle de classe est structurée selon le « système radio”, avec un « émetteur central” (le professeur) « relié en sens unique (ꞌunivoqueꞌ) à une pluralité de récepteurs périphériques” (les élèves). »[34] Dans ce cas de figure, l’enseignant n’est pas un jazzman improvisant mais un récitant scrupuleux. Son objectif est de diffuser une information qui préexiste à son exécution dans la salle de classe; cette dernière n’est pas un lieu d’élaboration mais de transmission du message préalablement stocké (d’« information en conserve » selon l’expression d’Abraham Moles[35]) qu’on cherche à livrer avec le moins de déperdition possible. L’interaction avec les élèves n’est pas perçue comme une occasion d’enrichir le message ou de le doter d’une plus grande fitness par rapport au public : l’interaction fait courir le risque du bruit, c’est-à-dire d’une perte d’information le long du processus de communication.
À l’opposé de cette configuration, on trouve le cours interactif, dans lequel la salle de classe est structurée selon le « système en réseau », reliant les participants de manière « biunivoque », afin qu’ils puissent tous  émettre et recevoir. Le but de ce dialogue est d’opérer la synthèse d’informations partielles préexistantes, en cherchant à « relever le niveau d’information »[36] et non seulement à transmettre de l’émetteur A au récepteur B. Citton a raison de relever que les pratiques d’enseignement se situent la plupart du temps entre ces deux pôles extrêmes du magistral et de l’interactif; toutefois, le positionnement au sein de l’axe permet d’identifier « sur quel type d’écosystème attentionnel repose leur dynamique. »[37] Ce positionnement livre, de notre point de vue, la nature de la poétique du cours. On devinera aisément quel pôle est le plus kairologique des deux. On pourrait se risquer à avancer que le pôle interactif prédispose ceux qui sont présents à faire usage de l’art de la pointe : dans ce dispositif, si mon interlocuteur débite une banalité informe, cela « m’incite à élever le niveau général d’information en répondant par une suggestion plus saillante. »[38] Quand, dans le cadre du cours magistral, une platitude émise par le professeur mine la raison d’être de la communication et conduit les élèves à la distraction, cette platitude peut devenir un kairos si elle amène un élève alerte à intervenir : c’est une occasion qui lui est offerte d’aiguiser son propos, la platitude affûtant la formulation pertinente ou lui offrant la matière informe à mouler.
Même dans le cas où le cours magistral ne serait pas susceptible d’énoncer des propos insipides, l’asymétrie énonciative ne dédouane pas l’enseignant de maintenir une symétrie attentionnelle avec ses auditeurs, cette symétrie se diluant, selon l’expression de Citton, en fonction du nombre de participants. En effet, pour reprendre à Simondon l’image de la polarisation que l’on a déjà utilisée un peu plus haut, s’il est possible de polariser avec un auditoire resserré, et donc de tenir compte du retour attentionnel, du feed-back des auditeurs, cette polarisation est impossible à maintenir devant une trop grande assemblée : l’énergie se disperse, se dissipe. La seule source néguentropique est alors la parole du locuteur, qui ne peut plus compter que sur elle-même.
En dehors de la symétrie attentionnelle, Citton mentionne deux autres principes que tout enseignant doit garder à l’esprit pour penser son exercice. La « nécessité de connexion émotionnelle »[39] pose que « le substrat indispensable à toute communication »[40] étant une certaine communion affective, les enseignants doivent d’abord se connecter avec leurs étudiants à un niveau émotionnel. Le lexique employé par Citton (« substrat ») est d’autant plus intéressant qu’il fait ensuite référence à Simondon : «Comme l’a bien mis en lumière Gilbert Simondon, nos émotions manifestent l’état de la relation transindividuelle qui nous unit à notre environnement: elles nous servent de thermomètre pour mesurer l’état de notre écosystème attentionnel. »[41] On pourrait ainsi avancer la proposition suivante : la communion affective doit être le fond à partir duquel peut advenir la morphogenèse du cours; on peut donc bien parler de poétique du cours[42]. Cette poétique concerne non seulement l’individuation du contenu, de l’enseignement, mais aussi celle des membres du cours lui-même. Si le cours doit favoriser le kairos, c’est afin d’être une occasion d’individuation.
Cette théorie de l’enseignement suppose que le cours soit work in progress, donc qu’il réponde à une « Nécessité d’invention : la salle de classe n’offre un écosystème favorable à l’attention conjointe que si elle est le lieu d’un processus d’invention collective en train de se faire. »[43] Il doit être en train de se faire, comme ceux qui y participent, qui sont non pleinement individués. L’expérience éducative devient authentiquement une expérience spirituelle, dans une acception laïque du terme :
La spiritualité est la signification de la relation de l’être individué au collectif, et donc par conséquent aussi du fondement de cette relation, c’est-à-dire du fait que l’être individué n’est pas entièrement individué, mais contient encore une certaine charge de réalité non-individuée, pré-individuelle, et qu’il la préserve, la respecte, vit avec la conscience de son existence au lieu de s’enfermer dans une individualité substantielle, fausse aséité.[44]
Le cours réussi n’existe jamais par lui-même, donc dans son aséité préalablement rédigée. Il repose idéalement sur cette capacité à actualiser la réalité pré-individuelle des membres qui le composent, animés par le même questionnement et guidés par l’enseignant. L’enseignant doit se faire le berger du pré-individuel. Il doit accorder, comme un chef d’orchestre, les données émotionnelles vibrant dans la salle en recourant au concept simondonien de modulation : « Pour instaurer un environnement favorable aux dynamiques de l’attention conjointe, l’enseignant doit apprendre à sentir, à reconnaître et à moduler les résonances affectives (harmonieuses ou dissonantes) qui structurent la salle de classe »[45].
Ainsi conçu comme occasion d’individuation, le cours aiguise l’aptitude à se saisir du kairos, en faisant « converger les deux étymologies de l’invention (in-venire) et de l’attention (ad-tendere) vers un même accroissement de notre faculté de remarquer. »[46] Cette théorie de l’écosystème attentionnel peut être reformulée dans les termes de la mésologie d’Augustin Berque[47] : on décrira alors la co-suscitation du cours (comme contenu) et du cours (comme public) dans l’unité concrescente (en train de croître, de se faire) de la séance, ou encore la subjectivisation de l’enseignement (par les enseignés) et l’éducation des enseignés (par l’enseignement). On retrouve ici la vieille idée des humanités comme étant ce qui nous permet de nous révéler à nous-mêmes, mais enrichie, semble-t-il, de l’aspect que les enseignés auront affiné la matière, l’auront informée à la mesure de leur système de circonstances. Le cours interactif a donc plus de fitness que le cours magistral.
Cette exigence de fitness permanent amène naturellement à faire usage de la sérendipité pour tenter de faire de chaque imprévu voire de chaque erreur une occasion d’enrichissement, de raffinement de l’énergie mise en œuvre pour apprendre. Dans ce cadre, chaque erreur d’un apprenant peut être potentiellement recyclée par le professeur en ayant recours à l’abduction, c’est-à-dire en sachant :
tirer des surprises, des difficultés, des mécompréhensions, des fulgurances venues des étudiants de quoi renouveler, préciser, approfondir, pluraliser sa propre conception du problème. Des deux côtés, on «invente»: on trouve une nouvelle voie pour «arriver dans» (in-venire) un paysage insoupçonné (ne serait-ce qu’une nouvelle manière d’envisager un lieu qu’on croyait familier).  Des deux côtés, cette invention passe par un effort pour «tendre vers» (ad-tendere) quelque chose de nouveau: les étudiants sont appelés à tendre leur regard vers ce que leur pointe l’enseignante, tandis que celle-ci doit saisir l’occasion de leurs résistances pour tendre à aligner son regard sur le leur, gagnant ainsi un moyen d’étendre sa propre compréhension du sujet.[48]
Issu du paradigme indiciaire, l’abduction est un concept de Peirce. Il a été habilement décrit par Sylvie Catellin, spécialiste des questions de médiation et de la diffusion des savoirs, qui insiste sur son caractère fulgurant et nécessairement contextuel, donc kairologique :
D’où vient l’hypothèse, d’où vient cette illumination abductive, cet « Eurêka ! » ou éclair intuitif, au fondement de tout acte créateur, en art comme en science ? Il faut sortir du cadre de la logique formelle pour appréhender l’abduction dans ce qu’elle a de plus singulier. La logique formelle réduit les opérations aux seules relations établies entre elles, indépendamment de toute autre connaissance sur le monde et de la situation du découvreur. Or il est nécessaire de tenir compte du contexte empirique dans lequel les faits sont produits et sont interprétés.[49]
On a aussi recours à l’abduction pour lire les traces laissées par les animaux sur les pistes et deviner de quelle espèce il s’agit ou de quand date son passage. Ici, chaque pas de côté d’un élève doit fournir l’occasion d’explorer une nouvelle piste pour rejoindre le but fixé, la piste offrant un nouveau point de vue sur le paysage conceptuel. L’abduction participe en fait d’un questionnement sur la mimesis, donc sur la fiction. L’historien Carlo Ginzburg, dans un article célèbre, va jusqu’à affirmer que la fiction serait née de la nécessité pour les chasseurs d’inférer des empreintes l’espèce de l’animal et, partant, d’en reconstituer l’histoire: « Le chasseur aurait été le premier à « raconter une histoire” parce que lui seul était en mesure de lire une série d’événements cohérente dans les traces muettes (sinon imperceptibles) laissées par les proies. »[50].
Raconter l’histoire de la proie, c’est tenter d’entrer dans sa peau pour refaire son parcours, entreprendre une cartographie en première personne. Valéry a trouvé des mots élégants pour décrire ce mimétisme: « Ce à quoi l’on fait attention, on s’y incarne un peu, on accumule pour agir brusquement. On se retient, on laisse venir, on imite peu à peu l’objet de l’attention, on en forme la représentation – on prend la pose la plus favorable pour parvenir à un déclenchement juste et puissant. » (C2, 253) Valéry rejoint sur ce point René Thom, dans ses considérations sur la chasse. Le prédateur, qui a grandi en se nourrissant de son environnement[51], se réveille avec la faim. L’image de sa proie l’aliène, sa proie qui lui réclame son conatus, sa constitution, afin de persévérer dans son être. Il y a ici transgression du principe d’identité ou identification symbolique. La fonction essentielle du système nerveux central est alors sollicitée, c’est-à-dire sa fonction d’aliénation. Elle permet à un être vivant d’être autre chose que son être spatial: le prédateur, quand il est affamé, devient sa proie. C’est ainsi, d’après René Thom, que naîtrait l’imaginaire, par disparation, à partir de cette incompatibilité entre deux critères de l’identité : celui qui identifie l’être à son topos, à son espace-temps, et celui qui pratique une définition intensive de l’identité, tant et si bien qu’un être peut apparaître simultanément soi et un autre, ici et ailleurs. Entre le prédateur et la proie, il se dessine une anse qui les identifie; l’espace, topologiquement, prend une forme excitée qui, d’elle-même, reviendra à la normale, à la différenciation des deux actants. Quand la proie réelle (p), qui faisait l’objet d’une représentation interne (p’) dans le métabolisme du prédateur, est avalée, le déséquilibre, la disparation aboutit à une nouvelle stabilité, jusqu’à la digestion de la proie. Le prédateur, rassasié, peut dormir et rêver (d’un sommeil caractérisé par l’indistinction entre prédateur et proie, confondus dans la métabolisation), puis, au sein du rêve, la distinction p/p’ va se rétablir.
On retrouve ici le motif de la métamorphose, tel qu’Elias Canetti l’a posé. Si l’on suit Ginzburg affirmant que la fiction serait née des exigences de la chasse[52], c’est tout naturellement qu’on peut lier, dans un geste aristotélicien, chasse et mimesis, et donc chasse et métamorphose. Canetti considère que les métamorphoses subies par l’Homme pour ressembler aux animaux qu’il chasse, en se mettant dans leurs peaux pour parvenir à les traquer, l’affectent durablement en retour. Au cours de la période, particulièrement longue, où l’Homme fut chasseur, il aurait métabolisé par métamorphose tous les animaux qu’il chassait. Si l’imitation, selon Aristote, est le propre de l’Homme, cette distinction réside en cette capacité métamorphique d’intégration des identités animales dont il mangeait la chair[53].
Il subsisterait alors en l’Homme ce potentiel de rémanence animale. Pour ce qui nous occupe ici, dans le contexte de l’enseignement, on pourrait retenir la distribution due à Canetti et reprise par Deleuze-Guattari dans « Rhizome ». L’enseignant qui use du « système en réseau » (on n’est pas loin du rhizome) formerait, avec son public, une meute, tandis que le cours magistral en « système radio » correspondrait à ce que Canetti décrit comme masse[54] :
Elias Canetti distingue deux types de multiplicité qui tantôt s’opposent et tantôt se pénètrent : de masse et de meute. Parmi les caractères de masse, au sens de Canetti, il faudrait noter la grande quantité, la divisibilité et l’égalité des membres, la concentration, la sociabilité de l’ensemble, l’unicité de la direction hiérarchique, l’organisation de territorialité ou de territorialisation, l’émission de signes. Parmi les caractères de meute, la petitesse ou la restriction du nombre, la dispersion, les distances variables indécomposables, les métamorphoses qualitatives, les inégalités comme restes ou franchissements, l’impossibilité d’une totalisation ou d’une hiérarchisation fixes, la variété brownienne des directions, les lignes de déterritorialisation, la projection de particules. Sans doute n’y a-t-il pas plus d’égalité, pas moins de hiérarchie dans les meutes que dans les masses, mais ce ne sont pas les mêmes. Le chef de meute ou de bande joue coup par coup, il doit tout remettre en jeu à chaque coup, tandis que le chef de groupe ou de masse capitalise ses acquis.[55]
Ainsi, quand l’enseignant dispense un cours magistral où il reste sur ses acquis (le cours soigneusement rédigé et prêt à être débité tel quel), l’enseignant qui pratique le système-réseau ose remettre en jeu le savoir à chaque cours et à chaque coup. Comment procède-t-il concrètement ? C’est là que se rejoignent la sérendipité et la métamorphose. Quand l’enseignant-radio n’a rien à attendre de l’imprévu et tout à craindre, l’enseignant-rhizome, entendant une intervention décalée d’un étudiant, doit se mettre à sa place, entrer dans sa peau, refaire son cheminement mental pour le faire venir sur le terrain du questionnement instigué par le groupe.
Ce faisant, le statut de la signification au sein du groupe aura changé, elle se sera enrichie de venir de plus loin ou d’à côté. Elle bénéficie, si l’on raisonne dans une thermodynamique de l’enseignement, d’un apport d’énergie extérieur, d’une plus-value néguentropique. L’irrégularité intervient comme un élément de définition du discours : « Il n’y a pas d’un côté le sens, de l’autre certains « malentendus” contingents dans sa communication, mais d’un seul mouvement le sens comme malentendu. »[56] Pour reprendre un concept simondonien, maintes fois utilisé ici, le sens est fondamentalement disparation. À la manière du carnivore qui devient un peu chacune de ses proies, l’enseignant-rhizome devient un peu chacun de ses élèves pour peu qu’il y ait eu interaction: se mettre dans la peau de ses élèves, refaire leur cheminement mental précise la cartographie heuristique du cours. L’enseignant gagne en plasticité cognitive et est davantage en mesure de faire en sorte que tous les cheminements mentaux mènent à son cours, à ce qu’il veut faire saisir, car il l’aura innervé, mis en réseau avec l’expérience d’élèves, expériences ainsi mimées puis assimilées. Le cours en réseau, idéalement, devient système de résonance, c’est-à-dire que l’enseignant qui aura su se faire le berger du préindividuel parviendra à faire de son cours un collectif transindividuel, où c’est le modèle de la meute qui prévaut, responsable du sens co-produit, non celui de la masse soumise à l’autorité du chef qui délivre ex cathedra la bonne parole. Faire cours nécessite de comprendre que la signification ne passe pas que par le langage, mais que le langage suppose la signification, drainée par le système de circonstances qui relie les membres du collectif entre eux :
Il n’y a pas de différence entre découvrir une signification et exister collectivement avec l’être par rapport auquel la signification est découverte, car la signification n’est pas de l’être mais entre les êtres, ou plutôt à travers les êtres : elle est transindividuelle. Le sujet est l’ensemble formé par l’individu individué et l’apeiron [l’indéterminé] qu’il porte avec lui; le sujet est plus qu’individu; il est individu et nature, il est à la fois les deux phases de l’être; il tend à découvrir la signification de ses deux phases de l’être en les résolvant dans la signification transindividuelle du collectif; le transindividuel n’est pas la synthèse des deux premières phases de l’être, car cette synthèse ne pourrait se faire que dans le sujet, si elle devait être rigoureusement synthèse. Mais il en est pourtant la signification, car la disparation qui existe entre les deux phases de l’être contenues dans le sujet est enveloppée de signification par la constitution du transindividuel.[57]
Dans un cours en réseau, l’élève accède à la signification comme il accède au collectif, dont le chemin est induit par l’enseignant qui l’emprunte et participe à cette individuation transindividuelle où les membres produisent le sens comme résonance. Ils performent le sens, comme des joueurs de free jazz improvisant. Dans sa description des écosystèmes attentionnels, Yves Citton aura finalement, par un biais original, bâti une authentique théorie de l’individuation. Quand j’oriente mon attention sur une chose, je choisis ce que je veux devenir, je décide comment poursuivre ma naissance. L’écologie de l’attention repose bien sur une conception néoténique du sujet, quand l’attention est une éthopoïèse, une stylisation cognitive, une morphogenèse qui s’opère au fil de ma vigilance :
S’il est vrai que nous sommes ce que nous mangeons, alors nous sommes ce que nous regardons et écoutons, puisque, depuis les terrains de chasse de jadis jusqu’aux supermarchés actuels, ce qui passe par notre bouche est d’abord passé par nos yeux, narines et oreilles. L’attention est individuante dans la mesure où elle sélectionne ce que je serai demain en élisant ce que je vois et entends aujourd’hui. La relation d’un sujet à un objet relève de l’individuation mutuelle : je me donne forme (de sujet) en distinguant une figure (d’objet) sur le fond du flux sensoriel qui m’affecte.[58]

[1] Arne Naess, Ecologie, communauté et style de vie [1989], Paris, Dehors, 2008, p. 72.
[2] Ibid., p. 97.
[3] Herméneutique au sens où l’organisme spécifie constamment et modifie ainsi sa propre relation à ce qui l’entoure et dont il participe en le co-créant.
[4] Ibid. On ne sera pas surpris, en consultant son ouvrage, de découvrir que cette théorie du champ relationnel se réclame du sophiste Protagoras (voir « La théorie protagoréenne du « à la fois x et y” », op.cit., p. 95-9) et de la Gestalttheorie (voir « Gestalt et pensée gestaltiste », op.cit., p. 99-107).
[5] Voir la 4e de couverture de sa somme : De l’intérieur du monde – pour une philosophie et une science des relations, Paris, Flammarion, 2010.
[6] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014, p. 45.
[7] Ibid., p. 46.
[8] Michel Onfray, La sculpture de soi, Paris, Grasset, 1993.
[9] Il lui a d’ailleurs consacré un ouvrage: L’Envers de la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières, Paris, Amsterdam, 2006.
[10] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, op.cit., p. 63.
[11] Voir Michel Serres, Hermès III – La Traduction, Paris, Minuit, 1974, p. 27-35.
[12] Stéphanie Posthumus, La nature et l’écologie chez Lévi-Strauss, Tournier et Serres, London (Ontario), PhD, University of Western Ontario, p. 190.
[13] Michel Serres, Hermès I – La Communication, Paris, Minuit, 1969, p. 9.
[14] En repassant par la conscience, l’esprit accommode, car l’objet rencontré ou proposé par le filtre n’a plus sa valeur habituelle, n’a plus la même intensité, comme Valéry le commente : « Les choses ne sont ce qu’elles sont qu’aux regards de durée et de profondeur MOYENNES. C’est cette moyenne connaître; il y a une sorte de nombre au voisinage duquel je connais, je reconnais, je puis utiliser  (- de même, ces mots si clairs et simples dans le discours où ils passent, si obscurs séparément). (Ainsi, dans la notion capitale de « points de vue”, c’est-à-dire de qualité d’accommodation, il faut comprendre aussi une intensité.)  […] Faire attention, c’est trouver ou essayer de trouver une valeur de x différente de sa valeur moyenne […]. La valeur moyenne est considérée comme erreur et on cherche une valeur particulière – un élément de la valeur moyenne comme plus approchée que cette moyenne de la vraie valeur x. […] Cette attention est donc une tentative de repasser de l’irréversible au réversible. » (C2, 262) L’attention s’affirme bien, selon Valéry, comme néguentropie, cherchant à échapper à l’irréversibilité qui caractérise le deuxième principe de la thermodynamique.
[15] Yves Citton, op.cit., p. 65.
[16] Ibid., p. 64.
[17] Expression que nous reprenons de Jean-Christophe Cavallin. Voir sa belle étude, « Pour une théorie de l’acte pur », [in] Pablo Valdivia-Orozco (dir.), Paul Valéry, für eine Epistemologie der potentialität, à paraître
[18] Yves Bonnefoy, La longue chaîne de l’ancre, Paris, Mercure de France, 2008. Yves Bonnefoy avait témoigné de cette expérience poïétique lors d’une présentation du recueil à la Maison de l’Amérique latine en février 2008.
[19] Voir Yves Citton, op.cit., p. 125.
[20] Ibid.
[21] Ibid.
[22] Ibid., p. 127.
[23] Ibid., p. 128.
[24] Ibid., p. 129.
[25] Michel Serres, Hermès I – La communication, op. cit., p. 20.
[26] Ibid.
[27] Ibid.
[28] Yves Citton, op.cit.
[29] Ibid.
[30] Voir Ibid., p. 202.
[31] Ibid., p. 131.
[32] Raphaël Imbert, Jazz suprême – Initiés, mystiques et prophètes, Paris, Editions de l’Eclat, 2014, p. 300.
[33] Voir son si bel ouvrage, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011 et notre article, à paraître, « Façons de lire, manières de devenir : l’herméneutique intégrée de Marielle Macé ».
[34] Yves Citton, op. cit., p. 134.
[35] Cité par Vilém Flusser, La Civilisation des médias, Belval, Circé, 2006,  p. 103.
[36] Vilém Flusser, op.cit.
[37] Yves Citton, op.cit., p. 135.
[38] Ibid.
[39] Ibid., p. 136.
[40] Ibid.
[41] Ibid.
[42] L’expression de poétique du cours ne date pas d’hier, et fut employée par exemple par Guillaume Bellon dans L’inquiétude du discours – Barthes et Foucault au Collège de France, Grenoble, Ellug, 2012. Néanmoins, il ne décrit pas les cours des deux stars du structuralisme dans les termes de la morphogenèse de Simondon.
[43] Yves Citton, op. cit., p. 137.
[44] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit., p. 252.
[45] Yves Citton, op.cit. Nous soulignons.
[46] Ibid.
[47] Voir par exemple Poétique de la Terre – Histoire naturelle, histoire humaine – essai de mésologie, Paris, Belin, 2014.
[48] Yves Citton, op.cit., p. 138-9.
[49] Sylvie Catellin, Sérendipité – Du conte au concept, Paris, Seuil, 2014, p. 76.
[50] Carlo Ginzburg, «Signes, traces, pistes», Le Débat n°6, novembre 1980, p. 14.
[51] Nous reprenons ici le commentaire de Philippe Jousset [in] Anthropologie du style, op.cit., p. 38-40.
[52] L’hypothèse de Ginzburg d’après laquelle l’écriture serait née du déchiffrement des traces, à la chasse, est probablement erronée, comme le montre Anne-Marie Christin (voir Poétique du blanc – Vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet, Paris, Vrin, 2009, p. 27-9). Mais l’idée qui voudrait que la chasse ait engendré, du côté des proies, le langage, mérite examen: « le sujet, au voisinage d’un prédateur, pourra […] prendre la fuite, répondre au défi, y faire face ou […] pousser un cri d’alarme à destination de ses congénères. C’est même grâce à cette dernière manifestation d’ »altruisme” que pourra s’inventer quelque chose comme du langage, par détachement du signal de son déclencheur, détente de la réaction, relâchement de la pression tendue vers sa résolution (son retour à l’équilibre). » Philippe Jousset, Anthropologie du style, op. cit., p. 39.
[53] Un tel raisonnement, que nous suivons, peut amener Corine Pelluchon à nous sensibiliser au fait qu’en mangeant des animaux soumis aux conditions épouvantables de l’élevage industriel, nous incorporons de la souffrance. Voir son essai magistral, Les nourritures – Philosophie du corps politique, Paris, Seuil, 2015.
[54] Ainsi, l’expression populaire « noyé dans la masse » peut dire quelque chose de ce qui se joue dans un cours où l’auditoire est trop nombreux pour que se déploie une interaction avec l’enseignant. Ce type de configuration d’enseignement pourrait être une des explications du taux d’échec élevé relevé en première année à l’Université.
[55] Gilles Deleuze, Félix Guattari, « Rhizome », Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 46.
[56] Dominique Maingueneau, Genèse du discours, Liège, Mardaga, 1984, p. 131. Voir sur ce point Philippe Jousset, op. cit., p. 130-1.
[57] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit., p. 307.
[58] Yves Citton, op. cit., p. 251.



Quand Kairos sait faire: l’herméneutique de la circonstance de Stanley Fish

À  François Rastier
I La lecture comme fitness
Un des grands représentants du pragmatisme américain, Richard Rorty, caractérise l’acte interprétatif par le fait de « beat the text into a shape which will serve [the reader’s] own purpose », par le fait donc de « malaxer le texte et de le reformer selon la configuration qui conviendra le mieux aux finalités du lecteur ». Dans cette conception, proche de celle de Fish, l’idée n’est pas d’être fidèle à un sens qu’il faudrait retrouver et qui existerait en soi, mais de prêter un sens qui servirait au mieux les intérêts du lecteur, ou, pour filer la métaphore du prêt bancaire, qui rapporterait le plus d’intérêts. C’est le sens le plus approprié qui est élu par le lecteur. Le sens n’est pas conçu comme exactitude mais comme aptitude, aptum, par rapport à une fin. La lecture peut ici être décrite comme une performance rhétorique semblable à celle des sophistes. Elle ne renvoie pas pour autant à une téléologie de la lecture puisque la fin n’est pas fixée à l’avance, in abstracto, elle dépend de circonstances données. On est ici proche d’une conception darwinienne de la lecture, en ce que le sens est élu en fonction de sa valeur adaptative, de sa fitness, non en vertu de sa valeur transcendantale, établie par des canons fixés en amont. De même que la fitness d’un génotype, selon Darwin, dépend de sa capacité d’adaptation à un environnement, Fish s’intéresse à l’actualisation du sens en fonction de son système de circonstances, ici institutionnelles, pour envisager en quoi le sens d’un texte n’est pas dévoilement mais instanciation.
En cela, la démarche de Fish est à penser sous le registre de « l’anti-fondationalisme » : « toute revendication de fondation transcendante de la pensée tient de l’imposture » (Yves Citton, préface à Fish, 15[1]) puisqu’on ne saurait dévoiler un sens valant pour tous, universellement, le sens ne valant que « circonstanciellement ». Fish est bien proche du pragmatisme de Rorty quand il soumet les interprétations non à des conditions de vérité mais de félicité (donc de fitness cognitif) : à chaque moment de l’histoire, seules certaines interprétations sont considérées recevables, les autres sont considérées irrecevables. On se situe ici par-delà le vrai et le faux[2], catégories auxquelles sont préférées l’opportun et l’inopportun, au sein d’un paradigme kairologique[3]. Congédier le vrai et le faux participe d’un rejet de l’essentialisme : il serait insensé de croire à un moi inconditionné (unconstrained[4]) : le moi, selon Fish, n’est pas « une entité indépendante mais […] une construction sociale dont les opérations sont délimitées par les systèmes d’intelligibilité qui l’informent » (74). Le moi est donc le produit d’une modulation, concept dont on verra qu’il est à entendre au sens de Simondon.
C’est à détailler cette modulation, dans nos comportements interprétatifs, que s’attache Fish, dont l’herméneutique n’est pas désolidarisée d’une morphologie, d’une pensée de l’individuation.  En prenant la mesure de la part du conditionnement dans nos comportements, Fish s’inscrit bien dans la kairologie, ouvrant des perspectives riches, Yves Citton y insiste, en pensant non en termes d’essences, ni d’identités, mais de « devenirs, de transformations, de réappropriations créatrices, de détournements imprévisibles » (24).
Ces réappropriations dépendent du kairos, de la situation qui prescrit une norme déterminant la disponibilité du sens d’un énoncé : « les phrases ne naissent qu’en situation et, à l’intérieur de ces situations, la signification normative d’un énoncé sera toujours évidente ou au moins accessible, même si, à l’intérieur d’une autre situation, ce même énoncé, qui ne sera plus le même, aura une autre signification normative non moins évidente et accessible. » (33). Si un sens est toujours donné en fonction d’un contexte, ce contexte est lui-même sujet à interprétation : le contexte est perçu en fonction de sa plus ou moins grande disponibilité pour l’interprétant. Le contexte qui apparaît « normal » n’est jugé tel que dans l’oubli de ce que son caractère de norme n’est pas transcendantal mais institutionnel. Le kairos pleinement institué a alors tendance à se faire oublier et à faire passer pour le registre de l’être ce qui est du registre du circonstancié : « si aucune institution n’est assez universellement valable et durable pour que les significations qu’elle habilite soient à jamais normales, certaines institutions ou formes de vie sont habitées si profondément que pour un grand nombre de gens, les significations qu’elles habilitent semblent « naturellement” disponibles et il faut un effort particulier pour voir qu’elles sont le produit de circonstances. » (35)
Si la dimension kairologique a tendance à se faire oublier, elle imprègne toujours le sens des énoncés. Nous ne sommes pas devant le texte ou devant le sens face à face, comme devant un objet, nous sommes immergés avec lui dans un système de circonstances. Le modèle sujet-objet des métaphysiques de la représentation, accrédité par la structure sujet-copule-prédicat des langues indo-européennes, qui tend à faire croire que l’on peut penser à une phrase in abstracto, comme dans le cas des exemples donnés dans les grammaires, ne permet pas de rendre compte de ce qui se produit dans l’opération herméneutique. En l’absence de tout contexte spécifique,  de tout kairos saillant, c’est un kairos statistique qui module le sens à donner à la phrase, qui informe la signification : « penser à une phrase indépendamment du contexte est impossible, et quand on nous demande d’examiner une phrase pour laquelle aucun contexte n’a été spécifié, nous l’entendons automatiquement dans le contexte où on l’a rencontrée le plus souvent. » (36)
  L’exemple qui a donné lieu au titre de l’un des articles de son livre, « Y a-t-il un texte dans ce cours ? », vient d’une question posée par une étudiante de Fish, qui ne croit pas que les textes existent autrement que dans l’appropriation qu’en font nos usages, à un collègue enseignant à la Johns Hopkins University. Le professeur n’a pas compris la question et répond : « Oui; c’est The Norton Anthology of Littérature ». L’étudiante lui signale qu’il n’a pas compris la question (« Non, non, je veux dire, dans ce cours, est-ce qu’on croit aux poèmes et à tout cela, ou est-ce qu’il n’y a que nous ? » (37). L’étudiante lui indique qu’il a fait erreur sur ce qu’elle voulait dire « mais cela ne veut pas dire qu’il a fait une erreur en combinant les mots et la syntaxe de l’étudiante en une unité sémantique » (38). L’erreur du professeur ne peut être apparentée à un calcul erroné, car la détermination du sens n’est pas de l’ordre du calcul combinatoire. Lire n’est pas calculer. Implicitement, Fish prend parti contre l’approche computationnaliste[5] de la cognition. Pour se corriger, et comprendre la question de l’étudiante, le professeur « doit opérer une autre (pré)détermination  de la structure d’intérêts dont la question est issue » (38), c’est-à-dire qu’il doit induire un autre horizon kairologique susceptible d’accueillir la question. Sinon, « the question does not fit » : « À l’intérieur des circonstances de l’énoncé qu’il a présupposées, les mots de l’étudiante sont parfaitement clairs, et elle lui demande simplement d’imaginer d’autres circonstances dans lesquelles les mêmes mots seraient également, mais différemment, clairs. » (39)
Ceux des collègues de Fish qui comprennent d’emblée la question sont ceux qui connaissent la position de Fish sur le sujet; ils ont donc pré-cartographié le système de circonstances dans lequel la question va prendre forme et sens : « Ils l’entendent venant de moi, dans des circonstances qui m’ont engagé à me prononcer sur un certain nombre de problèmes nettement délimités. » (40). Ainsi, ils sont capables de saisir le kairos de la question, de refaire le chemin qui l’a vue naître et se former. Entendre la question suppose alors de cartographier un parcours, de savoir d’où la question vient pour réaliser la morphogenèse de son sens. L’identification du contexte kairologique et la production du sens, son information, ont lieu dans le même temps : « Être dans une situation, c’est voir les mots […] comme déjà signifiants. » (41).
La conception de Fish, pour être mise en perspective, nécessite de faire une distinction d’ordre épistémologique pour examiner dans quel cadre on peut inscrire son geste. François Rastier a rappelé que deux problématiques se disputent l’histoire des idées linguistiques occidentales: la problématique logico-grammaticale (ou logico-combinatoire) et la problématique rhétorique/herméneutique. Il s’agit de comprendre pourquoi on doit rattacher l’entreprise kairologique de Fish à la seconde. La première met au premier plan le concept de signe, auquel correspond celui de signification, quand la seconde lui préfère celui de texte, auquel on associera le sens. La signification est le résultat d’un « processus de décontextualisation […] d’où son enjeu ontologique, puisque traditionnellement on caractérise l’Être par son identité à soi. » (Rastier, « Formes », 100) Contrairement à la signification, porteuse d’une ontologie qui prime les essences, le sens serait, selon nous, justiciable d’une kairologie qui prime les circonstances : « Le sens suppose en revanche une contextualisation maximale, aussi bien par l’étendue linguistique – le contexte, c’est tout le texte – que par la situation, définie par une histoire et une culture […]. » (F. Rastier, « Formes », 100) La signification est d’habitude conçue comme une relation, nous dirions une équation, le sens, comme un parcours : « leur identification et leur parcours restant d’ailleurs indissociables. » (F. Rastier, « Formes », 100) On se trouve ici au plus près de Fish. Quand l’ontologie logico-grammaticale confère aux unités textuelles « la discrétion et la présence, l’identité à soi et l’isonomie » (F. Rastier, « Formes », 100), la kairologie rhétorique/herméneutique prend acte du fait que les objectivités qu’elle élabore sont « continues, parfois implicites, varient dans le temps et selon leurs occurrences et leurs contextes, connaissent entre elles des inégalités qualitatives » (F. Rastier, « Formes », 100). Ainsi, la forme cognitive n’est pas une essence, elle n’est pas une unité discrète, semblable à elle-même, ce n’est pas une ontologie qui peut en rendre raison mais bien une morphologie, c’est pourquoi Rastier emprunte au vocabulaire de la Gestalttheorie : « les formes sont des figures contrastant sur des fonds. » (F. Rastier, « Formes », 100)
 Cet emprunt nous encourage bel et bien, pour caractériser la pensée de Fish, à avoir recours au concept simondonien d’individuation, lié lui-même à celui de modulation. C’est en effet ce dernier concept qui aide à comprendre ce que décrit Fish quand il se demande comment un collègue peut être capable d’identifier le sens de la question posée par son étudiante : « lorsque quelque chose change, tout ne change pas. Bien que sa compréhension des circonstances se transforme au cours de la conversation, mon collègue ne cesse pas de les comprendre comme « universitaires”, et à l’intérieur de cette compréhension continue (quoique modifiée), les directions que peuvent prendre ses pensées sont déjà strictement modifiées. » (42) De même, la modulation simondonienne rend compte du mouvement continu et progressif (« tout ne change pas ») d’une force qui s’exerce sur des matériaux comportant une certaine forme de résilience. C’est à l’intérieur de ces bornes que l’individuation, ici celle du sens, s’effectue :
Il continue à supposer […] que la question de l’étudiante a quelque chose à voir avec le monde universitaire en général et la littérature anglaise en particulier, et ce sont les rubriques organisatrices relatives à ces domaines d’expérience qui ont le plus de chances de lui venir à l’esprit. L’une de ces rubriques est «ce qu’il se passe dans les autres cours», et l’un de ces autres cours est le mien. Ainsi, selon un itinéraire qui n’est ni absolument indéterminé ni totalement balisé, il en vient à moi et à une nouvelle analyse de ce qu’a dit son étudiante. (42)
La morphogenèse du sens s’établit dans cet espace, entre liberté et nécessité, soit entre l’aléatoire et le mécanique, espace qui définit la condition herméneutique : « De même que les mots de l’étudiante n’amènent pas mon collègue à un contexte dont il dispose pourtant déjà, de même ils échouent à mener à sa découverte quelqu’un qui n’en est pas muni. Et pourtant, dans un cas comme dans l’autre, l’absence d’une telle détermination mécanique ne signifie pas que l’itinéraire parcouru soit aléatoire. » (45) Le sens ne se déchiffre pas de manière mécanique, car cela supposerait que l’interprétation s’effectue de manière discontinue, en deux phases disjointes, ce qui dégagerait le temps nécessaire pour un calcul. Or cette disjonction n’existe pas. Fish substitue à une discontinuité analytique un continu synthétique a priori, c’est-à-dire qu’il sous-entend que la synthèse du sens a pour transcendantal le système de circonstances façonné par les normes :
le problème de la communication tel qu’il est posé par quelqu’un comme Abrams n’en est pas un parce qu’il suppose une distance entre la réception d’un énoncé et la détermination de sa signification – une sorte d’espace mort entre le temps où l’on ne disposerait que des mots et celui où l’on s’efforcerait de les analyser. Si un tel espace existait, ce moment avant que ne commence l’interprétation, il serait alors nécessaire d’avoir recours à quelque procédure mécanique et algorithmique qui permettrait aux significations d’être calculées et aux erreurs d’être reconnues. Ce que j’ai démontré, c’est que les significations arrivent déjà calculées, non parce qu’il y aurait des normes incluses dans la langue, mais parce que la langue est toujours perçue, dès le départ, à l’intérieur d’une structure de normes. (48)
On passe d’un horizon de sens à un autre par une opération de modulation où les normes déjà existantes entraînent une résistance ; la matière en question n’est pas amorphe, contrairement au schéma hylémorphique d’Aristote, mais sémiotiquement formée et, en l’occurrence, normée : « Le passage d’une structure de compréhension à une autre n’est pas une rupture mais une modification des intérêts et des préoccupations déjà en place ; et puisqu’ils sont déjà en place, ils exercent une contrainte sur la direction de leur propre modification. » (48) Il faut bien sortir à la fois d’un modèle computationnel et d’un modèle mécanique, donc abandonner le motif de la combinatoire pour comprendre la saisie herméneutique. À l’instar de Simondon, qui rend raison de l’individuation d’après les concepts de la thermodynamique, il est possible de convoquer ici le même modèle théorique. Pour se garder de l’entropie, du désordre de l’incompréhension, comment s’en serait tiré un professeur ne connaissant pas les thèses de Fish ? Aurait-il pu aller plus loin que le quiproquo initial ?
La réponse est qu’il n’aurait tout simplement pas pu aller plus loin, ce qui ne signifie pas que nous sommes enfermés à jamais dans les catégories de compréhension dont nous disposons (ou dans les catégories qui disposent de nous), mais que l’introduction de nouvelles ou l’élargissement de nouvelles catégories pour inclure des données nouvelles doivent toujours venir de l’extérieur ou de ce qui est perçu, pour un temps, comme l’extérieur. (43)
Echapper à l’entropie nécessite un apport d’énergie extérieure pour produire l’intelligibilité adéquate : de nouvelles circonstances doivent être envisagées pour offrir au sens un cadre de réception pertinent. Le sens des mots ne peut devenir clair que quand ils seront lus d’après le système herméneutique dont ils sont issus : c’est-à-dire que pour produire la morphogenèse de ces formes, de ces figures de sens, il faut pouvoir en recréer le fond. Recréer ce fond suppose de se placer sous la tutelle d’une philosophie constructiviste, comme l’était justement celle de Kant. Ce paradigme n’est pas celui, contemplatif, de la theoria propre à Platon, où rien n’est construit, tout est donné, paradigme fonctionnant d’après le régime de la transparence. Ce paradigme, où rien n’est donné, tout est construit, se caractérise plutôt par un régime de l’obscurité, dont la tutelle est héraclitéenne. Le régime de la transparence, où l’obscurité, éventuelle, ne représente qu’un moment, justifie une démarche analytique : « capacité à discerner ce qui est déjà là » (62). Le régime où l’obscurité n’est pas contingente mais constitutive requiert « une capacité à savoir comment produire ce dont on peut dire, après coup, qu’il est là. L’interprétation n’est pas l’art d’analyser (construing) mais l’art de construire (constructing). » (62) Pour le dire autrement, mais avec Fish, « tous les objets sont faits et non trouvés » (68) Telle est la limite de la métaphore heideggerienne de la vérité comme dévoilement, qui décrit son herméneutique. Il ne faut sans doute pas se contenter d’abandonner la métaphore, mais renoncer à la quête de la vérité, car le sens n’est pas à dévoiler mais à produire. Il n’est pas, insistons-y, soumis à des conditions de vérité (il ne fait pas l’objet d’une reconnaissance) mais, on l’a dit, de félicité (il fait l’objet d’une production qui peut rater, quand le sens ne prend pas[6] : « it does not make sense »).
Si l’on choisit, à l’instar de Wittgenstein et de Stanley Cavell[7], de faire confiance au langage ordinaire afin d’en rapatrier la sagesse, on est tenté de dire que le sens se fait en nous, il n’est pas déjà là, séparé, à reconnaître. C’est ici que l’on peut introduire la distinction pratiquée par Fish entre démonstration et persuasion, protocoles qui ne reposent pas sur le même type de fitness, d’adéquation :
Dans le modèle de la démonstration, notre tâche est d’être adéquat à la description d’objets qui existent indépendamment de nos activités; […] quoi que nous fassions, les objets de notre attention conservent leur séparation ontologique et continuent à être ce qu’ils étaient avant qu’on les aborde. Dans le domaine de la persuasion, en revanche, nos activités sont directement constitutives de ces objets, des termes dans lesquels ils peuvent être décrits et des standards au moyen desquels ils peuvent être évalués. (95)
L’herméneutique appartient bien au registre de la persuasion, car le sens est inhérent à notre activité interprétative. Il convient donc d’abandonner le modèle de la démonstration, et ses présupposés « essentialistes » (96) d’après lesquels « la littérature est un monolithe dont les caractéristiques sont découvertes et évaluées au moyen d’un unique ensemble d’opérations » (96). L’essentialisme du modèle démonstratif repose ici sur un universalisme, en l’occurrence l’isonomie postulée des normes d’évaluation de l’objet littéraire. Or cet universalisme doit s’effacer devant la ramification kairologique des normes ; cette attitude restaure, dans le même geste, la place du critique dont le travail n’est pas annexe à l’existence de l’œuvre. La critique, l’interprétation n’est pas une activité discrète, indépendante du texte, mais constitutive de son avènement comme œuvre. Le critique participe ainsi à la co-production du texte, comme l’être vivant participe à la co-production de son milieu, comme l’embryon participe à la co-production de sa matrice :
Le critique n’est plus l’humble serviteur de textes dont la gloire existe indépendamment de tout ce qu’il peut faire; c’est ce qu’il fait, à l’intérieur des contraintes incluses dans l’institution littéraire, qui fait naître les textes et les rend disponibles à l’analyse et à l’évaluation. La pratique de la critique littéraire n’est pas une chose dont on doit s’excuser; elle est absolument essentielle, non seulement à la perpétuation, mais à la production même des objets de son attention. (97. Nous soulignons)
Le faire naître est à saisir au plus près de la métaphore embryologique. L’argumentaire de Fish doit selon nous se comprendre d’après cette analogie où, de même qu’il faut congédier l’idée de code génétique pour rendre raison de la production des formes de l’individu, il faut renoncer à recourir à des normes posées a priori, en amont des circonstances d’interprétation car le sens est co-créé par son environnement, qu’il marque de son empreinte en retour. Par conséquent, on ne saurait trop insister sur « le pouvoir des circonstances sociales et institutionnelles, capables d’établir des normes de comportement, non en dépit, mais à cause de l’absence de normes transcendantales. » (101)
II Le sens comme affordance
  Fish affirme avec force que ce faire-naître du sens n’est pas de l’ordre du conférer, qui impliquerait une procédure d’interprétation en deux phases où l’interprétant  envisagerait un énoncé, puis lui attribuerait une signification. Elle appartient au régime de l’affordance, défini par Gibson[8]. Citons d’abord Fish : « on entend un énoncé à l’intérieur d’une connaissance de ses finalités et implications et non comme un préliminaire à la détermination de celles-ci, et que l’entendre ainsi, c’est déjà lui avoir assigné une forme et donné une signification. » (37) La perception d’un objet n’est pas découplée de l’examen de ses potentialités d’action. Le percevoir est déjà orienté vers un faire. « Les affordances [ou invites] d’un environnement, écrit Gibson, sont ce qu’il offre à l’animal, ce qu’il lui procure ou lui fournit, en bien ou en mal. » (Gibson, 127. Nous traduisons). En cela, Gibson reprend les thèses des gestaltistes, dont on a vu qu’elles pouvaient être rapprochées de l’herméneutique de Fish :
pour les gestaltistes, la perception d’autrui est directe, parce qu’elle ne se laisse pas séparer […] des autres caractéristiques du champ prises comme telles. En ce sens, la perception d’autrui n’est pas analytique, elle est physionomique: ce n’est pas la saisie d’une morphologie pure, que suivrait dans un second temps une interprétation […]. L’expérience ouvre ici sur une dimension spécifique, irréductible aux autres. […] Nous ne nous posons pas la question d’un report de nos impressions visuelles dans quelque monde différent (celui des impressions subjectives de notre vis-à-vis), nous ne séparons pas ici l’expérience subjective, au sens étroit du terme, de ce courant perceptif qui ouvre sur la présence corporelle d’autrui. (Rosenthal et Visetti, 197)
Ainsi, l’approche de Gibson peut en grande partie se lire comme une reprise des conceptions de Köhler, pour qui la perception instantanée des valeurs, au sein des caractéristiques sensibles de l’objet, ne peut se comprendre que sur le partage d’un dénominateur commun d’objectivité, ce qui a conduit à avancer qu’il présuppose cette « perception immédiate comme conditionnée dès le départ par toutes les diverses façons dont ses valeurs et qualités l’impliquent effectivement » (Morgagni, 5). De fait, l’adjectif « immédiate » induit en erreur, car on voit bien qu’il n’y a de perception que médiatisée par des circonstances et conditions. Le tort de Gibson est probablement d’avoir marginalisé la socialité (voir Morgagni, 7-8) de l’affordance au contraire de Fish qui aurait détaillé les modalités du passage de cette dernière en  régime textuel. Le pouvoir de la médiation, du conditionnement, s’exerce de manière hétérogène et cette disparité n’échappe pas à Fish qui, signalant que les contextes d’interprétation sont diversement disponibles, en conclut que la probabilité qu’un énoncé soit entendu dans une perspective plutôt que dans une autre n’est pas la même (34). À l’isonomie analytique du point de vue logico-grammatical, Fish préfère l’hétéronomie kairologique de l’approche rhétorique/herméneutique, faisant fonds sur la variété des affordances. Les contextes invitent à lire différemment le sens; en fonction des circonstances, ce dernier n’offre pas la même prise à l’interprétation. L’ergonomie d’un texte n’est donc pas fixe, mais modulable, manière de dire que l’interprétation ne se fait pas à partir de l’ergon, de l’œuvre achevée, elle participe de l’energeia de l’œuvre dont elle est co-créatrice.
De même que l’œuvre n’est pas figée et abstraite de l’activité herméneutique, de même les preuves susceptibles d’être utilisées pour trancher un débat critique ne sauraient se poser en arbitre capable d’adopter un point de vue surplombant ou détaché de la situation ; elles y sont immergées, contrairement à ce que prétend pratiquer le New Criticism : « une preuve disponible en dehors de toute croyance particulière est appelée pour arbitrer entre des croyances, ou, comme on les appelle dans les études littéraires, des interprétations rivales. » (92). Fish conteste habilement cette procédure en expliquant que les controverses critiques produisent rarement des preuves différentes ; elles apportent bien plutôt des positions divergentes sur la preuve : « l’activité critique n’est rien d’autre que cela, la tentative d’une partie de modifier les croyances d’une autre partie, de sorte que la preuve invoquée par la première soit vue comme une preuve par la seconde. » (92) Le New Criticism postule que l’invite des preuves (« disponible ») est découplée de toute valeur qui les conditionnerait, alors même que leur affordance est corrélée au système d’interprétation qui leur donne valeur de preuves.
C’est ici que l’on retrouve la distinction entre le modèle de la démonstration, adopté par le New Criticism, et le modèle de la persuasion, dont nous nous faisons, à la suite de Fish, le chantre. Dans le modèle de la démonstration, les interprétations avancées sont validées ou contestées «par des faits qui sont spécifiés de manière indépendante.» (92) Le modèle promu par Fish, de la persuasion, se fonde sur l’invite des faits convoqués, sur leur affordance. D’après ce paradigme, « les faits qu’on invoque ne sont disponibles que parce qu’une interprétation (au moins dans ses grandes lignes) a déjà été présupposée. » (93. Nous soulignons) Quand la démonstration repose sur une épistémologie du progrès continu et linéaire, des commentaires vers une entité fixe et invariante (le vrai sens d’un texte), la persuasion a pour socle une épistémologie révolutionnaire, où « un point de vue vient déloger un autre point de vue, apportant avec lui des entités qui n’étaient pas disponibles auparavant. » (93. Nous soulignons)
En conclusion : pour une écologie des objets culturels
La disponibilité des entités à interpréter relie bien le positionnement critique de Fish à la théorie des affordances. Si des chercheurs ont insisté sur le fait que la perception des affordances est filtrée par un processus historique et culturel[9], Fish l’a démontré pour la théorie de la lecture. Il a donc notablement enrichi la problématique des dynamiques d’investissement se déployant entre un organisme et son environnement, dans le cadre d’une écologie des objets culturels et de la phénoménologie de l’attention qu’elle induit.
Bibliographie
S. Cavell, Qu’est-ce que la philosophie américaine ?, trad. fr. de C. Fournier et de S. Laugier, Paris, Gallimard, Folio essais, 2009.
S. Fish, Quand lire, c’est faire, préface d’Y. Citton, trad.fr. par E. Dobenesque, Paris, Les prairies ordinaires, 2007.
J. J. Gibson, The ecological approach to visual perception, Boston, Houghton Mifflin, 1979.
S. Morgagni, « Repenser la notion d’affordance dans ses dynamiques sémiotiques », Intellectica, 55, 2011.
F. Rastier, « Formes et textualité s», Langages, n°163, 2006.
F. Rastier, Sémantique et recherches cognitives, Paris, Puf, [1991] 2010.
V. Rosenthal et Y.-M. Visetti, « Sens et temps de la Gestalt », Intellectica, 28, 1999.
S. Raudaskoski, « The Affordances of Mobile Application », Proceedings of the Workshop on Technology Interaction and Workplace Studies, 08-09, 2003.

[1] Quand il n’y a pas d’autre indication qu’un numéro de page, la référence renvoie à cet ouvrage de Fish, indiqué en bibliographie.
[2] Expression que j’emprunte à Alain Roger.
[3] La kairologie est un positionnement épistémologique qui, comme l’article l’expose plus loin, privilégie les circonstances aux essences. Nous terminons actuellement un ouvrage qui tente d’en retracer, à grands traits, l’histoire et les enjeux.
[4] Cité par Yves Citton qui se réfère au texte original quand nous nous fondons sur la traduction française.
[5] François Rastier a bien développé ce point : « le contexte linguistique et non linguistique est, en tant qu’interprétant, constitutif du « message”. […] Bref, la performance linguistique consiste à s’adapter à une situation dont les paramètres échappent au paradigme calculatoire. » (Rastier, Sémantique, 13.)
[6] Comme quand la mayonnaise rate sa morphogenèse et ne prend pas.
[7] Voir Stanley Cavell, « La quotidienneté comme chez-soi », (Canvell, 48-53)
[8] Gibson dont Rastier se sent également proche : « nous nous plaçons dans une perspective écologique (au sens de Gibson) plutôt que logique. Une telle perspective est d’ailleurs requise avec une insistance croissante par des chercheurs qui se réclament de la recherche cognitive, notamment en ergonomie et en anthropologie (disciplines pour lesquelles le contexte n’est pas une simple variable) ». (Rastier, Sémantique, 13)
[9] C’est le cas de Sanna Raudaskoski. Voir son article, indiqué en bibliographie et  le commentaire de Simone Morgagni (Morgagni, 13).



« L’acte pur des métamorphoses » – Aspects de la forme chez Valéry

Le problème de la forme chez Valéry s’apparente à un carrefour, c’est une façon de situer la question de sa poétique, de la faire advenir en un site fécond, heuristique. La forme constitue un observatoire privilégié en tant qu’elle détermine des problématiques de vaste portée et qu’elle autorise de larges transferts de concepts. Nous examinerons ici comment, en passant d’une esthétique, c’est-à-dire d’une théorie de la sensation, à une poétique, c’est-à-dire une théorie de la forme, Valéry finit par livrer une réflexion sur le vivant qui le place sous l’horizon du transformisme[1]. Cette question donne lieu à un théâtre d’influences ou de résonnances, et voit se dérouler une véritable « dramaturgie conceptuelle »[2].
 
Le nœud de cette dramaturgie est contenu dans le titre de cette étude : « l’acte pur des métamorphoses », que Valéry applique à Athiktè, la danseuse de L’Âme et la danse. Nœud en forme de paradoxe, car la problématique de l’acte, telle que Valéry l’hérite d’Aristote, suppose que celui-ci soit contenu dans la puissance, comme l’arbre est contenu dans la graine. La théorie de l’acte chez Aristote, inséparable du concept de telos, de finalité, indique que l’acte, visant une fin, est déjà contenu dans la puissance. L’energeia, l’acte, est en relation de continuité avec la puissance, la dunamis, et se réalise sous la forme de l’œuvre, l’ergon. L’acte lui-même est alors voué à la prévisibilité.
 
Mais Valéry prend le contre-pied de cette conception en introduisant dans l’acte l’imprévu de la métamorphose. « L’acte pur des métamorphoses », accolé par Valéry à la danse, n’est pas l’exécution d’une partition mais l’accomplissement d’une performance, et il n’est qu’à prendre connaissance des travaux fondateurs de Josette Féral sur les arts de la performance[3] pour sentir le rapprochement possible avec Valéry, rapprochement livré explicitement par les théoriciens de la danse contemporaine[4].
 
Pour comprendre les enjeux de cette formule paradoxale d’« acte pur des métamorphoses » et tenter d’en délivrer la vigueur, nous proposons ici une généalogie qui n’est pas celle d’une histoire ni d’une filiation avérée mais celle d’une hypothèse, celle du potentiel transformateur associé à la notion de forme.
 
Des deux Platon aux deux Valéry
Pierre Brunel, dans Le Mythe de la métamorphose[5] souligne que la cosmogonie du Timée n’est qu’un mythe, avec la fonction endossée par le mythe chez Platon qui est d’assurer le relais de la dialectique, non dans le but de découvrir le vrai, mais d’exposer une image de la vérité qui serait provisoirement hors d’atteinte par d’autres moyens. Le mythe serait donc la continuation de la dialectique avec d’autres moyens, mais serait voué à l’obsolescence. Le muthos devant, in fine, être hypostasié au logos, ou plutôt au dialeghestai, à la dialectique platonicienne. L’ironie est que, sur ce point, la pensée mythique de Platon est d’une plus grande fécondité que sa pensée dialectique, et appelée à une postérité qu’il conviendra ici d’esquisser.
 
Le Timée représente la khôra, l’univers en gestation, décrit comme « nourrice du devenir ». À la khôra s’oppose le cosmos, le bon ordre, l’univers envisagé dans sa stabilité, garantissant la stabilité de l’être, tel qu’il est représenté dans le Phèdre et la République. Khôra et cosmos s’opposent alors comme le devenir s’oppose à l’être. Chez Platon, Pierre Brunel relève le conflit entre la conception de l’âme exposée dans le Phèdre et la République, d’après laquelle une âme animale ne peut subsister dans un corps humain, et le Timée qui autorise une telle possibilité. Apulée, auteur de récit de Métamorphoses, revendiquant son néo-platonisme, se réfèrerait alors au Platon du Timée, non au Platon du Phèdre ou de la République. Ainsi, la conception platonicienne de la métempsychose, de la transmigration des âmes contenue dans le Timée offrirait une caution philosophique aux récits de métamorphoses, même s’il s’agit d’une philosophie du muthos.
 
Cette opposition de la khôra et du cosmos polarise aussi la pensée valéryenne. Kristeen Anderson a ainsi montré dans une belle étude[6] qu’il était possible de distinguer dans l’imaginaire valéryen un pôle masculin, caractérisé par le souci de maîtrise ainsi que par la volonté de discriminer les formes et de se façonner un Système, un pôle placé sous la tutelle du scopique donc, et un pôle féminin où l’ouïe et la voix prédominent, un pôle intégrant la profondeur et la remise en contact avec l’informe. Cette dichotomie recouvre en bien des points celle de l’apollinien et du dionysiaque de Nietzsche de la Naissance de la tragédie : d’un côté, Apollon, « la mesure dans la délimitation »[7] auquel est également rattaché, dans la lignée de Schopenhauer, le principe d’individuation et de l’autre, le dionysiaque comme dessaisissement de la continuité individuante. Nietzsche nous enjoint ainsi à nous représenter « l’extase délicieuse que la rupture du principium individuationis [du principe d’individuation] fait monter du fond le plus intime de l’homme, ou même de la nature » afin de se donner « une vue de l’essence du dionysiaque, que l’analogie de l’ivresse rendra plus proche encore […] Sous le charme de Dionysos, non seulement le lien d’homme à homme vient à se renouer, mais la nature aliénée – hostile ou asservie – célèbre de nouveau sa réconciliation avec son fils perdu, l’homme »[8]. Le dionysiaque est ivresse car il est fusion avec l’Un, qui remet l’homme en contact avec la nature et avec son origine bestiale. Le fondement de la pensée des métamorphoses, telle qu’elle sera exposée par Ovide et Apulée notamment, où l’homme sort des limites de sa forme, de son ego, pour tendre vers l’animal ou vers la plante, trouve ici une autre justification philosophique.
 
Cette dynamique nous a semblé rencontrer des échos étonnants avec une approche plus strictement scientifique de l’individuation, telle qu’elle fut entreprise par Gilbert Simondon : « ce que l’individuation fait apparaître n’est pas seulement l’individu mais le couple individu-milieu. (Le milieu peut d’ailleurs ne pas être simple, homogène, uniforme, mais être originellement traversé par une tension entre deux ordres extrêmes de grandeur que médiatise l’individu quand il vient à être) »[9]. Ce parallèle entre la pensée nietzschéenne de l’ego et la philosophie du vivant de Simondon nous reconduit naturellement à Valéry et à son assimilation des principes apollinien et dionysiaque appliqués à ce qu’il nommait son « Système ». Simondon écrit ainsi : « L’individuation doit alors être considérée comme résolution partielle et relative qui se manifeste dans un système recelant des potentiels et renfermant une certaine incompatibilité par rapport à lui-même, incompatibilité faite de forces de tension aussi bien que d’impossibilité d’une interaction entre termes extrêmes des dimensions »[10]. Le terme de « potentiels » ou encore l’expression « forces de tension » font ressortir les accents proprement valéryens (et nietzschéens) du texte de Simondon. Plus troublant apparaît encore la mise en œuvre du « devenir de l’être » :
 
Le mot d’ontogenèse prend tout son sens si, au lieu de lui accorder le sens, restreint et dérivé, de genèse de l’individu […] on lui fait désigner le caractère de devenir de l’être, ce par quoi l’être devient en tant qu’il est, comme être. […] Mais il est possible aussi de supposer que le devenir est une dimension de l’être, correspond à une capacité que l’être a de se déphaser par rapport à lui-même, de se résoudre en se déphasant ; l’être préindividuel est l’être en lequel il n’existe pas de phase.[11]
 
L’individuation, « on ne peut la comprendre qu’à partir de cette sursaturation initiale de l’être sans devenir et homogène qui ensuite se structure et devient, faisant apparaître individu et milieu, selon le devenir qui est une résolution de ces tensions premières et une conservation de ces tensions sous forme de structure »[12]. Cette structure dialectique entre apollinien et dionysiaque, entre discrimination des formes et poussée vibratoire d’une onde qui incite à renouer avec l’unité primordiale du milieu s’est progressivement imposée à Valéry, contrariant le pôle Narcisse, et donc scopique de son écriture. Car le fond noir du miroir ne se contente pas d’être constitutif d’un plan, il est travaillé par une poussée qui brise la logique réduplicante du Même :
 
Je ne suis que ton Dieu – dit cette voix, que je ne reconnus pas. Car je connais ma voix intérieure, et celle-ci était intérieure, mais non du tout la mienne. Mais que veut dire…Mienne ?
Je ne suis que ton Dieu, dit cette voix, et il n’y a presque rien entre nous. Je te parle à ton oreille intime. […] Qui veux-tu qui puisse s’être logé au centre de toutes choses, TOI, si ce n’est Celui que je suis ? (C, XXVIII, 3)[13]
 
Valéry a fait l’expérience de cette voix intime lors de l’écriture de La Jeune Parque, voix qui, face au registre scopique triomphant qui avait le plus souvent animé son imaginaire, fait entendre à Valéry « la musique intérieure qui est en moi ». À cette expérience d’écriture fit écho la lecture d’un article d’Adolphe Brisson sur la comédienne Rachel, qui dans Valéria, drame d’Auguste Maquet et de Jules Lacroix, interprétait le rôle de l’impératrice Messaline avec une voix grave, celui de Lycisca avec une voix plus élevée. Valéry, ayant lu cette article dans une phase de doute lors de l’écriture de La Jeune Parque, écrivit de manière significative : « Je reconnus ma voie ». (Œ, I, 1493)[14].
 
L’idiosyncrasie valéryenne se définira comme « self-variance », indiquant par là que le moi est métamorphique ; et composer la Jeune Parque le sensibilisera à la variation des régimes de valeur entre le Moi et ce qu’il appelle la « Mystérieure Moi » ; l’exemple de Rachel l’encourage à s’appuyer sur la voix pour signaler les changements de registres identitaires avec expressivité. Utiliser la voix comme outil de caractérisation n’est sans doute pas original, mais revêt d’autres implications quand on met en parallèle ce choix avec les émotions ressenties par Valéry lors de ses premières lectures de Mallarmé. Dans « Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé… » (Ibid., 649), Valéry dit s’être pour ainsi dire détourné de la lecture de Hugo et de Baudelaire lorsque, à dix-neuf ans, il put lire « Les Fleurs », « Le Cygne » et des fragments d’Hérodiade :
 
Rien de plus antique, ni d’ailleurs de plus naturel que cette croyance dans la force propre de la parole, que l’on pensait agir bien moins par sa valeur d’échange que par je ne sais quelles résonances qu’elle devait exciter dans la substance des êtres. […] l’accent et l’allure de la voix l’emportent sur ce qu’elle éveille d’intelligible : ils s’adressent à notre vie plus qu’à notre esprit. (Ibid.)
 
La « vie » est prise ici dans un sens probablement nietzschéen, et résolument inchoatif : « Je veux dire que ces paroles nous intiment de devenir, bien plus qu’elles ne nous incitent à comprendre » (Ibid., 650). La dimension d’intellection, dont on a vu qu’elle se plaçait sous le patronage du scopique, est ici évincée par le processus d’individuation que déclenche la voix. Ecrire le monologue de la conscience consciente impliquera pour Valéry d’étudier comment l’énonciation de sa propre observation permet, dans ses modes de profération, de différer d’avec soi. La poétique de la conscience consciente s’affirme ainsi comme une hétéropoïétique. Elle pense sa continuité à partir d’une différence constitutive.
 
Cette différence, Kristeen H. R. Anderson propose de la situer dans le pôle féminin de Valéry, celui qui recèle la voix et s’oppose à son souci de maîtrise : « Dans l’écriture de Valéry une curieuse tension se décèle entre le ton de certitude de la domination intellectuelle que l’on pourrait nommer […] le registre de Gladiator, et l’accent du pathétique révélateur d’un état de dissolution de la sensibilité »[15]. Cet attrait pour le non-différencié, à l’opposé du pôle Apollon-Gladiator qui s’attache à la discrimination des formes, se manifeste en effet dans cette autre dimension de l’être associée à une présence ou à un élément féminin : la voix des monologues de Rachel, entendue par « un étranger qui se promène le soir », est celle « d’une femme qui parle. […] Ce sont… des pensées toutes nues, parfaitement naturelles – comme…la durée chantée par l’eau – ou la vie…chantée par le rossignol. […] Et cela (car cette parole est l’acte du cerveau libre…) est pensée intrinsèque, émission non dirigée, élimination…- Et énoncé de tout »[16] (C, XIX, 128). Commentant ce passage, Kristeen H. R. Anderson souligne la fusion avec le milieu permise par la voix, continuité du non-différencié qui se distingue de la continuité individuante apollinienne : « Ici, par opposition au principe de différenciation qui anime l’imaginaire gladiatorial, s’exprime une participation de la conscience dans son produit, continuité non seulement entre source et émission garantie par la sonorité de la voix, mais également entre l’esprit et la réalité phénoménologique assurée par l’imagination sonore. Nous nous trouvons cette fois dans une tout autre disposition psychique, favorable à la fluidité, à la fusion, au proche »[17].
 
Le féminin serait alors chez Valéry ce qui échappe à l’économie scopique et rationaliste de Gladiator et se rattache à la voix. Le féminin du moi qui, écrit Ned Bastet, est « le plus sourdement agissant sur une sensibilité profondément “remuée” »[18] le sensibilise, de fait, à la création et à sa profondeur : « La vraie “création poétique” se passe dans le complexe de l’être qui a la voix pour résolution […] C’est la voix qui développe le poète, le modifie, lui et sa véritable “profondeur”» (C, XXVI, 80). Profondeur peuplée de figures féminines qui finissent par déchirer le voile rationaliste du Système, dressé par Gladiator et Teste pour faire réentendre l’appel réprimé de la voix, ainsi que le montre Ned Bastet :
 
Lorsque, après cette longue ascèse et ce refus de l’Ego qui ont suivi la crise spirituelle de la vingtième année, l’abandon de la poésie et l’anathème jeté sur l’amour, l’austère réclusion dominée par des figures toutes masculines dont Monsieur Teste fut le « grand prêtre », la tentation poétique mystérieusement se réveille en Valéry, ce sont des figures toutes féminines qui surgissent de la nuit : Agathe d’abord, « Sainte du Sommeil » émergeant à peine des liens mystérieux où elle se débat, puis l’éveil, inquiet d’abord, triomphant pour finir, de la Jeune Parque. Le Féminin se libère et parle, naît la Voix.[19]
 
L’hétéropoïétique apparaît comme le fondement du poétique qui est surgissement de l’Autre, de l’Autre féminin du moi qui est la Voix. La connaissance ne peut se contenter du rationnel déterminé et forclos dont Narcisse domine le territoire de surface. Kristeen H. R. Anderson souligne cette percée « du solipsisme absolutiste du Narcisse »[20] où « reflet, écho, clôture »[21] sont perturbés par la poussée nocturne, sonore, profonde, qui affirme l’exigence pour celui qui veut connaître de s’ouvrir à cet inconnu, imprévisible, non maîtrisable : « Les ténèbres, la nuit, la dimension de l’inconnu sont pour lui rappeler que la voie intérieure, spirituelle, exige également une confrontation avec le corps comme substance désirante, profondeur, réalité somatique sous-jacente à la lumière du rationnel »[22].
 
La lumière du rationnel doit donc se doter d’une appréhension volumique que requiert et permet le féminin. C’est l’enjeu de l’évolution de Narcisse à la Jeune Parque : « Ainsi, entre le Narcisse et la Parque se produit une transformation radicale de l’espace-temps du corporel ; là où lui se perdait en pure superficie, elle se sait réceptacle, se reconnaît comme volume et profondeur »[23]. La logique du Même qui assurait la forclusion de Narcisse est bien dépassée au profit d’une ouverture vers l’Autre, un autre ayant la figure d’un être féminin comme si Valéry découvrait que pour s’appréhender dans sa totalité il lui fallait intégrer le masculin et le féminin de la conscience ; après Narcisse et l’étape de la Parque, la résolution s’appelle sans doute « Faust et Lust [qui] sont moi – et rien que moi » (C, XXIX, 804-5). La voix ferait passer Valéry du dualisme corps-esprit, hérité de Descartes, à un monisme ontologique.
 
Il a fallu passer par une étape de rupture décrite dans des textes comme « La Pythie » et La Jeune Parque, véritable traversée du négatif, car si « le noir n’est pas si noir» (Œ, I, 109), « la retraversée de la matière physiologique, du noir et de l’inconnu de la substance du corps »[24] a été néanmoins nécessaire. L’agonie de la Pythie nous rend témoins « du processus même de la division ou rupture du corps en espace producteur de la voix, d’une voix qui incarne et donne naissance au sujet pleinement intégré »[25]. On peut rappeler ici les accents violents de cette rupture qui reconfigure le corps en capacité d’accueil de la voix :
 
Je sens dans l’arbre de ma vie
La mort monter de mes talons ! […]
Ah ! brise les portes vivantes !
Fais craquer les vains scellements, […] (Œ, I, 135)
 
Mais enfin le ciel se déclare !
[…] une voix nouvelle et blanche
Echappe de ce corps impur (Ibid., 136)

Les « vains scellements » à briser évoquent les barrières, écluses empêchant la circulation des flux du corps pulsionnel, soumis à l’organisme, dont Artaud offre un autre exemple d’émancipation. En-deçà de ces stratifications, il s’agit peut-être bien ici de retrouver ce que Julia Kristeva a exploré comme étant la dimension pré-symbolique du langage poétique, ce qu’elle appelle le « sémiotique », état pré-linguistique de la sensibilité, « antérieur à la nomination, à l’Un, au père, et, par conséquent, connoté maternel à tel point que pas même le rang de syllabe ne lui convient »[26]. Cet état dit « sémiotique » se rapproche de l’état premier du langage évoqué par Valéry dans un passage des Cahiers :
 
Au-delà, en-deçà des noms sont les pronoms, qui sont plus – vrais déjà, et plus près de la Source. Et ces mots qui viennent aux amants et aux mères, et qui sont de l’instant, du tout près de la sensation de vie – quand la chair trop près de la chair balbutie… Avant le nom n’est que le souffle, la rumeur…Dans tous ces temps qui sont sans connaissance, Ecoute le son de la Voix, Vierge ou Veuve de mots. (C, XXI, 870)
 
La voix doit, pour résonner, affronter ce féminin de l’être, source souvent véhémente, avant de la moduler (« […] toute lyre / Contient la modulation ») (Œ, I, 133) en « Saint LANGAGE ) (Ibid., 136). L’état sémiotique, pré-symbolique du langage, se présente ainsi comme une remise en contact avec l’informe, la voix offrant une matière à travailler dans son altérité, la profondeur proposant une source d’énergie nouvelle au circuit fermé de Narcisse, condamné à l’entropie. Cet état sémiotique, Julia Kristeva l’identifie à la khôra platonicienne « matrice […] dans laquelle les éléments sont sans identité et sans raison »[27]. C’est parce qu’elle baigne ses éléments d’indétermination que la khôra est qualifiée par Platon de « nourrice du devenir »[28]. Mais Platon fera subir une opération de réduction au devenir que représente le rythme, afin de l’ontologiser[29] et de le réduire au metron, au mètre, gardien du cosmos, du bon ordre, alors même que la khôra, telle que l’expose Julia Kristeva, « est le lieu d’un chaos qui est et qui devient, préalable à la constitution des premiers corps mesurables »[30].
 
À rebours des formes mesurables et mesurées de l’apollinien, de la maîtrise de Gladiator, le rythme et le melos livrent une impulsion proprement motrice : « Seule l’intelligence du melos donne le mouvement véritable. » (C, XXV, 621). Ned Bastet le fait remarquer très justement : « Par-delà l’imaginaire valéryen du mesurable et de la géométrie du plaisir, c’est un autre imaginaire plus profond qui s’exprime ici […] et qui se définit […] comme onde, propagation, résonance »[31]. La spécificité du rythme[32], qui crée perpétuellement sa modulation imprévisible, sa respiration indépendante du mouvement du métronome, si elle nous reconduit à l’opposition entre ruthmos et metron, est aussi à réinscrire dans le cadre d’une « morphologie générale des formes vivantes »[33], d’une conception énergétique générale de la dynamique vivante du système nerveux, une mécanique de la sensation et du plaisir liée à une théorie des « directions »[34], des « contrastes »[35]. La poétique se présente bien comme hétéropoïétique dans son fondement et dans son fonctionnement, car elle est générée par des contrastes. L’événement poétique ressortit en cela du domaine des « inégalités, des écarts, des asymétries » (C, XXIV, 699) ; il se produit « quand les circonstances intus et extra excitent un état tel que nul moyen d’expression ni de satisfaction ne peut lui donner une forme finie ni une résolution exacte. » (C, XXIII, 528). L’événement, dans sa nécessité, traduit un reste, non assimilable par notre sensibilité générale qui « n’est pas organisée pour compenser ou éliminer tous les cas possibles d’action des choses sur nous et leur donner des réponses qui annulent ces actions. » (Ibid.). L’urgence de l’événement poétique se manifeste donc comme une déficience du système nerveux qui reçoit les stimuli, ce que Valéry appelle le système Demande-Réponse, lorsque l’énergie psychique libérée ne trouve pas de pensée ou d’acte dans lesquels faire porter sa charge, conformer sa force. Le besoin poétique qui anime la voix, naissant du souci de donner une forme à une inégalité[36], est fondamentalement hétéropoïétique, « équilibre mobile[37]. Toupie. » (C, XXIX, 150).
 
Hétéropoïétique, car issu de l’hétérogène[38], dans son désir aussi de manifester un refus : la khôra, lieu du sujet poétique en procès, « est une multiplicité de re-jets qui assurent le renouvellement à l’infini de son fonctionnement »[39]. Après avoir voulu construire un univers normé, un cosmos caractérisé par le souci de maîtrise de son pôle masculin, le sujet créateur s’évertue à le perturber pour en établir la cartographie nouvelle, placé sous le signe de la khôra. Ned Bastet analyse finement ce mouvement de balancier du sujet valéryen :
 
C’est la passion secrète de l’intellect qui a besoin, d’abord, de réduire cette présence foisonnante et multiforme à un ensemble, à un bloc homogène et opposé, à cet « univers » qui n’est en soi que fiction mais qu’il rameute de force dans l’unité d’un Etant pour pouvoir s’y opposer à son tour en tant qu’acte unique et continu d’une Egoïté qui ne s’affirme, par-delà sa propre fragmentation et ses risques d’évanescence, que par l’énergie de son refus et le totalitarisme de son Fiat recréateur.[40]
 
L’acte mental doit « installer l’être que je crée dans le vide conquis sur l’être d’abord donné, s’ouvrir un libre espace dans le “ce qui n’existe pas” »[41] ; telle se manifeste pour Valéry l’activité de l’esprit dans le monde, foncièrement interventionniste, portée par un nihilisme fécond. S’ouvrir un libre espace implique de s’écarter de l’espace du metron, qu’on peut rapprocher de ce que Deleuze et Guattari appellent « l’espace strié » et qu’ils opposent à « l’espace lisse ». Pour donner un modèle musical de cette opposition, ils prennent l’exemple de Pierre Boulez :
 
Au plus simple, Boulez dit que dans un espace-temps lisse on occupe sans compter, et que dans un espace-temps strié l’on compte pour occuper. Il rend ainsi sensible ou perceptible la différence entre des multiplicités non métriques et des multiplicités métriques, entre des espaces directionnels et des espaces dimensionnels.[42]
 
L’on retrouve ici l’hétéropoïétique comme théorie des directions et des contrastes, proche en cela de l’espace lisse, où la ligne est « un vecteur, une direction et non pas une dimension ou une détermination métrique. […] L’espace lisse est occupé par des événements ou heccéités, beaucoup plus que par des choses formées et perçues. C’est un espace d’affects, plus que de propriétés. C’est une perception haptique, plutôt qu’optique »[43]. L’espace haptique, placé sous la tutelle de l’ouïe et du toucher est un espace d’affects, s’opposant ainsi à l’espace optique qui attribue des qualités repérables, discriminantes. C’est un tel espace, appartenant « à une hétérogénéité de base »[44], s’écartant du souci de maîtrise omniscient du scopique, qui est de nature à accueillir les rythmes de l’événement, même si la composante « strié » exerce un rôle[45]. Il s’agit de comprendre comment procède le poétique pour échapper aux limites de son striage. Pour ce faire, nous devrons avoir recours à la comparaison célèbre que Valéry développe entre la poésie et la danse.
 
Le danser comme modèle de la production des formes
La comparaison du poème à la danse fait l’objet d’un célèbre développement de Poésie et pensée abstraite :
 
La marche, comme la prose, vise un objet précis. Elle est un acte dirigé vers quelque chose que notre but est de joindre. Ce sont des circonstances actuelles, comme le besoin d’un objet, l’impulsion de mon désir, l’état de mon corps, de ma vue, du terrain, etc., qui ordonnent à la marche son allure, lui prescrivent sa direction, sa vitesse, et lui donnent un terme fini. […] Il n’y a pas de déplacements par la marche qui ne soient des adaptations spéciales, mais qui à chaque fois sont abolies et comme absorbées par l’accomplissement de l’acte, par le but atteint.
La danse, c’est tout autre chose. Elle est sans doute un système d’actes ; mais qui ont leur fin en eux-mêmes. Elle ne va nulle part. Que si elle poursuit quelque objet, ce n’est qu’un objet idéal, un état, un ravissement, un fantôme de fleur, un extrême de vie, un sourire – qui se forme finalement sur le visage de celui qui le demandait à l’espace vide.
Il s’agit donc, non point d’effectuer une opération finie, et dont la fin est située quelque part dans le milieu qui nous entoure ; mais bien de créer, et d’entretenir en l’exaltant, un certain état, par un mouvement périodique qui peut s’exécuter sur place ; mouvement qui se désintéresse presque entièrement de la vue, mais qui s’excite et se règle par les rythmes auditifs. (Œ, I, 1330)

Il est à noter ici cet affaissement du scopique au profit de l’auditif dans l’état de poésie que l’on a déjà relevé précédemment à propos de l’irruption de la voix dans La Jeune Parque, prenant le dessus sur le pôle scopique de Gladiator et sa volonté de possession. La danse comme le poème articulent un certain rapport à l’espace-temps, qui se traduit par un détachement du milieu, du moins du milieu pratique qui est une invitation à la fin, une prescription intimant à mener une opération finie. C’est cet espace-temps spécifique créé par la danse que nous allons maintenant tâcher d’étudier en rapprochant la conception valéryenne de celle d’Erwin Straus, psychiatre dont Henri Maldiney a diffusé les concepts en France. Erwin Straus compare les mouvements de la marche avec ceux de la marche en musique ou de la danse :
 
Loin d’être quelconques, les mouvements que la musique induit sont d’une espèce tout à fait singulière. Des formes de mouvement telles que la marche [en musique] ou la danse ne sont simplement possibles qu’en référence à la musique. En d’autres termes, celle-ci forme d’abord la structure d’espace dans laquelle le mouvement dansant peut se produire. L’espace optique est l’espace du mouvement finalisé, qui est dirigé et mesuré ; l’espace acoustique est l’espace de la danse. Danse et mouvement finalisé ne sont pas à comprendre comme des combinaisons différentes d’éléments moteurs identiques ; ils se distinguent comme deux formes fondamentales du mouvement en général, qui se rapportent à deux modes différents du spatial.[46]
 
On relève ici ce qui nourrit l’opposition entre les mouvements finalisés de l’espace optico-pratique, dont la finalité absorbe le « faire » propre, et les mouvements dansants. Cette distinction rejoint exactement celle, déjà évoquée, que Valéry établit entre la marche et la danse. En effet, la marche en musique tend déjà vers la danse pour Straus et annule le rapport directionnel à l’espace :
 
L’acte d’aller ne nous sert plus à nous faire progresser de A vers B, à nous faire surmonter une distance spatiale ; lorsque nous marchons en musique, nous nous éprouvons nous-mêmes, nous vivons notre corps dans son action d’entrer à grandes foulées dans l’espace. Nous vivons non pas l’action mais le faire vital.[47]
 
Cette affirmation indique non seulement que le mouvement en musique abandonne son telos, sa finalité, mais aussi et ce, de manière plus radicale, qu’il abandonne le rapport directionnel à l’espace, c’est-à-dire l’orientation. Le faire vital, ce que j’appelle la « cartographie poétique », suppose d’abandonner l’orientation au profit de la libre graphie d’un tracé, en se plaçant dans un rapport acoustique et non plus optique envers l’espace. C’est ici que la « cartographie poétique »[48] s’écarte du modèle de l’arpentage, propre à la cartographie galiléo-cartésienne, fondée sur la géométrie analytique d’obédience scopique. Il s’agit ici non pas de mesurer une surface mais d’éprouver un volume :
 
La danse ne se rapporte pas à une direction ; nous ne dansons pas pour parvenir d’un point de l’espace à un autre. N’y a-t-il pas, notamment chez les primitifs, de nombreuses danses qui ne présentent absolument aucun déplacement local ? […] En allant, nous nous mouvons à travers l’espace, d’un lieu à un autre ; en dansant, nous nous mouvons dans l’espace. En allant, nous couvrons une certaine distance, nous arpentons (durchmessen) l’espace. La danse, en revanche, est un mouvement non dirigé et non délimité.[49]
 
La différence entre le mode optique de l’arpentage et le mode acoustique de la danse et de la « cartographie poétique » peut se traduire par la dichotomie entre deux prépositions anglaises : l’arpentage galiléo-cartésien fonctionne sur le mode d’across, la danse et la « cartographie poétique » sur le mode de through. Cette distinction des modes optique et acoustique de la présence entraîne un rapport différent au corps dansant du point de vue du danseur mais aussi du point de vue du spectateur. La musique est ainsi présentée par Straus comme le « moment pathique », la nature fondamentale du vécu propre à l’expérience artistique qui abolit la distinction entre danseur et spectateur, les faisant advenir dans un même espace :
 
C’est une chance que l’expérience quotidienne rende chacun à même d’observer en personne quelle signification les qualités spatiales, et tout particulièrement le moment pathique, détiennent dans la formation des vécus. Nous pouvons en avoir la preuve chaque fois que nous nous rendons au cinéma. Si un film est présenté sans musique au spectateur, la distance à laquelle les images apparaissent est modifiée ; elles sont inhabituellement éloignées, sans vie, et ont une allure de marionnettes. Ce qui manque, c’est le contact avec les scènes qui, sobres, sèches, monotones, se déroulent devant nos yeux. Nous contemplons l’action mais n’y assistons pas. Le contact se noue sitôt que la musique débute. […] Il suffit que l’espace s’emplisse de sons pour que déjà une liaison existe entre le spectateur et l’image.[50]
 
Ce rapprochement correspond précisément à l’abolition que promet Valéry entre le lecteur et le créateur du poème. La dimension musicale de la diction crée ce moment pathique qui place le lecteur dans le même espace vécu, le fait participer à la même émotion que le créateur. Si, d’un lecteur à l’autre, le vécu du poème est évidemment différent, il n’y a plus de barrière en droit séparant lecteur et créateur du poème. La diction fait exister entre eux une communauté qui noue une liaison entre le poème et chacun d’eux, de même que la musique crée cette liaison entre spectateur et image qui fait naître une liaison intime, charnelle.
 
Elle les fait advenir en son site, qui n’est pas celui de l’espace institué. Elle les fait advenir dans ce que Straus appelle le « devenir-un » et qu’il va nous falloir préciser. Ce « devenir-un » est du registre de l’ex-stase, de la sortie de la délimitation, spatiale mais aussi temporelle, sortie qu’il faut d’abord expliciter pour comprendre comment s’opère l’extase du « devenir-un ». Il réintroduit d’une certaine manière le thème de l’informe, mais sous les espèces du quelconque, pour montrer comment procède l’absence de délimitation. Si le danseur peut se trouver limité, la danse n’est pas assignée à cette limite :
 
La piste de danse peut avoir une configuration quelconque. Elle restreint le danseur, mais pas à proprement parler la danse. C’est précisément le caractère quelconque de cette configuration, l’indifférence de sa grandeur et de sa forme qui nous permettent de reconnaître que le mouvement dansant trouve ses bornes, mais non sa limite nécessaire, aux extrémités de la surface sur laquelle il évolue – alors que l’acte d’aller est limité en lui-même par son point de départ et son terme.[51]
 
Cette absence de limitation du geste dansant recouvre, pour une bonne part, le geste poétique : si le poète, dans la poésie versifiée, est limité par les contraintes métriques, le geste poétique parvient, malgré la contrainte, à ne pas limiter son jaillissement, au contraire. La rigidité de la forme fait entrer le geste dans la plasticité, la forme quelconque fait entrer dans l’informe. Il s’agit-là du moment extatique de la création, qui ne désigne pas précisément l’enthousiasme romantique et concerne plutôt ce que Valéry appelle, dans « Au sujet d’Adonis », le deuxième vers, celui qui doit rimer avec son « aîné surnaturel » :
 
J’ai seulement voulu faire concevoir que les nombres obligatoires, les rimes, les formes fixes, tout cet arbitraire, une fois pour toutes adopté, et opposé à nous-mêmes, ont une sorte de beauté propre et philosophique. Des chaînes qui se roidissent à chaque mouvement de notre génie, nous rappellent, sur le moment, à tout le mépris que mérite, sans aucun doute, ce familier chaos, que le vulgaire appelle pensée et dont ils ignorent que les conditions naturelles ne sont pas moins fortuites, ni moins futiles, que les conditions d’une charade. C’est un art de profond sceptique que la poésie savante. Elle suppose une liberté extraordinaire à l’égard de l’ensemble de nos idées et de nos sensations. Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien tel premier vers ; mais c’est à nous de façonner le second, qui doit consonner avec l’autre, et ne pas être indigne de son aîné surnaturel. Ce n’est pas trop de toutes les ressources de l’expérience et de l’esprit pour le rendre comparable au vers qui fut un don. (Œ, I, 481-482)
 
Il peut paraître curieux et déplacé de parler d’extase là où Valéry lui-même parle d’art « sceptique ». La dimension sceptique, bien réelle, se manifeste dans l’opération d’écarter, impitoyablement, de ce que charrie le flux de l’esprit, tout ce qui n’entre pas dans les nombres de la métrique. Mais le génie, pris dans les « chaînes qui se roidissent », est bel et bien présent, et ce génie n’exclut pas le travail, le « faire ». Le « faire » consiste à entrer dans l’informe pour passer entre les chaînes de la métrique, retrouver une plasticité qui existait d’emblée dans le vers surnaturel, donné par les dieux. L’extase est cette entrée dans le ruthmos et sa plasticité constitutive, pour pouvoir franchir les barrières du metron, du nombre orientant l’espace et la mesure du temps. Ces limitations existent, mais ce ne sont pas d’elles que procède le geste de la « cartographie poétique », qui consiste à œuvrer à l’émancipation de ces limites, émancipation en tant que celles-ci ne feraient plus office de barrières extérieures. Il s’agit de sortir de la détermination a priori du nombre et de la mesure de la poésie versifiée pour les constituer en barrières naturelles, entrer dans une forme d’empathie avec elles, qui échappe au calcul déductif, anticipatoire. Cette empathie échappe à la réflexion ainsi qu’à l’intelligence pratique. Si le sceptique peut barrer l’accès à ce qui ne doit pas entrer dans le vers, seul un certain génie peut remplir ce dernier. C’est ici que nous pouvons retrouver le thème de l’extase comme « devenir-un », tel que le développe Straus à propos de la danse :
 
Au fondement de la danse se trouve un « vivre » qui s’éloigne de façon polaire de la connaissance théorique, de l’intelligence pratique, de l’action planifiant et calculant en fonction de certains buts et de la domination technique des choses […]. Lorsque nous disons que la tension existant entre le sujet et l’objet, entre le moi et le monde se trouve pleinement suspendue dans le vécu de la danse, nous ne concevons nullement cette opération comme étant liée à une réflexion […][52]. La suspension de la tension sujet-objet, qui s’opère à travers la danse entière jusqu’à l’extase, n’est pas le vécu d’une dissolution du sujet, mais celui d’un « devenir-un ». C’est pourquoi le danseur a besoin d’un partenaire, d’un individu ou d’un groupe ; c’est pourquoi il a besoin avant tout de la musique, qui seule donne à l’espace entier un mouvement propre auquel le danseur peut prendre part. Ce dernier est introduit et emporté dans le mouvement ; il devient membre d’un mouvement d’ensemble qui saisit harmoniquement l’espace, l’autre et lui-même.[53]
 
Ce mouvement d’ensemble se laisse décrire dans la légende d’Orphée, à laquelle Erwin Straus fait justement allusion :
 
Dans la légende d’Orphée, les hommes et les animaux, les arbres, les forêts et même les roches, les montagnes et les eaux suivent le son de sa lyre. La légende a ainsi trouvé à exprimer de façon simple et grandiose la force inductrice de la musique à laquelle la nature entière, animée et inanimée, est soumise.[54]
 
C’est ainsi que ce manifeste ce primat de l’induction sur la déduction que nous considérons comme caractéristique de la « cartographie poétique ». Si elle nous semble s’illustrer de manière décisive dans des écritures modernes de la première moitié du XXe siècle, celles-ci réactivent finalement la force originelle du mythe. Mythe qui a justement fait l’objet d’une réécriture par Valéry lui-même, peignant superbement le mouvement d’extase dans lequel le paysage est saisi, animé par le chant d’Orphée :
 
Si le dieu chante, il rompt le site tout-puissant ;
Le soleil voit l’horreur du mouvement des pierres ;
Une plainte inouïe appelle éblouissants
Les hauts murs d’or harmonieux d’un sanctuaire.
 
Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée !
Le roc marche, et trébuche ; et chaque pierre fée
Se sent un poids nouveau qui vers l’azur délire ! (Œ, I, 76-7)

Ainsi, l’analyse d’Erwin Straus sur l’espace, qu’il développe à la suite de son évocation du mythe, pourrait tout aussi bien tenir lieu de commentaire du poème de Valéry : « Dans une telle perspective, il est tout à fait sensé de parler de mouvement de l’espace. Car cet espace vécu est toujours un espace empli et articulé ; il est nature ou monde »[55]. Ce sentiment de communauté, de « devenir-un », créé par la force inductrice du rythme, tel que la danse ou le mythe d’Orphée sont capables de le mettre en évidence, est de l’ordre d’une participation sensorielle. Si Straus insiste une fois de plus dans ce passage sur la participation suscitée par le rythme musical, c’est qu’elle lui permet d’approfondir la comparaison du régime optique et du régime acoustique :
 
La différence est encore plus nette lorsqu’un rythme s’offre sur un mode successivement optique et acoustique. Tandis que la vision d’une troupe défilant sur l’écran sans accompagnement musical ne suscite en nous aucun co-mouvement, nous sommes d’emblée saisis par la musique de marche et soulevés dans notre être moteur.[56]
 
Cette participation est fondamentale et permet de penser le lien, de restaurer la continuité entre les créations spontanées de la sensibilité et la création artistique, entre l’aisthesis et la poiesis. Renaud Barbaras, phénoménologue, apporte un commentaire lumineux et profond sur cette articulation, avant de faire état du soulèvement de l’être moteur propre au régime acoustique de la danse :
 
Comme l’a montré Straus, la danse manifeste une unité originaire du sentir et du se-mouvoir, unité antérieure à tout apprentissage et constitutive de l’un et de l’autre. Elle est une mise en forme spontanée de l’ordre auditif inhérente à l’audition même ; elle révèle une activité de création inscrite dans la réceptivité sensible elle-même. L’art chorégraphique, quant à lui, n’est autre, comme le remarque Straus, qu’un modelage spécifique d’une unité générale qui préexiste aux impressions sensorielles et aux mouvements, et qui se confond avec l’approche elle-même. La danse se situe ainsi à l’articulation des créations spontanées de la sensibilité et de la création artistique et elle en révèle par là même la continuité. La danse précède l’art chorégraphique : elle apparaît dans toutes les civilisations, elle accompagne spontanément chez chacun l’audition d’un rythme au point qu’on peut se demander si notre aptitude à écouter sans danser n’est pas l’effet d’un long travail d’inhibition.[57]
 
Bien appréhender cette articulation suppose d’établir précisément une distinction entre la sensation et la perception, entre sentir et percevoir. D’après cette dichotomie, que nous allons explorer davantage plus loin, le sentir ne serait pas disponible d’emblée, offert au sujet. Il serait à reconquérir, à reprendre à l’espace optico-pratique, strié. L’espace de la « cartographie poétique » serait, si l’on suit Erwin Straus, à reprendre, à arracher à l’espace optico-pratique, espace de type historique. L’espace de notre corps propre, l’espace de notre géographie, nous serait en fait masqué par les stries tracées par l’« histoire de notre action sur le monde »[58] :
 
Dans l’espace optique, nous réalisons nos buts, nous y vivons l’histoire de notre vie. Dans l’espace acoustique, nous ne vivons que le présent, nous oublions le passé et l’avenir, nous n’y réalisons rien de concret et nous n’exprimons que l’union qui existe entre nous et le monde ambiant[59].
Dans la danse, le processus historique ne progresse pas : le danseur s’arrache au flux du devenir historique. Son vivre est un être-présent qui ne renvoie à aucune conclusion dans l’avenir et qui, pour cette raison n’est pas limité dans l’espace et dans le temps. Son mouvement est une mobilité non dirigée qui vibre à l’unisson du mouvement propre de l’espace, par lequel elle est induite pathiquement. L’espace empli par le son et homogénéisé par un seul et même mouvement a en lui-même un caractère présentiel ; c’est d’ailleurs en cela que l’homogénéité du mode acoustique spatial se distingue de celle de l’espace métrique vide. […] Nous voyons donc comment un mode original de l’espace s’édifie sur la nature du son, sur sa présence propre, son déploiement temporel, sur les moments de l’homogénéisation, de l’induction, du présentiel.[60]
 
Cette homogénéité de l’espace lisse, acoustique, marque le primat de l’induction sur la déduction dans la danse et la « cartographie poétique ». Cette homogénéité se distingue de l’homégénéité euclidienne qui caractérise l’espace strié du metron au profit d’une dimension « présentielle » dont les caractéristiques doivent être précisées à la lumière de la distinction entre perception et sensation. Le « présentiel » de l’espace lisse se cartographie à la faveur du nœud commun de la musique et de la danse, nœud que Straus nomme ivresse dans le chapitre « Différence entre le sentir et le percevoir » de Du sens des sens. Il y expose une analogie décisive : le monde du sentir est au monde du percevoir ce que le paysage est à la géographie. Au sein de ce couple d’oppositions, la géographie resterait finalement trop liée au modèle de l’arpentage, modèle où se déposent avec aisance les stries de l’espace historique, optico-pratique. La « cartographie poétique » s’épanouirait dans la saisie particulière, dans le sentir propre au paysage, d’après les concepts d’Erwin Straus :
 
Dans le paysage, nous cessons d’être des êtres historiques […]. Nous n’avons pas de mémoire pour le paysage, nous n’en avons pas non plus pour nous dans le paysage. Nous rêvons en plein jour et les yeux ouverts. Nous sommes dérobés au monde objectif mais aussi à nous-mêmes. C’est le sentir. La conscience vigile de soi a une orientation diamétralement opposée et définit la perception […].
Le contraste que j’essaie de mettre en évidence en opposant la géographie au paysage, je l’ai déjà décrit ailleurs [dans « Les formes du spatial »], à propos de la différence entre l’espace acoustique et l’espace optique, entre l’espace de la danse et celui du mouvement dirigé.[61]

Dans cette analogie, livrée en deux temps, le sentir serait au percevoir ce que le paysage est à la géographie, et le paysage serait à la géographie ce que l’espace acoustique de la danse est à l’espace optique (et finalement historique, de par son processus de sédimentation). Le dénominateur commun, le soubassement générique que la danse et la musique auraient en partage serait bien l’espace du sentir, dont la relation avec le monde serait de l’ordre d’une « communication pathique », opposée à la « représentation gnosique du percevoir[62] ».
Voyons à présent comment se traduit cette importance du sentir chez Valéry. Chez l’auteur de La Jeune Parque, « l’ordre des choses esthétiques » est à tendance infinie car, comme il le fait remarquer dans « L’infini esthétique », « dans cet ordre, la satisfaction fait renaître le besoin, la réponse régénère la demande, la présence engendre l’absence, et la possession le désir. » (Œ, II, 1343). Ce vécu propre au désir dans l’esthétique est comparé explicitement par Valéry à l’amour et à la sexualité. Le plaisir ne satisfait pas le désir mais le régénère :
 
[Le Philosophe,] devant le mystère du plaisir dont je parle [est] séduit mais intrigué, par la combinaison de volupté, de fécondité, et d’une énergie assez comparable à celle qui se dégage de l’amour, qu’il y découvrait, ne pouvant séparer, dans ce nouvel objet de son regard, la nécessité de l’arbitraire, la contemplation de l’action, ni la matière de l’esprit […] (Œ, I, 1300)
 
Ne pas séparer « la contemplation de l’action » définit pour l’esthétique un certain mode de présence du sensible où la sensation entretiendrait un vécu solidaire avec l’action. Renaud Barbaras a déterminé avec acuité que si le désir, dans l’esthétique valéryenne, n’est pas désir d’un plaisir mais du désir lui-même, « la présence de l’objet esthétique ne fait pas alternative avec son absence »[63]. Il ne se livre que sous la forme d’un certain retrait, ne paraissant que dans la retenue d’une sorte de distance intérieure :
 
L’objet esthétique peut être défini par la relation spécifique qu’il induit entre le sentir et l’agir. Est esthétique l’objet dont la présence suscite un mouvement visant à la reconduire. Il faut être ici précis. L’objet suscite ce mouvement dans la mesure où, en sa présence même, il est vécu comme manquant. […] C’est un mouvement efficient, visant précisément à combler le manque de l’objet, c’est-à-dire à produire un autre objet. […] Ainsi, en toute rigueur, la perception d’une œuvre – tout au moins la perception de l’œuvre en tant qu’objet esthétique, c’est-à-dire comme absente à elle-même – consiste en un agir, en une création qui se veut une recréation.[64]
 
Nous serons ici plus précis que Renaud Barbaras, en affirmant que c’est non la perception, mais la sensation d’une œuvre qui se confond avec sa production, avec sa recréation. Si Valéry neutralise l’opposition, ou la distinction, entre le point de vue de la création et celui de la sensibilité, donc entre la danseuse et le spectateur comme entre l’auteur et le lecteur, c’est dans le sentir que s’éprouve l’absence de l’œuvre à elle-même, ainsi que ce désir de la rendre présente comme telle qui revient à créer. L’étude de Renaud Barbaras s’intitule d’ailleurs « Sentir et faire », et son propos, un peu plus loin, s’appuie comme le nôtre sur la notion de sentir, notamment quand il s’agit de distinguer Valéry de Merleau-Ponty.
 
À l’instar de Merleau-Ponty, Valéry reconnaît une continuité essentielle de l’expérience sensible et de l’art, mais contrairement à Merleau-Ponty, qui l’établissait au niveau de l’expression, Valéry pose cette continuité « au niveau même du sentir »[65] :
 
La sensation, en tant qu’elle donne lieu à un mouvement spontané, apparaît comme une œuvre inchoative et l’œuvre proprement dite comme une amplification du mouvement qui s’esquisse dans la sensation.[66]
 
Chez Merleau-Ponty, aussi bien la perception que l’action qui la suppose, donc tout usage humain du corps est déjà « expression primordiale », l’expression primordiale étant « l’opération première qui constitue les signes en signes, fait habiter en eux l’exprimé par la seule éloquence de leur arrangement et de leur configuration, implante un sens dans ce qui n’en avait pas […] »[67]. Le corollaire est qu’il y a continuité, et prolongement, entre l’activité artistique et la vie perceptive : « c’est l’opération expressive du corps, commencée par la moindre perception, qui s’amplifie en peinture et en art »[68]. La vie perceptive et l’activité créatrice de l’art sont donc profondément entrelacées dans la phénoménologie merleau-pontyenne, entrelacement décrit en ces termes par Renaud Barbaras :
 
L’expression primordiale dont le corps est le vecteur annonce l’expression proprement créatrice ; en retour, celle-ci vient éclairer le sens véritable de la corporéité et délivrer le sens natif du monde corrélatif de cette corporéité.[69]
 
Si cette perspective paraît difficilement contestable dans son principe et dans ses intentions, c’est sur le plan des moyens qu’elle présente une difficulté majeure. Merleau-Ponty ne saisit pas l’unité de la perception et de l’art, soit l’unité esthétique, sur le plan de l’esthétique elle-même :
 
L’unité de la perception et de l’art n’est jamais comprise comme unité esthétique, c’est-à-dire comme fondée dans un sentir. Or ceci est d’autant plus embarrassant que ce qui justifie le rapprochement des deux champs et l’usage du terme esthétique, dès Baumgarten, est la référence à l’aisthesis qui, dans les deux cas, est au cœur de l’expérience : c’est bien parce que l’œuvre d’art fait appel par excellence au sentir et suppose comme une amplification et une complication du sentir que la discipline qui en traite est nommée esthétique.[70]
 
L’analyse merleau-pontienne se trouve limitée par le choix de son fondement : en ayant recours au concept d’expression, sa phénoménologie établit une continuité entre deux champs, l’esthésique et l’esthétique, à partir d’une notion qui n’appartient en propre à aucun d’eux. Son analyse se condamne, par là même, à l’abstraction. La force de l’esthétique valéryenne tient, quant à elle, au fait qu’elle dépasse l’analyse merleau-pontienne (du moins celle du Merleau-Ponty d’avant Le visible et l’invisible) en insistant sur l’idée d’une préfiguration de l’expérience esthétique au sein de l’expérience sensible elle-même. La sensibilité, chez Valéry, est sollicitée par l’épreuve d’une absence qui active sa dimension productive, poïétique. C’est ainsi que le tracé de la « cartographie poétique » est amené à s’effectuer, comme il l’expose dans le Discours sur l’esthétique :
 
La sensibilité, qui est son principe et sa fin, a horreur du vide. Elle réagit spontanément contre la raréfaction des excitations. Toutes les fois qu’une durée sans occupation ni préoccupation s’impose à l’homme, il se fait en lui un changement d’état marqué par une sorte d’émission, qui tend à rétablir l’équilibre entre la puissance et l’acte de la sensibilité. Le tracement d’un décor sur une surface trop nue, la naissance d’un chant dans un silence trop ressenti, ce ne sont que des réponses, des compléments, qui compensent l’absence d’excitations – comme si cette absence, que nous exprimons par une simple négation, agissait positivement sur nous. On peut surprendre ici le germe même de la production de l’œuvre d’art. (Œ, I, 1409)
 
Nous retrouvons ici des éléments de la composante hétéropoïétique que nous développions plus haut : c’est à partir d’un déséquilibre, d’une hétérogénéité, que la forme va être générée. L’absence, le manque, entraîne le désir et son intensification, excès de force qui va s’exercer dans l’energeia, dans l’énergie en acte du tracé cartographique. Sa composante diagrammatique, qui tient à l’excès de la force sur le signe, doit être ramenée à la force du sentir lui-même, et non à l’expression, comme c’est le cas dans la phénoménologie merleau-pontienne de la perception. Cette intensité du sentir annexée au manque, au désir du désir, stimule la pression jaculatoire donnant son impulsion au tracé de la « cartographie poétique ». Le fonctionnement de « désir du désir » chez Valéry, et non de recherche de satisfaction par le plaisir, mis en lumière par Renaud Barbaras, fait ici entendre des accents clairement lacaniens.
 
L’espace lisse comme « présence pleine », ainsi que nous l’avons exploré dans la danse et la musique doit donc s’entendre plutôt comme tension vers, effort vers la présence, mais au niveau du sentir, non de la « conscience vigile » du cogito. En effet, comme Renaud Barbaras y insiste :
 
La sensibilité doit être située par-delà l’alternative de la réceptivité et de l’activité parce que, loin de se rapporter à son contenu positif, elle est au contraire relation à ce qui manque à tout contenu, rapport à l’absence plutôt qu’à la présence[71].
 
Ce rapport à l’absence détermine une morphogenèse ou une morphodynamique, la production d’une forme tirant son origine non d’une communauté expressive, comme c’est le cas chez Merleau-Ponty, mais d’une communauté pathique comme les analyses de Straus et de Valéry nous y invitent. Nous ne pouvons donc, ici, que suivre l’exposé brillant et substantiel de Renaud Barbaras :
 
On ne parvient à dépasser le point de vue abstrait d’une philosophie de l’expression, c’est-à-dire à fonder cette continuité au lieu de se donner l’art dans la perception sous forme d’expression inchoative, qu’à la condition de faire apparaître l’œuvre de mise en forme au niveau sensible comme l’œuvre du sensible lui-même, bref à fonder dans le mode de donation du contenu son dépassement dynamique dans une forme. Au lieu de s’en tenir au constat d’une communauté expressive, il s’agit donc de mettre au jour dans l’épreuve originaire du contenu, bref dans la sensibilité, la raison d’une production spontanée de la forme et de son amplification sous forme d’activité artistique.[72]
 
Dans cette production spontanée de la forme par le sentir lui-même ; l’opposition entre sentir et agir, entre agent et patient semble annulée. Cette annulation s’explique par la mise entre parenthèses du cogito, garantissant l’unité de l’être et du sujet et ouvrant la voie à un sujet disponible aux métamorphoses. Nous proposons, à l’appui de cette idée, un commentaire de Georges Didi-Huberman sur la conception valéryenne de la danse :
 
Danser : devenir l’autre. […] Si le danseur produit une « forme du temps », comme l’écrit Valéry, cette forme ne sera cependant que « moments, éclairs, fragments, […] similitudes, conversions, inversions, diversions inépuisables » (Œ, II, 155, 172, 176) qui altèrent et la forme (au sens de l’aspect) et le temps (au sens de la succession). Ce que Valéry nomme, magnifiquement, « l’acte pur des métamorphoses » (Ibid., 165). Comment, dans un tel acte, le danseur pourrait-il préserver l’unité de sa personne ? « Cet Un veut jouer à Tout. » (Ibid., 171)[73]
 
Conclusion : une poétique transformiste
Si danser c’est devenir l’autre, cette conception rappelle la plasticité du sujet créateur référée par Aristote ou Pseudo-Aristote, dans le Problème XXX, à la plasticité de l’homme mélancolique, soumis aux variations car il est l’homme du kairos, des circonstances. Cet Un qui veut jouer à Tout, se déclinant à la faveur des circonstances permet de penser le lien entre cette création humaine et la théorie des prototypes dans la morphogenèse goethéenne, d’après laquelle les différentes variétés d’une plante se déclineraient à partir d’un modèle unique : de l’Un on passe à Tout. Dans le discours qu’il consacre à Goethe, Valéry propose significativement un parallèle entre la maîtrise de la forme linguistique de nature poétique et la forme naturelle modelée par la plante : « [ …] dans le poète ou dans la plante, c’est le même principe naturel : tous les êtres ont une aptitude à s’accommoder, et cette aptitude variable mesure leur aptitude à vivre, c’est-à-dire à demeurer ce qu’ils sont, en possédant plus d’une manière d’être ce qu’ils sont. » (Œ, I, 538).
 
Valéry rapproche ici le conatus, concept de Spinoza, grande influence de Goethe, par lequel le poète et la plante persévèrent dans leur être (« demeurer ce qu’ils sont ») avec le potentiel transformateur (« possédant plus d’une manière d’être ce qu’ils sont »). Le lieu de leur articulation est le kairos, la circonstance, qui détermine les variations de l’être dont le devenir est une dimension, comme l’ont montré les philosophies de Nietzsche mais aussi de Simondon, précédemment cités. Goethe serait parvenu à lire la ligne exercée par la modulation des forces formatives s’adaptant aux circonstances :
 
Goethe passionnément s’attache à l’idée de métamorphose qu’il entrevoit dans la plante et dans le squelette des vertébrés. Il recherche les forces sous les formes, il décèle les modulations morphologiques […] Il décrit avec la plus grande exactitude les effets de l’adaptation, et quelques-uns des tropismes qui régissent la croissance des plantes, l’équilibre de puissances qui s’établit et se rétablit, heure par heure, entre une loi intime de développement et le lieu et les circonstances accidentelles. Il est un des fondateurs du transformisme. (Œ, II, 543)
 
 
Dans la morphogenèse naturelle comme dans la poétique, le modèle commun serait peut-être alors le « danser », tel que Valéry et Straus en livrent les caractéristiques.
 
 ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIII 


[1] Sur ce point, voir l’étude très stimulante d’Edwige Phitoussi, « La danse : acte pur des métamorphoses ? », in « Ce qui fait danse : de la plasticité à la performance », La Part de l’Œil, Bruxelles, 2009.
[2] Nous empruntons cette expression à Michel Pierssens.
[3] Voir sa somme : Josette Féral, Théorie et pratique du théâtre, Paris, Entretemps, 2011.
[4] Voir par exemple Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 1997.
[5] Pierre Brunel, Le Mythe de la métamorphose, Paris, José Corti, 2004.
[6] Kirsteen H. R. Anderson, « Valéry et la voix mystique – la rencontre avec le féminin », inPaul Gifford et Brian Stimpson (éds.), Paul Valéry – Musique, Mystique, Mathématique, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1993.
[7] Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, traduction de Michel Haar, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean- Luc Nancy, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1977, pp. 29-30.
[8] Ibid., pp. 30-31.
[9] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Millon, 1995, p. 25.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Paul Valéry, Cahiers, édition dite « fac-similé » du CNRS en 29 volumes, Paris, 1957-1961. Le numéro du volume est indiqué en chiffres romains, suivi du numéro de page en chiffres arabes. Les citations de Valéry seront intégrées au corps du texte.
[14] Paul Valéry, Œuvres, éd. Jean Hytier, 2 volumes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1957 et 1961, abrégés ainsi : Œ, suivi du numéro du volume en chiffres romains et du numéro de pages en chiffres arabes.
[15] Kristeen H. R. Anderson, op.cit., p. 277.
[16] Cité par Kristeen H. R.Anderson, ibid., p. 278.
[17] Kristeen H. R.Anderson, ibid., p. 278.
[18] Ned Bastet, Valéry à l’extrême, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 118.
[19]Ibid., pp. 118-119.
[20] Kristeen H. R.Anderson, op. cit., p. 287.
[21] Ibid.
[22] Ibid., p. 285.
[23] Ibid., p. 287.
[24] Kristeen H. R.Anderson, op.cit., p. 288.
[25] Ibid.
[26] Julia Kristeva, Polylogue, Paris, Seuil, 1977, p. 159.
[27]Ibid., p. 57.
[28] Platon, Timée, in Timée/ Critias, GF- Flammarion, traduction inédite, introduction et notes de Luc Brisson avec la collaboration de Michel Patillon pour la traduction, 1992, 52, p.152.
[29] Sur ce point, voir Jacques Derrida, Positions, Paris, Minuit, p.100 et « La double séance » in La dissémination, Paris, Seuil, 1972.
[30] Julia Kristeva, op. cit.
[31] Ned Bastet, op. cit., p. 128.
[32] La formule de Ned Bastet sur le rythme, « préincarnation de la parole qui va naître » (op. cit., p. 114) entre ici en écho avec les analyses de Julia Kristeva et de Kristeen H. R. Anderson sur la voix comme état présymbolique.
[33] Ibid., p. 126.
[34] Ibid.
[35] Ibid.
[36] Cette inégalité, dans la khôra, est aussi temporelle. Jacques Derrida écrit ainsi que « La khôra est anachronique, elle « est » l’anachronie dans l’être, mieux, l’anachronie de l’être. Elle anachronise d’être. », in Khôra, Paris, Galilée, 1993, p. 25.
[37] La khôra elle-même ne parvient à trouver l’équilibre : « la nourrice du devenir, qui offrait à la vue une apparence infiniment diversifiée, ne se trouvait en équilibre sous aucun rapport étant donné qu’elle était remplie de propriétés qui n’étaient ni semblables ni équilibrées, et que soumise de partout à un balancement irrégulier, elle se trouvait elle-même secouée par les éléments, que secouait à son tour la nourrice du devenir, en leur transmettant le mouvement qui l’animait. », in Platon, op. cit., 52-53, pp. 153-4.
[38] C’est sous le signe de l’hétérogène que débute Polylogue, l’ouvrage de Kristeva, hétérogène qui traduit un refus de se laisser enfermer dans le mesurable : « La science du langage poursuit sa vision platonicienne d’un objet mesurable, sans dépense. La politique de la linguistique se mesure à l’enfermement structural ou systématique du langage dans la mathesis. Pourtant, les lapsus, les jeux de mots, le « style », témoignent de quelques dérangements de la structure qui, bien sûr, se refait, mais en portant la trace d’une hétérogénéité. », in Julia Kristeva, op. cit., p. 13.
[39] Julia Kristeva, op. cit., p. 58.
[40] Ned Bastet, op. cit., p. 52.
[41] Ibid., p. 53.
[42] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 596.
[43] Ibid., p. 597.
[44] Ibid., p. 609.
[45] Dans Misérable, Miracle, Michaux verse à son crédit certaines mises au jour qu’elle permet : « Dans le champ noir apparaissent d’abord des plages luisantes dans lesquelles se dessinent des stries, infiniment rapprochées, identiques à celles qui m’annoncent tous les jours la venue du sommeil. Le champ s’animant progressivement, les stries deviennent lignes de courbures de surfaces immatérielles, qu’elles sont seules à révéler. », in Œuvres, II, éd. Raymond Bellour et Ysé Tran, Paris, Gallimard, 2001, p. 764.
[46] Erwin Straus, « Les formes du spatial », in Figures de la subjectivité, éd. Jean-François Courtine, Paris, CNRS éditions, 1992, p. 31.
[47] Ibid., p. 32.
[48] Nous nous permettons de renvoyer ici à notre ouvrage, La cartographie poétique – Tracés, diagrammes, formes (Valéry, Artaud, Mallarmé, Michaux, Segalen, Bataille), à paraître chez Droz.
[49] Ibid., p. 34.
[50] Ibid., p. 30.
[51] Ibid., p. 34.
[52] Ibid., p. 36.
[53] Ibid., p. 42.
[54] Ibid.
[55] Ibid.
[56] Ibid., pp. 30-31.
[57] Renaud Barbaras, « Sentir et faire. La phénoménologie et l’unité esthétique », in Phénoménologie et esthétique, Renaud Barbaras, Raymond Court, Françoise Dastur, La Versanne, Encres marines, 1998, p. 38.
[58] L’expression est de Frédéric Pouillaude, in Le désoeuvrement chorégraphique – essai sur la notion d’œuvre en danse, Paris, Vrin, 2010, p. 66.
[59] Erwin Straus, « Le mouvement vécu », Conférence du 12 décembre 1935, Extrait des Recherches philosophiques du Groupe d’études philosophiques et scientifiques pour l’examen des nouvelles tendances, 1935-6, Boivin, 1937, p. 135. Cité par Frédéric Pouillaude, op. cit., p. 67.
[60] Erwin Straus, « Les formes du spatial », op. cit., p. 45.
[61] Erwin Straus, Du sens des sens, Partie IV, chapitre 7 « Différence entre le sentir et le percevoir », trad. fr. par J.-P.Legrand et G.Tines, Grenoble, Millon, pp. 382-383.
[62] Frédéric Pouillaude, op. cit., p. 68.
[63] Renaud Barbaras, op.cit., p. 28.
[64] Ibid., pp. 28-29.
[65] Ibid., p. 32.
[66] Ibid.
[67] Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, NRF, 1960, p. 84. Cité par Renaud Barbaras, op. cit., p. 22.
[68] Ibid., p. 87.
[69] Renaud Barbaras, op. cit., p. 22.
[70] Ibid., p. 23.
[71] Renaud Barbaras, op. cit., p. 36.
[72] Ibid., p. 37.
[73] Georges Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, Paris, Minuit, 2006, pp. 24-25.
 



Le paradigme de la combinatoire chez Valéry, Hilbert et Turing

Le mot signale aussi un but à l’horizon de la recherche, la forme close d’une sphère ou d’un anneau d’idées [4]. Le Système valéryen est alors la représentation de l’ancienne intuition d’un système fermé de la connaissance où chaque élément est « saturé » [5]. » [6] . La comparaison avec l’Ars magna de Lulle, encouragé par Nicole Celeyrette-Pietri, n’est pas sans pertinence, mais nous voudrions nous demander ici s’il est possible de rapprocher la machine autopoïétique, convoitée par Valéry, de modèles qui lui seraient plus contemporains. Umberto Eco, qui évoque justement Lulle dans son étude sur La recherche de la langue parfaite, mentionne le cas, charnière, de Condorcet, qui dans un manuscrit de 1793-1794 cité par l’épistémologue Gilles-Gaston Granger, « rêve d’une langue universelle qui est en réalité une ébauche de logique mathématique, une « langue des calculs » qui identifierait et distinguerait les processus intellectuels, en exprimant des objets réels dont on énonce les rapports, rapports entre objets et opérations réalisées par l’intellect dans la découverte et l’énonciation des rapports. » [7]. Mais le manuscrit s’interrompt avant d’identifier les idées premières et indique que « l’héritage des langues parfaites est en train de se transférer définitivement sur le calcul logico-mathématique, où personne ne songera plus à tracer une liste des contenus idéaux, mais seulement à prescrire des règles syntaxiques. » [8]. Le calcul logico-mathématique et sa visée formaliste nous amène beaucoup plus près du contexte épistémique dans lequel évolue Valéry, marqué par Hilbert dont les travaux fondateurs en mathématiques imprègnent le climat de l’époque et favorisent « l’assurance avec laquelle Valéry se lance dans l’élaboration d’une mathématique de l’esprit. » [9]. Nous étudierons donc ici les convergences entre le premier formalisme de Valéry et celui d’Hilbert, avant d’évaluer si les machines de Turing, qui dérivent du formalisme hilbertien, ne fourniraient pas une comparaison adéquate et chronologiquement plus proche de la machine autopoïétique telle que Valéry peut en nourrir le dessein.

De l’Analysis situs au formalisme axiomatique d’Hilbert

Selon Hourya Sinaceur, spécialiste de la philosophie des mathématiques, l’ancêtre du formalisme, dans bien des aspects, est Leibniz : « il est remarquable que Leibniz ait simultanément mis en valeur l’analyse qualitative des situations géométriques (par son essai d’Analysis situs) et l’analyse symbolique des formes d’expression (dans son insistance répétée sur la nécessité de langues formelles ou « caractéristiques »). » [10]. Comme nous allons le voir, l’analysis situs, ou topologie, est justement sollicitée par Valéry pour mener à bien son projet de topographie mentale : « L’être pensant est un ensemble de systèmes dépendants en acte, indépendants en puissance. Et il y a comme des degrés d’engrenage. […] Le tout dépend de la partie . » [11]. La question est donc de trouver le meilleur moyen de représenter ces « degrés d’engrenage » et c’est ici que le recours à l’analysis situs s’avère opératoire : « La valeur de la topologie pour l’analyse de l’esprit réside dans le fait qu’elle permet d’étudier, en faisant abstraction de toute notion de quantité et de mesure, les rapports de contact et de continuité entre les points et les espaces qui les contiennent. » [12] L’analysis situs est rattachée à la fois à la géométrie non-euclidienne et à la théorie des ensembles qui dégage le primat de l’unité de l’ensemble et, à l’intérieur de celui-ci, celui de la relation, conception qui, comme Judith Robinson le met en évidence, « était parfaitement adaptée à l’idée que Valéry se faisait de l’esprit comme un assemblage d’éléments qu’il faut étudier non pas en eux-mêmes mais dans leurs relations toujours mobiles et fluctuantes avec la structure de l’ « ensemble » mental et de ses innombrables « sous-ensembles ». » [13]. Cantor, dont Valéry lut et discuta longuement avec son ami Féline l’ouvrage Sur les fondements de la théorie des ensembles transfinis [14], développe, dans les années 1870 et 1880, une théorie des ensembles qui fait de l’infini actuel [15] un objet explicite de raisonnements mathématiques. Or, ainsi que le rappelle Pierre Cassou-Noguès, « l’infini actuel suscite une controverse sur les fondements des mathématiques » [16] et c’est dans cette question des fondements des mathématiques que s’inscrivent les travaux de Hilbert, dont l’ouvrage, Les Fondements de la géométrie, « passent pour représenter l’acte de naissance officiel du formalisme axiomatique. » [17]. On pourrait, selon Pierre Cassou-Noguès, présenter l’œuvre d’Hilbert comme une série de problèmes résolus dans différents domaines, le titre de chaque étape étant celui d’un problème. Ce qui pose la question de l’unité de son œuvre. Même si l’activité de Hilbert s’est, contrairement à celle de Léonard de Vinci, limitée à une discipline, elle est présentée par Pierre Cassou-Noguès de la même manière que Valéry présente l’artiste et savant italien dans L’introduction à la méthode de Léonard de Vinci : « Le cheminement de Hilbert n’est pas linéaire. Et l’unité vient plutôt de la méthode. » [18]. Dans sa méthode, la rigueur tient une place essentielle et comparable à celle que tiennent les « gênes exquises » dans la méthode poétique de Valéry. De même que, pour Valéry, la rigueur des « gênes exquises » n’est pas l’ennemie de l’inspiration, la rigueur pour Hilbert n’est pas l’opposée de la simplicité : « la recherche de la rigueur conduit toujours à découvrir des raisonnements plus simples [et] ouvre aussi la voie à des méthodes plus fécondes que les anciennes. » [19]. Lorsque Hilbert explicite les traits que ses travaux mettront à l’honneur, il fait figurer, avec la rigueur, la simplicité et la généralité, qui sont issues d’un même effort d’approfondissement, celui qu’ouvre la méthode abstraite :

« La méthode abstraite, qui émerge en algèbre, décrit les champs mathématiques, non par la nature de leurs objets, mais par leur structure. […] En laissant indéterminée la nature des objets, la méthode abstraite libère les démonstrations des considérations contingentes liées à un champ d’objets particuliers et laisse apparaître le raisonnement dans ses articulations essentielles. » [20] Cette méthode satisfait à la préoccupation valéryenne de faire primer la relation sur la notion. De même que, chez Descartes, savoir, c’est savoir comment on a pu savoir, l’efficacité méthodique que recherche Hilbert cultive la transparence du raisonnement à lui-même : l’indétermination dans laquelle est laissé l’objet facilite la fluidité du raisonnement tel que l’esprit peut se le représenter. Ce qu’il perd en précision sur l’objet, il le gagne en précision sur l’ensemble, dans une économie de type visuel, mettant en évidence la dimension fondamentalement spéculaire de la méthode. La démarche de Hilbert est ainsi comparable à la poétique valéryenne, telle que l’analyse Michel Jarrety :

S’il [Valéry] reproche en effet au langage ordinaire de privilégier la désignation séparée des mots aux dépens de leurs relations, le travail du poème consistera précisément à modifier – parfois jusqu’à la destruction – le sens reçu, qu’il s’agit vraiment d’écarter, en choisissant les termes les plus propres à susciter, par leur association, la substitution qui s’opère par exemple dans le vers de Marceline Desbordes-Valmore, ou qui se rêve par l’ignorance de la réalité dénotée par un mot.  [21]

La poétique valéryenne, comme la méthode de Hilbert, font donc subir à la notion une opération de subduction, diminuant son sens pour favoriser sa capacité de mise en relation, de mise en syntaxe et même, dans le cas de Valéry, de substitution. L’appauvrissement du sens singulier des notions que pratique Hilbert ne conduit cependant pas, du moins dans un premier temps, à une perte généralisée et programmée du sens de l’ensemble, substituant, à une sémantique, une mécanique pure : « La méthode abstraite, de l’algèbre puis de l’axiomatique et du formalisme, n’est pas un mécanisme aveugle mais le moyen d’un approfondissement. En ce sens, dira Hilbert, c’est « l’esprit sous-jacent et non pas la contrainte des formules qui produit le résultat attendu. » [22] » [23]. L’approfondissement que réalise la méthode abstraite la mettrait peut-être en contact avec le « sous-sol méthodique » du monde décrit par Bruno Clément dans Le récit de la méthode : « le monde est méthodique, et […] le sous-tendent un certain nombre de principes, de lois, de structures qu’il s’agit seulement de mettre au jour, dans l’abstraction hypothétique d’un sujet quelconque. » [24]. La perte du sens particulier des notions et leur mise en syntaxe les prédisposeraient à entrer en contact avec cette immanence du monde, cet « esprit sous-jacent », qui fonderait alors une forme de « mystique méthodique ». C’est au début de l’année 1898 que Hilbert, qui abandonne ses recherches en algèbre, annonce un cours sur la géométrie euclidienne, qui sera publié sous le titre Fondements de la géométrie, mettant en place la méthode axiomatique des mathématiques modernes. Pierre Cassou-Noguès la présente en ces termes : « Le but d’une axiomatisation, comme celle que Hilbert conduit sur la géométrie euclidienne, est d’isoler des propositions premières, des axiomes, dont les théorèmes suivent par déduction logique. » [25]. À l’instar de la méthode cartésienne, l’on constate ici que c’est l’a priorisme, la méthode déductive qui conduit les raisonnements. C’est précisément cette méthode qui conduit à une réduction du contenu sémantique des objets : « La déduction logique fait abstraction du sens des termes ou du contenu des notions. Or l’axiomatisation ramenant les démonstrations à des déductions logiques partant d’axiomes fixés, nous pouvons dire qu’elle permet de faire abstraction du contenu des notions ou de la nature des objets de la théorie. » [26]. Ce passage à l’abstraction conduit cependant moins à une annulation du sens qu’à sa reconfiguration :

 En même temps, puisque tout ce qui sert pour le travail mathématique à l’intérieur d’une théorie axiomatisée est concentré dans l’énoncé des axiomes, nous pouvons dire que les axiomes constituent une définition déguisée des notions. Le mathématicien fait abstraction du contenu usuel des notions, de la nature supposée des objets pour ne considérer que les axiomes, qui suffisent à son travail et suffisent à déterminer les notions de sa théorie. [27]

Ainsi, on serait tenté d’avancer que la déduction logique pratique une réduction fonctionnelle des objets : prélevant de la notion ce qui suffit à son raisonnement, elle remplace l’identité par la fonctionnalité. Ce parti-pris, méthodologique et ontologique, est aussi celui que Valéry dira vouloir appliquer à son Système en 1913, année où il entame véritablement la rédaction de La Jeune Parque :

« Ma « foi » a été dans un système, système de pensée, fondé sur l’équivalence de toutes choses ou de toutes catégories de choses. Et cette équivalence s’oppose à l’identité. J’examine les propriétés des choses diverses au point de vue de leur substitution, dans une structure qui est la connaissance. » [28].

On pourrait probablement voir en Frege le précurseur de ce type de méthode si l’on en croit Ernst Cassirer : « Le rapport qui s’énonce dans l’équation est le seul élément admis ; tandis que les éléments qui interviennent dans ce type de rapport sont encore indéterminés quant à leur signification et ne deviennent peu à peu déterminables que grâce à l’équation. » [29]. Reprenant le projet de Leibniz, Frege construit une langue symbolique, formée de signes précis, interdisant toute équivoque. La recherche de la langue parfaite n’est pas de nature à satisfaire Valéry, car elle signifierait pour lui rien moins que la fin de la pensée. Comme l’analyse Michel Jarrety, citant Valéry : « « si le langage était parfait, l’homme cesserait de penser » [30], parce que la pensée s’appuie sur une parole intérieure où l’individualité de chacun se marque dans le jeu que les pièces du langage, insuffisamment ajustées entre elles et à leurs sens, maintiennent en dépit de tout. » [31]. Mais Michel Jarrety met en évidence la structure des pièces du langage, où l’individualité est subsumée par le « jeu » de l’ensemble, ce qui nous amène au deuxième projet de Frege, conduisant à l’axiomatisation. Il faut donc croire que ces deux projets, celui de la langue parfaite et celui de formalisme, entretiennent une solidarité secrète, pour se croiser à plusieurs reprises dans l’histoire de la pensée pure. Frege analyse ainsi la proposition non plus en termes de sujet et de prédicat, mais de fonctions logiques. Il initie ce changement de paradigme consistant à remplacer la prédication par l’équation. Jacqueline Russ retrace le parcours et les conséquences de cette substitution :

 Alors que la logique classique est fondée sur la structure « S est P », Frege s’intéresse à ce que Russell [32] appellera la fonction propositionnelle, c’est-à-dire la formule contenant une ou plusieurs variables. Les travaux de Frege aboutissent ainsi à la première présentation de la logique sous une forme axiomatisée et purifiée (du sensible et de l’empirique), forme permettant de déduire les principes arithmétiques et, d’une manière plus générale, mathématiques  [33].

L’entreprise de Frege peut apparaître comme le sommet du rôle attribué à la déduction dans les mathématiques. C’est cette dimension programmatique qui motive la fonctionnalisation des entités : « Notre intention est de constituer le contenu d’un jugement qui se puisse concevoir comme une équation telle que de chaque côté de cette équation est un nombre. Nous allons ainsi…passer du concept déjà acquis d’égalité à ce qui doit être considéré comme égal. » [34]. La tendance méthodologique qui s’exprime ici sous-tend, d’après Ernst Cassirer, « toute la conceptualisation mathématique » : « « la figure » va devoir la totalité de son existence aux relations qu’elle remplit. » [35]. Cette fonctionnalisation a pour corollaire la dimension finie du Système, selon Valéry : « Toute ma « philosophie » est dominée par l’observation du caractère fini – par raison fonctionnelle – de toute « connaissance. ». Ce caractère est réel – tandis que tout non fini est fiduciaire. » [36]. La fiducia désigne la foi naïve dans le commerce des choses, « monnaie mentale ayant cours sans encaisse ni garantie » pour reprendre l’expression de Paul Gifford, qui la met en parallèle avec la bêtise du croire que fustige Valéry : « « croire », dans ce même langage, c’est accepter de donner cours à une telle monnaie sans exiger une conversion possible en or. » [37]. La problématique de la fiducia a partie liée avec celle du signe, au sein d’une métaphore monétaire à laquelle Michel Jarrety a été sensible : « si l’usage ordinaire du langage est de confondre le signe et sa valeur comme le mot et la chose, tout esprit fort doit marquer sa distance avec la monnaie qui a cours » [38]. Il cite alors l’emploi métaphorique de la monnaie chez Valéry : « Le puissant esprit pareil à la puissance politique, bat sa propre monnaie, et ne tolère dans son secret empire que des pièces qui portent son signe. » [39]. Or Valéry voit précisément dans les mathématiques l’empire qui frappe sa propre monnaie, à la mesure de son esprit, le signe étant en relation de quiddité avec sa dénotation ; c’est là que réside sa dimension abstraite, dimension nécessaire à la constitution de son formalisme. On voit donc se dégager chez Valéry une triade : abstraction–fini–formel dont la solidarité est organique. Ce concept d’organisme s’impose ici pour justifier le reproche que Valéry adresse aux physiologistes. Aux physiologistes, il reproche alors de s’occuper beaucoup trop « des éléments individuels dont se composent le corps et le système nerveux, et d’accorder relativement peu d’attention aux rapports réciproques entre ces éléments et à leur rôle dans ce qu’il appelle le « fonctionnement d’ensemble de l’esprit humain  » [40] » [41].

Lier formalisme et méthode abstraite implique bien une pensée du signe, chez Valéry comme chez Hilbert. Expliciter les règles de la déduction, qui restaient implicites dans Les fondements de la géométrie, va conduire Hilbert à radicaliser le caractère abstrait du signe : si la formalisation « énonce les axiomes, les prémisses, et les règles de la déduction […] les démonstrations peuvent, en toute rigueur, faire abstraction du sens des termes ou du contenu des notions. Elles sont purement formelles. » [42]. L’abstraction du signe conduit à restreindre son statut, qui devient celui d’un outil de manipulation. La méthode abstraite semble alors se réduire à une mécanique [43] pure, s’il s’agit de « formaliser les théories mathématiques et de les remplacer par des enchaînements de formules, vides de sens, mais conformes à des règles convenues. » [44]. Ainsi Hilbert, passant de l’arithmétique à contenu à l’algèbre formelle et au calcul logique définit-il le fonctionnement de ce mécanisme : « Le résultat est que nous obtenons finalement, à la place de la science mathématique à contenu, science dont l’instrument de communication est la langue usuelle, un stock de formules constituées de signes mathématiques et logiques enchaînés à la suite les uns des autres selon des règles définies. » [45]. Cette manipulation programmée du signe, accomplie au sein d’un ensemble fini tel que Hilbert le conçoit, nous paraît donc assez proche de la combinatoire visée par Valéry. La position de Hilbert, radicalisant la méthode abstraite dans l’élaboration de son axiomatique peut se retrouver dans sa philosophie du signe. Si Hilbert et Brouwer [46], qui proposera une autre doctrine du fondement des mathématiques, reconnaissent tous deux une dualité entre une pensée intérieure – dans l’esprit du mathématicien – et une expression extérieure – sur le papier -, Brouwer ne considère pas l’expression mais seulement la pensée intérieure alors que Hilbert « maintient que la pensée se reflète dans son expression, dans l’enchaînement des formules, de sorte que la métamathématique, qui prend pour objet l’enchaînement des formules, réalise une analyse et, finalement, une fondation de la pensée mathématique. » [47]. La portée de la métamathématique, ou théorie des démonstrations dépend du « reflet », de la relation spéculaire, de l’isomorphisme postulé entre la pensée et son expression. Dans sa conférence au congrès des mathématiciens de 1900, « Sur les problèmes futurs des mathématiques », Hilbert prête une fécondité aux signes, « un effet suggestif, qui, conscient ou non, guide le mathématicien » [48]. L’accent que met Hilbert sur le pouvoir heuristique des signes a un intérêt double : c’est d’abord la suggestion provoquée par les signes algébriques qu’il souligne particulièrement, non celle des figures géométriques dont l’importance est établie, voire convenue. Ensuite, cet « effet suggestif » est relevé par Hilbert au sein d’un processus graphique, évoquant une dynamique d’écriture alimentée par les signes algébriques : « Le mathématicien écrit une formule. Celle-ci demande à être transformée comme une phrase inachevée demande à être complétée. La formule, écrite sur un papier, manifeste des voies que le mathématicien tente de poursuivre. » [49]. Hilbert, sans revendiquer sa place dans ce paradigme, formule une poétique mathématique. Celle-ci doit être rapprochée de la genèse de l’écriture valéryenne telle que Robert Pickering l’a traitée dans son étude sur l’espace de la page et la naissance de l’écriture chez Valéry : « la répercussion d’une conception « motivée » du langage sur l’écriture, entendue dans un sens actif plus large d’initiation et de reflet, mimique des démarches intellectuelles » [50] resterait selon lui à examiner en profondeur chez l’auteur alors que l’œuvre appelle « l’analyse des rapports premiers entre le langage et le réel qui informent la genèse de l’écriture. » [51]. L’étude des régimes scripturaires que conduit Robert Pickering envisage la réalité matérielle du support, de la « feuille » qu’évoque Hilbert, dans son interface avec l’écriture émergente où « la résonance de motivation cratylique comporte un aspect d’ébauche active, de mise en jeu qui brasse les assises du graphisme expressif. » [52]. Il cite ainsi Valéry : « Le son d’un mot fait penser la chose comme le geste du doigt fait voir l’objet » [53]. À côté du cratylisme sonore, qui est distinct de ce que nous voulons observer, c’est cette gestuelle de l’écriture qui nous apparaît frappante et que relaie la phrase suivante : « Les mots forment un système de gestes très nombreux, très divers. ». Le système de pensées aurait chez Valéry pour reflet un système gestuel, chorégraphique même, compte-tenu de sa diversité, mais la relation d’un système à l’autre ne serait pas de la simple réflexion, mais de l’interface dynamique. Les reflets seraient comme des jets de lumière qui se répondraient et se relanceraient ad libitum. Cette portée interactive de la poétique valéryenne restreint la possibilité de la comparer à une combinatoire, dont la mise en œuvre s’effectuerait passivement, et unilatéralement, au risque d’en figer l’intérêt dans une programmatique qui manquerait précisément les richesses de la relance entretenue de la pensée à son support matériel et graphique. Malgré les limites d’une comparaison entre la visée du Système valéryen et le fonctionnement d’une combinatoire, nous allons tout de même proposer un parallèle entre celui-ci et les machines de Turing, pour substituer à l’Ars magna de Lulle un modèle peut-être plus adéquat pour saisir le projet de Valéry mais aussi pour faire entrer sa pensée en résonance avec un champ épistémique plus proche de lui.

Les machines de Turing et le rêve du fini chez Valéry

L’élaboration des machines de Turing fut fortement tributaire du formalisme de Hilbert et s’enracine dans cette pensée du fini. Comme l’écrit Pierre Cassou-Noguès, les machines de Turing répondent à un problème précis : « Qu’est-ce que suivre des règles, des règles qui déterminent nos actions sans ambiguïté et aboutissent réellement à un résultat, réellement, c’est-à-dire en un nombre fini d’étapes ? […] Il s’agit donc de définir la pensée humaine en tant qu’elle est réglée, ou la pensée réglée et finie (puisque le raisonnement humain, s’il doit pouvoir aboutir, semble devoir rester dans le fini : ne mettre en œuvre qu’un nombre fini d’étapes). » [54] Cette idée, ou cet impératif du fini, est au cœur du projet valéryen animant son premier formalisme qui, comme chez Turing, doit pouvoir s’énoncer en un nombre fini d’opérations : « Ma spécialité – Ramener tout à l’étude d’un système fermé sur lui-même et fini. » [55]. Ainsi que l’analyse Nicole Celeyrette-Pietri, « cette « forme du fini, non apparente en général » a donné l’espoir de se rendre maître de l’univers mental par le dénombrement complet de ses opérations. Quelques algorithmes devraient dominer tout le mental comme on parvient à ordonner les décimales de Pi. » [56]. La conception du système replié sur lui-même, et fini, désigne en premier lieu, et désignera probablement jusqu’au bout, comme « sol de nos pensées […] cet ensemble métrique corporel d’actes. » [57]. L’investigation menée par Valéry sur le pouvoir de « l’esprit incarné » va le mener à créer un langage « ne comportant plus que des signes univoques, des termes entièrement convertibles en non-langage – en actes imitables et/ou en sensations – dont les lois de composition, la syntaxe reposent sur le fonctionnement constant de l’Homo. » [58]. Le « Que peut un homme ? » de M. Teste doit se résoudre en « Système fermé, représentatif absolu » [59], faisant écho à la tentative de définition de la pensée humaine de Turing, projets dont le fondement commun est le principe du fini qui, chez Valéry est « posé dès le début » [60]. Le « Que peut un homme ? » lié au « Comment cela marche-t-il ? » donnent lieu à une collusion : « la projection sur les axes de coordonnées de l’agir/sentir et l’animal-machine, modèle de fonctionnement objectif [qui] tentent de collaborer. » [61]. Sonder le potentiel de l’homme pensant revient à le calculer et alors, écrit Valéry, « l’idée-modèle de machine s’impose, et elle n’a pour limite que notre pouvoir de machines » [62]. Etudier l’homme implique de « démonter et remonter des mécanismes dont les pièces et les types sont en nombre fini. » [63]. Le fonctionnement de la machine de Turing, qu’il convient d’exposer dans le détail, correspondrait au dessein valéryen. Nous suivrons ici les explications de Pierre Cassou-Noguès, dans un développement que nous ne reproduirons pas dans son intégralité mais qu’il est difficile de tronquer ou de commenter avant qu’il ne définisse clairement le fonctionnement de la machine de Turing : « Qu’est-ce qu’une machine de Turing ? D’abord, la machine est posée devant un ruban de papier, qui est divisé en cases. Celles-ci ou bien sont vides ou bien portent des symboles (un seul symbole par case) appartenant à une liste finie. La machine peut se déplacer sur le ruban. Elle peut « lire » le symbole sur la case devant laquelle elle se trouve. C’est-à-dire, elle dispose d’une sorte de caméra, de scanner […] braqué sur la case, et ses actions dépendent du symbole qui figure sur cette case (ou du fait qu’il ne s’y trouve pas de symbole. […] Elle est construite avec un programme qui détermine ses actions en fonction du symbole imprimé sur la case devant laquelle la machine est stationnée et de l’état devant lequel se trouve la machine à cet instant. […] Une machine de Turing est un dispositif susceptible d’un nombre fini d’états internes, et dont les actions (se déplacer sur le ruban, imprimer un symbole, changer d’état) sont déterminées par une liste d’instructions […] On suppose également que les symboles que la machine peut imprimer (et reconnaître sur le ruban) appartiennent à un alphabet fini. » [64] Même si la définition des machines de Turing ne dit rien de la nature du dispositif décrit, et seulement qu’il est susceptible d’un nombre fini d’états internes, ceux-ci peuvent être aussi bien matériels que mentaux : « On peut, en effet, considérer que l’esprit humain, si on lui attribue des états internes en nombre fini et qu’il suit un programme, une liste d’instructions, est une machine de Turing. Il en vérifie la définition. » [65]. L’infinité de l’esprit, tel que Valéry se le représente, pourrait se limiter au programme d’une machine de Turing : « Il y a une infinité d’états de connaissance possible, mais ils se résolvent en un nombre restreint de changements et de variations. » [66] Aussi bien pour ce qui concerne le calcul (« tout calcul que nous pouvons réaliser en suivant des règles définies est également susceptible d’être implémenté sur une machine. C’est la thèse de Turing ») [67] que pour les démonstrations formelles, on suppose qu’une machine de Turing est capable de mener à bien ces opérations. Pour chacun des systèmes formels imaginés par les mathématiciens, il est possible de concevoir une machine de Turing « qui écrit, les uns à la suite des autres, toutes les formules prouvables, tous les théorèmes du système. » [68]. L’analogie dégagée entre machine de Turing et système formel, tel que les mathématiciens le conçoivent ou, d’une certaine façon, telle que Valéry rêve de l’élaborer, peut aller jusqu’à l’identification comme le suggère Pierre Cassou-Noguès, ce qui revient à « poser qu’un système formel n’est qu’une liste d’instructions pour une machine de Turing, ou une certaine machine qui déduit les formules que l’on considère comme des théorèmes. » [69]. Pour justifier cette identification, Pierre Cassou-Noguès cite opportunément Gödel, dont la définition du système formel pourrait indifféremment s’appliquer à une machine de Turing : « Un système formel peut simplement être défini comme une procédure mécanique pour produire des formules que l’on peut appeler formules prouvables. [Cela] est requis par le concept de système formel dont l’essence est que le raisonnement y est complètement remplacé par des opérations mécaniques sur les formules. » [70] La mécanique de l’esprit dont Valéry rêve de pouvoir décomposer tous les rouages aurait pour horizon, une fois la définition du Système parfaitement achevée, une fois que tous les éléments du programme auraient été précisés, de fonctionner à la manière d’une machine de Turing. Ses machines ont le mérite de donner « la véritable définition du formalisme » [71]. On voit alors se dégager une triade formel-fini-fonction : formel (la machine de Turing définit le formalisme) – fini (la machine de Turing est susceptible d’un nombre fini d’états internes) – abstraction (la machine de Turing se réduit aux opérations mécaniques sur des formules abstraites), comparable à celle que nous relevions précédemment chez Valéry [72]. Kurt Gödel, logicien dont les résultats tirent les conséquences du programme formaliste de Hilbert, « est convaincu que le cerveau humain est une machine de Turing. » [73]. On peut faire assoner cette définition avec celle du Système valéryen du premier formalisme énoncé par Nicole Celeyrette-Pietri : « Le Système dont la construction fut méthode, aurait épuisé et exactement nommé « les rapports possibles de quelqu’un et de ce qui est » [74] : ni Traité ni Somme, mais fonctionnement réglé [75] d’un cerveau ou d’un Moi réduit à l’intellect, et pensant toutes choses en termes de modèles corporels exprimés par des définitions qui veulent être des équations fonctionnelles. » [76]. Le « modèle corporel » appelle, pour parvenir à raisonner en termes de réglages, un dressage préalable : le Système valéryen, c’est ainsi « un bel organisme, un Gladiator exercé jusqu’à la perfection de son instinct et de sa musculature, et substitué par son animal-machine. » [77]. On serait tenté d’avancer que le « modèle corporel » joue ici le rôle de figure par rapport au « fonctionnement réglé » du cerveau, figure dont Michel Jarrety a montré qu’elle lie Valéry à Descartes : Valéry reconnaît à Descartes un droit à la figure car celle-ci « relève d’une exigence jumelle dans la géométrie et la philosophie : le souci du sensible, qui lui fait admirer chez Descartes l’inventeur de la géométrie analytique qui maintient la puissance perceptive du Sujet que le Cogito pour sa part établit. » [78]. Le pouvoir de Descartes, et ses limites, est inféodé à sa capacité à figurer : « Descartes. Inventeur d’images et de la précision de l’image – maître de l’usage des représentations figurées – et défectueux dès qu’elles sont en défaut » [79]. Ainsi, la fonction d’une figure comme celle du « modèle corporel » n’est pas « ornementale : elle est opératoire, et sert à illustrer, si l’on consent à prendre le verbe au plus près de son étymologie ; ici encore, l’abstraction ne doit demeurer qu’un passage, et la figure vient briser la circularité toujours menaçante de la réflexion : elle conjoint le sensible et l’intelligible. » [80]. La nécessité, l’urgence de recourir à la figure est le signe d’une menace, celui de la circularité décrite par Michel Jarrety, aussi inhérente à la réflexion qu’elle est consubstantielle à tout système formel. Gödel exempte de ce péril l’esprit humain car, selon l’antimatérialisme qui est le sien, il ne se confond pas avec le cerveau : « Ainsi, si l’esprit humain surpasse toute machine de Turing, son fonctionnement est irréductible au mécanisme du cerveau et révèle une autre réalité, une sorte d’âme, elle-même irréductible au monde sensible. » [81] ? Si le « réel de la pensée » est l’unique domaine d’une connaissance « qui ne se paie pas de mots vides », car ces mots sont des formules et qu’elle s’exprime en termes de fonctionnement du corps, donc que sa quantité est « référée » [82], le risque qu’encourt une représentation formaliste est de deux ordres. D’une part, la mécanique manque, comme nous l’avons vu, la dynamique interne que permet le croisement de deux régimes d’écriture et de pensée, entre la dianoia, pensée cérébrale et le graphein, dont nous avons évalué précédemment l’interaction féconde. D’autre part, la mécanique, purement interne tout comme l’analytique [83], risque de s’épuiser comme les machines thermiques en apportent la preuve. La dynamique de la dianoia au graphein échappe par définition à cette mécanique interne de la combinatoire en cycle fermé sinon elle épuiserait vite ses possibilités de relance. On serait tenté de constater ici une limitation de la logique imaginative valéryenne, avant qu’elle ne devienne la théorie des harmoniques [84] : « Dire qu’il y a une logique imaginative, c’est-à-dire que certaines choses étant données ou produites en esprit, d’autres s’ensuivent nécessairement, c’est-à-dire qu’il y a une généralité c’est-à-dire une fixation imaginative. » [85].

De la mathématique pure à la thermodynamique : vers un modèle valéryen de combinatoire

 C’est la volonté d’échapper à ce risque de figement, de fixation, qui motive chez Valéry le changement de paradigme, son orientation vers la thermodynamique dont les « images », comme celle que nous proposions avec la machine de Turing, ont, entre autres, le mérite d’être modernes, et de ne pas tirer à elles des cortèges de significations associées, d’implicites, qui en font des outils aussi peu manipulables que le langage commun [86] : « Sur ces notions de « travail », d’ « énergie », etc., que j’emploie sans définitions métriques – je dis que ce sont des images – que j’ai préféré emprunter à la physique moderne (il y a 45 ans) au lieu de me servir des traditionnelles de la philosophie qui sont dérivées de mythologies très anciennes. « Pensée, idée, esprit, âme, intelligence » tout ceci s’entend assez bien quand on ne les met pas sur la table. Mais ce n’est pas fait sur mesure… » [87]. L’emploi du terme « mythologies » entre en contradiction avec la prétention scientifique du Système, quand le refus de recourir à des « définitions métriques » indique le renoncement au paradigme mathématique. Comme le signale Nicole Celeyrette-Pietri, « la recherche des Cahiers ne se fonda qu’un temps bref sur la mathématique pure. Dès 1900 l’infléchissement de la pensée par les concepts physiques se marque dans l’intérêt porté à la thermodynamique. » [88]. Cela s’explique également par la prédilection spontanée qu’une nature comme celle de Valéry, portée à la poésie, pouvait avoir pour une notion comme celle d’énergie [89] mais aussi par l’analyse fine et détaillée que permettaient les mathématiques appliquées : « L’avantage de la théorie de l’énergie est de faire penser à toutes les conditions, circonstances d’un phénomène et de corriger a priori une partie des inconvénients de l’abstraction » [90]. Les mathématiques appliquées offrent l’avantage de prendre en compte un milieu, dont la mathématique pure considère l’action comme nulle. Le fonctionnement du Système valéryen s’éloigne alors du modèle de la machine de Turing, dont Pierre Cassou-Noguès a montré qu’on pouvait la comparer à une horloge [91], congédiant à la fois les paradigme mathématique et mécanique, la mathématique étant trop abstraite, les « analogies mécaniques […] [n’offrant] que des structures très générales » [92]. Le formel pur avoue, tout du moins aux yeux de Valéry, son insuffisance. Nicole Celeyrette-Pietri révèle significativement que, si Valéry connaît Hilbert et le cite, « il n’a pu y trouver les éléments de logique nécessaires à son projet » [93], sans doute, serait-on tenté d’ajouter, parce que celui-ci déborde le cadre de la logique, qui ne pense pas et ne pose pas ses signes en termes d’incarnation. Le milieu ne peut se réduire à une variable de plus de l’équation algébrique. Le fonctionnement du Système s’assimile, dès lors, plus volontiers à un protocole physico-chimique, bien plus apte à saisir « « le modèle vivant – le Seul ! qui est en somme Moi » [94] d’après lequel a voulu se redessiner la philosophie valéryenne, ne peut se réduire à un faire qui serait celui, tout abstrait, du seul formel de la pensée. » [95]. S’intéresser à la thermodynamique n’implique pas, pour Valéry, de renoncer à la fermeture du Système, mais de renoncer à sa formalisation. La dimension finie du Système, dans le vocabulaire de la thermodynamique, s’exprime, comme Judith Robinson le met en évidence, dans les termes de « cycles fermés » : « Il y a un aspect particulier de la thermodynamique qui semble à Valéry convenir parfaitement à l’analyse des processus mentaux : c’est l’idée de « cycles fermés ». On parle, par exemple, du cycle fermé accompli par un système thermodynamique qui passe successivement de la « phase » solide aux phases liquide et gazeuse, pour revenir enfin à la phase solide. Mais, ainsi que Valéry le fait observer, ce même mouvement d’écart et de retour caractérise tout aussi bien l’activité de notre corps, et celle de notre cerveau : « Il faut remarquer dans les êtres vivants, écrit-il, [que] la condition de retour, de cycle fermé est la règle et que toute la notion de fonctionnement l’implique. » [96]. À la triade formel–fini–abstraction se substituerait alors la triade cycle–fini-fonction, le « fini » devant s’entendre comme le milieu, lieu de l’expérience dans son acception double d’expérimentation, et de fait d’éprouver quelque chose, considéré comme un enrichissement de la connaissance. C’est en ce sens que la méthode poétique, conçue simultanément comme réflexion et production des formes, sera appréhendée en tant qu’expérimentation spirituelle : l’esprit, passant par les stades de la pensée (dianoia), de la parole (pneuma) et de l’écriture (graphein) – de même que l’énergie passe par les phases solide, liquide, gazeuse [97] – éprouvant à chaque étape sa quantité référée sur le modèle corporel afin de ne pas exclure son milieu des conditions de l’observation.

En guise de conclusion : la machine thermodynamique de Narcisse

L’une des simplifications adoptées par Valéry pour prendre la thermodynamique comme image de son Système est de « considérer un système isolé, c’est-à-dire sans échange d’énergie avec l’extérieur. » [98]. La « théorie des interventions », qui aurait pu rendre compte de tels apports ne s’est pas encore dotée des instruments permettant de la faire intervenir, elle est donc, d’un point de vue pragmatique « inexistante » [99] et n’autorise pas de transposition. Le mythe de Narcisse, dans son traitement valéryen, lui permettra ainsi d’expérimenter poétiquement le fonctionnement d’un système isolé en circuit fermé.

ps:

Thomas VERCRUYSSE : « Le paradigme de la combinatoire chez Valéry, Hilbert et Turing »

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE vol. 6 – (Hiver 2010)

notes:

[1] Daniel Oster, Monsieur Valéry, Seuil, 1981. Quand le lieu d’édition n’est pas précisé, il s’agit de Paris.

[2] Nous tenons à remercier Pierre Cassou-Noguès, sur les travaux duquel cette contribution s’appuie largement, d’avoir bien voulu relire une première version de cet article et d’avoir suggéré des modifications.

[3] Paul Valéry, Œuvres, I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 801. Cité par Nicole Celeyrette-Pietri, Valéry et le moi, Klincsieck, 1979, p. 93.

[4] Voir Paul Valéry, Cahiers publiés en fac-similé par le CNRS en 29 volumes, 1957-1961. in Cahiers IV, p. 646.

[5] Paul Valéry, Cahiers, IX, p. 88. Cité par Nicole Celeyrette-Pietri, op.cit.

[6] Nicole Celeyrette-Pietri, ibid.

[7] Gilles-Gaston Granger, « Langue universelle et formalisation des sciences. Un fragment inédit de Condorcet », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, VII, 3, p. 197-219. Cité par Umberto Eco, La recherche de la langue parfaite dans la culture, Points-Seuil, 1994, p. 321.

[8] Umberto Eco, op. cit., p. 321.

[9] Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit., p. 9.

[10] Hourya Sinaceur, « Différents aspects du formalisme », in F. Nef et D. Vernant (dirs.), Le formalisme en question, Vrin, 1998, p. 129.

[11] Paul Valéry, Cahiers III, p. 750.

[12] Judith Robinson, L’analyse de l’esprit dans les Cahiers de Valéry, Corti, 1962, p. 70.

[13] Ibid., p. 69-70.

[14] Ibid., p.69n.

[15] « Si on veut caractériser brièvement la nouvelle conception de l’infini à laquelle Cantor a ouvert la voie, on dira ceci : dans l’Analyse nous n’avons à faire qu’à l’infiniment petit et à l’infiniment grand comme concept limite, comme entité en devenir, en train de naître ou de se produire, i.e. en d’autres termes à de l’infini potentiel. Mais le véritable infini en personne n’est pas là. L’infini véritable, nous le rencontrons au contraire lorsque par exemple nous considérons la collection des nombres 1,2,3,4,… elle-même comme une unité achevée, ou bien encore lorsque nous traitons les points d’un segment de droite comme une collection qui se présente à nous à l’état de totalité achevée. On appelle infini actuel cette sorte d’infini. », David Hilbert, « Sur l’infini », traduction de « Ueber das Unendliche », 1925, traduit, annoté et présenté par Jean Largeault, in Logique mathématique – textes, Armand Colin, 1972, p. 225.

[16] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles-Lettres, 2004, p. 23.

[17] Hourya Sinaceur, op. cit., p. 134.

[18] Pierre Cassou-Noguès, op. cit., p. 36.

[19] David Hilbert, Sur les problèmes futurs des mathématiques, trad. fr. L. Laugel, Sceaux, J. Gabay, 1990, p. 6 (1ère édition allemande 1900). Cité par Pierre Cassou-Noguès, op. cit., p. 37.

[20] Pierre Cassou-Noguès, op. cit., p. 37-38.

[21] Michel Jarrety, Michel Jarrety, Valéry devant la littérature- Mesure de la limite, PUF, 1991, p. 122.

[22] Lettre de Hilbert à Minkowski, citée par Pierre Cassou-Noguès.

[23] Pierre Cassou-Noguès, op. cit., p. 38.

[24] Bruno Clément, Le récit de la méthode, Seuil, 2005, p.10-11.

[25] Pierre Cassou-Noguès, op. cit., p. 43.

[26] Ibid.

[27] Ibid.

[28] Paul Valéry, Cahiers, V, p. 117.

[29] Ernst Cassirer, « Référence et fonction », in Substance et fonction, Minuit, 1977, [1910], p. 61.

[30] Paul Valéry, Cahiers, V, p. 394. Cité par Michel Jarrety.

[31] Michel Jarrety, op. cit., p. 30.

[32] Frege est l’influence majeure de Russell, dont Valéry était un fervent lecteur comme l’atteste sa lettre à Pierre Honnorat in Lettres à quelques uns, Gallimard, 1952, p. 198.

[33] Jacqueline Russ, La marche des idées contemporaines – Un panorama de la modernité, Armand-Colin, p. 32

[34] Gottlob Frege, Les fondements de l’arithmétique, tr. fr., 1969 [1ère éd. allemande, 1884]. Cité par Ersnt Cassirer, op. cit., p. 61.

[35] Ibid., p. 61-62

[36] Paul Valéry, Cahiers, XXVII, p. 680.

[37] Paul Gifford, Valéry et le dia logue des choses divines, Corti, 1989, p. 22-23.

[38] Michel Jarrety, op. cit., p. 85.

[39] Paul Valéry, Œuvres, II, op. cit., p. 640 sq. Cité par Michel Jarrety, op. cit., p. 86.

[40] Paul Valéry, Cahiers, II, p. 770.

[41] Judith Robinson, op. cit., p. 60. Valéry était un lecteur de Claude Bernard, et de son Introduction à la médecine expérimentale. La démarche de Claude Bernard visait, contrairement à celle de la médecine d’observation hippocratique qui considérait les maladies comme des entités, comme des essences, à agir sur l’organisme en précisant les relations de ses constituants. Canguilhem lui reprochera, à l’instar de Valéry, de ne pas suffisamment prendre en considération le tout de l’organisme. Voir Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, chapitre III, « Claude Bernard et la pathologie expérimentale », PUF, 1966, coll. « Quadrige », 1988.

[42] Pierre Cassou-Noguès, op. cit., p. 50.

[43] « Nous disons qu’elle [la science mathématique] constitue un mécanisme qui, lorsqu’on l’applique à des nombres entiers, doit toujours donner des équations numériques correctes. Mais il faut pousser l’étude de la structure de ce mécanisme assez loin, si l’on veut être capable de reconnaître qu’il en est bien ainsi. ». David Hilbert, « Sur l’infini », op. cit., p. 229. Pousser suffisamment loin l’étude de ce mécanisme conduit effectivement Hilbert, comme on va le voir, à passer de l’arithmétique à contenu à l’algèbre formelle et au calcul logique.

[44] Ibid., p. 51.

[45] Ibid., p. 233.

[46] Luitzen Brouwer développera à partir de 1907 une doctrine originale du fondement des mathématiques : l’intuitionnisme. Comme le précise Jean Largeault, « le formalisme hilbertien et l’intuitionnisme diffèrent sur ce qu’il faut entendre par mathématiques intuitives (des dessins sur le papier pour l’un, des constructions mentales pour l’autre). ». Présentation de « Sur l’infini » de David Hilbert, op. cit., p. 216.

[47] Pierre Cassou-Noguès, op. cit., p. 142

[48] Ibid.

[49] Ibid.

[50] Robert Pickering, Paul Valéry – La page, l’écriture, Clermont-Ferrand, PUBP, 1996, p. 321.

[51] Ibid.

[52] Ibid.

[53] Paul Valéry, Cahiers, V, p. 864. Cité par Robert Pickering, op. cit., p. 322.

[54] Pierre Cassou-Noguès, Les démons de Gödel – Logique et folie, Seuil, 2007, p. 117.

[55] Paul Valéry, Cahiers, XIX, p. 645.

[56] Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit., p. 13.

[57] Paul Valéry, Cahiers, XIX, p. 672. Cité par Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit., p. 103. Cette citation des Cahiers date de 1936. Elle est donc postérieure au premier formalisme de Valéry, placé sous le signe de la mathématique pure. Sa recherche s’oriente davantage vers les concepts physiques, notamment vers la thermodynamique, à partir de 1900, comme on le verra en deuxième partie.

[58] Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit., p. 103. L’Homo, par opposition à l’Ego singulier, désigne l’Homme en général.

[59] Paul Valéry, Cahiers, XXV, p. 341. Cité par Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit.

[60] Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit., p. 104n.

[61] Ibid., p. 105.

[62] Paul Valéry, Cahiers, XX, p. 204. Cité par Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit., p. 105.

[63] Nicole Celeyrette-Pietri, ibid.

[64] Pierre Cassou-Noguès, op. cit., p. 118.

[65] Ibid., p. 119.

[66] Paul Valéry, Cahiers, I, p. 384.

[67] Pierre Cassou-Noguès, op. cit.

[68] Ibid., p. 120.

[69] Ibid.

[70] Kurt Gödel, Collected Works, éd. S. Feferman, J. Dawson et al., Oxford, Clarendon Press, 1934 (Postscript 1964), t.1, p. 370. Cité et traduit de l’anglais par Pierre Cassou-Noguès, op. cit., p. 120.

[71] Pierre Cassou-Noguès, op. cit.

[72] Voir infra, p. 7.

[73] Pierre Cassou-Noguès, op. cit., p. 122.

[74] Paul Valéry, Cahiers, XVI, p. 571. Cité par Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit., p. 108.

[75] Nous soulignons.

[76] Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit., p.108-109.

[77] Ibid., p. 109

[78] Michel Jarrety, op. cit., p. 419.

[79] Paul Valéry, Cahiers, II, p. 517. Cité par Michel Jarrety, ibid.

[80] Michel Jarrety, ibid.

[81] Mais le Système de Valéry, informé par sa poétique qui l’informe en retour, peut-il s’excepter de la circularité uniquement parce que le cerveau s’enracine dans le « Moi-corps » [[Voir Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit., p. 102.

[82] L’expression de quantité référée est à mettre au crédit de Nicole Celeyrette-Pietri (Ibid.). On retrouve ici la problématique de la fiducia : les représentations du Système exigent, pour fonder leur valeur, échapper à l’inflation, leur conversion possible, et immédiate, en fonctionnement corporel, comme l’échange monétaire doit être garanti « moyennant échange final contre valeur-or », Paul Valéry, Cahiers, XXII, p. 879. Cité par Michel Jarrety dans la section « La monnaie du puissant esprit » à laquelle nous renvoyons, op. cit., p. 85.

[83] Les limites de l’analytique justifient pour Platon le recours au dialegesthai, à la dialectique. C’est cette clôture qui confine chez lui la mathématique au rang de simple technè.

[84] Voir Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit., p. 22.

[85] Paul Valéry, Cahiers, I, p. 896. Cité par Nicole Celeyrette-Pietri, op . cit.

[86] Nous rappelons à ce propos à la citation de Michel Jarrety figurant qui définit le nominalisme de Valéry comme la « conscience aiguë de l’inadéquation que les mots maintiennent avec le monde qu’ils ont charge de dire, comme avec la pensée, en raison tout ensemble de l’antériorité et de l’extériorité dont ils se trouvent marqués », Michel Jarrety, op. cit., p. 22.

[87] Paul Valéry, Cahiers, XVIII, p. 303. La citation date de 1935.

[88] Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit., p. 55.

[89] Le lien entre la notion d’énergie et celle de fini est signalé par Valéry dans une des dernières notations des Cahiers : « Mon premier essai psi (de psychologie ?) fut une idée du fini. Qui devint un point de vue énergétique. », Paul Valéry, Cahiers, XXIX, p. 911.

[90] Paul Valéry, Cahiers, II, p. 663. Le passage est précédé d’une condamnation de la philosophie « dont les inventions explicatives sont plus qu’à moitié des déductions naïves inutiles, vaines – ou bien la simple nomination des difficultés elles mêmes. »

[91] Voir Pierre Cassou-Noguès, op. cit., p. 118.

[92] Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit., p. 56.

[93] Ibid., p. 71.

[94] Paul Valéry, Cahiers, XXVI, p. 826. Cité par Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit., p. 115.

[95] Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit., p. 115.

[96] Paul Valéry, Cahiers, X, p. 393. Cité par Judith Robinson-Valéry, op. cit., p. 65. Il convient de remarquer que le cycle, comme mesure d’observation, modifie l’appréciation que l’on porte sur la partie. Ce passage met l’accent sur ce point : « Il en résulte que suivant que l’on considère les choses dans un de ces cycles, pendant le cycle, ou bien que l’on envisage la suite sans égard à cette division, à ce pas des choses, – les résultats sont très différents. »

[97] Ce parallèle que nous proposons n’est pas, à notre connaissance, présent chez Valéry lui-même. Il n’est pas non plus superposable : la dianoïa ne correspond pas au stade gazeux, le pneuma au stade liquide et le graphein au stade physique. C’est une analogie métaphorique.

[98] Nicole Celeyrette-Pietri, op. cit., p. 58.

[99] « Enfin la théorie des interventions cad des transformations de l’énergie d’un système commandées par un système énergétiquement extérieur au précédent – est inexistante… ». Paul Valéry, Cahiers, III, p. 768.