Editorial

Cette quatorzième livraison de la revue Epistémocritique est placée sous le signe de la greffe, métaphore que savants et écrivains ont mobilisée de façon massive pour figurer l’opération leur permettant de féconder leur propre domaine par des apports étrangers. Si les tensions entre les sciences et les lettres ont fait l’objet de dramatisations diverses, il n’en reste pas moins que les idées et les représentations n’ont jamais cessé de circuler d’un domaine à l’autre, de percoler d’un discours dans l’autre, selon des modalités aussi diverses que variables. Si elles existent donc bien comme des entités séparées, à travers des pratiques et des institutions, la navigation entre sciences et littérature reste toujours possible : la culture littéraire peut être utilisée comme véhicule du savoir et les savoirs peuvent féconder le terreau de la culture. En témoignent les œuvres et les réflexions de nombreux écrivains dans lesquelles on trouve la trace d’une imbrication active entre les savoirs et la fiction. De ces interactions, les schémas dualistes parviennent cependant mal à rendre compte, car ils ne tiennent pas compte de la complexité des rapports entre les deux domaines, négligeant par exemple le fait que les divisions en domaines culturels ne recouvrent que partiellement les partages disciplinaires, que certains savoirs possèdent un mode d’existence transdisciplinaire (par exemple, il existe un « savoir de la vie » qui dépasse les frontières de la biologie) et que l’émergence de nouveaux savoirs peut à certaines époques engendrer de nouveaux modèles d’interdisciplinarité (c’est le cas par exemple de l’écologie). De même, le paradigme à l’intérieur duquel se négocient les rapports sciences/littérature peut être plus ou moins « mathématisé », plus ou moins « narrativisé», et susciter des résistances plus ou moins grandes de part et d’autre. D’où la difficulté d’établir des périodisations strictes dans l’histoire des « deux cultures », qu’il semble plus pertinent d’envisager sous l’angle de la confrontation que dans la perspective d’un « divorce » ou d’une « guerre ». À cet égard, on peut rappeler que « confrontation » a d’abord signifié « partie adjacente de deux propriétés », puis « rapprochement de deux choses en vue de leur comparaison », ce qui constitue une incitation à comparer plutôt qu’à opposer en termes dualistes.
Or la manière la plus heuristique de « confronter » sciences et littérature n’est pas de les opposer à partir d’un tableau de traits respectifs ni de les subsumer sous une notion unificatrice mais bien d’interroger les conditions de possibilité de leur rapprochement. C’est dans cette optique qu’Anne-Gaëlle WEBER propose d’utiliser la métaphore de la greffe comme instrument heuristique pour cerner les différentes formes d’interaction entre sciences et littérature. Comme elle le rappelle en effet, aux XVIIIe et XIXe siècles, la greffe a souvent joué le rôle de point de rencontre, parfois polémique, des discours littéraires et savants. Partant du traitement réservé aux récits de greffe par les savants et les écrivains, elle interroge dans son étude leurs rapports réciproques, leur concurrence possible dans le domaine de la connaissance savante, mais aussi la manière dont se constituent l’une par rapport à l’autre la « connaissance de l’écrivain » et la « connaissance du savant ».
Parmi les innombrables techniques de greffe végétale répertoriées en 1821 par André Thouin, Professeur de Culture au Muséum d’Histoire naturelle de Paris, dans la Monographie des greffes, émergent trois grands types de pratique : la greffe en écusson, la greffe en flûte et la greffe en couronne. La première consiste à insérer dans l’écorce taillée en T d’une branche ou d’un tronc la branche du greffon ainsi qu’une partie de son écorce, taillée en écusson. La seconde revient à évider l’écorce du porte-greffe pour y insérer exactement le greffon. La troisième, qui permet de rajeunir les vieux arbres, repose sur l’introduction, entre l’écorce et le tronc coupé, de jeunes greffons de la même espèce.
La métaphore de la greffe végétale peut être utilisée, jusqu’à un certain point, pour décrire la pratique de l’écriture, littéraire et savante, qui repose sur l’insertion, en son sein, d’un élément « étranger » issu de la sphère opposée ou bien encore, sur l’articulation entre un « fond » littéraire ou savant et une « forme » littéraire ou savante. Mais le mot de greffe désigne encore aujourd’hui aussi bien le geste de l’horticulteur que son résultat. La figure de la greffe pourrait désigner ainsi l’étude critique, nécessairement rétrospective, des modes d’articulation de la science et de la littérature ou du discours scientifique et du discours littéraire, la manière dont ces analyses rétablissent des fractures ou des sutures là où il n’en eut peut-être pas, voire qualifient de « scientifique » ou de « littéraire » ce qui n’apparaîtrait pas nécessairement comme tel aux yeux d’un lecteur ou d’un auditeur contemporain.
La manière dont nous envisageons les rapports entre l’une et l’autre sphères, à partir de corpus littéraires et savants, tient autant à nos propres pratiques et à nos lectures souvent rétrospectives, parfois anachroniques, qu’à l’usage plus ou moins explicite, par les écrivains et les savants, de discours, de thèmes ou de poétiques empruntés à des sciences ou à des littératures. À une greffe poétique se superpose ainsi une greffe critique.
Greffes en écusson
Mais comment expliciter, en termes critiques et poétiques, les trois grands modèles de greffes les plus usités ? Il y a « greffe en écusson » lorsque les études consacrées au rapport entre la science et la littérature procèdent de la mise en évidence de la possible compatibilité des deux sphères, par le biais d’une analyse du contexte historique et culturel de l’élaboration et de la réception des œuvres et des théories, par le biais d’une observation des discours sur la science et la littérature, que ces termes soient ou non avérés. Le tronc ou la tige pourraient alors être la théorie savante ou l’œuvre littéraire tandis que l’écorce serait constituée par les discours des académies, des institutions et des auteurs eux-mêmes sur la science et sur la littérature. Ces approches critiques, à la fois historiques et poétiques, ont à traiter souvent de la « séparation des sciences et de la littérature » supposée caractériser le XIXe siècle et empêcher peu ou prou que ces disciplines ne communiquent. Il ne s’agit pas alors de nier cette séparation mais d’observer, souvent en acte, aux points d’opposition, l’élaboration commune de critères de scientificité et de littérarité. Mesurer l’écart entre l’inévitable réduction d’une époque à une grande tendance et la longue polémique qui a conduit à cette apparente distinction.
Les présupposés sont multiples : il faut partir du principe d’une étrangeté des discours littéraires et savants, donc postuler que l’on peut distinguer « l’écorce » du « tronc » sans négliger pour autant l’importance de l’une ou de l’autre : la suture des écorces est essentielle pour que la greffe prenne. Le discours de la science ou sur la science n’est pas toujours la science, même si certaines disciplines savantes ne peuvent se passer du discours ou du récit ; le discours sur la littérature n’est pas nécessairement la littérature ; et cependant, sans nier la dichotomie établie par Hans Reichenbach entre le contexte de découverte et le contexte de justification[1], on peut considérer que le second peut avoir de l’influence sur le premier, quand il s’agit en tout cas d’observer la réception par les savants ou les écrivains des travaux opérés dans les sphères connexes, voire même l’influence qu’a pu exercer a priori telle théorie ou telle œuvre sur l’élaboration de nouveaux genres littéraires ou de découvertes savantes. D’une certaine manière, les analyses littéraires qui s’inscrivent dans cette pratique de lecture traitent des sources, des influences et des emprunts : elles montrent que ces « échanges » ne laissent en général indemnes ni la sphère de départ ni le domaine d’arrivée. En explorant les relations entre la physique moderne et le roman contemporain, Dilmac BETíœL ne se contente pas de plaider, par analogie, pour la fonction épistémologique de la littérature ; elle montre surtout que les emprunts faits à la physique, une fois retravaillés, sont la pierre de touche d’une réflexion de la littérature sur elle-même. Thomas KLINKERT s’intéresse, dans le même esprit, au double « codage » dont font l’objet les éléments épistémiques que la littérature emprunte à la science : tout en conservant leur signifié littéral qui leur permet de fonctionner au plan cognitif, ces éléments épistémiques remplissent, du fait même de la greffe, une fonction esthétique qui passe par un processus de « recodage». L’auteur montre, à l’exemple de romans d’Adalbert Stifter et de Flaubert, comment l’appropriation de divers savoirs permet aux deux auteurs d’inventer des procédés narratifs qui anticipent des procédés typiques de la littérature expérimentale du XXe siècle.
Les analyses « en écusson » de l’articulation des discours littéraires et savants traitent donc avant toute chose de la possible compatibilité entre discours, logique et pratique littéraires ou savants, sans pour autant nier leur essentielle étrangeté. Or cette compatibilité ne se mesure pas seulement par les textes ou les discours mais aussi à travers les institutions, littéraires ou savantes, qui déterminent la place et le statut respectifs des uns et des autres. En témoigne l’étude de Paul BASTIDE et Treyvis DAVID, consacrée à la persona de l’académicien, dont ils cherchent à cerner la figure à travers le discours de réception d’Édouard Estaunié à l’Académie française : en effet, son double statut de romancier et de scientifique donne à Estaunié un statut ambigu qui reflète la double tension entre science et littérature d’un côté, ingénieurs et professeurs d’universités de l’autre, qui s’est développée en France avec la création et le développement de l’École Normale Supérieure, en opposition avec l’École Polytechnique. Le discours d’Estaunié, ainsi que les réponses qui lui ont été apportées par les Académiciens, témoigne d’une difficulté à concilier les deux statuts d’écrivain et de savant, à une époque où le monde scientifique gagne en importance symbolique.
C’est à partir d’un tout autre point de vue que Marie CAZABAN-MAZEROLLES cherche à mesurer la compatibilité des discours scientifique et littéraire : l’objet qu’elle se donne, la mort, est en effet voué à demeurer réfractaire non seulement à la science, mais aussi au discours et à la pensée, étant l’inconnaissable sur lequel achoppent tous les savoirs. Or dans La Possibilité d’une île (2005), Michel Houellebecq aborde la question dans une perspective darwinienne et naturaliste qui fait apparaître les personnages du roman d’abord comme des corps, en tant qu’exemplaires d’une espèce elle-même resituée au sein du monde animal, et non en tant que personnes ; ce qui a pour effet de nous interroger sur la compatibilité des perspectives scientifique et humaniste sur le vivre et le mourir, tout en faisant de l’auteur un « témoin privilégié d’une mentalité devant la mort » (Gilles Ernst).
Greffes en flûte
De tous les types de greffe, la greffe en flûte est celle qui dissimule le mieux le résultat de la greffe. Elle établit un continuum entre texte littéraire et discours savant. Rétrospectivement, la pratique critique de la « greffe en flûte » est celle qui met en évidence des outils ou des méthodes communs aux pratiques littéraires et savantes, soit pour observer la spécificité de l’usage que fait l’une ou l’autre sphère de ces outils, soit pour mettre en évidence des constantes rationnelles ou imaginaires plus larges qui s’incarnent dans le discours des sciences ou dans celui de la littérature. On peut, comme le fait Bertrand MARQUER, estimer la part de la fiction littéraire dans la nosographie du XIXe siècle et mettre ainsi en lumière le rôle joué par la littérature non seulement dans la diffusion mais également dans la fabrication d’idéologies scientifiques ; on peut également, à la manière de Jean-François CHASSAY, montrer combien la fiction littéraire a pu devancer et influencer les études génétiques dans l’élaboration d’une véritable idéologie scientifique ; on peut encore, comme le fait Caroline de MULDER, montrer le rôle de la littérature populaire dans la diffusion des représentations de l’aliéniste au 19ème siècle, représentations qui anticipent la figure que prendra « le médecin des fous » dans la littérature antialiéniste des années 1880. Mais on peut aussi distinguer soigneusement le rôle de la fiction dans le domaine de la science de la philosophie ou de la littérature, comme le fait Sara TOUIZA dans son analyse des dispositifs fictionnels mis en œuvre par la science. Partant d’un exemple précis, celui de l’expérience de pensée proposée par le mathématicien britannique Alan Turing dans « Computing Machinery and Intelligence » (1950), elle met en évidence l’imaginaire scientifique qui sous-tend la cybernétique, lequel a opéré un déplacement significatif dans notre manière d’appréhender l’humain, le réduisant à sa seule capacité à manipuler des symboles en dehors de toutes matérialité physique.
Ces études critiques de l’articulation possible de la science et de la littérature traitent souvent de ce couple pour l’inscrire dans une histoire plus générale des formes, de la raison ou de la culture. Mais il faut admettre que le couple formé par ces deux disciplines joue, dans la manière dont elles s’opposent et polémiquent entre elles, un rôle fondamental dans l’élaboration d’une histoire de la culture : si l’on admet avec Jean-Marc Lévy-Leblond que l’histoire de l’humanité, dans sa dimension culturelle, « est celle de la séparation de ses divers champs d’activité »[2], alors il est possible que la séparation des sciences et de la littérature, que l’opinion traditionnellement oppose, soit l’archétype même de la constitution de cette histoire. Si l’on admet ce point de vue, il s’agira alors moins d’interroger la compatibilité des discours littéraires et savants (dans leur nature, leur visée ou leur histoire) que d’illustrer leur possible complémentarité, comme l’a fait déjà Gottfried Gabriel en distinguant la connaissance scientifique de la connaissance philosophique et poétique[3].
Or l’un des points sur lesquels se séparent ces deux formes de connaissance est sans doute la dimension critique qui caractérise la littérature dans le regard qu’elle porte sur les sciences qu’elle intègre. Même si elle semble parfois défendre une idéologie, avancer des idées, combattre des préjugés, la littérature n’a pas le plus souvent une fonction démonstrative mais interrogative : plutôt que de donner des réponses, elle pose des questions, son objet étant moins la vérité que la mise en évidence du caractère construit de toute vérité. C’est ce que montre l’étude de Danielle PERROT-CORPET qui s’attache à deux « ruptures épistémologiques » fondamentales dans l’histoire du savoir occidental : celle qui sépare l’épistémè renaissante de l’ge classique puis celle qui sépare l’ge classique de la Modernité. En mettant en regard des œuvres relevant de chacune de ces périodes – Rabelais et Cervantès pour la première, Goethe et Flaubert pour la seconde – elle montre que cette fonction critique est assumée chez les premiers à travers la mise en scène (comique) de la discorde des autorités « savantes » et, plus profondément, de la discordance des discours du « savoir », source d’une suspension sceptique du jugement. Repris au XIXème siècle, dans un contexte de spécialisation croissante des discours savants, ce modèle débouche sur la revendication pour la fiction littéraire d’une légitimité inédite, conquise sur les baudruches des faux savoirs.
Greffes en couronne
Venons en maintenant au dernier type de greffe évoqué, la greffe en couronne, qui insère dans l’entre-deux du tronc savant et l’écorce littéraire, ou vice versa, de nouvelles branches destinées soit à régénérer (du point de vue de l’écriture) l’une ou l’autre sphère, soit à renouveler (du point de vue critique) leur étude. Le critique peut guetter l’adhésion d’un auteur ou d’un écrivain à certains paradigmes savants que viendraient illustrer ses œuvres : il s’agirait alors d’observer la gestation « savante » de nouvelles manières d’écrire ou de raconter, sans nécessairement s’en tenir aux sources ou influences explicites. Le développement des sciences jouerait un rôle manifeste dans l’évolution de la littérature ou dans l’invention de nouvelles littératures. Le critique peut aussi penser un développement commun aux sciences et à la littérature et postuler, comme le fait Christophe SCHINKUS, en étudiant la poésie lettriste d’Isidore Isou, que l’évolution de certains genres littéraires, à condition que l’on s’accorde sur l’idée d’une évolution continue et rationnelle, est exactement analogue à celle de disciplines scientifiques et l’histoire littéraire s’en trouve renouvelée. Relèvent également de la greffe en couronne les études qui, à l’instar de l’article consacré à la poésie lyrique par Amelia GAMONEDA, empruntent aux sciences cognitives ou aux sciences du langage des catégories qui, appliquées à un texte spécifique, font apparaître de nouvelles lectures possibles ou de nouveaux modes d’interprétation. Prenant appui sur les travaux de Stanislas Dehaene consacrés aux « neurones de la lecture », Amelia GAMONEDA propose une réévaluation des mécanismes de production du sens mis en jeu par la lecture poétique, qu’elle fonde sur la distinction entre deux voies de lecture (phonologique et lexicale) respectivement liées à deux types spécifiques d’activité cérébrale : la reconnaissance visuelle des lettres, l’attribution respective du son et du sens. La greffe entre psychologie neuroscognitive et analyse linguistique permet ainsi de faire émerger une conception du langage poétique comme « séduction » du sens et des sens. Par là, son étude témoigne du fait que les écrivains, comme les critiques, sont loin d’appliquer mécaniquement des schématismes issus d’un autre domaine, mais qu’ils peuvent aussi recourir à la science dans un souci de modélisation visant à « régénérer » leur discipline.
Les articles ici rassemblés offrent un vaste panorama de la manière dont peut s’entendre et se pratiquer l’analyse des rapports entre la science et la littérature[4]. Par delà la simple étude des sources savantes réécrites dans le texte littéraire, les recherches littéraires, en la matière, visent soit à interroger l’élaboration ou l’usage particulier d’outils communs, soit à mettre en évidence la possibilité d’une fonction épistémologique de la littérature qui ne concurrence pas la science, soit à penser la spécificité du rôle joué par la littérature dans une histoire de la culture ou dans la construction d’imaginaires culturels. Mais ces recherches, à vertu réflexive toujours, peuvent aussi consister à appliquer aux ouvrages littéraires des outils d’analyse savants qui, une fois appropriés et « traduits », peuvent permettre de repenser l’histoire de la littérature elle-même, voire sa « nature ».
De telles approches courent sans doute le risque d’être lues comme des tentatives pour nier la différence de nature et de visée entre science et littérature ; on peut aussi leur reprocher de viser à inféoder la science à la littérature et la littérature à la science, dans le but plus ou moins avoué de justifier l’utilité de la littérature par la comparaison avec la science[5]. Ce serait oublier le sens même de la métaphore de la greffe : la pratique et la description savante de la greffe, dès le XVIIe siècle et au XXe siècle encore, s’accompagnent nécessairement d’une interrogation sur la nature du résultat obtenu : l’opération transforme-telle ou non fondamentalement l’arbre ou l’animal greffé ? Le propre des recherches consacrées à l’articulation des sphères littéraires et savantes est de s’interroger sur leur propre nature et sur leur propre visée et de tâcher de mesurer, sans pouvoir le réduire, l’écart qui existe entre les catégories contemporaines de « science » et de « littérature » dont use le critique, et leurs acceptions dans les textes dont il traite.
 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIV

 

[1] Hans Reichenbach, Experience and Prediction. An Analysis of the Foundations and the Structure of Knowledge, Chicago, Chicago University Press, 1938, p. 6-7.
[2] Jean-Marc Lévy-Leblond, La Science n’est pas l’art. Brèves rencontres, Paris, Hermann, 2010, p. 7.
[3] Gottfried Gabriel, Zwischen Logik und Literatur. Erkenntnisformen von Dichtung, Philosophie und Wissenschaft, Stuttgart, J. B. Metzlersche Verlag, 1991, p. 202-223.
[4] La plupart de ces textes émanent de cinq ateliers consacrés à « Sciences et littératures I : questions de méthode », organisés par Laurence Dahan-Gaida et Anne-Gaëlle Weber dans le cadre du Congrès de juillet 2013 de l’ Association Internationale de Littérature Comparée, organisé à l’université de Paris IV-Sorbonne.
[5] Jean-Marc Lévy-Leblond, op. cit., p. 8.
 

 




Variations autour de la greffe : science et littérature aux XIXe et XXe siècles

La greffe, entendue à la fois comme l’opération de greffe et son résultat, n’est ni l’hybride, ni le monstre. Dans la Physiologie végétale, en 1832, Auguste-Pyrame de Candolle tente de distinguer les « espèces » des « variations » et, pour ce faire, passe en revue les moyens de reproduction, naturels ou artificiels, des plantes. L’hybridité est, selon lui, le résultat de la fécondation d’une plante par une autre ; le physiologiste y voit la preuve de l’existence d’un sexe des plantes. Il juge toutefois la définition originelle du phénomène, donnée par Linné, tributaire de beaucoup d’analogies et de peu de raison ; le naturaliste suédois aurait déduit de la simple ressemblance de plantes contiguës l’existence d’hybridités qui n’étaient que des variations[1]. Des déformations, qui ne doivent pas être confondues avec les monstruosités, de Candolle écrit qu’« elles sont le produit des circonstances extérieures », là où les « monstruosités tiennent au principe même de la reproduction »[2]. Viennent ensuite les cas de « dégénérescences » dérivés de l’idée de « métamorphose » défendue par Goethe, et ceux des soudures de tissu cellulaire parmi lesquelles figurent les greffes[3].
 
Si les soudures sont observées et reproduites parfois par les savants, les préceptes scientifiques à l’origine de la greffe sont encore mal connus dans la première moitié du XIXe siècle. Mais le traitement que les savants réservent à la greffe, destiné à éclairer non seulement la physiologie mais aussi les théories de la génération, est intimement lié à une réflexion sur l’identité ou sur la conformité de nature entre les espèces soudées ainsi qu’à une interrogation sur la nature de l’espèce obtenue. Ce qui n’est pas le cas de l’hybride qui permet, dans une certaine mesure, de se dispenser de tels doutes.
 
Si les pratiques de greffes végétales semblent plus courantes et plus anciennes que les pratiques de greffes animales, il n’en demeure pas moins que les deux, sous la plume des savants, ne se distinguent pas immédiatement : Ferchault de Réaumur dont le Mémoire académique « Sur les diverses reproductions qui se font dans les Ecrevisses, les Omars, les Crabes, etc. Et entre autres, sur celles de leurs jambes et de leurs Écailles » de 1712, passe pour être l’un des premiers textes scientifiques à l’origine de l’étude savante des greffes animales, file l’analogie entre les animaux et les plantes, tout en en signalant les limites :
 
Nous n’avons point de nouvelle production dans la nature, qui paraisse plus ressembler à celle qui se fait dans les Ecrevisses, que celle des rejettons que poussent les arbres auprès des branches coupées. Ce qu’elles ont de commun pourrait fournir matière à ceux qui aiment à trouver une grande analogie entre les Plantes et les Animaux. Tout pourtant considéré de près, il y a beaucoup de différence entre ces deux productions. Chaque rejetton est lui-même une Plante entière ; et les parties qui renaissent aux Ecrevisses, ne sont que semblables à celles qu’on leur a ôtées […] Enfin outre qu’il est dangereux de se fier aux raisonnements fondés sur une analogie (car on peut trouver de l’analogie par-tout), c’est que la formation d’une partie capable de mouvements volontaires, est encore plus difficile à concevoir que celles des Plantes.[4]
 
Duhamel de Monceau, connu pour ses expériences sur le derme et sur les ergots de coq, publie cependant en 1758 La Physique des arbres, où il entend montrer l’analogie d’espèce nécessaire à la greffe en appliquant à son analyse des plantes les termes de l’anatomie animale ; il étudie ainsi le derme, le tissu cellulaire, les mains, etc… Et en 1863 encore, Paul Bert, dans sa thèse de médecine intitulée De la Greffe animale, consacre son introduction aux différences entre greffe animale et greffe végétale, comme si le problème, résolu en apparence pour les savants, était encore loin de l’être pour leurs lecteurs ; Paul Bert affirme (comme Claude Bernard en 1872) que les unes et les autres diffèrent essentiellement en ce que la greffe animale ne transforme pas, d’un point de vue physiologique, le sujet. La thèse de Paul Bert se présente explicitement comme une tentative pour faire de la greffe un sujet scientifique ; son originalité dépend moins de l’objet, historiquement avéré, que du traitement savant qui lui est réservé. De la même manière, les affirmations répétées des savants, depuis le début du XVIIIe siècle, témoignent à la fois d’un effort pour définir un corps de doctrine, et des résistances auxquelles une telle entreprise se heurte.
 
Ces résistances sont de deux ordres, comme en témoigne de nouveau la Physiologie végétale de de Candolle. Dans son étude physiologique, le savant procède en effet par la description théorique des constituants des végétaux et par le rejet systématique des récits ou des témoignages qui viendraient démentir les principes de l’identité de nature ou de l’analogie de fonctionnement des espèces greffées :
 
Tout ce que les anciens ont écrit sur les greffes hétérogènes ne s’est donc point vérifié, quoique les procédés de greffes se soient perfectionnés et multipliés ; tout ce que quelques modernes ont affirmé dans ce sens paraît également faux. Ainsi, les prétendues greffes du rosier sur le houx pour obtenir des roses vertes, citées par Bomare [ empruntées à Mme de Genlis, Botanique historique et littéraire, 1810] ; celle du jasmin sur l’oranger, par laquelle les jardiniers charlatans prétendent former les jasmins odorans ; celle de l’oranger sur le grenadier à laquelle ils disent devoir l’orange rouge ; celle du laurier-cerise sur le houx commun qui a été présentée à l’Institut de France ; enfin toutes les greffes hétérogènes mentionnées par Palladius dans son poème [De re rustica, 1535] ou par Caylus dans son opuscule sur le rapprochement des végétaux, n’ont jamais pu être répétées par des observateurs exacts ; et tout tend à prouver que ce sont des erreurs ».
 
Il convient donc, pour développer une analyse savante de la greffe, de l’arracher à la fois au domaine des textes anciens et à celui des horticulteurs ou des jardiniers qui, depuis La Quintinie dans l’Instruction pour les jardins fruitiers et potagers de 1715 jusqu’à Caylus dans l’Histoire du rapprochement des végétaux en 1806, se croient autorisés à lui consacrer de nombreux ouvrages.
 
La greffe est, aux XVIIIe et XIXe siècles, le point de rencontre, souvent polémique, des discours pratiques, littéraires et savants ; les oppositions entre ceux qui décrivent avec éloquence les récits de greffe ou réécrivent les récits antiques, ceux qui pratiquent l’opération et ceux qui entendent faire de la greffe un outil au service des théories physiologistes, sont les lieux où s’articulent, pour mieux se définir les uns par rapport aux autres, la pratique horticole, le discours scientifique et le récit littéraire. La période, très large, que l’on pourrait décrire comme celle où les savants entendent arracher la greffe aux discours des jardiniers ou des écrivains pour en faire un objet proprement savant est aussi celle où, en France comme en Europe, se définit la « littérature » comme une pratique et une discipline à part. De cette coïncidence découle l’idée que le traitement savant réservé aux récits de greffe révèlerait la manière dont discours savant et discours littéraire se définissent l’un par rapport à l’autre. Plus exactement, l’analyse des corpus de récits de greffe usités par les savants et les écrivains ne peut se faire sans une réflexion sur l’identité de nature entre les discours des deux sphères, sur leur concurrence possible dans le domaine de la connaissance savante, sur la nature même du mode et du type de connaissance induit par l’usage d’un texte littéraire ou savant. Il s’agit d’observer la manière dont se constituent l’une par rapport à l’autre, non seulement la science et la littérature, mais aussi la « connaissance de l’écrivain » analysée par Jacques Bouveresse[5] et la « connaissance du savant ».
 
L’analogie entre le procédé et le récit de greffe et l’analyse, au sein de ces récits, des articulations entre discours littéraires et savants pourrait n’être qu’arbitraire. L’illusion rétrospective ne peut être évitée dans la mesure même où il s’agit de plaquer sur des discours antiques, modernes puis contemporains une distinction entre « science » et « lettres » qui n’a pas toujours eu cours. Mais la comparaison entre le geste du jardinier et celui de l’écrivain n’est cependant pas nouvelle. Dans l’Art et le Vivant, Jackie Pigeaud analysait les récits de greffes antiques et soulignait déjà l’étrange coïncidence qui voulait que les grands poéticiens se soient aussi préoccupés tout particulièrement d’agriculture et de procédés de greffe[6]. Il n’est pas rare d’observer l’usage, chez les poéticiens modernes et contemporains, de la métaphore de la greffe pour désigner la fabrication et la composition des œuvres littéraires ; ainsi Anna Letitia Barbauld, en 1810, décrit-elle le roman dans « On the Origin and Progress of Novel-Writing » en ces termes : « Fictitious adventures, in one form or other, have made a part of polite literature of every age and nation. These have been grafted upon the actions of their heroes […] »[7]. Davantage encore qu’une coïncidence de principes ou qu’une métaphore, l’« alexandrin greffé » mis au point par les tenants de l’Oulipo illustre la transposition des techniques horticoles dans l’écriture littéraire. Enfin Jacques Derrida consacre en 1972 l’identité entre le geste de l’écriture et celui du greffage en écrivant, dans la Dissémination, qu’« Écrire, c’est greffer »[8].
 
Souligner donc l’analogie entre le geste de l’écriture et celui de la greffe n’a sans doute rien d’original. Mais on peut en observer les rouages en mettant en évidence les présupposés à l’œuvre dans la construction de cette analogie. De même que la pratique de la greffe impose de s’interroger explicitement ou implicitement sur l’identité de nature entre le greffon et le porte-greffe et sur la possibilité d’un changement de nature de l’un ou de l’autre, la pratique de l’écriture et son résultat, saisis de l’intérieur même des récits de greffe et de leur transformation possible en objets de science, sont l’occasion de revenir aussi sur les manières de critiquer et d’étudier les relations entre discours littéraires et savants.
 
L’arbre merveilleux de Pline ou la définition croisée de la science et de la littérature
La greffe en écusson, la plus pratiquée par les jardiniers et horticulteurs qui se livrèrent après la publication de l’ouvrage de La Quintinie en 1715, à une véritable vogue du greffage, consiste à découper dans l’écorce d’un arbre une forme en T pour y insérer un sujet (une branche, une tige, un œil) qu’on aura pris soin d’ôter de son tronc en même temps que l’écorce qui l’entoure, découpée elle en forme d’écusson. Très tôt connue et pratiquée dans l’histoire des greffes, elle eut l’heur d’être illustrée par Pline sous la forme d’un témoignage de l’auteur d’autant plus extraordinaire que ceux-là sont rares dans le cadre des chapitres du livre XVII de l’Histoire naturelle consacrés à la greffe des arbres : « Tot modis insitam arborem vidimus juxta Tiburtes Thulias, omni genere pomorum onustam, alio ramo nucibus, alio baciis, aliunde vite, ficis, piris, punicis, malorumque generibus. Sed huic brevis fuit vita »[9]. L’arbre merveilleux de Pline se veut donc une récapitulation des chapitres consacrés aux diverses méthodes de greffe : il est l’emblème du texte. En lui, l’écriture de la greffe et le résultat de l’opération coïncident.
 
En 1773, la traduction donnée par Poinsinet de l’Histoire naturelle est assortie d’un système de notes où le traducteur compare les récits et les traductions de l’historien latin aux techniques, découvertes et méthodes de son temps. Les chapitres consacrés à la greffe (chapitres 10 à 16 dans cette traduction) s’ouvrent ainsi par la mention liminaire très longue, en note, de deux mémoires contemporains, dont le traducteur signale que « l’un est composé par un spéculateur célèbre, l’autre par un habile praticien agricole »[10]. Le premier n’est autre que l’abbé Pluche qui consacre aux techniques de la greffe un chapitre du Spectacle de la Nature, en 1732 ; le second est Nicolas de Bonnefons, auteur du Jardinier français qui parut en 1651 et fut dix fois réédité jusqu’en 1701 ; pour faire bonne mesure, Poinsinet renvoie également son lecteur à La Maison rustique publiée par Charles Estienne et Jean Liébault et 1578 et rajeunie par Louis Liger sous la forme d’une Nouvelle Maison rustique, treize fois rééditée jusqu’en 1804. Ces ouvrages, certes anciens, sont de véritables succès de librairie et la Nouvelle Maison rustique emprunte beaucoup au Théâtre d’agriculture, véritable encyclopédie du jardinage composée par Olivier de Serres en 1600 et elle-même dix-neuf fois rééditée jusqu’en 1675.
 
En inscrivant, par son système de notes, l’Histoire naturelle de Pline dans le corpus des ouvrages contemporains consacrés au jardinage et, plus spécifiquement, à la greffe, le traducteur montre la nécessité, à la fin du XVIIIe siècle, de tenir compte à la fois d’ouvrages réputés savants et de manuels pratiques destinés aux jardiniers amateurs : la greffe se situe d’emblée au croisement de deux discours et le livre de Pline lui-même prend place dans un double corpus. Inversement, le traducteur permet à son lecteur de se réapproprier l’œuvre de Pline en l’inscrivant a posteriori dans les discours et les pratiques contemporains.
 
Les extraits retenus du Spectacle de la Nature sont d’autant plus intéressants que s’y rejoue, de manière polémique, la tension entre savants et horticulteurs. L’abbé s’inscrit en faux contre certains savants et contre la description de la greffe faite par Virgile dans les Géorgiques. Contre les savants, il affirme que les réussites observées de greffes dites « en approche » démontrent que la circulation de la sève dans les plantes ne se fait pas comme celle du sang dans le corps des animaux[11]. Contre Virgile, il joue de l’expérience, de la raison et de la volonté de ne traiter que de greffes utiles. Certains, affirme-t-il, lui demanderont « si ce Mémoire est bien d’accord avec Virgile […] » : « À cela je réponds que Virgile croyait, comme tous les jardiniers de son temps, qu’il fallait prendre cette précaution, mais l’expérience et la raison en ont fait voir l’inutilité »[12]. Puis, lorsque l’abbé Pluche se livre sans réserve à l’admiration qu’il ressent devant des greffes réussies, il s’empresse d’ajouter qu’il emploie le mot de « merveille » en un sens bien particulier :
 
Par cette merveille, je n’entends pas, par exemple, de faire venir une tête de pommier sur un plane, ou des faines de hêtres sur un châtaignier, ou des poires sur un orme, ou des raisins sur un buisson :
Et steriles platani malos gessere valentes, Castanae fagos, ornusque incanuit albo Flore piri. Georg. 2.
Ce sont là des monstres plutôt que des merveilles, ou du moins n’y ayant dans ces sujets aucun suc convenable aux fruits qu’on en veut tirer, tout ce qu’on ferait venir de la sorte ne serait que forcé, de mauvais suc, et, n’étant bon à rien, ne pourrait être regardé que comme une curiosité stérile. Je ne parle pas non plus de ces agréables bigarrures que quelques curieux recherchent dans leur jardin, comme d’avoir à la fois des abricots, des pêches et des prunes sur un amandier ; des merises, des guignes, des cerises, des griottes et des bigarreaux sur un merisier.[13]
 
Le traitement de la greffe dans le Spectacle de la Nature ainsi que sa reprise dans la traduction de l’Histoire naturelle en 1773 reflètent la persistance d’une véritable « vogue » de la greffe à la fin du XVIIIe siècle et la difficulté d’analyser le phénomène de manière sérieuse et savante. Et les anciens que sont à la fois Pline et Virgile, sans être exclus tout à fait de la sphère de la pratique horticole, sont des inspirations possibles pour cette vogue répandue parmi les jardiniers amateurs. La littérature est là à la fois du côté de la pratique et de celui de la joliesse et de l’inutilité.
 
Les chapitres consacrés à la greffe au livre XVII de l’Histoire naturelle de Pline, ainsi que le livre II des Géorgiques et le De Re rustica de Columelle constituent des sources d’inspiration de tous les traités pratiques ou savants consacrés à la greffe depuis Olivier de Serres jusqu’au professeur de botanique appliquée Lucien Daniel qui, en 1927, livre des Études sur la greffe. Les ouvrages des anciens ont ainsi constitué un véritable répertoire de « greffes extraordinaires » qu’il convient de citer en les rejetant du côté de l’imagination.
 
Cela est particulièrement vrai à partir de la publication en 1755 et 1758 de la Physique des arbresDuhamel de Monceau établit que l’union de deux arbres ne peut se faire que s’il y a une certaine analogie entre le greffon et le porte-greffe et que cette union ne peut produire de nouvelles espèces. Les « Anciens », écrit Duhamel de Monceau, « étonnés du succès de leurs greffes, se sont laissé emporter à leur imagination, qui les a fait tomber dans deux erreurs que je vais combattre »[14]. Et le botaniste énumère un peu plus loin les cas de greffes impossibles :
 
À l’égard des greffes extraordinaires, que l’on vente tant dans presque tous les ouvrages d’Agriculture ; telles que celle du Poirier sur l’Orme, sur l’Erable, sur le Charme, sur le Chêne ; celle de la Vigne sur le Noyer, des Pêchers sur les Saules, etc… Comme celles que j’ai tentées ont toutes péri dans la première ou la seconde année, je suis convaincu que les Auteurs qui les proposent, n’ont parlé que d’après leur imagination.[15]
 
La conclusion de Duhamel est étrange : Pline précisait que l’arbre merveilleux n’avait vécu que peu de temps et rentrait donc dans la catégorie des expériences tentées par le savant ; mais Duhamel, sans tenir compte de ce fait, préfère in fine rejeter l’ensemble de ces « greffes extraordinaires » du côté de l’imagination.
 
La même méfiance s’exprime encore sous la plume du botaniste Louis Noisette, en 1821, dans Le Jardin fruitier : « Il faut se défier de ces miracles de végétation, de ces greffes merveilleuses dont on parle beaucoup et qu’on ne montre jamais ; on ne doit pas y ajouter foi parce que des hommes, d’un grand mérite d’ailleurs, les ont décrites ; mais il faut plutôt s’enquérir si ces savants les avaient faites, et si on n’a pas eu tort de les croire trop longtemps sur parole »[16].
 
Pour de Candolle qui établit en 1832, la règle de l’identité des vaisseaux des bois greffés et celle de l’analogie physiologique, les greffes rejetées par Noisette du côté des « merveilles » de l’imagination sont définitivement des erreurs qui se propagent depuis les récits anciens jusqu’aux manuels d’horticulteurs peu scrupuleux. Les dénégations sans appel des savants montrent qu’il ne va pas de soi que, tout au long du XVIIIe siècle et jusque dans la première moitié du XIXe siècle encore, le public se fie davantage à leurs écrits qu’à ceux des jardiniers ou des écrivains. La greffe est un procédé technique ; elle est aussi un thème littéraire mais elle n’est pas encore un objet scientifique.
 
Certains théoriciens tentent toutefois dans la première moitié du XIXe siècle, d’expliquer l’arbre merveilleux de Pline. Ainsi André Thouin, membre éminent de la section d’agriculture de l’Institut, livre-t-il en 1821, dans son Nouveau Cours complet d’agriculture théorique et pratique, une typologie des greffes au sein de laquelle émerge la description de « la greffe dite des charlatans » : « La greffe dite des charlatans n’est autre chose qu’une plantation à travers le tronc d’un arbre perforé dans sa longueur jusqu’au-dessous de ses racines. On fait descendre dans ce tronc, et jusqu’au fond de la cavité, un ou plusieurs sujets munis de bonnes racines que l’on recouvre de terre riche en humus »[17]. L’illustration d’une telle méthode n’est autre que « le groupe d’arbres que Pline le naturaliste observa dans les jardins de Lucullus, à Tibure »[18]. Antoine Fée à son tour, pharmacien de son état et professeur de botanique à Strasbourg, penche pour la mystification lorsqu’il annote la traduction donnée en 1831 par Ajansson de Grandsagne de l’Histoire naturelle :
 
Le mot de vidimus est ici bien extraordinaire dans la bouche de Pline : et c’est chose pénible pour un commentateur de douter de la véracité de l’auteur qu’il étudie. Une merveille pareille à celle dont parle Pline ressemble aux contes orientaux des Mille et une nuits. En effet, comment concevoir qu’un seul arbre puisse offrir les fruits d’un verger tout entier ; et, quand on a peine à croire à la possibilité d’une seule greffe disgénère [Le terme est emprunté à Thouin qui désigne ainsi deux genres dissemblables], comment admettre la possibilité d’une réunion de greffes d’arbres aussi différents que le sont le figuier et la vigne, le noyer et le grenadier, etc ?[19]
 
L’explication proposée diffère cependant légèrement de la greffe du « charlatan » : Antoine Fée en appelle à la technique de la « greffe-diane », pratiquée en Italie, qui consiste à percer le tronc ébranché d’un oranger vivant, à planter sous ses racines de jeunes sujets et à faire passer les tiges des jeunes pousses dans les perforations du tronc[20].
 
Les greffes extraordinaires, quand elles ne passent pas pour être de purs ornements parfaitement inutiles et donc, aux yeux des savants, inintéressantes, sont donc le lieu de l’expression soit de la pure imagination, soit de la pure illusion. Elles sont la pierre de touche du partage qui se joue entre un savoir pratique, un savoir théorique et un savoir littéraire de la greffe.
 
Les Géorgiques de Virgile ne sont pas en reste d’ailleurs. Les descriptions qui y sont données de greffes hétérogènes sont également interprétées, dès le XVIIIe siècle, comme résultat de la pure imagination du poète, voire même comme directement issues de règles poétiques. Lucien Daniel, dans les Études sur la greffe, en 1927 reprend à son tour ce commentaire et le précise : « Virgile (69-19 avant J.-C.), le plus grand des poètes latins, décrivant les travaux champêtres dans ses Géorgiques, ne pouvait oublier un sujet aussi merveilleux que la greffe. Les greffes hétérogènes de Diophanes lui permirent d’entrer à pleines voiles dans le domaine de la fantaisie. D’ailleurs, suivant les besoins du vers, il crée lui-même des assemblages bizarres »[21]. Reste que Lucien Daniel, après avoir rejeté du côté de l’imagination ou de la poésie les récits les anciens, admet qu’il peut exister en matière de greffes quelques « bizarreries » :
 
Les résultats bizarres de certains greffages ont parfois du rapport avec ceux qu’ont indiqués les Anciens et qui ont été niés par les Modernes. En admettant que les Anciens se soient souvent trompés, qu’ils aient cédé à l’amour du merveilleux, il peut y avoir, dans leurs exagérations mêmes, une part de vérité qu’on aurait tort de négliger. Certains faits se réalisent parfois dans la Nature sans qu’on puisse les reproduire. […] C’est souvent en se plaçant dans des conditions anormales et bizarres qu’on obtient des résultats inattendus, susceptibles d’ouvrir des voies nouvelles au progrès et à la science.[22]
 
Les greffes hétérogènes des récits anciens pourraient donc pénétrer de plein droit dans le domaine des cas « véridiques » et savants, sous couvert que le savant admette des exceptions aux lois fixées et s’intéresse au « bizarre » et à l’« anormal ».
 
Les traductions et commentaires successifs des résultats du greffage décrits par les Anciens montrent que les « progrès » accomplis en matière d’explication savante du phénomène influencent rétrospectivement la manière dont les sources anciennes sont lues et « retravaillées » pour coïncider avec les théories en vigueur. Les botanistes et les physiologistes entendent greffer leurs propres théories sur les textes antiques qui valent attestation de l’ancienneté de la pratique de la greffe et, pour ce faire, entourent de l’écorce de leurs commentaires ces sources indispensables. Pour que la greffe soit possible, il faut, comme pour le greffon et le porte-greffe, que les discours anciens et modernes soient « semblables » ou « analogues », sans relever nécessairement de sphères identiques. La diversité de ces commentaires contemporains, qui va de l’exclusion des textes antiques de la sphère de la science (la pure imagination) à la convergence possible entre les cas exceptionnels observés et les greffes merveilleuses, reflète une histoire des sciences et de la « littérature » pluriversionnelle : la séparation des deux domaines, qui se disent ici en termes d’imagination et de loi physique, est loin d’être acquise et définitive.
 
A contrario, les réceptions variées des textes anciens sont la pierre de touche de la définition commune des discours littéraires et savants : émergent en leur endroit des critères de littérarité et de scientificité multiples. Il pourrait être tentant, alors, de suggérer que l’extrême variabilité de ces critères, saisis sous la plume des savants et des écrivains qui entendent distinguer leurs travaux de ceux de l’autre sphère, montre qu’il n’existe ni « science », ni « littérature » ; que les définitions croisées qu’on en donne sont le signe de l’influence du contexte d’écriture et de réception, toujours variable. Cela serait ignorer d’une part la récurrence du constat de l’« étrangeté » du texte qu’on s’apprête à qualifier de « littéraire » ou de « savant ». Cela serait nier aussi l’une des conditions de possibilité de l’analogie tissée entre les récits de greffe et l’articulation des discours littéraires et savants qui se joue en leur sein : la recherche ou l’élaboration des critères de ressemblance ou d’analogie qui permettent un tel rapprochement et qui ne suppose pas une identité de nature ou d’espèce.
 
Demeure au moins alors l’idée que la « littérature » a d’emblée joué un rôle essentiel dans la définition du discours des sciences et de leur objet : aucun des savants étudiés n’ose se passer de la référence aux écrits antiques : cette référence joue un rôle essentiel, comme si les sphères de la science et de la littérature ne pouvaient se passer de la référence de l’une à l’autre pour mettre à l’épreuve leurs propres limites.
 
La rhinoplastie ou l’histoire croisée de la science et de la littérature
L’équivalent, dans le domaine de la greffe animale, de l’arbre de Pline, est sans doute la rhinoplastie et la cohorte de récits qui témoignent, sinon de sa réussite, du moins de l’ancienneté d’une telle pratique. Mais si, dans le cas de l’arbre de Pline ou des greffes de Virgile, les textes des écrivains latins et les horticulteurs qui cherchent à en reproduire les exploits, se trouvent, au nom des progrès accomplis en matière de physiologie végétale, exclus peu à peu du domaine de la science et relégués soit dans la sphère de la pure imagination, soit dans la sphère poétique, dans celui de la rhinoplastie, les savants désignent d’emblée la forme et le registre littéraires des récits qui en traitent comme autant d’obstacles au développement de la science : il s’agit là d’enlever l’opération et sa description à la littérature, d’en faire la preuve d’une pratique ancestrale et le point de départ, l’origine historique des études savantes de la greffe. En ce sens, la science entend bien s’arracher à la littérature, mais cet arrachement est loin d’être acquis, à en croire les spécialistes de la greffe : ceux-ci soulignent soit les interférences causées par la littérature dans le développement des recherches scientifiques, soit plaident en faveur du développement parallèle d’une histoire littéraire et d’une histoire savante du sujet. Les deux arguments ne sont pas incompatibles.
 
L’exemple des réparations du nez revient sans cesse et très tôt sous la plume des chirurgiens, des historiens des sciences et des physiologistes des XVIIIe et XIXe siècles, comme preuve de la possibilité d’envisager sérieusement, d’un point de vue scientifique, la greffe du tissu animal. La « rhinoplastie » et ses succès sont attestés historiquement et littérairement, à en croire, notamment, Paul Bert en 1863 et tous les savants qui, avant de défendre les théories exposées dans leurs mémoires académiques, retracent toujours invariablement, et en des termes quasi similaires, la litanie des exemples « historiques » de greffes animales. La rhinoplastie est très tôt devenue le premier exemple avéré, le plus ancien, de la possibilité de la greffe animale, encore faut-il que le lecteur, savant ou non, accepte de la prendre au sérieux.
 
La plupart des savants du XIXe siècle se réfèrent à l’ouvrage du médecin italien Giuseppe Baronio, Degli innesti Animali, publié en 1804 et traduit au moins en partie en français pour un compte rendu paru en 1815 dans la Bibliothèque Britannique[23]. Baronio non seulement y retrace les différents formes de greffes animales pratiquées avant 1804 mais également en prouve la véracité en décrivant les résultats des expériences qu’il a menées pour les reproduire. Les premiers chapitres sont, sans surprise, consacrés à la rhinoplastie et Baronio insiste tout particulièrement sur la méthode de Tagliocozzo, exposée dans le De Curtorum Chirurgia per insitionem en 1597, selon laquelle le nez arraché ou coupé est greffé sur le bras avant d’être découpé et replacé sur le visage.
 
Lorsqu’en 1835 le savant J.-F. Palmer édite les œuvres complètes de John Hunter, il ajoute au troisième volume, consacré au Traité du sang, de l’inflammation et des plaies par armes à feu où Hunter, en 1794 prouvait notamment par des expériences de greffes des testicules d’un coq dans le ventre de la bête, après s’être livré dix ans plus tôt à des greffes de dents, la régénération des vaisseaux sanguins, une note plaidant en faveur de la véracité des anciens récits de greffes. John Hunter vient de souligner le caractère extraordinaire des « unions » qui consistent à prélever sur un corps une partie pour la greffer sur un autre corps et de louer Taliacotius qui recommanda de telles opérations ; Palmer commente alors le propos en renvoyant le lecteur à l’ouvrage de Baronio :
 
See also Boronio [sic], Degli innesti Animali, 1804, in which work an account is given of the transference of portions of the integuments from one part of an animal to another with perfect success – experiments, it may be observed, which strongly corroborate the testimony of Fiovaranti, Molinelli, Garengeot, Dionis, Makau, Balfour, Barthélemy, Piedagnel, etc. respecting the reapplication and subsequent growth of parts as the nose, tips of the fingers, lips, and which have been completely severed from the body.
The Rhinoplastic or Taliacotian operation has been revived for late years, and applied with considerable success to cure of several species of disease and deformity.[24]
 
Une telle volonté de réhabilitation savante de la pratique de Tagliacozzo, en 1835, suggère a contrario que la défense assurée déjà par Baronio en 1804, au moment de présenter l’œuvre du médecin de Bologne, n’a pas eu la portée escomptée. Mais Baronio soulignait avec prudence les raisons pour lesquelles les médecins européens, malgré les succès observés, n’avaient pas suivi les conseils de Tagliacozzo :
 
ma incontrandosi in tale opera alcuni difetti, che ributtar sogliono non pochi dal leggerla, e dallo studiarla, quanto le interessanti materie in essa contenute richiederebbero, fu per molti anni dimencata, e cadde per cosi dire in un filosofico disprezzo. E per verità non può negarsi una soverchia prolissità nelle questioni in essa agitate, l’inutile lusso di erudizioni, le frequenti repliche, e la stentata spiegazione delle tavole.[25]
 
La lourdeur de la forme pourrait cependant être corrigée et l’auteur Degli innesti Animali se fait fort d’ébaucher les grandes lignes d’une réécriture qui permettrait au De curtorum chirurgia d’être lu et apprécié à sa juste mesure par ses collègues. Il s’agirait d’inscrire a posteriori l’œuvre dans le cours des théories en cours et de lui appliquer les principes génériques en vigueur :
 
A questa fatica se si aggiungnesse l’altra di riformare tante conclusioni risultanti da falsi dati, come pu troppo ve ne ha là dove il valent’uomo con iscarsi lumi della animastica filosofia de’ suoi tempi, delle fisiche scienze, e della critica, propono, e mal risolve alcune questioni gravissime, allora si verrebbe a presentare al publico un’opera, in cui nient’altro mancherebbe del suo originale, se non che il lusso delle parole, le indifferenti erudizione, e le ripetizioni stucchevoli, e sarebbe per l’opposto conservato tutto il dottrinale, e quanto soddisfare può la ragione, ed il bisogno di chiunque volesse ricorrere a questa fonte, che a cosí­ vasti rapporti colla Chirurgí­a.[26]
 
La forme même de l’ouvrage demande donc à être revue, comme le fond aussi qui devrait être débarrassé en quelque sorte de toutes les marques de la philosophie et de la physique du temps ; il faudrait distinguer la doctrine de sa forme écrite et de la culture dans laquelle elle s’inscrit. Le savant italien distingue ainsi soigneusement ce que l’exposé d’une théorie savante doit à la culture de son temps (pour ne pas dire à la littérature conçue ici comme un art d’écrire) des découvertes savantes elles-mêmes, du corps de doctrine. En d’autres termes, il maintient une frontière entre ce que Hans Reichenbach, en 1938, dans Experience and Prediction, nommait le « context of justification » et le « context of discovery », – ce qui rendait une théorie possible et ce qui la rendait acceptable. Si Baronio reconnaît et déplore l’influence néfaste que peuvent avoir le discours et la littérature sur la juste appréciation savante d’une théorie, il ne confond pas pour autant la science (les expériences menées, les résultats acquis) avec son contexte, même si ce contexte peut manifestement influer sur l’histoire du progrès de la science considérée.
 
Giuseppe Baronio sait que la métamorphose de l’œuvre du XVIe siècle ne suffirait pas ; il lui faut lutter encore contre les réappropriations littéraires de l’ouvrage qui, selon le médecin italien, ont durablement influencé les conditions de sa réception. L’argument développé sera systématiquement repris dans les références faites à la rhinoplastie et largement empruntées à Degli innesti Animali. Après avoir énuméré quelques récits de cas de rhinoplastie réussie selon la méthode de Tagliacozzo, Baronio ajoute :
 
Io non ignoro esservi alcuni che mettono in derisione avvenimenti di questa fatta, i quali portano pur sicu i caratteri di una veracità che non ammette dubiezza. Ma di grazia, chi possono essere mai costoro, se non Poeti, che tutto affettar vogliono di sapere, o certuni, che vogliono limitar le forze della natura alla ristrettezza de loro lumi, e cadono nell’errore di credersi geni tanto fortunati, ai quali abbia la venerenda Natura aperto l’ingresso insino ai piú nascosti penetrali ». L’identité des « Poètes » visés est précisée en note : « É stata messa in ridicolo l’opera di Tagliacozzi da Butler poeta Inglese nel suo celebre poema d’Hudibras, e Voltaire lo seguitò nela traduzione dello stesso poema »[27].
 
L’obstacle majeur à la prise en compte, par le public et par les savants, des progrès accomplis par Tagliocozzo est la réécriture littéraire, satirique et burlesque, qui en a été faite. Et, contre cela, la litanie des faits avérés, qui ont cependant tous les « caractères » de la véracité, ne peut rien. Baronio semble ne s’être guère trompé en ne sous-estimant pas la puissance de la littérature. En 1863 en effet, plus d’un demi-siècle donc après les déclarations du médecin italien, Paul Bert développe dans sa thèse pour le doctorat de médecine les mêmes arguments. Sans doute les emprunte-t-il d’ailleurs à Baronio, qu’il cite à partir du compte rendu fait de son ouvrage dans la Bibliothèque britannique. L’introduction à la partie historique de la thèse annonce clairement l’une des visées de l’ouvrage : « J’espère qu’on me pardonnera les considérations qui précèdent et que j’ai seulement effleurées. Livrés par les exagérations du charlatanisme et de la crédulité publique aux railleries et souvent aux dénégations des hommes de science, pendant longtemps les faits de greffe animale n’ont paru propres qu’à défrayer une curiosité vulgaire, ou tout au plus quelques rares et douteuses applications pratiques »[28]. Le futur médecin répond sans doute à une attente du genre de la thèse mais l’histoire participe aussi d’emblée à la réhabilitation du sujet. Il faut que la récurrence des faits exposés vienne contrebalancer l’ironie avec laquelle des événements contemporains ont pu être accueillis. Figurent alors en bonne place les opérations de rhinoplastie et leurs premières représentations auxquelles est réservé un traitement très particulier :
 
C’est en Sicile et en Italie, où l’on coupait à quantité de gens le nez sous différents prétextes, que prit naissance et cela probablement sans aucune communication avec l’Inde, l’art de la rhinoplastie : c’était la rhinoplastie brachiale, ou, comme on dit aujourd’hui, par la méthode italienne. Les Branca sont les premiers de ces nasifices dont l’histoire ait conservé le nom ; puis vinrent Bojano, Pavone, Margitor, etc., et enfin Gaspard Tagliocozzo, qui, par le nombre de ses opérations et l’importance du livre où il les décrit [De Curtorum Chirurgia per insitionem, 1598], mérita d’être longtemps regardé comme l’inventeur de la méthode : aussi les Bolonais lui élevèrent dans leur amphithéâtre une statue où il était représenté tenant un nez dans sa main.[29]
 
Paul Bert explique ensuite les raisons pour lesquelles les travaux de Tagliocozzo furent si mal reçus en Italie. La première est la forme même du livre : « Mais il s’en fallut de beaucoup que de ce côté des Alpes, les chirurgiens partageassent l’enthousiasme singulièrement hyperbolique des faiseurs de nez d’Italie. Fabrice d’Aquapendente lui-même conseilla de ne jamais accepter une pareille opération ; et les Français, Ambroise Paré en tête, puis Dionis, Chopart, Desault même, furent à peu près unanimes pour la proscrire, tant lui avaient fait de tort les exagérations italiennes ». La seconde, placée en note de bas de page, est le rôle néfaste joué par les hommes de lettres dans la diffusion et la métamorphose littéraire des travaux du chirurgien italien.
 
La note, explicitement désignée comme une digression littéraire, suggère de plus que les obstacles contemporains à la réception savante de la greffe comme objet d’étude savante n’ont guère changé :
 
Condamnée par les hommes de science, la rhinoplastie, qui prêtait au ridicule, fut singulièrement mal traitée des hommes de lettres. Il faut lire dans Hudibras les railleries de Butler, et surtout l’admirable imitation qu’en fit Voltaire, et que je ne puis résister au désir, peu scientifique je l’avoue, de transcrire ici.
Taliacotius,
Grand Esculape d’Étrurie,
Répara tous les nez perdus
Par une nouvelle industrie.
Il vous prenait adroitement
Un morceau du cul d’un pauvre homme,
L’ajustait au nez proprement ;
Enfin il arrivait qu’en somme,
Tout juste à la mort du prêteur,
Tombait le nez de l’emprunteur.
Et souvent dans la même bière
Par justice et par bon accord,
On remettait au gré du mort,
Le nez auprès de son derrière (Dict. phil. Art. Prior, Butler, Swift)
Est-ce sérieusement que Van Helmont (De magn. Vulner. Curat.) [1693] a raconté l’histoire de son citoyen de Bruxelles, qui s’était fait fabriquer le nez avec la peau d’un portefaix, vit au bout de trente mois son nez pâlir, puis tomber le jour même où mourut l’homme-souche qui l’avait fourni ? En tout cas, ce thème burlesque a été repris de nos jours et fort spirituellement développé par un des romanciers les plus aimés du public (Voyez Edm. About, Le Nez d’un notaire).
 
Dans un premier temps, le discours savant du médecin et magnétiseur Van Helmont est mis sur le même plan que le roman publié par Edmont About en 1862 ; tout se passe comme si la greffe du nez, dans le propos de Paul Bert, était d’abord un motif littéraire dont les savants eux-mêmes s’étaient emparés, contribuant en quelque sorte à compléter une histoire littéraire de la greffe.
 
La littérature, comique ou satirique, a précédé et orienté l’histoire des sciences et de leur réception en retardant l’évolution théorique et savante de la pratique de la greffe. La généalogie qui court de Butler à Edmond About, en passant par Voltaire, dessine une histoire littéraire du récit de greffe qui se développe parallèlement à la généalogie savante ébauchée par le médecin dans le corps de son texte ; et la première semble avoir parfois entravé la seconde qui, inversement, a pu venir compléter et renforcer la première.
 
Dans le corps de son texte, et après avoir expliqué rapidement la technique de la greffe du nez, Paul Bert insiste de nouveau sur l’obstacle que la littérature a dressé contre les recherches savantes de l’explication du phénomène, en abordant le cas du médecin Garangeot qui, en 1724, dans un mémoire de l’Académie des sciences, raconta comment il avait vu cicatriser un nez arraché et replacé en son endroit initial : « On sait quelles satires amères, quelles injures accueillirent la publication du cas où Garangeot raconta et vit se cicatriser un nez arraché par la morsure d’un soldat furieux, puis foulé aux pieds dans la boue et finalement nettoyé au vin chaud. Nous ne sommes plus au temps où les humiliations infligées à Garangeot firent reculer Loubet devant la publication d’un fait analogue »[30].
 
La thèse de médecine de Paul Bert a donc pour visée d’arracher le thème de la greffe animale à la littérature satirique et burlesque pour en faire un objet de science ; et cela se fait, dans son texte, par un commentaire historique des raisons pour lesquelles les récits de greffe, avant sa thèse, n’ont pu être pris au sérieux.
 
Le cas de la rhinoplastie fait apparaître deux articulations possibles de la science et de la littérature. Les constats faits par les savants européens dès le début du XIXe siècle de l’influence désastreuse de la forme du De Curtorum Chirurgia sur la portée scientifique de son contenu témoignent de la nécessité, à leurs yeux, de distinguer le discours savant du discours « littéraire ». Les principes de réécriture prônés par Baronio s’inscrivent du moins contre les règles d’écriture des Belles-Lettres, telles que celle de l’érudition. À partir de 1804 au moins, semble acquise l’idée d’une différence de nature entre discours scientifique et discours littéraire. La seconde observation récurrente sous la plume des savants est celle de l’obstacle constitué par les réécritures burlesques de la greffe. Là, la littérature et sa large réception semblent pouvoir influencer l’évolution et le progrès des sciences et interférer dans le cours de leur histoire, ne serait-ce qu’en l’entravant : la pénétration de la greffe « savante » dans le domaine littéraire confirme certes l’intégration des sciences à un champ culturel plus vaste mais déforme aussi durablement leur objet, au point (aux yeux du public) de le leur ôter durablement.
 
L’idée sous-jacente n’est pas que la littérature ait, dans sa visée, concurrencé la science : le traitement comique du motif de la greffe n’a nullement pour ambition d’en exposer les causes physiologiques. En repoussant les exemples littéraires de greffes dans les marges de son texte, Paul Bert à la fois montre la nécessité de se référer à la littérature et la différence de nature qui doit exister entre la greffe « littéraire » et la greffe savante. Les savants semblent admettre l’importance du rôle joué par la littérature dans l’histoire des sciences, du point de vue de la réception, et, dans le même temps, être soucieux de distinguer l’une et l’autre sphères, du point de vue de la conception et de l’écriture. De la même manière, les écrivains peuvent user de théories savantes pour renouveler leur œuvre ou leur pratique sans quitter cependant la sphère de la littérature.
 
Pour régénérer de vieux arbres, on pratique en général la « greffe en couronne » qui consiste à insérer entre le tronc coupé et son écorce de jeunes greffons, souvent de la même espèce que lui ; le résultat de telles greffes ne permet aucune confusion entre le greffon et le greffé : on peut observer toujours la trace du tronc coupé. Cette technique est celle que pratique le « baron Édouard » qui est surpris à la première page des Wahlverwandtschaften à enter de jeunes pousses sur de vieux arbres. Et cela lui vaut la réprobation du vieux jardinier du manoir ; sans doute n’est-il pas anodin que ce geste romanesque inaugural ouvre un roman dont l’intrigue est en apparence une formule chimique et dont Goethe fait notamment le lieu d’une réflexion sur la possibilité de renouer avec un passé sectionné par la Révolution.
 
D’un point de vue esthétique, le roman de 1808 peut être lu aussi comme une nouvelle expérience du poète allemand pour « enter » l’esthétique romantique sur le tronc classique qu’il a redécouvert lors du voyage en Italie : régénérer la littérature romanesque par une réappropriation du discours savant, sans donc rompre avec la littérature. Mais l’interprétation de l’usage par Goethe de la loi des doubles affinités peut pencher également en faveur d’un développement parallèle de l’histoire des sciences et de celle de la littérature et d’une imperméabilité des sphères. Le chapitre IV du roman est le lieu où le baron Édouard explique la théorie des affinités chimiques à son épouse Charlotte qui s’avère préférer le sens « ancien » des affinités humaines et affectives. L’intrigue du roman qui contredit l’idée que les deux couples de héros se reforment suivant la théorie des affinités montre de plus que les « affinités » romanesques sont plus complexes que la loi chimique et que le roman entend moins divulguer une théorie savante que montrer la complexité des rapports et des sentiments humains. En d’autres termes, les Wahlverwandtschaften de Goethe peuvent être lues comme la démonstration du fait que le vocabulaire arraché par la science au langage commun n’en garde pas moins ses acceptions anciennes, aussi valables que les sens nouveaux conférés par la chimie et, surtout, que le détour par les affinités chimiques n’est qu’un leurre qui permet à Goethe de varier l’intrigue amoureuse canonique du roman.
 
Il s’agirait moins alors de faire de la science le moyen de renouveler ou d’infléchir la pratique littéraire (et son histoire) que d’opérer un détour par le discours savant pour revenir au roman : des notions et des lois chimiques ont pu être désignées par des mots qui avaient un sens premier dans le domaine des sentiments humains et qui ne l’ont pas nécessairement perdu. Or ce domaine premier est celui que la littérature et le roman, aussi fictionnels soient-ils, explorent depuis toujours. Il y a là ce que Gunther S. Stent qualifierait de « continuum thématique » (« thematisches Kontinuum ») entre l’histoire naturelle et la littérature[31], ou ce que Gottfried Gabriel préfèrerait analyser comme un « continuum complémentaire »[32] dans le domaine thématique. Mais, dans la mesure où Goethe, dans son roman, semble plaider à la fois pour les interférences possibles et les distinctions entre le savoir romanesque et le savoir chimique, la complémentarité thématique entre les domaines se résout peut-être également en une complémentarité des formes de la connaissance (« Erkenntnisformen »[33]). La littérature ne concurrence pas la science, pas plus que la science ne concurrence la littérature ; mais l’un et l’autre domaine revendiquent en se croisant une sphère de connaissances propre.
 
La tête d’Epistémon ou la complémentarité des discours savants et littéraires
S’il ne s’agit pas de confondre, en matière de récit de greffe, discours littéraire et savant en cherchant à tout prix à prouver leur identité de nature et de visée, si, en la matière, la littérature et la science revendiquent l’accès à la connaissance et à la vérité, il reste à s’interroger sur le mode de connaissance et sur le type de vérité que chacun des deux domaines peut receler. Suffit-il de cantonner la littérature dans la sphère de la morale et de s’interroger alors sur la manière dont elle transmet ce savoir ? Peut-on suggérer que littérature et science qui se définissent en se séparant, détiennent chacune un savoir sur la science et sur la littérature ? Ne jouent-elles pas, de manière croisée, un rôle critique essentiel dans la définition des objets et des connaissances transmises par l’autre sphère ?
 
Examinées à partir du corpus littéraire et savant de la greffe, ces différentes questions reçoivent des réponses parfois étonnantes, voire contradictoires. En 1924, Lucien Daniel ébauche dans son Histoire de la greffe le répertoire des expériences réalisées et mêle sans grande précaution aux hydres de Réaumur, aux récits des rhinoplastes italiens, aux expériences menées sur les ergots de coq de Duhamel de Monceau, de Hunter ou de Baronio, les « poires de Bon Chrestien » empruntées au chapitre LIV du Quart Livre de François Rabelais[34] et l’opération réussie par Saint-Cosme et Saint-Damien dans Légende dorée de Jacques de Voragine.
 
Ces textes, qu’il relèvent de mémoires académiques, de récits hagiographiques ou de fictions, ont tous pour le médecin valeur d’exempla pour l’historique de la pratique de la greffe qu’il retrace ; en ce sens, mettre sur le même plan l’œuvre de Rabelais et les travaux de John Hunter ne va pas de soi. On peut certes supposer que Lucien Daniel, évoquant la vie des saints ou les fictions du XVIe siècle, présuppose que le traitement « littéraire » d’un sujet, même s’il n’est pas immédiatement référentiel, le consacre comme « avéré » au sens où l’écrivain nécessairement s’inspirerait de ce qui est connu à la fois de lui et de son lecteur. Mais le présupposé se heurte au choix de l’exemple d’un « vrai » miracle qui, en tant que tel, doit échapper au jugement de vérité ou de vraisemblance et d’une fausse merveille qui, d’emblée, dans le Quart Livre, est présentée comme telle.
 
Saint Cosme et Saint Damien étaient deux frères arabes qui avaient appris la médecine et étaient capables de guérir toutes les maladies. Après avoir été décapités, ils accomplirent trois miracles. Le dernier raconte que le gardien de l’église que le pape Félix avait fait construire en leur honneur avait une jambe « rongée par un cancer ». Dans son sommeil, les deux saints lui apparurent : ils décidèrent de remplacer sa jambe par celle d’un Maure qui venait d’être enterré et le gardien se réveilla avec une jambe blanche et l’autre noire[35]. Masaccio s’inspira du récit pour peindre l’une des fresques les plus célèbres de San Marco. Le succès artistique de cette greffe ne témoigne en aucun cas de la pratique effective de telles opérations : Voragine ne s’attarde pas, bien entendu, sur les procédés de l’opération ou sur les principes physiologiques qui en justifierait la réussite. La greffe est le support d’une merveille dont la lecture est acte de foi. Cela pourrait signifier, en retour, que les mémoires savants cités par Lucien Daniel relèvent de la même catégorie du merveilleux et doivent échapper à tout jugement de vérité (du moins de la part du lecteur ignorant).
 
La geste de Pantagruel recèle de plus, en dehors du cas bien connu et réel des poires greffées en Touraine, une greffe bien plus extraordinaire. Rabelais, au chapitre XXX du Pantagruel, raconte « comment Épistémon, qui avoit la coupe testée, feut guéry habillement par Panurge. Et des nouvelles des diables, des damnés ». L’opération est dûment décrite sans qu’on s’attarde trop sur les principes qui la justifient : « Adonc nectoya tresbien de beau vin blanc le col, et puis la teste : et y synapiza de pouldre de diamerdis qu’il portoit tousjours en une de ses fasques, après les oignit de je ne sçay quel oignement : et les afusta justement veine contre veine, nerf contre nerf, spondyle contre spondyle, affin qu’il ne feust tortycolly (car telles gens il haissoit de mort) »[36]. Sous la plume du médecin François Rabelais, le récit vaut satire burlesque non du discours savant mais du discours et des pratiques des charlatans que Panurge incarne assez bien. Il ne fait aucun doute, pour l’auteur et pour le lecteur, que cette greffe relève de la fausse merveille ou des mystifications des charlatans.
 
Il n’y a ni dans le Pantagruel, ni dans La Légende dorée, inscription du discours « savant » dans le discours littéraire (si tant est que la séparation de l’un et de l’autre ait du sens) mais bien plutôt, de l’un à l’autre, consécration d’un motif burlesque et drôle sans prétention à la moindre vérité savante. La « tête d’Epistémon » est davantage un cas d’école qui permet à Rabelais d’évoquer la rencontre avec les diables et les démons que l’illustration des progrès médicaux contemporains. Le récit de greffe littéraire, d’emblée, est un texte dont la véracité ou la vraisemblance importe peu ; sa vérité, son sens, tiennent davantage aux hypothèses morales ou ontologiques qu’il désigne ou qu’il formule. La greffe est là un cas d’école et peu importe la vraisemblance ou la possibilité de l’opération.
 
Tel n’est pas le cas des récits de Réaumur lorsqu’il observe la régénération des pattes des crevettes, de Tremblay qui, au XVIIIe siècle, découpe des hydres, de Duhamel qui s’occupe des coqs, de l’allemand Michaelis qui prouve la régénération des nerfs, de l’italien Baronio connu pour ses expérimentations sur les moutons destinées à prouver la régénération des vaisseaux, etc… Et cependant, les discours dans lesquels ces opérations sont relatées témoignent tous de la difficulté encore, dans la première moitié du XIXe siècle, de passer pour vrais, voire de l’inutilité des démarches accomplies pour attester de la véracité de ce qui est raconté.
 
En 1815, dans la Bibliothèque Britannique, un auteur anonyme rend compte à la fois du Degli innesti Animali de Joseph Baronio et d’« Observations qui prouvent la possibilité de réunir des parties entièrement séparées du corps par quelque accident, publiées dans le Journal de médecine et de chirurgie d’Édimbourg par M. Balfour ». Ce même William Balfour figurera, en 1835, dans la liste dressée par l’éditeur des textes de Hunter, des savants dont les travaux ont été définitivement perçus comme vrais après la publication de Degli innesti Animali. Il faut croire qu’il se trompait.
 
Le médecin écossais Balfour aura beau déployer tout un arsenal d’arguments et d’attestations signées à l’appui de la vérité des opérations effectuées par lui ; son récit, aux yeux du public, relèvera au mieux de la pure imagination et, au pire, de la mystification. Il introduit son mémoire par une analogie avec la greffe végétale supposée démontrer la facilité à « imaginer » de telles greffes, leur vraisemblance savante :
 
Il y a bien long-temps, dit l’auteur de ce mémoire, que le succès des greffes végétales avait suggéré à quelques chirurgiens l’idée de rétablir, par une simple juxtaposition, des parties mutilées. Cette pratique a été occasionnellement mise en usage, par un très-petit nombre de gens de l’art. Mais malgré ses succès, tous les autres l’ont tournée en ridicule, et l’ont entièrement dédaignée. Ce qu’on croit impensable, on ne l’essaie point. Cependant cette défiance des pouvoirs de la nature est tout à la fois peu philosophique, et très nuisible dans la pratique, surtout si l’on considère qu’elle est en opposition directe avec des faits dont il est difficile de disputer l’authenticité.[37]
 
Le médecin, le savant, plaide donc, devant l’obstination de son lectorat, pour la vérité de l’invraisemblable, comme pourrait le faire un romancier. Suivent les récits extrêmement circonstanciés de deux cas d’auto-greffe réussis par lui et dûment accompagnés de certificats signés par des témoins. Le premier concerne une expérience réalisée sur l’un de ses enfants : « Il y a environ un an que Mr. Gordon, chirurgien, actuellement établi dans l’Inde, à ce que je crois, étant venu chez moi pour me parler, se retira en fermant brusquement la porte après lui, sans s’apercevoir qu’il y eût personne auprès. Malheureusement, un de mes fils, âgé d’environ quatre ans et demi, qui se divertissait au-dehors, eut la main prise entre les gonds de la porte ». Le second cas concerne un charpentier venu le trouver après un malheureux coup de hache ; le médecin alla chercher le doigt et l’appliqua sur la blessure où il se ressouda ; mais il lui fallut partir à la recherche du charpentier qui avait décidé de renoncer à son doigt lorsqu’il avait essuyé les moqueries de ses collègues sur son bandage[38].
 
Mais les témoignages et les preuves ne suffisent pas, puisque l’auteur du compte rendu, en guise de transition vers le livre italien de Baronio, souligne combien cet ouvrage peut à son tour constituer un argument en faveur de la vérité de la réussite des expériences de Balfour. Tout se passe comme si les auteurs de récits de greffe savaient par avance que de tels textes se situaient d’emblée, pour leurs lecteurs, dans un au-delà ou dans un en-deçà du jugement de vérité : « Ici se termine le mémoire du Dr. Balfour. Il rappelle, comme on le voit, une ancienne pratique connue en Italie dès le XVIe siècle, et probablement depuis bien plus long-temps dans l’Inde. Nous en avons publié en détail les procédés (Bibl. brit., vol. XIII, p. 281-289). Il ne sera peut-être pas inutile d’arrêter encore nos lecteurs sur ce sujet, en leur rappelant un ouvrage moderne qui, quoique publié à Milan dès l’an 1804, paraît être peu connu en France. C’est pourquoi nous allons en rendre compte dans l’article suivant. On a assez long-temps tourné en ridicule la doctrine des greffes animales, ainsi que celle des aërolithes »[39]. Il reste donc à distinguer soigneusement le récit de greffes réussies de la mystification, en montrant que l’impossible, dans le domaine des sciences, est detiné à devenir possible et vrai. Or, les citations, empruntées à Baronio, des expérimentations du physiologiste italien, contribuent plutôt à brouiller les frontières entre l’un et l’autre.
 
Baronio, qui retrace l’histoire des greffes animales pour les mettre à l’épreuve de son art, réserve en effet un sort tout particulier aux opérations sur les ergots de coq menées par Duhamel de Monceau dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et racontées par lui en 1798. Il en confirme les résultats avant de proposer le récit des expériences variées auxquelles lui-même et ses élèves se livrèrent sur la crête des coqs : « Io mi sono provato ad innestare l’ala di canarino sulla cresta di un giovani gallo. Questa prese benissimo, tutte le penne lunghe caddero, e restarono le piccole, le quali crebbero et divennero folte, conservando il bel colore giallagnolo, che sogliono avere le penne de’canarini »[40]. L’un de ses élèves tenta une expérience plus charmante encore : « Desiderarono alcuni d’imparare la maniera di fare simili innesti, e feci ben presto degli scolari, uno da quali riusci ad innestare l’estremità della coda di un piccolo gatto nella cresta di un gallo, che ancora si conserva in gentil modo ondeggiante da un lato »[41]. La forme même du récit, les appréciations esthétiques de l’auteur, mettent davantage en évidence la « joliesse » des monstres obtenus que pour ce qu’elles révèlent de la possible régénération des muscles et des nerfs.
 
Cela est d’autant plus vrai que le savant, dans son texte original, intercale entre les deux récits d’expériences sur le chat et le canari, l’expérimentation de la greffe de deux ergots de coq sur la crête d’un seul et son résultat : le « coq à cornes ». De ce résultat, il fit commerce : « Un mercante Dalmatino fece l’acquisto del mioi gallo bicornuto e di qualche altro, in cui l’innesto era semplice, e dopo aver girato in varie città dello stato Veneto, e della Germania, facendo pompa di tali mostri, passò a Corfu, ove l’arte d’innestare in sì fatta maniera sulla cresta de’ galli non fu creduta naturale. L’opinione si estese per tutta la città, in modo che il mercadante fu obbligato a ritrarsi in Russia, ove li vendette a caro prezzo »[42]. Dans ce cas précis, la pratique médicale permet de fabriquer les outils de la mystification. Existent aussi des cas où la charlatanerie précède et oriente la recherche savante. Baronio rappelle en effet la mystification célèbre et ancienne d’une femme de Florence, nommée Gambacurta, dont la spécialité était de découper la chair de son bras et de la remettre en place pour exhiber ensuite le bras reconstitué, comme par miracle. Le savant conclut en insistant sur l’utilité de ce genre de mystifications, pour la science : « Siccome gli errori degli uomini attentamente considerati ci aprirono ; qualche volta un vasto campo a molte nuove cognizioni, cosi i ciarlatani con quell’ardire, che è loro proprio, ci didero a conoscere, che le piaghe risanan’si da loro medesime »[43]. Le savant se doit donc de comprendre les rouages des fausses merveilles et peut, éventuellement, en fabriquer. Peu importe, finalement, que le public s’y trompe.
 
Que la greffe soit, tout au long du XIXe siècle, l’un des outils privilégiés des exhibitions de « monstruosités » organisées par des mystificateurs n’est pas nouveau. Les choses cependant se compliquent lorsqu’un savant naturaliste se fait lui-même prendre au piège d’une mystification reposant sur la pratique d’une opération de greffe facile, sinon commune. En 1832 fut créé le second bataillon d’infanterie légère en Afrique, le « zéphyr ». Il se composait principalement de jeunes hommes condamnés à de légères peines d’emprisonnement. Très vite, les soldats du zéphyr, basés pour la plupart en Algérie, furent réputés pour leur ruse et leur rouerie. Il semble bien que les savants qui dirigèrent la mission d’expédition française en Algérie, de 1839 à 1842, en furent les victimes. Dans ses heures de loisir, l’un des soldats entreprit de greffer la queue d’un rat sur son museau et de vendre son « rat-à-trompe » au commandant de l’expédition, le fameux zoologue Jean-Baptiste-Geneviève-Marcellin Bory de Saint-Vincent. Séduit par l’idée de la découverte d’une espèce jusque-là inconnue, le savant céda d’abord aux instances du zéphyr avant de se méfier devant la soudaine multiplication des spécimens de rats-à-trompe que d’autres soldats venaient proposer à ses pairs. L’histoire eut un certain retentissement en France et en Europe ; elle y fut racontée et diffusée une première fois par Alexandre Dumas, dans sa relation de voyage en Algérie publiée entre 1848 et 1851, puis une seconde fois par Pierre Larousse qui la relata en 1874, dans l’article « Mystification » du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle.
 
Les deux écrivains en font des récits comiques, accompagnés de commentaires destinés à tirer des leçons de cette mystification. Sous la plume de Dumas, le texte vaut surtout dénonciation de la vanité de savants particuliers et raillerie à l’égard des responsables scientifiques de la commission d’Algérie. L’écrivain qui, par fausse pudeur, ne nomme pas la dupe au moment de raconter le cas des rats-à-trompe, le désigne d’emblée dans la préface de Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis ; après s’être livré à un éloge rhétorique de l’Afrique, « terre des enchantements et des prodiges », il use de l’étrange animal comme d’un argument : « Enfin, n’est-ce pas en Afrique que l’on a découvert, en l’an de grâce 1845, et que l’on a fait reconnaître à la commission scientifique en général, et au colonel Bory de Saint-Vincent en particulier, le fameux rat à trompe dont nous aurons l’honneur de vous entretenir plus tard ? Charmant petit animal, soupçonné par Pline, nié par monsieur Buffon, et retrouvé par les zéphyrs, ces grands explorateurs de l’Algérie »[44].
 
Sous la plume de Pierre Larousse, l’histoire change de forme et y gagne une toute autre ampleur : « Une des plus jolies mystifications est celle dont fut victime un savantissime naturaliste. Nous voulons parler du fameux rat à trompe. Un zouave, pour utiliser les loisirs que le gouvernement lui faisait en Afrique, s’amusait à pratiquer des expériences de rhinoplastie in anima vili. C’est ainsi qu’il greffait sur le museau d’un rat l’appendice caudal dudit rongeur, appendice duquel, au bout de quelques jours, il paraissait avoir été gratifié par dame nature en personne. Un savant ayant eu occasion de contempler ce phénomène dont il n’avait pas le mot, bien entendu, se crut comblé de toutes les bénédictions du ciel à la vue de ce rara avis, qu’il allait avoir la gloire de révéler au monde scientifique. Il le paya fort cher au zouzou, qui se promit bien de faire entrer en pleine voie de prospérité cette nouvelle branche d’industrie. Quelques jours après, il se présenta à notre savant avec un nouveau spécimen de la sous-famille des rats à trompe. Autre achat de la part du savant. Bref, les visites du zouave devinrent si fréquentes que le savant, si savant qu’il fût, dut enfin se douter qu’il y avait quelque chose là-dessous. Hélas ! ses premières informations firent crouler l’édifice d’immortalité qu’il avait entrevu.
 
Assurément, mystifier un savant est chose légitime et même louable en soi, attendu que cela lui fait éprouver pendant quelque temps les plus douces, les plus suaves émotions, à la perspective d’une grande découverte, et que l’illusion compense la déception et au-delà. Que sera-ce donc lorsque l’on pourra mystifier toute une Académie, comme en Angleterre ? C’est assurément le chef d’œuvre du genre »[45].
 
Le plaisir pris par le lexicographe à raconter cette « jolie » histoire est évident : Larousse est en cet endroit autant conteur que savant et encyclopédiste. La morale très ironique qui clôt le récit montre qu’il n’est pas destiné seulement à railler le « savantissime naturaliste » ; la forme de la fable confère au texte une portée générale et universelle. Sont visés les « Académies » et leurs membres. Ainsi se devine la charge polémique du littérateur contre les experts spécialisés de l’Académie, révélatrice de l’opposition entre les littérateurs et les encyclopédistes (deux termes qui peuvent aisément qualifier Larousse) d’un côté, et, de l’autre, les savants qui ont rang dans les Académies et en incarnent les disciplines spécialisées.
 
Il revient en quelque sorte au littérateur, par le biais de la forme littéraire de la farce, de s’inquiéter du devenir des sciences et de leur évolution. Et la littérature gagne là le statut d’un savoir sur les sciences. Elle devient également le véhicule possible d’une vérité générale différente des vérités spécialisées des disciplines savantes. En d’autres termes, la littérature ne concurrence pas nécessairement les sciences, ni n’en infléchit le cours ; elle les critique et devient le lieu d’un savoir complémentaire qui ne saurait se confondre avec celui des savants spécialisés, pas plus que le discours littéraire, nettement désigné ici par l’emprunt au genre de la fable, ne se confond avec le discours savant.
 
L’ironie de l’histoire est que le cas des « rats-à-trompe », avec tout ce qu’il comporte de critique de la science académique, de mise en évidence de l’ignorance des savants, devient, sous la plume d’un romancier cette fois, l’ultime étape des progrès savants accomplis en matière de greffe animale. En 1896, Herbert G. Wells dans The Island of Doctor Moreau place dans la bouche du docteur Moreau une liste des essais « attestés » promettant, par la vivisection, l’amélioration des espèces animales :
 
I am only beginning. Those are trivial cases of alteration. Surgery can do better things than that. There is building up as well as breaking down and changing. You have heard, perhaps, of a common surgical operation resorted in cases where the nose has been destroyed: a flap of skin is cut from the forehead, turned down on the nose, and heals in the new position. This is a kind of grafting in a new position of part of an animal upon itself. Grafting of freshly obtained material from another animal is also possible, – the case of teeth, for example. The grafting of skin and bone is done to facilitate healing : the surgeon places in the middle of the wound pieces of skin snipped from another animal, or fragments of bone from a victim freshly killed. Hunter’s cock-spurpossibly you have heard of thatflourished on the bull’s neck; and the rhinoceros rats of the Algerian zouaves are also to be thought of [46]
 
Directement empruntée aux histoires de la greffe animale retracées par les savants et les naturalistes, l’énumération n’a d’original que la mention des rats-à-trompe des zouaves d’Afrique qui, en elle-même, constitue un ultime renversement. Certes, dans le cadre d’un roman qui doit échapper au jugement de vérité et suspendre l’incrédulité de son lecteur, il n’est peut-être guère étonnant de voir se mêler, en guise d’attestations de la véracité des faits, des exemples de greffes empruntés à l’histoire de la science et le cas d’une greffe réalisée par de simples soldats et racontée par un écrivain. Le récit de voyage de Dumas demeure un récit référentiel et les « rats-à-trompe » sont le résultat d’une greffe aisément réalisable ; ces animaux montrent au moins la facilité de l’opération. Il n’empêche que ce récit est dans le même temps une critique virulente contre des savants. D’une certaine manière, Wells met sur le même plan les travaux des savants reconnus et les trucages de simples mystificateurs et cela pourrait être une façon de se moquer des savants qui deviennent de simples mystificateurs. Mais cela revient à suggérer que les récits savants et les monstres imaginaires ne se confondent que du point de vue de la réception, et non nécessairement du point de vue de leur visée. On pourrait inférer également que, par cette apparente confusion entre cas savants et cas littéraires, le roman se désigne lui-même comme une mystification, abolissant là les frontières entre la fiction qui échappe au jugement de vérité et la mystification qui n’y échappe pas. L’auteur de The Island of Doctor Moreau met en scène le rapport entre fiction, récit savant et vérité et propose de ces trois termes, comme Larousse d’une certaine manière, de multiples articulations : le détour par la science permet en quelque sorte de s’approprier des cas savants qui deviennent « fictionnels » et de défendre peut-être alors une vérité de la fiction qui ne soit pas cependant de même nature que celle du discours scientifique : les greffes de Moreau ne sont pas vraies mais montrent peut-être, d’une manière non propositionnelle, les conséquences ontologiques ou métaphysiques de la confusion possible entre l’animal et l’humain.
 
Plus simplement, le glissement de l’Étude sur les greffes à The Island of Doctor Moreau peut être décrit comme un curieux renversement. Le roman de Wells fournit aussi un exemple de la manière dont la fiction peut composer une histoire des sciences et se poser en son ultime aboutissement : le héros fou de Wells s’inscrit dans la lignée des exemples qu’il cite et son histoire comprend également des cas de greffes. Inversement, du côté des savants tels que Baronio ou Daniel, l’histoire savante de la physiologie animale pouvait trouver son origine dans la littérature qui fournissait des récits de cas aptes à compléter le corpus des greffes. Littérature et science, dans leurs discours, se critiquent et se complètent de nouveau. À moins que l’une et l’autre ne dessinent, par la référence à l’histoire et au discours de la sphère opposée, une histoire plus large, celle de la « culture » où elles ne s’opposent, ni ne se confondent : là compterait moins leur « définition » que leurs multiples articulations. Les deux « cultures » se résoudraient alors en ce que Gottfried Gabriel appelle un « komplementären Pluralismus »[47]
 
En matière d’étude critique des articulations de la science et de la littérature, la méthode de la greffe en écusson consiste à observer l’écorce ou le contexte des œuvres et des théories pour justifier ou faciliter la fusion des bois du porte-greffe et du greffon. Un tel procédé doit nécessairement réfléchir en termes de ressemblance, d’analogie ou d’identité entre les discours greffés. La déconstruction de l’opposition science/littérature, entreprise contre les « deux cultures » de Charles Percy Snow par l’épistémocritique comme le soulignait Laurence Dahan-Gaida en 2001[48], passe à la fois par la prise en compte des analogies de forme et de visée de leurs discours, et par la mise en évidence des effets, sur la science et sur la littérature, de leurs rencontres : il ne s’agit pas d’abolir la frontière entre les sphères, mais d’en observer l’élaboration et de se situer sur cette ligne pour observer les points de convergence et de divergence des deux domaines. Les études, plus historiques, qui se soucient d’étudier l’écart qui peut exister entre le décret de la séparation des sciences (et non des savoirs) et des littératures et sa réalisation effective ont, elles aussi, le souci de montrer que la science et la littérature ont pu être considérées sinon comme utiles du moins comme essentielles à l’évolution de la sphère connexe. De telles approches courent le risque de privilégier tantôt l’écorce, tantôt le tronc ; de confondre le discours et la science et de réduire la seconde à un ensemble non figé et multiple de critères variables en fonction des contextes historiques et culturels, voire même des écrivains et des savants. Elles peuvent aussi « essentialiser » ce qui peut ne pas l’être : la Science et la Littérature. Elles concourent en tout cas à montrer le rôle exemplaire des articulations entre science et littérature dans l’histoire d’une culture ; l’opposition initiale se résout en une complémentarité.
 
Mais ces « deux » essences courent le risque de se confondre, du moins en apparence, de même que le résultat d’une greffe en flûte vise a posteriori à effacer les frontières entre les espèces. D’aucuns renoncent à la définition historique des « sciences » et des « littératures » pour s’intéresser plus particulièrement aux visées et aux formes communes : la mise en évidence d’un usage commun d’outils herméneutiques (le raisonnement et l’intrigue, la métaphore et la loi, l’imitation et la modélisation, l’usage de la fiction) ou l’étude de grandes tendances épistémologiques (l’émergence de la notion de type ou de moyenne, en science comme en littérature) font apparaître autant de points communs aux théories savantes et aux œuvres littéraires et peuvent aller jusqu’à plaider en faveur d’une communauté de visée, voire d’une concurrence en matière de connaissance et de vérité. Mais les études de Gillian Beer, réunies dans Open Fields. Science in cultural Encounter, montrent aussi qu’on ne saurait confondre une grande tendance culturelle (au sens des sciences de l’esprit) et sa réalisation effective dans des discours littéraires et savants.
 
Demeure la greffe en couronne qui, par nature, ne dissimule pas l’identité de nature entre la branche greffée et le tronc. Dans cette perspective, deux solutions sont possibles : maintenir l’inébranlable étrangeté entre « science » et « littérature » et observer la manière dont l’un ou l’autre domaine peut s’emparer d’outils ou d’objets empruntés à son contraire pour se les réapproprier ; suggérer que la littérature peut évoluer grâce aux sciences et inversement, que de nouveaux genres ou de nouveaux registres peuvent naître par exemple de l’usage par les écrivains de termes, de théories ou de sujets savants, formant moins alors des « bigarrures » que des moyens de bouleverser la sphère d’origine[49]. Le présupposé d’une telle greffe critique est que l’on puisse penser la littérature et la science en termes de progrès et/ d’évolution. Et il demande souvent à être explicité et réfléchi.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIV
Téléchargez l’article au format PDF : weber
 


[1] Auguste-Pyrame de Candolle, Physiologie végétale, Paris, Béchet Jeune, 1832, t. II, p. 699.
[2] Ibid., p. 771.
[3] Ibid., resp. p. 778-780 et p. 782-816.
[4] René Antoine Ferchault de Réaumur, « Sur les diverses reproductions qui se font dans les Ecrevisses, les Omars, les Crabes, etc. Et entre autres, sur celles de leurs jambes et de leurs Ecailles », in Histoire de l’Académie Royale des Sciences, Paris, Imprimerie Royale, 1731, p. 235.
[5] Cf. Jacques Bouveresse, La Connaissance de l’écrivain, Paris, Agone, 2008.
[6] Jackie Pigeaud, L’Art et le Vivant, Paris, Gallimard, 1995, p. 192-198.
[7] Anna Letitia Barbauld, « On the Origin and Progress of Novel-Writing”, in The British Novelists; with an Essay, and Prefaces Biographical and Critical by Mrs Barbauld, London, F. C. and J. Rivington, 1810, p. 1-62.
[8] Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 395.
[9] Pline, Histoire naturelle de Pline, traduite en français, Paris, Vve Desaint, 1773, t. VI, p. 130 ; trad. fr. Louis Poinsinet de Sivry, p. 131 : « J’ai vu près des Thulies Tivoliennes un arbre enté de toutes les façons dont j’ai parlé jusqu’ici, et qui portait toutes sortes de fruits : car sur une branche on trouvait des noix, sur une autre des baies, et sur d’autres, des raisons, des figues, des poires, des grenades, et différentes sortes de pommes. Mais cet arbre ne vécut pas longtemps ».
[10] Ibid., p. 115.
[11] Ibid., p. 105.
[12] Ibid., p. 104.
[13] Ibid., p. 108.
[14] Duhamel de Monceau, La Physique des arbres, Paris, H. L. Guérin et L. F. Delatour, 1758, t. II, p. 85.
[15] Ibid., p. 97-98.
[16] Louis Noisette, Le Jardinier français, Paris, Audot, 1821, t. I, p. 15.
[17] André Thouin, Nouveau Cours complet d’agriculture théorique et pratique, Paris, Déterville, 1821, t. VII, p. 510.
[18] Ibid.
[19]Pline, Histoire naturelle de Pline. Traduction nouvelle par M. Ajasson de Grandsagne, Paris, Panckoucke, 1831, t. XI, p. 146.
[20] Ibid.
[21] Lucien Daniel, Études sur la greffe, Rennes, Oberthur, 1927, t. I, p. 21-22.
[22] Ibid., p. 7.
[23] La Bibliothèque britannique (dont le titre complet est Bibliothèque britannique. Extrait des ouvrages anglais, périodiques et autres, des mémoires et Transactions des sociétés et académies de la Grande-Bretagne, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique rédigée à Genève par une société de gens de lettres) est un périodique genevois créé en 1796 ; il prend en 1816 le titre de Bibliothèque universelle. Par les traductions qu’il propose des mémoires anglais, il constitue un outil essentiel pour les savants français notamment qui, en matière de greffe et de médecine, se réfèrent très souvent à lui.
[24] John Hunter, The complete Works of John Hunter, J. F. Palmer ed., London, Longman, 1835, t. III, p. 256.
[25] Giuseppe Baronio, Degli innesti Animali, Milano, Fonderia de Genio, 1804, p. 14 : « Mais, parce qu’on rencontrait dans une telle œuvre quelques défauts, qui non seulement empêchaient de la lire mais aussi de l’étudier autant que le méritaient les vues intéressantes qu’elle contient, elle fut oubliée pendant de nombreuses années et tomba pour ainsi dire dans un mépris philosophique. Et l’on ne peut nier en vérité une prolixité abusive dans les questions traitées, le luxe inutile de l’érudition, les fréquentes répétitions, et l’explication laborieuse des tables ». Nous traduisons.
[26] Ibid., p. 15 : « À cette peine s’ajouterait celle de corriger de nombreuses conclusions résultant de données fausses, comme il y en a souvent là où le brave homme propose, avec les maigres lumières de la philosophie animiste de son temps, des sciences physiques et de la critique, et résout très mal des questions extrêmement graves ; alors se verrait présentée au public une œuvre où rien ne manquerait de l’original, si ce n’est le bavardage, l’érudition inutile et les répétitions fatigantes, et où serait au contraire conservée toute la doctrine et tout ce qui peut satisfaire la raison et le besoin de qui veut recourir à ce fond qui a de si grands rapports avec la Chirurgie ». Nous traduisons.
[27] Ibid., p. 18-19 : « Je n’ignore pas que certains tournent en dérision les événements de cette nature, lesquels portent pourtant les caractères d’une véracité qui n’admet aucun doute. Mais, de grâce, qui sont-ils sinon des Poètes qui affectent de tout savoir, ou d’autres qui veulent enfermer les forces de la nature dans les limites étroites de leurs connaissances, et qui commettent l’erreur de se croire des génies fortunés au point que la Nature vénérée leur aurait ouvert la porte des secrets les plus cachés », « L’œuvre de Tagliacozzo a été tournée en ridicule par le poète anglais Butler, dans son célèbre poème d’Hudibras, et Voltaire l’a suivi dans la traduction du même poème ». Nous traduisons.
[28] Paul Bert, De la Greffe animale, Paris, Martinet, 1863, p. 20.
[29] Ibid., p. 25-26.
[30] Ibid., p. 28.
[31] Gunther S. Stent, « Semantik in Kunst und Naturwissenschaft”, in H. Bachmaier/E. P. Fisher (éd.), Glanz und Elend der zwei Kulturen, Konstanz, 1991, cite par Gottfried Gabriel, « Erkenntnis in Wissenschaft, Philosophie und Dichtung. Argumente für einen komplementären Pluralismus”, in Zwischen Logik und Literatur. Erkenntnisformen von Dichtung, Philosophie und Wissenschaft, Stuttgart, Metzler, 1991, p. 215.
[32] Ibid, p. 215.
[33] Ibid.
[34] François Rabelais, Le Quart Livre [1552], in Œuvres complètes, Mireille Huchon (éd.), Paris, Gallimard, « Pléiade », 1994, p. 665-667.
[35] Cf. Jacques de Voragine, La Légende dorée, trad. fr. Teodor de Wyzewa, Paris, Seuil, 1998, p. 544.
[36] François Rabelais, Pantagruel, in Œuvres complètes, Mireille Huchon (éd.), Paris, Gallimard, « Pléaide », 1994, p. 321-322.
[37] William Balfour, « Observations qui prouvent la possibilité de réunir des parties entièrement séparées du corps par quelque accident, publiées dans le Journal de médecine et de chirurgie d’Édimbourg par M. Balfour », Bibliothèque britannique, t. LIX, Genève, 1815, p. 42-43.
[38] Ibid., p. 55-58.
[39] Ibid., p. 59-60.
[40] Giuseppe Baronio, Degli innesti Animali, op. cit., p. 36. Ce récit est repris dans le compte rendu paru dans la Bibliothèque Britannique, op. cit., p. 64.
[41] Giuseppe Baronio, Degli innesti Animali, op. cit., p. 37. Texte repris, résumé et traduit dans la Bibliothèque britannique, op. cit., p. 64 : « Enfin un de mes élèves a greffé sur la crête d’un coq une portion de la queue d’un petit chat. Elle s’y est fort bien maintenue ondoyant très-joliment d’un côté et de l’autre ».
[42] Giuseppe Baronio, Degli innesti Animali, op. cit., p. 36. Texte repris et traduit dans la Bibliothèque britannique, op. cit., p. 64 : « J’ai réussi à en insérer deux ou trois sur la même crête. J’ai vendu, depuis, ce coq à deux cornes à un marchand de Dalmatie, qui, après l’avoir montré pour de l’argent dans différentes villes des états vénitiens et de l’Allemagne, se rendit à Corfou, où la populace le prit pour un imposteur ou un sorcier, ce qui l’obligea de se retirer en Russie, où il vendit chèrement son coq ».
[43] Giuseppe Baronio, Degli innesti Animali, op. cit., p. 39. Texte repris et traduit dans la Bibliothèque britannique, op. cit., p. 67 : « De même que les erreurs des hommes, quand on a voulu remonter à leur source, ont quelquefois donné lieu à de grandes découvertes, la hardiesse des charlatans nous a aussi fait connaître la facilité avec laquelle les plaies se guérissent souvent d’elles-mêmes, sans le secours de l’art ».
[44] Alexandre Dumas, Le Véloce ou De Cadix à Tunis [1848-1851], Paris, Éditions François Bourin, 1990, p. 20.
[45] Pierre Larousse, « Mystification », Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, t. XI, 1874, p. 756.
[46] Herbert G. Wells, The Island of Doctor Moreau [1896], Bibliotech Press, 2014, p. 64.
[47] Gottfried Gabriel, op. cit., p. 202-204.
[48] Laurence Dahan-Gaida, « L’épistémocritique : problèmes et perspectives », Savoirs et littérature II, Presses universitaires de Franche-Comté, 2001, p. 19-51.
[49] Cf. à ce propos les travaux d’Hugues Marchal et notamment la belle anthologie consacrée au genre de la poésie scientifique qui montre assez bien que ce genre, déclaré mort par la tradition critique, a persisté tout au long du XIXe siècle : Hugues Marchal (dir.), Muses et Ptérodactyles. La poésie de la science de Chénier à Rimbaud, Paris, Seuil, 2014.
 

 




Sens séduits. Aspects neurocognitifs de la lecture poétique

 

L’acte d’écrire demande toujours un « certain sacrifice de l’intellect ». On sait bien, par exemple, que les conditions de la lecture sont incompatibles avec une précision excessive du langage. (Valéry, 12)
 
I. Erreur de lecture et sens séduit[1]
Paul Valéry trouverait peut-être abusif que ses paroles président à ces lignes car, plus que d’un manque de précision du langage, c’est d’une franche erreur de lecture qu’il va être question ici. D’une erreur qui, certes, se veut liée à une qualité poétique et qui concerne la dernière phrase d’un célèbre sonnet du Verlaine symboliste, intitulé « Mon rêve familier » :
 
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.
Car elle me comprend, et mon cœur transparent
Pour elle seule, hélas! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse? Je l’ignore.
Son nom? Je me souviens qu’il est doux et sonore,
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.
 
J’ai eu maintes fois l’occasion de vérifier que la compréhension de ce poème par les lecteurs non francophones – mais possédant une compétence remarquable de la langue française – attribuait à la forme verbale ultime « se sont tues » le sens de « se sont tuées », immédiatement rectifié par un « sont mortes » plus fautif encore, puis, après un temps de réflexion, son rejet au profit du sens exact : « se sont tues »[2]. Cette erreur grossière – en principe – se répétait si systématiquement que le soupçon qu’elle n’était ni si grossière, ni si injustifiée a commencé à se faire jour en moi. De plus, l’erreur des lecteurs non francophones s’accompagnait d’hésitations momentanées de la part des lecteurs francophones lorsqu’on leur demandait de traduire. Mon hypothèse est aujourd’hui que les causes de cette méprise résident dans le poème lui-même plutôt que dans l’ignorance des lecteurs et des traducteurs. Et que ces causes poématiques font de l’erreur le résultat d’une séduction du sens, autrement dit le résultat d’une modification du langage[3] qui rompt l’univocité signifiante du signe « se sont tues ». Plus encore, la signification erronée produite par voie de séduction (« se sont tuées ») – selon laquelle la voix évoquée dans le poème possèderait l’inflexion des voix chères qui sont mortes – n’est pas complètement arbitraire, puisqu’elle se trouve enchaînée à un régime de sens présent tout au long du texte.
 
Avant d’entamer l’approche cognitive de la lecture de cette fin du poème – approche qui abordera les causes possibles de la séduction du sens affectant la dernière forme verbale – il semble pertinent de fournir un cadre pour situer le régime de sens en question, grâce à une brève analyse poétique. Certes, la clé homophonique sur laquelle la célèbre musicalité verlainienne joue dans ce poème est perceptible dès la première écoute : la répétition de « aime » [em] (du verbe « aimer ») s’y entend jusqu’à huit fois, en comptant celles comprises dans « même », « problème » et « blême », et la variante phonique (avec [e]) « et me comprend » (au quatrième vers). De la même façon, l’homophonie entre « m’aime » et « même » nous met sur la piste d’un rêve dans lequel la femme inconnue et amante est une émanation du rêveur, de « soi-même ». La confusion entre sujet et objet d’amour se déploie dans le poème par des compositions d’images exprimant un rapport d’inclusion qui est en même temps compréhension transparente entre les amants (« Car elle me comprend, et mon cœur transparent / Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème »), ou par des coïncidences de caractère spéculaire où les moiteurs d’un visage font écho aux pleurs de l’autre. Pourtant, l’ignorance quant à l’identité de la femme est affirmée dans les deux tercets qui avouent la méconnaissance de son nom et sa seule survivance dans la mémoire comme trace d’un son « doux et sonore ». Et dans ce qui pourrait être – à la fin du poème – évanouissement du rêve dans l’état de veille, il semble ne rester au poète que le son de la voix de cette femme : de nouveau une réminiscence sonore. Deux sons, celui du nom et celui de la voix, qui peuvent peut-être se résumer en un seul : il est possible que cette voix grave et calme ait prononcé son propre nom durant le rêve, le nom désormais oublié. Cette confluence aura aussi une certaine importance au terme des présentes pages.
 
L’explication évidente de l’erreur autour de « se sont tues » repose sur la ressemblance graphique et phonique de son participe avec celui du verbe « tuer » ainsi que sur le contexte fourni par le poème : celui-ci rapproche explicitement le son du nom de la femme de celui des noms de ces êtres exilés de la vie ; il parle de son regard, le comparant à celui des statues, dont les yeux vides attestent l’absence de vie ; et trouve une ressemblance entre le son de la voix de la femme et celui d’autres voix aimées qui se sont tues (définitivement, comprend-on). À l’évidence, « se taire » est ici une métonymie de « mourir ». L’effet poétique de l’erreur de lecture n’est donc pas spectaculaire, et on s’explique intuitivement l’attraction de sens qui se produit entre « se sont tues » et « se sont tuées ». Cependant le problème ici est, non pas la compréhension de la métonymie, mais la franche substitution d’un signifié à un autre, ce qui pourrait être considéré comme l’apogée du processus métonymique – et, du reste, sa destruction.
 
Cette efficace opération de séduction du sens se produit à l’insu de tout processus conscient, et, ainsi, elle « sacrifie pas mal d’intellect » comme le dirait Valéry. Mais elle n’échappe pas pour autant au fonctionnement des processus cognitifs de la lecture. Une analyse détaillée de ceux-ci ratifierait sans doute le fait que l’imperfection lectrice est engendrée par le phénomène poétique lui-même[4].
 
II. Les deux voies de lecture
Selon Stanislas Dehaene (2007) – psychologue neurocognitiviste expérimental et expert dans le domaine de la lecture – deux voies de lecture utilisées par tous coexistent dans le cerveau : celle du sens (lexicale) et celle des sons (phonologique). Toutes deux se déclenchent simultanément et, d’ordinaire, collaborent – chacune étant à elle seule incapable de lire tous les mots d’une langue –, mais s’affrontent également et peuvent connaître des désaccords. La voie lexicale attribue du sens aux mots connus directement depuis les régions de reconnaissance visuelle, et ceci tout particulièrement à ceux dont la prononciation est irrégulière – comme « monsieur » par exemple –, mais elle s’occupe aussi des homophones, si abondants en français : on pourrait dire que cette voie lexicale contourne – dans la lecture silencieuse – la réalisation phonologique interne du mot[5]. La seconde voie, qui opère de manière générale dans la compréhension de la lecture, est la voie phonologique qui reconnaît les sons des mots avant que le cerveau en trouve le sens ; elle opère surtout dans le cas des mots inconnus, auxquels elle attribue une prononciation régularisée[6]. Les deux voies interviennent ensemble, y compris dans la lecture silencieuse, ce que démontre que l’information phonologique déclenche des régions du cerveau comme si la prononciation se produisait réellement (Dehaene, 53). Si la réalisation phonologique est indispensable dans la lecture silencieuse normale, elle l’est plus encore dans le cas de la poésie, et, singulièrement, dans celui de Verlaine ; de manière générale, le symbolisme aspirait à ce que le langage poétique soit de nature musicale ; ainsi, dans le poème qui nous occupe, les qualités de simultanéité sonore propres à la musique sont transmises au langage par le biais d’une simultanéité de signifiants soutenus par une même chaîne de sons : c’est ainsi que fonctionnent en général les homophonies et, en particulier, le rébus (compréhension d’une expression différant de celle qui est identifiable à partir de l’orthographe et qui est basée sur l’homophonie)[7]. Chargé qu’il est d’homophonies, le poème demande, pour être compris à la lecture, que la reconnaissance graphémique accède à l’attribution directe de sens par voie lexicale. Autrement dit : l’insistance homophonique exige une consolidation de la voie lexicale de lecture qui vienne en complément. Et ceci parce que le rébus est contagieux : ainsi, par exemple, après avoir lu avec insistance la seconde strophe « elle me comprend », « elle seule, hélas », « elle seule », l’ouïe perçoit le sens de « elle et moi » dans la séquence graphique « et les moi/teurs de mon front blême ». Le rébus est contagieux, surtout parce que ce « elle et moi » s’inscrit dans le contexte de confusion amoureuse entre voix poétique et femme qui préside aux deux premiers quatrains du sonnet. Aussi, souvent dans la compréhension d’un poème, et en particulier dans celui-ci de Verlaine, les deux voies de lecture entrent en conflit lorsqu’il s’agit d’attribuer le sens, ce qui contribue à les renforcer l’une et l’autre, de manière parallèle : la lecture poétique est ce processus qui tient compte de lectures aux sens divergent et qui en maintient la coexistence. Quant à savoir quelle voie de lecture séduit l’autre, l’indécision est en elle-même source de signifiance poétique.
 
La surveillance que la voie phonologique exerce en permanence sur la voie lexicale est primordiale pour la compréhension poétique de ce poème, et c’est pourquoi elle doit l’être également lorsqu’on tente d’expliquer l’erreur de lecture dans les derniers mots, erreur qui – puisque nous l’avons ici qualifiée de « poétique » – doit être incluse dans le système général de tension lexico-phonologique du poème. Pour vérifier cette hypothèse, il est nécessaire de s’arrêter sur les différentes zones de reconnaissance par lesquelles passe un mot (la reconnaissance visuelle se produit en 50 millisecondes, mais ceci ne signifie pas que tous les processus mentaux de la lecture s’achèvent dans le même temps), et d’analyser dans quelle mesure une erreur a pu se produire dans l’une de ces zones.
 
Il y a dans la région occipito-temporale de notre cerveau une zone visuelle spécialisée dans la reconnaissance des lettres. Il ne semble pas que l’attribution erronée de sens à « se sont tues » ait pour origine une mauvaise reconnaissance de la chaîne graphémique. Il faut néanmoins savoir que, pour être lus, les mots doivent être fixés par le regard ; l’œil esquive ce qui lui est bien connu car il lui faut avancer. Il avance par à-coups tous les deux ou trois dixièmes de seconde, et à chaque saut il ne peut pas identifier plus de dix ou douze lettres – trois à gauche du centre du regard et 7 ou 9 à droite – (Dehaene, 40) : la fin d’un mot – ou celle d’un vers – ne tombe évidemment pas au centre d’un regard. Se peut-il qu’entre les participes « se sont tues » [ty] et « se sont tuées » [tue] l’œil n’ait pas perçu un « é » en trop ? Difficilement, car un « é » a plus de présence visuelle qu’un « e » ; le lecteur français sait en outre qu’un « é » doit être prononcé, tandis que le « e » peut être muet ; et, si cela ne suffisait pas, bien que les verbes auxiliaires soient évités par l’œil dans ses sauts, les lexèmes des participes doivent être fixés par le regard.
 
III. Hypothèse de l’oeil. Morphèmes et bigrammes
À ce même niveau de reconnaissance visuelle des lettres, l’œil émet instantanément certaines hypothèses pour avancer dans la lecture et prêter plus ou moins d’attention aux divers graphèmes. Produites avant tout accès au sens du mot, ces hypothèses peuvent s’avérer erronées. Chaque mot est pour l’œil un arbre composé de lettres, de bigrammes, de syllabes et de morphèmes. Ces niveaux d’analyse s’appuient, comme on le voit, sur différents critères qui ne sont pas explicites à un niveau conscient (Dehaene, 51) : la distinction de morphèmes n’implique aucune garantie de sens ou de réflexion. L’œil trouvera par exemple le même lexème dans « cor » et « décor », alors qu’il est évident que ce n’est pas le cas. À la fin du poème de Verlaine, il se peut que l’œil fasse en partie le bon choix et qu’il se trompe en partie : « tues » comprend une racine verbale + une forme participiale au féminin pluriel et il en va de même pour « tuées ». Aussi l’œil peut-il décider, par une sorte d’abstraction, de séparer dans chaque mot les lettres « t » et « u » des morphèmes terminaux. Évidemment, le texte présente uniquement la forme « tues », mais il se peut que la forme « tuées » s’impose en raison de ce pari morphologique et de son abstraction. Il y a par conséquent lieu de penser que l’œil distingue (à tort ou à raison) des composantes morphologiques, ou plus exactement que les zones cérébrales relatives à la perception visuelle émettent plus rapidement une hypothèse de compréhension morphologique que les zones relatives au langage n’enregistrent la compréhension de sens.
 
Dehaene affirme que pour reconnaître un mot il faut que de multiples systèmes cérébraux se mettent d’accord sur une interprétation univoque de l’entrée visuelle. Le désaccord sur l’interprétation n’a rien d’exceptionnel et il arrive du reste que des mots ayant une graphie très similaire entrent en compétition (80-81). Dans le cas de la confusion entre « se sont tues » et « se sont tuées », la seconde interprétation ajoute un graphème « é » – forme participiale caractéristique des infinitifs réguliers en « -er » – dont il semble improbable que la présence puisse passer inaperçue. Mais la similarité entre les deux formes participiales est beaucoup plus plausible si on l’examine du point de vue des bigrammes, ces unités de reconnaissance visuelle dont l’existence est purement théorique, puisque les neurones censés les reconnaître n’ont pas pu être observés[8]. De telles unités sont composées par des bases de deux lettres (Dehaene, 209), et chaque mot est codifié en plusieurs bigrammes. Il peut donc arriver que des mots distincts (avec des lettres interverties ou manquantes) possèdent un code de bigramme très proche. Il y a entre ces mots une similitude abstraite, qui facilite l’erreur de lecture et le remplacement de l’un par l’autre. Les bigrammes du mot « tues » sont au nombre de six : tu, te, ts, ue, us, es ; « tuées » quant à lui en a dix : tu, té, te, ts, ué, ue, us, ée, és, es. On peut en déduire que les deux mots ont 60 % de bigrammes en commun, ce qui permet de concevoir la possibilité de confusion dans la reconnaissance visuelle et, surtout, la possibilité d’un amorçage.
 
IV. Amorçage et rébus
L’amorçage est un phénomène qui se produit au niveau orthographique comme au niveau phonologique (Dehaene, 56). Il renvoie au fait que l’apparition d’une première chaîne de lettres ou de sons facilite la lecture d’une seconde, car elles partagent un même morphème (bien qu’elles n’aient aucune relation de sens et que ce morphème commun ne soit rien d’autre qu’un pari erroné de notre système de reconnaissance visuelle) (Dehaene, 49). Ainsi, par exemple, « cor » peut amorcer « décor ». Compte tenu de cela, on peut considérer la possibilité d’un amorçage établi sur un morphème erroné (« tu »), commun à « se sont tues » et « se sont tuées ». Bien que la prononciation de « se sont tues » soit déterminée par la rime avec « statues » – qui se trouve deux vers plus haut – et qu’il n’y ait par conséquent aucune possibilité de le lire comme « se sont tuées », l’amorçage est rendu possible par le fait que « tues » est aussi la forme de la deuxième personne du singulier de l’indicatif du verbe « tuer », ce qui renforce le pari de l’œil qui reconnaît un lexème commun entre le participe « tues » et le verbe « tuer ». Il est à signaler toutefois que l’idée de la mort a beau traverser le poème, il ne s’agit pas d’un véritable amorçage car le verbe « tuer » n’y figure pas[9]. Ou alors seulement à l’endroit même où apparaît le verbe « taire ». Ce qui nous fait passer de la notion d’amorçage à celles d’homophonie et de rébus, notions dont la fréquence et l’implication eu égard au sens du poème ont d’ores et déjà été démontrées.
 
Bien que, ainsi que nous l’avons dit, la lecture applique la voie lexicale aux homophones, court-circuitant ainsi la voie phonique, la poésie, et en particulier celle de Verlaine, illustre avec force la concurrence entre l’une et l’autre, concurrence qui est renforcée par la polysémie du poème. Il importe de signaler ici que l’homophonie analysée concerne non seulement le mot « tues » mais aussi toute l’expression verbale qui la contient. Ainsi, le syntagme « se sont tues » devient-il un rébus aux signifiés multiples : en premier lieu, on peut entendre « ce son tue », « tue » étant une véritable forme verbale à la troisième personne dont le sujet est « ce son ». Le sens de « tuer » se superpose ainsi par homophonie au participe de « taire ». Ce rébus éclairci, l’on peut aisément supposer que la lecture erronée résulte de cette véritable homophonie entre « tue » et « tues » et, qu’en réalité, au cours de la lecture silencieuse, on ne prononce à aucun moment le participe du verbe « tuer » : « se sont tuées ».
 
Il faut se demander si cette compréhension du rébus (« ce son tue ») a un sens dans le contexte du poème. Qui ou quoi ce son tue-t-il ? Les deux tercets signalent que la femme se trouve au-delà de la mort, mais que sa voix a l’inflexion de celles qui se sont tues pour toujours. C’est le son de sa voix qui tue et, plus précisément, c’est « ce son tu » de sa voix – nouvel homophone – qui tue. Ainsi se fait jour le second sens du rébus, où le participe retrouve le sens du verbe « taire » : « ce son tu ».
 
Le son tu de sa voix a des pouvoirs mortels, des pouvoirs de séduction capables d’attirer vers la mort, cette région où habite la femme. Qui attire-t-il ? Le premier tercet ne se souvient que du caractère « doux et sonore » du nom de la femme. « Sonore » car il en retient le son. Un son retenu et à la fois oublié – le nom lui-même n’a pas été retenu –, un son tu et à la fois présent et énoncé : « ce son : tu » qui recueille un troisième sens du rébus ; « ce son : tu » est un son qui dit le nom par lequel la femme se serait nommée elle-même. Elle-même et le poète se nommant à travers une deuxième personne à laquelle ils s’adressent et dans laquelle ils se reconnaissent. Mon nom est « tu », aurait dit la femme au poète, et dans la confusion du nom de l’un et de l’autre (du nom et du pronom), se serait exprimée la confusion amoureuse, ou aurait germé ce rêve fréquent et familier dans lequel le poète dissocie de lui-même une amante qui est son double spéculaire[10].
 
Survenu l’oubli du nom, « tu le tu », la confusion amoureuse disparaît, et le rêve aussi : ce qui se tait tue, « ce son tu tue ». Il tue le rêve, il tue l’amour engendré dans le rêve, il les retire avec lui au-delà de la mort, il les fait disparaître.
 
Les divers sens du rébus peuvent ainsi se composer en une série progressive : la voix aimée, comme les voix « qui se sont tues » ont un son qui tue (« ce son tue ») car c’est un son qui s’est tu (« ce son tu ») et dans lequel on n’entend donc plus le son tu (« ce son : tu »). Pour résumer : « ce son tu tu tue »[11].
 
V. Rébus, métaphore et cerveau
La lecture poétique laisse son empreinte sur les processus neurocognitifs de la lecture. Dans le cas du rébus, la lecture poétique – contrairement à la lecture normalisée – désactive l’automatisme de l’attribution de sens qu’institue la voie lexicale pour les homophones, et souligne l’indétermination du sens à laquelle conduit la voie phonique. On peut donc hasarder l’idée que les sens du rébus ne se codifient pas dans le lobe temporal médian, région dont le « rôle est de récupérer au sein d’un lexique sémantique les sens associés à chaque mot » (Dehaene, 155) mais que, s’agissant d’une sélection entre plusieurs sens possibles, l’attribution de sens se produit dans le lobe frontal inférieur. Néanmoins, la question du sens est loin d’être résolue en termes neuronaux : aujourd’hui, on pense que les lobes frontaux et temporaux gauches fonctionnent peut-être comme des « zones de convergence » d’informations provenant de régions du cortex très distantes les unes des autres. À ceci vient s’ajouter le problème de l’alternance de signifiés que le cerveau doit codifier dans le rébus ; l’alternance ou, comme nous l’avons vu, la simultanéité de leur apparition dans un contexte poétique. Tant il est vrai que, dans la lecture – le lecteur de poésie le sait instinctivement –, les processus neurocognitifs opérationnels se voient déséquilibrés et remis en question de manière complexe par le fonctionnement poétique.
 
Comme l’affirme Dehaene, dans la forme commune de la lecture, « en rattachant la forme d’un mot à ses traits sémantiques, les connexions du lobe temporal résolvent le problème des fondements du sens » (158). Le signe linguistique est arbitraire, oui, mais uniquement à l’origine : « Lorsque nous apprenons une langue, cet arbitraire cesse d’exister à nos yeux. […] Chacun des mots écrits s’attache solidement, par le biais de nos connexions cérébrales, aux neurones dispersés qui lui confèrent son sens » (Dehaene, 158). D’une certaine manière, en devenant langage symbolique fixe, le signe arbitraire trouve une représentation neurobiologique et neurochimique dans les connexions du lobe temporal.
 
Mais le véritable casse-tête du cerveau n’est ni le signe ni le symbole fixé, mais plutôt la métaphore, et le fonctionnement poétique en général. Le cerveau doit dénouer les connexions associées au terme qu’exprime la métaphore. Ou envisager un type de connexions alternatives. Dehaene soutient que, lorsqu’il lit un mot, le cerveau réunit une myriade de composants du sens – couleurs, mouvements, interprétation d’intentions, etc. – associés à des territoires distincts (156-158). Et ces composants du sens sont recueillis par des « zones de convergence »[12]. On pourrait supposer que, dans la lecture et la compréhension d’une métaphore, il se produit une sélection inhabituelle des composants du sens, de telle sorte que la zone de convergence est autre, ou simplement que la zone d’attribution est autre, ou qu’elle est double (puisque dans la métaphore le sens non métaphorique du référent premier ne disparaît pas complètement). Ce déplacement d’attribution de sens – avec ses conséquences sur l’ordre cognitif et neuronal – est ce que l’on nomme fonctionnement poétique.
 
La déviation opérée par la métaphore peut être réabsorbée comme normalité par les circuits de câblage neuronal grâce à la plasticité (capacité d’auto-modelage par l’apprentissage) dont est doté le cerveau. Par la répétition, la métaphore peut donc se réinsérer dans un système de signes et dans une cartographie cérébrale créée expressément par et pour elle. Ainsi s’épuisent ses capacités de surprise, ainsi se désactive la capacité poétique d’une métaphore. Le cerveau la domestique en langage connu et, ce faisant, laisse dans ses propres réseaux neuronaux des empreintes qui se déclencheront plus aisément à l’avenir. Mais le cerveau – qui a pour activité essentielle la production d’hypothèses pour comprendre le monde – recherche passionnément les défis. Et c’est justement afin de s’explorer et de se surprendre lui-même que le cerveau humain continue de créer de la poésie.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIV
 
Bibliographie
J. Baudrillard, De la séduction, Paris, Galilée, 1980.
 
S. Dehaene, Les neurones de la lecture, Paris, Odile Jacob, 2007.
 
G. M. Edelman & G. Tononi, Comment la matière devient conscience, Paris, Odile Jacob, 2000.
 
F. Rubia, ¿Qué sabes de tu cerebro?, Madrid, Temas de Hoy, 2006.
 
J. Starobinski, Les mots sous les mots : les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard, 1985.
 
C. Trueba Atienza, « El error poético en Aristóteles », Theoria : Revista del Colegio de Filosofí­a nº 10, Universidad Nacional Autónoma de México, 2000, p. 11-21.
 
P. Valéry, Monsieur Teste, Paris, Gallimard, 1969.
 
P. Verlaine, Poèmes Saturniens, Paris, Armand Colin, 1958.
 


[1] Cet article a été publié en espagnol dans la revue Signa, Madrid, Asociación Espaí±ola de Semiótica, 2014, nº 23, p. 429-442.
[2] En parcourant rapidement les traductions qu’Internet propose du poème, on peut recueillir, aux côtés du correct « que se han callado », les propositions « que se han matado », ou « que se fueron », qui toutes deux reproduisent l’erreur déjà citée. Parmi les traductions publiées sur papier, on retrouve la même variété : par exemple, celle de Manuel Machado pour les éditions Renacimiento (2007) propose : « que se han callado » [« qui se sont tues »]. Alors que celle de Ramón Hervás pour Ediciones 29 (1975) dit : « que se han matado » [« qui se sont tuées »].
[3] Comme l’affirme Baudrillard, « la séduction représente la maîtrise de l’univers symbolique, alors que le pouvoir ne représente que la maîtrise de l’univers réel » (19). La séduction est donc l’imposition d’un langage. Un sens séduit ou erroné comme celui que j’aborde ici serait concerné par un type de fonctionnement des signes décrit en ces termes : « Peut-on imaginer une théorie qui traiterait des signes dans leur attraction séductrice, et non dans leur contraste et leur opposition ? Qui briserait définitivement la spécularité du signe et l’hypothèque du référent ? Et où tout se jouerait entre les termes dans un duel énigmatique et une réversibilité inexorable ? » (Baudrillard, 143).
 
[4] La notion aristotélicienne d’erreur poétique ne coïncide pas avec celle qui est utilisée ici ; en effet, la première est axée sur les processus de mimesis employés par l’art ; ceci dit, les deux erreurs s’avèrent être du même ordre dans le sens où toutes deux sont convaincantes, caractéristique qu’Aristote juge essentielle pour attribuer à l’erreur un caractère poétique. « L’erreur poétique à proprement parler [selon Aristote] provient d’une certaine impéritie ou impuissance dans la manière d’imiter l’objet, qui tient à la force ou au pouvoir de persuasion de l’imitation, ainsi qu’au caractère particulier de l’émotion éveillée chez le lecteur ou le spectateur : le rire dans la comédie, la compassion et la crainte dans la tragédie » (Trueba, 20). On le voit, l’erreur devient poétique pour Aristote dans la mesure où elle est capable de favoriser une émotion quelconque, émotion qui, si l’erreur ne s’était pas produite, aurait été moins intense. Dans le cas qui nous occupe, comprendre « se sont tuées » au lieu de « se sont tues » participerait des erreurs qui intensifient et dramatisent la réception lectrice.
[5] Le choix de la langue française et d’un poème français comme objet d’analyse n’a pas été dicté uniquement par mon expérience d’un cas particulier de compréhension poétique, mais aussi par le fait que le français est une langue éminemment homophonique et, partant, propice à l’observation du fonctionnement de la voie lexicale de lecture.
[6] « La voie directe, qui passe des lettres aux mots et à leur sens, permet de lire la plupart des mots suffisamment fréquents, mais achoppe sur les mots nouveaux, qui ne font pas partie du lexique mental. Inversement, la voie indirecte, qui passe d’abord des lettres aux sons, et, de là, à leur sens, joue un rôle crucial dans l’apprentissage des mots nouveaux, mais elle est inefficace pour les mots irréguliers comme « femme » et les homonymes comme « sot ». Lorsque nous lisons à haute voix, les deux routes conspirent et collaborent l’une avec l’autre » (Dehaene, 70, 160-162).
[7] Il s’agit d’un type de rébus dénué de dessins ou de représentations imagières, composé uniquement de graphèmes et dont l’exemple le plus classique en français est le suivant : nez rond, nez pointu, main = Néron n’est point humain.
[8] Les bigrammes pourraient entretenir une certaine parenté avec les diphones dont parle Saussure dans son hypothèse sur les anagrammes (Starobinski, 1985). Le diphone est un groupe de deux phonèmes en contact, et les anagrammes recueillent la présence de certains diphones disséminés dans un texte pour former un nom ou mot-thème, de telle sorte que leur lecture rompt la linéarité et la consécutivité des signes linguistiques qui composent ledit texte. Ajoutée à la perspective anagrammatique, l’homophonie pourrait peut-être désigner la zone textuelle où lire un mot-thème recteur dans ce poème de Verlaine ; celle-ci serait lisible, non pas dans l’étendue globale du texte, mais dans les diverses couches de quelques rares diphones densifiés sémantiquement par l’homophonie, diphones qui seraient présents dans la série de bigrammes communs que codifient « tues” et tuées”. Pour clarifier ce point, il convient d’aller auparavant au bout de la lecture neurocognitive que je propose, et c’est pourquoi je renvoie le lecteur aux notes 10 et 11 du présent article.
[9] Plus précisément, l’idée de mort qui traverse le texte pourrait justifier l’erreur de compréhension de « tues » à la manière d’un phénomène favorisé par la mémoire priming. La mémoire priming – l’un des 6 types de mémoire existant aujourd’hui pour la neuroscience (Rubia, 2006: 29) – identifie quelque chose comme le résultat d’un contact préalable avec ce quelque chose, qui en l’occurrence pourrait être, non pas un mot (car le verbe « tuer » n’est pas dans le texte), mais le contenu de mort que véhiculent plusieurs termes et segments significatifs des vers. Comprise dans ce sens large – et pas uniquement comme la présentation subliminale, devant l’œil, de morphèmes ou d’images qui plus tard surgiront dans la conscience – la mémoire priming pourrait être considérée comme un instrument d’amorçage très rentable pour la lecture poétique.
[10] Du point de vue de la lecture, il est possible de repérer dans « tues » des bigrammes qui, bien qu’ils ne se prononcent pas, sont interprétés par l’œil comme des phonèmes potentiels. Concrètement, nous intéresse le bigramme « es », dont la prononciation serait [e /e] (en fonction des accents régionaux) dans une séquence graphique éventuelle « tu es ». Sa prononciation serait dans ce cas un homophone du participe « tuées » ; aussi y-a-t-il lieu de dire que la lecture bigrammatique fait surgir de l’intérieur de la séquence « se sont tues » l’affirmation de l’identification – « tu es » venant finalement remplacer l’insistant « elle est » parsemé dans le reste du poème – ainsi que la certitude de leur mort et de la disparition (« tuées »).
[11] Le bigramme « tu » renverrait donc, dans un contexte anagrammatique, à un diphone [ty] où on lirait en surimpression la séquence-thème qui organise tout le poème : « tu tu tue ».
[12] Selon la neurobiologie, il existe des faisceaux de connexions qui forment la substance blanche sous-jacente au cortex frontal et assurent la liaison avec des territoires neuronaux très distants. L’espèce humaine possède un système évolué de connexions transversales qui accroît la communication entre elles et rompt la modularité cérébrale permettant la recombinaison flexible des circuits plus spécifiques : en joignant, combinant, synthétisant les connaissances et en évitant de les fractionner. Les études d’Edelman et Tononi (129-151, 169-185) attribuent à l’activité neuronale dite réentrée un rôle central en matière d’intégration de cartes neuronales, fondamentale dans leur Théorie de la sélection des groupes neuronaux (TNGS) et pilier en termes de création de la conscience. La conscience d’une scène perceptive cohérente (dans laquelle les notions de couleur, de mouvement et de forme proviennent de plusieurs cartes cérébrales spécialisées de notre cerveau) n’est pas le fruit d’une carte coordinatrice supérieure qui mettrait en réseau les autres cartes neuronales impliquées, mais celui d’un processus de réentrée entre les cartes cérébrales, qui établit un synchronisme entre leurs activités et les lie au système mnémonique catégoriel et axiologique en créant un nœud dynamique : « l’aptitude à construire une scène consciente est l’aptitude à construire, en quelques fractions de seconde, un souvenir du présent » (Edelman & Tononi, 132).
 
 

 




La norme et l’écart : étiologie et idéologie au XIXe siècle

Dans son essai sur La Maladie comme métaphore[2], Susan Sontag met en relation le cancer avec la tuberculose telle qu’elle est « vécue » et représentée au XIXe siècle, pour défaire la maladie de son aura fantasmatique, nuisible à la guérison (faire face à une maladie, ce n’est pas affronter ses représentations), et ainsi séparer l’étiologie de l’axiologie : il n’y a pas, et il ne doit pas y avoir de maladie pure ou impure, honteuse ou glorieuse, signe d’une déchéance morale ou conséquence, à l’inverse, d’une haute vertu ; la maladie est un événement faisant partie de la vie, à accepter comme tel pour mieux pouvoir y répondre. Ancrée dans une expérience personnelle, l’analyse résolument optimiste de Susan Sontag n’en dit pas moins la prégnance des représentations dans le domaine pathologique, et leur force néfaste de dramatisation. Même lorsqu’elle est annexée par la pensée médicale, l’étiologie, ou recherche des causes[3], demeure un espace privilégié de déploiement des métaphores : elle s’exporte dans des champs connexes (les causes sociales d’une maladie peuvent se transformer en maladie sociale)[4], et permet de raconter une histoire où la téléologie excède bien souvent, dans ses implications comme dans son champ d’application, la quête d’un pronostic clinique. Sa volonté de restituer une logique qui fasse sens nourrit la pensée analogique (en témoigne, par exemple, le succès du terme de « crise »), et fait de l’étiologie un vecteur privilégié de l’idéologie scientifique.
Parce qu’elle véhicule des normes stigmatisantes, l’idéologie scientifique a surtout été analysée comme l’exemple d’un croisement négatif entre fiction et science. Si cet aspect est central au XIXe siècle, il n’est peut-être pourtant pas le plus massif, en tout cas dans le domaine de la psychiatrie. Il s’agira donc ici de nuancer cette réduction de l’idéologie scientifique à une dénaturation de la science, voire de la littérature, pour montrer ce que l’écart fictionnel a pu apporter à la norme scientifique – en mal comme en bien.
Fonctions littéraires de l’idéologie scientifique
Comprise comme « une croyance qui louche du côté d’une science instituée dont elle reconnaît le prestige et dont elle cherche à imiter le style »[5], l’idéologie scientifique est une forme majeure du croisement entre littérature et science au XIXe siècle, en particulier dans le cas de la médecine. Spécialisé, mais malgré tout familier, le discours médical offrait en effet l’avantage (et la facilité) d’ouvrir à un savoir global sur l’homme (intellectuel, physique et moral) facile à intégrer dans une œuvre de fiction[6]. Bien souvent guidée par des stratégies de légitimation, la transposition littéraire d’une théorie médicale recherche alors moins la restitution d’une vérité scientifique qu’un procédé de dramatisation ou des règles de composition capables de répondre à un « besoin inconscient d’accès direct à la totalité »[7] : l’enjeu est davantage la captation d’une armature théorique (un système) et rhétorique (une démonstration « scientifique ») que la fidélité à son contenu (en témoignent ce que l’on pourrait appeler les « maladies-métaphores », à fort potentiel connotatif ou symbolique, comme la syphilis, la névrose et, bien sûr, l’hystérie)[8]. Dans ce cas de figure, le discours littéraire et le récit étiologique auquel il participe ne se contentent pas de relayer une idéologie scientifique, mais lui donnent en retour les moyens d’exister, en rencontrant ou en confortant un imaginaire. C’est le cas, exemplairement, de la théorie de l’imprégnation (dont Zola se sert, dans l’arbre des Rougon-Macquart, avec l’hérédité) ou encore de la dégénérescence (en particulier à la fin du siècle), auxquelles le discours littéraire donne l’ampleur d’un vaste système idéologique.
De manière générale, ce type de croisement joue au XIXe siècle un rôle actif dans la construction d’un « corps culturalisé » (A. Corbin), corps qui « est une fiction, un ensemble de représentations mentales, une image inconsciente qui s’élabore, se dissout, se reconstruit au fil de l’histoire du sujet, sous la médiation des discours sociaux et des systèmes symboliques »[9]. Ce corps-écran est l’un des lieux où cristallisent les idéologies scientifiques, relais d’une doxa sociale qu’elles contribuent à faire évoluer. La « scientificité » fonctionne alors essentiellement comme un argument d’autorité : elle permet avant tout de valider l’évidence ou de vérifier le connu, par le biais d’une méthode qui constitue la seule innovation d’une démonstration scientifiquement biaisée – que ce biais soit force poétique (le système zolien), ou vision idéologiquement orientée (la littérature moralisante superposant les normes médicale et sociale, la pathologie et la marginalité).
Croisements : aller-retour
Le phénomène ne fonctionne cependant pas à sens unique. Souvent cité, l’exemple de Nordau est particulièrement parlant, dans la mesure où, contrairement à ce qu’il laisse a priori supposer, son ouvrage ne témoigne peut-être pas tant de la mainmise du discours médical sur la littérature que de l’emprise du discours littéraire sur l’étiologie mobilisée. Pour expliquer la dégénérescence venue de la « fin de siècle » française (et d’ailleurs en français dans le texte) Max Nordau emprunte, on le sait, à la rhétorique du pamphlet, et trahit ainsi de manière évidente la dimension idéologique de son argumentation. Dégénérescence s’ouvre ainsi sur une longue anaphore du terme « fin de siècle », qui stigmatise en une série de portraits symptomatiques le « mal » français[10], et donne le ton d’un essai outrancier. Plus généralement le vocabulaire violemment dépréciatif utilisé par l’auteur apparente l’ouvrage aux « Caractères » d’une fin de siècle à laquelle la dégénérescence fournit une unité thématique.
Ce portrait-charge de la littérature n’en repose pas moins sur des sources autant littéraires que médicales : parce qu’il fait de l’écrivain dégénéré sa matière première, d’abord ; mais surtout parce qu’il restitue, ce faisant, l’imaginaire clinique que nombre de ces écrivains se sont accaparé. Converties en symptômes, les citations utilisées pour statuer sur la dégénérescence de leur auteur traduisent aussi bien le triomphe du langage métaphorique propre à la littérature que celui de la lecture clinique dont ces citations sont le reflet, et qu’elles sont censé valider : l’ouvrage médico-littéraire de Nordau reflète les interactions constantes entre symptômes « objectifs » (ceux que notent les médecins, aliénistes ou physiologistes) et symptômes « subjectifs » (ceux que relèvent les écrivains et qu’ils constituent comme tels).
Issue de l’aliéniste Bénédict-Auguste Morel, la dégénérescence telle que Nordau la comprend[11] reprend en effet la conception, devenue physiologique, de la création littéraire comme inévitable détraquement. Or, cette clinique de l’imagination constitue, au XIXe siècle, un lieu commun du discours que l’artiste tient sur lui-même. Elle lui permet de qualifier sa conception de l’inspiration. Flaubert parle ainsi d’hystérie ou d’« hallucination »[12], tandis que les frères Goncourt consignent dans leur Journal l’« éréthisme »[13] provoqué par l’écriture. Huysmans remarque quant à lui que les « fatigues » et « tensions » ressenties par « [t]out artiste qui s’emballe et s’exacerbe sur un chapitre », « activent les hystéries originelles, déterminant souvent des névroses »[14]… De manière générale, la folie, dont Morel fait le principe « dégénérateur »[15] par excellence, assure, dans la deuxième moitié du siècle, la transition entre la conception ancienne de la mélancolie ou de la furor, et le discours aliéniste moderne. Elle fait figure d’hyperonyme des pathologies de l’esprit créateur, et se décline, au gré des époques, en monomanie, névrose ou neurasthénie – nouveaux noms d’un mal sacré désormais laïcisé, mais dont les symptômes conservent néanmoins l’aura du stigmate. Si Nordau rompt le lien entre génie et folie (puisque les dégénérés sont pour lui de mauvais écrivains), c’est avant tout pour inverser le jugement esthétique qu’il permettait de légitimer : le discours du créateur sur sa création, les métaphores cliniques et la pensée analogique qu’il véhicule demeurent un point de référence, voire une preuve littérale dans la démonstration d’une théorie scientifique. Construite contre la littérature contemporaine, dégénérée, l’étiologie restituée par Nordau en respecte néanmoins la mythologie. Mieux : malgré son outrance, Dégénérescence témoigne de l’élaboration, au cours du XIXe siècle, d’une sémiologie commune, où le conte étiologique annexe la mythologie littéraire qui, en retour, s’approprie un nouveau champ métaphorique.
Idéologies scientifiques et « pensée inventive »
En instrumentalisant le discours littéraire pour le transformer en discours scientifique, sans réfléchir à la spécificité du document qu’il manipule, Max Nordau illustrerait donc une déviance contre laquelle Charles Féré met ses confrères en garde. Dans sa Pathologie des émotions, ce médecin reconnaissait en effet avoir considéré à tort le cas de La Fille Élisa des Goncourt comme un cas réellement observé[16], et ainsi confondu les ouvrages guidés par une « étude biologique exacte », et ceux dont le but est simplement de proposer « une description capable d’intéresser leurs lecteurs »[17]. De cette « anecdote qui [lui] est personnelle », Féré dégage alors une « précaution […] indispensable » :
… il me semble que ce serait à tort qu’on se laisserait aller à accepter, comme des documents scientifiques, les faits rapportés par les auteurs littéraires. Beaucoup de romans, d’études littéraires, et même de travaux philosophiques contiennent des faits pathologiques ou psychologiques qui ne sont pas rattachés à leur véritable source, et sont plus ou moins défigurés, soit involontairement, soit pour les besoins de la cause.[18]
La fiction appuie, pour Féré, une démonstration (une « cause »), un a priori guidant l’observation et la détournant de l’objectivité scientifique. L’étiologie y a pour principale fonction de raconter une histoire, qui est souvent celle que façonnent les représentations sociales, et que l’histoire des mentalités permet de cerner. La séduction des cas littéraires tiendrait par conséquent à ce qu’ils véhiculent, ou permettent de conforter, de véritables contes étiologiques : une science des causes en grande partie fictive, qui tire son efficacité de sa capacité à faire sens en mobilisant une idéologie.
La naissance d’une idéologie scientifique ne peut néanmoins être réduite à un phénomène de détérioration de la science originelle, par une sorte de transposition impure dont le discours littéraire constituerait la forme la plus problématique (problématique car, du fait de sa capacité à convertir cette impureté en « vérité » artistique, ou en jugement esthétique, le discours littéraire aurait le pouvoir de suspendre la violence idéologique en la déconnectant de la vérité scientifique, tout en empruntant ses codes). Lorsqu’il définit l’idéologie scientifique, Canguilhem précise en effet également qu’« il y a toujours une idéologie scientifique avant une science dans le champ où la science viendra s’instituer »[19] : si donc l’idéologie scientifique préexiste à la science qui doit lui succéder, elle peut également relever de la « pensée inventive » au cœur de la démarche scientifique selon Judith Schlanger[20]. Dès lors qu’on ne la conçoit plus simplement comme l’envers de la science, mais comme sa potentielle phase propédeutique, la fiction dont elle relève peut aussi constituer le creuset de la vérité, un espace d’erreur préparant l’avènement de l’exactitude scientifique. Une telle approche de l’idéologie scientifique ne se confond pas pour autant avec une histoire du progrès scientifique (aux idéologies scientifiques succèderait leur lente « épuration », ou décantation, en sciences exactes – ce qui reviendrait d’ailleurs à convertir en idéologie tout savoir scientifique en phase d’obsolescence). Plutôt que de pointer une divergence d’optique (la science n’est pas idéologique ; son progrès consiste à se défaire progressivement de l’idéologie pour devenir elle-même), il est possible de s’interroger sur une genèse commune, et sur le rôle de l’idéologie et de ses moyens de diffusion (en l’occurrence littéraires) dans l’orientation du savoir scientifique.
Le vaste continent des idéologies scientifiques du XIXe siècle n’est dès lors plus réductible au lieu-témoin d’un croisement négatif, bien qu’il demeure normatif (car inventeur de normes). Cela implique simplement que l’on ne prenne plus pour unique critère d’évaluation la norme scientifique (pour laquelle la fiction, le document fictif, « polluent » la science), mais que l’on se penche sur la manière dont cette norme s’élabore et se construit par un travail conjoint (dans ce cadre, « l’erreur » de la fiction peut être féconde, de la même manière que le « faux » document des Goncourt a malgré tout permis à Charles Féré de conforter sa thèse sur la « névrose électrique »[21]). La norme ainsi conçue ne renvoie plus seulement à un protocole méthodologique gage de « vérité » (de « scientificité »), mais vaut comme « guide » heuristique, non figé. Dans ces conditions, l’écart produit peut être envisagé non plus en termes de dérive, mais de variation, et participer ainsi du rôle épistémologique de la fiction, qui consiste bien souvent en une mise à l’épreuve de la norme. Selon Pierre Macherey, cette conception irrigue d’ailleurs la pensée de Canguilhem, pour qui l’écart, l’exception, le pathologique, sont les véritables objets d’analyse – philosophique et scientifique – parce qu’ils ont, précisément, une fonction de mise à l’épreuve des normes qui n’ont de valeur que « négatives », c’est-à-dire, en négatif. Les normes, écrit Pierre Macherey (commentant Canguilhem) « sont des paris ou des provocations, qui n’ont réellement d’impact qu’à travers l’appréhension de l’anomalie et de l’irrégularité, sans lesquelles elles n’auraient tout simplement pas lieu d’être »[22].
« L’expérience de normativité »[23] (ibid.) qui donne sa véritable existence, ou force, aux normes, peut bien évidemment avoir une fonction coercitive, mais elle a aussi une fonction heuristique. La fiction littéraire peut alors jouer ce rôle, soit qu’elle revête une dimension critique en faisant jouer les normes médicales sur ses personnages, soit, plus globalement, que la dimension exemplaire ou allégorique de ces personnages devienne l’une des modalités de la « conceptualisation inventive »[24] à laquelle participe le récit de cas. C’est cette vertu que reconnaissent de nombreux aliénistes à l’observation littéraire, au point, parfois d’esquisser une autre histoire de la littérature, dans laquelle le modèle scientifique ne se serait pas imposé à l’homme de lettres, mais serait né de sa pratique. Le docteur Augustin Cabanès voit ainsi en Balzac un « précurseur scientifique »[25], sans que cet éloge puisse être imputable à une tradition rattachant l’auteur de La Comédie humaine à la littérature réaliste. Pour le docteur Biaute, en effet, c’est Shakespeare qui est « le précurseur de Pinel et d’Esquirol »[26]. L’aliéniste Brierre de Boismont se demandait avant lui, à propos de la mélancolie de Hamlet, « par quelle voie mystérieuse ce grand homme a[vait] été conduit à parler de cette maladie comme un véritable savant »[27]. Dans sa thèse de médecine, Victor Segalen loue quant à lui ce qu’il appelle « l’observation ignorante» de Shakespeare, c’est-à-dire la capacité à décrire avec précision, mais sans le savoir, une pathologie dont la nosographie n’existe pas encore[28]. Bien avant la psychanalyse, la médecine mentale puise donc abondamment dans les textes littéraires et dans ses « cas » fictifs, soit pour faire du personnage le reflet de la pathologie de l’auteur, soit, ce qui est sans doute finalement plus fréquent (ou plus constant sur l’ensemble du siècle), pour faire du personnage un modèle d’observation clinique, et encenser ainsi la perspicacité de son créateur – fût-il lui-même l’objet de son observation, comme Edgar Allan Poe selon le docteur Petit, ou Musset selon le docteur Odinot[29].
Au tout début du XXe siècle, le projet formulé par le docteur Henri Fauvel résume assez bien ce constant dialogue, présenté sur le mode de la complémentarité :
Il y aurait un beau livre à écrire, où la science serait éclairée par la littérature : je veux parler d’un traité pittoresque et saisissant de psychiatrie, où les exemples et les types seraient pris dans les chefs-d’œuvre de tous les âges et de tous les pays. C’est là une idée que je livre aux confrères en quête d’un sujet, une mine à exploiter, et je ne doute pas que quelque aliéniste qui aurait des lettres – et il s’en trouve, – et du loisir, n’en tire profit et gloire.[30]
On aurait tort de voir là une boutade car, comme l’a montré Frédéric Gros, « [c]e traité de psychiatrie comme table de correspondance, […] a bien existé, mais épars, tout au long du XIXe siècle »[31]. En reconstituer les morceaux, c’est l’une des tâches du projet HC19, qui entend ne pas limiter cette « table des correspondances » aux tentatives de normalisation que reflètent les idéologies scientifiques, mais interroger l’écart fructueux de la « pensée inventive » dont la fiction littéraire peut être le lieu d’éclosion.
 
Bertrand Marquer
Université de Strasbourg
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIV
Téléchargez l’article au format PDF : 

[1] Cet article est le fruit de recherches menées dans le cadre du projet ANR HC19 (Histoires croisées : littérature et sciences au XIXe siècle) coordonné par Anne-Gaëlle Weber (http://www.agence-nationale-recherche.fr/suivi-bilan/recherches-exploratoires-et-emergentes/jcjc-generalite-et-contacts/jcjc-presentation-synthetique-du-projet/?tx_lwmsuivibilan_pi2[CODE]=ANR-10-JCJC-2005).
[2] Illness as Metaphor, 1977, traduit en 1989 et repris dans la collection « Titres », Christian Bourgeois éditeur, 2009.
[3] L’étiologie est une notion issue de la rhétorique et de la philosophie. Voir sur ce point Martine Chassignet (éd.), L’Étiologie dans la pensée antique, Brepols, « Recherches sur les rhétoriques religieuses », 2008. Les récits étiologiques portent, dans l’Antiquité, sur des objets multiples, et sont souvent associés à une recherche ou une invention étymologique. L’emploi médical s’impose progressivement.
[4] Voir par exemple l’entrée « métaphore » du Dictionnaire de la pensée médicale (sous la dir. de Dominique Lecourt, Paris, PUF, « Quadrige », p. 746). Y est cité l’exemple du « naturalisme politique d’un Gobineau [qui] s’empare de la notion de maladie sociale, la dégénérescence, pour montrer que l’étiologie en est le facteur ethnique : cause simple et naturelle qui repose sur le postulat de l’inégalité des races originelles ».
[5] Georges Canguilhem, Idéologie et rationalité dans les sciences de la vie, Paris, Vrin, 1977, p. 44.
[6] Le médecin et idéologue Pierre-Jean-Georges Cabanis (1757-1808) voyait dans sa discipline une « science de l’homme » capable d’opérer la synthèse entre la « philosophie qui remonte à la source des idées », et la « philosophie qui remonte à la source des passions » (Du degré de certitude de la médecine, Genève et Paris, éd. Champion-Slatkine et éd. de la Cité des sciences et de l’industrie, 1989, p. 9). Sur ce point, voir Mariana Saad, « La médecine constitutive de la nouvelle science de l’homme : Cabanis », Annales historiques de la Révolution française [En ligne], 320 | avril-juin 2000, mis en ligne le 23 janvier 2006, consulté le 13 mars 2013.URL : http://ahrf.revues.org/144. Pour une analyse littéraire, voir la thèse de Jean-Louis Cabanès, en particulier la première partie, qui affirme et illustre la nécessité de prendre en compte les idéologies scientifiques pour analyser le modèle balzacien et la littérature réaliste (Le Corps et la maladie dans les récits réalistes (1856-1893), Paris, Klincksieck, 1991, t. 1, p. 21-220).
[7] Georges Canguilhem, op. cit., p. 44.
[8] Voir Bertrand Marquer, Les Romans de la Salpêtrière, Genève, Droz, « Histoire des Idées et Critique Littéraire », 2008.
[9] Alain Corbin, Histoire du corps, Paris, Seuil, 2005, t. 2, p. 9.
[10] Voir Max Nordau [1892], Dégénérescence, Paris, F. Alcan, 1894, t. 1, p. 4-7.
[11] Le terme apparaît à la fin du XVIIIe siècle, mais il est d’abord synonyme de dégénération, qu’il remplace au mitan du siècle. C’est l’ouvrage de Morel qui lui donne son acception négative, la dégénérescence désignant jusqu’alors le changement que subit un corps organisé sous l’influence du milieu, sans que ce changement soit connoté. Morel la définit comme « une déviation maladive d’un type primitif » (Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine Paris, Baillière, 1857, p. 5). Cet ouvrage, qui figure dans la liste des documents préparatoires établie par Zola fin 1868 pour Les Rougon-Macquart (B. N., Ms. NAF 10.345, fo 155), a bien entendu joué un rôle majeur dans la construction des Rougon-Macquart.
[12] Voir, en particulier, sa lettre à Hippolyte Taine du 1er décembre 1866, dans Gustave Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1991, p. 572.
[13] Voir par exemple le 5 mai 1869 : « chaque volume a été une déperdition nerveuse, une dépense de sensibilité en même temps que de pensée » (Edmond et Jules de Goncourt, Journal, Paris, Charpentier, 1888, t. 3, p. 297).
[14] Joris-Karl Huysmans, lettre à Ludovic Naudeau, 13 janvier 1892, cité par Jean-Louis Cabanès, « L’écriture artiste : écarts et maladie », dans Dieu, la chair et les livres : une approche de la décadence, textes réunis par Sylvie Thorel-Cailleteau, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 370.
[15] Le terme est utilisé par Morel, op. cit.
[16] « Lorsque j’ai eu l’occasion, il y a quelques années, d’observer un ensemble de phénomènes singuliers que j’ai décrits, à tort ou à raison, sous le nom de névrose électrique et qu’on retrouvera du reste dans le cours de cet ouvrage, j’avais cité, à l’appui de mon observation, un fait que j’avais trouvé dans un roman de M. de Goncourt, La Fille Élisa. Peu après la publication de mon mémoire, je fus pris d’un doute, j’allai trouver M. de Goncourt et lui demandai s’il avait vraiment observé le sujet dont il parlait dans son livre : « Non, me dit-il, je tiens le fait du docteur Liouville ». Je cours chez M. Liouville ; mais lui non plus n’avait pas vu Alexandrine Phénomène ; il se souvenait vaguement d’avoir lu quelque chose sur cette question. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs jours qu’il put m’indiquer la source où il avait puisé son renseignement ; c’était une note de la Gazette des Hôpitaux parue plusieurs années auparavant, et que j’avais d’ailleurs citée dans mon mémoire. La littérature m’avait fourni un document de plus, mais il était faux » (Charles Féré, La Pathologie des émotions, études physiologiques et cliniques, Paris, Alcan, 1892, p. XI-XII).
[17] Ibid., p. XI.
[18] Id.
[19] Georges Canguilhem, op. cit., p. 44.
[20] J’emprunte cette expression à Judith Schlanger. Voir Isabelle Stengers, Judith Schlanger [1988], Les Concepts scientifiques. Invention et pouvoir, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1991, p. 70.
[21] Voir Charles Féré, op. cit., p. XI.
[22] Pierre Macherey [1998], de Canguilhem à Foucault. La force des normes, Paris, La fabrique éditions, 2009, p. 138.
[23] Ibid.
[24] Judith Schlanger, op. cit., p. 87.
[25] Voir Augustin Cabanès [1899], Balzac ignoré, Paris, Albin Michel, 1911, p. 203-206.
[26] Étude médico-psychologique sur Shakespeare et ses œuvres, sur Hamlet en particulier, Nantes, Vier, 1889, p. 4-5.
[27] « Physiologie. Études psychologiques sur les hommes célèbres. Shakespeare. Ses connaissances en aliénation mentale. Première partie. Hamlet, mélancolie simple, ennui de la vie et folie simulée », Annales médico-psychologiques, 1868, n° 12, p. 329-345.
[28] Victor Segalen, L’Observation médicale chez les écrivains naturalistes (thèse pour le doctorat en médecine, présentée et soutenue publiquement le 29 janvier 1902), Bordeaux, Imprimerie Y. Cadoret, 1902. Cette observation suppose, selon Segalen, « un certain degré de nescience de la part de l’auteur (ibid., p. 39).
[29] Voir Gabriel Petit, Étude médico-psychologique sur E. Poe, thèse de médecine de Lyon, 1906 ; Raoul Odinot, Étude médico-psychologique sur Alfred de Musset, thèse de médecine de Lyon, 1906. « Pour un psychologue et un médecin, note ainsi le docteur Gabriel Petit, l’œuvre de Poe est intéressante à un double point de vue : elle reflète absolument l’état mental du poète et elle présente des descriptions véritablement scientifiques des phénomènes morbides par celui-là même qui les a éprouvés » (op. cit., p. 78).
[30] Henri Fauvel, « Les maladies mentales et la littérature », La Chronique médicale : revue bi-mensuelle de médecine historique, littéraire et anecdotique, 1904, n°11, p. 165-169.
[31] Frédéric Gros, Création et folie. Une histoire du jugement psychiatrique, Paris, PUF, « Perspectives critiques », 1997, p. 61.
 

 




Romans de la rupture épistémologique : quelques rémanences philosophiques et poétiques, de Rabelais et Cervantès à Goethe et Flaubert

 

 
On sait que la longue exclusion de la fiction littéraire hors du champ de la connaissance et du discours savant est battue en brèche depuis les années 1980-90, dans le cadre très général du « tournant narratif » dans les sciences humaines[1] : désormais, la question « que sait un texte [littéraire] ? » (question qui ouvre le champ de manœuvres de l’épistémocritique, fondée par Michel Pierssens[2]) ou celle de « la pensée du roman » — pour reprendre le titre du livre que Thomas Pavel consacrait en 2003 à la longue tradition du « roman romanesque » occidental[3], ou encore la réflexion ricœurienne sur « l’identité narrative[4] » sont autant de questions qui auraient peut-être surpris Charles Percy Snow à l’époque de sa célèbre conférence de 1959 sur le fossé infranchissable creusé au cours du XIXe siècle entre « les deux cultures », l’une littéraire, l’autre scientifique[5]).
 
I. Romans de la crise épistémologique
Pour ma part, je voudrais réfléchir aux rapports entre récit et savoir à propos d’un certain type de récits qui, tout en revendiquant leur appartenance à la fiction littéraire, se situent en marge du corpus le plus étudié par les théoriciens de la connaissance littéraire — à savoir la grande tradition romanesque des aventures guerrières et amoureuses, ainsi que le grand courant dit « réaliste » qui, du XVIIIe siècle anglais jusqu’aux « classiques » du XXe siècle » (Joyce, Proust, Musil…) et jusqu’à aujourd’hui, revendique d’une manière ou d’une autre sa propre capacité à « peindre » le monde et les mœurs, à dire le Moi et la vie intérieure.
 
Ce n’est donc pas à ces romans canoniques que je vais m’intéresser mais à des œuvres de fiction qui interrogent directement la question du vrai et du faux, en se donnant comme moteur diégétique — paradoxal car fort peu « romanesque » — la discussion sur les savoirs et le problème de la connaissance du réel. Ce faisant, je voudrais revenir sur la variabilité historique des rapports entre récit de fiction littéraire et discours à visée cognitive, pour la mettre en évidence si besoin était, mais aussi pour souligner certaines rémanences intertextuelles et poétiques reliant des textes qui, certes distants de plusieurs siècles, ont en commun d’appartenir à des périodes marquées par un trouble généralisé touchant la configuration des connaissances — ces moments de trouble que Michel Foucault a qualifiés de « ruptures épistémologiques », dans son ouvrage célèbre de 1966 Les Mots et les Choses : une archéologie des sciences humaines[6].
 
Mon idée est de réussir, sinon à démontrer, dans le cadre de cette brève étude, du moins à suggérer, la résurgence, dans les périodes de crise épistémologique, d’un certain usage « sério-comique » — c’est-à-dire un comique à visée critique — du récit de fiction, dont la leçon, à la fois spéculative et morale, tient dans une suspension sceptique de l’adhésion aux discours du savoir, dans un esprit de tolérance antidogmatique. Dans ces œuvres, que l’on peut voir avec Northop Frye[7] ou Bakhtine[8] comme des avatars de l’antique satire ménippée[9], les discours dogmatiques du moment se trouvent jetés comiquement au devant de leurs discordances, contradictions internes, incohérences, et autres indignités morales sous-jacentes, dans une vaste entreprise de « dégonflement des baudruches » — où les discours du savoir sont tous minés par un doute généralisé qui les ramène au statut de fictions possibles parmi d’autres fictions, également possibles, qui les contredisent[10].
 
On se souvient que Foucault, dans Les Mots et les choses, met en évidence l’existence successive, en Europe, de trois épistémès séparées par des « ruptures » affectant l’ensemble des conditions de possibilité de la connaissance : d’abord l’épistémè de la Renaissance, gouvernée par un principe de ressemblance, de correspondance entre les éléments du monde, et notamment entre les mots et les choses. Ensuite l’épistémè classique, qui s’affirme au XVIIe siècle, régie par le principe de la représentation. Enfin l’épistémè moderne, qui s’affirme au lendemain de la Révolution française et dure encore au moment où Foucault écrit, mais dont il perçoit déjà les signes de fragilisation depuis la fracture de 1945, est gouvernée par le principe de l’unité organique de l’être vivant, c’est-à-dire aussi par l’idée de la finitude du sensible, de la mort de Dieu et de l’historicité des concepts.
 
Je chercherai ici à nourrir deux hypothèses : la première est que certaines œuvres littéraires du tournant de la Renaissance et de l’ge classique d’une part, des lendemains de la Révolution française d’autre part, prennent en charge, par les moyens spécifiques de la fiction littéraire, ces deux ruptures épistémologiques analysées par Foucault. Et — seconde hypothèse, les œuvres contemporaines de l’une et de l’autre rupture, respectivement, présentent entre elles certaines homologies qui sont autant de symptômes d’un trouble épistémologique, porteur à la fois d’angoisse ontologique et de jubilation poétique, et vecteur de suspension du jugement.
 
II. Du Tiers Livre au Quichotte : la crise de la Renaissance
Pour appuyer mon propos, j’ai choisi quatre œuvres dans lesquelles la crise des savoirs m’a paru se refléter de manière exemplaire : le Tiers Livre de Rabelais et le Quichotte de Cervantès d’une part, les Affinités électives de Goethe et Bouvard et Pécuchet de Flaubert, d’autre part.
 
S’agissant de Don Quichotte (1605, 1615 pour la Seconde Partie), l’affaire est entendue : la lecture que donne Foucault lui-même du Don Quichotte comme œuvre exemplaire de la première rupture épistémologique est en effet restée célèbre ; alors que le protagoniste vit encore dans le monde des correspondances, où toute chose est legenda, chose à lire, le narrateur le jette dans un monde désacralisé, ouvert à l’expérimentation et au calcul :
 
Don Quichotte dessine en négatif le monde de la Renaissance ; l’écriture a cessé d’être la prose du monde ; les ressemblances et les signes ont dénoué leur vieille entente ; les similitudes déçoivent, tournent à la vision et au délire ; les choses demeurent obstinément dans leur identité ironique […]. Entre elles, don Quichotte erre à l’aventure. (p.61-62).
 
Dans le Quichotte, c’est donc le dispositif narratif lui-même qui prend en charge la rupture, par le saut épistémologique qui sépare le monde du héros et le monde du narrateur — même s’il faut bien sûr s’empresser d’ajouter que les choses sont plus complexes, que les affinités sont multiples entre le narrateur (lui-même dédoublé en plusieurs instances contradictoires) et son héros (dont l’ethos est lui-même instable), et que le monde dans lequel évolue le chevalier à la Triste Figure renvoie beaucoup moins à un « monde réel » référentiel, qui n’a pas encore d’existence littéraire à l’époque, qu’à un kaléidoscope de conventions esthétiques (volontiers incompatibles) empruntées aux divers genres littéraires repérables par les contemporains[11] — si bien que la tonalité sério-comique, ménippéenne, qui enrobe le perspectivisme antidogmatique et humaniste de Cervantès n’est pas directement issue d’un débat sur les vraies et les fausses croyances, mais d’une réflexion qui se présente comme une entreprise de critique littéraire sur la « bonne façon » d’écrire une « véridique histoire ». Où l’on voit également la part de prudence stratégique, en ces temps de Contre-Réforme triomphante, d’un auteur qui se tient à juste distance des sujets qui fâchent : voici un livre, dit le Prologue, dans lequel « il n’y a pas non plus à prêcher en mêlant l’humain au divin, un genre de mixture dont aucune intelligence chrétienne ne doit s’affubler[12] » (Don Quichotte, 133).
 
À l’orée de ce processus de sécularisation des cadres de la pensée, qui aboutira à la séparation entre le monde empirique ouvert à l’expérimentation et la métaphysique régie par un Dieu caché, l’œuvre de Rabelais est déjà travaillée par ce que Terence Cave[13] — qui souligne justement la nécessité de « dédramatiser la notion foucaldienne de rupture » pour décrire des changements en fait très lents —, appelle des « fêlures », ou encore des « troubles », lisibles
 
comme l’indice d’une incertitude épistémologique, d’une angoisse ontologique ou axiologique […], susceptible de nous montrer les endroits où le discours officiel d’une époque s’avère inadéquat à rendre compte de l’expérience de celui qui écrit. Le texte bute, à ces moments, sur un problème encore informe, donc inquiétant ». (15)
 
En l’occurrence, la remise en cause de l’épistémè de la Renaissance par une conscience de plus en plus aiguë de la dérive des signes et de l’impossibilité de trouver une interprétation qui soit « la bonne », dans un contexte idéologique de plus en plus répressif et menaçant, est très sensible à partir du Tiers Livre, publié en 1546 au lendemain de l’ouverture du Concile de Trente (1546). En effet, on peut rappeler que, dans le champ de discours unifié qu’est le savoir renaissant, encore imprégné du cosmos sacré médiéval, l’opposition entre vérité et fausseté n’a pas de sens en dehors de l’opposition théologique entre bonne interprétation — conforme à l’orthodoxie catholique — et mauvaise interprétation (hétérodoxe[14]).
 
Dans les derniers livres de Rabelais, le brouillage des anciennes grilles d’interprétation — dû à divers facteurs comme la découverte du Nouveau Monde, la naissance du capitalisme, la redécouverte des philosophes sceptiques —, dans un contexte de réaction répressive au schisme protestant, avec la multiplication des bûchers pour les sorcières et autres humanistes hérétiques, se traduit par une angoisse devant la prolifération de signes qu’on ne sait plus interpréter de manière univoque. Le Tiers Livre dans son ensemble est structuré par la quête d’un savoir impossible et dérisoire (Panurge doit-il se marier ou bien sera-t-il cocu s’il se marie ?), l’action avançant au rythme des consultations successives d’oracles et d’autorités savantes, comiquement réfutées les unes après les autres et les unes par les autres au gré des jeux de mots, des paradoxes et autres joyeux sophismes qui à la fois trahissent et conjurent l’angoisse devant la perte de légitimité de l’ancienne curiositas humaniste, de plus en plus suspecte de menées transgressives et illicites. Au cœur du Tiers Livre, la consultation du philosophe sceptique Trouillogan[15], qui mène Panurge au bord de la folie à force de perplexité, met en scène la rupture entre l’ancien temps de l’humanisme heureux — celui des premiers livres de Rabelais, Gargantua (1534) et Pantagruel (1532) — et les temps nouveaux marqués par une inquiétante dérive des signes. Cette rupture y prend la forme d’un conflit de génération, avec l’intervention du vieux Gargantua, curieusement ressuscité au chapitre précédent, et qui n’assiste à cet épisode que pour constater que le monde a bien changé et qu’il n’a plus qu’à retourner d’où il vient, c’est-à-dire dans un passé révolu[16].
 
III. Des Affinités électives à Bouvard et Pécuchet : les remous de la « seconde révolution scientifique »
J’en viens maintenant à la mise en scène du trouble épistémologique dans Les Affinités électives (1809) et Bouvard et Pécuchet (1881), deux œuvres qui se situent respectivement au début et à la fin du long processus de changement d’épistémè qui accompagne également ce qu’on a appelé « la seconde révolution scientifique », celle qui aboutira, à la fin du XIXe siècle, à la constitution de cette fédération des disciplines savantes que nous appelons « les sciences », sciences dures d’un côté et sciences humaines de l’autre, les unes et les autres excluant de leur champ les arts en général et la littérature en particulier[17].
Le roman de Goethe, écrit au lendemain de la Révolution française que l’auteur a vécue comme un cataclysme marquant une rupture historique sans retour, est tout entier structuré par une discussion sur la validité respective des anciens cadres de pensée, hérités de la science classique et du rationalisme des Lumières, d’une part, et d’autre part de l’alternative nouvelle apportée par la philosophie romantique de la Nature — les deux options se trouvant renvoyées dos à dos[18]. Ce débat est pris en charge par un dispositif fictionnel très retors : la théorie chimique des « affinités électives » joue en effet un rôle aussi central qu’indéterminé dans le drame amoureux qui affecte les quatre personnages principaux, à la lisière de l’allégorie poétique, du symbole métaphysique et de la clé d’explication scientifique.
 
Ainsi, dans la fameuse « discussion sur la chimie » au chapitre IV de la première partie, Charlotte, Édouard et le capitaine semblent annoncer au lecteur, sous la forme d’une théorie de chimie, le contenu de l’intrigue qui se nouera avec l’arrivée prochaine d’Odile, à savoir la destruction progressive du couple que forment Charlotte et Édouard par la force d’attraction irrépressible qui tend à réunir Édouard et Odile. L’intrigue pourrait en effet s’énoncer en ces termes, à partir de la mise en présence d’Odile et du couple marié : y aura-t-il « Scheidung[19] » — à la fois séparation au sens chimique et divorce — ? La théorie des affinités électives,proposée par le Suédois Tobern Bergman en 1775, prend appui sur la théorie, plus large, des « affinités », qui domine tout le XVIIIe siècle, grâce aux tableaux de classement mis au point par Étienne-François Geoffroy dès 1718[20]. La visée de la théorie des affinités électives, sur le modèle des classifications universelles, était de fournir une explication générale des lois d’attraction entre les éléments, étayée d’ailleurs par la théorie newtonienne de l’attraction universelle. Autrement dit, la théorie des affinités électives, déjà datée au moment où Goethe écrit (homme de science lui-même, il le sait fort bien!), est paradigmatique de l’épistémè classique et de son projet d’une mise en ordre exhaustive :
 
Les sciences [à l’ge classique] pointent toujours vers la découverte des éléments simples et de leur composition progressive ; et en leur milieu elles sont tableau, étalement des connaissances dans un système contemporain de lui-même. Le centre du savoir, au XVIIe et au XVIIIe siècles, c’est le tableau. (Foucault, Les Mots et Les Choses, 89)
 
Dans le roman de Goethe, marqué par la prise de conscience de l’historicité, et donc de la relativité des discours, cette théorie des affinités électives est à la fois caricaturée en mécanique combinatoire[21], prenant des airs de fausse piste pour l’interprétation d’une intrigue qui met au contraire en évidence un mystère irréductible des forces de la nature, forces démoniques, souterraines, inaccessibles à la claire raison — et en même temps, par un mouvement en sens contraire porté par certaines connotations spiritualistes, allusions anthropomorphiques etc., la même théorie se trouve reliée à toute la tradition de la littérature alchimiquede la fin de la Renaissance, littérature alchimique « qui, à la suite de Paracelse, prête aux substances chimiques corps, âme et esprit, […]dans une vaste correspondance et analogie des corps inférieurs avec les êtres supérieurs, le microcosme et le macrocosme, le monde d’en bas et celui d’en haut » (Joly, § 44).
 
Autrement dit, le recours voilé au discours alchimique « anime » le monde minéral comme l’exposé de la loi combinatoire « minéralise » les relations humaines : la figure ambivalente des affinités électives, à la lisière du monde moral et du monde sentimental, réalise ainsi la soudure poétique qui permet de réparer la vision unitaire de l’homme et de la nature, par-delà le constat d’une rupture historique — la révolution française — qui sonne le glas de la conception classique de l’homme universel si chère à Goethe.
 
Le modèle chimique des affinités électives, dans toute son ambiguïté épistémologique, permet donc à l’auteur de Poésie et Vérité, à la croisée des Lumières et du Romantisme, à la fois de dire la fracture nouvelle entre Raison et Imagination, sciences spécialisées et littérature, qui est en train de s’opérer dans ce premier tiers du XIXe siècle, et de la rédimer poétiquement par les miroitements du sens et la bigarrure des discours savants qui, dans leurs contradictions, interdisent à l’interprétation de choisir son camp.
 
Quelques décennies plus tard, l’auteur de Bouvard et Pécuchet constate les progrès accomplis dans la constitution des « sciences » et dans l’exclusion de l’art littéraire hors du champ de la connaissance, pour réaffirmer son refus d’une « époque » qu’il perçoit de manière pamphlétaire, comme un étalement continu, depuis la Révolution française, de bêtise, c’est-à-dire d’abord de perte du Sens. On retrouve chez Flaubert un idéal d’unité de la Poésie et de la Vérité, de l’Art et de la Science, le rêve d’un art qui serait parfaitement objectif. Mais, dans Bouvard et Pécuchet, cet idéal lui sert de contre-champ pour condamner tous les discours pseudo-savants qui fleurissent depuis lendemains de la Révolution française, la spécialisation des savoirs allant de pair avec le mépris des « experts » auto-proclamés pour la littérature[22]. « L’encyclopédie critique en farce », comme il appelle son livre[23], met les bonshommes Bouvard et Pécuchet aux prises avec le grouillement chaotique et proliférant des phénomènes : les deux apprentis-spécialistes passeront leur temps à faire le constat de cet échec du langage à mettre en ordre la réalité empirique, ainsi au chapitre III :
 
Ils accompagnaient le médecin chez les pauvres, puis consultaient leurs livres. Les symptômes notés par les auteurs n’étaient pas ceux qu’ils venaient de voir. Quant aux noms des maladies, du latin, du grec, du français, une bigarrure de toutes les langues. On les compte par milliers, et la classification linnéenne est bien commode, avec ses genres et ses espèces ; mais comment établir les espèces ? (129)
 
Et l’on se doute de ce que Flaubert pouvait penser d’Auguste Comte, qui identifie le « positif » au « réel » et à « l’utile » — en excluant naturellement la littérature du champ du positif[24] : « J’ai lu à Jérusalem — lit-on dans une lettre de 1850 — un livre socialiste, (Essai de philosophie positive par Auguste Comte). […] J’en ai feuilleté quelques pages : c’est assommant de bêtise. Je ne m’étais du reste pas trompé. Il y a là-dedans des mines de comique immenses, des Californies de grotesque[25]. »
 
Le grotesque, cet effet esthétique essentiellement mêlé, où le rire est doublé d’un frisson d’inquiétude, devant une réalité elle-même hybride, difforme, inextricable, où les catégories se fondent les unes dans les autres, le vivant et le mort, le végétal et le minéral, le beau et le laid, le risible et l’admirable — ce « comique horrifique » dont Rabelais est sans doute l’inventeur pour la littérature française, imprègne à des degrés divers toutes les pages de Bouvard et Pécuchet,du fait de la rencontre sans cesse reconduite entre les discours, contradictoires et changeants mais toujours imbus de leur certitude de savoir, et le démenti que leur inflige l’irréductible opacité du monde sensible, soumis à des grilles d’interprétation inadéquates. Au Panurge du Tiers Livre, Bouvard et Pécuchet reprennent la « philautie » mais aussi la « resverie » (le vertige angoissé) devant la discordance des doctrines et l’impossibilité de trouver une autorité fiable qui servirait de médiateur entre eux et le monde, de grille d’interprétation unique. À l’anachronisme de don Quichotte imitant un livre de chevalerie passé de mode, répond en outre celui des deux bonshommes cherchant la révélation dans tels traités de médecine poussiéreux ramassés chez un bouquiniste — fossé entre les mots et les choses symbolisé ici par le retard assez systématique des sources livresques dont s’entichent les deux provinciaux[26].
 
Selon des modalités différentes, on retrouve donc chez Goethe et Flaubert les marques d’un conflit épistémologique généralisé, inhérent, de manière spécifique, à la conscience qu’ont les deux auteurs d’une crise de la vérité, qui se manifeste par la concurrence et la contradiction entre les différents discours du savoir, et face auxquelles la « littérature » est amenée à gagner une légitimité inédite. C’est ici que ces textes ne sont pas exactement des textes « modernes », mais des textes de la conquête de la modernité, c’est-à-dire de la rupture épistémologique entre classicisme et modernité : indéniablement certes, on y trouve les éléments caractéristiques de la modernité[27] — mais toutes ces caractéristiques apparaissent, justement, comme conquises dans un débat avec les discours du savoir, dans une lutte pour la légitimité du rapport à la vérité. Ce sont des textes combatifs et expérimentaux, qui font le bilan d’une crise et cherchent une issue, une validité, pour leur propre pratique. Et de manière symptomatique, la critique qu’ils font de la séparation nouvelle entre des savoirs qui seraient « sérieux », « authentiques », « fiables », en prise sur la vérité parce que rationnels, et l’acte du romancier qui tiendrait du mensonge ou du songe creux de l’invention fictionnelle et verbale — cette critique, donc, rejoint les formes de littérature critique qui fleurissaient au moment de la première révolution scientifique et de la première rupture épistémologique, au tournant de la Renaissance et de l’ge classique.
 
IV. De la crise de la Renaissance aux lendemains de la Révolution française : rémanences fictionnelles de la suspension sceptique
Ainsi, un point commun essentiel, dans les quatre œuvres, consiste dans la suspension sceptique du jugement, dans la mise en évidence des contradictions, des paradoxes, dans la disqualification des discours qui prétendent avoir autorité, à commencer par les discours « sérieux », tous les discours de la « loi » — qu’il s’agisse d’autorité juridique ou politique, d’autorité rationnelle, ou d’autorité morale : qui a raison ? qui a tort ? qui dit vrai ? qui ment ou se trompe ? L’impossibilité de répondre à ces questions — ou suspension du jugement à la manière sceptique, renoue avec le genre de la satire ménippée telle que Lucien, en particulier, l’a légué aux humanistes de la Renaissance, d’Erasme à Montaigne en passant par Thomas More, Rabelais ou Burton[28].
 
Quant au retour de cette veine ménippéenne, sério-comique et sceptique, dans une certaine fiction narrative qui, depuis les années 1960, réfléchit à ce que sait le récit de fiction et à ce que prétendent savoir ou faire savoir les récits qui dispensent des vérités officielles, (historiques, médiatiques, scientifiques etc.,), — le tout dans un contexte d’intempérie épistémologique assez générale où la notion de fiction joue volontiers les pierres de scandale[29] —, je me bornerai, en guise de conclusion suspensive, à rappeler cette boutade suggestive de Terence Cave paraphrasant en ces termes la réaction outrée du vieux Gargantua face aux élucubrations du philosophe sceptique Trouillogan :
 
Je ne comprends rien à ce que racontent ces jeunes types de nos jours — éphectiques, sceptiques, pyrrhoniens, derridiens, post-structuralistes, post-modernistes et autres de la même farine. Si c’est à ça qu’en arrive le monde aujourd’hui, je rentre chez moi[30].
 
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIV
 
Bibliographie
Mikhaïl BAKHTINE, La Poétique de Dostoïevski [1929], traduit du russe par Isabelle Kolitcheff, Paris, Seuil, 1970.
 
Denise BLONDEAU, « Discours scientifique et discours fictionnel dans les Affinités électives de Goethe », mis en ligne en automne 2011, consultable sur Vox Poetica à l’adresse http://www.vox-poetica.com/sflgc/concours/tx/goethe.html
 
Américo CASTRO, El pensamiento de Cervantes [1925], Madrid/Barcelone, Noguer, 1972.
 
Terence CAVE, « Imagining Scepticism in the Sixteenth Century », in Journal of the Institute of Romance Studies, vol. I, London, 1992, p. 193-205.
 
Terence CAVE, Pré-histoires : Textes troublés au Seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999.
 
Miguel de CERVANTES, El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha, 2 vol., Madrid, Juan de la Cuesta, 1605 -1615. Éditions citées : Don Quijote de la Mancha, ed. Francisco Rico, Barcelona, Instituto Cervantes : Crí­tica, 3e ed. revisada, 1999, c1998 ; Don Quichotte, traduit de l’espagnol et présenté par Jean-Raymond Fanlo, Paris, Le Livre de Poche, 2008.
 
Anthony CLOSE, Cervantes and the Comic Mind of his Age, Oxford University Press, 2000.
 
Nicolas CORREARD, « Rire et douter » : lucianisme, scepticisme(s) et pré-histoire du roman (XVe-XVIIIe s.), thèse de doctorat (dir. F. Lavocat) soutenue le 06/12/2008 à l’Université Paris-VII. Publication en cours.
 
Andrew CUNNINGHAM, Nicholas JARDINE, Romanticism and the Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
 
Stéphanie DORD-CROUSLÉ, « L’écart provincial dans Bouvard et Pécuchet de Flaubert », Communication prononcée le 20 mars 1999, p. 9, article disponible sur le site Hal-SHS : www.halshs.archives-ouvertes.fr
 
Stéphanie DORD-CROUSLÉ, Bouvard et Pécuchet de Flaubert, une « encyclopédie critique en farce », Paris, Belin, 2000.
 
Gustave FLAUBERT, Bouvard et Pécuchet, Paris, A. Lemerre, 1881. Édition citée : Paris, Flammarion, « GF », 1999.
 
Michel FOUCAULT, Les Mots et les Choses : une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966.
 
Michel FOUCAULT, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
 
Northop FRYE, Anatomy of Criticism, Princeton, Princeton University Press, 1957.
 
Johann Wolfgang GOETHE, Die Wahlverwandtschaften, 2 Bde, Tübingen, Cotta, 1809. Éditions citées : Die Wahlverwandtschaften,Stuttgart, Reclam, 1956 ; Les Affinités électives, traduit de l’allemand par Pierre du Colombier, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 1980.
 
Hildegard HABERL, Ecriture encyclopédique — écriture romanesque : représentations et critique du savoir dans le roman allemand et français de Goethe à Flaubert, (thèse de doctorat soutenue le 15/10/2010 à l’EHESS), s.n., s.l.
 
Michel JEANNERET, Le Défi des signes : Rabelais et la crise de l’interprétation à la Renaissance, Orléans, Paradigme, 1994.
 
Bernard JOLY, « Les affinités électives de Goethe : entre science et littérature », Methodos, n°6, 2006, § 2, consultable en ligne : www.methodos.revues.org/48
 
Emmanuel NAYA, « "Ne sceptique ne dogmatique et tous les deux ensemble” : Rabelais "on phrontistère et escholle des pyrrhoniens” », Études rabelaisiennes, XXXV, Genève, Droz, 1998, p. 81-129.
 
Thomas PAVEL, La Pensée du Roman, Paris, Gallimard, 2003.
 
Danielle PERROT-CORPET, « La modernité en question dans le Tiers Livre et Don Quichotte », in Christian Michel (dir.), Naissance du roman moderne : récit, morale, philosophie, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2007p. 67-98.
 
Danielle PERROT-CORPET, « Suspension des savoirs et connaissance morale dans le roman moderne : actualité d’un héritage cervantin », Europe, n° 979-980, nov-déc. 2010, p. 88-98.
 
Michel PIERSSENS, Savoirs à l’œuvre : essais d’épistémocritique, Presses universitaires de Lille, coll. « Problématiques », 1990. Mis en ligne sur le site epistemocritique.org le 31 mai 2007 à l’adresse :
http://rnx9686.webmo.fr/IMG/pdf/Savoirs_a_l_oeuvre_-_texte.pdf
 
François RABELAIS, Tiers Livre des faictz et dictz du noble Pantagruel, Paris, Imprimerie de Chrétien Wechel, 1546. Édition citée : Le Tiers Livre, édition de Jean Céard, Paris, Le Livre de Poche, « Bibliothèque Classique », 1995.
 
Paul RICŒUR, Temps et récit, 3 vol., Paris, Seuil 1983-1985.
 
Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
 
Edward C. RILEY, Cervantes’s Theory of the Novel, Oxford University Press, 1962.
 
Charles Percy SNOW, The Two Cultures and the Scientific Revolution, Cambridge University Press, New York, 1959.
 
Sylvie THOREL-CAILLETEAU, Fictions du savoir, savoirs de la fiction : Flaubert, Goethe, Melville, Paris, PUF, 2011.
 
 

 

 


[1] Cet article est tiré d’une communication présentée lors du VIIe Congrès mondialNarrative Matters, intitulé : « Narrative Knowing/Récit et savoir », organisé par l’American University of Paris et l’université Paris-Diderot-Paris VII (coordination : Sylvie Patron et Brian Schiff) les 23-27 juin 2014 à l’université Paris-Diderot.

 

[2] Voir Michel Pierssens, « Introduction : épistémocritique », Savoirs à l’œuvre : essais d’épistémocritique, Presses universitaires de Lille, coll. « Problématiques », 1990, p. 14. Mis en ligne sur le site epistemocritique.org le 31 mai 2007 à l’adresse :

 

[3] Voir Thomas Pavel, La Pensée du Roman, Paris, Gallimard, 2003.

 

[4] Voir Paul Ricœur, Temps et récit, 3 vol., Paris, Seuil 1983-1985 et Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

 

[5] Charles Percy Snow, The Two Cultures and the Scientific Revolution, Cambridge University Press, New York, 1959.

 

[6] Michel Foucault, Les Mots et les Choses : une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966.

 

[7] Northop Frye, Anatomy of Criticism, Princeton, Princeton University Press, 1957.

 

[8] Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski [1929], traduit du russe par Isabelle Kolitcheff, Paris, Seuil, 1970.

 

[9] Sur ce point, voir également Sylvie Thorel-Cailleteau, Fictions du savoir, savoirs de la fiction : Flaubert, Goethe, Melville, Paris, PUF, 2011.

 

[10] Voir également Claire Barel-Moisan, Audrey Giboux, Fiona-McIntosh-Varjabédian, Anne-Gaëlle Weber, Fictions du savoir, savoirs de la fiction : Goethe, Melville, Flaubert, Atlande, 2011.

 

[11] Voir par exemple Américo Castro, El pensamiento de Cervantes [1925], Madrid/Barcelone, Noguer, 1972 ; Edward C. Riley, Cervantes’s Theory of the Novel, Oxford University Press, 1962 ; Anthony Close, Cervantes and the Comic Mind of his Age, Oxford University Press, 2000.

 

[12] « [Este vuestro libro] […] ni tiene para qué predicar a ninguno, mezclando lo humano con lo divino, que es un género de mezcla de quien no se ha de vestir ningún cristiano entendimiento ». (Don Quijote, Parte I, « Prólogo »).

 

[13] Terence Cave, Pré-histoires : Textes troublés au Seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999.

 

[14] Voir par exemple Michel Jeanneret, Le Défi des signes : Rabelais et la crise de l’interprétation à la Renaissance, Orléans, Paradigme, 1994.

 

[15] Voir Emmanuel Naya, « "Ne sceptique ne dogmatique et tous les deux ensemble” : Rabelais "on phrontistère et escholle des pyrrhoniens” », Études rabelaisiennes, XXXV, Genève, Droz, 1998, p. 81-129 ; voir également Danielle Perrot-Corpet, « La modernité en question dans le Tiers Livre et Don Quichotte », in Christian Michel (dir.), Naissance du roman moderne : récit, morale, philosophie, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2007p. 67-98.

 

[16] Voir le Tiers Livre, Chapitres XXIV (« Comment Trouillogan philosophe traicte la difficulté de mariage ») et XXXV (« Continuation des responses de Trouillogan, philosophe Ephectique & Pyrrhonien »).

 

[17] Voir notamment Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, et A. Cuningham et N. Jardine, Romanticism and the Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.

 

[18] Voir Hildegard Haberl, Ecriture encyclopédique — écriture romanesque : représentations et critique du savoir dans le roman allemand et français de Goethe à Flaubert, (thèse de doctorat soutenue le 15/10/2010 à l’EHESS), s.n., s.l.

 

[19] Voir cet échange entre Edouard et Charlotte, qui souligne le double-sens du terme « Scheidung » : « [Eduard :] die Verwandtschaften werden erst interessant, wenn sie Scheidungen bewirken. Kommt das traurige Wort, rief Charlotte, das man leider in der Welt jetzt so oft hört, auch in der Naturlehre vor ? » (p. 35). Le traducteur français ne maintient l’ambiguïté qu’au prix d’un affaiblissement du sens (« séparation » au lieu de « divorce ») : « les affinités [dit Edouard] ne deviennent intéressantes que lorsqu’elles déterminent des séparations. — Est-ce que ce triste mot, s’écria Charlotte, que, de nos jours, hélas ! on entend si souvent dans le monde, se rencontre aussi dans l’histoire naturelle ? » (p. 62).

 

[20] Voir Bernard Joly, « Les affinités électives de Goethe : entre science et littérature », Methodos, n°6, 2006, § 2, consultable en ligne : methodos.revues.org/482

 

[21] Voir Denise Blondeau, « Discours scientifique et discours fictionnel dans les Affinités électives de Goethe », mis en ligne en automne 2011, consultable sur le site Vox Poetica à l’adresse http://www.vox-poetica.com/sflgc/concours/tx/goethe.html

 

[22] « Car Bouvard n'est pas un pamphlet dirigé contre la Science idéale. Flaubert aspire trop à l'atteindre, il croit trop en elle pour jamais la ridiculiser. En revanche, il n'a pas de mots assez durs pour vilipender la manière dont elle est effectivement exercée et dévoyée par des pratiques humaines répréhensibles. C'est en cela que la Science véritable se distingue dans le roman de ces sciences dénaturées que sont les savoirs. Car, dans Bouvard, Flaubert met en scène des savoirs et non la science. En insérant ces savoirs dans son roman provincial, il en révèle clairement les dimensions non scientifiques. » (Stéphanie Dord-Crouslé, « L’écart provincial dans Bouvard et Pécuchet de Flaubert », Communication prononcée le 20 mars 1999, p. 9, article disponible sur le site Hal-SHS : www.halshs.archives-ouvertes.fr).
Voir également Stéphanie Dord-Crouslé, Bouvard et Pécuchet de Flaubert, une « encyclopédie critique en farce », Paris, Belin, 2000.

 

[23] Gustave Flaubert, lettre du 19 août 1872 à Edma Roger des Genettes, Correspondance, éd. Jean Bruneau, Gallimard, « Pléiade », t. IV, 1998, p. 559.

 

[24] Voir Auguste Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme, 1848, Iere Partie, § 22.

 

[25] Gustave Flaubert, lettre du 4 septembre à Louis Bouilhet, Correspondance, édition citée, t. I, 1973, p. 679.

 

[26] Voir Stéphanie Dord-Crouslé, article cité.

 

[27] En particulier : l’importance de l’activité autoréflexive, l’usage poétique du langage marqué par l’intransitivité, la dimension relativiste et fragmentaire de la vision toujours limitée dans l’espace et dans le temps, mais en tension avec la quête — malgré tout — d’une Totalité, ou encore la conscience d’une discontinuité, d’une étrangeté du sujet toujours multiple, habité par les idées ou les mots des autres…

 

[28] Voir Nicolas Correard, « Rire et douter » : lucianisme, scepticisme(s) et pré-histoire du roman (XVe-XVIIIe s.), thèse de doctorat (dir. F. Lavocat) soutenue le 06/12/2008 à l’Université Paris-VII. Publication en cours.

 

[29] J’aborde cette question ailleurs : voir Danielle Perrot-Corpet, « Suspension des savoirs et connaissance morale dans le roman moderne : actualité d’un héritage cervantin », Europe, n° 979-980, nov-déc. 2010, p. 88-98.

 

[30] Ma traduction. « I don’t understand what these young chaps are saying nowadays — ephectics, sceptics, pyrrhonists, derrideans, post-structuralists, post-modernists and the like. If that’s the world’s coming to, I’m going home. » (Terence Cave, « Imagining Scepticism in the Sixteenth Century », in Journal of the Institute of Romance Studies, vol. I, London, 1992, p. 196. Cité par Emmanuel Naya, « "Ne sceptique ne dogmatique et tous les deux ensemble” : Rabelais "on phrontistère et escholle des pyrrhoniens” », Études rabelaisiennes, XXXV, Genève, Droz, 1998, p. 81-129).

 

 

 




Les effets narratifs de la science dans la littérature : Stifter et Flaubert [1]

Au XIXe siècle, la littérature se tourne vers la science pour deux raisons principales : d’une part, elle y cherche une légitimation épistémologique, essayant d’atteindre elle-même la dignité d’une science[2] ; d’autre part, elle emploie les savoirs scientifiques comme matériaux de construction et de réflexion esthétiques. Il en résulte un « double codage »[3] : chaque élément épistémique qui est cité ou employé dans un texte littéraire continue à être un élément de savoir, il continue à avoir un signifié littéral ; en même temps, les éléments de savoir qui se trouvent intégrés dans un texte littéraire doivent y remplir une fonction esthétique ; par le fait même d’être « transplantés » d’un discours scientifique vers un discours esthétique, ces éléments sont soumis à un processus de « recodage ». Tout en gardant leur valeur épistémique, ils acquièrent des fonctions structurelles à l’intérieur de l’œuvre dont ils font partie, par exemple en caractérisant un personnage, en donnant lieu à une intrigue ou bien en structurant le discours narratif. Outre leur signification littérale, ces énoncés s’enrichissent d’une signification allégorique ; ils peuvent avoir une valeur soit structurelle, soit poétologique, c’est-à-dire qu’ils peuvent faire partie de la structure sémantique et discursive, entraînant l’adhésion du lecteur à l’illusion référentielle du texte – mais qu’ils peuvent aussi réfléchir ce qui se passe sur le plan de l’énoncé ou de l’énonciation, provoquant ainsi une prise de distance de la part du lecteur.
 
Certains textes littéraires du XIXe siècle contiennent ainsi des énoncés épistémiques qui ne se contentent pas de renvoyer à des domaines du savoir et d’instruire le lecteur sur ces domaines, ils ont en même temps la fonction d’éléments esthétiques, voire parfois de « générateurs » fictionnels. On peut supposer que ce n’est pas un hasard, mais que le savoir possède un potentiel imaginaire qui, lui, est en étroite liaison avec le langage. C’est Claude Bernard lui-même, l’une des grandes figures de la science naturelle du XIXe siècle qui, dans son article « Définition de la vie, les théories anciennes et la science moderne », souligne l’importance du langage et du style dans le domaine des sciences : « Ces idées de contraste et d’opposition entre les forces vitales et les forces extérieures physico-chimiques, que nous retrouvons dans la doctrine des propriétés vitales, avaient déjà été exprimées par Stahl, mais en un langage obscur et presque barbare ; exposées par Bichat avec une lumineuse simplicité et un grand charme de style, ces mêmes idées séduisirent et entraînèrent tous les esprits »[4]. Si les sciences ont besoin du langage pour convaincre, les textes littéraires peuvent à leur tour profiter du discours scientifique, qui peut déclencher l’activité de l’imagination, donnant lieu à la création de nouvelles formes d’expression. À titre d’exemple, j’aimerais considérer ici le roman Der Nachsommer (L’arrière-saison) d’Adalbert Stifter (1857) et le dernier roman de Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1880). Ces deux romans qui, chacun à sa manière, renouvellent le genre, contiennent des savoirs de toutes sortes, s’appropriant les discours scientifiques et les transformant en une œuvre d’art. On s’intéressera surtout aux effets narratifs que produisent les discours scientifiques dans ces deux romans.
 
I. Adalbert Stifter, Der Nachsommer
Der Nachsommer raconte à la première personne l’histoire de Heinrich Drendorf, qui est le fils d’un homme d’affaires se destinant à la profession scientifique. Son père lui donne suffisamment d’argent pour qu’il ne soit pas obligé de gagner sa vie. Il profite de cette liberté pour s’initier en autodidacte à plusieurs domaines scientifiques et artistiques. C’est notamment la géologie qui intéresse le jeune homme.
 
La critique a identifié d’importants parallèles entre les recherches menées par Drendorf et les études du naturaliste Friedrich Simony, dont Stifter a fait la connaissance en 1844[5]. Simony, qui a surtout étudié les conditions géologiques des Alpes calcaires dans la région du Dachstein, est devenu professeur de géographie à Vienne en 1851. Récemment, on a fait remarquer que, contrairement à une idée reçue de la critique, le recours de Stifter à la géologie ne doit pas être considéré comme le geste escapiste et nostalgique d’un auteur dont la conception politique et idéologique serait conservatrice et qui aurait peur des soulèvements révolutionnaires[6]. En effet, ce qui aurait attiré l’intérêt de Stifter serait ce que les géologues appellent le « temps profond », à savoir la découverte de l’âge véritable de la Terre. Jusqu’au XVIIIe siècle, on croyait encore aux récits bibliques, selon lesquels, depuis la création divine, s’étaient passés six mille ans. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle qu’on a commencé à prendre conscience de l’âge véritable de la Terre, dont on sait aujourd’hui qu’il est de plus quatre milliards d’années. Comme la découverte copernicienne, qui a montré que la Terre n’était pas au centre de l’univers, la découverte de l’âge profond de la Terre peut être considérée comme une « blessure narcissique » de l’homme, car elle implique l’existence d’un monde sans l’homme. C’est donc un nouveau rapport au temps qui résulte de cette découverte et qui bouleverse le rapport de l’homme au monde[7].
 
En tenant compte de ce nouveau rapport au temps impliqué par la science géologique, le germaniste suisse Peter Schnyder fait l’hypothèse que le roman Der Nachsommer serait une réaction à la dynamique et à la processualité de l’histoire terrestre et que la poétologie de ce roman serait influencée par la manière de raconter l’histoire de la Terre[8]. Pour appuyer cette thèse, Schnyder fait remarquer qu’entre les réflexions de Heinrich Drendorf sur l’histoire de la Terre et ses réflexions sur la littérature, il n’y a pas un rapport d’opposition mais un rapport d’analogie, dans la mesure où, pour désigner les sources permettant de raconter l’histoire de la Terre, le texte emploie la métaphore du livre et du document :
 
Die Quellen zu der Geschichte der Erde bewahrt sie selber wie in einem Schriftengewölbe in ihrem Innern auf, Quellen, die vielleicht in Millionen Urkunden niedergelegt sind, und bei denen es nur darauf ankömmt, daß wir sie lesen lernen, und sie durch Eifer und Rechthaberei nicht verfälschen. [9]
Les sources de l’histoire de la Terre se trouvent emmagasinées comme dans une bibliothèque à l’intérieur de la Terre ; ces sources sont peut-être contenues dans des millions de documents et il est important que nous apprenions à les déchiffrer et à ne pas les falsifier par zèle et par obstination.[10]
 
Afin de pouvoir raconter cette histoire de la Terre, Heinrich doit traduire l’écriture de la nature en une écriture poétique. Le discours de l’historien se confond donc avec le discours du poète. Par conséquent, c’est en racontant l’histoire de ses recherches scientifiques et en s’apprêtant à raconter l’histoire de la Terre que le narrateur raconte sa propre autobiographie. Ce faisant, il emploie des médias, notamment des dessins et des cartes géologiques, qui introduisent dans le roman des procédés narratifs nouveaux et anti-romanesques. C’est ainsi que Schnyder cherche à expliquer du point de vue poétologique l’écriture stiftérienne, qui se caractérise par une absence d’actions et d’événements typiquement romanesques. L’absence de narrativité est contrebalancée par ce que Schnyder appelle la « narration diagrammatique »[11] :
 
Denn die ausufernden Beschreibungen im Text könnten wie unterschiedlich eingefärbte Flächen auf einer geologischen Karte betrachtet werden, die zugleich auch die Perspektive auf die Zeitdimension eröffnen.[12]
Car dans le texte, les descriptions abondantes pourraient être considérées comme des surfaces de différentes couleurs sur une carte géologique, qui ouvrent en même temps une perspective sur la dimension tu temps.
 
C’est sur cet arrière-plan que j’aimerais étudier ici un extrait du chapitre 1 du deuxième volume du Nachsommer, chapitre qui s’intitule « Die Erweiterung » (« L’élargissement »). Cela me permettra de montrer l’imbrication du discours narratif et du discours scientifique. Le protagoniste Heinrich s’applique à dessiner les objets précieux qui sont rassemblés dans la propriété de son ami paternel Risach. Ensuite, il se rend dans la « maison de l’érable » (« Ahornhaus »), pour se consacrer à ses études géologiques. Mais au lieu de raconter des événements, le narrateur rend compte surtout des réflexions du personnage. Ces réflexions portent sur les changements de la surface de la Terre, qui sont perceptibles à l’œil du géologue. Le texte rend compte des observations, des réflexions et des questions que se pose le protagoniste. Le passé géologique est rendu visible à travers l’interprétation des indices du terrain, tandis que l’avenir est évoqué sous forme de questions et d’hypothèses :
 
Eine Thatsache fiel mir auf. Ich fand todte Wälder, gleichsam Gebeinhäuser von Wäldern, nur daß die Gebeine hier nicht in eine Halle gesammelt waren, sondern noch aufrecht auf ihrem Boden standen. Weiße abgeschälte todte Bäume in großer Zahl, so daß vermuthet werden mußte, daß an dieser Stelle ein Wald gestanden sei. […] Jezt konnte an der Stelle ein Baum gar nicht mehr wachsen, es sind nur Kriechhölzer um die abgestorbenen Stämme, und auch diese selten. Meistens bedeckt Gerölle den Boden oder größere mit gelbem Moose überdeckte Steine. Ist diese Thatsache eine vereinzelte nur durch vereinzelte Ortsursachen hervorgebracht ? Hängt sie mit der großen Weltbildung zusammen ? Sind die Berge gestiegen, und haben sie ihren Wälderschmuck in höhere todbringende Lüfte gehoben ? Oder hat sich der Boden geändert, oder waren die Gletscherverhältnisse andere ? Das Eis aber reichte einst tiefer : wie ist das alles geworden ?[13]
Il y a un fait qui me frappa. Je trouvai des forêts mortes, comme des ossuaires de forêts, sauf que les ossements n’étaient pas réunis dans une halle, mais restaient debout sur le sol. Il y avait des arbres blancs, dégarnis, morts, en grand nombre, si bien qu’il fallait supposer qu’en cet endroit il y avait autrefois une forêt. […] À présent, il n’était plus possible qu’un arbre pousse en cet endroit, autour des troncs morts il n’y a que quelques rares arbustes. Le plus souvent, le sol est couvert d’éboulis ou de pierres plus grandes couvertes de mousse jaune. Ce phénomène est-il singulier, est-il dû à des causes locales et singulières ? Dépend-il de la nature générale du monde ? Les montagnes ont-elles été soulevées, portant leurs ornements forestiers dans des zones aériennes plus élevées et mortelles ? Ou bien le sol a-t-il changé, ou les conditions des glaciers étaient-elles différentes ? Mais les glaciers étaient situés plus bas autrefois : comment tout cela s’est-il développé ?
 
Le protagoniste aperçoit les vestiges d’une forêt : les troncs d’arbre dégarnis sont comparés à des ossements et l’endroit à un ossuaire. Ainsi, le texte postule une équivalence entre le rythme de la vie humaine et le rythme géologique, si bien que le « temps profond » de l’histoire de la Terre, que l’esprit humain ne peut pas concevoir, est retraduit dans les dimensions du temps humain. En outre, le protagoniste s’interroge sur les raisons du changement géologique ayant détruit la forêt qui a dû exister autrefois en cet endroit. Y a-t-il des causes spécifiques et locales (« vereinzelte Ortsursachen ») ou des causes générales (« Hängt sie mit der großen Weltbildung zusammen ? ») qui peuvent expliquer la disparition de cette forêt ? Parmi les causes générales possibles, plusieurs hypothèses sont mentionnées : soit les montagnes ont été soulevées, soit le sol a changé de consistance, soit les glaciers ont joué un rôle. La question résumant ces réflexions (« wie ist das alles geworden ? ») donne lieu à une projection vers l’avenir :
 
Wird sich vieles, wird sich alles noch einmal ganz ändern ? In welch schneller Folge geht es ? Wenn durch das Wirken des Himmels und seiner Gewässer das Gebirge beständig zerbröckelt wird, wenn die Trümmer herabfallen, wenn sie weiter zerklüftet werden, und der Strom sie endlich als Sand und Geschiebe in die Niederungen hinausführt, wie weit wird das kommen ? Hat es schon lange gedauert ? Unermeßliche Schichten von Geschieben in ebenen Ländern bejahen es. Wird es noch lange dauern ?[14]
Les choses changeront-elles en grande partie ou complètement ? Quelle sera la vitesse de ce changement ? Si, sous le coup des effets du ciel et des eaux, la montagne continue à être émiettée, si les débris tombent, si les montagnes continuent à être de plus en plus fissurées et que la rivière finit par les transporter sous forme de sable et d’éboulis dans les plaines, à quoi cela aboutira-t-il ? Cela a-t-il déjà duré longtemps ? Des strates immenses d’éboulis situées dans des pays plats disent oui. Cela durera-t-il encore longtemps ?
 
À partir de ce que l’on sait sur les lois de l’érosion et de ses conséquences, le protagoniste imagine des avenirs possibles de la Terre tout en s’interrogeant sur les immenses dimensions temporelles de ce changement. Au terme de ces réflexions, il se demande également combien de millions d’années doivent s’écouler jusqu’à ce que l’homme puisse mesurer les changements géologiques. On voit donc bien que les réflexions géologiques du protagoniste s’associent à des réflexions sur l’homme. Le texte construit la position d’un observateur de la nature réfléchissant sur les conditions et les limitations de son propre point de vue. Le roman de Stifter est ainsi structuré par une tension entre le temps imperceptible de l’histoire de la terre et le temps humain qui, lui, est perceptible et mesurable. C’est cette tension qui crée une dynamique narrative, si bien que le texte peut renoncer à raconter des événements au sens classique, sans pour autant ennuyer son lecteur. C’est ainsi que ce roman développe des procédés narratifs qui seront caractéristiques du roman moderne et que l’on retrouvera, par exemple chez Proust et Musil, chez qui la temporalité narrative subit des bouleversements profonds. Cette anticipation de procédés esthétiques modernistes est en corrélation avec la position dominante du discours scientifique dans Der Nachsommer[15].
 
II. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet
Dans la deuxième partie de cette contribution, je vais considérer un autre roman dans lequel l’innovation formelle s’associe à un emploi spécifique du discours scientifique : Bouvard et Pécuchet[16]. Tout comme Der Nachsommer, ce roman rapporte, du moins partiellement, le contenu des livres scientifiques que lisent les personnages, c’est-à-dire que le discours scientifique devient un élément structurel du roman, ce qui entraîne également une réduction de la structure événementielle classique. Jean-Pierre Moussaron a proposé d’appeler « discours direct libre » la technique narrative employée par Flaubert afin d’intégrer dans son livre des fragments du discours scientifique[17]. Au lieu de citer tels quels de longs passages empruntés à des textes scientifiques, Flaubert intègre le discours scientifique dans son roman en le condensant, en le fragmentant et en le mettant en perspective. Les éléments de savoir que cherchent à s’approprier les deux personnages ne sont pas rapportés de manière objective ou neutre, mais ils sont pour ainsi dire plongés dans un milieu dans lequel ils se heurtent à des obstacles. Le principal obstacle est bien entendu le dilettantisme de Bouvard et Pécuchet, qui ont du mal à comprendre le langage scientifique :
 
Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Regnault – et apprirent d’abord que « les corps simples sont peut-être composés ».
On les distingue en métalloïdes et en métaux, – différence qui n’a « rien d’absolu », dit l’auteur. De même pour les acides et les bases, « un corps pouvant se comporter à la manière des acides ou des bases, suivant les circonstances ».
La notation leur parut baroque. – Les Proportions multiples troublèrent Pécuchet.
– « Puisqu’une molécule de A, je suppose, se combine avec plusieurs parties de B, il me semble que cette molécule doit se diviser en autant de parties ; mais si elle se divise, elle cesse d’être l’unité, la molécule primordiale. Enfin, je ne comprends pas. »
– « Moi, non plus ! » disait Bouvard.
Et ils recoururent à un ouvrage moins difficile, celui de Girardin – où ils acquirent la certitude que dix litres d’air pèsent cent grammes, qu’il n’entre pas de plomb dans les crayons, que le diamant n’est que du carbone.[18]
 
Outre l’ineptie des deux personnages aux prises avec les difficultés de la science[19], on remarque le caractère sélectif des concepts scientifiques mentionnés : il est question de « corps simples » et de « corps composés », de « métalloïdes » et de « métaux », d’« acides » et de « bases », de « Proportions multiples » et de « molécules », d’« unité » et de « division », mais qui ne connaît pas la chimie n’apprend pas grand-chose en lisant ce passage plutôt évocatoire et allusif qu’explicatif. Il manque le contexte et la cohérence d’un discours scientifique, dont ces quelques termes, qui donnent l’impression d’avoir été choisis au hasard, ne sont que des traces hétéroclites. Par contre, Flaubert arrange les éléments du discours scientifique de manière à en tirer des effets poétiques, dans la mesure où il se sert souvent de binômes qui impliquent des antithèses ou des oppositions, qui se trouvent cependant remises en cause (« différence qui n’a ‘rien d’absolu’ »). Par le fait que les termes techniques introduits sont tout de suite remis en question, le texte donne l’impression que le discours scientifique est un jeu de langage. En tout cas, Flaubert attire l’attention du lecteur sur la terminologie et ses propriétés linguistiques ; on remarque par exemple des allitérations (« corps composés », « métalloïdes » / « métaux », « corps » / « comporter »). En même temps, cette terminologie met en branle l’activité intellectuelle des protagonistes, qui cherchent en vain à comprendre ce qu’ils lisent : « – ‘Puisqu’une molécule de A, je suppose, se combine avec plusieurs parties de B, il me semble que cette molécule doit se diviser en autant de parties ; mais si elle se divise, elle cesse d’être l’unité, la molécule primordiale. Enfin, je ne comprends pas.’ ». Le discours scientifique a donc la propriété d’engendrer des activités, c’est un catalyseur, à la fois sur le plan de l’action romanesque et sur celui du texte.
L’étonnement des protagonistes grandit lorsqu’ils étudient la chimie organique, découvrant qu’au fond il n’y a pas de différence entre les corps bruts et les corps vivants : « […] Bouvard et Pécuchet se lancèrent dans la chimie organique. / Quelle merveille que de retrouver chez les êtres vivants les mêmes substances qui composent les minéraux. Néanmoins, ils éprouvaient une sorte d’humiliation à l’idée que leur individu contenait du phosphore comme les allumettes, de l’albumine comme les blancs d’œufs, du gaz hydrogène comme les réverbères »[20]. Ce que nous expose le texte, ce sont donc moins les théories scientifiques elles-mêmes que leur réception subjective par les deux protagonistes, la manière dont ces théories, qui souvent bouleversent les idées reçues sur la création et la vie, sont accueillies par Bouvard et Pécuchet. Ceux-ci sont en quelque sorte les représentants du lecteur moyen qui, lui aussi, doit se poser ce genre de questions face aux découvertes et aux théories de la science moderne.
 
Sur le plan de la structure narrative, on constate l’imbrication des deux niveaux structurels qui coexistent dans le texte. Le niveau de l’action principale, que l’on peut aussi appeler niveau syntagmatique, s’entrecoupe avec le niveau du discours scientifique, qui est organisé de manière paradigmatique, puisque les domaines scientifiques sont égrenés l’un après l’autre comme les éléments d’un paradigme : de la chimie générale on passe à la chimie organique, de là à l’anatomie, à la physiologie, à l’hygiène, à l’histoire naturelle, pour arriver à la géologie. L’agencement, qui est régi par des principes aléatoires, dépend de facteurs internes et externes, c’est-à-dire que les protagonistes peuvent se détourner d’un domaine scientifique parce qu’ils y rencontrent des problèmes insolubles (facteurs internes), et qu’ils peuvent en découvrir un autre tandis qu’ils se mettent à la recherche d’un remède, par exemple lorsqu’ils consultent le docteur Vaucorbeil pour lui demander conseil et que celui-ci les détourne de la chimie pour les lancer dans l’anatomie (facteurs externes). Chaque domaine scientifique donne lieu à des rencontres, des discussions, des expériences, c’est-à-dire que les deux personnages passent à l’acte en essayant de mettre en application ce qu’ils lisent dans leurs livres et qu’ils interagissent également avec d’autres personnages. C’est donc la rencontre avec les théories scientifiques qui engendre l’action romanesque. Ces épisodes peuvent avoir la fonction d’exposer et de discuter quelques-uns des problèmes qui s’associent au domaine scientifique en question, par exemple lorsque dans l’épisode géologique le texte évoque les discussions sur l’origine du monde et les différentes hypothèses servant à expliquer cette origine :
 
Cet ouvrage de la nature les étonna ; et ils s’élevèrent à des considérations sur l’origine du monde.
Bouvard penchait vers le neptunisme. Pécuchet au contraire était plutonien. Le feu central avait brisé la croûte du globe, soulevé les terrains, fait des crevasses. C’est comme une mer intérieure ayant son flux et reflux, ses tempêtes. Une mince pellicule nous en sépare. On ne dormirait pas si l’on songeait à tout ce qu’il y a sous nos talons. – Cependant le feu central diminue, et le soleil s’affaiblit, si bien que la Terre un jour périra de refroidissement. Elle deviendra stérile ; tout le bois et toute la houille se seront convertis en acide carbonique – et aucun être ne pourra subsister.
– « Nous n’y sommes pas encore » dit Bouvard.
– « Espérons-le ! » reprit Pécuchet.
N’importe ! cette fin du monde, si lointaine qu’elle fût, les assombrit – et côte à côte, ils marchaient silencieusement sur les galets.[21]
 
On voit bien que cette discussion scientifique n’est pas détachée de la situation actuelle de Bouvard et Pécuchet, mais qu’au contraire ils rapportent leur « science livresque »[22] à leur hic et nunc, ce qui n’est d’ailleurs pas sans créer des effets comiques. C’est ainsi que les deux niveaux narratifs, le niveau syntagmatique et le niveau paradigmatique, se rejoignent. Les épisodes scientifiques participent donc de l’enchaînement d’événements narratifs qui constituent dans leur totalité l’histoire de Bouvard et Pécuchet. Le texte de Flaubert, qui est constitué en grande partie de (fragments de) discours scientifiques, reste donc foncièrement un roman contenant une suite d’événements fictionnels.
 
On peut même dire que Flaubert exploite systématiquement le potentiel imaginaire du discours scientifique, dans la mesure où il met l’action syntagmatique et le discours scientifique dans un rapport de fécondation mutuelle. Ainsi, lorsque, dans l’épisode de la physiologie, il est question de génération, Bouvard constate que Pécuchet est complètement ignorant dans ce domaine :
 
Son ignorance lui parut si complète qu’il le pressa de s’expliquer – et Pécuchet en rougissant finit par faire un aveu.
Des farceurs, autrefois, l’avaient entraîné dans une mauvaise maison – d’où il s’était enfui, se gardant pour la femme qu’il aimerait plus tard ; – une circonstance heureuse n’était jamais venue ; si bien, que par fausse honte, gêne pécuniaire, crainte des maladies, entêtement, habitude, à cinquante-deux ans et malgré le séjour de la capitale, il possédait encore sa virginité.
Bouvard eut peine à le croire – puis il rit énormément, mais s’arrêta, en apercevant des larmes dans les yeux de Pécuchet.
Car les passions ne lui avaient pas manqué, s’étant tour à tour épris d’une danseuse de corde, de la belle-sœur d’un architecte, d’une demoiselle de comptoir – enfin d’une petite blanchisseuse ; – et le mariage allait même se conclure, quand il avait découvert qu’elle était enceinte d’un autre.
Bouvard lui dit :
— « Il y a moyen toujours de réparer le temps perdu ! Pas de tristesse, voyons ! je me charge si tu veux… »
Pécuchet répliqua, en soupirant, qu’il ne fallait plus y songer. – Et ils continuèrent leur physiologie.[23]
 
La découverte de l’innocence sexuelle de Pécuchet donne lieu à l’épisode de la « mauvaise maison », qui est raconté par Pécuchet dans le but d’expliquer et de justifier le fait étrange de sa virginité[24]. Cet épisode se situe dans un contexte où les deux personnages découvrent peu à peu les divers domaines de la physiologie en faisant des expériences impliquant de manière comique et grotesque leur propre corps, par exemple la tentative « de produire artificiellement des digestions » en tassant « de la viande dans une fiole, où était le suc gastrique d’un canard » et en portant cette fiole sous leurs aisselles pendant quinze jours, « sans autre résultat que d’infecter leurs personnes »[25]. Or la génération, qu’à l’époque de Flaubert il n’est pas possible de représenter directement sans enfreindre les règles de la bienséance, est traitée par le biais du souvenir de Pécuchet et de la conversation à laquelle il donne lieu. Ainsi, cet épisode de la vie de Pécuchet s’intègre parfaitement dans la logique des découvertes « scientifiques », d’autant plus qu’il s’agit, là encore, d’un échec.
 
Mais tout échec est contrebalancé par une réussite. Si la physiologie n’est pas maîtrisable pour les deux bonshommes, elle a du moins le potentiel de mettre en branle leur imagination, si bien qu’ils deviennent hypocondriaques :
 
Mais Bouvard était las de la médecine.
– Les ressorts de la vie nous sont cachés, les affections trop nombreuses, les remèdes problématiques – et on ne découvre dans les auteurs aucune définition raisonnable de la santé, de la maladie, de la diathèse, ni même du pus !
Cependant toutes ces lectures avaient ébranlé leur cervelle.
Bouvard, à l’occasion d’un rhume, se figura qu’il commençait une fluxion de poitrine. Des sangsues n’ayant pas affaibli le point de côté, il eut recours à un vésicatoire, dont l’action se porta sur les reins. Alors, il se crut attaqué de la pierre.
Pécuchet prit une courbature à l’élagage de la charmille, et vomit après son dîner, ce qui l’effraya beaucoup. Puis observant qu’il avait le teint un peu jaune, suspecta une maladie de foie, se demandait : « Ai-je des douleurs ? » et finit par en avoir.
S’attristant mutuellement, ils regardaient leur langue, se tâtaient le pouls, changeaient d’eau minérale, se purgeaient ; – et redoutaient le froid, la chaleur, le vent, la pluie, les mouches, principalement les courants d’air.[26]
 
Ce passage montre de manière exemplaire le potentiel imaginaire et donc créateur des textes scientifiques, qui donnent lieu à des interprétations et à des constructions de la réalité mises en acte par les deux personnages. Et l’on peut dire qu’il y a dans le roman de Flaubert une véritable jouissance à élaborer de telles constructions qui exploitent l’imaginaire de la science. Ce n’est sans doute pas un hasard si la physiologie est appelée le « roman de la médecine »[27]. Cet usage peu orthodoxe des textes scientifiques s’accompagne d’une attitude sceptique par rapport à la science, qui sous-tend le texte entier et qui se manifeste par exemple explicitement dans cette assertion de Bouvard : « La science est faite, suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand, et qu’on ne peut découvrir. »[28]. On peut dire, de manière générale, que l’attitude de Flaubert vis-à-vis de la science se caractérise par un grand scepticisme, mais qu’en même temps il utilise celle-ci comme élément créateur[29].
 
Dans cette contribution, j’ai essayé de montrer comment deux romanciers du XIXe siècle emploient des éléments du discours scientifique de leur époque afin de créer des formes littéraires nouvelles. En suivant la voie indiquée par Schnyder, j’ai analysé des passages du roman de Stifter Der Nachsommer où il est question du temps profond de la Terre. Ce temps profond est mis en rapport avec le temps humain. De cette manière, le texte crée une tension entre deux temporalités différentes, d’où résulte une dynamisation du discours narratif qui, tout en renonçant à raconter des événements au sens traditionnel, réussit à maintenir l’intérêt du lecteur. Chez Flaubert, les discours scientifiques sont considérés dans leurs caractéristiques linguistiques ; Flaubert en analyse le langage et en fait ressortir les propriétés poétiques. En outre, les discours scientifiques servent à engendrer des éléments de l’action. On a pu constater une imbrication de la dimension syntagmatique de l’action romanesque et de la dimension paradigmatique du discours scientifique. Chacun des deux textes renouvelle à sa manière le genre en inventant des procédés narratifs qui anticipent des procédés typiques de la littérature expérimentale du XXe siècle.
 
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIV
Téléchargez cet article au format PDF : klinkert


[1] Cet article s’insère dans le projet de recherche franco-allemand « Biolographes », soutenu par l’ANR et la DFG
[2] Voir Honoré de Balzac, « Avant-propos », in : La Comédie humaine, vol. I : Études de mœurs : Scènes de la vie privée, éd. Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, 1976, p. 7–20 ; Émile Zola, Le roman expérimental. Chronologie et préface par Aimé Guedj, Paris, Garnier-Flammarion, 1971. Pour des analyses détaillées de ces deux textes fondateurs et de leurs contradictions inhérentes, voir Thomas Klinkert, Epistemologische Fiktionen. Zur Interferenz von Literatur und Wissenschaft seit der Aufklärung, Berlin/New York, de Gruyter, 2010, p. 131–142 et 192–201.
[3] Pour la notion de « double codage », voir Thomas Klinkert, « Fiction et savoir. La dimension épistémologique du texte littéraire au XXe siècle (Marcel Proust) », in: Épistémocritique 10 (printemps 2012), revue en ligne : http://www.epistemocritique. org/?p=258&lang=fr.
[4] Claude Bernard, « Définition de la vie, les théories anciennes et la science moderne », in : Revue des deux mondes, 15 mai 1875, p. 326–349, p. 332 sq.
[5] Voir Fritz Krökel, « Stifters Freundschaft mit dem Alpenforscher Friedrich Simony », in : Vierteljahrsschrift des Adalbert Stifter-Instituts 4, 1–2 (1955), p. 97–117.
[6] Werner Michler, « Vulkanische Idyllen. Die Fortschreibung der Revolution mit den Mitteln der Naturwissenschaft bei Moritz Hartmann und Adalbert Stifter », in : Hubert Lengauer/Primus H. Kucher (dir.), Bewegung im Reich der Immobilität. Revolutionen in der Habsburgermonarchie 1848–1849. Literarisch-publizistische Auseinandersetzungen, Wien, Köln, Weimar, Böhlau, 2001, p. 472–495, ici p. 484, où il est question d’une tendance de la critique à considérer la conception stiftérienne de la science comme conservatrice et obsolète, tendance que l’article de Michler remet en question en soulignant les affinités qui existent entre les réflexions de Drendorf et les tendances de la géologie contemporaine.
[7] Voir Georg Braungart, « Apokalypse in der Urzeit. Die Entdeckung der Tiefenzeit in der Geologie um 1800 und ihre literarischen Nachbeben », in : Ulrich G. Leinsle/Jochen Mecke (dir.), Zeit – Zeitenwechsel – Endzeit. Zeit im Wandel der Zeiten, Kulturen, Techniken und Disziplinen, Regensburg, Universitätsverlag Regensburg, 2000, p. 107–120.
[8] Peter Schnyder, « Schrift – Bild – Sammlung – Karte. Medien geologischen Wissens in Stifters Nachsommer », in : Michael Gamper/Karl Wagner (dir.), Figuren der Übertragung. Adalbert Stifter und das Wissen seiner Zeit, Zürich, Chronos-Verlag, 2009, p. 235–248, ici p. 237 : « Der Nachsommer ist – so eine erste These – kein Roman der statischen Atemporalität. Vielmehr kann er als eine hochreflektierte Auseinandersetzung mit der im 19. Jahrhundert neu entdeckten Dynamik und Prozesshaftigkeit der Erdgeschichte gelesen werden. Daraus ergibt sich aber auch noch eine zweite These, nämlich dass die Poetologie von Stifters spätem Roman konstitutiv geprägt ist von Narrativen der Erdgeschichte. » Voir aussi, du même auteur, « Die Dynamisierung des Statischen. Geologisches Wissen bei Goethe und Stifter », in : Zeitschrift für Germanistik 19, 3 (2009), p. 540–555.
[9] Adalbert Stifter, Der Nachsommer, éd. Benedikt Jeßing, Stuttgart, Reclam, 2005, p. 328.
[10] Traduction du texte de Stifter, ici et ailleurs, T.K.
[11] Schnyder, « Schrift – Bild – Sammlung – Karte », p. 244.
[12] Ibid., p. 243.
[13] Stifter, Der Nachsommer, p. 326 sq.
[14] Ibid., p. 327.
[15] À propos de la modernité de Stifter, voir aussi Hartmut Laufhütte, « Der Nachsommer als Vorklang der literarischen Moderne », in : Hartmut Laufhütte/Karl Möseneder (dir.), Adalbert Stifter. Dichter und Maler, Denkmalpfleger und Schulmann. Neue Zugänge zu seinem Werk, Tübingen, Niemeyer, 1996, p. 486–507. Tandis que pour Laufhütte la modernité de Stifter s’articule sur le plan idéologique, dans mon analyse elle se manifeste plutôt sur le plan des procédés narratifs.
[16] Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, éd. Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, folio, 1986.
[17] Voir « Une étrange greffe », in: Pierre Cogny (dir.), Flaubert et le comble de l’art. Nouvelles recherches sur « Bouvard et Pécuchet », Paris, Soc. d’éd. d’enseignement supérieur, 1981, p. 89–109, ici p. 97.
[18] Flaubert, Bouvard et Pécuchet, p. 116.
[19] À propos de l’ineptie des deux personnages, voir Rainer Warning, « Enzyklopädie und Idiotie : Flauberts Bouvard et Pécuchet », in : Waltraud Wiethölter/Frauke Berndt/Stephan Kammer (dir.), Vom Weltbuch bis zum World Wide Web – Enzyklopädische Literaturen, Heidelberg, Winter, 2005, p. 165–192.
[20] Bouvard et Pécuchet, p. 117.
[21] Ibid., p. 150 sq.
[22] Voir à ce propos Eckhard Höfner, « Bouvard et Pécuchet et la science livresque. Remarques épistémologiques et poétologiques sur la dernière œuvre de Flaubert », in : Alfonso de Toro (dir.), Gustave Flaubert. Procédés narratifs et fondements épistémologiques, Tübingen, Narr, 1987, p. 149–171.
[23] Bouvard et Pécuchet, p. 123 sq.
[24] Cela évoque l’épisode du bordel qui clôt l’Éducation sentimentale.
[25] Ibid., p. 122 sq.
[26] Ibid., p. 134.
[27] Ibid., p. 127.
[28] Ibid., p. 138.
[29] À propos du scepticisme de Flaubert, voir Gisèle Séginger, « Bouvard et Pécuchet : le monde comme représentation ? », in : Épistémocritique 10 (printemps 2012), revue en ligne : http://rnx9686.webmo.fr/?p=253&lang=fr, notamment la partie intitulée « Une fiction relativiste ». En ce qui concerne le rapport entre discours de savoir et forme romanesque, voir id., « Forme romanesque et savoir. Bouvard et Pécuchet et les sciences naturelles », in : Revue Flaubert 4 (2004), revue en ligne : http://flaubert.univ-rouen.fr/revue/revue4/02seginger.pdf.
 

 




Enjeux philosophiques du dispositif fictionnel dans la science : le cas de l’imitation game de Turing

Quel étrange lien unit science et fiction ? Nous aimerions aborder cette question sous un angle bien précis : non pas celui de l’influence des œuvres de fiction sur le travail scientifique, comme influence culturelle, ni la relation inverse, c’est-à-dire l’influence de la science, des théories et découvertes scientifiques sur les œuvres de fiction. Nous nous intéresserons ici au rôle du dispositif fictionneldans la science. Nous aimerions comprendre ce que viennent faire les élaborations qui relèvent de la fiction, du récit non véridique, contrefactuel, au sein même d’un article scientifique ou d’un propos scientifique. Partant d’un exemple précis, celui de l’expérience de pensée que propose le mathématicien britannique Alan Turing dans son célèbre article « Computing Machinery and Intelligence », publié dans la revue Mind en 1950, nous analyserons le contenu et la portée que donne le scientifique à cette histoire qu’il nous raconte, parce qu’il s’agit bien, nous le verrons, d’une histoire avec des personnages, un décor, une intrigue. Nous essaierons de montrer la puissance de la fiction qu’il élabore et de révéler son ambiguïté fondamentale. Il semble que le but de cette fiction soit d’explorer ce qui peut résulter d’une expérience scientifique donnée si nous avions les moyens de la réaliser. Mais comme nous allons le voir, c’est précisément cette fiction qui va nous permettre de mettre en place, de donner sens, de développer les moyens techniques qui nous manquaient pour la réaliser. Afin de mieux dégager les tenants et aboutissants de l’imitation game de Turing, nous commencerons par recontextualiser son article en exposant les principes du champ scientifique dans lequel il émerge : la cybernétique.
La cybernétique est une science qui est née dans les années 1940 et qui a disparu de façon brutale au milieu des années 1950. C’est donc une science « morte », comme on pourrait le dire d’une langue qui n’est plus parlée. Mais voilà justement tout le paradoxe de la cybernétique, la langue que nous parlons aujourd’hui, elle l’a inventée ; nous parlons cybernétique. Qu’est-ce que cela veut dire ? Nous disons : « le système nerveux d’un mollusque transmet l’information suivant un code, l’analyse puis la traite » (Changeux, 212), nous nous qualifions de « société de communication », nous faisons des réunions de feedback pour corriger les process en cours et surtout nous vivons avec, parmi, dans nos machines, nos ordinateurs, nos réseaux : « Nous vivons dans un monde cybernétique, mais sans cybernétique » (Triclot, 9). Nous n’analyserons pas ici les raisons du succès et de l’échec de la science cybernétique (voir à ce sujet Hayles et Triclot), nous nous concentrerons sur les glissements de sens qui s’opèrent dans la définition de l’humain pendant ce que Mathieu Triclot appelle le « moment cybernétique ».
Partons de la définition que donne Norbert Wiener (1884-1964), mathématicien américain fondateur de cette nouvelle science (Wiener, 1948) : la cybernétique est la science du contrôle et de la communication dans les machines et les animaux. S’il fallait assigner un point de départ à cette science, ce serait la publication de deux articles fondateurs en 1943 : « Behavior, Purpose and Teleology» de Arturo Rosentblueth, Norbert Wiener et Julian Bigelow ; et « A Logical Calculus of the Ideas Immanent in Nervous Activity» de Warren McCulloch et Walter Pitts.
Le premier article a pour ambition de décrire les machines et le vivant en termes purement mécanistes. Les objets du monde peuvent être divisés en deux catégories, ceux dont le comportement vise un but et ceux dont le but est donné de l’extérieur. Il n’y a plus de différence entre vivant et inerte, c’est le fait qu’un système soit autorégulé ou non qui permettra de le catégoriser. De ce point de vue, les machines cybernétiques qui reposent sur le traitement de l’information et la régulation de leur comportement en fonction des données recueillies, sont de même nature que les êtres vivants.
L’article du neurophysiologiste Warren McCulloch et du logicien Walter Pitts propose quant à lui un modèle logique pour décrire le fonctionnement du cerveau. Les deux scientifiques s’inscrivent dans une perspective fortement béhavioriste et cherchent à expliciter la manière dont le cerveau coderait le comportement humain. Leur théorie, dite des neurones artificiels, cherche à réassigner la logique dans une dimension physiologique. Ils proposent un modèle simplifié du cerveau humain.
Ces deux événements vont marquer un tournant et donner son point de départ à l’aventure cybernétique. La question qui va nous intéresser ici est celle des transformations profondes que le programme cybernétique a opérées dans le domaine scientifique, et plus largement dans l’acception commune, dans sa manière notamment de catégoriser les êtres. La cybernétique brouille les frontières entre vivant et inerte. Elle introduit une nouvelle façon de voir les êtres qui ne fait plus une différence fondamentale, incommensurable entre êtres vivants et non vivants. À partir de l’avènement de la cybernétique, nous voyons se développer de nouveaux usages du langage : les scientifiques se mettent à parler d’intelligence concernant des machines, ils utilisent la même expression de « traitement de l’information » indifféremment pour les opérations qu’effectuent un cerveau ou un ordinateur. Un parallèle puissant va se mettre en place entre le cerveau et l’ordinateur. C’est ce déplacement qui nous intéresse. Il paraît légitime de se demander comment, nous, êtres humains, qui n’avons jamais expérimenté la pensée en dehors d’un corps, en sommes venus à croire que la pensée n’était pas forcément l’oeuvre d’un corps vivant ? Comment s’est effectuée cette séparation entre la pensée et le corps de chair, cet arrachement de la pensée à sa chair qui rend possible une question qui aurait sûrement paru saugrenue à un Aristote : « Les machines peuvent-elles penser ? ». C’est précisément la question que pose Alan Turing dans son article « Computing Machinery and Intelligence ».
Quel est le rôle de Turing dans le champ de la cybernétique ? Ce mathématicien, cryptologue et informaticien britannique, a l’étoffe d’un véritable personnage de film. Il est le fondateur de l’informatique, il a réussi à déchiffrer les messages de la fameuse machine Enigma utilisée par l’armée nazie pendant la Seconde Guerre mondiale et il a connu une fin aussi tragique que cinématographique (voir l’importante biographie que lui consacre Andrew Hodges). Ses idées et son travail sont très proches de ceux du club des cybernéticiens mais Turing est indépendant et solitaire. Il n’a jamais assisté à une conférence Macy (le grand rassemblement du club des cybernéticiens entre 1942 et 1956) et a eu très peu de contacts avec ceux qui partagent ses préoccupations : il travaille pourtant à Princeton avec von Neumann de 1936 à 1939, mais lorsque celui-ci lui propose de devenir son assistant, il décline l’offre pour retourner à Cambridge (Lassègue, 29). Ses écrits mathématiques sont très importants pour la cybernétique parce qu’ils forment la matrice qui a engendré l’architecture logique de l’ordinateur telle que la présente formellement pour la première fois John Von Neumann, le père du premier ordinateur, dans un article de 1945, « First Draft of a Report on the EDVAC». Avant cet article, il n’y avait que des calculateurs, de grosses machines capables de faire des calculs compliqués. Après cet article, il y a des ordinateurs capables d’effectuer diverses tâches (stocker des informations, exécuter des instructions, vérifier l’exécution des instructions). La différence est essentielle : elle autorise des fusions, des déplacements, des glissements de sens qui font insensiblement passer du calcul au traitement de l’information, du calculateur à l’ordinateur, de la pensée au traitement de l’information.
L’article de Rosenblueth, Wiener et Bigelow avait déjà opéré un premier déplacement : il n’y était plus question d’êtres vivants ou non vivants, les deux catégories étaient rassemblées dans un concept unique, celui de système organisé avec un comportement dirigé par un but. L’analogie homme-machine, déjà dotée d’une longue histoire (Cassou-Noguès, 2007), connaît alors un tournant dans le champ scientifique. L’article de Von Neumann opère un second déplacement en passant du calcul au traitement de l’information, sur la base d’une théorie de l’information et de la communication qui décontextualise complètement la notion d’information. Désormais, tout peut être information à condition de passer par les fourches caudines de la digitalisation, c’est à dire d’une mise en code binaire. Il faut noter que von Neumann n’utilise jamais la notion de « traitement de l’information » dans son article mais, comme le rappelle Mathieu Triclot, il s’appuie sur l’autre article fondateur de la cybernétique, celui de McCulloch et Pitts, pour étayer sa démonstration :
Il faut bien avoir conscience que le modèle de McCulloch et Pitts ne joue pas un rôle périphérique dans le rapport. Les neurones formels de McCulloch et Pitts sont utilisés pour ce qui est considéré comme le chef d’oeuvre de von Neumann : la définition de la structure logique de l’ordinateur et la mise au point des circuits de calcul au sein de l’unité arithmétique. (Triclot, 106)
McCulloch et Pitts proposent de « penser » le cerveau comme un centre de traitement de l’information. Nous croyions penser ? Eh ! non, nous disent les auteurs, nous traitons de l’information :
La nouvelle théorie logique de McCulloch et Pitts rend possible de considérer le cerveau comme un organe de traitement de l’information. Cette représentation est mobilisée dans le travail de Von Neumann […], avec un double effet : d’une part l’ordinateur apparaît comme une machine équivalente (nous soulignons) au cerveau […], d’autre part l’idée du cerveau comme un organe logique de traitement de l’information en sort considérablement renforcée. (Triclot, 107)
Tous ces travaux ont été fortement inspirés et rendus possibles par un article de Turing rédigé en 1936, « On Computable Numbers, with an Application to theEntscheidungsproblem ». Turing y présente un concept de machine universelle, la machine de Turing, une machine abstraite, « machine de papier » (Girard, 26), capable d’effectuer n’importe quel calcul si l’on entend par calcul l’application mécanique d’une suite de règles explicites. Von Neumann ne fait aucune référence à cet article mais il est évident qu’il l’a lu avec attention :
Dans le « First Draft of a Report on the EDVAC», l’article [de Turing, de 1936] n’est pas cité, mais le seul texte cité, l’article de McCulloch et Pitts de 1943, joue quasiment le même rôle, dans la mesure où McCulloch et Pitts présentent explicitement leur modèle comme équivalent au modèle de la machine de Turing. (Triclot, 122)
Nous venons de présenter succinctement quelques idées au fondement de la théorie cybernétique, afin d’expliciter l’ambiancescientifique dans laquelle s’inscrit l’article de Turing qui nous intéresse ici. Avant de présenter l’imitation game de Turing, nous aimerions proposer une autre explicitation : celle de l’ambiance littéraire de cette époque marquée par l’avènement de l’idée d’ordinateur.
Le « moment cybernétique » coïncide avec l’âge d’or de la littérature de science-fiction. Bien qu’on puisse faire remonter les origines de ce genre au 19ème siècle avec les œuvres de Jules Verne et au début 20ème siècle avec H. G. Wells, il est évident qu’il se passe quelque chose d’important du côté de la science-fiction entre 1930 et 1960. Le succès des pulps, ces magazines bon marché qui ont inondé les États-Unis à l’époque, a permis une large diffusion de ce nouveau genre. Nous voyons alors émerger les grands romans devenus cultes aujourd’hui : Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1931), 1984 de George Orwell (1949), Chroniques martiennes de Ray Bradbury (1950), Fondationd’Isaac Asimov (1951), Le temps désarticulé de Philippe K. Dick (1959). Certains de ces auteurs suivent de très près le développement des thèses cybernétiques à partir des années 1950, comme l’a montré Katherine Hayles dans son analyse très précise des thèmes cybernétiques dans des romans de Philipp K. Dick et Bernard Wolfe.
La science-fiction fait entrer dans l’imaginaire culturel commun les idées qui émergent dans le champ scientifique. Mais comme on le sait, traduttore, traditore : la SF ne se contente pas d’être la gazette des nouvelles idées scientifiques, elle manipule ces idées, les travaille, les transforme, les pousse à l’extrême. Par exemple, partant de l’hypothèse scientifique d’une forte continuité entre les humains et leurs machines, Philip K. Dick en vient à imaginer des mondes gouvernés par les machines, des mondes où les ordinateurs seraient doués de conscience, des mondes où la frontière humains/non-humains est de plus en plus floue, voire inexistante.
L’article « Computing Machinery and Intelligence » sort en plein essor de la SF et a, lui aussi, inspiré le grand auteur qu’est Philip K. Dick. Dans Do Androids Dream of Electric Sheep ?, le test que doivent passer les individus suspectés d’être des androïdes est une référence au test que propose Turing dans son article. Bien que le romancier ajoute des éléments fictionnels à ce qu’il nomme le test de Voigt-Kampff, le cœur du dispositif consiste en une série de questions dont les réponses (verbales chez Turing, émotionnelles chez Dick) sont censées offrir un critère de différenciation entre humains et machines. Chez Dick, les androïdes sont confondus grâce à ce test mais ils progressent (cf. l’androïde Rachel, à qui Deckard, le personnage principal, doit poser plus d’une centaine de questions pour arriver à la bonne identification). Dans l’esprit de l’article de Turing, si cette progression atteint un point où la bonne identification n’est plus possible alors il faudrait considérer que les androïdes sont aussi intelligents que les êtres humains.
Le rapport entre l’essor de la SF et cette science des années 1950, qui s’intéresse au fonctionnement de l’esprit et met en place un puissant parallèle entre cerveau et ordinateur, nous paraît primordial pour comprendre le ton des scientifiques de cette époque. Il semble qu’il y ait eu une confusion des genres. Le discours scientifique prend lui-même des airs de roman SF, ce qui rend sa lecture, aujourd’hui, à la fois fascinante et quelque peu « exotique » (nous pensons ici aux essais de Norbert Wiener, à la « Théorie des automates reproducteurs » de Von Neumann mais aussi à l’article « Computing… » de Turing).
L’histoire du fondateur de la cybernétique, Norbert Wiener, est tout à fait intéressante sur cette question du rapport fiction SF/ discours scientifique.
Norbert Wiener lui-même a écrit de la science-fiction. C’est une activité qui lui tenait à cœur. Nous retrouvons dans sa correspondance des références émues à ses nouvelles. Pour la plupart, celles-ci ne seront pas publiées (Cassou-Noguès, 2014, 32) mais il est étonnant de voir qu’un scientifique de son rang, populaire (il est interviewé par le magazine Life du 18 décembre 1950, publie des articles dans les plus grandes revues scientifiques, mais aussi grand public) et reconnu par ses pairs, nourrissait le secret espoir de devenir un grand auteur de SF.
Norbert Wiener a écrit des nouvelles SF, mais ce n’est pas sa seule manière d’assouvir son goût pour la fiction. Il rédigea des ouvrages de vulgarisation sur la cybernétique, qui ont été de véritables succès de librairie, et dans lesquels la fiction avait une grande importance. La présence d’objets fictionnels au sein de son discours scientifique est même une caractéristique des œuvres de Wiener. Dans ses livres (1948, 1950, 1964), il recourt aux métaphores, aux analogies, à la petite histoire exemplaire. Dans un de ses derniers ouvrages God & Golem Inc., il reprendra plusieurs histoires qui lui sont chères pour illustrer ses propos : le conte des Mille et une nuits, « Le pêcheur et le djinn », la nouvelle « The Monkey Paw » de l’écrivain anglais W. W. Jacobs. Le titre même de ce recueil fait référence à une légende tirée de la mythologie juive, celle du Golem du rabbin de Prague, qu’il assume sans complexe allant jusqu’à affirmer que « la machine est l’homologue moderne du Golem du rabbin de Prague » (111). Cette référence est intéressante parce qu’elle donne à voir l’univers fictionnel qui travaille sa science cybernétique et sa vision moniste du rapport homme-machine.
Le Golem est, dans la mythologie juive, une créature d’argile qu’un rabbin rend vivante en lui introduisant un papier dans la bouche sur lequel est écrit le nom ineffable de Dieu. Ce qui nous paraît significatif est que cette histoire de Golem n’est pas une fantaisie de scientifique pour vendre plus de livres, c’est une fiction qui, à l’époque, a hanté les concepteurs d’ordinateurs d’une manière assez déroutante. Le théologien juif Gershom Scholem, dans une allocution donnée en 1965, lors de la présentation du premier ordinateur conçu en Israël, le WEIZAC de Chaim Pekeris, félicite « Johann Von Neumann et Norbert Wiener, qui contribuèrent plus que quiconque à l’entreprise de magie d’où est sorti le Golem moderne » (115). La note de l’éditeur de God & Golem Inc. mérite d’être lue avec attention (112) :
Lorsque le rabbin Scholem apprit que l’Institut Weizmann de Rehovot avait terminé la construction d’un nouvel ordinateur, il fit savoir au père de cet ordinateur, le docteur Haïm Pekeris, que le nom qu’il conviendrait de lui donner était à son avis Golem n°1. Le docteur donna son accord, à condition que Scholem prononce le discours d’inauguration de l’ordinateur et explique pourquoi celui-ci porterait ce nom. Cette allocution a été prononcé le 17 juin 1965 à Rehovot.
Cette note a été rédigée en 1965, soit un an après la publication de God & Golem Inc., elle est une réponse allusive au livre de Wiener. Le titre de cette allocution est « Le Golem de Prague et le Golem de Rehovot », ce dernier étant l’ordinateur présenté. Il nous semble que ces histoires, ces fictions, quand elles se retrouvent au beau milieu d’un propos scientifique, ne sont pas là par hasard. Elles révèlent un univers fictionnel, une trame dans laquelle se situe le discours scientifique. Ce dernier se veut objectif, pur, et voilà qu’en son sein apparaissent des bribes de rêves, de fantastique, d’éléments mythologiques. Ces bribes sont comme des réminiscences, des indices qui pointent vers un imaginaire scientifique peuplé d’êtres magiques : des machines dotées d’âme, des sorciers capables de donner la vie éternelle, des forces mystérieuses et autres énergies sombres… et des humains-sans-corps. Nous reviendrons sur cette dernière fiction plus loin.
Passons maintenant à l’analyse de l’article « Computing… » de Turing. D’abord, notons la grande différence de forme entre cet article et celui de 1936, « On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem», qui avait tant inspiré les cybernéticiens (Von Neumann, McCulloch, Pitts). Ce dernier fourmillait de calculs, formules logiques, termes mathématiques qui demandent certaines connaissances pour être compris. Un article scientifique en somme. En 1950, Turing publie l’étonnant « Computing Machinery and Intelligence » où il est question d’intelligence et d’ordinateur. Ce qui est surprenant, c’est la façon dont est rédigé cet article : il est compréhensible sans prérequis mathématiques. Il s’ouvre sur une petite fiction et se poursuit sur quelques réflexions concernant les objections possibles à l’idée que les machines puissent penser. L’article est divisé en sept sections. Nous proposons un résumé de chacune d’elle afin de suivre la progression des idées de Turing.
La première section commence par ces mots : « Je propose de considérer la question « Les machines peuvent-elles penser ? » (Turing, 136). On entre tout de suite dans le vif du sujet. La question de la possibilité de penser pour une machine n’est pas un détail dans l’article, ce n’est pas une évocation que les philosophes s’empressent de grossir, c’est le sujet très sérieux de l’article tout aussi sérieux du grand mathématicien. Bien sûr, Turing va complexifier quelque peu cette question beaucoup trop philosophique pour être traitée telle quelle. Pour pouvoir y répondre scientifiquement, il commence par expliquer qu’il faut trouver une nouvelle manière de la poser. En effet, le langage courant des années 1950 ne justifie pas un tel usage du mot « penser » ; ce n’est pas une activité que l’on concède aux machines, aussi sophistiquées soient-elles. Turing ne va pas chercher à savoir ce qu’il se passe dans notre cerveau quand nous pensons, ni chercher une définition substantielle de l’intelligence. Il va se concentrer sur l’observable. Une machine sera « dite » intelligente si elle arrive à tromper un humain et à « passer pour intelligente » à ses yeux. Et comme nous avons tendance à n’accorder ce privilège qu’à nous-mêmes, Turing va tromper notre narcissisme en mettant au point un jeu qui ne permet pas de savoir à qui ou à quoi l’on a à faire : machine ou humain.
Il propose un jeu d’imitation. Il imagine trois personnages : un homme (A), une femme (B) et un interrogateur (C). L’interrogateur doit deviner qui est l’homme et qui est la femme. L’homme (A) doit induire l’interrogateur en erreur et se faire passer pour une femme, la femme (B) doit au contraire bien montrer à l’interrogateur (C) que c’est elle la vraie femme. L’homme, la femme et l’interrogateur « qui peut être de l’un ou l’autre sexe » (135) sont dans des pièces distinctes et communiquent via un « téléimprimeur ». L’interrogateur ne peut que poser des questions et les joueurs y répondre.
C’est la première partie du test, il n’est pas question d’ordinateur pour le moment et le lecteur peut légitimement se demander quel rapport il peut bien y avoir entre ce jeu sur les identités sexuelles et la question de l’intelligence des ordinateurs. Voilà ce vers quoi veut nous mener Turing : « Qu’arrive-t-il si une machine prend la place de A [l’homme imitant une femme] dans le jeu ? L’interrogateur se trompera-t-il aussi souvent que lorsque le jeu se déroule entre un homme et une femme ? »
Dans la deuxième section, Turing se demande si cette « nouvelle question vaut […] la peine d’être examinée » (136). Évidemment, la réponse est positive et le principal atout de cette nouvelle question est de tracer « une ligne assez nette entre les capacités physiques et intellectuelles de l’homme » (136). Il défend la méthode question/réponse parce qu’elle est « adaptée pour introduire presque n’importe quel champ des capacités humaines » qui l’intéressent. Il propose d’ailleurs un « spécimen de questions et de réponses » possibles, sur lequel nous reviendrons.
La troisième section présente ce qu’il entend par le terme « machine » et quelles sont celles qui peuvent prendre part au jeu de l’imitation. Il commence par écarter « les hommes nées de la manière habituelle ». Cela paraît logique puisque Turing voit le cerveau comme une machine : il doit commencer par dire que dans le rôle de l’ordinateur, il ne peut accepter un homme avec son cerveau, sinon le jeu n’aurait plus aucune raison d’être. En fait, il ne retiendra que l’ordinateur comme joueur potentiel de l’imitation game : « l’intérêt actuel pour les « machines pensantes » a été soulevé par un type particulier de machines, habituellement appelé « calculateur électronique », ou « ordinateur » » (139).
Dans la quatrième section, Turing donne une définition des calculateurs numériques : « ces machines sont destinées à mener à bien toutes les opérations qu’un calculateur humain pourrait effectuer » (140). Il expose également la composition de l’ordinateur : mémoire, unité d’exécution et unité de contrôle. Ces trois composants sont comparés aux « composants » du calculateur humain. La mémoire correspond au « papier » dont dispose le calculateur humain (feuilles blanches pour le calcul, livre d’instructions) mais aussi à sa mémoire personnelle qui lui permet de garder des traces des différents pas de calcul effectués. L’unité d’exécution correspond au calculateur en train de faire les différentes opérations individuelles nécessaires au calcul dans son ensemble. L’unité de contrôle, enfin, est la vérification qu’effectue le calculateur de ses propres opérations pour s’assurer qu’il a bien suivi les instructions, les a effectuées dans le bon ordre.
Afin de rendre plus compréhensible le fonctionnement d’un certain type d’instruction dans l’ordinateur, Turing propose, dans cette section, ce qu’il appelle une « analogie domestique » et qui nous paraît fort intéressante. On peut donner des instructions pas à pas à l’ordinateur pour effectuer un calcul mais on peut aussi, et c’est bien plus économe pour la mémoire de ce dernier, lui donner des instructions plus générales sur les instructions elles-mêmes : « Si la position 4 505 contient 0, obéissez ensuite à l’instruction enregistrée en 6 707, sinon continuez directement » (142). Cette façon de faire revient à agir comme la mère d’un enfant qui veut qu’il fasse quelque chose de déterminé :
[S]upposons que la mère de Tommy veuille qu’il passe chez le cordonnier tous les matins en allant à l’école pour voir si ses chaussures sont prêtes ; elle peut le lui redemander tous les matins, ou alors placer une fois pour toutes dans l’entrée une note qu’il verra à son départ pour l’école et qui lui dira de passer chez le cordonnier et aussi de détruire la note à son retour s’il ramène les chaussures. (142)
Nous verrons, dans la prochaine partie de notre discussion, que cette « analogie domestique » ne remplit pas le rôle que lui assigne Turing. Elle est là pour mieux nous faire comprendre le fonctionnement de la machine (celle-ci fonctionnerait comme Tommy) mais il nous semble qu’elle réussit surtout à nous suggérer l’idée que Tommy fonctionne comme une machine.
La cinquième section évoque la différence entre une machine particulière et une machine universelle. La machine universelle est un ordinateur qui disposerait d’une mémoire infinie et d’une très grande vitesse de travail. C’est une machine idéale, abstraite qui peut « imiter n’importe quelle machine discrète » (147). Turing propose une variante de l’imitation game en utilisant ce type de machine : si le jeu se joue entre une machine à états discrets et la machine universelle qui l’imite, « l’interrogateur serait incapable de les distinguer ». Or tout ordinateur est une machine universelle, en un sens (si on augmentait significativement sa capacité de mémoire et sa vitesse d’exécution), donc il doit être possible de construire, un jour, un ordinateur capable de jouer avec succès au jeu de l’imitation.
La sixième section propose l’examen de quelques « [v]ues contradictoires sur la question principale ». Il passe en revue plusieurs objections possibles à l’idée que les machines puissent penser (« L’objection théologique », « L’objection de l’autruche », « L’objection mathématique », « L’argument issu de la conscience », « Les arguments provenants de diverses incapacités », « L’objection de Lady Lovelace », « L’argument de la continuité dans le système nerveux », « L’argument du comportement informalisable » et « L’argument de la perception extra-sensorielle »).
Turing ne manque pas d’humour dans sa façon de lever certaines objections. Pour parer aux arguments théologiques, il invoque la puissance du Seigneur : « ne devrions-nous pas croire qu’Il a la liberté de donner une âme à un éléphant si cela lui semble convenable ? » (150). Et partant, pourquoi pas à une machine ? « L’objection de l’autruche » reflète une vision pertinente de notre psychologie : « Le fait que les machines pensent aurait des conséquences trop terribles. Il vaut mieux croire qu’elles ne peuvent pas le faire » (151). Turing propose à ceux-là de chercher une consolation du côté de la métempsychose, etc. Pour la concision de notre propos, nous n’évoquerons pas chaque objection et sa réfutation (voir 149-66).
Enfin dans la septième et dernière section de l’article, Turing réfléchit à la difficulté qu’il y aurait à « programmer » un ordinateur afin qu’il puisse imiter le comportement d’un humain adulte. Il évoque alors la possibilité de programmer plutôt une machine qui « simule l’esprit de l’enfant » (169). Il faut que cette machine-enfant soit capable d’apprendre, il faudrait l’éduquer pour l’amener à « savoir » ce qu’est l’esprit d’un humain adulte.
Nous proposons à présent une discussion critique de l’article. Tout d’abord, en renégociant les termes de la question initiale « Les machines peuvent-elles penser ? », Turing met en place une série de suppositions qu’il convient d’expliciter et de problématiser. Ensuite nous montrerons que, comme dans l’univers fictionnel, il est possible de relier les personnages et l’intrigue aux éléments biographiques de leur auteur. Enfin, nous essaierons de défendre la thèse selon laquelle l’écriture de l’imitation game est plus proche des codes de la fiction que de l’exercice d’imagination pratiqué par le discours scientifique sous le nom d’expérience de pensée.
Au tout début de son article, Turing explique qu’il faut changer la question « Les machines peuvent-elles penser ? » : « […] je remplacerai la question par une autre, qui lui est étroitement liée et qui est exprimée en des termes relativement non ambigus » (135). Les termes de la nouvelle question sont censés être moins ambigus que ceux de la première… Cela n’est pas certain.
Rappelons la nouvelle question : « Qu’arrive-t-il si une machine prend la place de A [l’homme imitant une femme]dans le jeu [de l’imitation] ? L’interrogateur se trompera-t-il aussi souvent que lorsque le jeu se déroule entre un homme et une femme ? » (136). Il nous semble, au contraire, qu’afin de répondre à une question étonnante mais assez claire, Turing a recours à une transformation qui la rend plus ambiguë… La nouvelle question (ou les nouvelles questions) charrie plus de suppositions que la première.
Elle suppose d’abord qu’on peut différencier un homme d’une femme sur un ensemble de réponses données. Elle suppose également que le sexe de l’interrogateur, quoi qu’il arrive, importe peu. On peut se demander s’il n’y a pas là une forme d’incohérence : si les réponses d’un homme sont « par nature » différentes de celles d’une femme, pourquoi l’appréciation de ces réponses ne dépendrait pas également du sexe de celui qui évalue ? Peut-être qu’un homme peut mieux identifier un autre homme parce qu’il sait bien ce que c’est d’être un homme !
Cette nouvelle question suppose aussi que la pensée est une caractéristique de l’intelligence (la question se pose : être intelligent signifie-t-il forcément penser?). Enfin, elle suppose que cette intelligence, qui prouve la pensée, est exclusivement affaire de performance verbale.
Revenons au jeu de l’imitation. L’interrogateur doit poser des questions aux deux personnes mais sans les voir ou les entendre, il faut qu’il y ait une séparation nette entre le domaine physique (les corps) et le domaine intellectuel (les réponses aux questions, les mots). La question que l’on peut se poser tout de suite, sans connaître la suite du test est la suivante : peut-on différencier un homme d’une femme sur les réponses données à un interrogateur ? Et qu’on le puisse ou non, qu’est-ce que cela signifie ? Performance verbale et réalité incarnée sont-elles deux choses complètement indépendantes l’une de l’autre ? Katherine Hayles, dans How we Became Posthuman, propose une analyse très intéressante de cette partie du test :
En incluant le genre, Turing laissait entendre que la renégociation de la frontière entre humains et machines impliquerait plus que la transformation de la question « qui peut penser ? » en « qu’est-ce qui peut penser ? ». Cela remettrait nécessairement aussi en question d’autres caractéristiques du sujet libéral, parce que s’opère un déplacement crucial de distinction entre le corps en acte [the enacted body], présent dans sa chair devant l’écran de l’ordinateur et le corps représenté [the represented body], produit à travers les marqueurs verbaux et sémiotiques qui le constituent dans un environnement électronique. […] Poser la question du « Qu’est-ce qui peut penser ? » change aussi, inévitablement, dans une boucle réversive, les termes de la question « Qui peut penser ? ». (xiii, notre traduction)
Cette partie de la fiction de Turing est déjà très intéressante parce qu’elle ébranle les conceptions de genre en plaçant les personnages dans un contexte où, instantanément, l’aspect physique, charnel est complètement neutralisé. Encore plus intriguant, écoutons la première question que fait poser Turing à son personnage interrogateur : « A peut-il me dire quelle est la longueur de ses cheveux ? » (135). Alors que les mots sont strictement séparés de leur chair, voilà qu’on demande de décrire le corps ! Nous devinons que si A veut se faire passer pour une femme il aurait tout intérêt à répondre qu’il a les cheveux longs… Charge à l’interrogateur de méditer sur la solidité scientifique incontestable de ce critère de différenciation sexuelle.
Dans cette première partie du test, c’est la performance verbale qui fait la différence. Mais Turing ne semble pas très intéressé par la question de savoir si un homme peut se faire passer pour une femme. Ce qui l’intéresse c’est la capacité à simuler un comportement humain. Il propose dans une deuxième partie du test de remplacer l’homme (A) par un ordinateur. L’ordinateur doit simuler un homme simulant une femme. Si l’ordinateur réussit à tromper l’interrogateur autant de fois que l’homme véritable alors il a un comportement indifférenciable de l’homme. Attendu que seul le comportement observable compte, si l’ordinateur a eu un comportement impossible à distinguer de celui de l’humain sur le plan verbal, alors on peut le dire aussi intelligent que l’humain.
Cette deuxième partie du test étonne par sa complexité. L’ordinateur doit simuler une simulation. Pourquoi ne suffirait-il pas que l’ordinateur se fasse passer pour un être humain ? Il semble que cette question ne puisse trouver de réponse si nous nous contentons d’appréhender le texte de l’imitation game comme un discours strictement scientifique. Il faut entrer dans l’expérience que nous propose Turing comme nous entrons dans un monde fictionnel. Nous en acceptons la part d’irrationalité, nous sommes conscients de nous plonger dans l’imaginaire d’un auteur avec tout ce que cela peut impliquer de références personnelles. Cette redondance de la simulation ne paraît pas compréhensible sans faire appel aux éléments biographiques de son auteur.
Turing était homosexuel dans une société et à une époque où cela était considéré comme un crime puni par la loi. Bien sûr, nous sommes dans les années 1950 et la société est en avance sur la loi, comme souvent. Il n’empêche que Turing vit bel et bien dans une société où la frontière homme/femme est rigide et bien nette. Un homme est attiré par des femmes. Une femme est attirée par des hommes. Point. Cacher son homosexualité et simuler la « normalité » ne devaient pas être chose rare. Et rappelons que l’intelligence dans le test que propose Turing consiste à tromper un juge… Turing ne cachait certes pas son homosexualité, il l’assumait ouvertement. Le problème est qu’il vivait dans une société qui le considérait comme « anormal ». Son statut personnel de scientifique reconnu et talentueux l’aidait à être accepté mais ce n’est pas le cas de bien des homosexuels autour de lui, et cette situation semble le tourmenter.
Le décor fictionnel planté par Turing n’est absolument pas anodin. Il convoque des personnes, des ordinateurs, des écrits (des symboles), des pièces vides, des écrans, un interrogatoire (ou bien un procès ?), un homme et une femme s’affrontant pour gagner, une femme revendiquant son identité, un homme cherchant à prendre sa place, un interrogateur aux allures de juge. Et dans ce monde « à la Turing » où les machines peuvent penser : il n’y a pas de corps qui souffrent, pas de chairs, pas d’odeurs, pas de joues qui rougissent, pas de bouches qui parlent, pas de regards inquiets, pas de larmes, pas de châtiments, pas de mort. Quand on sait la fin brutale qu’a connue Turing, on peut questionner la dimension fantasmatique de ce test.
En 1952, après qu’un de ses ex-amants ait reconnu avoir eu une liaison avec lui, il fut poursuivi pour « indécence » et condamné à la castration chimique. Il finira par se suicider en 1954 en croquant dans une pomme empoisonnée au cyanure. Le fait divers à caractère sexuel ne sert que de prétexte à son arrestation. Turing est surtout suspecté d’espionnage pour le compte des Russes. Il ne peut être ouvertement arrêté pour ce motif puisqu’il est un grand héros de guerre, le seul à avoir réussi à déchiffrer les informations fournies par la machine Enigma. Mais la raison officielle de son arrestation, son homosexualité, est proche de la raison officieuse pour laquelle on le suspecte de trahison, il correspond un peu trop au « profil » du traître : homosexuel et mathématicien (voir Hodges).
Nous avons vu que certains éléments biographiques de Turing semblent entrer en résonance avec l’expérience de pensée qu’il propose. Et nous ne nions absolument pas qu’il s’agit bien d’une expérience de pensée que nous propose Turing. Mais, il nous semble qu’il y a quelque chose de plus dans son texte (et ses intentions). L’expérience de pensée, au sens strict, est « l’invention d’un scénario dans lequel on cherche à voir de manière différente, sous une autre perspective, comment certaines choses se lient entre elles. Une expérience de pensée permet d’inventer d’autres solutions » (Nancy Murzilli). Elle nous permet d’imaginer ce qui pourrait résulter d’une expérience donnée si nous avions les moyens de la réaliser. Mais cet acte d’imagination est soumis à des contraintes : l’expérience imaginée est modelée par la théorie scientifique à laquelle elle donne « chair ». Par exemple, dans la célèbre expérience de pensée proposée par Paul Langevin lors d’une conférence donnée au Congrès international de philosophie, à Bologne, en 1910, il y a bien une théorie de la relativité restreinte qui donne déjà, « sur le papier », les résultats que Langevin extrapole à l’humain. L’illustration qu’il donne des résultats mathématiques produits grâce à la théorie de la relativité restreinte n’est pas arbitraire. Ce n’est pas une question de croyance. Voilà comment Langevin présente son exemple : « Il résulte de ce qui précède (nous soulignons) que ceux-là auront moins vieilli dont le mouvement pendant la séparation aura été le plus éloigné d’être uniforme, qui auront subi le plus d’accélération ». Il est intéressant de noter par ailleurs que la conférence de Langevin est beaucoup moins fantaisiste que ce qui est passé à la postérité : il n’est pas question de « jumeaux », ni de « paradoxe », contrairement à ce qui est présenté dans les livres de vulgarisation actuels (voir à ce sujet l’article très instructif d’Elie During, « Langevin ou le paradoxe introuvable », 2014).
Il y a, nous semble-t-il, une grande différence entre ce que fait Langevin et l’entreprise de Turing dans l’article qui nous intéresse. Turing n’extrapole pas à partir de résultats obtenus « sur le papier » pour mieux nous faire comprendre leur portée. Il écrit, au contraire, une véritable « profession de foi ». Et il le dit explicitement. Le fait que les machines puissent penser est une « croyance » forte chez lui, il tente par cet article de convertir les esprits à cette croyance. Dans l’introduction de la sixième section, celle où il examine différentes objections à l’idée de machine pensante, il expose ses propres vues et utilise quatre fois l’expression « je crois » en trois paragraphes. Il l’utilise d’ailleurs comme un leitmotiv qui vient scander le texte et clarifier les choses. « Je crois qu’il ne sert à rien de dissimuler ses croyances » nous dit-il. C’est un savant certes mais c’est aussi un homme qui croit certaines choses, « non vérifiées », possibles (rappelons que Turing a longtemps cru en la possibilité de la métempsychose. Voir Lassègue). Ce texte est là pour exposer ce qu’il croit, il est un ensemble de « déclamations tendant à produire des croyances » (167). Turing dit cela des premiers paragraphes de la septième section, reconnaissant par là que ce ne sont pas « des arguments convaincants » mais cette affirmation peut s’appliquer, selon nous, à tout l’article.
Au début de l’article, Turing nous disait que le langage des années 1950, son époque, ne permettait pas l’usage du mot « pensée » pour décrire ce que font les machines. Ce que fait Turing, par cet article, consiste justement à mettre en place cet usage, à dépeindre un monde possible où cet usage ne déroute plus. Et afin de mieux parvenir à cette conversion des esprits, afin de « produire des croyances », l’utilisation des codes de la fiction semble être une excellente stratégie. Pourquoi ? Parce que le dispositif fictionnel nous met justement dans cet état de « suspension consentie de l’incrédulité » (willing suspension of disbelief. Coleridge) qui favorise la production de la croyance. Quand nous lisons une fiction, nous ne nous demandons pas si cela vrai ou faux, nous acceptons de croire en cet univers le temps de la lecture. Comme le souligne Schaeffer dans Pourquoi la fiction ? : « Celui qui entre dans un dispositif fictionnel ne va pas s’engager dans un questionnement référentiel au sens logique du terme » (212). Il nous semble que c’est justement l’effet recherché par Turing : « Le lecteur doit accepter comme un fait établi que les ordinateurs peuvent être, et ont été, construits suivant les principes que nous avons décrits, et qu’ils peuvent en fait imiter de très près les actions d’un calculateur humain » (142, nous soulignons). Il dit cela suite à la description du fonctionnement du calculateur numérique. Évidemment, Turing peut se vanter d’en savoir plus que la plupart de ses lecteurs sur le fonctionnement d’un ordinateur. Peut-être que l’acceptation du « fait établi » qu’il exige du lecteur est un prérequis à la compréhension de l’article pour celui qui ne partagerait pas ses connaissances théoriques sur le sujet… Mais cette affirmation vient juste après « l’analogie domestique », dont nous parlions précédemment, et cela pose problème. Le « fait établi » que nous devons accepter, nous lecteurs, ne concerne pas seulement la description du fonctionnement de l’ordinateur. Elle concerne également la deuxième partie de l’affirmation, à savoir le fait que ces machines « peuvent en fait imiter de très près les actions d’un calculateur humain ».
Dans cette analogie, le fait que Turing donne un prénom au petit garçon (Tommy), qu’il évoque une scène « domestique » bien connue de tous parents (répéter mille fois de faire quelque chose à leur enfant) et qu’il crée un parallèle entre ce que fait « maman » (écrire une note) et ce que fait le programmateur (écrire des instructions générales sur les instructions), tout cela concourt à créer une proximité entre le lecteur et le propos de Turing. Une proximité affective comme souvent dans la fiction. Turing recherche cet effet de proximité, il cherche à ce que l’on puisse s’identifier à cette machine qui agit comme Tommy. Et pour cela, il va mécaniser le comportement de Tommy, cela aura pour conséquence d’humaniser un peu la machine. Si nous réfléchissons bien à cette analogie, est-il si certain que Tommy et la machine fasse la même chose ? La machine obéira à coup sûr si elle « passe devant l’instruction », qu’en est-il de Tommy ? Comme tout être humain, Tommy obéira peut-être…Tommy peut également passer devant cette note mille fois sans jamais passer chez le cordonnier (parce qu’il est distrait, parce qu’il préfère jouer avec ses copains, parce qu’il n’ose pas avouer à sa maman qu’il a peur du cordonnier… Mille raisons peuvent non pas expliquer mais nous faire comprendre son comportement).
Quoi qu’il en soit, Turing a réussi le rapprochement dans nos esprits : même si nous réfutons que Tommy fonctionne comme une machine, le simple fait de les comparer traduit ce rapprochement. Katherine Hayles illustre très bien ce procédé :
En suggérant certains types d’expériences, les analogies entre machines intelligentes et humaines construisent l’humain en termes de machine. Même lorsque l’expérience échoue, les conditions de base de la comparaison fonctionnent pour constituer la différence signifiante. Si je dis un poulet n’est pas comme un tracteur, j’ai caractérisé le poulet en termes de tracteur, pas moins que lorsque j’affirme qu’ils se ressemblent. (64, notre traduction)
Examinons un dernier point de l’article, qui nous semble revêtir un caractère fictionnel, afin de mieux mettre en place ce rapprochement homme/machine : la présence de dialogues.
Il y a deux dialogues dans ce texte (Turing, « Computing.. », 137, 154). Ils sont très révélateurs de ce que Turing veut nous suggérer : à lire les réponses possibles de la machine, il nous vient à l’idée qu’ « en fait, c’est un humain comme les autre ! » Et en effet, la machine pensante de Turing semble très sympathique, nous pouvons, sans problème, nous identifier à elle : elle hésite, elle réfléchit, elle se trompe, elle ne se sent pas capable d’écrire de la poésie, elle connaît Dickens et elle sait que « personne n’a envie d’être comparé à un jour d’hiver » (155).
Le caractère fictionnel de cet article nous semble tout entier résider dans ce procédé : la question de départ, « Les machines peuvent-elles penser ? », est un prétexte pour mettre en place un monde possible, fictionnel où les machines peuvent effectivement penser. Et pour donner « chair » à ce monde : images, prénom, références culturelles (Dickens, Picasso), décor (pièces vides, entrée de chez Tommy), sexe, dialogues… Autant d’éléments fictionnels qui permettent l’immersion que requiert l’expérience fictionnelle.
Le but de l’entreprise nous semble clair : participer à l’élaboration d’un monde où les machines peuvent être dites « intelligentes ». Le dispositif fictionnel est une bonne manière de réussir : « Nous aurions […] tort de penser le possible comme s’il possédait une antériorité par rapport au réel ; il ne redouble pas la réalité, il y participe et la construit » (Nancy Murzilli, nous soulignons). C’est ce qu’a fait Turing, peut-être plus que quiconque, avec cet article et ses travaux : il a « construit » notre monde, un monde où smart peut être accolé à phone, un monde où l’intelligence artificielle est un domaine de recherche scientifique légitime et non un exemple d’oxymore.
Turing avait d’ailleurs prédit cet usage contemporain du langage : « [J]e crois qu’à la fin du siècle l’usage, les mots et l’éducation de l’opinion générale auront tant changé que l’on pourra parler de machines pensantes sans s’attendre à être contredit » (149). Certes, nous accolons plus facilement « intelligente » que « pensante » au mot « machine » mais c’est surtout parce qu’aujourd’hui le mot « pensée » est sorti du champ scientifique au profit d’une multitude de « fonctions » cérébrales.
Le jeu de l’imitation nous propulse dans un monde sans corps, tout comme l’était déjà la machine abstraite de 1936, une machine sans support physique. Et c’est cette idée que nous voulions évoquer pour pointer vers la grande fiction qui hante notre imaginaire scientifique actuel : celle de l’humain-sans-corps. Cette dernière prend ses racines bien sûr loin dans l’histoire (on pourrait remonter à Platon) mais cette idée d’humain-sans-corps a vraiment trouvé un large écho scientifique et est devenue un paradigme de pensée de la pensée à partir des années 1945/1950 avec, entre autres, les travaux de Turing et les concepts des scientifiques que nous avons présentés.
Nous aimerions maintenant évoquer le cas du Human Brain Project (HBP), ce grand projet européen de coopération scientifique que la Commission européenne a officiellement désigné, en janvier 2013, comme « FET-Flagship » ou projet-phare. C’est un programme de recherche qui vient d’obtenir un financement sans précédent (un milliard d’euros sur dix ans) dont l’objet est de mieux comprendre le fonctionnement du cerveau et de la pensée humaine en créant un cerveau artificiel simulé par un superordinateur.
Le projet est ambitieux et très sérieux, il est motivé par des besoins médicaux : mieux comprendre l’évolution de certaines maladies du cerveau pour mieux les traiter. Il y a bien évidemment aussi des acteurs plus intéressés en jeu (IBM, l’industrie militaire et pharmaceutique). Les ambitions de ce projet nous semblent complètement se fondre avec la perspective cybernétique. Le communiqué de presse du HBP, publié en ligne le 12/01/2013, est parlant :
Le HBP regroupera les scientifiques de tout le continent autour de l’un des plus grands défis de la science contemporaine : comprendre le cerveau humain.
Le Human Brain Project (HBP) a pour but de réunir toutes les connaissances actuelles sur le cerveau humain afin de le reconstituer, pièce par pièce, dans des modèles et des simulations informatiques. […] La reconnaissance des objets et des actions, la conscience du corps et de soi, la prise de décision, la navigation spatiale sont autant de fonctions qui seront analysées par imagerie cérébrale et reproduites dans des simulations. Une attention particulièrement sera portée à la question, non résolue, du propre à l’espèce humaine (nous soulignons) : langage, symboles, représentation de l’esprit d’autrui, apparition d’aires nouvelles dans le cortex préfrontal.
Le HBP ambitionne de simuler l’action du cerveau par un ordinateur et ainsi de percer le secret de notre humanité. Cela laisse entendre qu’un cerveau qui n’est pas fait de chair et qui n’est pas un des organes constituant un être de chair est quand même un cerveau. C’est une unité qui se suffirait à elle-même. L’humain se définirait par cette unité, plus que par l’entièreté de son corps. Nous ne cherchons pas à dénoncer cette vision dualiste d’un humain d’abord défini par son cerveau. D’ailleurs le corps ne semble être ici que l’enveloppe secondaire, le véhicule accessoire de notre « cervordinateur » selon le néologisme pertinent du philosophe Patrick Juignet. Nous ne tenons ici qu’à rappeler l’histoire du champ scientifique qui sous-tend une telle vision et montrer que la fiction y a joué un rôle crucial. Les « petites » fictions de Norbert Wiener, celle des grands auteurs de science-fiction, les fictions élaborées par les scientifiques eux-mêmes au sein de leurs articles ; toutes ces fictions façonnent nos ambitions, nos croyances, nos désirs. Elles façonnent autant qu’elles sont façonnées par les désirs, croyances et ambitions du scientifique, de l’auteur, de sa société, de son époque et ceux des organismes subventionnaires ! C’est ce double mouvement qu’il nous tient à cœur de rappeler. Force est de constater que les hypothèses scientifiques ont tendance à oublier leurs origines fictionnelles et à prendre pour point de départ impartial ce qui est déjà lourd de sens, ce qui est déjà hanté. Il nous paraît important de comprendre comment la fiction se transforme progressivement en programme de recherche.
Pour conclure, rappelons que des ordinateurs passent ce qui est maladroitement nommé le « test de Turing » depuis deux décennies (1991). Le prix Lœbner, récompensant un logiciel conversationnel capable de tromper un interrogateur quant à son statut de machine, n’a jamais été remporté par qui que ce soit, et ce malgré le fait que le fondateur, Hugh Lœbner, ait été accusé de manque de rigueur scientifique et d’excentricité : cela n’a pas suffit à faire emporter l’imitation game par une quelconque machine. Les ordinateurs dont nous disposons sont pourtant bien plus puissants que ce que Turing avait imaginé. Et si cet échec à simuler un comportement intelligent ne venait pas de la stupidité (ou difficulté ou inadéquation) du test ? Et si cet échec découlait naturellement des conditions d’émergence de cette fiction première qu’élabore Turing ? Katherine Hayles a très bien senti ce point nodal du dispositif fictionnel de Turing (xiv, notre traduction) :
Considérez le test de Turing comme un tour de magie.
Comme tous les bons tours de magie, le test repose sur sa capacité à vous faire accepter des affirmations à un niveau antérieur qui détermineront la manière dont vous interpréterez les choses que vous verrez plus tard. Le moment important n’est pas celui où vous essayez de déterminer qui est l’homme, la femme ou la machine. Le moment important se trouve bien en amont, quand le test vous place dans un circuit cybernétique dans lequel votre volonté, votre désir et votre perception sont entremêlés en un système cognitif distribué dans lequel les corps représentés sont joints aux corps de chair à travers des interfaces machiniques, mutantes et flexibles. Quand vous fixez les signifiants clignotants qui apparaissent sur l’écran de l’ordinateur, qu’importent les identifications que vous donnerez aux corps de chair que vous ne pouvez voir, vous êtes déjà devenus posthumains.
Nous comprenons le terme posthumain dans ce contexte comme l’humain qui se conçoit lui-même comme un nouvel humain, un humain-sans-corps, un être constamment ailleurs. Certes, cette idée est vieille comme le monde, et au moins comme le christianisme, mais il y a une nouveauté : une puissante technologie au service de ce fantasme. Une technologie numérique qui entend faire de ses fictions une réalité et qui comprend la réalité comme une de ses fictions. Ces technologies numériques sont bien plus efficaces, bien plus présentes dans nos vies que ce que l’humanité a connu jusque là. Elles viennent se glisser entre nos corps représentés et nos corps de chair et les redéfinir tous les deux d’une manière neuve. Nous avons essayé de montrer que les différents usages de la fiction dans la science nous révèlent l’imaginaire des scientifiques où s’est opéré un déplacement significatif dans la manière d’appréhender ce qu’est l’humain. La fiction d’un humain-sans-corps, d’un humain réduit à sa seule capacité à manipuler des symboles se met en place pendant ce « moment cybernétique » et nous mène aujourd’hui à une redéfinition profonde de notre identité.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIV
 
BIBLIOGRAPHIE
ASIMOV Isaac, Fondation [1951], Paris, Gallimard, Rayon Fantastique, 1957.
BRADBURY Ray, The Martian Chronicles, New York, Doubleday, 1950.
BRETON Philippe, L’utopie de la communication. Le mythe du « village planétaire », Paris, La Découverte, 1997.
CASSOU-NOGUÈS Pierre, Les rêves cybernétiques de Norbert Wiener, Paris, Seuil, 2014.
CASSOU-NOGUÈS Pierre, Mon zombie et moi. La philosophie comme fiction, Paris, Seuil, 2010.
CASSOU-NOGUÈS Pierre, Une histoire de machine, de vampires et de fous, Paris, Vrin, 2007.
COLERIDGE Samuel Taylor, Biographia literaria; or biographical sketches of my literary life and opinions, Londres, Rest Fenner, 1817.
CHANGEUX Jean-Pierre, L’Homme neuronal [1983], Paris, Hachette, 2002.
DICK Philip K., Do Androids Dream of Electric Sheep ? New York : Doubleday, 1968.
DICK Philip K., Le temps désarticulé [1959], traduction de Philippe R. Hupp, Paris, Calmann-Lévy, 1975.
DURING Élie, « Langevin ou le paradoxe introuvable », in La Revue de métaphysique et de morale, novembre 2014.
GIRARD Jean-Yves, La machine de Turing, Paris, Seuil, 1995.
HAYLES Katherine, How we Became Posthuman. Virtual Bodies in Cybernetics, Literature, and Informatics, Chicago, The University of Chicago Press, 1999.
HODGES Andrew, Alan Turing, The Enigma, Londres, Burnett Books Ltd., 1983.
HOTTOIS Gilbert, Philosophie et science-fiction, Paris, Vrin, 2000.
HUXLEY Aldous, Le meilleur des mondes [1931], Londres, Chatto & Windus, 1932.
JUIGNET Patrick, « Le cerveau-machine. Critique du computationnisme », Philosciences.com, 2011 [En ligne], URL http://www.philosciences.com/Formel/Cervordinateur.html [Consulté le 26 août 2014].
LANGEVIN Paul, « L’évolution de l’espace et du temps», Revue de métaphysique et de morale, 19 (4), 1911.
LASSÈGUE Jean, Turing, Paris, Les belles lettres, 1998.
McCULLOCH Warren, PITTS Walter, « A Logical Calculus of the Ideas Immanent in Nervous Activity », Bulletin Mathematical Physics, n°5, 1943.
MURZILLI Nancy, La fiction ou l’expérimentation des possibles, [En ligne], URL http://www.fabula.org/effet/interventions/11.php [Consulté le 26 août 2014].
ORWELL George, 1984, Londres, Secker and Warburg, 1949.
SCHAEFFER Jean-Marie, Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil, 1999.
SHOLEM Gershom, « Le Golem de Prague et le Golem de Rehovot », publié dans Norbert Wiener, God & Golem Inc., A Comment on Certain Points where Cybernetics Impiges on Religion, Boston, MIT Press, 1964, Nîmes, Editions de l’Éclat, 2000, p. 113-123.
TRICLOT Mathieu, Le moment cybernétique. La constitution de la notion d’information, Seyssel, Éditions Champ Vallon, 2008.
TURING Alan, « On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem »,in Proceedings of the Mathematical Society, série 2, vol. 42 (1936-1937), p. 230-265.
TURING Alan, « Computing Machinery and Intelligence », Mind, 59, 1950, p. 433-460.
VON NEUMANN John, « First Draft of a Report on the EDVAC », Contract No. W-670-ORD-4926 Between the United States Army Ordnance and the University of Pennsylvania, Moore School of Electrical Engineering, 30 juin 1945.
WIENER Norbert, ROSENBLUETH Arturo, BIGELOW Julian, « Behavior, Purpose and Teleology », in Philosophy of Sciences, t. X, n°1, janvier 1943.
WIENER Norbert, Cybernetics, or control and communication in the Animal and the Machine, Paris, Hermann, New York, John Wiley & Sons, 1948.
WIENER Norbert, The Human Use of Human Beings : Cybernetics and Society, Boston, Houghton Mifflin, 1950.
WIENER Norbert, God & Golem Inc. A Comment on Certain Points where Cybernetics Impiges on Religion, Boston, MIT Press, 1964, Nîmes, Editions de l’Éclat, 2000.
Site du Human Brain Project : https://www.humanbrainproject.eu/ [Consulté le 26 août 2014].
Communiqué de presse du Human Brain Project, [En ligne], URL http://www2.cnrs.fr/presse/communique/2965.htm [Consulté le 26 août 2014].



Les relations entre la physique moderne et le roman contemporain

1. Introduction
Selon une partie de la critique littéraire, une des tendances caractéristiques du roman depuis les années 1980 est le retour au récit. On s’accorde également sur le fait que ce tournant ne correspond pas à une simple manière de renouer avec la tradition réaliste ou naturaliste. Bien que les romanciers contemporains nient parfois toute parenté avec leurs prédécesseurs néo-avant-gardistes, comme Robbe-Grillet par exemple, ils se situent cependant dans la continuité des nouveaux romanciers, notamment en ce qui concerne un certain doute général quant à la possibilité de représenter la réalité dans un texte littéraire.
Dans le roman contemporain, ce doute se traduit au niveau de la poétique des textes et de leur autoréflexivité, c’est-à-dire du geste par lequel le récit lui-même devient un objet de descriptions et de réflexions critiques. Ainsi, le soi-disant retour au récit n’est pas le seul trait caractéristique du roman contemporain qui semble ne plus se contenter de raconter une histoire mais qui, simultanément, soumet le récit lui-même à une réflexion critique[1].
Dans ce contexte, la physique moderne, à laquelle ont recours plusieurs romans contemporains, joue un rôle essentiel. Ici on peut penser notamment aux Particules élémentaires de Michel Houellebecq, au Principe d’incertitude de Michel Rio ou aux deux romans minimalistes que sont Monsieur de Jean-Philippe Toussaint et Longue vue de Patrick Deville. Dans tous ces romans, la physique moderne fait partie du contenu. Son intégration dans les romans est motivée par la présence de physiciens ou de personnages intéressés par les sciences naturelles, ou encore par le fait que l’action se déroule dans un milieu scientifique. Ce qui caractérise ces romans, c’est le recours explicite aux savoirs de la physique moderne, qui peuvent intervenir soit sous la forme de conversations, soit sous celle de digressions du narrateur. Parmi les savoirs cités, on retrouve des éléments essentiels de ce qu’on appelle l’« interprétation de Copenhague» – à savoir le principe d’incertitude de Werner Heisenberg et le principe de complémentarité de Niels Bohr-, des méthodes propres à la physique quantique comme les histoires cohérentes (consistent histories) de Robert Griffiths ou les univers multiples de Hugh Everett, des paradoxes comme celui de Einstein, Rosen et Podolsky ou, enfin, des expériences de pensée comme « le chat de Schrödinger».
Quelle fonction les romans contemporains assignent-ils au savoir de la physique moderne ? D’une part, il leur fournit des modèles de pensée grâce auxquels les romans reflètent leur propre poétique, les procédés narratifs qu’ils mettent en œuvre ou leur rapport problématique avec la réalité. Souvent, ces modèles permettent aux auteurs de remettre en question l’esthétique traditionnelle du roman. Mais pourquoi choisissent-ils précisément le savoir de la physique moderne pour exprimer ces réflexions ? Sans doute parce qu’il leur offre la possibilité de donner expression aux doutes qui sont les leurs sur la possibilité de saisir et de représenter la réalité, trait commun à l’art et à la science du vingtième siècle. La recherche scientifique, et notamment la physique, découvre au vingtième siècle les limites de la connaissance et du savoir. La littérature engage également, de façon plus intense, une réflexion critique sur les capacités de la représentation littéraire et s’intéresse – soit au niveau du contenu, soit au niveau de la structure – aux limites du récit.
D’autre part, le recours au savoir de la physique moderne (surtout au principe de complémentarité de Niels Bohr ou à la notion quantique de la non-séparabilité) permet aux auteurs de traiter du rapport entre la littérature et la science ou le savoir en général : en effet, la physique moderne constitue parfois le point de départ de réflexions sur le statut social de la littérature par rapport à celui de la science ou bien sur la possibilité d’un savoir spécifiquement littéraire[2]. C’est ce que nous allons voir maintenant.
2. Le principe de complémentarité : l’interdépendance entre littérature et science
Dans leurs romans et surtout dans leurs essais, plusieurs auteurs conceptualisent le rapport entre littérature et science comme un rapport concurrentiel et de rivalité. Michel Rio déplore le fait, qu’autrefois, la littérature était « le véhicule privilégié de tout ce qui concernait l’homme » (Rêve de logique, 84). Cependant, au fur et à mesure que la société s’est différenciée en plusieurs sous-systèmes sociaux autonomes, la littérature en a de plus en plus été réduite à l’« expérience intime » et à la « poétique (la considération permanente de l’écriture en tant que fondement unique de l’exercice littéraire) » (Rêve de logique, 84). En bref, « la littérature a été dépossédée » (Rêve de logique, 69). Ou encore, dans les termes de Michel Houellebecq :
Le triomphe du scientisme a confisqué au roman le droit naturel d’être un lieu de débats et de déchirements philosophiques. Il y aurait d’un côté la science, le sérieux, la connaissance, le réel et, de l’autre, la littérature, son élégance, sa gratuité, ses jeux formels. C’est pour cela, je crois, que le roman est devenu le lieu de l’écriture pour l’écriture. Comme s’il ne lui restait que ça. Je ne suis pas d’accord […]. (Argand, 32)
Ces citations illustrent la pensée de Rio et de Houellebecq, dont les romans, pleins de savoirs scientifiques, tendent à surmonter le fossé entre littérature et science et à revaloriser la littérature en tant qu’instrument épistémologique. Les romans de Rio et de Houellebecq sont des tentatives de rapprochement entre la littérature et la science dont ils cherchent à montrer l’interdépendance. Or le terme d’interdépendance implique que les idées de Rio ou de Houellebecq ne se fondent pas uniquement sur la simple intégration du savoir scientifique. Pour saisir l’étendue de leur démarche, il faut prendre en compte le principe tiré de la théorie des quanta auquel les auteurs se réfèrent dans leur programme poétologique. Il s’agit du principe de complémentarité de Niels Bohr, c’est-à-dire l’équivalent philosophique du principe d’incertitude de Heisenberg. Les idées de Bohr et de Heisenberg constituent les points cardinaux de la théorie quantique qui a bouleversé l’optimisme épistémologique de la physique classique. Ces principes épistémologiques énoncent que, au niveau subatomique, il existe des paires d’observables (comme par exemple la position et la vitesse ou bien le caractère ondulatoire et le caractère corpusculaire d’une seule particule) qu’on ne peut pas connaître simultanément, mais seulement consécutivement. Cependant, selon Niels Bohr, les connaissances obtenues font la paire, elles sont complémentaires puisqu’elles concernent le même objet, présenté sous deux aspects différents.
Rio et Houellebecq transfèrent cette règle au rapport qui existe entre littérature et science, elles aussi souvent considérées comme antagonistes, c’est-à-dire comme s’excluant l’une l’autre. En accordant une reconnaissance équivalente à ces deux domaines,ils entraînent une forte revalorisation épistémologique de la littérature. Les particules élémentaires en donne une illustration littéraire en introduisant les demi-frères Bruno Clément et Michel Djerzinski, c’est-à-dire un homme de lettres et un scientifique dont les approches de la réalité, bien que différentes, ne se discréditent pas mutuellement, mais sont présentées comme équivalentes au niveau épistémologique. Chez d’autres auteurs, nous trouvons également des passages explicites sur la possibilité d’une épistémologie spécifiquement littéraire, laquelle serait incommensurable avec celle de la science. Patrick Deville évoque, par exemple, un genre de vérité romanesque, une vérité du roman[3] :
Cela n’est pas un accès direct, mais simplement un passage, une non-définition. Car, si le roman nommait la chose, ce ne serait plus la vérité esthétique qui apparaîtrait mais une vérité discursive et donc une vérité d’un genre scientifique[4]. (Schreibweisen, 12)
Il y a par exemple dans Ulysse une vérité sur le corps humain que ne me donnera jamais aucun traité d’anatomie. Et cette vérité ne peut en être extraite : il faut lire Ulysse. (Scépi, 25)
Formant contrepoint avec cette revalorisation épistémologique de la littérature, on trouve parfois, non pas une dévalorisation, mais une critique de la science : ainsi, Deville nous parle d’une « vérité scientifique inhumaine » et « subjectivement insuffisante » (Scépi, 24). Par ailleurs, dans Le principe d’incertitude de Michel Rio, la croissante désanthropomorphisation du savoir scientifique fait l’objet de la critique du protagoniste Avalon[5] : « C’est une approche trop abstraite, qui ne me suffit plus. J’ai envie de nourrir le savoir avec le sensible, vérifier le sens par les sens, si je puis dire, la théorie par l’œil, le nez, l’oreille. » (22). Dans le roman, il s’agit d’un passage autoréflexif, qui vise à démontrer les déficits de la science tout en plaidant pour le rapprochement nécessaire des domaines littéraires et scientifiques, c’est-à-dire celui de l’expérience et celui de l’abstraction tels qu’Avalon les thématise. En effet, le désir d’Avalon de vouloir « nourrir le savoir avec le sensible » n’est rien d’autre que le programme littéraire de Rio, qui milite pour le rapprochement de deux domaines opposés représentant respectivement la science et la littérature : la logique et le rêve ou encore le savoir et la sensibilité : « Il y a toujours une certaine proportionnalité entre le savoir et l’imaginaire, entre le sens réel et le sens affectif. Cette affaire de savoir et d’être sensible définit pour moi ce qui est pour moi le couple fondamental de la fiction. » (Les jungles pensives, 77)
3. La physique comme élément autoréflexif
Les auteurs contemporains utilisent également le savoir de la physique comme un élément autoréflexif à travers lequel les romans reflètent leur propre poétique, les procédés narratifs qu’ils mettent en œuvre et à travers lesquels ils expriment leurs doutes face à l’esthétique traditionnelle du roman. Pour illustrer cette thèse, on prendra l’exemple de Monsieur, roman de Jean-Philippe Toussaint.
Dans ce roman Monsieur, l’auteur recourt à la théorie des quanta, tout particulièrement à la notion de probabilité quantique et aux paradoxes qui sont liés à l’acte de l’observation. De manière plus générale, le roman traite de thèmes qui sont récurrents dans l’œuvre de Toussaint : la question du temps, l’identité problématique des protagonistes, la réalité et sa représentation. Ce qui distingue ce roman des autres, c’est le fait que ces questions trouvent un équivalent métaphorique dans certains principes issus de la théorie quantique. Au centre du roman se trouve l’expérience de pensée d’Erwin Schrödinger, conçue en 1935 et connue sous le nom du chat de Schrödinger, que l’on considère aujourd’hui comme une illustration du principe de superposition et une problématisation des paradoxes liés à l’acte de mesure[6]. Le principe de superposition affirme qu’un objet quantique (par exemple un atome) se trouve simultanément dans plusieurs états possibles, qu’on dit « superposés », tant qu’on n’a pas effectué sur lui une mesure qui le détermine. La question que soulève ce principe est de savoir quand la superposition se réduit à un seul état définitif, c’est-à-dire quand est-ce que s’opère le passage du possible au réel ? Selon l’interprétation généralement admise, celle de Copenhague, ce serait l’observation qui réduirait la superposition et déterminerait un état définitif. Par conséquent, un état définitif n’existerait pas avant l’observation, ce qui a également ébranlé la vision du monde classique.
Quel scénario prévoit l’expérience de Schrödinger qui est racontée dans le roman par le protagoniste nommé Monsieur ? Dans une boîte, on enferme un chat avec un dispositif conçu de manière à ce que l’émission d’une particule consécutive à la désintégration d’un atome entraîne la chute d’un marteau sur une fiole de verre contenant un poison dont l’évaporation dans l’espace fait instantanément passer l’animal de vie à trépas. Donc, si l’atome se désintègre au cours du temps imparti à l’expérience, le chat meurt. Inversement, si l’atome ne se désintègre pas, le chat reste en vie. Toutefois, au lieu de s’exclure l’une l’autre, les deux hypothèses envisagées doivent être considérées comme s’appliquant conjointement à la situation concernée. Tant que dure l’opération et que l’observation ne la fait pas s’interrompre, il faut supposer, en même temps, que l’atome est et n’est pas désintégré, que le chat est mort et qu’il est vivant. Le protagoniste Monsieur donne de cette expérience idéalisée l’exposé suivant :
Dans la voiture, […] Monsieur […] raconta à Louis l’expérience de Schrödinger, une expérience idéalisée, où l’on plaçait un chat dans une pièce fermée avec une fiole de cyanure et un atome potentiellement radioactif dans un détecteur, de façon que, si l’atome subissait une désintégration radioactive, le détecteur actionnerait un mécanisme qui briserait la fiole et tuerait le chat […]. Mais ce n’était pas tout. Non. L’atome en question, ayant en fait une probabilité de cinquante chances sur cent de subir cette désintégration radioactive dans l’heure, la question était celle-ci : soixante minutes plus tard, le chat était-il mort ou vivant ? Il fallait bien qu’il fût l’un ou l’autre, non ? […] Or, d’après l’interprétation de Copenhague, poursuivit-il, une fois l’heure passée, le chat était dans les limbes, avec cinquante chances sur cent d’être vivant et autant d’être mort. On pouvait toujours jeter un petit coup d’œil pour se rendre compte, tu me diras, le coup d’œil ne risquant pas de le tuer, ni de lui rendre la vie s’il était mort. Cependant, toujours selon l’interprétation de Copenhague, le simple fait de le regarder altérait de façon radicale la description mathématique de son état, le faisant passer de l’état de limbes à un nouvel état, où il était soit positivement en vie, soit positivement mort […]. (26)
Cette expérience de pensée constitue la métaphore cardinale et le principe structurant du roman Monsieur. D’une part, l’expérience de Schrödinger sert, au niveau du contenu, d’allégorie reflétant des motifs tels que l’opposition entre observation et non-observation, entre lumière et obscurité, entre durée temporelle et incision temporelle. À cet égard, l’expérience de Schrödinger se révèle comme une métaphore des problèmes d’identité du protagoniste. Ainsi, Monsieur qui est plus à son aise dans l’univers des possibles que dans le monde des réalités, n’est jamais saisi qu’en devenir ou en perspective. Monsieur, toujours hésitant entre la tentation du repli et le désir de l’affrontement direct, reste – comme un chat de Schrödinger encore non-libéré de sa boîte – une figure sans qualités, même sans nom, sans épaisseur, bref sans identité, étant même caractérisé à une occasion comme « amorphe ». D’autre part, l’expérience de pensée de Schrödinger fournit au roman un modèle de pensée qui lui permet de décrire et de structurer son fonctionnement formel. Au niveau de la forme, le texte se caractérise (tout comme son protagoniste) par une indécision fondamentale résultant du fait que certains des événements racontés ne sont qu’esquissés par le narrateur et pas tout à fait réels. Ici, le texte ne relate pas des faits mais laisse juste apparaître des possibilités. Comme il laisse des événements importants ouverts, la mesure d’indétermination ou la quantité de lieux d’indétermination inhérente à tout texte est supérieure à la normale. Bien évidemment, ce dysfonctionnement du texte attire l’attention du lecteur qui, du moins dans les romans traditionnels, réussit généralement à déterminer l’indétermination. L’essentiel est que cette mise en question de l’esthétique traditionnelle du roman soit reflétée par l’expérience de pensée de Schrödinger. Cela signifie que l’indécision du texte ou le vacillement entre narration et silence est métaphorisé par les concepts et les problèmes liés à la mesure quantique. Parmi ces concepts et problèmes, on retrouve l’opposition entre le possible et le réel, entre potentialité et actualité, ainsi que le statut décisif de l’observateur ce qui, au final, constitue implicitement un questionnement épistémologique sur la réflexion poétologique.
Pour conclure, ce procédé d’utilisation du savoir de la physique moderne comme élément autoréflexif à travers lequel les éléments et concepts constitutifs du roman sont problématisés rapproche Toussaint des autres auteurs cités au début de cet article. Dans la littérature contemporaine en général, ce besoin d’exposer et de remettre en question le récit lui-même se concrétise non seulement par le recours au savoir scientifique mais il peut prendre d’autres formes, très variées[7]. Par ailleurs, il faut se demander ce que le choix de la physique moderne comme élément autoréflexif implique pour la littérature. En établissant une analogie entre les problèmes narratifs et ceux de la physique moderne, la littérature montre qu’à un niveau plus fondamental, c’est-à-dire sans qu’il soit nécessaire de l’illustrer par le recours au savoir scientifique, elle-même participe aussi, de façon autonome, à la réflexion générale sur les notions épistémologiques qui fondent notre vision du monde.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIV
 
Bibliographie
Wolfgang Asholt/Marc Dambre (dir.), Un retour des normes romanesques dans la littérature française contemporaine, Paris, Presses Sorbonne Nouvelles, 2010.
Catherine Argand, « L’entretien – Michel Houellebecq », Lire : le magazine des livres et des écrivains, n°9, 1998, p. 28-34.
Patrick Deville, Longue vue, Paris, Minuit, 1988.
Patrick Deville, íœber wissenschaftliche und poetische Schreibweisen, Graz/Wien, Droschl, 1992.
Betül Dilmac, Literatur und moderne Physik. Literarisierungen der Physik im französischen, italienischen und lateinamerikanischen Gegenwartsroman, Freiburg i.Br., Rombach, 2012.
Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998.
Christian KohlroíŸ, « Ist Literatur ein Medium ? Heinrich von Kleists íœber die allmähliche Verfertigung der Gedanken beim Reden und der Monolog des Novalis » in Thomas Klinkert/Monika Neuhofer (dir.), Literatur, Wissenschaft und Wissen seit der Epochenschwelle um 1800. Theorie – Epistemologie – komparatistische Fallstudien, Berlin/New York, de Gruyter, 2008, p. 19-33.
Max Planck, « Die Einheit des physikalischen Weltbildes » in Max Planck, Vorträge und Erinnerungen, Stuttgart, Hirzel, 1949, p. 28-51.
Michel Rio, Les jungles pensives, Paris, Balland, 1985.
Michel Rio, Rêve de logique. Essais critiques, Paris, Seuil, 1992.
Michel Rio, Le principe d’incertitude, Paris, Seuil, 1993.
Jean-Pierre Salgas, « Die Unsichtbarkeit der französischen Gegenwartsliteratur » in Christiane Baumann/Gisela Lerch (dir.), Extreme Gegenwart. Französische Literatur der 80er Jahre, Bremen, Manholt, 1989, p. 51-58.
Henri Scépi, « Entretien » in Patrick Deville (dir.), Patrick Deville, Poitiers, Office du livre en Poitou-Charentes, 1991, p. 19-30.
Erwin Schrödinger, « Die gegenwärtige Situation in der Quantenmechanik » in Kurt Baumann/Roman Sexl (dir.), Die Deutungen der Quantenmechanik, Braunschweig/Wiesbaden, Vieweg, 1984, p. 98-129.
Jean-Philippe Toussaint, Monsieur, Paris, Minuit, 1986.
Christian von Tschilschke, Roman und Film. Filmisches Schreiben im französischen Roman der Postavantgarde, Tübingen, Narr, 2000.

[1] Voir sur ce sujet par exemple Wolfgang Asholt/Marc Dambre (dir.), Un retour des normes romanesques dans la littérature française contemporaine, Paris, Presses Sorbonne Nouvelles, 2010 ; voir aussi Jean-Pierre Salgas, « Die Unsichtbarkeit der französischen Gegenwartsliteratur » in Christiane Baumann/Gisela Lerch (dir.), Extreme Gegenwart. Französische Literatur der 80er Jahre, Bremen, Manholt, 1989, p. 51-58.
[2] Voir sur le rapport entre la littérature et la physique moderne Betül Dilmac, Literatur und moderne Physik. Literarisierungen der Physik im französischen, italienischen und lateinamerikanischen Gegenwartsroman, Freiburg i. Br., Rombach, 2012.
[3] La question de savoir dans quelle mesure on peut parler d’un savoir spécifiquement littéraire n’est pas seulement traitée par les auteurs de fiction, mais constitue également un objet de recherche : Christian KohlroíŸ par exemple a affirmé l’existence d’un tel savoir en analysant certains textes de Kleist et de Novalis et en s’appuyant en même temps sur des nouvelles théories issues de la recherche philosophique sur le savoir. Voir Christian KohlroíŸ, « Ist Literatur ein Medium ? Heinrich von Kleists íœber die allmähliche Verfertigung der Gedanken beim Reden und der Monolog des Novalis » in Thomas Klinkert/Monika Neuhofer (dir.), Literatur, Wissenschaft und Wissen seit der Epochenschwelle um 1800. Theorie – Epistemologie – komparatistische Fallstudien, Berlin/New York, De Gruyter, 2008, p. 19-33.
[4] L’essai dont a été tirée cette citation n’existe qu’en traduction allemande. La traduction en français a été faite par l’auteur de cet article.
[5] Le concept de « désanthropomorphisation » est un terme de Max Planck employé par celui-ci pour désigner le fait que la science moderne s’est, au cours des siècles et à cause de l’emploi de méthodes mathématiques, de plus en plus éloignée de l’expérience sensible immédiate de l’homme. Voir Max Planck, « Die Einheit des physikalischen Weltbildes » in Max Planck, Vorträge und Erinnerungen, Stuttgart, Hirzel, 1949, p. 28-51.
[6] Voir Erwin Schrödinger, « Die gegenwärtige Situation in der Quantenmechanik » in Kurt Baumann/Roman Sexl (dir.), Die Deutungen der Quantenmechanik, Braunschweig/Wiesbaden, Vieweg, 1984, p. 98-129.
[7] Dans ce contexte, on peut aussi évoquer les réflexions poétologiques qui problématisent les rapports entre la littérature et les autres arts (par exemple le film, la photographie). Des procédés poétologiques de ce genre se trouvent surtout dans l’œuvre des auteurs dit minimalistes. Voir sur ce sujet entre autres Christian von Tschilschke, Roman und Film. Filmisches Schreiben im französischen Roman der Postavantgarde, Tübingen, Narr, 2000.
 

 




Les influences de la science sur la poésie lettriste de Isidore Isou Vers une nouvelle rationalisation de la poésie.

L’objectif de cet article est d’expliciter l’épistémologie développé par Isidore Isou en 1947 dans son livre intitulé Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique. Pour ce faire, je mobiliserai un référent théorique bien connu des philosophes des sciences, celui développé par Imre Lakatos qui propose une théorie continue et rationnelle de l’évolution de la connaissance au sein des disciplines scientifiques. Après avoir rappelé, dans la première section, les principales caractéristiques du lettrisme, je présenterai plus en détail l’épistémologie lakatosienne dans la seconde partie de cet article. La troisième section analysera le type de rationalisation de la poésie proposée par Isidore Isou. Deux arguments seront alors développés : d’une part, le fait que le lettrisme peut se décrire comme une « évolution continue et rationnelle » de la poésie et d’autre part, le fait que le lettrisme s’articule logiquement autour d’une structure faisant penser au « programme de recherche » lakatosien.
 
I. Introduction : le lettrisme
Créé à Paris par Jean Isidore Isou Goldstein en 1945, le lettrisme est un mouvement artistique aux influences multiples sur de nombreux domaines artistiques allant de la peinture à la littérature en passant par le cinéma ou la musique[1]. Le lettrisme est, de manière générale, peu connu. Dans un ouvrage consacré aux avant-gardes littéraires du XXème siècle, Weisgerber explique qu’« il n’existe pas encore, à notre connaissance, d’étude théorique sérieuse sur ce mouvement » (1984, 889). La situation n’a pas changé aujourd’hui[2]. Certes le lettrisme est connu comme un courant littéraire qui renonce à l’usage des mots et s’attache à la poétique des sons, des onomatopées et à la musique des lettres. Les spécialistes des avant-gardes retiennent surtout les grandes idées d’Isidore Isou et parlent souvent du lettrisme comme d’un « art qui accepte la matière des lettres réduites et devenues simplement elles-mêmes (s’ajoutant ou remplaçant totalement les éléments poétiques et musicaux) et qui les dépasse pour mouler dans leur bloc des œuvres cohérentes » (Isou, Bilan lettriste, 1947).
 
Mais le lettrisme ne peut se résumer à « l’importance décisive donnée à la lettre et au signe » (Giroud, 1992, 267) car ce mouvement véhicule également une approche particulière de la culture directement inspirée de l’oeuvre majeure d’Isou, La Créatique et la Novatique3. D’une manière générale, les lettristes prétendaient succéder à Dada (Weisgerber, 1984, 889) qui leur apparaissait comme une « révolution blanche, un assassinat sans mort » (Isou, 1947, 37). Ce dépassement renvoie à une épistémologie bien précise, reposant sur l’idée d’une possible déconstruction des « structures de la société » pour créer une « structure plus constructive » (Isou, 1988, 45). Si les dadaïstes ne croyaient plus dans l’art, les lettristes pensent que la création est possible mais que celle-ci passe nécessairement par une phase de « destruction » des acquis. Dans le cadre de cet article, je limiterai mon analyse au champ de la poésie lettriste que je présenterai plus en détail dans la troisième section.
 
II. L’épistémologie lakatosienne ou l’évolution rationnelle des sciences
Imre Lakatos, mathématicien et épistémologue hongrois, a développé en 1974 (Lakatos, 1974b, 91-196) une approche originale des sciences qui avait pour objectif d’expliquer l’évolution « rationnelle » et « continue » des disciplines scientifiques. Il considère les théories comme constitutives d’une structure qu’il appelle « programme de recherche ». Un programme lakatosien est une sorte de construction scientifique qui guide la recherche future de façon positive et négative. Le concept de programme de recherche est un concept abstrait et historique : « Il s’agit de la façon dont les théories peuvent se succéder et se développer sur des périodes couvrant parfois plusieurs siècles, pour ensuite sombrer dans l’oubli pendant quatre-vingts ans et être finalement réanimées par un apport de faits et d’idées totalement nouveau » (Hacking, 1989, 289). Le concept de programme de recherche scientifique constitue l’unité minimale descriptive de l’histoire des sciences, c’est donc à partir de leur étude que peut se faire une reconstruction rationnelle de l’histoire.
 
D’une manière générale, un programme de recherche s’articule autour de plusieurs éléments. L’heuristique positive représente les lignes de conduite du programme qui indiquent aux théoriciens ce qu’ils devraient faire pour son développement. Il s’agit de propositions et d’indications sur la manière d’élargir et d’enrichir le programme. L’heuristique négative, quant à elle, représente l’exigence pour les scientifiques opérant dans un programme de recherche particulier de maintenir inchangées les hypothèses de base du courant, ce que Lakatos appelle le noyau dur du programme. Le noyau dur est formé de quelques hypothèses théoriques très générales qui constituent une base à partir de laquelle le programme doit se développer. En d’autres termes, il s’agit des hypothèses que les chercheurs ne remettront pas en cause dans leurs recherches ultérieures. Ce noyau dur est protégé par une ceinture protectrice composée de conjectures auxiliaires complétant le noyau dur mais aussi d’hypothèses sous-jacentes à la description des conditions initiales. Ces conjectures seront d’ailleurs retravaillées, élargies et complétées par les théoriciens dans leurs études au sein du programme de recherche. Cette ceinture protectrice que Lakatos appelle aussi «glacis protecteur » protège littéralement le noyau dur d’éventuelles réfutations.
 
Les scientifiques opérant dans un programme de recherche sont invités à développer de toutes les façons possibles la ceinture protectrice, à condition que leurs changements ouvrent la voie vers des tests inédits et permettent de nouvelles découvertes. Les modifications ad hoc et celles qui violent le noyau dur seront éliminées du programme de recherche. L’ordre et la structure d’un tel programme sont maintenus par l’inviolabilité du noyau dur et par l’heuristique positive qui l’accompagne.
 
Selon Lakatos, un programme de recherche est soit progressif, soit dégénératif. Il est théoriquement progressif si les analyses théoriques du programme sont soutenues par les résultats scientifiques. Dans ce cas de figure, les scientifiques ont toutes les raisons de perpétuer et de développer un programme de recherche progressif dans ce que Lakatos appelle une phase rationnelle de la science qu’il distingue de la phase émotionnelle. Cette phase caractérise surtout le fait que certains scientifiques continuent malgré tout à travailler au développement (ou plutôt à la non disparition) d’un programme de recherche dégénératif (contredits par les résultats scientifiques). Lakatos reconnait que la recherche est avant tout une pratique humaine et qu’il n’est pas simple, pour une personne, de changer de programme de recherche lorsqu’elle lui a consacré une grande partie de sa carrière de chercheur. Au cours de cette « phase émotionnelle », les chercheurs développent souvent des stratégies ad hoc afin de justifier leur vaine démarche.
 
Avec sa méthodologie, Lakatos explique que les grandes réussites scientifiques sont des programmes de recherche qui peuvent être évalués en termes de changements de problème progressifs ou dégénératifs ; quant aux révolutions scientifiques, « elles consistent en ce qu’un programme de recherche en supplante un autre (parce qu’il l’emporte en progrès) » (Lakatos, 1994, 198). L’épistémologie lakatosienne tente d’offrir une manière de comprendre rationnellement l’histoire des sciences a posteriori. L’originalité de cette démarche est que la logique proposée par l’auteur s’applique également aux différentes méthodologies des sciences, elle incarne à ce titre une véritable méta-méthodologie. Bien qu’il considère sa logique comme un simple programme de recherche en rivalité avec d’autres programmes de recherche (falsificationnisme, conventionnalisme…), Lakatos tente, dans les quarante dernières pages de son livre, de démontrer que sa méthodologie est plus rationnelle que les autres.
 
III. Quelle rationalisation lettriste ?
Avant de souligner les parallélismes qui existent entre l’épistémologie lakatosienne et l’approche lettriste, il convient d’énoncer ce que Isou appelle la loi de l’amplique et du ciselant (Isou, 1947) selon laquelle toute expression artistique s’articule en deux phases qui se succèdent irréversiblement au cours de l’histoire. La phase amplique (aussi appelée hypostase amplique) d’un art caractérise la période pendant laquelle cet art se développe, s’extériorise, s’enrichit au nom de buts extérieurs à lui même. Ces buts renvoient essentiellement à une représentation du monde, à une expression des émotions ou simplement à la « mise en art » d’une anecdote. L’autre phase dite ciselante (ou hypostaste ciselante) d’un art décrit le renoncement progressif de cet art à l’anecdote. Cette période caractérise l’exaltation de la matière esthétique pour elle même puisque l’art en question ne se présente plus comme un mode d’expression des émotions ou un moyen de représentation du monde. L’art tend à « s’auto-suffire » en se concentrant davantage sur ses structures et sa technique.
 
Pour Isou, cette loi de l’amplique et du ciselant caractérise l’évolution de toutes les formes d’expression artistique (roman, peinture, musique, poésie etc). Dans le cadre de cet article, la rationalisation lettriste ne sera explicitée que pour le champ restreint de la poésie[3]. Concernant l’évolution de la poésie, Isou distingue deux périodes particulières faisant chacune écho à une hypostase bien précise. La phase amplique débute avec la poésie d’Homère et se termine avec celle de Victor Hugo. Selon Isou, cette vaste période se caractérise essentiellement par une amplification, une construction et un perfectionnement des procédés de versification et des thèmes du lyrisme poétique, pensé comme un mode d’expression d’éléments extrinsèques (émotions, représentations, anecdotes sur le monde). Il s’agit essentiellement d’une « poésie référentielle » c’est-à-dire une poésie qui porte sur un objet extérieur à elle-même. À partir de Charles Baudelaire, explique Isou, la poésie s’engage dans une mutation profonde durant laquelle elle se réduit progressivement pour davantage se concentrer sur elle-même. Isou présente cette phase ciselante comme une période de purification de la poésie car celle-ci se voit libérée de toute référence à des éléments extrinsèques. L’idée est que la poésie tend progressivement à s’autonomiser et à s’auto-suffire.
 
1. La rationalisation de la poésie selon Isou
Pour Isou, la poésie a progressivement évolué vers ses racines premières : la lettre pour elle-même. Isou rejette la poésie proposée par ce qu’il appelle les instinctivistes qui fonderaient leur poésie sur un « greffage extérieur au langage » comme le ressenti, les émotions ou la représentation. Les instinctivistes considèrent que le langage est un moyen de communication du non-verbal (émotions, instincts, etc.) alors que dans une perspective lettriste, le langage est premier et auto-suffisant : « Le lettrisme luttera contre le charme et la magie en poésie … la poésie doit maintenant commencer un chemin du durcissement. Une réglementation est nécessaire pour corriger ce qui formera l’essence éruptive de la poésie lettrique qui est la raison » (1947, 123).
 
Isou présente le lettrisme comme une évolution « naturelle » et « logique » de la poésie (Isou, 1947, 61) qui recherche les formes universelles du vers. Celles-ci seraient soutenues par ce qu’il appelle « l’axiome de la poésie», selon lequel la lettre est la racine de la poésie Isou (2003, 18). Dans cette perspective, le lettrisme est présenté comme une évolution de la poésie dans sa phase amplique, qui vient après la phase ciselante comportant des mots, qu’Isou résume par les schémas suivant :

Fig.1. Schématisation de la phase ciselante de la poésie par Isou (1947, 19)
 
Cette phase ciselante de la poésie peut également prendre la forme d’un « schéma de rétrécissement »,

Fig.2. Schématisation de la phase ciselante de la poésie par Isou (1947, 19)
 
Cette phase ciselante débute avec Baudelaire qui fut le premier à mener la poésie dans sa « phase de rétrécissement » (1947, 23). Jusqu’à Baudelaire, il n’y avait que la « poésie de largeur », « obscure » et « pittoresque » (194, 24). Selon Isou, la poésie de Baudelaire serait la première à détruire l’anecdote pour se consacrer à la forme du poème. Le schéma reprend ensuite Verlaine qui, selon Isou, recentre la poésie sur le vers, ensuite vient Rimbaud qui continuerait cette réduction de la poésie en la fondant davantage sur le mot. Mallarmé serait, lui aussi, un poète important de cette période amplique puisqu’il fut le premier à « comprendre la géométrie des mots » (Isou, 1947, 121) et surtout à oser l’intégrer en poésie. Enfin, Tzara et Breton viendraient compléter cette phase ciselante pré-lettriste puisqu’il serait le premier poète, selon Isou, à détruire la signification du mot et à placer le « rien », le non-sens au coeur de la poésie. Isou se présente lui-même comme nouvelle amplique puisqu’il se propose « d’arranger le rien » (Isou, 1947, 19) en ramenant la poésie à sa racine première, la lettre.
 
Il est important de noter qu’Isou ne présente pas le lettrisme comme la fin ultime de la poésie mais plutôt comme une nouvelle manière de faire de la poésie. D’ailleurs, on retrouve sur les schémas d’Isou des éléments de perpétuation de la poésie. La dernière étape de la figure1 propose un « arrangement du rien » par la lettre, pour poser les bases d’une nouvelle poésie ouvrant la voie à une nouvelle phase amplique où l’anecdote pourrait réapparaitre. Il en va de même dans le schéma de la figure 2 où le « chemin de rétrécissement » proposé par Isou se ré-ouvre après le lettrisme. Si le lettrisme se présente comme la dernière étape[4] de la phase ciselante de la poésie, en aucun cas, ce mouvement ne prétend être la fin de la poésie. Pour Isou, le lettrisme doit surtout se penser comme le début d’une nouvelle ère de la poésie.
 
Cette rationalisation de la poésie incarne, selon moi, une démarche que l’on pourrait qualifier de lakatosienne dans le sens où elle tente d’expliquer l’évolution continue et rationnelle de la poésie. En effet, dans un perspective lakatosienne, la phase amplique de la poésie s’apparente à ce que Lakatos appelle l’étape émotionnelle de développement des sciences (directement associée à la phase dégénérative d’un programme de recherche) alors que la phase ciselante de la poésie renvoie plutôt à l’étape rationnelle du développement des sciences (que Lakatos qualifie de progressive). De plus, Isou souligne le caractère continu et rationaliste de sa démarche lettriste car selon lui, « le rationalisme extrême est le parti poétique qui a toujours cherché avec patience à créer des oeuvres ». Dès lors, en accord avec l’épistémologie lakatosienne, Isou prône une vision internaliste de poésie, une poésie qui ne fait pas appel à des justifications ou à des règles extérieures au langage. Cette vision lui permet de développer une théorie rationnelle et logique de la poésie.
 
2. Le lettrisme comme programme de recherche
Une deuxième similitude avec l’épistémologie lakatosienne renvoie à l’existence implicite d’un programme de recherche lettriste. En effet, dans son Introduction à une nouvelle poétique et une nouvelle musique, Isou décrit le lettrisme en recourant à une structure qui fait penser à la notion de programme de recherche scientifique. Dans une relecture lakatosienne du livre d’Isou, le noyau dur du lettrisme sera constitué par les lettres qui incarnent les « axiomes » de la poésie (Isou, 2003, 13) et incontestablement les fondements de la pensée d’Isou. Ces éléments du noyau dur incarnent ce qu’il convient d’accepter pour oeuvrer au développement de la pensée lettriste et toute remise en cause de ces éléments par un auteur le place automatiquement à l’extérieur de cette pensée. L’idée de ceinture protectrice est également implicitement présente dans l’oeuvre d’Isou puisque les lettres et leur association sont régies par 9 lois bien précises (Isou, 1947, 295-313) qui sont : la loi de répétition de la lettre, la loi des consonnes et des voyelles, la loi de succession des lettres, la loi de la fixation significative, la loi des groupes lettriques, la loi des mots caractéristiques, la loi des rimes intérieures, la loi de la force du silence et la loi des nouvelles lettres. Ces lois ont été proposées par Isou pour « encadrer » et « organiser » les éléments du noyau dur lettriste et l’auteur invite d’ailleurs ses lecteurs à les remanier ou à les modifier dans un objectif de développement de la pensée lettriste. Par ailleurs, s’il invite ses partisans à faire preuve d’initiative concernant l’usage des lois qu’il propose, Isou préconise une certaine manière de faire de la poésie. Dans un sens, il propose une véritable heuristique positive, c’est-à-dire une ligne de conduite visant à développer la « rigueur de l’équation lettriste » (Isou, 2003, 20). S’il autorise un remaniement des lois lettristes qu’il propose, c’est précisément pour accentuer « une attitude intentionnellement rationaliste » (Isou, 1947, 118) et perpétuer la « nouvelle raison poétique » (Isou,1947, 118). Dans le même sens, Isou préconise d’éviter un retour à ce qu’il appelle l’illusion poétique. L’heuristique négative des lettristes est explicitement formulée par Isou : il s’agit de « fermer la bouche à tous les clameurs du spasme et du délire, à tout ce qui permettrait l’entrée des illogiciens et des lunatiques. C’est une nouvelle conquête du concret, une autre priorité au terrestre contre les illusionnistes et les mysticologues » (Isou, 1947, 165).
 
Conclusion
L’idée d’Isou est simple. Il souhaite jeter les bases d’une nouvelle raison poétique : « Avec le lettrisme, la poésie en vainquant complètement les caractéristiques imprécises, sans aucune gradation de valeurs déterminées, il fallait lui confectionner ces fondements logiques. » (1947, 120). Sa volonté de rationalisation de la poésie est explicite puisque le lettrisme permettra une « épuration de la matière lyrique par la ternissure actuelle du vocabulaire vers les lettres, on rejoint la base géométrique d’une somme de consonnes et voyelles dépourvue de sens extrinsèque mais réduite à sa beauté linéaire qui constitue le fondement, les colonnes de toute l’expression versifiée du monde, l’algèbre internationale de la poésie » (Isou, 2003, 17).
 
Cette idée d’algèbre internationale de la poésie est assez significative car elle résume parfaitement bien la volonté d’Isou de construire une poésie qui s’auto-suffit. En effet, nous l’avons vu, la poésie lettriste n’est plus un mode d’expression de l’anecdote ou des émotions ou un mode de représentation du monde, mais bien un art à part entière dépouillé de tout élément extrinsèque. Pour Isou, la poésie ne peut faire référence à autre chose qu’à elle même. C’est la raison pour laquelle il voulait démocratiser la poésie dont il jugeait les phrases et les mots trop compliqués pour les gens défavorisés. Aussi, en ramenant sa poésie lettriste à la lettre, l’expression du poète et la compréhension du lecteur ne sont plus limitées par la langue maternelle : « Le lettrisme, n’ayant aucune nation propre, réussira à créer un nouveau moyen pour la connaissance du monde ou un nouveau moyen d’expression du monde » (1947, 175).
 
En justifiant sa « nouvelle raison poétique » par un schéma épistémologique, Isou considère implicitement son champ comme un champ progressif de connaissance, selon une épistémologie proche de celle développée par Lakatos dans les années 1970. C’est ce que j’ai essayé de montrer ici.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIV
 
Bibliographie
 
Bachelard G., La formation de l’Esprit Scientifique, Paris: Vrin. 1997 – 1er éd. 1938.
 
Brousseau G., « Les obstacles épistémologiques et les problèmes en mathématiques », Recherches en didactique des mathématiques, vol.4, n.2, 1983, 164-198.
 
Hussey V. « La divinité d’Isou: The making of a name and a messiah », Forum for Modern Language Studies, XXXVI (2), 2000, 132-142.
 
Girard B., « Lettrisme – l’ultime avant-garde », Paris, Presses du Reel, 2010.
 
Giroud M., « Le mouvement des revues d’avantgarde », Catalogue de l’exposition 1937-1957, Paris, Centre Pompidou, 1992.
 
Hacking I. « Extragalactic Reality: The Case of Gravitational Lensing ». Philosophy of Science 56 (4), 1989, 555-581.
 
Isou I., Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, Paris, Gallimard. 1947.
 
Isou I., La Créatique ou La Novatique (1941-1976), Paris, Éditions Al Dante. 1988.
 
Isou I., Précisions sur ma poésie et moi, suivi d’un entretien de l’auteur avec Roland Sabatier, Paris: Éditions Exils. 2003.
 
Lakatos I., Histoire et méthodologie des sciences, Paris, Presses Universitaires de France. 1974a.
 
Lakatos Imre, « Falsification and the Methodology of Scientific Research Programmes », in Criticism and the Growth of Knowledge, I. Lakatos et A.Musgrave éd. Cambridge University Press, Cambridge, 1974b.
 
Satié A., Le lettrisme, la création ininterrompue, Paris, J-P Rocher Éditeur, 2003.
 
Seaman D., « Le lettisme, successeur de Dada » in Dada, Circuit Total, Béhar et Dufour (éds), Paris, Hermes. 2005.
 
Schinckus Christophe, « Considérations épistémologiques sur les conditions d’émergence de La Créatique chez Isidore Isou », Epistemocritique, Vol. 3, Juin 2010.
 
Weisgerber J. Les avant-guardes littéraires du XXème siècle. Budapest, Akadémiai Kiado, 2 Vol. 1984.
 


[1] Pour une introduction aux influences du lettrisme sur l’art, voir Satié (2003).
[2] Soulignons tout de même l’article de Hussey (2000), celui de Seaman (2005), celui de Schinckus (2010) ou encore le livre de Girard (2010).
[3] Pour une application de cette loi aux autres formes d’arts, voir Isou, 1947.
[4] Plus qu’une dernière étape du ciselant, il s’agit plutôt de récupérer les miettes issues de la mort des mots dans la poésie ciselante, pour proposer un nouvel amplique basé sur l’agencement des lettres et le pouvoir d’évocation et de description des arrangements phonétiques.
 
 

 




Discours de réception d’Édouard Estaunié à l’Académie française : définitions croisées de la persona d’un académicien scientifique

Portrait d’Édouard Estaunié en 1882. (C) Collections de l’École Polytechnique
Introduction
En 1911 est créé le « Grand prix de Littérature de l’Académie Française », qui est symptomatique de l’évolution du rôle que l’Académie est appelée à jouer dans la société française. Si la mission fondatrice de l’Académie Française était, d’après ses statuts de 1635, de « travailler, avec tout le soin et toute la diligence possibles, à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences[1]», ce prix, qui compte à son palmarès « de grands noms de la littérature, de Romain Rolland à Henry de Montherlant, Jean Paulhan, Jules Supervielle ou Marguerite Yourcenar[2]», montre l’importance prise par les « belles lettres » dans l’esprit des immortels. Il ne s’agit plus simplement d’élaborer une langue savante propre à remplacer le latin, mais de distinguer certaines œuvres pour leur qualité artistique. En utilisant la notion définie par Marcel Mauss[3], il est alors naturel de se demander quelles répercussions sur la définition de la persona de l’académicien cette nouvelle mission peut avoir. En particulier, quelle peut être la place d’un scientifique dans une institution qui prétend décerner des prix littéraires prestigieux ? Si son expertise, nécessaire à l’élaboration du dictionnaire, est reconnue par tous, sa sensibilité artistique, elle, ne va pas de soi, et appelle à une démonstration.
La figure d’Édouard Estaunié[4], qui mène de front une carrière scientifique de haut fonctionnaire dans les PTT et une carrière littéraire de romancier, est dans ce contexte particulièrement intéressante à étudier. Quelle définition d’« écrivain scientifique » faut-il en effet lui appliquer ? Comme auteur de plusieurs traités et inventeur du terme « télécommunications », est-il un simple « scientifique […] qui aurait publié son savoir dans des livres », selon l’acception du terme issue du XIXème siècle qu’a développée Nicolas Wanlin[5] ? Ou bien faut-il lui appliquer la définition, plus moderne et universitaire, d’« auteur de fiction ayant une formation scientifique »5 ? C’est bien ici la réponse des académiciens eux-mêmes à cette question qui nous intéresse et que nous allons étudier à travers les différents discours académiques qui entourent le passage d’Édouard Estaunié dans cette institution.
En plus de la tension entre science et littérature, il existe également une opposition entre ingénieurs et professeurs d’universités, qui s’est particulièrement développée en France avec la création et le développement de l’École Normale Supérieure, en opposition avec l’École Polytechnique[6][7]. On peut alors se demander comment, en tant qu’ingénieur polytechnicien, Estaunié est perçu par ses pairs de l’Académie et de quelle manière il assume lui-même sa condition dans son discours. Comme nous le verrons, cette distinction entre science « appliquée » et science « pure » est fondamentale dans la définition de la persona de l’académicien scientifique, terme qui désignera simplement pour nous un membre de l’Académie Française ayant une formation scientifique et exerçant un métier en rapport avec la science. Estaunié, en tant qu’ingénieur, doit donc d’une part défendre son statut d’écrivain en se démarquant de la figure des académiciens scientifiques « classiques » qui n’ont aucune prétention littéraire, et d’autre part, au sein même de cette catégorie d’académicien scientifique à laquelle il appartient malgré tout, mettre en valeur son statut de « savant » par rapport à celui de « haut fonctionnaire ».
Comme l’a montré Arnaud Saint-Martin[8] pour l’Académie des Sciences, les discours académiques constituent l’un des lieux privilégiés de définition de la persona d’une identité collective. Cela tient d’abord à l’autorité conférée à l’académicien, qui découle à la fois de son élection par les membres d’une institution prestigieuse et de son hérédité symbolique, exaltée par l’éloge que le nouveau venu fait de son toujours illustre prédécesseur. Cette autorité est réaffirmée de nombreuses fois dans les discours qui nous occupent, comme dans celui d’Estaunié lui-même, qui prend bien soin de souligner que seule une « élite » pouvait apprécier à sa juste valeur « l’intelligence et le goût » de son prédécesseur Alfred Capus, que « le public, résolument, ignora »[9].
Forts de cette autorité, les académiciens peuvent s’attacher à abstraire ce qui fait, selon eux, l’essence de l’écrivain dont ils font l’éloge, afin de la mettre en regard avec leur propre conception des qualités qui font un bon académicien. C’est cet exercice qui constitue le cœur de notre étude, puisqu’il permet à l’auteur de donner sa définition de la persona d’un écrivain scientifique. Trois discours, qui illustrent trois manières différentes de concevoir l’académicien scientifique, ont ici retenu notre attention.
La Réponse de Robert de Flers au discours de réception d’Édouard Estaunié[10], prononcé en 1925, illustre la conception la plus traditionnelle du rôle du scientifique à l’Académie Française, puisque la reconnaissance du talent littéraire d’Estaunié y est ambiguë. Le Discours de réception d’Édouard Estaunié9, parce qu’il s’attache à démontrer l’utilité d’une formation scientifique pour un écrivain et, plus avant, le rôle essentiel des sciences mathématiques dans la « pensée française »,révèle une conception radicalement différente de ce que doit être la littérature. Enfin, le Discours de réception de Louis Pasteur Vallery-Radot[11], successeur en 1946 d’Estaunié au fauteuil 24, nous sera précieux pour étudier la postérité des idées développées par ses prédécesseurs, qu’il reformule vingt ans plus tard dans le contexte de la libération.
I.La littérature: un hobby? La vision de Robert de Flers
Robert de Flers incarne une figure assez classique de l’académicien. Né en 1872, il mène des études de lettres et de droit pour s’orienter vers la littérature et le journalisme. Après ses premiers écrits : une nouvelle, La Courtisane Taïa et son singe vert, un récit de voyage, Vers l’Orient, et un conte, Ilsée, princesse de Tripoli, il se spécialise dans le théâtre et atteint la célébrité. Entré à l’Académie en 1921, il reçoit Édouard Estaunié en 1925, le successeur d’Alfred Capus.
1.Une double carrière éloignant du statut d’écrivain
Dans sa réponse au discours de réception de M. Estaunié[12], Robert de Flers adopte une position ambiguë envers le nouvel académicien. Édouard Estaunié est un polytechnicien de formation, « ayant d’abord choisi la grande route de la science » puis ayant « brusquement bifurqué pour [s’]engager dans une voie nouvelle ». Un tel parcours est présenté comme atypique. Le scientifique qui s’essaie à la littérature est donc suspect. Robert de Flers le souligne dès ses premiers mots lorsqu’il fait remarquer : « Rien n’a pu affaiblir cette impression charmante et confortable, même point le souvenir […] que vous avez été […] directeur de l’exploitation téléphonique ». M. de Flers sous-entend ainsi qu’exercer un métier en rapport avec la science est une forme de handicap pour un académicien qui se veut littéraire, mais que l’Académie, dans toute sa magnanimité, « n’a pas songé, un instant, à [lui] en tenir rigueur ».
Robert de Flers ne nie cependant pas qu’Édouard Estaunié a mené une « carrière d’écrivain » et qu’il possède bien des qualités littéraires. Approuvant d’abord le discours d’une table de travail à qui Estaunié donne la parole dans Les Choses voient et qui assure que « nul n’éprouva plus honnêtement l’angoisse et le bonheur d’écrire », il déclare voir en Estaunié un des « maîtres » de la « littérature contemporaine ». Toutefois, il maintient toute l’ambiguïté de sa position lorsqu’il dit du mot « maître » que « aujourd’hui il n’engage pas à grand-chose ». Il ne peut donc reconnaître pleinement le talent littéraire d’Estaunié.
Il achève de souligner la suspicion qu’il éprouve à l’égard d’Estaunié en rappelant deux faits. D’une part, Robert de Flers fait habilement remarquer qu’Estaunié a « été élu la première fois qu[‘il s’est] présenté, tandis que Victor Hugo ne le fut que la quatrième ». L’Académie a donc fait preuve d’une « accueillante cordialité » et lui a, en quelque sorte, fait trop d’honneurs. D’autre part, Estaunié est présenté comme un individu « entré en littérature » dans une démarche purement scientifique, qui n’a pas abouti par le seul biais de la science, et dont le but était « d’atteindre la réalité profonde des êtres ». Il n’est donc pas un littéraire par vocation, et même après avoir embrassé une carrière de romancier, c’est avant tout le scientifique qui vit en lui.
C’est précisément ce qui est reproché à Estaunié : mener une double carrière « d’écrivain et de haut fonctionnaire » qui met au second plan la littérature. En effet, si Robert de Flers ne tarit pas d’éloges sur la carrière de « fonctionnaire vraiment singulier » d’Estaunié au sein d’une « administration où [il devait] jouer un si grand rôle », il est beaucoup moins généreux en ce qui concerne sa carrière littéraire. Son succès dans l’administration s’explique par le temps conséquent qu’il y consacre, un temps qui inévitablement ne peut être consacré à la littérature. « Tout votre soin, toute votre volonté, vous les avez consacrés à défendre ces deux petites heures quotidiennes, si ardentes et si graves, ces deux petites heures auxquelles le roman contemporain doit l’un ses maîtres » déclare Robert de Flers. Quoi qu’il emploie le terme « maître » dont nous avons déjà vu qu’il était à nuancer, Robert de Flers considère que deux heures par jour ne sont pas suffisantes pour être consacré comme littéraire. À ses yeux, Estaunié n’écrit que pour le plaisir et ne voit dans la littérature qu’une sorte de hobby et non une véritable profession.
Pour Robert de Flers, tout scientifique de formation s’essayant à la littérature est donc suspect. Tout en soulignant les qualités littéraires d’Estaunié, il met en cause son statut d’écrivain en raison du temps qu’il consacre à son métier d’administrateur. Par son discours, Robert de Flers accroît donc la tension qui existe entre science et littérature. En outre, il joue également sur la tension nouvelle qui se dessine entre ingénieurs et savants au cours du XIXème siècle, respectivement hommes de sciences « appliquées » et hommes de sciences « pures ». S’il rappelle qu’Édouard Estaunié a choisi la « grande route de la science », jamais il ne le désigne comme scientifique ou comme savant. Robert de Flers emploie majoritairement le terme de « fonctionnaire », sans manquer de souligner : « Nous avons […] une facilité surprenante à plaisanter les fonctionnaires ». Édouard Estaunié, élu à l’Académie Française pour son œuvre d’écrivain, est donc doublement tourné en dérision dans la réponse de Robert de Flers : il n’est pas vraiment un écrivain et il n’est pas un véritable scientifique mais seulement un administrateur, une classe dont il est facile de rire.
2.Une opposition avec Capus
Robert de Flers, pour illustrer sa conception de l’écrivain de formation scientifique, utilise la figure d’Alfred Capus, le prédécesseur d’Estaunié.Portrait d’Alfred Capus (1857-1922)Capus a lui aussi fait des études scientifiques en intégrant l’École des Mines de Paris. Cependant, il n’a jamais mené de carrière d’ingénieur et a immédiatement commencé par le journalisme. Il s’est ensuite mis à l’écriture de romans et de pièces de théâtre. Bien que ses œuvres romanesques n’aient pas rencontré de franc succès auprès du grand public, tous les académiciens s’accordent à souligner son talent littéraire et le sens profond de ses écrits, y compris Estaunié[13] qui rappelle qu’il était un « romancier rare » dont la pensée véritable n’a pu être pénétrée de son vivant. Comme lui, Robert de Flers indique que son « œuvre était trop limpide pour que l’on en mesurât toute la profondeur », il insiste sur les qualités de Capus, supérieures selon lui à celles d’Estaunié qui, certes, possède « une intelligence vigoureuse et une culture étendue » tandis que Capus se caractérise par un « esprit incomparable, vif, aigu, jaillissant » et possède « tous les dons de l’esprit ». Si Estaunié « force son imagination à comparaître devant sa conscience », Capus « ret[ien]t sans cesse son esprit, le modèr[e], le filtr[e], ayant l’horreur du mot inutile ». La supériorité de Capus sur Estaunié se mesure enfin au poids respectif accordé par chacun des deux hommes à la science et à la littérature : « Vous, Monsieur, vous avez plutôt attendu de la littérature qu’elle vous reposât de la science ; Capus, lui, priait plus volontiers la science de le distraire de la littérature ».
II.De l’utilité de l’éducation scientifique selon Édouard Estaunié
Nous l’avons vu, l’accueil d’Édouard Estaunié, ce haut fonctionnaire qui se pique de faire des romans, est presque moqueur. Cette réponse de Robert de Flers peut être due à la prétention d’Estaunié de sortir du rôle traditionnellement accordé aux scientifiques à l’Académie Française, celui de simple expert qui écrirait moins mal que ses collègues. Voyons maintenant comment Estaunié s’y prend pour justifier sa présence dans l’institution, non en tant que « scientifique écrivant », comme cela pouvait être la norme au XIXème siècle[14], mais en tant qu’écrivain ayant une formation scientifique. La première étape dans une telle entreprise est de montrer les avantages de l’éducation scientifique, une éducation en sciences « pures », comme préparation à la carrière littéraire. La personne d’Alfred Capus, son prédécesseur au fauteuil 24 dont il doit faire l’éloge, se prête particulièrement bien à cette démonstration puisqu’il a lui même reçu une formation d’ingénieur à l’École des Mines.
1.Mise en perspective du problème
Comme l’a montré Stéphane Zékian, le problème de l’équilibre entre science et littérature dans l’éducation est un problème ancien dans la littérature, auxquels de nombreux auteurs se sont déjà attachés[15]. Le point de vue de Pierre Chaussard, dans son Discours sur les principes de l’éducation lycéenne, illustre une certaine méfiance vis-à-vis de l’éducation scientifique qui, si elle devait être exclusive, « laisserait trop de vague dans l’imagination, et la précipiterait peut-être dans les passions que l’étude des Sciences enchaîne ou dirige » [16]. Il se trouve également, dès 1805, des auteurs pour défendre la prééminence accordée aux sciences sur la littérature dans les programmes scolaires, comme Silvestre-François Lacroix qui se demande dans Essais sur l’enseignement en général et sur celui des mathématiques en particulier si « la priorité accordée pendant quelques années aux sciences sur les lettres, dans l’éducation, a été aussi nuisible à ces dernières »[17]. Son argument en faveur de l’enseignement des sciences possède deux volets principaux. Tout d’abord, « le champ qui procure la plus abondante moisson est le plus cultivé », aussi il est naturel que les sciences, qui connaissent à son époque un développement spectaculaire, soient enseignées en priorité. D’autre part, si la « culture des sciences [a] rendu plus rares les grands écrivains, [elle a] multiplié les hommes capables d’exprimer avec netteté et précision des idées justes ». Ainsi, dans l’esprit de cet auteur, l’enseignement de la science a bien été nuisible à la grandeur de la littérature, mais pour le plus grand bien de la majorité de la population, qui a l’esprit plus clair et bénéficie des avancées de la science.
On s’en doute, le point de vue d’Édouard Estaunié sur la question est à l’opposé non seulement de celui de Chaussart mais aussi de celui de Lacroix. La question de l’éducation est récurrente dans son œuvre. Deux de ses premiers romans, L’Empreinte (1896) et Le Ferment (1899), traitent des écueils de l’éducation de son temps, qu’elle soit jésuite ou républicaine. En plus du discours de réception de 1925, nous nous appuierons pour expliciter le point de vue d’Estaunié sur la Préface à l’Histoire de l’École Polytechnique[18], écrite en 1932.
2.La vision originale d’Édouard Estaunié
La première partie du discours d’Édouard Estaunié[19] est consacrée, comme c’est la norme dans cet exercice, à la description des grandes influences subies par Alfred Capus dans sa jeunesse, qui sont censées avoir déterminé son œuvre future puisque, selon l’orateur, « on peut assurer sans grand risque d’erreur qu’à vingt ans, un homme a déjà croisé sur sa route toutes les idées sur lesquelles il échafaudera plus tard sa conception du monde ». Au milieu des origines provinciales de l’auteur, de l’influence de la défaite de 1870 sur son développement personnel et de son presque embarquement pour les colonies, annulé au dernier moment, figure donc l’éducation scientifique. Estaunié commence par le constat, qu’il va ensuite s’efforcer de réfuter, que l’on a « beaucoup médit de la science comme préparation à la carrière littéraire ». Son premier argument, fortement lié au contexte de l’éloge académique, est d’utiliser l’autorité établie des académiciens déjà en poste, parmi lesquels on trouve « d’illustres exemples » de « grands écrivains [qui] ont commencé par l’étude des mathématiques, sans paraître y perdre de leurs qualités natives ». Cet argument complète et précise la force de l’énonciation même, l’éloge, qui transforme toutes les caractéristiques du sujet, et en particulier son passage par les classes préparatoires, en qualités. Comme annoncé, on constate également que le but d’Estaunié est de louer l’éducation scientifique non en tant que telle et pour les masses, comme le faisait Lacroix, mais comme formation d’excellence pour les futurs grands écrivains.
Le second argument repose sur la réfutation de l’idée reçue selon laquelle l’étude des mathématiques nécessiterait des dons innés « accordés à une minorité favorisée », dont le thème récurrent de la précocité[20]), que l’on retrouvera plus loin, est l’un des avatars. Il s’agit donc de réhabiliter la pratique des mathématiques, qui ne sont pas un jeu destiné à quelques enfants prodiges, mais permettent un « séjour dans le domaine du bon sens » et constituent une « région accessible à quiconque consent à en franchir la frontière sans répugnances préconçues, accueillante surtout à qui vient d’un pays tel que le nôtre, où n’ont jamais cessé de régner les pensées et le langage clair ». Cet argument fait de plus référence à la pensée française telle qu’elle est vue par Estaunié, sur laquelle nous reviendrons plus en détail. Pour l’instant, contentons nous de souligner les qualités que Capus, selon Estaunié, doit à son éducation scientifique et qui participeront à la définition de cette dernière. Ces qualités sont la « rigueur », « le goût de la justesse et de la parfaite mesure dans l’expression » ainsi que l’idéal de la recherche et de l’absolu.
On retrouve ce schéma dans la Préface à l’Histoire de l’École Polytechnique[21]. Se présentant dans celle-ci comme un élève médiocre, « entré à un rang détestable, sorti dans un rang à peine honorable, dépourvu à un degré rare de l’imagination mathématique », Édouard Estaunié insiste sur les nombreux bénéfices qu’il a tirés de son passage à l’École Polytechnique. Tout comme il le dPortrait d’Édouard Estaunié en 1922. Agence de presse Meurisse”- Bibliothèque nationale de Franceit de Capus, il affirme avoir tout d’abord appris le travail, l’usage de la raison et le goût de la recherche « pour elle-même » : « Même [les élèves] les moins aptes à goûter la manne mathématique subissent ainsi l’envoûtement d’un pareil culte du vrai pour lui-même. Impossible d’échapper à la poésie profonde des constructions intellectuelles que l’on détaille jour à jour sous leurs yeux ». On voit que l’accent est mis sur l’apprentissage des sciences abstraites et celui de la recherche, vue comme une « incursion désintéressée en pays inexploré ». Pratiquer la science, sans espoir de gain immédiat, voilà ce qui se pratique à l’École Polytechnique, à l’opposé de ce que l’on peut imaginer d’un ingénieur aux préoccupations bassement matérielles. Ainsi l’éducation scientifique forme une armature très profitable à tout esprit, en particulier pour un écrivain français, dont Estaunié nous détaille les qualités dans la suite du discours.
III.Les mathématiques : un élément essentiel de la pensée française
Édouard Estaunié utilise donc l’exemple d’Alfred Capus pour asseoir sa légitimité dans l’institution en commençant par montrer les avantages de l’éducation scientifique en tant que préparation à la carrière littéraire. Mieux encore, il va également montrer que l’écrivain scientifique, au sens d’auteur ayant une formation scientifique, illustre la pensée française et que les mathématiques en sont un élément à part entière.
1.Les valeurs du véritable Capus
De nouveau, Estaunié utilise la figure de Capus. En effet, en tant qu’immortel de longue date, sa légitimité ne peut être remise en cause et il est reconnu qu’il incarne la pensée française. Robert de Flers le rappelle dans sa réponse à Estaunié[22] lorsqu’il précise que Capus répétait souvent une phrase de Rivarol : « Tout ce qui n’est pas clair n’est pas français », avant d’ajouter à son sujet : « Français du Midi, Français de Touraine […] Français de Paris, Français de partout et de toujours. Ah ! qu’il était Français ! » De manière plus directe, il soutient qu’« Alfred Capus, durant quatre années, fit de sa campagne quotidienne du Figaro le chef-d’œuvre de la pensée et de la volonté françaises ». C’est pourquoi Estaunié a à cœur de détailler les valeurs de Capus dans la deuxième partie de son discours[23], pour mieux étayer sa démonstration.
Édouard Estaunié annonce d’emblée qu’il va s’y prendre à deux fois et tracer « deux portraits […] car c’étaient bien aussi deux âmes opposées que le passé [de Capus] venait de préparer » : celui du personnage public et celui du personnage intérieur. L’image qu’Estaunié dresse du personnage public correspond à la vision que le peuple avait de lui. Il s’agit de l’auteur de pièces de théâtre légères, amoureux du hasard, amoureux de Paris, grandement optimiste, dont chacune des œuvres est résumée par la formule simple « tout s’arrange » et qui voit la vie comme un jeu à double sujétion : celle à la chance et celle à l’argent. Toutefois, Estaunié insiste bien sur le fait que ce portrait n’est qu’un « masque » et qu’il correspond à l’image de « ceux qui ne l’ont point approché ».
La « vie toute intérieure » d’Alfred Capus, animée par son âme véritable, est toute autre. Il s’agit du romancier, provincial, « réfugi[é] dans le monde rationnel et au nom de l’absolu affirmant sans indulgence l’absurdité du laisser-vivre » que seule l’élite parvient à appréhender. Capus est en fait un pessimiste et « un stoïcien désabusé » qui a « pris parti de renoncer à la volupté de vivre », étant « assuré que tout aboutit en fin de compte à une heure d’angoisse et de terreurs ». Cette élite observe alors que « le mathématicien, le philosophe épris d’absolu [ne sont] pas morts en lui ». Robert de Flers explique[24] que le « tout s’arrange » n’est en fait qu’un « tout continue » si « par delà les pires accidents […] on sait accueillir leurs conséquences avec un mélange convenable de fatalisme et de volonté ». Pour expliquer un si grand écart entre le personnage privé et le personnage public, Estaunié rapporte une citation d’un personnage de l’Adversaire, à son auteur, Capus : « Il est possible que nous ayons, enfermés en nous, d’autres êtres que nous-mêmes, dont nous ne soupçonnons pas l’existence. De temps en temps, sous des influences mystérieuses, un de ces êtres fait des gestes étranges auxquels nous ne comprenons rien, puis disparaît, et alors il semble que nous avons fait un rêve. »
Estaunié a donc achevé sa démonstration. Capus illustre la pensée que les grands écrivains français développent, écrivains dont certaines qualités sont celles d’un scientifique comme par exemple, la clarté, l’harmonie ou encore la sobriété. Parmi les valeurs de Capus se trouvent les mathématiques, qui jouent un rôle essentiel dans la pensée française.
Il peut paraître surprenant qu’Édouard Estaunié se réfère aux mathématiques qui sont la science la plus pure. Nous l’avons vu, il est ingénieur et haut fonctionnaire, c’est-à-dire un homme de sciences appliquées sans pratique des sciences pures. Toutefois, il semble faire fi de la tension, soulignée par Robert de Flers, entre savants et ingénieurs, pour se présenter à l’Académie comme un véritable scientifique. En effet, toute l’entreprise de légitimation de son statut d’écrivain repose, non pas sur son statut d’administrateur mais sur celui de scientifique, c’est pourquoi il se revendique comme tel.
2.Les sciences, également responsables du pessimisme de la fin du siècle?
Estaunié, dans son discours, s’est attaché à démontrer l’utilité d’une formation scientifique et le rôle essentiel des sciences mathématiques dans la pensée française. Mais si les sciences parent les les grands écrivains français de qualités telles que celles mentionnées par Robert de Flers[25]– « Rien n’y est équivoque ou douteux. Aucune tricherie, ni dans la pensée, ni dans l’expression, mais un charme naturel qui n’exclut point la force et la sobriété, une finesse avisée, une culture d’une richesse prodigieuse […] une verve narquoise et surveillée ; je ne sais quoi d’exact, de sensible et de tempéré dans le jugement, la netteté de l’idée, la précision du style » -, elles seraient également l’une des causes, avec la défaite de la guerre de 1870, de la vague de pessimisme qui s’empare de la France à la fin du XIXème siècle et dont Capus et Estaunié sont deux figures caractéristiques.
En effet, il ne faut pas sous-estimer « à quel point les sciences produisent un imaginaire qui englobe et oriente la façon dont une société conçoit la réalité et perçoit le monde qui l’entoure », comme l’assure Sandrine Schiano-Bennis dans un travail sur Anatole France[26]. Or comme elle le montre, la fin du XIXème siècle est marquée par « un sentiment de saturation intellectuelle » auquel s’ajoute « l’angoisse de la perte des anciens repères dont le caractère absolu est remis en cause par le séisme scientifique ». Le séisme dont il est question n’est pas le fait des sciences absolues comme les mathématiques, mais bien des « sciences fondées sur l’observation et l’expérience » comme l’astronomie, la géologie, la chimie organique, l’histoire naturelle ou encore la science du langage. L’article donne l’exemple des ultimes avancées en physiologie et en biologie qui ont destitué l’homme « de toutes les vertus qui faisaient son orgueil et sa beauté ». Le relativisme introduit par les bouleversements scientifiques de la fin du siècle a ainsi donné naissance à une « forme de scepticisme, parfois de pessimisme », partagée par le stoïcien désabusé qu’est Capus.
IV.De l’éloge comme prétexte au discours politique. La contribution de Louis Pasteur Vallery-Radot
Il serait Portrait de Louis Pasteur Vallery-Radot (1886-1970)intéressant d’étudier la postérité des deux visions détaillées ci-dessus. Laquelle des deux finit par s’imposer ? Comment évolue la persona des scientifiques de l’Académie et que nous révèle-t-elle sur le déplacement de la frontière entre science et littérature ? Afin d’apporter un premier élément de réponse, on peut étudier l’éloge que fait Louis Pasteur Vallery-Radot d’Édouard Estaunié lors de sa réception à l’Académie en 1946[27].
1.Un discours de circonstance
Le contexte de l’après-guerre rend ce discours un peu particulier. L’orateur, de son propre aveu, n’a qu’un intérêt de circonstance pour son prédécesseur (« Je n’avais donc jamais lu que quelques pages d’Édouard Estaunié — pourquoi le celer? ») et, s’il se plie aux règles de l’exercice, c’est pour mieux revenir au thème qui le préoccupe : la reconstruction de la France après l’occupation. Ainsi les éléments biographiques et l’étude des œuvres d’Estaunié sont-ils assez légers et fortement inspirés par les deux discours de 1925. La plupart des citations attribuées à Édouard Estaunié sont soit issues directement du discours de réception de ce dernier, soit reprises de la réponse de Robert de Flers où figurent quelques fragments des œuvres d’Estaunié, ce qui témoigne de la faible connaissance de l’œuvre du défunt par son successeur. De même, certaines anecdotes bibliographiques sont reprises presque mot pour mot. Ainsi Robert de Flers écrivait-il du grand-père d’Estaunié en 1925[28] : « Il ordonna qu’on l’ensevelit en costume du tiers-ordre et lorsqu’on ouvrit son coffre, on y trouva, attestant la frivolité de sa jeunesse et l’austérité de son âge mûr, des bas roses et des cilices. ». Ce qui devient en 1946 : « Lorsqu’il mourut, on fut assez étonné de trouver dans le coffre de sa chambre un cilice et des bas de soie. […] Il fut enterré, en costume du tiers ordre, avec son cilice. » Et, lorsque la vie ou les écrits d’Estaunié ne suffisent plus en eux-mêmes pour servir sa thèse, l’auteur n’hésite pas à convoquer des citations tierces, en précisant, de manière à les relier au thème imposé du discours, que celui-ci « devait [les] aimer ».
Il reste maintenant à voir comment les thèmes qui nous occupent sont convoqués par Louis Pasteur pour les mettre au service de ses préoccupations du moment, bien résumées dans la phrase concluant son discours : « Puisse la France d’aujourd’hui, orgueilleuse d’un passé de vingt siècles, fière de la lutte qu’elle a soutenue pour retrouver sa liberté, et fidèle à l’esprit qui anima Charles de Gaulle, donner à l’humanité en détresse un idéal nouveau, une raison de vivre et d’espérer. »
2.Une conception classique de l’écrivain scientifique
On peut dans un premier temps considérer que Louis Pasteur s’inscrit lui-même dans la tradition des écrivains scientifiques issue du XIXème siècle. Médecin, petit fils de Pasteur, il se définit avant tout comme médecin qui, « élevé dans le culte de la langue française », maîtrise l’art de la composition de textes agréables à lire. Ce qu’il met de l’avant chez lui-même et chez ses aïeux, c’est le « respect du style » qui fait d’eux des « écrivains parmi les plus classiques ». À la différence de ce que l’on avait pu observer pour Estaunié, le médecin ne semble à première vue se réclamer d’aucune prétention artistique. C’est donc sans étonnement que l’on retrouve le thème de la « double vie » de fonctionnaire et d’écrivain menée par Estaunié, qui est avant tout perçu par l’orateur comme un ingénieur pratiquant une science appliquée, et non comme un savant aux préoccupations plus abstraites : « On reste confondu que, malgré une carrière administrative qui aurait dû suffire à absorber tous ses efforts intellectuels, Estaunié ait pu avoir une autre activité » écrit-il ainsi. Dans l’esprit de l’orateur, les catégories de « fonctionnaire administratif » et d’« écrivain » sont suffisamment distinctes pour que la figure d’Estaunié fasse figure d’exception. Fortement lié à cette séparation, on retrouve dans le discours du médecin le thème de la précocité : « Au contraire de l’écrivain, l’homme de sciences ne crée que dans sa jeunesse ». Pour illustrer son propos, Louis Pasteur convoque, parmi d’autres, les figures classiques de Pascal, Carnot et Arago, justifiant son propos par une citation de La Rochefoucauld : « la jeunesse est une ivresse continuelle : c’est la fièvre de la raison… ». Ainsi donc l’écrivain, comme Chateaubriand ou Victor Hugo, a besoin de maturité pour exprimer son talent, tandis que le génie du scientifique repose avant tout sur des capacités innées et sur un état « hors équilibre » de l’esprit.
3.Éducation, instruction et esprit français
Comme en contrepoint à cette séparation entre hommes de sciences et hommes de lettres, entre le statut de haut fonctionnaire et celui de romancier, on retrouve dans le discours du médecin un éloge, fortement atténué par rapport à celui d’Estaunié, de l’éducation scientifique comme préparation à la carrière littéraire. Ainsi, d’après Louis Pasteur Vallery-Radot, « pour quiconque veut s’adonner aux lettres, ces sciences sont une excellente formation ». Le seul argument venant étayer cette affirmation est une longue liste d’une demi-douzaine d’académiciens fameux qui, « fervents de sciences physiques, sont tous de grands écrivains ». Comme pour Estaunié, ce constat mène à un éloge de « l’esprit français » et, au delà, de « l’esprit latin », caractérisé avant tout pour Pasteur par des qualités qu’un fonctionnaire chargé de la reconstruction dans la France de l’après-guerre ne renierait pas: « souci de bien faire », « clarté », « ordre », « logique », « harmonie » et surtout, « mot intraduisible en une autre langue », le « goût ». Cet éloge est prétexte à mettre en garde les académiciens contre les menaces qui pèsent sur cet esprit latin qui, s’il disparaissait, obligerait l’homme à vivre « dans un univers mécanisé, discipliné et uniformisé », défauts qui ne sont pas sans rappeler les poncifs souvent attribués à la civilisation germanique.
Ce détour par les idées d’Estaunié sur l’éducation, on l’a vu, ne sert pas de manière évidente la vision qu’a Louis Pasteur de la persona de l’académicien scientifique ; celui-ci les vide donc de l’essentiel de leur substance pour n’en garder que deux éléments : la pensée française, comme nous l’avons vu précédemment, et la critique du système éducatif de l’entre-deux guerres. Les romans d’Estaunié L’Empreinte et Le Ferment servent ainsi à l’orateur pour dénoncer les travers de l’instruction d’avant-guerre comme causes de « la soumission résignée de certains Français après le désastre de 1940 ». Ce qui lui permet d’exprimer ses propres idées politiques en matière d’éducation : « le premier devoir pour une nation est d’éduquer sa jeunesse, non pas de la former dans un moule national à l’instar des nazis et des fascistes, mais de lui inculquer les principes humains de droiture, d’honneur, de dignité ».
4.Universalité de la pensée
Enfin, malgré toutes les différences formelles que Louis Pasteur Vallery-Radot a mises en évidence entre le scientifique et l’écrivain, le médecin affirme vers la fin de son éloge qu’il « ne voit pas de différence entre l’artiste et le savant ». Si, dans l’esprit de Pasteur, un scientifique comme lui ne pourrait produire que des textes d’une certaine beauté formelle mais sans véritable génie, si inversement un homme de lettres n’aurait pas les dons innés nécessaires aux grandes découvertes scientifiques, les deux types d’hommes se ressembleraient malgré tout beaucoup, en raison des buts communs qu’ils poursuivent. L’artiste comme le savant cherche à « pénétrer le mystère de la matière et de la vie » et, pour l’orateur, « l’exaltation intellectuelle et la sensation artistique ne peuvent être différenciées quand elles ont à leur origine les principes d’harmonie qui régissent l’univers. » La séparation, moderne et effective, des voies de la connaissance en différentes disciplines ayant peu de rapport les unes avec les autres n’empêche ainsi pas l’universalité du savoir humain, dans la tradition de la pensée française de l’entre-deux guerres.
Ce rapprochement a deux autres implications intéressantes. D’une part, il permet à Louis Pasteur Vallery-Radot, qui, dès l’ouverture de son discours, se place dans la lignée de son célèbre aïeul, « savant des plus prodigieux », de se situer lui-même comme homme de science au sens le plus « pur » du terme, tout en s’élevant au rang d’artiste, comme c’est désormais attendu implicitement d’un académicien. D’autre part, si, comme on l’a vu, l’orateur fait prévaloir la figure d’Estaunié ingénieur sur celle d’Estaunié savant, il réhabilite symboliquement son prédécesseur en tant que membre de l’Académie Française en soulignant ses qualités artistiques : « Estaunié, dans cette troisième et dernière phase de sa vie littéraire, se montre un vrai artiste ». Ainsi, pour son successeur, tous les efforts d’Estaunié pour gagner l’estime de ses pairs grâce à la science ont été vains puisque, paradoxalement, ce sont ses qualités d’artiste qui valent à l’académicien les compliments les plus appuyés. Cet éloge d’Estaunié en tant qu’« écrivain français » a presque pour effet de le soustraire à la catégorie d’académicien scientifique revendiquée par Pasteur. Il n’est pas un savant à l’académie mais bien un écrivain, et il rejoint en cela la figure incarnée par Capus dans le discours de De Flers.
Conclusion
Édouard Estaunié, en tant que haut fonctionnaire, doit ainsi lutter contre deux types de préjugés pour pouvoir asseoir sa légitimité d’académicien. Face à l’ironie un peu méprisante de l’écrivain dramatique Robert De Flers, qui ne lui reconnaît de légitimité littéraire qu’en demi-teinte et voudrait cantonner le scientifique à son rôle le plus traditionnel d’expert au sein de l’académie, Estaunié s’efforce de louer l’éducation scientifique comme propédeutique à la carrière littéraire en s’inscrivant dans l’héritage symbolique de son prédécesseur Alfred Capus, dont le talent, étant donné les circonstances, ne peut pas faire de doute. Son discours a donc pour vocation de lui faire passer deux « caps » symboliques : de fonctionnaire, il doit se transformer en savant avant de pouvoir prétendre au statut d’écrivain. Cependant, cette stratégie, qui passe par la louange de la pensée française de l’époque dans laquelle la science joue un grand rôle, ne semble pas convaincre son successeur Louis Pasteur Vallery-Radot. Celui-ci prétend en effet incarner pleinement la figure du savant, qui a selon lui sa partition à jouer au même titre que l’artiste dans le concert universel de la pensée, et exclue le fonctionnaire Estaunié de cette catégorie, pour lui attribuer le statut d’écrivain, indépendamment de toute considération scientifique.
Ainsi, la conception qu’a Édouard Estaunié de l’académicien scientifique fait figure d’exception et ne semble pas avoir eu de réelle postérité. À une époque où la science fait d’incroyables avancées, où elle se spécialise de plus en plus, où le clivage entre science et littérature s’accentue, il devient délicat pour une même personne d’être reconnue pour son parcours scientifique et pour son parcours littéraire, comme cela avait pu être le cas pour des académiciens comme D’Alembert ou Poincaré.
Cette étude pourrait trouver des prolongements dans les deux directions du temps. Tous les discours prononcés à l’Institut étant disponibles sur simple demande, il serait facile d’étudier plus précisément l’histoire et la postérité des thèmes abordés ici, au travers des éloges des académiciens scientifiques par leurs pairs, savants ou non, comme celui de Poincaré par Capus, ou celui de Louis Leprince-Ringuet par Yves Pouliquen. Retracer l’histoire de la définition de la persona des académiciens scientifiques permettrait du même coup d’étudier la place et le rôle que l’Académie Française entend jouer à différentes époques, et la position qu’elle se donne face à un monde scientifique dont l’importance symbolique est croissante.
Annexe : courte biographie d’Édouard Estaunié[29]
Né à Dijon, le 4 février 1862.
Issu d’une famille de la bourgeoisie aisée, Édouard Estaunié est d’abord élève des Jésuites dans sa ville natale, avant de poursuivre ses études à Paris. Il entre en 1882 à l’École Polytechnique et à l’École des Sciences Politiques. Cette formation devait lui ouvrir les portes d’une carrière d’ingénieur dans les Postes et Télégraphes, carrière qu’il achèvera avec le rang d’inspecteur général.
Auteur de plusieurs ouvrages scientifiques (Les sources d’énergie électrique, 1895 ; Traité de communication électrique, 1904), Édouard Estaunié choisit de consacrer ses heures de loisir à la littérature. Il publie ses premiers romans, Un simple et Bonne Dame, en 1891, tableaux de mœurs provinciaux. Viennent ensuite L’Empreinte (1896), satire subtile de la vie dans un collège de Jésuites pour laquelle il puise dans ses propres souvenirs et où s’affirment ses positions anticléricales, Le Ferment (1899), L’Épave (1902), La Vie secrète (1908), Les Choses voient (1913), L’Ascension de M. Baslèvre (1921), Solitudes (1922), L’Infirme aux mains de lumière (1923), Tels qu’ils furent (1927), Madame Clapain (1932).
De roman en roman, Édouard Estaunié se révèle un admirable analyste de l’âme humaine et de ses tourments. Il est élu à l’Académie Française le 15 novembre 1923 au fauteuil d’Alfred Capus, qu’il remporte au troisième tour par 17 voix contre 10 à André Rivoire et 3 à Charles Le Goffic. « Vous avez, lui déclare Robert de Flers dans son discours de réception, le 2 avril 1925, écrit cinq ou six fois le roman de la détresse humaine. ». En 1926, Édouard Estaunié est porté à la présidence de la Société des gens de lettres. Il reçoit Émile Mâle sous la Coupole, en 1928.
Mort le 2 avril 1942.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIV
 
Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier tout particulièrement Frédéric Brechenmacher, sous la direction duquel ils ont effectué ce travail lors d’un séminaire d’enseignement à l’École Polytechnique. Nous vous remercions pour votre enseignement de qualité qui nous a fait aimer cette matière, ainsi que pour vos conseils éclairés et vos relectures attentives qui ont guidés la rédaction de cet article.
Nous remercions également M. Azzola, archiviste de la bibliothèque centrale de l’École Polytechnique, pour son aide lors de nos recherches bibliographiques, ainsi que le service des archives de l’Académie Française, qui a mis en ligne les discours dont nous avions besoin.

[1] Statuts et règlements de l’Académie Française, article XXIV, 22 février 1635.
[2] Description du prix sur le site de l’Académie Française, URL : <http://www.academie-francaise.fr/les-prix-prix-litteraires/historique>, consulté le 06/09/2014.
[3] Marcel Mauss. « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de « Moi”», Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, vol. 68 (1938). p. 263-281.
[4] 1862 – 1942. Voir en annexe pour une courte biographie de l’académicien.
[5] Nicolas Wanlin. « Qu’est-ce qu’un écrivain scientifique ? ». Panthéons littéraires et savants XIXème-XXème siècles. Presses de l’Université d’Artois. 2012. p.85-98.
[6] Voir par exemple le travail de Frédéric Brechenmacher sur le cas Galois : « Self-portraits with Évariste Galois (and the shadow of Camille Jordan) ». Revue d’histoire des mathématiques. t. 17, fasc. 2 (2011). p. 271-369
[7] Frédéric Brechenmacher. « Galois Got his Gun ». Prépublication (2011). URL : <http://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00630975>, consulté le 06/09/2014.
[8] Arnaud Saint-Martin. « Autorité et grandeur savantes aÌ€ travers les éloges funeÌ€bres de l’Académie des sciences aÌ€ la Belle Époque », GeneÌ€ses n° 87 (2012). p. 47-68.
[9]Édouard Estaunié. « Discours de réception à l’Académie Française » (1925). Disponible sur le site internet de l’Académie Française. URL : <http://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-edouard-estaunie>, consulté le 06/09/2014.
[10] Robert De Flers. « Réponse au discours d’Édouard Estaunié » (1925). Disponible sur le site internet de l’Académie Française. URL : <http://www.academie-francaise.fr/reponse-au-discours-de-reception-de-edouard-estaunie>, consulté le 06/09/2014.
[11] Louis Pasteur Vallery-Radot. « Discours de réception à l’Académie Française » (1925). Disponible sur le site internet de l’Académie Française. URL : <http://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-louis-pasteur-vallery-radot>, consulté le 06/09/2014.
[12] Robert De Flers. « Réponse au discours d’Édouard Estaunié » (1925). op. cit. Sauf mention du contraire, toutes les citations de cette section sont issues de ce discours.
[13] Édouard Estaunié. « Discours de réception à l’Académie Française » (1925), op. cit.
[14] Nicolas Wanlin. « Qu’est-ce qu’un écrivain scientifique ? », op. cit.
[15] Nous devons à Stéphane Zékian la sélection de textes que nous citons ci-après. Voir en particulier son article : « Siècle des lettres contre siècle des sciences : décisions mémorielles et choix épistémologiques au début du XIXème siècle ». Fabula-LhT, n° 8, « Le partage des disciplines », mai 2011. URL : <http://www.fabula.org/lht/8/zekian.html>, consultée le 06/09/2014.
[16] Pierre Chaussard. Discours sur les principes de l’éducation lycéenne, et les avantages de l’union des sciences et des lettres, prononcé à l’inauguration du lycée d’Orléans, le 16 vendémiaire an XIII. Orléans, Jacob l’aîné, 1804.
[17] Silvestre-François Lacroix. Essais sur l’enseignement en général et sur celui des mathématiques en particulier (1805). Paris, Bachelier, 1838, 4ème ed.
[18] Édouard Estaunié. « Préface ». Histoire de l’École Polytechnique Gauthier-Villard et Cie, 1932.
[19] Édouard Estaunié. « Discours de réception à l’Académie Française » (1925), op. cit. Toutes les citations des deux paragraphes qui suivent sont issues de ce discours.
[20] Voir l’article déjà cité de Frédéric Brechenmacher, « Galois Got his Gun » (2011), op. cit.
[21] Édouard Estaunié. « Préface », op. cit. Toutes les citations de ce paragraphe sont issues de ce discours.
[22] Robert De Flers. « Réponse au discours d’Édouard Estaunié » (1925), op. cit.
[23] Édouard Estaunié. « Discours de réception à l’Académie Française » (1925), op. cit. Sauf mention du contraire, toutes les citations suivantes dans cette sous-section sont issues de ce discours.
[24] Robert De Flers. « Réponse au discours d’Édouard Estaunié » (1925), op. cit.
[25] Robert De Flers. « Réponse au discours d’Édouard Estaunié » (1925), op. cit.
[26] Sandrine Schiano-Bennis. « Entre science et littérature. Au panthéon d’Anatole France ou la profession de foi du relativisme ». Panthéons littéraires et savants XIXème-XXème siècles. Presses de l’Université d’Artois. 2012. p. 171-186.
[27] Louis Pasteur Vallery-Radot. « Discours de réception à l’Académie Française » (1925), op. cit. Sauf mention du contraire, toutes les citations de cette section sont issues de ce discours.
[28] Robert De Flers. « Réponse au discours d’Édouard Estaunié » (1925), op. cit.
[29] Tirée de la page dédiée à Édouard Estaunié sur le site de l’Académie Française, URL: <http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/edouard-estaunie>, consultée le 06/09/2014.
 

 




Mourir en tant que vivant : cultures scientifique et humaniste du mourir dans La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq

Il est coutumier de considérer la mort comme un thème privilégié de la littérature universelle. Thierry Hentsch, auteur d’un essai intitulé Raconter et mourir. L’occident et ses grands récits, estime ainsi que les narrations fondatrices de notre culture ont eu dès l’origine pour vocation d’en questionner l’expérience. L’Odyssée d’Homère, Œdipe Roi de Sophocle, mais aussi Don Quichotte de Cervantès : « chacun [de ces textes] interroge à sa façon l’humain dans ce qu’il a de plus fondamental : dans son rapport avec la réalité et à la mort » (11). Parce qu’elle serait « la grande affaire de l’homme » (9), la mort serait aussi inévitablement celle de la littérature, qui de façon toujours reconduite au fil des siècles viendrait s’obstiner à représenter cet irreprésentable.
 
Concernant plus particulièrement le récit romanesque sur lequel nous entendons nous focaliser ici, théorie de la fiction et théorie du roman fournissent deux explications majeures à cette affinité élective aujourd’hui admise comme un lieu commun. Tout d’abord, la fiction trouverait dans le moment de la mort un lieu d’exercice de sa puissance singulière. Dorrit Cohn écrit ainsi :
 
aucun moment de la vie, si l’on peut dire, ne souligne de façon plus dramatique que la mort et l’agonie la différence de nature entre biographie et fiction […]. Car la fiction est capable de raconter une expérience qui ne peut être évoquée sous aucune forme par le discours « naturel ». C’est peut-être pourquoi les romanciers – les grands réalistes tout comme les grands antiréalistes – nous offrent perpétuellement la mimesis d’une conscience qui se meurt. (28)
 
Il y aurait là une expertise proprement littéraire, la narration fictionnelle permettant seule de dire la mort vécue, tant il est vrai que son avènement dans l’ordre de la réalité annihile par essence la possibilité d’en restituer l’expérience dans un discours. L’on comprend dès lors pourquoi la fiction use abondamment d’un privilège d’autant plus précieux qu’il s’avère exclusif[1]. Par ailleurs, il est souvent considéré que le récit de mort répond à une nécessité structurelle du roman. Ainsi Walter Benjamin explique-t-il dans « Un conteur » comment le surgissement de la mort, venant clôturer l’existence d’un personnage, permet aussi d’en fixer le sens et au-delà, celui de l’œuvre toute entière. Si « le sens de la vie » est bien « ce qui est au centre de tout vrai roman », et que « le lecteur de roman cherche précisément des personnages en qui il puisse déchiffrer [ce] sens de la vie », « il faut donc que, d’une manière ou d’une autre, il soit d’emblée assuré de vivre avec eux l’expérience de leur mort » (139). La mort romanesque apparaît alors toujours comme le lieu d’une révélation rétrospective hautement signifiante. Robert Detweiler en fait le climax naturel de l’œuvre, « both in providing the instance of greatest emotional intensity and in constituting the decisive event » (282). Événement décisif dans la mesure où il décide du sens d’une vie ; mais aussi et dans un même mouvement expérience limite dispensatrice d’un savoir sur la vie : « it ought to be the event from wich one derives the most valuable knowledge about existence and oneself » (269-270). La mort s’écrira donc au sein du roman en fonction du savoir particulier sur l’existence que l’écrivain entend par son intermédiaire dispenser à ses lecteurs.
 
Or cette perspective se retrouve aujourd’hui d’une certaine manière concurrencée par un modèle de compréhension du vivre et du mourir lié au développement des sciences du vivant, et susceptible d’informer radicalement la poétique romanesque de la mort. Le roman d’anticipation de Michel Houellebecq intitulé La Possibilité d’une île en témoigne. Dans ce récit en effet l’adoption d’un point de vue scientifique sur la vie conduit, au rebours des propositions qu’invitaient à établir notre survol théorique initial, à un désinvestissement manifeste de la mort par la narration romanesque. Non pas que celle-ci soit absente de l’intrigue (car on meurt beaucoup dans les pages de ce roman) mais parce que le traitement poétique dont elle fait l’objet travaille positivement à sa dédramatisation. L’objectif de cet article est de montrer qu’un tel changement signe en réalité le passage d’une culture humaniste à une culture scientifique du vivre et du mourir. En effet, dans le prolongement de ce que Jean-Marie Schaeffer a appelé « la fin de l’exception humaine » et contre la pensée heideggerienne, c’est toujours en tant que vivants que les personnages houellebecquiens disparaissent : la mort ne met plus fin tant à l’existence d’une personne ou un Dasein qu’à une vie organique, considérée comme pur étant biologique.
 
I. Projection : les anciens, les modernes…et les futurs.
 
On en vint à la mort. Après avoir milité toute sa vie pour une libération sexuelle qu’il n’avait pas connue, Robert le Belge militait maintenant pour l’euthanasie – qu’il avait, par contre, toutes chances de connaître. « Et l’âme ? et l’âme ? » haletait Harry. Leur petit show, en somme, était bien rodé ; Truman s’endormit à peu près en même temps que moi. (La Possibilité d’une île, 96-97)
 
Dans ce bref extrait qui prend place au sein de la section D1, 8 du roman, la mort apparaît comme un sujet de conversation avant que de constituer une péripétie de l’intrigue. Nous sommes à la fin d’un dîner entre voisins, et le thème survient dans la discussion comme un cliché attendu. Or dans cette conversation, résumée de manière lapidaire par le narrateur, se devinent pourtant déjà les paramètres essentiels selon lesquels la question de la mort sera posée au sein du roman, dans une confrontation entre son appréhension ancienne et son appréhension contemporaine, ici prises en charge de façon caricaturale par Robert et Harry. La mention de l’euthanasie par le premier, et l’incise du narrateur faisant l’hypothèse de son imminente reconnaissance juridique, engagent une vision à la fois médicale et technique de la mort, tout en situant l’auteur dans son rôle maintes fois commenté par la critique d’observateur des transformations sociales de notre monde contemporain[2]. L’animisme daté du personnage de Harry véhicule au contraire une toute autre appréhension, métaphysique, de la mort qui renâcle devant la naturalisation scientifique de la vie humaine. Dans ce face-à-face se mesure la distance historique séparant deux conceptions du vivre et du mourir dont le lecteur retrouvera des avatars tout au long de l’œuvre. Or cette nouvelle querelle des anciens et des modernes est considérée par le narrateur comme une simple comédie éculée, seulement à même de susciter le désintérêt le plus profond. C’est ainsi que Daniel, plus proche dans ce passage du chien Truman que de ses congénères humains, s’endort, préfigurant par là le désinvestissement narratif dont la mort fera l’objet au long de l’œuvre ; désengagement qui ne fait lui-même qu’amorcer le mouvement historique vers l’indifférence la plus totale, porté par les générations futures avec lesquelles l’humanisme s’achève et la mort comme telle disparaît.
 
II. Mourir en tant que vivant : Que meurt ?
Dès lors que « la mort » n’est plus sujet de conversation mais péripétie romanesque, elle perd son abstraction pour s’incarner nécessairement dans la mort « de quelqu’un ». Toutefois, et alors même que Daniel1 sera conduit à relater le décès de ses plus proches, l’événement n’est jamais tant rapporté à un « qui » qu’à un « quoi », à un « qu’est-ce-que ». Dans La Possibilité d’une île, la mort survient à des êtres vivants plutôt qu’à des personnes : à des corps, à des exemplaires de l’espèce, à l’animal humain.
 
Pour moi, les choses étaient exactement ce qu’elles paraissaient être : l’homme était une espèce animale, apparu parmi d’autres espèces animales par un processus d’évolution tortueux et pénible ; il était composé de matière configurée en organes, et après sa mort ces organes se décomposaient, se transformaient en molécules plus simples ; il ne subsistait plus aucune trace d’activité cérébrale, de pensée, ni évidemment quoi que ce soit qui puisse être assimilé à un esprit ou une âme. (252)
 
La conscience de la mort s’ancre ici dans une rhétorique moléculaire, organiciste et évolutionniste qui réduit son pouvoir d’éclairer la signification de la vie à cette même vérité physico-chimique de l’existence. L’existence des hommes étant appréhendée à travers ce prisme purement scientifique, la mort est réduite à un événement biologique occultant toute perspective humaniste ou existentiale.
 
2.1. « Un arrangement temporaire de molécules ».
La mort semble ainsi opérer une double disparition de l’individu, n’effaçant jamais du monde qu’un corps matériel qui, lorsque le trépas survient, s’est déjà substitué à la personne : « Pour l’homme d’aujourd’hui, la mort est avant tout du corps. […] Mais l’homme avec sa conscience, ses aspirations, ses fantasmes a totalement disparu. » (Thomas, 40-41). De fait, la narration houellebecquienne envisage toujours le moment de la mort comme un événement physique. Ainsi le suicide d’Isabelle, bien qu’il fasse l’objet d’une tentative d’incursion dans la conscience mourante qui est unique à l’échelle de l’œuvre, se contente-t-il de restituer à titre hypothétique un simple état physico-chimique donné : « la nuit du 24 décembre, elle s’était injectée une dose massive de morphine. Non seulement elle était morte sans souffrance, mais elle était probablement morte dans la joie ; ou, du moins, dans cet état de détente euphorique qui caractérise le produit » (368). Le commentaire est médical, et l’évocation de « la joie », se focalisant sur un affect pourtant riche de connotations métaphysiques, se voit immédiatement corrigée par l’épanorthose réinscrivant le discours dans un cadre mécaniciste (via l’image de la « détente ») et matérialiste.
 
De façon plus explicite encore, l’assassinat de l’italienne, auquel le narrateur assiste directement, fait l’objet d’un traitement narratif expéditif qui se réduit à une pure description clinique : « en quelques secondes, elle se raidit, sa peau devient cyanosée, puis sa respiration s’arrêta net. » (283) Immédiatement, le sujet personnel synthétique (« elle ») cède la place à une focalisation somatique : « sa peau », « sa respiration » délimitent dès lors le territoire physique exclusif au sein duquel la mort advient.
 
En outre, le réductionniste physique ne se contente pas ici d’informer la description du mourir : sur le plan diégétique, c’est lui-même qui cause la mort du personnage. En effet, c’est le neurobiologiste Miskiewicz, surnommé Savant par le narrateur, qui prend l’initiative du meurtre de la jeune fille, considérée comme un témoin gênant dans les projets de la secte élohimite. Or, bien éloigné de la figure traditionnelle du savant fou, le personnage justifie sa décision par une rationalisation scientifique hyperbolique :
 
Dis-toi que c’est juste une mortelle, une mortelle comme nous le sommes tous jusqu’à présent : un arrangement temporaire de molécules. Disons qu’en l’occurrence nous avons affaire à un joli arrangement ; mais elle n’a pas plus de consistance qu’un motif formé par le givre, qu’un simple redoux suffit à anéantir ; et, malheureusement pour elle, sa disparition est devenue nécessaire pour que l’humanité puisse poursuivre son chemin. (282)
 
La mort de la jeune fille, réduite aux molécules qui la composent d’une part, et considérée comme quantité négligeable au regard du destin de l’espèce d’autre part, ne parvient pas à s’imposer comme un événement. Appréhendée de la sorte, la mort devient anecdotique : une simple « occurrence » vidée de sa substance dramatique.
 
2.2. « Des êtres humains de ce genre ».
C’est parce que Daniel 1 considère son fils lui-même comme un simple exemplaire de l’espèce que son suicide est encore évoqué sans le moindre pathos : « Le jour du suicide de mon fils, je me suis fait des œufs à la tomate. […] Sa disparition était loin d’être une catastrophe ; des êtres humains de ce genre, on peut s’en passer. » (28-29) Là encore, le refus de faire de la mort un moment critique est explicite. Contre Benjamin, que nous citions au début de cet article, mais comme souvent avec Schopenhauer, Houellebecq fait de la mort un moyen non pas de souligner l’individualité d’une existence, par clôture et unification, mais au contraire de révéler le caractère illusoire de cette même individualité, simple ruse dont de sert la « vie » en général pour faire travailler les vivants à sa continuation : « Au regard de cette volonté [de la vie en général comme vouloir-vivre], l’individu n’est qu’une de ses manifestations, un exemplaire, un échantillon ; quand un individu meurt, la nature dans son ensemble n’en est pas plus malade ; la volonté non plus. Ce n’est pas lui, en somme, c’est l’espèce qui intéresse la nature » (Le Monde comme volonté et comme représentation, 351). Ce n’est donc jamais qu’en tant que spécimen que nous mourrons, et cette vérité empêche d’accorder le privilège au décès de l’un ou de l’autre[3]. C’est aussi pourquoi Daniel1 ne consacre au sein de son récit de vie que quelques lignes à la mort d’Isabelle : « Je passai rapidement sur mon dernier séjour à Paris, sur la mort d’Isabelle : tout cela me semblait déjà inscrit dans les pages précédentes, c’était de l’ordre de la conséquence, du sort commun de l’humanité. » (D1, 27) Si l’acte de raconter la mort est à ce point désinvesti au sein de la diégèse, c’est que le narrateur considère Isabelle moins comme un membre de sa famille que comme un membre de l’espèce humaine. Et dans ce contexte, la mort, aussi anticipée et peu « naturelle » qu’elle soit, ne fait que confirmer une condition commune. À cette échelle supra-individuelle, il ne peut jamais y avoir de révélation mais seulement une simple reconnaissance : « C’est le jour de Noël, en milieu de matinée, que j’appris le suicide d’Isabelle. Je n’en fus pas réellement surpris : en l’espace de quelques minutes, je sentis que s’installait en moi une espèce de vide ; mais il s’agissait d’un vide prévisible, attendu. » (368) Surprise et pathos sont évacués ensemble, la mort ne fournit plus de sens supplémentaire[4]. Comme l’écrivait déjà Houellebecq dans Le sens du combat : « Tous les êtres humains se ressemblent. À quoi bon égrener de nouvelles anecdotes ? Caractère inutile du roman. Il n’y a plus de morts édifiantes. » (Poésie, 54).
 
2.3. « Singe numéro 1 n’était plus ».
Une mort, toutefois, sera assez longuement commentée par le narrateur de La Possibilité d’une île. Il s’agit de celle du prophète, retrouvé égorgé sur son lit. Comme presque toujours dans le roman, la mort est évoquée en différé, une fois déjà survenue. Or s’il est singulier qu’elle donne lieu à des développements conséquents, ceux-ci prennent dans cet épisode la forme exclusive du commentaire éthologique :
 
Je pris alors conscience pour la première fois que malgré le parti-pris hédoniste et libertin affiché par la secte aucun des proches compagnons du prophète n’avait de vie sexuelle […]. En somme, le prophète s’était comporté au sein de sa propre secte comme un mâle dominant absolu, et il avait réussi à briser toute virilité chez ses compagnons. (273)
 
Dans l’ordre de la narration, la mort permet de mettre en place a comparaison animale, qui prendra rapidement valeur de nomination, évinçant de la langue toute référence anthropomorphe. Ainsi l’oraison funèbre du récent disparu sera-t-elle : « Singe numéro 1 n’était plus » (274). La perspective zoologique qui se substitue au discours humaniste attendu s’étend ensuite à l’ensemble des personnages présents et informe radicalement ce qui aurait pu être un récit de deuil : « [Gérard] jetait des regards effarés sur Flic et Savant, respectivement Singe numéro 2 et Singe numéro 3, qui continuaient à marcher de long en large dans la pièce, commençant à se mesurer du regard. Lorsque le mâle dominant est mis hors d’état d’exercer son pouvoir, la sécrétion de testostérone reprend, chez la plupart des singes » (274). Et encore : « J’étais conscient que ni moi ni Vincent n’avions, dans l’immédiat, de rôle à jouer. Nous étions dans l’histoire des singes secondaires, des singes honorifiques » (275).
 
L’événement de la mort rend le disparu et les survivants à leur statut d’animal, et replace l’homme dans le voisinage évolutif du singe. Cette animalisation est toutefois moins le fruit de la mort elle-même qu’un déjà-là qu’elle vient seulement révéler : la nouveauté, à chaque fois, est située sur le seul plan de la « conscience » du narrateur. En réalité, il semble plus juste d’affirmer que c’est parce que la vision anthropologique qui préside à La Possibilité d’une île considère l’homme comme appartenant à un règne animal et, au-delà, au vivant dont il partage la matière (ADN) et l’histoire (évolution darwinienne) que le dire romanesque de sa mort se transforme.
 
III. Disparaître sans laisser de traces (sauf une).
« Seul l’homme meurt [sterben], écrit Heidegger, l’animal périt [verenden]. » (Essais et conférences, 212). Pour le philosophe en effet, le mourir [sterben] est un privilège du Dasein, être-pour-la mort conscient de sa finitude, et en cela distingué des autres vivants qui se contentent d’arrêter de vivre. La mort du Dasein est une caractérisation ontologique, la fin du vivant constitue un simple départ, une disparition. Dans cette perspective, il serait finalement impossible de mourir en tant que (simple) vivant : ce qui permet d’éclairer d’un nouveau jour « l’immortalité » à laquelle accèdent les néo-humains de La Possibilité d’une île.
 
3.1. Sans cadavre, cérémonie, ni souvenir.
Au paragraphe 47 de Être et Temps, Heidegger considère d’abord comme témoignage de cette unicité du mourir humain les rites de sépulture et de deuil ayant cours dans le seul monde des Hommes: « Le « disparu » qui, à la différence du défunt, a été arraché aux « survivants » est objet de « préoccupation » sous la forme des obsèques, de l’inhumation et du culte funéraire. » (Être et Temps, 292). Or si d’un point de vue scientifique, l’éthologie a aujourd’hui établi que de nombreux animaux non-humains se livrent eux aussi à des cérémonies mortuaires[5] ; le rapprochement s’opère à rebours dans La Possibilité d’une île où c’est plutôt l’absence de rites et de « préoccupation » qui est étendue au genre humain.
Des corps de la jeune italienne et de son compagnon, par exemple, on se débarrasse prestement. Précipités du haut d’une falaise, leurs restes sont « pratiquement réduits à l’état de plaques sanglantes étalées sur le rocher » (284), de sorte qu’il n’est même plus possible d’y reconnaître des dépouilles humaines. Dans ce devenir, le corps est littéralement « dés-anthropomorphisé », rendu à sa matière pure, sans la forme qui l’identifie à son genre. Le cadavre du prophète est quant à lui placé à l’ouverture d’un cratère volcanique : « la lave en fusion le recouvrit aussitôt, il aurait fallu faire venir un équipement spécial de Madrid pour le désincarcérer » (284). Point de sépulture donc, ni même de restes, la disparition du mort venant toujours redoubler et parachever la disparition du vivant. Car invoquer ici la seule logique de l’intrigue, dans laquelle les circonstances de la mort de ces trois personnages doivent être tenues secrètes, ne peut suffire à expliquer tel traitement tant il est récurrent au sein de l’œuvre. Ainsi par exemple, le récit rapporté de la mort de la mère de Robert Le Belge :
 
Cela avait été très inattendu, très brutal : une infection nosocomiale contractée dans un hôpital de Liège où elle était rentrée pour une opération en principe banale de la hanche ; elle avait succombé en quelques heures. Lui-même était en déplacement professionnel en Corée et n’avait pas pu la voir sur son lit de mort, à son retour elle était déjà congelée – elle avait fait don de son corps à la science. (193)
 
Le cadavre, confisqué par la « science », ne saurait donner lieu ici à une quelconque cérémonie sociale ou familiale, empêchant ainsi l’événement de la mort de se déployer en tant que drame intime mais aussi d’accéder au statut d’événement collectif et culturel. Les aux corps défunts eux-mêmes sont éliminés, selon un modèle qui, si l’on en croit Jean-Claude Ameisen, n’est autre une fois encore que celui du monde vivant. Le biologiste rappelle en effet dans La Sculpture du vivant la naturalité dont est marquée l’élimination du cadavre :
 
Dans les forêts et les prairies, au fond des rivières et des lacs, nous ne découvrons que très rarement un corps sans vie, un cadavre. […] un grand nombre de mammifères, petits et grands, d’oiseaux, des multitudes d’insectes meurent chaque jour, et nous n’en trouvons aucune trace. Il y a une raison essentielle à cette absence de cadavres : le monde vivant élimine les morts. (62)
 
Isabelle aussi a « déjà été incinérée » lorsque le narrateur se rend dans « la salle du silence » du cimetière de Biarritz (369). Et de l’urne, des cendres qu’elle contient et qui ne seront plus jamais évoquées dans l’œuvre, le lecteur perd instantanément la piste. En outre, rien n’est plus étranger à ce roman que la figure du spectre : une fois le mort mort, son souvenir n’est plus jamais convoqué. Evacué du monde, il l’est aussi du texte, n’y laissant à proprement parler nulle trace. Aussitôt assassinée, la jeune italienne est ainsi oubliée par Daniel1 et Vincent : « Il avait manifestement oublié l’italienne, dont la disparition semblait sur le moment lui poser des problèmes de conscience si douloureux ; et j’avoue que, moi aussi, je l’avais un peu oubliée. » (290)
 
3.2. La fin de la mort.
Cet escamotage de la mort rappelle nécessairement les travaux de l’historien Philippe Ariès qui, dans L’homme devant la mort, considère la dissimulation ou l’éloignement dont la mort fait l’objet dans l’occident du XXe siècle comme une volonté d’expulser ce qui s’apparente désormais à une saleté honteuse de par le rapport étroit qu’elle entretient avec la corporéité. La mort, écrit Ariès, « devient inconvenante, comme les actes biologiques de l’homme, les sécrétions de son corps. Il est indécent de la rendre publique » (563). S’appuyant sur un article de Geoffrey Gorer publié en 1955 et intitulé « The Pornography of death », l’historien remarque que la mort est considérée comme un tabou au même titre que le sexe à l’époque victorienne : son pouvoir de scandale tiendrait ainsi à son sulfureux caractère physique.
Or dans le roman, il est manifeste que la mort a perdu ce pouvoir subversif. Son escamotage ne répond pas à la volonté de faire taire son scandale mais il signe au contraire la rationalisation dont elle fait l’objet. Ce n’est plus, comme dans la tragédie classique, la bienséance qui exige que la mort survienne hors scène, mais la science qui la vide de son obscénité en la ramenant à son statut de phénomène physico-chimique naturel. Pour Danièle Hervieu-Léger, il s’agit là d’une caractéristique essentielle du « mourir en modernité », désormais informé par une « naturalisation croissante », de sorte que « la mort se définit avant tout comme un événement d’un processus biologique qui ne sanctionne rien et n’ouvre sur rien » (97).
 
À ce titre, l’avenir néo-humain imaginé par Houellebecq constitue la forme objectivée et exacerbée de la minoration de la mort déjà à l’œuvre du temps de Daniel 1 : si dans la temporalité première du récit, l’adoption d’une anthropologie biologique assourdit la mort jusqu’à la taire parfois complètement[6], dans la seconde, c’est une praxis scientifique qui parachève sa disparition et entérine la désuétude métaphysique du trépas.
 
Dans cette anticipation de deux mille ans, vers une époque qui a vu le clonage par reconstitution des individus à partir d’un échantillon de leur ADN se systématiser, la mort apparaît comme un concept trop positivement marqué pour rendre compte de l’expérience néo-humaine de la fin. « J’approche, moi aussi, de la fin de mon parcours » (15), annonce Daniel24 dès les premières pages du livre. De la fin, et non de la mort : « Notre vie au moment de sa disparition « a le caractère d’une bougie qu’on souffle ». Nous pouvons dire aussi, pour reprendre les paroles de la Sœur suprême, que nos générations se succèdent « comme les pages d’un livre qu’on feuillette » » (164), rappelle-t-il encore, sentant ses derniers moments arriver. Seule mort, ou plutôt fin, donnée à voir au lecteur depuis l’intérieur de la conscience agonisante, son récit est profondément marqué par les motifs de la disparition et de l’effacement : « Des souvenirs peu marqués apparaissent brièvement, puis s’effacent. […] Les projections mentales, elles aussi, disparaissent. Il reste quelques minutes, probablement. Je ne ressens rien d’autre qu’une très légère tristesse. » (164-165)
 
Daniel 24, Marie 22 ou encore Esther 31, menant des vies restreintes à leur étant biologique, réduits à un état végétatif si ce n’est végétal[7], sont ainsi devenus immortels parce qu’ils ne sont pas susceptibles d’expérimenter la mort « en tant que telle », au sens heideggerien du terme. Pour le philosophe en effet, si le Dasein est impérissable (il ne périt pas), il est par contre mortel (lui seul accède véritablement au mourir). L’inversion à l’œuvre dans La Possibilité d’une île, où tous périssent mais aucun ne meurt, renvoie donc in fine l’immortalité néo-humaine du côté de la zoe, vie biologique de tous les vivants, en deçà de toute prédication humaine. La « frontière anthropologique » par laquelle Heidegger, selon Derrida, séparait résolument « la nature et la culture » (84), se trouve ainsi franchie ; et la perspective naturaliste poussée à des extrêmes qui conduisent à la fois à la fin de l’humanisme et à la disparition de la mort romanesque.
 
3.3. La dernière trace de l’écriture.
La Possibilité d’une île se donne à lire comme un texte qui, non seulement raconte les dernières heures de la mort en tant que telle, mais qui témoigne aussi de l’imminente désuétude qui guette une poétique faisant de la mort l’événement dramatique par excellence.
 
Pourtant, le roman de Michel Houellebecq ne s’en tient pas là qui met aussi en scène une forme de résistance à cette disparition. Car si nous avons montré plus haut comment les traces des défunts elles-mêmes étaient éliminées de la diégèse, il reste néanmoins la trace qui génère la totalité du texte du roman : le récit de vie de Daniel 1. En effet, l’œuvre se présente comme une alternance d’extraits issus d’une part du récit de vie lui-même, d’autre part des commentaires auxquels il donne lieu chez les néo-humains. Or ce récit, qui constitue bel et bien une trace laissée par Daniel 1 après son décès, maintient le protagoniste dans un mourir proprement humain. Autour du texte par lequel la mémoire du mort demeure et que ses descendants lisent et commentent inlassablement, se refonde un rituel sans transcendance qui empêche le modèle de la pure et simple disparition de triompher dans son intégralité. C’est donc à la littérature dans son ensemble qu’incombe la tâche d’assurer une forme de survivance du modèle humaniste de la mort. Aussi le récit de vie de Daniel 1 ainsi que le poème d’adieu qu’il écrit à Esther[8] avant son suicide sont-ils au sein de la diégèse rendus responsables de la défection de Marie 23 et de Daniel 25 qui, habités tous deux par une nostalgie du vivre et du mourir humains, rompent à la fin du roman leurs lignées respectives pour renouer avec la mortalité.
 
« La mort, qui est la chose la plus matérielle, la plus physique, la plus biologique, est en même temps la chose la plus spirituelle, la plus métaphysique, la plus mythologique », écrivait Edgar Morin en 1999 (67). Dualité de la réalité de la mort, qui se résoudrait assez facilement dans un partage des discours et des disciplines tel qu’il reviendrait à la science d’en évoquer le premier aspect ; aux mythes, à la philosophie ou encore à la littérature d’en traiter le second. Or d’un point de vue historique, il est indéniable que nous nous trouvons aujourd’hui à une époque qui voit le regard scientifique sur l’homme et sur le monde s’étendre et triompher[9]. Michel Houellebecq, en embrassant – et en anticipant – dans La Possibilité d’une île un point de vue naturaliste sur le vivre et le mourir, remplit à ce titre le rôle de « témoin privilégié d’une mentalité devant la mort » (6), que Gilles Ernst assignait à l’écrivain.
 
Éprouvant la solubilité d’un modèle scientifique réductionniste de la mort dans le discours littéraire, le roman de Houellebecq interroge à travers sa poétique la possible disparition de la culture humaniste, qui a longtemps soutenu le dire romanesque du mourir. L’intrigue du texte, finalement, rejoint la pensée heideggerienne en affirmant que quiconque est immortel n’est plus humain, tant le propre de l’Homme est justement de ne jamais mourir en tant que simple vivant, tant la mort est encore pour lui – mais peut-être pas pour toujours– davantage qu’un pur événement biologique, davantage qu’une simple fin.
 
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIV
 
Bibliographie
 
J.-C. Ameisen, La Sculpture du vivant, Paris, Seuil, 2003.
 
P. Ariès, L’Homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977.
 
W. Benjamin, « Un conteur », Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, 2000.
 
D. Cohn, « Vies fictionnelles, vies historiques : limites et cas limites », Littérature, Paris, Larousse, 1997, vol.105, p.24-48.
 
J. Derrida, Apories, Paris, Galilée, 1996.
 
R. Detweiler, « The moment of death in modern fiction », Contemporary literature, Madison, Wis., University of Winsconsin Press, 1972, n°13.3, p.269-294.
 
G. Ernst, La Mort dans le texte, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1988.
 
E. de Fontenay, Sans offenser le genre humain, Paris, Albin Michel, 2008.
 
M. Heidegger, Être et Temps, Paris, Gallimard, 1986.
 
M. Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1980.
 
T. Hentsch, Raconter et mourir. L’occident et ses grands récits, Rosny-sous-Bois, Éd. Bréal, 2002.
 
D. Hervieu-Léger, « Mourir en modernité », in J.-C. Ameisen, D. Hervieu-Léger, E. Hirsch (dir.), Qu’est-ce-que mourir ?, Paris, Éd. Le Pommier, 2003, p.87-105.
 
M. Houellebecq, « Lettre à Lakis Proguidis », Interventions 2, Paris, Flammarion, 2009.
 
M. Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, J’ai lu, Flammarion, 1998.
 
M. Houellebecq, Poésie, Paris, J’ai lu, Flammarion, 2000.
 
M. Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005.
 
É. Morin, « L’homme et la mort, l’homme et sa fin, les hommes et leurs fins, réflexions de l’anthropologue », Études sur la mort, 1999, n°117, p.67-80.
 
J.-M. Schaeffer, La fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, 2007.
 
A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1966.
 
L.-V. Thomas, « La mort escamotée », Thanatologie, Paris, Société de thanatologie, 1995, n°101, p.27-48.
 


[1] Dorrit Cohn convoque le souvenir des grandes scènes de mort focalisée présentes dans les œuvres de Tolstoï, Flaubert, Mann, Fuentes ou encore Broch, liste d’exemples canoniques illustrant l’universalité de ce topos et que chaque lecteur sera en mesure de prolonger à l’envi selon sa propre culture romanesque.
[2] Voir en particulier à ce propos : Eric Fassin, « Houellebecq « sociologue » », Critique, juin-juillet 2000, p.604-616 ; Rita Schoeber, « Renouveau du réalisme ? ou de Zola à Houellebecq », Les représentations du réel dans le roman, Mélanges offerts à Colette Becker, 2002 ; ou encore Pierre Varrod, « De la lutte des classes au marché du sexe. A propos de Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq », Le Débat, n°102 (1998), p. 182-190.
[3] L’influence du roman de Brave New World, roman dans lequel Aldous Huxley imagine une société holiste qui considère chaque individu comme une simple cellule du corps social et de ce fait ignore le drame de la perte de l’un d’entre eux, est ici également patente. Rappelons que dans Les Particules élémentaires, Houellebecq consacre un chapitre entier à cette dystopie, dont le personnage de Bruno soutient qu’elle constitue en réalité un idéal tout à fait positif de nos sociétés contemporaines : « Brave New World est pour nous un paradis, c’est en fait exactement le monde que nous essayons, jusqu’à présent sans succès, d’atteindre. (…) Aldous Huxley est sans nul doute un très mauvais écrivain, ses phrases sont lourdes et dénuées de grâce, ses personnages insipides et mécaniques. Mais il a eu cette intuition –fondamentale- que l’évolution des sociétés humaines était depuis plusieurs siècles, et serait de plus en plus, exclusivement pilotée par l’évolution scientifique et technologique. (…) Et, le premier parmi les écrivains, y compris parmi les écrivains de science-fiction, il a compris qu’après la physique c’était maintenant la biologie qui allait jouer un rôle moteur. » (157-158).
[4] Le récit de Daniel1, comme souvent, préfigure ici une évolution que l’avenir néo-humain parachèvera. Ainsi du temps de Daniel 24, l’idée « que les derniers instants de la vie pouvaient s’accompagner d’une sorte de révélation » n’est-elle plus considérée que comme une « croyance » archaïque et à présent périmée (91).
[5] Il s’agit en effet de l’un de ces « propres de l’homme » autrefois affirmés par la philosophie et dont Elisabeth de Fontenay montre dans Sans offenser le genre humain qu’ils ont été réfutés par l’avancée des connaissances concernant le monde animal : « il fut question de station verticale, de feu, d’écriture, d’agriculture, de mathématiques, de philosophie bien sûr, de liberté, donc de moralité, de perfectibilité, d’aptitude à imiter, d’anticipation de la mort, d’accouplement de face, de lutte pour la reconnaissance, de travail, de névrose, d’aptitude à mentir, de débat social, de partage de nourriture, d’art, de rire, d’inhumation… Les travaux de la génétique, ceux de la paléoanthropologie, de la primatologie et de la zoologie auront pulvérisé la plupart de ces îlots de certitude, et ridiculisé cette émulation fanfaronne, ces preuves d’une compétence à nulle autre pareille. » (48)
[6] Le lecteur n’assistera ainsi ni à la mort de Daniel1 ni à ses derniers moments, le texte dont il est le narrateur s’arrêtant simplement à la fin de la seconde partie de l’ouvrage. Le récit sommaire qu’Esther31 livre ensuite à Daniel25 sur la fin de sa vie et son suicide demeure peu éclairant, donnant l’impression que le personnage s’absente plus qu’il ne meure, à l’image du narrateur d’Extension du domaine de la lutte ou encore de Michel s’évanouissant en Irlande à la fin des Particules élémentaires.
[7] Ainsi le narrateur néo-humain au début du roman décrit-il l’état de stase qui caractérise son existence et celle de ses semblables: « Nos nuits ne vibrent plus de terreur ni d’extase ; nous vivons cependant, nous traversons la vie, sans joie et sans mystère, le temps nous paraît bref. » (11) Rappelons également que les néo-humains font l’objet d’une réfection de leur système de nutrition qui les dote de capacités de photosynthèse similaires à celle des végétaux.
[8] Le poème, qui clôt la deuxième partie du roman, lui donne aussi son titre. Nous en citons ici la dernière strophe : « Et l’amour où tout est facile, / Où tout est donné dans l’instant ; / Il existe au milieu du temps / La possibilité d’une île. » (424).
[9] C’est du moins la conviction de Michel Houellebecq qui écrit par exemple dans une lettre à Lakis Proguidis : « Le XXe siècle restera comme l’âge du triomphe dans l’esprit du grand public d’une explication scientifique du monde (…). C’est ainsi par exemple que l’explication des comportements humains par une liste brève de paramètres numériques (pour l’essentiel, des concentrations d’hormones et de neuromédiateurs) gagne chaque jour du terrain. En ces matières, le romancier fait de toute évidence partie du grand public. » (Interventions 2, 152)
 

 




Monstre et gender : de Geoffroy Saint-Hilaire à la tératologie fictive

Cet article porte sur deux courts romans, Le Cas de M. Guérin d’Edmond About, publié en 1862, et Le Surmâle d’Alfred Jarry en 1902. Ces fictions, bien différentes, mettent l’une et l’autre en scène une anomalie sexuelle. Un médecin y joue un rôle central. Médiateur, scientifique objectif, en retrait dans son rôle, il se trouve aussi au plus intime de la sphère privée et interfère dans celle-ci. Son ambivalence est notoire : dans chaque cas sa subjectivité entre en jeu.
 
Si les « études de genre » (gender, pour reprendre le traditionnel terme anglais) s’intéressent aux constructions sociales qui conditionnent les rapports entre les sexes et non aux paramètres biologiques, dans ces deux romans l’un ne va pas sans l’autre. Les particularités biologiques exceptionnelles ont des effets dans la narration sur les rapports sociaux, sexuels et ne peuvent échapper aux effets physiologiques. Et elles permettent d’interroger la monstruosité.
 
Comment définir un monstre ? Question complexe, puisqu’il n’existe qu’à travers le regard de l’autre. « Le monstrueux restera toujours en dialogue avec la norme, une affaire d’ordre et de désordre et, en ce sens, une affaire de société » écrit Didier Manuel (11). Rappelons aussi les propos de Michel Foucault : « La notion de monstre est essentiellement une notion juridique […] Non seulement violation des lois de la société, mais violation des lois de la nature. Il est, sur un double registre, infraction aux lois dans son existence même. Le champ d’apparition du monstre est donc un domaine qu’on peut dire  »juridico-biologique’’ » (51).
 
On associe le monstre à un décalage excessif, un dépassement inacceptable. Pour citer encore une fois Foucault, « le monstre apparaît comme un phénomène à la fois extrême et extrêmement rare », il « combine l’impossible et l’interdit » (51). Selon sa belle formule, « ce qui fait la force et la capacité d’inquiétude du monstre, c’est que, tout en violant la loi, il la laisse sans voix » (52). J’ajoute cependant que la peur du monstre tient souvent à la crainte que cette exception se généralise. Le discours sur la dégénérescence, au XIXe siècle, relève de cette peur, comme celle aujourd’hui concernant les possibilités permises par les avancées de la biologie moléculaire. Pensons à l’effroi soulevé par l’idée que le clonage d’êtres humains permette de produire une armée de plusieurs milliers d’Adolf Hitler. Pour Georges Canguilhem, « le monstrueux est l’un des possibles. Nous voudrions bien n’avoir à entendre ici que le monstrueux imaginaire, mais nous sommes conscient de son ambigüité » (181).
 
L’impact du monstre scientifique marque donc profondément l’imaginaire des romanciers. J’entends bien le « monstre scientifique » : j’élimine ainsi les conceptions métaphysiques ou morales aussi bien que chimères, bestiaires fabuleux, fantômes et autres revenants. Si les différences épistémologiques entre les dernières décennies et le XIXe siècle sont énormes, il existe des effets d’échos. Qu’on parle de « nouvel eugénisme » pour stigmatiser des possibilités ouvertes par la biotechnologie et la génétique le signale. Aujourd’hui, la science du vivant est omniprésente dans le discours social, notamment à travers la bioéthique. Le monstrueux permet de montrer, dans le roman ou la nouvelle, comment la science pense la « normalité ». Et bien sûr d’examiner comment le contexte social et politique, à différentes époques, oriente le regard des écrivains et des scientifiques eux-mêmes sur le monstre. On pourrait dire que le début du XIXe siècle ouvre la voie à ses interrogations.
 
Les travaux scientifiques d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et de son fils Isidore marquent une rupture décisive grâce à leurs recherches sur la tératologie, basés sur l’anatomie comparée. Isidore publiera en trois volumes, entre 1832 et 1836, Histoire générale et particulière des anomalies de l’organisation chez l’homme et les animaux ou Traité de tératologie. Le monstre devient objet de science, revendique une qualité rationnelle par le biais de ceux qui l’observent. Cette « doctrine des anomalies » permet un classement, en lien avec la physiologie et la zoologie. Surtout, elle impose une méthode scientifique dans le regard porté sur le monstre : « Il n’y a pas d’exception aux lois de la nature, il y a des exceptions aux lois des naturalistes » (vol. 1, 37), écrit Geoffroy Saint-Hilaire. Ce que Montaigne déclarait déjà, à sa manière, à propos des monstres : « Nous appelons contre nature, ce qui advient contre la coutume. Rien n’est que selon elle, quel qu’il soit. » (Les Essais, II, 1106).
 
Parmi les quatre « embranchements » que proposent les trois volumes du zoologiste, se trouve celui sur l’hermaphrodisme. « L’hermaphrodisme, écrit-il, est la réunion chez le même individu des deux sexes ou de quelques uns de leurs caractères. » (31) À la suite de cette définition simple d’un phénomène qui ne l’est pas, Geoffroy Saint-Hilaire insiste cependant sur l’ampleur du spectre de l’hermaphrodisme :
 
Entre les deux termes extrêmes des déviations qui rentrent dans ce groupe; entre la réunion de toutes conditions normales d’un sexe avec un seul caractère de l’autre, premier degré possible de l’hermaphrodisme, et la duplicité complète des sexes, qui en formerait le dernier, il peut en effet se trouver, et il se trouve une longue série de cas remarquables et variés. (31-32)
 
La classification qu’il propose et qui se veut objective n’est pas perçue de la même manière, on s’en doute, dans le discours social de l’époque. Dans L’Hermaphrodite de Nadar, Magali Le Mens rappelle que l’hermaphrodite était considéré comme
 
un monstre social, individu dangereux qui [remettait] en cause l’organisation des rapports des sexes d’une société bourgeoise fondée sur l’institution du mariage fécond. […] Il était alors intolérable qu’une personne ne soit ni homme ni femme ou les deux à la fois, car de tels individus perturbaient l’ordre de la société à un moment où l’indécision n’était pas permise, et où chaque chose et chacun devait appartenir à une catégorie précise. (cité par Savatier.blog.lemonde.fr)
 
Il faut donc s’attaquer à des « désordres » qui alimentent la dégénérescence. Désordre face à la pudeur bourgeoise dont le discours sur la masturbation ou la syphilis sont des signes; désordre dont la promiscuité des pauvres et la sauvagerie prolétaire sont d’autres symptômes. Le monde médical (et politique, à sa remorque) va « guider la physiologie de l’ordre social », selon la formule d’Alain Corbin dans Le Miasme et la jonquille (169). La médecine se sert des cas d’hermaphrodisme pour déterminer avec acharnement le sexe véritable de l’individu. Il s’agit de rassurer la société en levant arbitrairement, à l’examen des organes, toute ambiguïté. La photo (comme l’analyse Magali Le Mens) présente l’avantage de montrer l’innommable, ce que le langage ne sait dire ou, pour reprendre la formule de Foucault, ce qui laisse la loi sans voix.
 
Face au monde bourgeois et encore plus dans le monde bourgeois, il faut taire le cas monstrueux, le situer dans la sphère du silence. Dans la littérature, « ces peintures de l’altérité difficilement dicible, monstrueuse, qui se situe subtilement à l’écart du dimorphisme dominant, jettent le trouble, suggèrent l’incertitude sur les identités de sexe et de genre », écrit Alain Corbin dans L’Harmonie des plaisirs (443).
 
La grossesse monstrueuse
Le Cas de M. Guérin, de l’académicien Edmond About, est un roman satirique assez léger. Il n’empêche que l’auteur aborde l’ambiguïté sexuelle dans sa dimension sociale en proposant des équivoques qui jouent aussi sur les plans littéraire et imaginaire.
 
Le titre a une consonance médicale et laisse penser aussi bien à un cas pathologique qu’à une situation particulière par rapport à la loi. L’un et l’autre s’entendent ici. Ce titre singularise le personnage en portant l’éclairage sur lui; en même temps, qu’il s’agisse bien de « M. Guérin », et non de « Pierre-Marie Guérin » « socialise » en quelque sorte ce « cas ». Ce « Monsieur » donne une certaine prestance au personnage, lui accorde un statut bourgeois qui le banalise.
 
Et en effet, les premières lignes, prenant la forme d’une notice nécrologique, donnent l’impression d’une vie banale, dont les succès reposent plus sur un conformisme un peu servile que sur une quelconque originalité :
 
M. Guérin, qui vient de mourir à l’âge de cinquante-deux ans, était chevalier de la Légion d’honneur, licencié en droit, chef de bureau au ministère des finances, ancien capitaine en premier de la 2e compagnie du 7e bataillon de la garde nationale. Il laisse une fortune d’environ vingt-cinq mille francs de rente, une veuve inconsolable et un fils de dix-huit ans, bachelier ès sciences, candidat à l’École de Saint-Cyr. (3-4)
 
Dans un discours mémorable, son supérieur affirme que « Fidèle à ses devoirs, il les remplit jusqu’à l’épuisement de sa vie, et, s’il est vrai qu’il rendit le dernier soupir entre les bras d’une épouse et d’un fils adorés, on peut dire qu’il exhala l’avant-dernier dans nos bureaux, comme s’il avait voulu nous donner à tous ce suprême enseignement. » (5) Trop beau pour être vrai : un roman ne peut pas reposer sur une existence d’un ennui aussi rectiligne.
 
Dès avant la fin de ce premier chapitre, apparaît un personnage qui jette de l’ombre sur cette vie d’une platitude étale. Le docteur Robineau, caché derrière un grand cyprès pendant que les fossoyeurs jettent des pelletées de terre sur le cercueil, « plongeait ses regards jusqu’au fond de la tombe avec une sorte de curiosité farouche. » (8) Frustré, il n’a pu avoir l’aval des autorités pour exhumer le corps. Il rêvait d’écrire un livre sur l’anatomie spéciale de Guérin.
 
O nature! Disait-il en serrant les poings, permettras-tu qu’un de tes ouvrages les plus merveilleux soit dérobé aux investigations de la science?… Ils m’ont refusé ce corps, unique peut-être dans les annales de la tératologie!… […] Quelle gloire pour moi si j’avais pu!… C’était tout un livre à écrire, avec gravures, ou mieux… avec photographies! On sait que la photographie ne ment pas. Personne n’aurait pu nier l’évidence. Les théories les plus anciennes et les plus accréditées croulaient à cette lumière! Un coup de foudre dans un ciel serein! Une révélation physiologique! Une ère nouvelle, à laquelle j’aurais attaché mon nom : l’ère du docteur Robineau! Ah! messieurs les Anglais! Vous avez découvert la circulation du sang je vous aurais rendu la monnaie de votre pièce!… (8-9)
 
Dans ce passage, où il y a davantage de points de suspension et d’exclamation que dans une page D’un château l’autre de Céline, le roman semble tourner en dérision l’attrait de la médecine pour la tératologie. Le style ampoulé de Robineau, sa vanité – c’est à sa gloire qu’il pense – l’importance qu’il accorde, de manière fort hypothétique, à ses recherches – d’une portée plus grande que la découverte de la circulation du sang –, tout cela caricature la pondération, la mesure et la précision des publications d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Mais qu’a-t-il donc découvert de secret, de mystérieux, qui justifierait l’examen du cadavre? C’est ce que le roman raconte en faisant défiler la vie de Pierre-Marie Guérin, devenu fonctionnaire à la suite d’études peu fructueuses en droit. Jamais très attiré par les femmes, il se marie toutefois, puis se rend compte qu’il est enceinte (ou enceint). Il accouchera dans le plus grand secret, avec l’aide d’un médecin lui-même en marge du système, du garçon qui s’apprête à entrer à Saint-Cyr.
 
L’inversion des rôles traditionnels dans le couple Guérin sera caricaturalement marquée, et de plus en plus, à mesure que le temps passe. L’accouchement de Pierre-Marie Guérin correspond bien sûr au moment le plus hyperbolique de cette inversion.
 
À cette hybridité sexuelle coïncide une forme d’hybridité narrative. Si le roman renvoie à un regard scientifique face au cas de Guérin, il laisse aussi filtrer un aspect fantastique. Le chirurgien Wilson, qui met au monde l’enfant, cite des médecins célèbres de l’époque, donnant un vernis de réalisme à cette histoire, affirmant que de pareils cas, rares, se sont déjà vus. Des descriptions cliniques vont dans le même sens (sur le développement de la grossesse, par exemple). Quand Wilson compare le cas de Guérin avec celui d’hermaphrodites célèbres (nommément un roi de Crète), il souligne qu’il s’agissait de l’époque des dieux. Celle du roman est celle du positivisme… et j’ajouterais du cirque Barnum et de ses premiers freaks shows. « Le fait est [dit] Wilson que le ridicule n’était pas encore inventé au temps dont je vous parle. Le roi de Crète en question fut mis au rang des dieux avec sa femme, son fils et sa fille. Il s’appelait Jupiter, sa femme Junon, ses enfants Bacchus et Minerve. En 1842, on les mettrait tout simplement au rang de phénomène. » (123) À l’ère de la tératologie et de ses classifications, monsieur Guérin serait bel et bien un « cas », d’où l’intérêt de cacher son état pour le bien de la famille.
 
Il y a donc volonté de scientificiser ce cas « fantastique », mais cette dimension apparaît davantage quand on connaît l’origine de la naissance de Guérin lui-même. Enceinte, sa mère, par peur de voir un fils disparaître à la guerre, voulait une fille. Anxieuse, elle consulte une cartomancienne, madame Lenormant. Celle-ci voit une scène où, dans un grand lit, quelqu’un accouche d’un fils. Convaincue qu’il s’agit de sa fille accouchant de son petit-fils, madame Guérin repart chez elle folle de joie… et tombe des nues lorsqu’elle accouche d’un « gros garçon, bien constitué, et aussi franchement garçon que notre faible humanité nous permet de l’être. » (15) Confrontée à cette information, la cartomancienne rebat les cartes pour arriver aux mêmes conclusions. Ébranlée, la mère Guérin « accomplit fidèlement le vœu qu’elle avait fait; son fils reçut le prénom de Marie, et porta du blanc ou du bleu jusqu’à l’âge de sept ans. » (17) Lorsque Pierre-Marie Guérin accouche, sa mère déclare à l’épouse : « [C]e qui arrive ne m’étonne qu’à moitié. Mademoiselle Lenormant, une femme supérieure celle-là! me l’a prédit quand vous n’étiez pas encore au monde. Et puis je connais mon fils. Ce n’est pas un homme comme les autres. C’est un garçon… plutôt idéal qu’autre chose. » (115-116) Précédant de peu la scène où Wilson explique que nous ne sommes plus à l’ère des dieux, les propos de Madame Guérin semble mettre en doute cette affirmation. La cartomancienne est présentée comme la « pythonisse de la rue de Tournon » (14), renvoyant justement au monde des dieux. Après la naissance de son fils, madame Guérin fut elle-même « comme Calypso qui ne pouvait se consoler. » (15) Les rappels de cet ordre laissent penser que la mère a façonné son fils à la manière d’une fille, à l’image d’un étrange Golem. « C’est un garçon plutôt idéal qu’autre chose » dit-elle, comme si le garçon idéal était une fille. Des événements autres que scientifiques (disons : ne relevant pas seulement de l’innée, mais d’un acquis mystérieux) ont-ils participé à son développement? Voilà par un biais fantasque, sinon fantastique, lié au caractère de la mère, une forme de « genderisation ». Pour reprendre le titre du célèbre livre de Judith Butler, ce roman vient « instiller le trouble dans le genre ». Les effets de pratiques et de discours auraient façonné Pierre-Marie Guérin, comme son épouse d’ailleurs, « une petite brune éveillée, un peu sèche, avec un soupçon de moustache […] qui conduisit son mari à l’autel. » « Dire, s’écrie la mère lors du mariage, que si mon fils avait été une fille et si la Lenormant ne nous avait pas trompés, c’est Pierre-Marie qui porterait la robe blanche et la couronne de fleurs d’oranger! Enfin! Le bon Dieu ne l’a pas voulu. » (58-59) Mais Dieu ne sert que de figurant dans cette sordide histoire.
 
L’impression d’étrangeté qui naît tôt et culmine avec l’accouchement est accentuée par la figure du médecin, Wilson. Figure modèle de l’esprit positiviste, il y a aussi en lui un aspect ténébreux qui crée un malaise à Mantes où on admire son talent de chirurgien mais peu son caractère (« sa moralité était trop suspecte pour qu’il pût se rendre populaire en province », 60). Il aurait une nièce que personne ne voit et qui fait jaser, personne ne sait de quel état américain il provient et pour quels motifs il s’est expatrié, et de plus il exerce la chirurgie sans diplôme. Les médecins de la région ont beau le menacer de poursuites, son talent est si grand qu’ils doivent abdiquer. « Quelques-uns prétendaient que le génie de Dupuytren, mort en 1835, s’était réfugié dans le corps de ce singulier homme. » (59-60) Étranger aux institutions, solitaire, apatride, entouré d’individus dans l’ombre (deux esclaves noirs, sa mystérieuse nièce), il sort de nulle part, autodidacte sachant manier le bistouri (et, imagine-t-on, le scalpel) comme par magie. Devant ses prétentions à guérir son fils, madame Guérin s’exclame : « Dieu me préserve de vos sorcelleries! » (100) Peut-être, après tout, vient-il de Salem.
 
D’« illustres docteurs » et d’autres scientifiques se pencheront sur les problèmes de Guérin, sans trouver de solutions. Habitués à penser selon les normes produites par l’institution, ils sont incapables du « pas de côté » nécessaire pour sortir du cadre épistémologique qui est le leur. Il faut l’esprit particulier de Wilson pour comprendre de quoi souffre Guérin et ce que son état exige : « Nous avons cent choses à préparer, à éviter, à cacher. Le monde est méchant en tout pays, mais surtout à Mantes. » (88) Les particularités du cas qui se trouve devant le médecin, véritable hapax scientifique, font de l’individu une forme de monstruosité, qui fascine. D’autant plus que le médecin est aussi un être hors-norme, qu’on craint parce que sa légitimité ne s’explique pas. En ce sens, il complète bien le duo médecin-patient qu’il forme avec Guérin. Il se mire dans ce dernier comme dans un double et on se demande si le hasard seul explique le nom de Wilson, tant il rappelle une des plus célèbres figures de gémellité littéraire, celle du William Wilson d’Edgard Allan Poe, un autre monstre, cette fois moral (Baudelaire le traduit en 1855; qu’Edmond About ait lu ce texte est donc une possibilité).
 
L’effet intertextuel joue peut-être davantage avec un roman récent à l’époque qu’avec le conte de Poe. Cinq ans à peine avant la publication du Cas de M. Guérin paraissait Madame Bovary. Le rapprochement peut sembler étonnant; on me permettra de le trouver surtout intrigant.
 
Sainte-Beuve croyait déceler dans Madame Bovary « des signes littéraires nouveaux : « science, esprit d’observation » (348), bien présent également dans Le Cas de M. Guérin. Il notait aussi l’isolement d’Emma dans un décor agreste empli « d’êtres vulgaires, plats, sottement ambitieux, tout à fait ignorants ou demi-lettrés » (348), ce qui rappelle Mantes où, selon Wilson, tout le monde est méchant. Baudelaire soulignait de son côté l’énergie virile et la force de volonté d’Emma, caractères masculins souvent soulevés (je pense à Jean-Louis Cabanès mentionnant que « L’attitude d’Emma est à bien des égards volontariste », 336). Face à Emma, qui descend « de l’Hirondelle, la taille serrée dans un gilet, à la façon d’un homme » (Flaubert, 254), son mari a une passivité qui paraît bien féminine selon les critères de l’époque.
 
About a pu lire Sainte-Beuve comme Baudelaire et son roman donne l’impression d’avoir accentué ces traits, féminisant le mari et masculinisant l’épouse. Mais il y a plus. Dans la prolifération des médecins, des doctrines, des diagnostics et des traitements proposés dans le roman, surgit une cacophonie, qu’on retrouve aussi chez Flaubert. Un des médecins suggère que les problèmes de Guérin s’expliquent par une sorte de météorisme causé par l’accumulation des gaz. « Je sais bien, disait-il, que la météorisation n’a encore été observée que chez les ruminants; mais le malade est employé au ministère des finances, et l’on peut dire jusqu’à un certain point que les hommes de bureau sont les ruminants de l’espèce humaine. » (73-74)
 
Cette scène, située au milieu du livre, fait écho à celle des comices agricoles à Yonville, où s’entrecroisent les discours de la société; scène où les animaux sont à l’honneur et où mugissements et bêlements se confondent avec les voix humaines, et vice-versa. Dans le concert d’une société animalisée et stupide, les gens apparaissent comme des ruminants et se nomment Tuvache, Lebœuf ou Bovary – comme dans Bovin. Immédiatement après cette scène où Guérin est comparé à un ruminant, la famille s’installe à Mantes.
 
Si ces comparaisons peuvent sembler ponctuelles, peut-être par trop éparses, les traces intertextuelles mériteraient d’être examinées attentivement. On pourrait se demander aussi si la fadeur de Pierre-Marie ne s’inspire pas de celle de Charles. Ajoutons que si Guérin a une physiologie complexe, sa complexité ne s’arrête pas là. Car s’il a bien des traits communs avec Charles Bovary, on trouve dans le roman des traces textuelles qui rappellent aussi Emma. Pierre-Marie a une liaison avec une grisette. Sa naïveté lorsqu’il se trouve dans la chambre avec cette femme suggère un discours inversé de celui d’Emma en présence de Rodolphe, chez qui la naïveté relève plutôt d’un désir exacerbé. Alors que Rodolphe ironise sèchement devant ses prétentions à ne l’avoir que pour lui, elle s’exclame :
 
Oh! C’est que je t’aime! […] J’ai quelquefois des envies de te revoir où toutes les colères de l’amour me déchirent. Je me demande :  »où est-il? Peut-être il parle à d’autres femmes? Elles lui sourient, il s’approche…’’ Oh! Non, n’est-ce pas, aucune ne te plaît? Il y en a de plus belles; mais moi, je sais mieux aimer! Je suis ta servante et ta concubine! Tu es mon roi, mon idole! Tu es bon! Tu es beau! Tu es intelligent! Tu es fort! (253)
 
Elle ne pouvait rêver d’exaspérer davantage Rodolphe. Henriette, elle, se lève le matin pour entendre geindre Guérin : « Qu’ai-je fait! Disait-il. Dans quel abîme m’avez-vous entrainé! Je suis un jeune homme perdu… De que front aborderais-je mon père et ma mère? Ne vaudrait-il pas mieux courir au pont des Arts et en finir avec la vie comme j’en ai fini avec l’honneur? » (46) L’exaspération d’Henriette rappelle celle de Rodolphe. Si Emma réagit avec une énergie et une volonté que ne pourrait avoir son mari, Henriette souligne à Pierre-Marie Guérin ce qu’il peut y avoir de féminin dans son attitude quand il parle de sa faute: « Faute est un mot féminin qui n’a pas de masculin en français. On dit d’une demoiselle qu’elle fait une faute; mais, quand c’est un jeune homme, on dit qu’il s’est amusé. Comprends-tu ça, grand innocent? » (46) Voilà comment la grammaire rejoint les rôles sociaux et sexuels, voilà pourquoi Emma Bovary est condamnée. Le « monstre » d’Edmond About a tout à voir avec la médecine, mais aussi avec une société qui tolère mal les excès.
 
Marcueil, le protocyborg
La monstruosité sexuelle est passive chez Pierre-Marie Guérin qui ne peut en être tenu responsable (si son corps se refuse aux normes de la vie bourgeoise, dans la vie quotidienne on ne peut imaginer un être plus conforme). Au contraire Le Surmâle, André Marcueil, attaque frontalement la société (et la bourgeoisie) de son époque.
 
Ce roman d’anticipation (publié en 1902, il se déroule en 1920, année selon son auteur du triomphe de la technique) s’ouvre sur une phrase mémorable que Marcueil adresse à son public : « L’amour est un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment. » (189) L’affirmation suscite des débats, auxquels il met un terme en déclarant que « les forces humaines n’ont pas de limites » (191). Situé dans un château clos, mais où aura lieu une expérience à la fine pointe de la technologie (ce qui rappelle l’Ève future de Villers de L’Isle-Adam), avançons que ce roman oppose la modernité représentée par Marcueil (au sens des avant-gardes) au conservatisme de certains invités : le médecin Bathybius, le chimiste William Elson, l’ingénieur et électricien Arthur Gough.
 
Marcueil invitera un « indien » qui devra faire l’amour pendant 24 heures avec sept courtisanes et aller au-delà de ce que l’imagination elle-même peut imaginer dans ce domaine. Ce sera au médecin Bathybius, spécialiste de la physiologie et de la mécanique des corps, de surveiller l’expérience. Sauf que l’indien sera en réalité Marcueil lui-même, et qu’Ellen Elson, la fille du chimiste, enfermera les sept prostituées pour prendre leur place.
 
Au terme de l’expérience (ils ont fait 82 fois l’amour en 24 heures), William Elson découvre avec horreur le rôle joué par sa fille dans cette histoire. « Bathybius, désemparé par ce qu’il avait vu, contribua à suggérer à William Elson cette idée :  »Ce n’est pas un homme, c’est une machine.’’ » (266) Scandalisé par les manières de Marcueil, les scientifiques se distancient de cet individu et il y a derrière le mot machine prononcé ici de l’horreur et du dégoût. De ce point de vue, et on verra plus loin comment ce glissement sémantique se répercute dans le texte, on pourrait poser l’hypothèse qu’au mot machine pourrait se substitue celui de monstre. Et quand Elson voudra convaincre Marcueil de se repentir en épousant sa fille, il déclarera : « Cet animal ne veut rien savoir. » (266) Machine, animal, en tout cas rien d’un homme. C’est pourquoi les trois savants créeront (en deux heures!) une « machine à inspirer l’amour » pour contrer ce monstre sexuel et lui inspirer de doux sentiments envers Ellen Elson. Nous ne sommes plus à l’ère des philtres d’amour comme dans l’Antiquité (point de départ de leur réflexion), mais à l’ère des machines, d’où la création de cet appareil électro-magnétique (encore une fois, nous ne sommes pas loin du personnage d’Hadaly dans L’Ève future). Mais l’excitation du surmâle inverse le courant électrique et la machine devient amoureuse de lui. Détruite, la machine tue Marcueil : Roméo et Juliette se réinvente. Ce qui fera dire à un des savants, Arthur Gough : « Je n’aurais jamais cru cela possible…mais…[…]en ce temps où le métal et la mécanique sont tout-puissants, il faut bien que l’homme, pour survivre, devienne plus fort que les machines, comme il a été plus fort que les fauves…simple adaptation au milieu…Mais cet homme-là est le premier de l’avenir. » (269) Voilà qui laisse présager un avenir plutôt monstrueux pour l’humanité.
 
Marcueil, comme Guérin, semble a priori banal. Le narrateur parle de sa « caractéristique insignifiance. » (190) Chez l’un comme chez l’autre, la monstruosité est la part d’ombre. À la différence du personnage du roman d’About, Marcueil est conscient depuis longtemps de ses pouvoirs et les cache : « un monstre, un  »phénomène humain’’ traqué par quelque barnum n’eût pas déployé plus d’ingéniosité qu’André Marcueil pour se confondre avec la foule. » (202) En bon darwinien, il a compris que « ce ne sont pas les plus forts qui survivent car ils sont seuls. » (202) Comme Guérin, Marcueil devient malléable; dans un cas comme dans l’autre, le médecin se penche sur le corps du patient (frémissant du désir et de la passion du chercheur), étalé sur la table d’opération ou attaché sur sa chaise de supplicié, pour les besoins d’une expérience unique.
 
J’ai parlé de « part d’ombre » que serait la monstruosité : chez Marcueil, elle va s’exprimer littéralement, dans un premier temps, comme une ombre. On sait que l’étrange roman de Jarry propose un chapitre portant sur une course à travers la Sibérie qui oppose cinq cyclistes installés sur une « quintuplette », uniquement nourris d’un produit commercial inventé par William Elson et nommé Perpetual-Motion-Food, et un train, course qui dure cinq jours. Or, les cyclistes voient, vers la fin du parcours, surgir une ombre près d’eux (« L’ombre grinçait comme une vieille girouette », 229), celle d’un cycliste, Marcueil lui-même, qui parvient à se placer devant la locomotive et, à la grande surprise des membres de la quintuplette, sans se faire écraser. « La locomotive était tout contre lui et il n’en paraissait d’aucune manière incommodé. […] La locomotive avait tamponné la bicyclette et la poussait maintenant par le garde-boue de la roue arrière! » (230-231) L’homme fait corps avec la machine comme ce sera le cas avec celle à inspirer l’amour, mais on pourrait même dire que la mécanisation du corps rappelle la mécanique sexuelle que vivra Marcueil avec Ellen puisque la locomotive ici, image d’Épinal du symbole sexuel, parait sodomiser le cycliste qui en semble ragaillardi. D’ailleurs, la comparaison avec le train revient à la fin des ébats de la machine sexuelle que représente André et Ellen (« Les forces humaines furent franchies, comme, d’un wagon, on regarde s’évanouir les paysages familiers d’une banlieue », 249) et juste après que Marcueil eut dit, avant l’ultime coït, que « l’ombre grinçait », exactement la formule utilisée pour décrire le cycliste fantôme qui se place devant la locomotive pendant la course. Mécanique et sexualité sont bien liés au long du roman. La monstrueuse bête sexuelle est aussi une monstrueuse bête cycliste.
 
Marcueil apparaît donc comme un monstre, machine excessive, incontrôlable. « Cet homme est le premier de l’avenir » déclare Gough, un avenir qui ne semble pas radieux. Mais comme l’écrit Annie Le Brun, la volonté de s’en prendre au surmâle pour lui faire comprendre l’amour par une machine peut se traduire ainsi : ce n’est pas d’aimer comme une machine que l’on reproche au surmâle, mais de ne pas aimer comme une machine sociale. La citation suivante irait dans ce sens : « Si André Marcueil était une machine ou un organisme de fer se jouant des machines, eh bien, la coalition de l’ingénieur, du chimiste et du docteur opposerait machine à machine, pour la plus grande sauvegarde de la science, de la médecine et de l’humanité bourgeoises. » (267) Parce qu’il se trouve hors de la norme bourgeoise, Marcueil est irrécupérable et monstrueux. William Elson invente le Perpetual-Motion-Food, dans l’esprit du progrès, pour battre des records, dépasser une certaine limite, et ainsi vendre son produit. Cette visée commerciale, la bourgeoisie s’y reconnaît. Chez Marcueil, « dépasser » apparaît comme un verbe intransitif. il s’agit au fond d’entrer dans la modernité : dans l’inconnu pour trouver du nouveau. On peut interpréter ainsi l’exclamation de Bathybius : « J’ai vu face-à-face l’impossible ». N’oublions pas que Le Surmâle est sous-titré : « roman moderne ».
 
Michel Carrouges écrivait dans Les Machine célibataires : « Une machine célibataire est une machine fantastique qui transforme l’amour en mécanique de mort […] Quadruple tragédie de notre temps : le nœud gordien des interférences du machinisme, de la terreur, de l’érotisme et de la religion ou de l’anti-religion. » (24-25) C’est ce « nœud gordien » que représente Marcueil et qu’il faut trancher. Il est intéressant à ce propos qu’une horloge marque les douze coups de minuit et la fin des multiples coïts d’André et d’Ellen. Le son de l’horloge est souvent associé à un imaginaire de la fin dans la culture, à un symptôme de mort (pensons à l’un des plus beaux exemples de cette manifestation du phénomène, le Masque de la mort rouge de Poe). Ici, sexe et mort sont liés, ce que vient appuyer la scène au cours de laquelle les trois savants observeront Marcueil torturé, assis sur sa machine, à travers la vitre où Bathybius observait les ébats du couple. Les trois hommes « eurent besoin de quelques minutes de sang-froid et d’appel à leur sens pratique pour chasser l’image, pitoyable et surnaturelle, du Roi des Juifs diadémé d’épines et cloués en croix. » (268) Michel Carrouges n’est pas loin. Pour les bourgeois qui observent « l’engin Marcueil » les éléments de la « quadruple tragédie » sont liés et l’absence de respect du surmâle pour la « machine sociale » conduira à sa perte.
 
Le XIXe siècle confirme à quel point la biologie, et à travers elle la médecine, participe activement à la culture de son temps. On ne compte plus les écrivains qui mettent en scène des figures de médecin. Pour Michelet : « Nos médecins sont une classe d’hommes extrêmement éclairée et, selon moi, la première de France sans comparaison. Aucune autre ne sait autant, ni autant de choses certaines. Aucune n’est si bien trempée d’esprit et de caractère. » (cité par Jacques Léonard, 260) On ne saurait mieux dire l’importance de leur statut. Dans ce contexte, la tératologie assume assurément sa part de savoir culturel, qui éloigne les fables religieuses. La monstruosité n’est plus manifestation diabolique ou divine, ni produit grotesque entre l’homme et la bête. L’ordre du vivant s’analyse autrement. Comme l’écrivait Ernest Martin dans son Histoire des monstres publié en 1880 : grâce à la tératologie de Geoffroy Saint-Hilaire père et fils, va « se dissiper cet inextricable chaos où s’étaient si longtemps confondus les mythes, les fictions et les réalités : l’esprit mesure maintenant la distance qui sépare le merveilleux du vrai, les êtres fantastiques de ceux qui créent la nature. »(288) Mais entre le laboratoire d’un côté, la rue et ses règles sociales de l’autre, il y a des échos certains. On peut expliquer le monstre, mais on peut aussi vouloir le faire entrer dans le rang. La réinsertion sociale reste possible si un silence de bon aloi est maintenu, autour d’un secret malaisé. Dans le cas de Guérin, cela ne pose pas de difficulté : ce bourgeois moyen chez qui rien ne dépasse continuera à ressembler à un homme banal, accouchement ou non. Dans l’autre cas, la réinsertion échoue, car Marcueil s’avère trop en marge de la norme, trop inadapté en définitive pour être récupéré, même par une machine. Si, grâce à la tératologie, selon les propos d’Étienne Wolff, « l’ordre [est] ramené dans le monde du désordre apparent […]il [est] démontré que les hors-la-loi eux-mêmes ont leurs lois » (cité par Jean-Jacques Courtine, 14). La fiction est là pour rappeler que le hors-la-loi peut bien avoir envie de le rester, socialement, même si son cas s’explique biologiquement.
 
La fiction peut accompagner la science, notamment en racontant ce qu’elle ne saurait dire d’elle-même. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire expliquait ave justesse que « les mots ne sont pas la science; mais ils aident puissamment à la faire; et négliger de déterminer leur valeur, ce serait laisser un voile sur les idées dont ils sont les signes. » (p. 36) N’est-ce pas justement le rôle des écrivains de rappeler la valeur des mots et du sens? Je ne sais si Geoffroy Saint-Hilaire a pensé à la fiction en écrivant ses mots, mais le docteur Ernest Martin, aussi positiviste qu’il ait été, ne manque pas d’être explicite dans les dernières lignes de sa conclusion :
 
la science n’a point à donner un corps aux fictions des âges qui ne sont plus : son domaine n’est pas celui de la poésie; mais la science et la poésie sont sœurs : si leurs regards sont opposés, leurs mains se touchent; les blondes fées continueront à rester fidèles aux berceaux des petits enfants, à répandre sur leurs rêves leur poussière d’or et à caresser leurs fronts de la baguette magique qui dispense le bonheur, la fortune, le génie. (288-289).
 
Je ne saurais terminer par une plus douce conclusion.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIV
 
Bibliographie
 
corpus
 
Edmond About, Le cas de M. Guérin, Paris, Calmann Lévy, 1898 [1862].
Alfred Jarry, Le surmâle, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1987, p. 184-271.
 
Autres ouvrages cités
 
Charles Baudelaire, « Madame Bovary par Gustave Flaubert » in L’art romantique, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 219-228.
 
Jean-Louis Cabanès, Le corps et la maladie dans les récits réalistes, Paris, Klincksieck, 1991.
 
Georges Canguilhelm, La connaissance de la vie, Paris, J. Vrin, « Librairie philosophique », 1998 [1965].
 
Michel Carrouges, Les machines célibataires, Paris, Éditions du Chêne, 1976 [1954].
Alain Corbin, Le Miasme et la Jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Flammarion, « Champs », 1986.
 
Alain Corbin, L’harmonie des plaisirs. Les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie, Paris, Perrin, 2007.
 
Jean-Jacques Courtine, « Le désenchantement des monstres », préface à Ernest Martin, Histoire des monstres depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, Paris, Jérôme Million, 2002 [1880].
 
Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Gallimard, « Folio », 1972 [1857].
Michel Foucault, Les anormaux, Paris, Gallimard et Seuil, « Hautes études », 1999.
Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Histoire générale et particulière des anomalies de l’organisation chez l’homme et les animaux ou Traité de tératologie, Paris, J.-B. Baillière, 1832-1836 (3 tomes).
 
Annie Le Brun, « Comme c’est petit un éléphant », postface au Surmâle, Paris, Ramsay/Jean-Jacques Pauvert, 1990, p. 143-215.
 
Magali Le Mens, avec Jean-Luc Nancy, L’hermaphrodite de Nadar, Paris, Creaphis, 2009. Cité par Thierry Savatier http://savatier.blog.lemonde.fr/2009/11/20/l’ambiguite-sexuelle-au-xixe-siecle/
 
Jacques Léonard, La médecine entre les savoirs et les pouvoirs, Paris, Aubier, 1981.
Didier Manuel, « La figure du monstre » in La figure du monstre. Phénoménologie de la monstruosité dans l’imaginaire contemporain, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2009.
 
Ernest Martin, Histoire des monstres depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, Paris, Jérôme Million, 2002 [1880].
 
Michel de Montaigne, « D’un enfant monstrueux », Les essais, Paris, Le livre de poche, « La pochothèque », 2001, tome II, XXX, 1104-1106.
 
Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Madame Bovary, par Gustave Flaubert », le Moniteur, lundi 4 mai 1857, repris dans Causeries du lundi, 3e édition, Paris, Garnier, s. d., t.
XIII, p. 346-363.
 

 




Le « docteur des fous » dans le roman populaire français et anglais de 1840 à 1880

La folie et l’aliénation, la séquestration en asile sont en marge ou au cœur même de bien des romans au XIXe siècle. C’est particulièrement le cas à partir des années 1880, où ils se multiplient dans les œuvres naturalistes, chez Zola et les Goncourt notamment, et surtout dans le cadre du mouvement antialiéniste. Ce mouvement remet en cause la loi de 1838 qui provoque au cours des années 1860-1880 un engorgement dans les asiles : tandis que cette loi autorise désormais quiconque, pourvu qu’il jouisse d’un appui médical, à faire enfermer un proche, les aliénistes semblent incompétents à guérir la folie ; les asiles se trouvent dès lors bondés, tandis que des campagnes de presse dénoncent les séquestrations arbitraires. Sur ce thème apparaît aussi toute une littérature militante. En 1868 déjà, Hector Malot publie Un beau-frère, suivi de plusieurs autres romans d’asile, et il fait, avec une bonne dizaine d’années d’avance, figure de précurseur de ce mouvement ; le remous que provoque cette publication incite Gambetta à envisager une révision de la loi de 1838 qui n’aura finalement pas lieu. Dans la même veine et à la même époque, on peut placer les mémoires (fictifs ou non) de séquestrés ou d’aliénés. Ces livres, souvent ouvertement polémiques, prétendent s’inspirer de la réalité pour mieux l’influencer.
 
Je m’interrogerai dans cet exposé, moins sur les romans antialiénistes, qui ont déjà fait l’objet d’un certain nombre de publications[1], que sur les romans populaires qui abordent le sujet – et cela uniquement dans la période qui précède la vogue antialiéniste des années 1880. Ces romans populaires qui, à partir des années 1840 profitent des nouveaux modes de diffusion, paraissent le plus souvent d’abord en feuilletons dans la presse. Romans à esthétique très convenue (à recettes, à formules et à types), ils se destinent à un large public. Je me concentrerai en particulier sur une figure de savant bien particulière, celle du « médecin des fous ». Quelles sont ses positions scientifiques ? En quoi annonce-t-il l’aliéniste tel qu’il apparaîtra dans la littérature antialiéniste ? Il semble intéressant de mettre en rapport de ce point de vue la littérature populaire française et la littérature populaire anglophone : les sensation novels, de 1860 à 1880 environ, apparaissent souvent eux aussi d’abord en feuilletons et présentent les mêmes recettes narratives et les mêmes thèmes – notamment la folie. Si le mouvement antialiéniste ne connaît pas de véritable équivalent en Angleterre, des préoccupations semblables s’y manifestent. Le Madhouses Act de 1774 laisse les médecins libres de se constituer les arbitres de la santé mentale publique. On les accusera tout au long du XIXe siècle de confondre régulièrement folie et excentricité, folie et conduite « immorale ». En 1845 est fondée l’Alleged Lunatic Friends Society, qui produira campagnes de presse et pamphlets.
 
1.Préalable : la fonction narrative de l’asile de fous
Tout d’abord il convient de rappeler que, dans le roman populaire, l’asile de fous est, d’un point de vue narratif, un lieu clos et sinistre, un lieu d’enfermement, au même titre que la prison, le souterrain, la cave, le labyrinthe, la vieille demeure en ruine – que l’on retrouve volontiers dans le roman gothique d’abord et dans le roman populaire ensuite. Ainsi, dans l’un des derniers grands romans gothiques Melmoth (1820) de Maturin, l’asile de fou où se trouve enfermé Stanton, parfaitement sain d’esprit, fait écho au caveau où meurent de faim deux époux, aux geôles de l’Inquisition, etc. De la même façon, Pierre Zaccone écrit les Mystères de Bicêtre comme il a écrit Le Drame des catacombes, Une haine au bagne, La Cellule n°7, qui tous représentent des univers carcéraux ; il dépeint d’ailleurs longuement la Salpêtrière et Bicêtre, « le comble de l’horrible » ; « on tremblait au pied de cette sombre demeure se dressant menaçante », etc.[2]. Cette fonction purement narrative apparaît encore dans les romans d’asiles sans aliénistes : lieux clos et effrayants où un héros en parfaite santé mentale se retrouve entouré de fous hululant, glapissant – et parfois dangereux – dont l’apparence et les agissements font l’objet de longues descriptions. Absence de tout traitement, absence de corps médical, à peine si l’on y trouve des gardiens féroces, disposant de pleins pouvoirs sur les malades, et tenant moins de l’infirmier que du bourreau.
 
2.L’aliéniste et le « gothic villain »
De la même manière, l’aliéniste, et plus généralement la figure du médecin, apparaît dans certains cas comme une simple variante du traître de mélodrame, une prolongation du gothic villain. Si en effet, après la Révolution, le médecin joue bien souvent auprès des familles le rôle de prêtre laïque, dans la littérature populaire, il peut remplacer le moine damné. Ainsi, dans Le Juif errant (1844-1845) d’Eugène Sue, le Docteur Baleinier, jésuite en robe courte fait enfermer la belle et originale Adrienne de Cardoville dans son asile privé, en vue d’une captation d’héritage[3]. Dans Le Médecin des folles (1879) de Xavier de Montépin, le docteur Rittner, « habile médecin et chimiste de premier ordre », fait « de la science une arme pour le crime et de la maison d’Auteuil une tombe pleine de secrets sinistres »[4]. L’intrigue principale se noue autour d’une femme qu’au lieu de guérir, il faut à tout prix maintenir dans un état de folie, afin de pouvoir faire main basse sur la fortune du banquier qui veut l’épouser. Que penser enfin du maléfique – et français – Dr Le Doux dans Armadale (1866) de Wilkie Collins, ancien avorteur et aliéniste improvisé d’une maison de santé qui abrite ses divers méfaits ? Politiques ou, plus souvent, pécuniaires, les intérêts premiers de ce type d’aliénistes criminels se révèlent rien moins que scientifiques ; au mieux, l’aliéniste instille la folie dans ses patients sains et, au pire, il les tue. La science apparaît comme un outil au service du crime et jamais comme une fin en soi.
 
3.Aliénistes instrumentalisés et corrompus
D’autres aliénistes, moins démoniaques, sont présentés comme de simples instruments au service d’intérêts supérieurs, bien souvent politiques. C’est le cas dans Les Mystères de Londres (1845) de Paul Féval, où Brian de Leicester, excentrique mais sain d’esprit, est enfermé à Bedlam. Le docteur Bluntdull, médecin en chef de Bedlam, l’aurait bien volontiers déclaré fou à ses confrères du conseil d’administration réunis, s’il n’en avait été empêché in extremis par une lettre péremptoire provenant du conseil privé. Ce roman est à ma connaissance le premier à dénoncer les séquestrations arbitraires réelles en asile, en faisant du roman une utilisation politique : « Comment traduire ces mots : aliénés au secret autrement que gens sains d’esprit, séquestrés sous prétexte de folie ? »[5]. Dans La Corde du pendu (1871) de Ponson du Terrail, le Dr Blount est affilié à une société secrète évangélique qui contrôle chacun de ses faits et gestes. À son instar, de nombreux aliénistes font partie intégrante d’une organisation secrète, d’un système, criminel ou non, qui, bien plus que la science, détermine leur diagnostic. L’innocent Richard Marwood dans La Trace du serpent (1860) de Mary Elisabeth Braddon échappe aux galères parce que son avocat et, à sa suite, le jury, le reconnaissent « non coupable en raison de sa folie »[6] ; seul témoignage médical, « une fièvre cérébrale » chez le prévenu quelques années plus tôt ; mais huit années plus tard, il est toujours à croupir dans sa cellule, le docteur et les fonctionnaires de l’asile étant « tous des parties ou des matériaux de cette grande prison de pierre, de brique et de mortier, et comme eux, tout aussi incapables de le plaindre, de l’écouter ou de le comprendre »[7].
 
4.Aliénistes incompétents
L’absence, chez les aliénistes, de connaissances scientifiques réelles est suggérée dans un grand nombre d’œuvres populaires. Dans La Femme en blanc (1860) de Wilkie Collins, le propriétaire de l’asile où est détenue Lady Glyde, remarque à peine la substitution de sa patiente ; il se contente d’expliquer que l’évolution de la folie entraîne souvent des modifications d’apparence. Le Docteur Chapart, dans Le Dernier Vivant (1871) de Paul Féval, est un incapable caricatural qui se propose d’appliquer à tous les types de malades mentaux la « méthode Chapart », d’ailleurs parfaitement floue et consistant principalement dans l’administration du « sirop Chapart ». Ignare, le docteur baptise la maladie de son client « manie intermittente métapsychique » – une dénomination évidemment farfelue par laquelle l’auteur dénonce les excès nosographiques de l’époque en matière de folie et le fait qu’il y a quasiment autant de maladies mentales que de malades ou de maladies supposés. En règle générale, l’aliéniste voit des « fous » qui n’en sont pas, et invente des noms aux maladies qu’il imagine. Dans La Dompteuse de Jules Vallès, paru en feuilletons de 1880 à 1881, il est question de la « manie raisonnante » d’un « soi-disant fou »[8] dont la folie serait de déduire qu’il doit sortir puisqu’il n’est pas fou. La « manie raisonnante » a réellement fait l’objet d’un traité du Dr Campagne[9] ; elle est une variante de la folie « sans délire » de Pinel et équivaudrait selon certains à de la folie sans folie. Cette « manie » ouvrant la porte à de nombreux abus et séquestrations non justifiées, elle a été critiquée à la fois par les milieux scientifiques et littéraires. Ainsi dans Un fou d’Yves Guyot, roman antialiéniste paru en 1884, un médecin fait enfermer le mari de sa maîtresse :
 
-Parbleu ! Il est fou pour tous ceux qui admettent la manie sans délire de Pinel, pour tous ceux qui, étendant de plus en plus le domaine de la folie, font des maniaques raisonnants, pour les aliénistes, aliénés eux-mêmes, du type du docteur Campagne dont la Société Médico-Psychologique a couronné l’ouvrage, et avec les doctrines duquel elle a ainsi solidarisé la majorité des aliénistes. Parbleu ! de très bonne foi, ils le considéreront tous comme fou. Oh ! je serai bien tranquille si je partageais leurs doctrines; mais je crois, avec Griésinger que la manie sans délire est une invention de Pinel faite pour le malheur de la science et encore aggravée par les Campagne, les Berthier et autres ![10]
 
La plupart des aliénistes semblent cependant pêcher par simple ignorance. Le docteur Antomarchi (au nom significativement italien) dans The Rose and the Key de Le Fanu (1871) ne remet tout simplement pas en question l’enfermement de la jeune Maud Vernon par sa mère influente. Il se contente de la menacer, avec une exquise courtoisie, de traitements s’apparentant à la torture si elle ne se résigne pas à la douceur. Quant à l’aliéniste des Mémoires du diable (1837) de Frédéric Soulié, il n’est pas méchant homme, mais apparaît bien incapable de reconnaître que deux des femmes confiées à ses soins sont en bonne santé mentale ; il apparaît « consterné » lorsqu’il apprend presque par hasard que l’une n’est pas une adultère souffrant d’idée fixe et que l’autre a réellement passé des années enfermée dans un souterrain. Il s’exclame effaré : « Oh ! S’il ne faut pas croire à cette folie, il faut donc croire à bien des crimes »[11]. Enfin, le Dr Bell dans La Corde du pendu présente un autre type d’incompétent : il s’agit cette fois d’un aliéniste fou, sans cesse en proie à l’ « exaltation », et qui se refuse à reconnaître la folie d’un patient souffrant de la même manie que lui, à savoir l’obsession des cordes de pendus.
 
Quand il n’est pas âpre au gain ou carrément criminel, l’aliéniste dans la littérature qu’il s’agisse de romans populaires, ou plus tard, antialiénistes – apparaît fondamentalement incapable de distinguer un individu fou d’un individu qui ne l’est pas, du moment que celui-ci est confié à ses bons soins – ou, plutôt, qu’il tombe entre ses griffes. La différence entre le roman populaire et le roman antialiéniste est que, dans ce dernier, un discours scientifique est mis en place par l’aliéniste, justifiant la séquestration et l’isolation de l’individu.
 
5.L’aliéniste possédé par la science
On compte aussi, dans les romans populaires, quelques aliénistes dangereusement obsédés par la science, dont l’amour de la science excède de loin l’amour de l’humanité ; ceux-là s’adonnent à des expériences potentiellement mortelles sur leurs malades. Ainsi, dans Les Mystères de Londres (1844-45), le terrifiant Dr Moore cherche à rendre « hystérique » Clary Mac Farlane « par la diète et la séquestration absolue dans l’obscurité »[12] et dans Heart and Science (1883) de Collins, pamphlet antivivisectionniste, le docteur Benjulia étudie avec passion sur la jeune Carmina l’évolution d’une maladie du cerveau dont il encourage les progrès destructeurs. Si les pratiques liées à la vivisection sont longuement décrites, le roman expose fort peu de science médicale à proprement parler.
 
6.Aliénistes compétents : quelle est leur science ?
Certains aliénistes cependant apparaissent à la fois compétents et intègres : comment sont décrits leurs savoirs ? Dans Lady Audley’s secret (1862) de Braddon, un célèbre aliéniste refuse d’abord d’interner la bigame Lady Audley et ne finit par accepter qu’après un examen attentif, à l’issue duquel il conclut à une « folie cachée »[13] (dans le texte original, « latent insanity »). Pas de nom scientifique cependant pour préciser ce qu’est exactement cette folie cachée ou latente. Toujours est-il que la belle se retrouve dans un asile de fous – français – pour le restant de ses jours : « Vous m’avez conduite dans une tombe, Mr Audley ». L’asile de fous, punition de la femme fatale et criminelle, apparaît de nouveau en 1889, dans La Comtesse Paule de Richebourg.
 
Personnage d’aliéniste exceptionnel, le bienfaisant docteur Pâle est une figure centrale des Mystères de Bicêtre (1864). Dans ce roman, les vrais fous, hommes et femmes, se bousculent : le père du docteur est enfermé comme fou après une tentative de meurtre sur sa femme infidèle ; sa fiancée, abusée par le crapuleux Croizilles, se met à souffrir d’hallucinations ; sa belle-mère adultère devient folle de misère, avant de mourir opportunément à la Salpêtrière ; le complice de Croizilles devient, lui, fou de remords à Bicêtre. Le docteur Pâle parvient à guérir de la folie son propre père et celui, non moins fou, de la jeune Berthes de Morhange que Croizilles convoite pour sa fortune. Quant aux cures que le docteur Pâle préconise, Zaccone en décrit longuement les résultats, assurant qu’elles tiennent du « miracle », sans toutefois préciser en quoi exactement elles consistent[14]. Il détaille aussi les effets bénéfiques de la seule présence du docteur : à son passage, telles des bêtes domptées, les fous furieux s’accroupissent en pleurant dans un coin de leur cage. Là encore, l’action apparaît comme miraculeuse plutôt que scientifique : à tel autre fou, il n’« adress[e] que quelques paroles à voix basse ; il n’[a] échangé avec lui qu’un regard, et cela [a] suffi ! »[15]. Tout ce qui touche à la science du docteur est évoqué en termes allusifs : ayant fait une « profonde étude de l’aliénation mentale, il savait comment elle procède, par quels méandres singuliers la raison s’égare, et à travers quels détours inextricables il faut s’aventurer pour tenter de la ramener »[16]. Il « savait », mais le lecteur, lui, ne sait pas et ne le saura jamais.
 
D’autres romans feuilletons comportent cependant plus de science : un an plus tôt, en 1863, paraît le polémique Hard Cash de Charles Reade, d’abord publié en feuilletons sous le titre Very Hard Cash. Ce roman, bien que « populaire » par son mode de diffusion, dénonce avec virulence le traitement des fous et de ceux que l’on prétend tels. Bien plus que les autres romans abordés, il présente plusieurs types d’asiles, d’aliénistes, leurs diagnostics et leurs méthodes de manière détaillée. Ainsi, le Dr Wycherley est inspiré d’un homme de sciences contemporain, le Dr Conolly, réputé en début de carrière pour ses méthodes douces, mais ayant pris ensuite un tournant plus conservateur, pour finir par prôner l’isolement ; Wycherley détaille longuement les raisons pour lesquelles il lui semble indispensable d’interner le malheureux Alfred, qui dispose par ailleurs de toute sa tête.
 
Dans Le Médecin des folles est également évoquée la science du bon Dr Georges Vernier qui reprend la maison du crapuleux Dr Rittner, après que celui-ci a pris la fuite. Après avoir énuméré tous ses maîtres, allemands, italiens et français et ses nombreuses lectures, il s’en remet à la doctrine du contemporain Foville fils (1831-1887)[17] pour diagnostiquer chez la mère de sa fiancée un cas de « lypémanie ».
 
En général comme on le voit, les données scientifiques restent maigres dans les romans populaires. Quelques décennies plus tard, les romans d’asile, et notamment les romans antialiénistes, mettent volontiers en scène des figures de médecins calqués sur des aliénistes existants, leurs théories scientifiques et leurs méthodes (par exemple Leuret et Pinel chez les Goncourt dans Charles Demailly ; Jules Bernard Luys chez Léon Daudet ; Charcot et bien d’autres), et intègrent des documents légaux copiés sur des documents réels. En d’autres termes, ils injectent dans la fiction des données judiciaires et scientifiques, destinées à faire douter les lecteurs du caractère fictionnel du roman, de façon à mieux provoquer leur indignation.
 
7.Du roman populaire au roman antialiéniste : conclusions
La question qui se pose à l’issue de ce survol est de savoir en quoi le roman populaire de la période 1840 à 1860 prépare le « roman d’asile » souvent antialiéniste à partir des années 1880.
 
a) Un certain nombre de thèmes se retrouvent dans les romans antialiénistes. Ainsi, celui de la captation d’héritage à la faveur d’une séquestration dans un asile de fous apparaît avant la vague antialiéniste et même avant la loi française de 1838 – en 1820 déjà dans le roman gothique de Maturin. La description de l’asile de fous lui-même, toujours lieu de clôture, toujours sinistre, s’inspire de l’asile du roman populaire, qui lui-même s’inspire des lieux noirs du roman gothique.
 
b) Logiquement, le roman antialiéniste met en scène des figures d’aliénistes principalement négatives. Leurs différents défauts sont déjà présents dans le roman populaire qui propose volontiers des « types ». Parmi ces défauts, la corruptibilité de médecins appartenant à un système (sociétés secrètes dans les romans populaires, système politique, judiciaire ou administratif) ; la cupidité des aliénistes « marchands de soupe » comme les décrit Malot, qui tiennent à garder dans leur maison de santé leurs « clients », fous ou non, pourvu qu’ils soient riches ; l’ignorance de pseudo-savants qui ne remettent jamais en question la « folie » de leurs patients, sauf si des autorités supérieures les y invitent. Le roman populaire présente évidemment une tendance plus prononcée à la caricature et au « type » : aliénistes fous, grotesques, et autres traîtres de mélodrame dépourvus de psychologie.
 
c) Des figures positives se distinguent cependant : ainsi, dans le roman populaire, le Docteur Pâle est si bienfaisant que sa seule présence mate et guérit les fous qui lui sont confiés. Plus fréquemment, le bon aliéniste est le pendant d’un mauvais aliéniste, manichéisme calqué là aussi sur le modèle du roman populaire. C’est le cas dans Le Médecin des folles de Montépin où le Dr Vernier répare les dégâts causés par Rittner – immonde et allemand. Dans La Dompteuse de Vallès, l’un des aliénistes examinant le fou présumé s’oppose fermement à une séquestration par un collègue véreux qu’il juge injustifiée.
 
d) Les littératures populaires anglaises et françaises représentent des problématiques et des représentations d’aliénistes semblables. La publication de Hard Cash de Reade, roman populaire mais aussi très clairement polémique, précède de 5 ans celle d’Un beau-frère d’Hector Malot, premier roman antialiéniste et ouvertement polémique. Les deux se distinguent par des références transparentes à des figures et à des théories scientifiques existantes et contemporaines.
 
d) La présence des sciences peut se manifester sous forme de portraits d’aliénistes calqués sur des médecins réels, ou encore de références à des théories et à des traitements précis. On en trouve peu dans le roman populaire, à l’exception de Hard Cash de Reade ou alors dans des romans populaires plus tardifs, comme le Médecin des folles (1879) ou La Dompteuse de Vallès (1880-81). Ce dernier, attaquant frontalement la loi de 1838, peut aussi déjà être considéré comme antialiéniste. Dans ces romans populaires qui, dans beaucoup de cas, se donnent pourtant une fonction pédagogique et didactique, la science aliéniste est à peine évoquée. En revanche, dans le roman antialiéniste, qui se veut une attaque contre le fonctionnement – judiciaire et médical – de la société contemporaine, les références à la science contemporaine sont très présentes.
 
La littérature populaire dès lors offre un cadre fictionnel dans lequel seront ensuite injectées des données d’ordre scientifique et/ou documentaire. Elle propose notamment des « types » d’aliénistes généralement maléfiques auxquels on prêtera, après Malot, des discours, des opinions, des méthodes scientifiques. Cela montre clairement que les romanciers antialiénistes jouent sur les représentations et les peurs populaires pour écrire leurs romans et les rendre plus « efficaces ». Le fait qu’on trouve déjà dans des romans « rocambolesques » des situations que les auteurs représentent plus tard comme calquées sur la réalité, tend à les rejeter du côté de la pure fiction. Voilà qui prouve que l’amour de la science n’empêche pas l’amour des grands effets et du frisson.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIV
 


[1] Notamment la thèse de Julie Froudière, Littérature et aliénisme : poétique romanesque de l’asile (1870-1914), Université de Nancy 2, 2010.
[2] Pierre Zaccone, Les Mystères de Bicêtre, Paris, Typographie Walder, s.d., p. 60.
[3] M. Bordas compare l’entrée d’Adrienne dans la maison de fou avec un passage des Mystères d’Udolphe de Radcliffe (« L’hôpital, acte terrifiant dans le roman populaire du XIXe siècle. L’exemple du Juif errant d’E. Sue » Eidolon, Littérature et médecine, 1997, p. 142)
[4] Xavier de Montépin, Le Médecin des folles, t. 1 Paris, E. Dentu, 1879, p. 293.
[5] Paul Féval, Les Mystères de Londres, t. 2, Genève, Edition de Crémille, 1973, p. 349.
[6] Mary Elisabeth Braddon, La Trace du serpent, Paris, Archipoche, 2012, p. 105.
[7] Ibid., p. 281.
[8] Jules Vallès, La Dompteuse, éd. François Marotin, Paris, Editions Paléo, 2011, p. 177.
[9] Dr. Campagne, Traité de la manie raisonnante, 1869.
[10] Yves Guyot, Un fou, Paris, Flammarion, 1884, p. 73-74.
[11] Frédéric Soulié, Les Mémoires du diable, Paris, Laffont, 2003, p. 794.
[12] Les Mystères de Londres, op. cit., p. 130.
[13] Mary Elisabeth Braddon, Le Secret de lady Audley, Paris, Rivages poche, 2001, p. 412.
[14] Pierre Zaccone, Les Mystères de Bicêtre, 1864.
[15] Ibid., p. 13.
[16] Ibid., p. 15.
[17] Auteur notamment d’Étude clinique de la folie avec prédominance du délire des grandeurs (1869-1870) et Note sur la mégalomanie ou lypémanie partielle, avec prédominance du délire des grandeurs en 1882.