La Mort de la terre de Rosny Aîné.

Roman de science-fiction, de « merveilleux scientifique » comme on disait à l’époque, La Mort de la Terre [1] anticipe la disparition de l’espèce humaine en fondant le récit romanesque sur les dernières découvertes de la science (en particulier sur l’évolution du vivant, mais aussi les séismes et la radioactivité). Targ le « veilleur », sa sœur et l’amoureuse Êré vont être les seuls à résister au mouvement entropique et suicidaire qui emporte les derniers hommes, que n’enthousiasme plus que la seule ivresse de la mort dans une société entièrement organisée, entièrement régulée. Le « despotisme doux », dirait Tocqueville, d’un pouvoir dont les lois sont intégralement intériorisées, acceptées par une population sans désir et sans imagination, ordonne par l’eugénisme et l’euthanasie le politique, réduit au biologique dans les dernières cités. Dernières cités, dernières « Oasis », sur la terre que le réchauffement climatique (et non le refroidissement, comme on le pensait avant la découverte de la radioactivité) a transformé en désert. L’organicisme politique du XIXe siècle tourne ici au cauchemar : le cauchemar d’une organisation politique parfaite, car rationnellement raccordée aux principes de la nature, dans un processus d’adaptation par la dégénérescence à la mort. « Produits parfaits d’une espèce condamnée », les Hommes, atones, apathiques, fossilisés, n’ont plus qu’à disparaître. Place au nouveau règne, le règne des ferromagnétaux, complexes coalescences de matière magnétique issues des fers utilisés dans l’industrie, place aux ferromagnétaux appelés à supplanter l’Homme qui leur a facilité le travail en étant le « prodigieux destructeur de la vie », et d’abord de la vie animale. Targ l’aventurier, Targ le fou, le révolté, l’inadapté à cette société parfaite, n’aura plus qu’à mourir lui aussi. Mais il mourra sans prendre le poison qui fait de la mort la seule et unique ivresse des derniers hommes, il mourra en affrontant la souffrance de la mort, et en acceptant de fondre par cette mort les dernières parcelles de l’énergie humaine dans « la Vie nouvelle », dernier mot du roman.

Trois séries causales, qui s’entrecroisent et tendent à s’absorber, font de l’évolution – et d’abord de l’évolution de l’espèce humaine vers sa disparition – un processus complexe, systémique. La première, Rosny aîné la nomme « péril sidéral », la deuxième « péril organique », la troisième pourrait être appelée « péril humain ». Le « péril sidéral » projette les derniers temps de l’Humanité à l’échelle du cosmos, de la « volonté cosmique » dans l’espace planétaire et interplanétaire. Dans l’espace interplanétaire, et des météores tombent sur les dernières Oasis humaines. Dans l’espace planétaire, et les secousses sismiques font de ces Oasis et des déserts qui les entourent des solitudes chaotiques, apparemment apocalyptiques – mort de la terre – mais plus sûrement génésiaques, la « volonté cosmique » à laquelle s’accorde la « volonté de la terre » amorçant le début d’un nouveau cycle de vie. Dans cette mesure, le « péril sidéral » est solidaire du « péril organique », soit le péril du remplacement de l’espèce humaine par ces êtres qui ne sont qu’au début de leur lent processus d’évolution, les ferromagnétaux. Ce « péril organique » – qui s’exerce par « volonté de la terre », par volonté de la « planète homicide » – soumet l’évolution du vivant aux lois de la sélection naturelle et de la lutte pour la vie. La vie, l’histoire de l’humanité n’étant ainsi qu’un épisode de l’histoire de l’humanité un épisode dans la succession des règnes : règne minéral, puis végétal, puis animal, puis humain, puis ferromagnétique, le règne minéral prenant sa « revanche » dans un cycle qui dessine plus une spirale qu’une boucle. Et cela parce que les ferromagnétaux ne peuvent naître que de « fers humains », déchets de l’industrie humaine. À la fin du roman, Targ le héros corrige le titre : « la mort de la terre pour notre Règne », afin que « la Vie Nouvelle » se développe. La lutte pour la vie, le struggle for life dans le roman de Rosny Aîné a pour échelle de grandeur les règnes, non les espèces ou les races.

*

Le rapport entre ces deux « périls », ces deux chaînes de causalité ou ces deux volontés, « volonté cosmique » et « volonté de la terre », rapport apparemment agonistique (le « péril sidéral » détruit la terre) est en réalité un rapport de collaboration, ce que marque la double manifestation du péril sidéral : météores venues du cosmos et secousses sismiques venues des profondeurs de la planète. Et de fait, dans le texte, « volonté de la terre » et « volonté cosmique » sont en général confondues : elles sont au fond la même « énergie évolutive », la même source d’énergie d’un unique processus d’évolution de la vie, qui a besoin des catastrophes, de la destruction, de la mort pour se développer.

Plus complexe est l’articulation de ces deux périls au péril humain, celui que l’homme fait encourir à l’homme. Plus complexe, l’articulation de la volonté de « l’énergie évolutive » et de la volonté de l’homme. Plus complexe, l’articulation de l’histoire naturelle et de l’histoire humaine dans l’enchaînement des déterminations. Plus complexe donc, l’articulation dans le roman entre darwinisme et, pour aller vite [2]. Cette organisation sociale n’a rien de la jungle de la lutte pour la vie, de la concurrence vitale qui, par exemple chez un Spencer, joue comme moteur du développement des sociétés libérales ou, chez un Jules Ferry, comme justification de la colonisation. Le struggle for life ne préside ni à l’organisation interne des peuples, à leur manière d’articuler les individus entre eux, ni à leurs rapports externes dans des conflits entre nations, empires ou races. Depuis trop longtemps en effet, l’uniformité atone de l’espèce humaine interdit de tels scénarios belliqueux qui conféreraient une dimension épique à une lutte pour la vie retournée en lutte à mort et pour la mort. Car l’Humanité ne lutte pas, elle cède à la mort, à la fatalité qui est à la fois hors d’elle et en elle, tendant à se confondre avec sa propre volonté, et sa propre culpabilité. Il y a bien retournement, mais ce retournement n’est pas celui de la lutte pour la vie en lutte à mort et pour la mort, il est celui du progrès rationnel de l’espèce en sa dégénérescence, à l’intérieur d’une évolution qui est plus déterminée par l’hérédité des caractères acquis et l’adaptation que par la lutte pour la vie [3]. On peut, à l’intérieur de ce retournement, distinguer deux séries causales. La première renvoie aux progrès techniques, à la transformation de la nature par l’homme et ouvre le roman de Rosny à des revendications écologistes d’une assez surprenante actualité. La seconde renvoie aux transformations de l’homme par l’homme, et fait du roman de Rosny une violente critique des darwinismes sociaux. La transformation de la nature d’abord qui, par effet de boomerang, condamne l’homme à la disparition puisqu’il appartient à cette nature qu’il détruit. La domination destructrice de la nature est le triomphe de l’Humanité et son suicide. Car si les derniers hommes vivent dans un désert brûlant d’où l’eau disparaît, ils en sont seuls responsables. Le réchauffement climatique et l’assèchement de la terre ne résultent ni du « péril sidéral » ni du « péril organique », mais du seul péril humain : à partir de l’âge radioactif (à savoir le présent de Rosny et de ses lecteurs), il découle à la fois de la surpopulation et de la surexploitation de l’énergie atomique, qui sont elles-mêmes entraînées par les progrès technico-scientifiques ; passé un certain seuil, surpopulation et surexploitation des énergies se retournent en leur contraire : entrée de l’Humanité dans l’entropie et la dépopulation. « L’impuissance de l’homme était dans sa structure même : né avec l’eau, il s’évanouissait avec elle » (p. 122). Or cet évanouissement n’a d’autre cause que l’homme lui-même.

*

À cette première atteinte suicidaire de l’Homme contre son propre milieu s’ajoute la destruction de la vie animale dont il est le seul responsable : extermination des animaux sauvages, des parasites et des micro-organismes (y compris les bénéfiques) à travers le triomphe d’une agriculture rationalisée jusqu’à l’asepsie ; extermination des animaux d’élevage qui, de sélection artificielle en sélection artificielle, sont devenus des monstres non viables, voués à disparaître. Cette disparition ne condamne pas seulement les hommes à voir leur estomac s’atrophier, mais elle les condamne eux-mêmes absolument, les coupant de la grande vie instinctuelle d’un monde animal dont ils se sont exclus, oubliant qu’ils en faisaient partie. Car c’est l’instinct animal qui leur a permis de vivre, de survivre. L’ayant fait taire en eux, ils le préservent un temps dans les Oasis en renonçant à tuer les derniers animaux, les oiseaux sauvages qui, avec les sismographes, les aident à percevoir les tremblements sismiques : collaboration de l’animal et de la machine qui ne dit pas la réduction machinique des animaux, mais au contraire la caractère irréductible de l’instinct animal, dont la disparition ne peut être suppléée par aucune invention technique. La vie même avec ces oiseaux sauvages semble un temps pouvoir inventer une nouvelle voie de l’évolution, une voie alternative au règne des ferromagnétaux. Une voie marquée par l’élévation de l’animal jusqu’à un langage encore approximatif, mais qui permet aux hommes et aux derniers animaux de vivre en bonne intelligence. Or cette voie est sans issue, comme une bifurcation de l’évolution qui ferait impasse. Annoncée dans une prolepse, la disparition des oiseaux sauvages n’est ensuite jamais racontée, ses causes ainsi laissées en blanc. Il est seulement dit que la concurrence des ferromagnétaux n’explique pas à elle seule cette disparition. Causalité négative, qui suggère en creux la part de responsabilité des Hommes dans la disparition de ces animaux, dont ils se sont fait trop tard les protecteurs. Ainsi les Hommes, pour s’adapter à un milieu qu’ils se sont fabriqués eux-mêmes pour leur triomphe, se sont engagés sur la voie de leur propre dégénérescence. La loi de l’adaptation a scellé la victoire de l’homme aux dépens des animaux, et du coup sa fatidique disparition. Pourtant, dit Rosny, il aurait pu dès les débuts de l’âge radioactif entendre les avertissements des savants qui « prédisent que l’Humanité périra par la sécheresse. Mais quel effet ces prédictions pouvaient-elles produire sur des peuples qui voyaient des glaciers couvrir leurs montagnes, des rivières sans nombre arroser leur sites, d’immenses mers battre leurs continents ? » (p. 41). Aucun, et l’espoir que renaisse une Humanité grâce à Targ, Arva, Êré et leurs enfants est balayé à la fin du roman, non par une grande catastrophe tellurique, œuvre de l’inexorable « volonté cosmique », mais par un effondrement de terrain accidentel, dû à d’anciennes excavations trop profondes destinées à enfouir les déchets de l’industrie humaine, les « fers humains ». La pensée écologique de Rosny s’appuie ainsi sur la science contre une Humanité trop naïvement confiante à la fois dans ses progrès techniques et dans l’apparente fixité intangible de la nature. À cet écologisme s’ajoute donc un anti-darwinisme social radical. À la différence de la plupart de ceux qui, en France au tournant du XIXe et du XXe siècle, projettent l’évolutionnisme dans la sphère sociopolitique, Rosny ne voit pas dans le développement d’un biopouvoir [4] un facteur de progrès par raccordement, adaptation des organisations humaines à l’ordre rationnel de la nature. Il voit dans ce développement un facteur de dégénérescence, ou plutôt un processus d’accompagnement de la dégénérescence, ou encore d’adaptation de l’espèce humaine à un milieu qu’elle a rendu elle-même invivable. Le biopouvoir qui préside à l’organisation des dernières Oasis fait d’elles des sociétés rationnellement ordonnées, qui confirmeraient la validité de l’optimisme rationaliste et réformateur qui domine à cette époque en France les darwinismes sociaux, si précisément cette rationalisation n’en faisait l’utopie, retournée en cauchemar, de sociétés humaines intégralement rationalisées, organisées jusqu’à l’intrusion dans le plus intime – la mort, l’amour, les naissances – et l’amputation de tout ce qui a constitué l’énergie de l’espèce humaine : l’animalité, le grand souffle de l’instinct de vie, que les mises en série dans le roman associent à la vie sauvage, à l’amour, à l’héroïsme, à la folie, à la révolte, à l’imagination, à la poésie. À la poésie, ou en encore au mysticisme diffus d’une humanité qui se laisserait emporter par un désir de vivre plus grand qu’elle, désir auquel elle renonce finalement pour mourir. De sélection en sélection (et le texte fait comprendre que la distinction entre sélection naturelle et sélection artificielle n’a plus de sens ici), l’homme est devenu le très obéissant sujet d’un biopouvoir qui n’entend plus réguler que sa disparition : politique d’organisation, de régulation de la vie qui n’est rien d’autre qu’une politique de la mort. Targ, toutefois, à la fin du roman, pressent que si sa famille, avec laquelle il rêvait de refaire l’Humanité, est morte dans un accident de terrain dû à l’industrie humaine, cet accident n’est au fond que l’instrument de la volonté cosmique, qui ne veut plus que les Hommes règnent sur la vie. Fusionnant l’évolutionnisme et la philosophie de Schopenhauer, le roman confond le vouloir-vivre de la terre et du cosmos avec une fatalité dont les hommes, en toutes leurs actions, ne sont que les aveugles instruments. Les Hommes ont détruit leur milieu et mené à l’extinction de ce qui faisait leur vie – l’eau, l’animalité – mais ils n’ont été par là que les serviteurs très obéissants de l’« énergie évolutive » qui veut leur mort.

*

De ce processus morne autant que fatal, Rosny tire cependant un roman, soit une œuvre de désir et d’imagination, un roman héroïque, épique, par intrusion d’une faille dans l’enchaînement des déterminations ou plutôt par complication des chaînes de déterminations. Et cela en s’adossant aux découvertes de la récente génétique : car si l’ensemble de l’espèce humaine évolue, selon une logique toute néolamarckienne, par adaptation et transmission héréditaire des caractères acquis, cette transmission est compliquée par le retour de traits plus anciens qui complexifient le déterminisme de l’atavisme. Si Targ et sa sœur Arva résistent à l’évolution de leur espèce, c’est en effet grâce au retour atavique, en eux, de l’énergie des anciens hommes, retour qui fait d’eux des résurgences, non pas de caractères acquis, mais de caractères perdus (ou plutôt maintenus latents dans les combinaisons génétiques de leurs contemporains) : l’imagination, le désir, l’héroïsme et, très clairement pour Targ, ce complexe indissociable dans le roman que forment la vie sauvage, l’animalité et la poésie ; un complexe qui fait de Targ un inadapté et de l’inadaptation la marque positive de l’héroïsme. Le roman d’aventure, greffé sur le récit déterministe de l’évolution, peut se déployer dans cette torsion du déterminisme évolutionniste et dans cette transformation de l’inadaptation en vertu, force éthico-politique de résistance à la loi de l’adaptation qui structure l’évolution historique et naturelle. Cette vertu de l’inadaptation n’échappe pas au déterminisme (les complications de l’hérédité l’expliquent) mais elle apparaît comme une incidente positivement régressive qui vient, un temps, parasiter la logique dominante de l’évolution. En Targ resurgit toute l’immense vie des mers, des forêts immenses bruissantes d’animaux et des premiers hommes qui faisaient la guerre du feu. Pour une blonde Êré, que sa chevelure rattache au monde perdu des genèses et des légendes, Targ fera seul la guerre de l’eau, revenant aux efforts héroïques qui présidaient longtemps auparavant aux « grandes découvertes ». En vain : le dernier homme ne peut rien contre l’énergie évolutive dont son espèce a été le trop aveugle instrument.

Mais si le roman s’achève sur la soumission de son héros à la « Vie Nouvelle », La Mort de la terre est tout sauf un appel à l’obéissance : la mort de Targ ne fait que souligner le sublime moral, héroïque de l’inadaptation. Encore moins cependant faudrait-il le lire comme un sursaut vague de la poésie et de l’esprit d’aventure contre les desséchements fossilisants de la science de son temps, sursaut bien improbable chez cet ami de Pierre Curie, de Jean Perrin, de Paul Langevin que fut Rosny aîné. Le roman, science-fiction, merveilleux scientifique, science et poésie, ne sort jamais des cadres des grandes découvertes de son temps : continuité entre l’homme et l’animal, loi de l’évolution, adaptation, sélection, transmission des caractères acquis, combinatoire complexe de la génétique, radioactivité, sismographie. La Mort de la terre fait de ces découvertes le levier de l’imagination romanesque, de la poésie des hommes du début de l’ère radioactive, non pas contre elle, mais contre ses mésusages. Symptôme de la crise que traverse le rationalisme scientiste au tournant du XIXe siècle et du XXe siècle, le roman de Rosny aîné s’appuie ainsi sur l’évolutionnisme pour développer une fable écologiste qui en appelle à une régulation scientifique des progrès techniques et pour engager une critique radicale de toutes les formes d’organicismes politiques et de darwinismes sociaux de son temps. Et cela non pas au nom d’un discontinuisme spiritualiste, coupant l’Homme du monde animal mais, au contraire, au nom même de l’animalité de l’Homme : en écoutant la leçon de Darwin, contre les darwiniens.

ps:

Claude MILLET – La Mort de la terre de Rosny Aîné.

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. V – Automne 2009

notes:

[1] J.-H.Rosny, La Mort de la terre, roman, suivis de contes, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1912 ; rééd. Yves Lochard, Paris, Flammarion, « Étonnants classiques », 1997 (édition de référence).

[2] Pour aller vite, tant sont divers les darwinismes sociaux en France au tournant des XIXe et XXe siècles, comme l’a montré Jean-Marc Bernardini dans Le Darwinisme social en France (1859-1918). Fascination et rejet d’une idéologie, Paris, éditions du CNRS, 1997. En suivant son exemple, nous nommerons darwinisme social tous les organicismes évolutionnistes, y compris néolarmarkiens, sauf lorsque la distinction nous semblera pertinente., darwinisme social, puisque les hommes dans le roman ont calqué leur organisation sur celle de la vie, et que c’est cela qui les fait mourir.

[3] Sur cette prédominance en France du néolamarckisme sur le darwinisme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, voir l’ouvrage déjà cité de Jean-Marc Bernardini. Les raisons en sont idéologiques : le néolamarckisme s’accorde mieux au nationalisme mais aussi au progressisme des milieux savants de l’époque, en particulier dans ses tendances « solidaristes ». Rosny, en privilégiant le modèle néolarmarkien (inversé en logique de la dégénérescence) n’est donc pas anachronique : c’est le discours dominant qu’il vise, en le retournant, ou plutôt ce qu’on commence à percevoir au début du XXe siècle, y compris dans les milieux scientifiques, comme une idéologie repoussoir, et repoussée dans le siècle précédent.

[4] La terminologie de Michel Foucault s’impose à la lecture de La Mort de la terre, euthanasie et eugénisme étant au centre des techniques disciplinaires des « Oasis ».




Ruines et désordre

De Volney à Proust (en passant par Flaubert) et de Laplace à Bergson (en passant par Darwin) : voilà le parcours que j’aimerais esquisser pour tenter d’approcher ce qu’a été la pensée du désordre au XIXe siècle [2]. La première question à laquelle il me paraît important de tenter de répondre est la suivante : peut-on mettre en regard ordre et désordre dans une dramaturgie qui permettrait de décrire les oscillations intellectuelles et esthétiques du siècle, traversant toute la culture, de la pensée politique aux disciplines du savoir en passant par la littérature et les arts ? Peut-on aller au-delà de la constatation des parallélismes ou des oppositions et poser une règle systémique ? Refaire Auguste Comte, en quelque sorte, mais sans croire au Progrès et sans croire non plus qu’il suffit que le passé soit passé pour qu’il soit connaissable ?

Ce que les dix-huitièmistes appellent le « Tournant des Lumières » débouche, faut-il le rappeler, sur les ruines matérielles et morales entraînées par la Révolution. Pour autant – le paradoxe mérite qu’on s’y attarde – il s’agit aussi d’une période où les sciences s’efforcent à toutes les mises en ordre, à toutes les rigueurs. Linné (1707-1778) avait tenté de mettre cet ordre dans la botanique grâce à son système de nomenclature binominale dès 1753 dans le Species Plantarum ; la Méthode de nomenclature chimique de Lavoisier est quant à elle de 1787 et le Traité élémentaire de chimie, présenté dans un ordre nouveau et d’après les découvertes modernes paraît à la date symbolique de 1789. Les historiens allaient eux aussi s’efforcer de mettre en récit le chaos du passé (avec ce que cela donnera au milieu du siècle dans la grande Histoire de Michelet) ; les penseurs saint-simoniens de la politique, dans leur élan pour élever la perspective, tentent de leur côté d’imaginer les lois d’un ordre social progressiste dans une société fortement structurée, ainsi du polytechnicien Michel Chevalier, passé de l’utopie aux chemins de fer et de Ménilmontant à la chaire d’économie du Collège de France ; quant à Laplace, figure emblématique du mathématicien génial, nous lui devons l’une des plus belles figurations du déterminisme, le « Démon » qui porte son nom, dont le « Démon de Maxwell » sera le pendant : il manifeste dans toute sa force l’aspiration (reconnue impossible à assouvir) à une intelligibilité totale :

 Une intelligence qui pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé serait présent à ses yeux. [3].

C’est en partie aussi l’ambition de Volney, qui cherche un enseignement historique qui puisse faire sens du rapport entre passé, présent et avenir dans sa célèbre « vision », avec l’invocation adressée aux ruines de Palmyre :

 Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints murs silencieux ! C’est vous que j’invoque ; c’est à vous que j’adresse ma prière. Oui ! Tandis que votre aspect repousse d’un secret effroi les regards du vulgaire, mon cœur trouve à vous contempler le charme des sentiments profonds et des hautes pensées. Combien d’utiles leçons, de réflexions touchantes ou fortes n’offrez-vous pas à l’esprit qui sait vous consulter ! [4].

Toute l’époque se propose de la même façon, en puisant au même répertoire, des images chargées de figurer des questions de fond auxquelles on donnera des réponses chargées d’incertitude. Les bouleversements politiques et sociaux qui marquent le passage du XVIIIe au XIXe siècle ne relèvent-ils que de la contingence historique ou bien d’une causalité plus complexe ? Sont-ils d’ailleurs des causes ou des conséquences ? Le déterminisme qui les expliquerait relève-t-il d’une physique ou d’une métaphysique ? Faut-il les penser en termes de rupture (ressentie dans le court terme) ou d’évolution (envisagée sur le long terme) ? Les formes et les thèmes qui en accompagnent l’émergence dans les arts et la littérature sont-ils les stigmates d’une décadence ou les premiers éléments d’une culture nouvelle ? Des phénomènes locaux dont la logique serait restreinte à des registres limités (un groupe, un genre, une forme) ou plutôt une vague de fond globale, un tsunami culturel ? Quel sens faut-il reconnaître, s’il en est un, aux ruines accumulées en un demi-siècle ? Existe-t-il un avenir pensable et sous quelle forme ? Le passé n’appartient-il qu’aux « professionnels du révolu », spécialistes des sociétés fossiles, ou faut-il y chercher les préfigurations d’une autre vie toujours en train d’advenir ?

Ces questions, les contemporains se les posent parfois avec angoisse, parfois avec espoir. Ils peuvent en conclure au nihilisme le plus noir comme à l’idéalisme le plus béat [5]. Elles sont en tout cas à l’origine d’œuvres nombreuses dans tous les genres et tous les arts, comme elles sont la source des constructions conceptuelles qui fondent les sciences émergentes au XIXe siècle, également indissociables de ce procès de la modernité qui fait se confronter ordre et désordre. Une confrontation qui se donne à penser, à illustrer, à transformer en créations matérielles, sociales, mais aussi intellectuelles, artistiques et littéraires.

C’est sur ce fond problématique, celui des rapports entre ordre et désordre au XIXe siècle, que je voudrais revisiter – trop rapidement – quelques aspects de la thématique des ruines, omniprésente dans la période qui nous intéresse, car elle ne me paraît pas être une simple « thématique », précisément. Je ferai au contraire l’hypothèse que l’omniprésence des ruines ne relève pas de la pure et simple illustration ni d’un très ordinaire effet de mode (même si elle alimente cette mode) ni non plus de la diffusion virale de la pathologie mélancolique, en effet extrêmement contagieuse, mais d’un très complexe effort de figuration de l’Inconnu sur lequel ouvrent les temps nouveaux, dans la mouvance révolutionnaire. L’Inconnu, d’abord chargé après la Révolution de l’effroi suscité par l’irruption du désordre sous la forme de violences sans précédent, va pourtant devenir au fil du temps, étrangement, synonyme d’avenir et de création ; c’est en tout cas le grand défi d’un siècle qui a, bien avant le nôtre, conçu et organisé le premier prototype de ce que peut être une société du savoir – mais fondée sur une théorie du désordre quand la nôtre l’est sur la communication.

Sainte-Beuve dans un de ses Lundis note très justement à propos du premier livre de Volney, son Voyage en Égypte et en Syrie, publié en 1787 :

Quoique, par la forme, ce livre n’eût rien de séduisant, et qu’il rompît par le ton avec la mollesse des écrits en vogue sous Louis XVI, quoiqu’il ne fût pas possible, pour tout dire, de moins ressembler à Bernardin de Saint-Pierre que Volney, celui-ci trouvait, à certains égards, un public préparé : c’est l’heure où Laplace physicien, Lavoisier chimiste, Monge géomètre, et d’autres encore dans cet ordre supérieur, donnaient des témoignages de leur génie. Volney fut le voyageur avoué est estimé de cette école savante et positive. [6].

C’est à propos du principal ouvrage de Volney qu’il remarque aussi : « Je ne crois nullement que Les Ruines constituent un type dans notre littérature : mais c’est en effet un livre qui, par le ton, est bien le contemporain de certaines formes de David en peinture, de Marie-Joseph Chénier et de Le Brun en poésie. » [7]. Il aurait pu ajouter, plus justement encore à mon sens, que Volney y est très proche d’un autre peintre, figure-clé de l’institution créatrice et conservatrice d’images au tournant du siècle : Hubert Robert.

En 1796, alors qu’il faisait partie de la commission chargée de penser l’organisation du futur musée du Louvre, Hubert Robert avait produit plusieurs tableaux représentant la Grande galerie telle qu’elle n’existait pas encore mais telle qu’on pouvait la rêver. Elle restait à construire ou à reconstruire. Le paradoxe ici est évidemment que ce Louvre imaginé au futur soit l’oeuvre d’un peintre qui avait plus qu’amplement mérité son surnom de « Robert des ruines ». Lui qui aura passé sa vie à fournir sa clientèle en vues de la Rome antique devenue objet pittoresque pour une méditation largement stéréotypée sur la décadence des empires et la destinée des ambitions humaines, voilà qu’il devait construire. Non plus dépeindre les ruines comme un aboutissement mais bien comme un point de départ pour édifier un nouveau monument, autrement dit remonter à l’envers le fil du temps pour projeter un passé aboli dans un avenir encore inexistant.

Voilà qui allait tout à fait à l’encontre des représentations du travail du Temps, précisément, que la vulgarisation des principes d’irréversibilité de la thermodynamique allait peu à peu imposer tout au long du XIXe siècle pour aboutir aux thrènes catastrophistes sur la mort des étoiles, la fin du Soleil, la destruction de la Terre et de l’humanité par la congélation définitive [8]. Ce dont on peut se réjouir, comme Lautréamont dans Les Chants de Maldoror, pour la plus grande gloire des mathématiques : [« O mathématiques sévères »] « La fin des siècles verra encore, debout sur les ruines des temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations laconiques et vos lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant, tandis que les étoiles s’enfonceront, avec désespoir, comme des trombes, dans l’éternité d’une nuit horrible et universelle, et que l’humanité, grimaçante, songera à faire ses comptes avec le jugement dernier. » [9]. Hubert Robert ajoute cependant un tour de complexité a priori surprenant à sa vision paradoxale. Ne se contentant pas de figurer la Grande galerie qu’il s’agit d’édifier, il fait un pas au-delà, tout à fait vertigineux : il anticipe audacieusement sur l’accélération de l’histoire et représente dans un autre tableau la même galerie mais retournée à l’état de ruines. Au milieu des débris, ne subsiste intact que le célèbre Apollon du belvédère (de retour depuis 1815 au Vatican, après un séjour à Paris inauguré en 1797, au Musée central des arts).

S’agit-il d’un simple « caprice » comme Hubert Robert en avait déjà produits ? Faut-il ne voir là qu’une sorte d’automatisme kitsch ou de concession au goût qu’il avait lui-même contribué à former ? D’un côté, en effet, les ruines représentent bien le mode le plus expressif de la nostalgie romantique, vide d’objet précis, comme l’a parfaitement caractérisée Rose Macaulay dans Pleasure of Ruins [10] ; douleur au fond plutôt douce de l’aspiration au retour dans la patrie perdue à partir d’un hors-temps, après la fin de l’Histoire, dans l’apaisement et la sérénité qui suivent ce qui a eu lieu ; c’est le nostos d’Ulysse désirant le retour à Ithaque, ou de Norbert Hanold à Pompéi, en rêve, dans Gradiva de Jensen (1903) relu, comme on sait, par Freud ou encore de Bloom rentrant chez lui à la fin d’Ulysses. Les ruines sont dans tous les sens des lieux de mémoire et constituent une figure offerte à la contemplation car elles fixent le regard sur les restes d’un monde aboli – des restes cependant encore reconnaissables, encore familiers (en ce sens, ce sont des apparitions), un monde inaccessible mais tout proche. Les monuments fossilisés sont la preuve que quelque chose a été puis qu’un événement cataclysmique a eu lieu, suivi par rien, une fois la poussière retombée et les fragments épars redevenus visibles. Ce regard est tout aussi bien regard sur soi, dans l’étonnement d’un être-là, d’un après condamné à durer, ce qui fait que les ruines ne sont pas simplement un spectacle ou alors que ce spectacle forme aussi une scénographie de l’intériorité qui la découvre à la fois encombrée de vestiges et vide [11]. La Grande galerie du Louvre , dans ses deux états, c’est donc à la fois une figure du passé (Rome en ruines y réapparaît), une figure du présent (le moment de la transition thermodynamique) et une figure – ou plutôt une préfiguration de l’avenir (la victoire nécessaire du désordre – ou la défaite de l’ordre [12], mais compensée et niée dans un geste de défi lancé par l’Art au Temps).

Ce tableau reçoit généralement une lecture métaphorique, voire allégorique : la Beauté, par essence éternelle, y serait opposée à l’essentielle fragilité de ce qui n’est pas elle. Ce n’est sans doute pas faux mais on comprend que d’autres lectures sont possibles. Plutôt qu’une figure à tendance allégorique, je préfère y voir ce que j’appelle une figure épistémique. Ce déplacement d’accent implique un changement de perspective : l’image que nous regardons n’est plus alors la simple représentation d’une idée mais la présentation d’une problématique, la traduction visuelle d’un dispositif à proprement parler cognitif [13].

Quels savoirs se disent ou se cherchent dans cette mise en scène (il y a bien une scène puisque tout est imaginaire) ? La question prend un sens qui échappe à la problématique purement esthétique si l’on fait le parallèle avec le travail théorique que poursuit Sadi Carnot au même moment (Réflexions sur la puissance motrice du feu, 1824) : comment peuvent donc faire système énergie et désordre, le mouvement et l’immobilité, la chaleur de la vie et le froid de la mort ? Rien de plus évident pour nous aujourd’hui, nous appuyant sur l’épistémologie contemporaine, que de penser toute évolution en termes de rapport entre ordre et désordre : nous pouvons recourir à toutes les théories concernant les phénomènes d’émergence, tout ce que l’on trouve concentré dans l’image (vulgarisée) des théories du chaos, tout ce que l’on entend par auto-organisation, tout ce qui peut se comprendre à partir du principe de l’ordre à partir du bruit, etc. Le sens épistémique des phénomènes désordonnés nous est en quelque sorte donné d’avance, mais il ne pouvait d’aucune manière en aller de même au XIXe siècle : aucune construction intellectuelle n’existait qui aurait pu permettre de penser ensemble ordre et désordre. Ne faut-il pas, par conséquent, lire le tableau, certes comme un appel à contempler les restes fossiles de l’ordre disparu, ne laissant subsister que fragments en désordre, mais tout autant comme un appel à concevoir en même temps un ordre à venir – par où se pose d’une manière nouvelle la question des relations entre l’inconnu et la novation et où les mots « ordre » et « désordre » doivent recevoir tout leur poids épistémique [14] ? Tout en est affecté, de ce qui fait l’intelligibilité de l’histoire jusqu’au fondement des poétiques en passant par la physique et l’astronomie. Pour ce qui est de la poétique, c’est Baudelaire, bien évidemment, qui donnera la formulation la plus achevée de la tension entre ces deux postulations, qui ne déchirent pas seulement le sujet individuel, mais toute la société du XIXe siècle : la mise en ruines volontaire du Paris haussmannien ne bouleverse pas que la topographie, elle remodèle en profondeur la topologie de l’imaginaire et donne par là à figurer la dynamique des révolutions toujours en cours et désormais sans terme [15]. Quoiqu’il en fût, la relation entre les deux termes de l’ordre et du désordre ne pouvait être pensée que sous la forme de la confrontation et du conflit : l’un devait nécessairement l’emporter sur l’autre [16].

Il faudrait maintenant aborder le très important chapitre concernant la postérité de notre problématique dans l’histoire intellectuelle et culturelle de la période fin-de-siècle, dans le sillage du mélodrame médiatique provoqué par Brunetière proclamant « La faillite de la science » :

Les mutations de la structure de la matière et le mouvement brownien faisait surgir le désordre de multiples derrière l’apparence d’un entre simple. L’imprévisibilité se substituait au déterminisme, l’instabilité à l’anticipation. Là encore, les représentations issues du champ scientifique contaminaient d’autres domaines. Les remises en cause physiciennes, qui redéfinissaient des caractéristiques du mouvement, semblaient ébranler les conceptions progressistes d’un monde en marche dont le mouvement aurait constitué la loi d’airain. La crise, Poincaré l’affirmait, n’était pas une crise interne à la physique, mais une interprétation philosophique du fait que le mécanisme n’était plus et ne pouvait plus être la philosophie adaptée aux nouveaux développements de la physique. [17]

En dépit de ce nihilisme appréhendé et de manière radicalement opposée, il se trouve cependant que le désordre peut changer de sens et de « figure », à condition de comprendre que le désordre est aussi création. Deux œuvres majeures en sont l’expression la plus forte, bien antérieures aux théories contemporaines auxquelles je faisais antérieurement allusion, celles de Bergson et de Proust. Avec eux, le désordre va changer de sens : il ne sera plus l’aliment inépuisable d’un imaginaire de la décadence et de la fin mais la condition même d’une connaissance des commencements, le ferment de toute création. Le désordre est suprêmement vivant car il résulte du jeu de la vie avec tous ses possibles ; mieux : il l’exprime. Chez Proust, comme toujours, cela se dit dans les termes d’une apparente futilité romanesque :

Aussi quand Françoise, voyant Albertine entrer par toutes les portes ouvertes chez moi comme un chien, mettre partout le désordre, me ruiner, me causer tant de chagrins, me disait (car à ce moment-là j’avais déjà fait quelques articles et quelques traductions) : “Ah ! Si Monsieur à la place de cette fille qui lui fait perdre tout son temps avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait classé toutes les paperoles de Monsieur !”, j’avais peut-être tort de trouver qu’elle parlait sagement. En me faisant perdre mon temps, en me faisant du chagrin, Albertine n’avait peut-être été plus utile, même au point de vue littéraire, qu’un secrétaire qui eût rangé mes paperoles. [18].

L’arrière-plan épistémique de cette intuition, c’est bien le dernier Poincaré. Il avait été l’un des premiers à désigner l’abîme ouvert dans nos certitudes sur l’ordre du monde par la nouvelle physique :

 Le monde ne varierait plus d’une manière continue et comme par degrés insensibles ; il varierait par bonds. […] On ne pourrait plus dire alors : Natura non facit saltus, elle ne ferait que cela au contraire. Ce ne serait plus seulement la matière qui serait réduite en atomes, ce serait l’histoire même du monde ; que dis-je, ce serait le temps lui-même, car deux instants, compris dans un même intervalle entre deux sauts, ne serait plus discernables, puisqu’ils correspondraient au même état du monde. [19]

C’est à partir de cette vision que Bergson élabore la sienne, où Proust le rejoint [20]. Bergson n’écrit-il pas, lui qui avait médité le second principe de la thermodynamique et réfléchi au sens à donner à l’entropie :

 Toutes nos analyses nous montrent en effet dans la vie un effort pour remonter la pente que la matière descend. Par là elles nous laissent entrevoir la possibilité, la nécessité même, d’un processus inverse de la matérialité, créateur de la matière par sa seule interruption […] Il faut commencer au contraire par faire à l’accident sa part, qui est très grande. Devant l’évolution de la vie, au contraire, les portes de l’avenir restent grandes ouvertes. C’est une création qui se poursuit sans fin en vertu d’un mouvement initial […]. [21]

On comprend que, dès lors, ordre et désordre n’ont plus rien qui les oppose irréductiblement l’un à l’autre. Voilà peut-être ce qu’Hubert Robert voulait donner à méditer en plantant Apollon au milieu des ruines accumulées du passé et de l’avenir – Apollon qui avait élevé les murailles de Troie en jouant de la lyre, de la même façon, on vient de le voir, que Bergson imagine l’émergence de toute création. Ce faisant, Hubert Robert, Proust, Poincaré, Bergson se rejoignent dans une épistémè commune, dont nul, au fond, n’a mieux exprimé la formule que Jarry dans Ubu Roi au même moment (en 1896 ) :

« PÈRE UBU. Cornegidouille ! nous n’aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines ! Or je n’y vois d’autre moyen que d’en équilibrer de beaux édifices bien ordonnés. »

ps:

Michel Pierssens – Université de Montréal

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. V – Automne 2009

notes:

[1] Perdre de vue, Gallimard, 1988, p. 384.

[2] Ambition démesurée et projet impossible à réaliser dans le cadre limité d’une communication. Je ne proposerai donc ici que quelques remarques rapides et des idées qui ne seront qu’esquissées.

[3] « Une intelligence qui pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé, serait présent à ses yeux. L’esprit humain offre, dans la perfection qu’il a su donner à l’astronomie, une faible esquisse de cette intelligence. Ses découvertes en Mécanique et en Géométrie, jointes à celle de la pesanteur universelle, l’ont mis à la portée de comprendre dans les mêmes expressions analytiques, les états passés et futurs du système du monde. En appliquant la même méthode à quelques autres objets de ses connaissances, il est parvenu à ramener à des lois générales, les phénomènes observés, et à prévoir ceux que des circonstances données doivent faire éclore. Tous ces efforts dans la recherche de la vérité viennent, tendent à le rapprocher sans cesse de l’intelligence que nous venons de concevoir, mais dont il restera toujours infiniment éloigné. » Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 5e éd., 1825.

[4] « Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux ! C’est vous que j’invoque ; c’est à vous que j’adresse ma prière. Oui ! Tandis que votre aspect repousse d’un secret effroi les regards du vulgaire, mon coeur trouve à vous contempler le charme des sentiments profonds et des hautes pensées. Combien d’utiles leçons, de réflexions touchantes ou fortes n’offrez-vous pas à l’esprit qui sait vous consulter ! » Les Ruines ou Méditations sur les révolutions des empires, 1791.

[5] Sur le plan politique, après les destructions de la Révolution, tous les efforts sont allés à la reconstitution d’une société ordonnée. Pour les uns, cela ne pouvait se penser que sous la forme d’une restauration de l’ordre ancien. Pour d’autres, rien n’était possible en dehors de la table rase sur laquelle on édifierait de manière entièrement volontariste une société nouvelle. À leur façon totalement opposée, les nostalgiques de l’Ancien régime et les promoteurs plus ou moins activistes des nouvelles utopies sociales, avec toute la gamme des socialismes aux communismes, veulent la même chose : la fin du désordre. Même l’anarchisme sera au fond un appel à constituer un ordre nouveau. Il n’y aura qu’un sceptique comme Flaubert pour ridiculiser ces aspirations contradictoires dans les moyens mais identiques dans les buts :

« Pécuchet prit la parole : « Les vices sont les propriétés de la nature, comme les inondations, les tempêtes. » Le notaire l’arrêta, et se haussant à chaque mot sur la pointe des orteils : « Je trouve votre système d’une immoralité complète. Il donne carrière à tous les débordements, excuse les crimes, innocente les coupables.
- Parfaitement, dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appétits est dans son droit, comme l’honnête homme qui écoute la raison.
- Ne défendez pas les monstres !
- Pourquoi monstres ? Quand il naît un aveugle, un idiot, un homicide, cela nous paraît du désordre, comme si l’ordre nous était connu comme si la nature agissait pour une fin ! » p.293.

[6] Causeries du lundi, T. VII, Garnier Frères, 1853, p. 321.

[7] Ibid., p. 325.

[8] Mais il en existe aussi une version optimiste, ainsi résumée par Flaubert dans Bouvard et Pécuchet : « Communion de tous les peuples. Fêtes publiques. On ira dans les astres, – et quand la Terre sera usée, l’Humanité déménagera vers des étoiles. », p. 362. C’était là la vision même de Victor Hugo exprimée dans « Plein ciel », le poème futuriste de La Légende des siècles.

[9] Les Chants de Maldoror, Chant II, Strophe 10

[10] Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1953. L’ouvrage a connu de nombreuses rééditions.

[11] Comme Volney, Chateaubriand parcourt les ruines pour y chercher un enseignement mais il y trouve, lui, une mémoire double : celle de l’Antiquité, tout à fait morte, et celle du christianisme, dont les ruines témoignent d’une mort porteuse de vie : « Les ruines des monuments chrétiens n’ont pas la même élégance que les ruines des monuments de Rome et de la Grèce ; mais sous d’autres rapports elles peuvent supporter le parallèle. Les plus belles que l’on connaisse dans ce genre sont celles que l’on voit en Angleterre, au bord du lac du Cumberland, dans les montagnes d’Écosse et jusque dans les Orcades. […] Il n’est aucune ruine d’un effet plus pittoresque que ces débris […] Sacrés débris des monuments chrétiens, vous ne rappelez point, comme tant d’autres ruines, du sang, des injustices et des violences ! vous ne racontez qu’une histoire paisible, ou tout au plus que les souffrances mystérieuses du Fils de l’Homme ! », Le Génie du christianisme, livre V : Harmonies de la religion chrétienne avec les scènes de la nature et les passions du cœur humain, chapitre 5 – Ruines des monuments chrétiens, 1802 (écrit entre 1795 et 1799).

[12] Sur cet aspect double de la question, cf. Bergson, L’Évolution créatrice.

[13] Je me réfère ici à l’opposition proposée par Reverdy dans Le Gant de crin, cité par Gérard Bocholier dans Pierre Reverdy : le phare obscur, Paris, Champ Vallon, 1984, p. 134 : « D’où vient la force de l’image ? Reverdy donne alors, dans l’article de 1918, cette célèbre réponse : “Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique”. Ce critère de la justesse peut surprendre. Dans Le Gant de crin, Reverdy précise que les sens ne doivent pas approuver “totalement” l’image, faute de quoi ils la tueraient “dans l’esprit”. Cette première distinction est d’importance. Il convient que l’esprit “seul” saisisse ces rapports entre les divers éléments de la réalité. Si les sens approuvaient “totalement”, il n’y aurait que “représentation” de quelque chose et non “présentation” : “on présente un enfant qui naît, il ne représente rien.” ».

[14] Peut-être jusque dans leurs dangereuses résonances politiques (on pense à l’« ordre moral » dans le programme de Mac Mahon en 1873).

[15] Plus que les textes de Baudelaire, sans doute la photographie jouera-t-elle un rôle décisif de ce point de vue.

[16] Cela jusqu’à Darwin. Ne cherche-t-il pas en un sens à concevoir le passage du désordre à l’ordre, voire leur coopération, le passage de la révolution à l’évolution (à rebours de l’intuition commune comme de la représentation savante) ? C’est en tout cas ce qu’en retiendra Bergson en cherchant à représenter philosophiquement « l’évolution créatrice ».

[17] Anne Rasmussen, « Critique du progrès, “crise de la science” : débats et représentations du tournant du siècle », Mil neuf cent, 1996, vol. 14, n° 1, p. 89-113. Consultable sur Persée : http://www.persee.fr

[18] A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Pléiade, I V, p. 488.

[19] Cité par Anne Rasmussen, op. cit.

[20] Cf. A.-M. Safa, L’Épistémologie proustienne, thèse de doctorat, Université de Montréal, 2009.

[21] Bergson poursuit : « Considérons toutes les lettres de l’alphabet qui entrent dans la composition de tout ce qui a jamais été écrit : nous ne concevons pas que d’autres lettres surgissent et viennent s’ajouter à celles-là pour faire un nouveau poème. Mais que le poète crée le poème et que la pensée humaine s’en enrichisse, nous le comprenons fort bien : cette création est un acte simple de l’esprit, et l’action n’a qu’à l’aire une pause, au lieu de se continuer, en une création nouvelle, pour que, d’elle-même, elle s’éparpille en mots qui se dissocient en lettres qui s’ajouteront à tout ce qu’il y avait déjà de lettres dans le monde. Ainsi, que le nombre des atomes composant à un moment donné l’univers matériel augmente, cela heurte nos habitudes d’esprit, cela contredit notre expérience. Mais qu’une réalité d’un tout autre ordre, et qui tranche sur l’atome comme la pensée du poète sur les lettres de l’alphabet, croisse par des additions brusques, cela n’est pas inadmissible ; et l’envers de chaque addition pourrait bien être un monde, ce que nous nous représentons, symboliquement d’ailleurs, comme une juxtaposition d’atomes. L’Évolution créatrice, Paris, Presses Universitaires de France, 1959, p. 164. Une excellente édition en ligne de cet essai majeur est disponible à l’adresse : http://classiques.uqac.ca/classique…




Signes fossiles dans la poésie scientifique du XIXe siècle

Est-ce de cette tension entre une forme désuète et des savoirs en révolution constante que procède son irrémédiable déclin comme mode légitime de diffusion des savoirs au cours du siècle ? Car ce genre est mort, comme tant d’espèces : on n’écrit plus guère de poésie scientifique, du moins pas en France. Révélateur sans doute du monde où il a vécu, voilà un genre qui n’a plus de sens qu’historique. Pour imaginer ce qu’il fut au faîte de sa gloire, il faut lire les compliments adressés par l’Académie des Jeux floraux de Toulouse à un candidat rimeur, lorsque le concours porte sur un sujet de poésie scientifique :

On dirait une page détachée de l’Année scientifique et industrielle ; mais ne croyez pas qu’il s’agisse simplement d’une gazette rimée […]. On ne pourrait célébrer en un plus poétique langage les mystères de l’univers physique, l’électricité et la vapeur, le daguerréotype et l’hélice, les fossiles arrachés aux entrailles de la terre, et les planètes aperçues dans les profondeurs du monde céleste […] — toutes ces admirables choses dont le vocabulaire parait rebelle à l’harmonie des vers. [1]

Voilà la poésie scientifique : instruire, glorifier, et rendre la science aimable. Selon les temps, l’accent peut se déplacer entre la dimension poétique (s’inspirer des univers découverts par la science, en y puisant des motifs et des acteurs nouveaux pour peupler de nouvelles épopées), didactique-mnémonique (mettre en vers le savoir déjà constitué ou célébrer le savant [2] ), ou proprement scientifique (faire de la poésie le vecteur de la connaissance, suivre le savant en action).

Ce genre vivace au XVIIIe siècle, mais toujours critiqué, s’est trouvé menacé très tôt par la fossilisation, pour différentes raisons. Parce que la figure du savant est dans l’univers poétique un ennuyeux, un symbole de la pétrification contraire au génie [3] , comme l’illustrent les propos peu amènes de Maxime du Camp sur le poète Louis Bouilhet ; parce que les thèmes, le vocabulaire scientifique gênent la poésie aux entournures (on accordera la difficulté de réaliser des envolées lyriques en écrivant l’Ode à la Betterave ou l’art d’accoucher les femmes) ; parce que cette poésie s’écrit le plus souvent sur des modèles désuets, vers de mirlitons de poètes amateurs, tenus en lisière du monde littéraire soit géographiquement soit socialement, et souvent les deux (les notables de province pullulent dans les bibliographies). Mais qu’il y ait des textes de mauvaise facture ne suffit pas à faire disparaître un genre, hélas. Dans un contexte évolutionniste, on peut poser la question ainsi : voilà une forme qui a vécu, à quoi tient son extinction ? Une réponse darwinienne consisterait à accuser l’inadaptation, la concurrence ?

Etant donnée la fonction assumée par cette poésie, se peut-il qu’elle ait cessé d’être remplie, ou du moins de façon adéquate selon le public de l’époque, par la poésie scientifique ? Glorifier, diffuser les travaux de la science, la rendre aimable et familière, explorer aussi aux côtés du savant de nouveaux territoires pour l’imaginaire… ces objectifs restent de mise, si l’on en juge par l’abondante production de vulgarisation scientifique, conférences et expositions comprises, à l‘époque. On pourrait y voir la signature du crime, ceci aurait tué cela : la collectivité à laquelle on s’adresse se serait tournée vers d’autres modes de vulgarisation, ou se serait montrée moins réceptive à celui-là du fait de ses habitudes de consommation culturelle. L’argument porte, mais ne suffit pas : d’abord parce que le tournant de la vulgarisation vers le spectaculaire et l’image n’est pas nouveau. Les sculptures de Benjamin Waterhouse Hawkins sous la direction de Richard Owen poursuivent la veine inaugurée par les romanciers « préhistoriques » et graveurs de « reconstitution » [4] . D’ailleurs malgré ses ambitions didactiques, cette imagerie se contente de mettre en scène, de donner à voir des univers révélés par la science. Il y aurait donc des causes internes pour expliquer le décès de la poésie scientifique, liées à sa propre constitution ?

Allons plus loin dans l’autopsie de notre genre, en le considérant dans son traitement justement des objets fossiles : comme la poésie scientifique, le fossile est un objet où s’inscrit le passé, qu’on déchiffre pour accéder à l’histoire du monde. Autant de raisons pour en faire un lieu révélateur, avec quelques précautions cependant : il est possible qu’il existe un biais dans cette approche, du fait de la problématique générique. En effet, les textes présentant des fossiles sont principalement des cosmogonies, des créations, travaillées nécessairement par le temps et nourries par des disciplines qui y sont liées : la problématique temporelle sera inopérante dans le champ médical par exemple, le plus important quantitativement du corpus pourtant.

Place et usages du fossile dans la poésie scientifique

De quels fossiles parle-t-on en poésie ? Fossiles vient de fodere : creuser la terre. Elie Bertrand, dans son Dictionnaire des fossiles propres et accidentels de 1763, précise : « tout ce qui se tire de la terre ou se trouve dans son sein » – aussi bien les « impressions », les coquilles et invertébrés imprimés ou conservés dans la roche, que les squelettes d’animaux plus imposants, aussi bien le végétal que l’animal. Sous cette acception, le fossile est très fréquent en poésie scientifique, où il tient souvent comme motif rhétorique le rôle qu’il tenait dans les cabinets de curiosités [5] .

Le merveilleux des mondes fossiles

Ainsi chez Delille, la terre est un cabinet de curiosités déjà constitué dans lequel le collectionneur, plus que le savant, va se servir.

« Avancez sous ces monts ; dans leur sein recélés, Combien d’autres trésors y sont amoncelés ! Le succin, le jayet, l’agate, la turquoise, Les schistes feuilletés, les lames de l’ardoise […] Enfin tous ces amas de matières terreuses, dans leurs noirs magasins confusément épars Trésor qu’à la nature emprunteront les arts. » [6]

Le nombre

Autre grand ressort poétique – par lequel on touche à la poésie épique – l’effet de masse, le nombre. Les armées de fossiles fournissent des tableaux frappants qui confinent, autre lieu poétique, à la « belle horreur ».

« Cuvier, le grand Cuvier appelle le concours Voyez-le remuant cet immense ossuaire, D’où sortent à sa voix, comme de leur suaire, Les convives des premiers jours. » [7]

« On dirait que du lit où la mort les rassemble, Ce peuple d’ossements en s’agitant ensemble Se lève, se ranime, et, chantant l’Eternel… » [8]

Au-delà de l’effet, le nombre est aussi source d’interrogation, car face au peuple d’ossements, comment trier, déchiffrer, que lire ? Le nombre rend le fossile muet par effet de bruit.

Le détail

Parce que les fossiles sont trop nombreux, il est de bonne stratégie de travailler sur échantillon. Voilà le fossile promu au rang de détail révélateur. Depuis Cuvier, le petit, l’anecdotique, le laissé-pour-compte, est valorisé comme levier du savoir :

Ceux qui nous éclairent sur la formation des pics géants, ce ne sont pas les géants du monde organisé ; ce sont au contraire les petits, les imperceptibles, les mollusques à coquilles, qui ont le secret des montagnes. Le mastodonte, le mammouth gigantesque n’ont rien à nous dire sur les Alpes. Consultez plutôt celui qui rampe, celui que tous les autres méprisent et foulent du pied, l’huitre, le pecten, et moins encore. » [9]

Petit, significatif, le fossile est devenu au cours du XIXe siècle, le signe par excellence. Sur quoi se fonde cette capacité à signifier ? Sur sa qualité, affirmée par Buffon, de « mémoire de la terre ». Deux termes reviennent dans les poèmes pour fixer cette qualité, tous deux de Buffon : le monument et la médaille [10] . Un monument, c’est un édifice chargé de porter une mémoire ; une médaille est à la fois une représentation par impression – comme beaucoup de fossiles – et un objet destiné à inscrire dans la mémoire (comme la poésie, du reste).

Le thème en est posé par Delille :

« Empreints sur la fougère ou sur ces marbres antiques, De l’ancien continent médailles authentiques Souvent dans ce grand livre à ses yeux sont offerts Les annales du globe et les fastes des mers » [11] ;

et repris par exemple par Anne Bignan dans son « Epître à Cuvier » :

« Tu trouves que jadis en des lits différents Aux êtres successifs elle assigna leurs rangs, Et que, les classant tous au fond de ses entrailles, La terre les garda, gigantesques médailles »

Cette comparaison place le fossile du côté du rebut : nous habitons « un amas de débris et un monde en ruines », selon la formule fameuse de Buffon. Ce n’est pas la moindre ambiguïté du fossile : il est à la fois ce qui reste, le rebut et, par assimilation de la vulgate transformiste, embryon, ébauche. Ruine et bâtisseur.

Et des corps enterrés dans leur couche profonde, Le tombeau le ramène au vieux berceau du monde. » [12]

Les historiens voient volontiers dans les fossiles, notamment les coquilles, des bâtisseurs, les constructeurs du globe, comme Michelet dans L’Insecte [13] . Delille une fois encore a fixé le topos que ses successeurs entonneront :

« Madrépores, coraux, coquilles et poissons, L’un sur l’autre entassés, composèrent ces monts Dont sur le monde entier se prolonge la chaîne. » [14]

Or, en tant que bâtisseur du monde, le fossile est destiné à prendre place dans le déroulé chronologique de l’histoire. Mais comme rebut, il s’apparente à la trace, comme elle partiel et énigmatique, et renvoie à un passé introuvable, méconnaissable.

« Pour ne pas compliquer par trop le Catalogue De ma muse hardie, et pseudo-géologue, Je ne veux distinguer ni Sols siluriens , Ni devoniens, ni houillers, ni permiens ; Où l’on ne voit, hélas ! dans les Mers, apparaître Qu’ébauches, qu’embryons d’existences à naître : Trilobites hideux, parents des Crustacés, Zoophytes, Poissons, à grand’peine classés » [15] […]

Sépulcre et berceau, ossuaire et embryon, le fossile est un nœud temporel, qui cristallise la contradiction entre temps historiques et géologiques, méthode historique et géologique.

Il y a là une tension palpable de fait dans la poésie scientifique toute entière, entre la chronologie caractéristique d’une vision historiciste du passé, et l’intuition d’une énigme irréductible du passé, qui ne s’approcherait qu’en remontant, au contraire, vers les origines. Si le fossile est signe de quelque chose, c’est alors d’un vacillement du rapport au temps : or quand la paléologie invente la remontée vers les origines, ceux qui font métier de raconter l’histoire, les écrivains, sont pris à contre-pied [16].

Le paradigme paléologique : prendre l’histoire à rebrousse-poil

Le fossile est pour l’homme du XIXe siècle le signe par excellence : trace, mais aussi indice. Le paradigme indiciaire défini par Carlo Ginzburg (« Marginal and irrelevant details as revealing clues ») semble avoir été inventé pour lui. La vérité n’est d’ailleurs pas loin : Umberto Eco [17].

« L’abduction »

La fécondité de l’analyse de Ginzburg a souvent été éprouvée du côté de la notion de « trace ». Or le paradigme indiciaire n’est pas seulement le concept de trace, mais aussi une méthode de reconstruction du passé à partir de la trace, soit la méthode hypothético-déductive. Pierce a décrit cette méthode, qu’il appelle parfois abduction – par opposition à la déduction, et à l’induction – comme une marche à rebours, chaque observation, même limitée, permettant une conjecture sur l’état antérieur qui restreint le champ des possibles, exorcisant la malédiction de la surabondance cacophonique des signes. L’abduction, souligne Pierce, a cette qualité qu’elle est la seule méthode de raisonnement qui permette l’invention, la création, car elle n’est pas prisonnière des règles rigoureuses de la logique formelle. Probabiliste et rétroactive, elle propose un modèle nouveau à la science, ouvert au provisoire et à l’approximatif, dès lors que d’une hypothèse provisoire et approximative on peut espérer remonter d’un cran à une vérité…

Diffusion de la méthode

Portée par l’engouement pour la paléontologie, cette méthode s’est diffusée jusque dans les sciences humaines. Quand Edgar Quinet affirme en 1870 que la paléontologie est un modèle pour les sciences et les arts (et doit le devenir pour l’histoire), c’est explicitement à propos de cette méthode. Comprendre est devenu synonyme d’origine et de généalogie : « l’histoire naturelle, qui était auparavant une description, devient pour la première fois une histoire » [18]. Face à chaque objet on se pose la même question : d’où vient-il, de quoi est-il le résultat. Et de degré en degré on remonte jusqu’aux êtres premiers.

Le géologue est ainsi décrit par Quinet comme un inlassable inventeur, créant des mondes que sans cesse de nouveaux détails découverts viennent invalider et transformer, dans une création ininterrompue qui n’atteindra jamais au vrai :

« Vingt fois il a repétri le globe dans ses mains, comme un sculpteur l’argile. S’est-il trompé, ce n’est que pour un temps. Son génie n’en a point été entamé, car il sait s’arrêter et se redresser à propos. La géologie lui a appris à vérifier ses univers antérieurs sur des documents de pierre. Il n’est dupe que pour un moment de ses créations antédiluviennes. Il corrige ses mers triasique, liasique, crétacée. Il retouche incessamment les paysages de ses archipels primaires, siluriens. Il biffe sur la carte ses îles permiennes, il leur trace d’autres contours. Et pourquoi ? Parce qu’un fait nouveau, imperceptible, un coquillage, un crustacé révélé d’hier, vient subitement changer la figure de cet univers perdu et retrouvé. » [19]

Des années après Quinet, la méthode a étendu son empire, et le critique Brunetière peut proposer au tournant du siècle une histoire littéraire qu’il qualifie d’évolutionniste [20], qui part du vivant, des effets, pour trier dans le fatras de documents passés et retrouver le mode de fonctionnement d’un phénomène [21] :

« Pour déterminer les motifs nécessaires de l’évolution du lyrisme, je n’ai pas descendu le cours de l’histoire, mais, au contraire, je l’ai remonté. Je suis parti de la considération du présent et de l’état actuel de la poésie. » [22]

Et ceci pourquoi ? Parce qu’on saisit mieux un phénomène en en observant les développements et les effets. Il donne l’exemple de la Révolution : si l’on comprend mieux ses ressorts aujourd’hui, ce n’est pas seulement grâce aux documents accumulés depuis lors, mais parce que « de 1830 à 1880, la Révolution elle-même a continué de vivre et de se développer ; qu’à mesure qu’elle se développait, elle a donc porté de nouvelles conséquences ; et qu’à la lueur des effets, voyant mieux, on a donc mieux compris la nature aussi des causes. ».

La démarche de remontée de l’objet compris comme produit et non comme donnée, vers ses causes, permet donc de trancher dans le fouillis des données, l’infini des histoires possibles.

Toute productive qu’elle soit, cette méthode issue de la paléontologie trouble singulièrement le rapport des hommes du XIXe siècle au passé, pour deux raisons :

- par l’inversion de la flèche du temps qu’elle implique : il s’agit d’expliquer le présent par ce qui vient avant, à reculons, au lieu de dérouler l’histoire à partir des commencements.

- Parce que la méthode paléontologique induit de surcroît une temporalité probabiliste : chargé de faire sens à partir de miettes de passé, elle n’a d’autre choix que de reconstruire le passé par hypothèses.

Le fossile, cette clef de l’herméneutique au XIXe siècle, révèle donc les apories de la poésie scientifique dans son rapport au temps. La paléontologie a imposé une autre modalité d’appréhension du passé, et les fossiles dénoncent l’illusion historiciste et font entrer les sciences du temps dans un régime probabiliste. Comment réagit la poésie scientifique à l’égard de ce changement de paradigme ?

La poésie à l’école des fossiles

Casimir Fusil, auteur d’un essai classique sur la poésie scientifique (1917) souligne que les poètes du XIXe siècle se sont trompés en empruntant le cadre didactique sans se demander si la science de leur époque pouvait entrer dedans [23] : « les méthodes de la vraie science ne sont pas les procédés de la description » [24]. Effectivement, rien n’a changé : on peut décrire Cuvier comme l’homme qui remonte le temps, sans que cela affecte les usages poétiques. La poésie scientifique semble se dérouler à contresens :

« Souvent dans ce grand livre à ses yeux sont offerts Les annales du globe et les fastes des mers ; Et des corps enterrés dans leur couche profonde, Le tombeau le ramène au vieux berceau du monde. » [25]

La poésie scientifique, un exposé à contresens

La poésie scientifique reste prisonnière d’un modèle narratif inspiré de la poésie épique d’une part, d’un modèle didactique marqué par l’ancienne science, celle des classificateurs, d’autre part. Ses strophes sont des chapitres, ses acteurs des classes, particulièrement en géologie, et là où le scientifique devine l’invisible à partir du fossile, elle monte du fossile aux couches supérieures.

Pourquoi maintenir un déroulé chronologique de l’histoire contraire à la méthode de découverte de ce passé – alors que la vulgarisation en prose, elle, va prendre son essor sur ce type de remontée aux causes, par la promotion de la leçon de chose [26] ? Sans doute parce que abandonner la chronologie serait pour la poésie perdre son cadre d’exposition. Le cadre chronologique entretient en effet une illusion bien utile : ce qui se suit chronologiquement semble s’enchaîner par un lien de cause à effet. De sorte que le passé devient une histoire.

Or les procédés de la description sont à l’époque ceux de l’histoire ; pour des raisons poétiques et épistémologiques. Fusil relève que les poètes « exposants », dont Bouilhet justement, procèdent un peu comme l’historien, colligeant du document pour composer ensuite des tableaux.

Cette approche exposante, par tableau, déçoit le public désormais qui attend de toute démarche de connaissance une archéologie, une remontée au sens. Les poètes scientifiques restent donc campés sur une conception classique, historienne du temps, un temps unidirectionnel, unilinéaire, et causal [27]. Or les découvertes paléontologiques montrent que le passé n’est pas tout à fait connaissable (tant d’espèces disparues !) ni compréhensible (puisque l’on ne sait à quoi rattacher tout cela) ni même représentable.

« The past is a foreign country »

L’archéologue Laurent Olivier, revenant sur les implications épistémologiques des exhumations fossiles à partir des années 1850, souligne cette leçon du fossile, comprise tard dans le siècle : les fossiles renvoient à tout un passé immense et à jamais perdu, l’histoire n’est pas tout le passé », mais « sa représentation consciente et fragmentaire » [28]. Il ajoute : « ce qu’il en reste se manifeste à nous tronqué, augmenté, transformé, sans que nous puissions faire la part de ce qui existait réellement, aux origines et de celles des modifications qui sont venues par la suite » [29]. Par le fossile, le passé s’avère « une terre étrangère, selon la belle expression de David Lowenthal, « The Past is a Foreign country » (1985).

La poésie scientifique s’avère donc au terme de cette enquête autour de l’indice fossile, incapable de sortir du cabinet des merveilles. L’examen du traitement des fossiles suggère que la poésie scientifique s’est éteinte d’avoir déçu l’horizon d’attente de son temps. Elle a cru échapper à la réinterprétation épistémologique imposée par la paléontologie à partir des années 1860. Passant à côté du nouveau paradigme, contrairement à la vulgarisation en prose, elle se cantonne à des fonctions d’exposition et de récitation de traités vite périmés, prisonnière d’une vision du monde comme livre à feuilleter… Ce faisant elle s’inscrit dans un rapport entre temps et savoir qui n’est plus celui des savants de son époque. Erreur paradoxale que d’avoir voulu suivre la flèche du temps contre l’archéologie du savoir tant l’une des fonctions essentielles de cette poésie, est d’être œuvre de mémoire. Or la mémoire n’est pas l’histoire : la mémoire, c’est le surgissement dans le présent d’un passé qui a quelque chose à lui dire, exactement, ce que produit le fossile. Pour l’avoir méconnu, cette poésie s’est condamnée, momentanément peut-être, à devenir à son tour fossile, c’est-à-dire morceaux arrachés à l’oubli par la seule grâce de la citation, l’anthologie, ou le pastiche, comme dans l’évocation que fait Saint-Saëns de ce continent (musical) disparu du passé dans la pièce du Carnaval des animaux qu’il intitule malicieusement « Fossiles ».

http://webetab.ac-bordeaux.fr/Pedag…

ps:

Muriel LOUAPRE – Signes fossiles dans la poésie scientifique du XIXe siècle

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. V – Automne 2009

notes:

[1] C’est le cas en 1861.

[2] Casimir Fusil, historien et analyste principal du genre, distingue ainsi poésie exposante (contemporaine) et descriptive (périmée à son sens) : « poésie exposante ne veut pas dire poésie descriptive ; celle-ci dans les livres savants recherche les occasions de décrire, aussi bien le cheval ou l’âne que la machine pneumatique et les effets de la bouteille de Leyde ; tout lui est également bon, et elle les décrit avec plaisir, abondance et minutie ; si bien que l’impression laissée est à peu près uniforme, confuse et fugitive. La poésie exposante compose des tableaux ; son ambition est de rivaliser avec la réalité passagère, celle d’aujourd’hui comme celle des mondes passés, évoqués par la science, de la fixer en relief, de la faire voir et toucher. » Casimir Fusil, La Poésie scientifique de 1750 à nos jours, Éditions Scientifica, 1917, p. 145.

[3] Dans Mémoires d’une goutte d’eau, ouvrage de Samuel Frère destiné aux enfants, c’est un fossile, sage et ennuyeux, qui instruit la naïve goutte, l’assommant de mots savants et latins. De manière générale la passion du fossile a quelque chose de vaguement ridicule (voir Bouvard et Pécuchet).

[4] Au-delà de l’inspiration fantaisiste d’un Henry de la Beche, la collaboration entre paléontologues et artistes donne naissance très tôt à un art de la reconstitution gravée ou sculptée, strict pendant visuel de l’évocation poétique. On peut mentionner, outre Waterhouse Hawkins, les lithographies de Josef Kuwasseg, ou de Riou, illustrateur de Verne et Figuier, et les sculptures de Charles R. Knight (1874-1953) pour les musées américains.

[5] « Les cabinets regorgent de coquilles pétrifiées que l’on refuse de considérer comme des résidus organiques mais que l’on renvoie au déluge universel comme à leur origine miraculeuse », rapporte Thierry Hoquet, in Buffon : histoire naturelle et philosophie. Ed. Honoré Champion, 2005, p. 20. Jusqu’au XIXe siècle les fossiles sont supports de croyances, combinant parfois zoologie et mythologie. Ainsi des glossopètres, détecteurs et antidotes aux poisons, jusqu’au XVIIIe. Fin XIXe ce sont des tonnes d’os de dragons qui transitent par les ports chinois, pour usage médical.

[6] Abbé Delille, Les Trois règnes de la Nature, Tours, Mame, 1808, p. 80.

[7] M. Aliez, « La Terre aux premiers jours », Ode présentée au concours des Jeux floraux, 1855.

[8] Anne Bignan, « Epître à Cuvier », prix de l’Académie Française 1835.

[9] Edgar Quinet, La Création, Librairie internationale, 1870, p. 8.

[10] Thierry Hoquet, op. cit., p. 642 et sqq.. Les coquilles « comme monuments de la terre », permettent de ne pas avoir recours au miracle.

[11] Abbé Delille, op. cit., p. 72.

[12] Ibidem.

[13] Michelet, L’Insecte, pp. 77-79. Cette métaphore de l’édifice semble une constante dans l’historiographie du XIXe siècle : Taine reprend l’image de la maison pour justifier, dans les Origines de la France contemporaine, sa méthode d’exposition, les premiers âges étant la fondation des temps modernes. Est-ce qu’il n’irait plus de soi, dans les années 1880, de commencer l’histoire par les commencements ?

[14] Jacques Delille, op. cit., Chant IV.

[15] René Cotty, Antediluviana, Poème géologique, imprimerie Comte-Milliet, Bourg, 1876.

[16] Grand vacillement que constitue l’insertion de l’homme dans une lignée évolutive (les « Anciens » devenaient des « jeunes »).

[17] Peirce lui-même souligne le rôle de l’abduction dans la théorie évolutionniste (cf. Umberto Eco., Thomas A. Sebeok eds, The Sign of Three : Dupin, Holmes, Peirce, Indiana University Press, 1988) et Gillian Beer a depuis exploré ce rapprochement en montrant que le fameux chaînon manquant est ce point où se condensent passé et avenir (in La quête du chaînon manquant, Les empêcheurs de penser en rond, La Martinière, 1995)., suivant Pierce, a montré que sa présence dans l’histoire de l’art, les Detective stories et la psychanalyse, prenait sa source dans le modèle que constituait Cuvier et l’ébranlement induit par les exhumations fossiles [[The Sign of Three, op. cit., p. 86.

[18] Edgar Quinet, La Création, op. cit., p. 38.

[19] ibidem, p. 45

[20] « Comment naissent les genres, à la faveur de quelles circonstances de temps ou de milieu ; comment ils se distinguent et comment ils se différencient ; comment ils se développent à la façon d’un être vivant, – et comment ils s’organisent, éliminant, écartant tout ce qui peut leur nuire, et, au contraire, s’adaptant ou s’assimilant tout ce qui peut les servir, les nourrir, les aider à grandir ; comment ils meurent, par quel appauvrissement ou quelle désagrégation d’eux-mêmes, et de quelle transformation, ou de quelle genèse d’un genre nouveau, leurs débris deviennent les éléments, telles sont, Messieurs, les questions que se propose de traiter la méthode évolutive. », Ferdinand Brunetière, L’Evolution de la poésie lyrique en France, p. 4.

[21] Ferdinand Brunetière, L’Evolution de la poésie lyrique en France, p. 4.

[22] Ibid., p. 19.

[23] Sans compter que toute leur référence va à la peinture : le tableau.

[24] Casimir Fusil, op. cit., p. 56.

[25] V Jacques Delille, Les Trois règnes de la Nature, Tours, Mame, 1808, chant IV, p. 269.

[26] La leçon de choses, modèle d’apprentissage scolaire créé par Marie Pape-Carpentier pour les petites classes. Vulgariser, en prose, c’est se saisir d’un petit objet (revoilà l’indice), morceau de charbon, chandelle, verre, goutte d’eau, et remonter le cours de sa vie, à force de questions.

[27] Le passé est fondamentalement connaissable (parce que l’enchaînement de périodes suit une logique interne qui est celle du progrès humain (selon la Loi générale du progrès de l’humanité de Mortillet) ; le passé est fondamentalement compréhensible, car il concerne d’autres humains (c’est la Loi d’unité psychologique de Mortillet) ; le passé est fondamentalement représentable en tant que tel car chaque période a son identité propre qui correspond à sa place dans le déroulé (Loi de développement similaire de Mortillet).

[28] Laurent Olivier, Le Sombre abîme du temps. Mémoire et archéologie, Paris, Seuil, 2008, p. 61.

[29] Ibid., p.83.




« Arrêt de développement » et poétique de l’histoire

Si la pensée du XIXe siècle reconnaît la transformation des civilisations, des langues, de la nature, etc., elle n’est pas pour autant prête à admettre une évolution qui effacerait ce qui l’a précédée, et à s’installer dans un pur présent dont elle accepterait la labilité. Tout change, mais tout laisse des traces, de sorte que le présent contient d’une certaine façon la totalité des moments passés et des formes qu’ils ont produites. Il persiste dans la pensée du XIXe siècle une nostalgie du totum simul, de la totalité synchronique, qui entre en tension avec la conscience d’un flux permanent.

La théorie des arrêts de formation et de développement a connu une fortune certaine au XIXe siècle, comme l’atteste par exemple la longueur du développement qui lui est consacré dans le Larousse du XIXe siècle. Elle naît dans le cadre du transformisme et des spéculations sur l’unité de plan de composition. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire emprunte l’hypothèse au biologiste allemand Meckel pour en tirer l’explication des cas de monstruosité[1]. Il montre que les anomalies organiques consistent « dans la persistance, à une époque donnée, de forme, de structure, de volume, en un mot, de caractères appartenant normalement à une époque antérieure »[2]. Des causes accidentelles, liées au milieu, peuvent perturber la formation ou le développement de certains organes, voire de l’être tout entier pendant sa gestation. Cette explication battait en brèche la vision traditionnelle des monstres comme des anomalies inexplicables où il fallait voir la main de Dieu et les réintégrait dans l’ordre de la nature.

À partir de la tératologie, l’idée d’arrêt de développement devint un principe explicatif en anatomie comparée, une fois que l’embryologie eut montré les analogies entre les embryons des différentes espèces au cours de leur formation. On observa que pendant son développement l’embryon d’une espèce supérieure passait par des formes proches de celles des espèces inférieures. Les étapes de la formation semblaient donc reproduire la succession des espèces zoologiques. Les animaux les plus rudimentaires n’étaient tels que parce qu’en eux le développement du vivant s’était arrêté plus tôt que chez les autres. « Les êtres inférieurs sont comme des embryons permanents des êtres supérieurs, et réciproquement les êtres supérieurs, avant de présenter les formes définitives qui les caractérisent, ont offert transitoirement celles des êtres inférieurs. » (Larousse) En 1866 le biologiste allemand Haeckel tire de ces hypothèses la loi de récapitulation, ou d’équivalence entre la phylogenèse et l’ontogenèse[3].

L’expression « arrêt de développement » s’est diffusée hors de la biologie, chez divers penseurs du XIXe siècle dont l’œuvre porte la marque du paradigme organiciste. On la trouve chez Pierre Leroux, George Sand[4], Ernest Renan, Hippolyte Taine, Proudhon, etc., dans un emploi plus ou moins métaphorique. Néanmoins c’est sa transposition dans le domaine de l’histoire au XIXe siècle qui nous intéressera. Celle-ci était sans doute facilitée par le terme de « développement », qui appartenait au lexique des historiens (« développement de la civilisation humaine », « développement des nations »…). Chez Michelet et Quinet, c’est sous le Second Empire que le transfert de la notion apparaît de façon significative, peut-être du fait que leur intérêt pour les sciences naturelles s’accroît alors. Mais aussi comment ne pas songer que l’Empire, vécu par ces deux opposants comme un blocage de l’histoire, n’ait accentué leur attention à l’idée d’ « arrêt de développement » ? Née d’une inquiétude sur l’accomplissement de l’histoire, d’une crainte sur les failles qui la lézardent et l’empêchent de se totaliser, la référence à cette notion peut-elle se retourner au service d’une nouvelle poétique de la totalité ?

La Création de Quinet : une dernière poétique de la totalité

Dans ses dernières années d’exil politique en Suisse, Edgar Quinet compose La Création[5]. L’œuvre paraît en 1870 chez Lacroix, l’éditeur belge des opposants à l’Empire. Brouillé avec Michelet depuis la parution de sa Révolution, Quinet s’engage à son tour, et comme par défi, sur le terrain des sciences naturelles. Son livre expose la « révolution contemporaine de l’histoire naturelle » (t. I, p. I) : géologie, préhistoire, paléontologie, théories évolutionnistes. Il aborde ces différents domaines avec le souci constant d’établir des parallèles entre la connaissance du passé de la nature et celle du passé des sociétés humaines, renouant ainsi avec la philosophie de l’histoire inspirée de la Naturphilosophie qu’il avait esquissée en 1827 dans l’« Introduction » de sa traduction des Idées sur la philosophie de l’histoire de Herder. À ses yeux l’histoire humaine prolonge celle qui a précédé l’apparition de l’homme ; entre « les révolutions du globe et les révolutions du genre humain » il semble qu’« un même plan […] se déploie d’âge en âge » (t. I, p. 4). Avec cette somme, Quinet a sans doute l’ambition d’écrire un livre qui soit pour la fin du XIXe siècle l’équivalent de ce qu’a représenté le Génie du christianisme de Chateaubriand au début du même siècle. Déjà le titre de son livre de 1841, Génie des religions, ne prenait-il pas comme référence et rival le traité de son aîné ? Même perspective totalisante dans La Création que dans le Génie du christianisme, organisée évidemment autour d’une vision métaphysique et philosophique différente. Dans le livre de Quinet, ce sont les sciences naturelles modernes qui se substituent au rôle tenu par le christianisme chez Chateaubriand – mais, le titre le montre, la dimension religieuse est loin d’être absente de la synthèse de Quinet. Les découvertes des sciences naturelles modernes leur confèrent selon lui la capacité de situer dans sa juste perspective l’ensemble des activités et expériences humaines, politiques, intellectuelles, artistiques, linguistiques, sociales… Les sciences naturelles ne sont pas une religion, mais conduisent à une nouvelle perception globale du cosmos dans lequel l’homme contemple un sens, un ordre, une harmonie, une dynamique. Enfin de la même façon que le Génie du christianisme est indissociable de l’écriture épique des Martyrs chez Chateaubriand, La Création doit être pensée par rapport au genre épique qu’Edgar Quinet a voulu ressusciter. Même projet de totalité en deux versants, traité et poème. Mais dans le cas de Quinet, le traité qui pense la totalité succède aux tentatives insatisfaisantes de la réaliser en idée artistique. La Création est comme une ultime tentative de justifier l’ambition épique, mais elle porte aussi les stigmates de son échec.

Majestueuse reconstruction de tout l’édifice de la pensée à partir des sciences naturelles, La Création n’en laisse pas moins percevoir le socle miné sur lequel elle s’élève. Les sciences naturelles – plusieurs chapitres manifestent la conscience qu’en a Quinet – contredisent l’aspiration à la totalité, forcent à la considérer comme archaïque, illusoire. Le savoir ne saurait être que fragmentaire, la démarche scientifique implique que l’on reste conscient de ce qu’on n’a pas les moyens de connaître. Dans le livre premier, Quinet envisage le bouleversement qu’impliquerait dans la pratique des historiens la transposition de la méthode employée en géologie. Elle supposerait que l’on parte du connu, du présent, pour aller, par une démarche régressive, vers le moins connu, alors que l’exposition historique partant des temps les plus reculés pour se diriger vers le présent nourrit l’illusion d’un savoir total et continu depuis les origines[6]. Dans d’autres passages de La Création, Quinet met en avant la conscience de l’irréversibilité de l’évolution qu’imposent les sciences de la nature[7], souligne l’immensité de ce qui restera à jamais inconnu et dans l’histoire de la nature et dans celle des hommes : « nous ne connaissons, dans cette mer du passé, que certains points qui surnagent ; le reste a été enseveli pour toujours ; il n’en est pas autrement des espèces organisées dont quelques unes seulement ont laissé des vestiges. » (livre XI, chap. v, « Les lacunes dans la nature et dans l’histoire », t. II, p. 322)

Pourtant, si Quinet perçoit bien une contradiction entre esprit scientifique moderne et saisie de la totalité, cette lucidité n’empêche pas l’entreprise de réparation (ou si l’on préfère de dénégation) de l’emporter, et Quinet de trouver dans le savoir scientifique un modèle pour étayer son projet de totalisation. Une logique d’extension l’emporte sur la contradiction entre démarche scientifique et démarche poétique. Sensible au fait que la totalité historique menace ruine[8], il déplace la question sur un plan supérieur, où l’histoire serait englobée dans la nature.

La notion d’arrêt de développement telle que l’anatomie comparée l’a conçue joue un rôle clé dans la façon dont Quinet adapte les théories de l’évolution à son projet de totalisation. Bien qu’il fasse allusion à Darwin (il semble d’ailleurs connaître plutôt le darwinisme social), ses références en histoire naturelle paraissent dans leur orientation générale relever du transformisme. Il reconnaît une évolution globale de la nature, mais une fois apparues les espèces se fixent. « Ce qui forme l’espèce est ce que les naturalistes appellent le point d’arrêt dans le développement du germe embryonnaire. » (t. II, p. 339) La « chaîne des êtres organisés » qui se déploie dans le temps est analogue à celle qui se déploie dans l’espace. Chaque période géologique a favorisé l’apparition d’une faune et d’une flore particulières dont certaines espèces actuelles témoignent encore. Le développement des espèces les plus archaïques s’est arrêté au moment où leur milieu d’origine disparaissait mais elles se sont en partie perpétuées depuis lors. Quinet ne se départit pas d’un certain fixisme. Il récuse l’évolution des espèces animales elles-mêmes. Une fois formées au temps où leur milieu naturel prospérait, elles se figent et ne varient que superficiellement. Seule l’espèce humaine est sujette à une évolution (encore n’est-ce pas une évolution biologique mais culturelle). Dans le flux du devenir, chaque espèce porte ainsi le sceau de l’époque où elle a vu le jour, empreinte qui la date comme une médaille. Il suffit de contempler la variété des espèces actuelles pour voir se dessiner une chronologie vivante. Cette représentation de la chaîne des êtres conforte la précellence de l’homme. Ainsi, en tant que créature la plus récente, ce dernier contient les formes qui l’ont précédé. Quinet reprend la vieille image de l’homme microcosme :

En même temps tous ces êtres qui l’ont précédé et cette longue suite d’ancêtres l’expliquent à lui-même. En lui, ils rampent, en lui ils volent ; en lui, il s’achèvent et revivent. Matière et substance des passions forcenées qui rugissent en lui. Formé de ces mondes antérieurs, voilà l’argile dont il a été pétri. C’est pour cela que tous les moments de l’univers se retrouvent en lui. (I, p. 88)

 La Création revit dans le psychisme humain sous une forme mi-pulsionnelle mi-métaphorique, mais elle se reflète également dans la nature, et d’une façon là aussi élaborée. L’hypothèse des arrêts de développement est mise au service d’une poétique de l’évolution. Le caractère de chaque ère se perpétue à travers des animaux qui en portent encore l’empreinte. Ceux-ci ne sont pas exactement identiques à leurs ancêtres mais en actualisent le « type »[9].

Ainsi les âges du monde ne s’écoulent pas sans laisser une figure vivante d’eux-mêmes. Ils s’impriment d’une manière ineffaçable dans les créatures qui se succèdent. Ils revivent en elles. Chaque moment de la durée s’est pour ainsi dire fixé dans un type, une espèce, une famille qui le représente. Si le désert disparaissait, il serait encore figuré dans le chameau. À ce point de vue, la série des êtres organisés reproduit, de nos jours, la série des grandes époques écoulées. Chaque végétal, chaque animal, ramené à son type, est comme une date fixe dans la succession des événements qui forment l’histoire du globe. (t. I, p. 132)

Il y a donc une mémoire de l’évolution immanente à la nature, mais une mémoire stylisée, qui concentre toute une ère en un « type » animal. Le temps opère un travail de concentration et de typisation comme le poète. S’il arrive qu’il y ait des lacunes, par exemple qu’on ne retrouve pas les formes intermédiaires entre l’homme et son ancêtre commun avec le singe, cette absence même est le résultat d’une condensation signifiante :

Si l’on ne découvre pas ces restes d’hommes, voisins par le crâne de la famille des singes, c’est que la nature ne s’est pas reposée longtemps dans cette première forme de l’homme. Aussitôt commencé, elle a voulu l’achever. La différence de l’un à l’autre a grandi rapidement, comme si la nature eût voulu enfouir son ébauche. (t. I, p.305)

D’ailleurs dans ce cas, en l’absence de fossile matériel, on trouvera le chaînon manquant dans la poésie : le Caliban de La Tempête fournit le modèle poétique de l’ancêtre de l’homme. Ce qui faute de paraître rigoureux sur le plan de la science, est parfaitement cohérent avec la vision d’une Création analogue au travail poétique. Sur un autre plan, comme l’homme récapitule la Création, ses religions et sa poésie inventent des formes qui rappellent celles qui ont existé ou préfigurent celles qui viendront : « anciens rugissements de la nature en travail, sifflements de serpents diluviens qui ont trouvé un dernier écho dans le cœur de l’homme, pressentiments cachés de formes futures, encore enveloppées dans les formes du présent » (t. I, p. 105). Quinet insiste sur la proximité des fossiles et des œuvres d’art :

[…] je veux comparer les œuvres fossiles de la nature et les sculptures de l’art humain. Les unes et les autres sont de pierre. Mais les premières ont eu leur vie réelle ; les secondes ont toujours été ce qu’elles sont aujourd’hui, inanimées. La ressemblance entre elles, c’est qu’elles représentent toutes des formes étrangères au monde actuel, les unes au-dessous, les autres au-dessus des types que nous connaissons. (t. II, p. 280)

On comprend mieux que Quinet ait choisi pour son livre le titre de « Création » plutôt que d’adopter celui, plus moderne, d’« Évolution », voire d’« Évolution créatrice ». La nature naturante opère sur elle-même une recréation artistique (en sélectionnant les types qui représentent les âges révolus) ; celle-ci se prolonge dans l’activité créatrice et anticipatrice de l’homme. Par le biais de ce processus, le temps qui s’écoule se trouve contenir l’éternité, la totalité simultanée de ses moments.

Autant que les fossiles, et mieux qu’eux sans doute, les animaux actuels – tous résultats d’arrêt de développement – figurent l’évolution. C’est qu’à la différence des fossiles, ils n’en sont pas les simples signes. Ils ont une plus grande valeur poétique, étant à la fois vivants, concrets, présents, et idéaux : « Ce ne sont pas seulement les fossiles qui attestent la figure du passé ; l’éternité vivante veut être éternellement représentée par des vivants. » (t. I, p. 132)

Le cas des insectes permet à Quinet de développer l’image du fossile vivant. Les insectes selon lui n’ont pas évolué depuis l’ère tertiaire. Image même de l’immutabilité. Non seulement ils offrent à la vue les hiéroglyphes animés des âges disparus, mais ils font entendre la rumeur fossile de ces derniers.

 Le soir vient, l’ombre grandit. Écoutez ! les grillons et les criquets reconnaissent l’ombre épaisse de la forêt première, alors que la terre, enveloppée d’un nuage de vapeurs, se dérobait au soleil et que les fougères arborescentes les couvraient de leurs frondes gigantesques. Ils se réjouissent de la fin du jour comme si c’était le retour des anciens âges du monde, et, de leurs cris redoublés, ils évoquent la nuit primordiale où ils ont pris naissance. Caché dans sa retraite, le grillon fait entendre un écho continu et souterrain des époques primaires. La cigale chanteuse résonne. C’est le patriarche du chant, la même voix stridente qui a rempli, sans se lasser, les rivages blanchissants de la mer de Craie. Ce chant n’est encore que l’effet mécanique d’une membrane tendue comme un tambour de basque ; il semble n’avoir pas d’âme, comme la nature à son berceau. À cette note infatigable voici que s’ajoute le dernier bourdonnement de l’abeille qui retourne au gîte. Autre temps, autre monde. Âge des fleurs qui s’étend jusqu’à nous ; Enfin le frôlement du papillon de nuit, le dernier des insectes floraux, nous apporte le souffle nocturne des forêts impénétrables du monde tertiaire. (t. I, p. 232)

Ce sont de nouvelles harmonies que font découvrir les insectes, enrichissant d’une insondable profondeur temporelle la rumeur où les « poëtes », « littérateurs » et « philosophes », n’avaient jusque-là entendu que le « vague murmure de la vie universelle » (p. 231). La mémoire des âges évanouis s’exprime donc dans un chant, qui appelle « un sentiment nouveau de la nature vivante » (p. 225). Le chant des oiseaux, de même, « emprunte aux bruits de la nature une partie de ses trésors ; par où s’expliquent les consonances de ces voix avec le monde environnant » (II, p. 68). Le chant de l’oiseau n’est donc pas (seulement) lyrique mais épique, le monde qui l’entourait autrefois chante en lui comme il bruit dans l’insecte. Les harmonies de la nature retracent l’épopée du vivant :

Ainsi tous les accents de la nature morte ou animée ont leur écho et leur consonance dans la nature vivante. Et qui sait si parmi ces voix, ces cris qui nous étonnent aujourd’hui, il n’y a pas le dernier retentissement d’une époque paléontologique dont tout vestige vivant a disparu ? Peut-être tel cri d’oiseau qui nous est insupportable est-il l’écho, l’imitation traditionnelle d’un bruit qui s’est éteint avec une certaine époque du monde. (t. I, p. 120)

Chez Quinet, la notion d’arrêt de développement soutient l’idée d’une mémoire immanente de la nature, prête à se prolonger dans l’histoire écrite par les hommes, dont le poème épique est la forme idéale. Fossiles et espèces vivantes sont autant de types, qui représentent le passé, le donnent à imaginer. La conscience de l’évolution n’empêche pas la perception de la totalité. Cependant, la fragilité de la démarche conjuratoire de Quinet transparaît dans le fait que l’arrêt de développement, notion clef de sa conception de la totalité, est aussi son point faible.

À la fin de l’œuvre transparaît l’hypothèse d’un arrêt de développement touchant l’homme lui-même et découronnant l’édifice de la Création. Accident de la morphologie humaine dû au despotisme : le crâne rétrécit chez les peuples asservis, le despotisme « endommage la boîte osseuse » (t. II, p. 394). Il arrive que la conscience humaine disparaisse[10]. L’homme n’est peut-être pas le dernier mot de la Création, il sera peut-être supplanté par une autre espèce, et lui-même restera figé (et même dégradé) comme ces espèces qu’il domine actuellement[11]. Le principe de totalisation risque de n’être qu’un leurre. « Nous voyons toute chose comme un fragment. » (II, p. 407) Ces considérations se multiplient dans les derniers chapitres. Quinet laisse transparaître des doutes sur le grand édifice qu’il construit. Ce ne sont pas les aspects les moins intéressants de l’œuvre. Le pessimisme de Quinet lui donne une acuité critique qui dissone avec sa poétique réparatrice. Au fond, Quinet n’a pas su se donner la poétique de ses idées les plus percutantes.

Michelet : une poétique du devenir

La notion d’arrêt de développement apparaît dans l’œuvre de Michelet dès les années 1840. Au premier abord, de façon plus ponctuelle que chez Quinet, et uniquement dans sa relation avec la tératologie. L’arrêt de développement signale une anomalie du cours de l’histoire, une évolution bloquée. L’emploi de l’image est satirique lorsque celle-ci s’applique à la bourgeoisie dans Le Peuple  :

La glorieuse bourgeoisie qui brisa le moyen âge et fit notre première Révolution au quatorzième siècle eut ce caractère particulier d’être une initiation rapide du peuple à la noblesse. Elle fut moins encore une classe qu’un passage, un degré. Puis ayant fait son œuvre, une noblesse nouvelle et une royauté nouvelle, elle perdit sa mobilité, se stéréotypa et resta une classe trop souvent ridicule. Le bourgeois du dix-septième et dix-huitième siècle est un être bâtard que la nature semble avoir arrêté dans son développement imparfait, être mixte peu gracieux à voir, qui n’est ni d’en haut ni d’en bas, ne sait ni marcher ni voler, qui se plaît à lui-même et se prélasse dans ses prétentions.[12]

Ce portrait charge va évidemment à l’encontre d’une représentation de la bourgeoisie comme summum de l’évolution historique, à quoi tendait l’historiographie libérale de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. Chez Michelet, l’arrêt de développement ne produit pas un type mais un stéréotype. Une partie qui se sépare et s’isole du tout, qui n’entretient plus de relation avec lui, devient une classe qui cherche à se reproduire. De même que l’on parle de darwinisme social, il faudrait créditer Michelet d’une théorie sociale de l’arrêt de développement : « Partout, au contraire, la bourgeoisie, qui fut l’ascension du peuple, sera un obstacle au peuple, l’arrêtera au besoin et pèsera lourdement sur lui. »[13]

L’arrêt de développement ne sert donc pas comme chez Quinet à penser la succession normale des formes historiques. La notion pointe un dysfonctionnement, quelque chose qui vient perturber le cours du « grand récit » préétabli par la raison. Toujours liée à l’idée d’une déformation monstrueuse, l’expression se réfère d’abord au corps, même si cet indice physique renvoie à un sens historique plus large. C’est en observant un portrait de Mme de Maintenon que Michelet perçoit une anomalie :

Plus je regarde cette femme, si peu femme, qui n’eut pas d’enfants, plus je sens que les misères de ses premières années, sa situation serrée, étouffée, eurent en elle les effets d’un arrêt de développement. Elle resta à l’âge où la fille est un peu garçon. Elle n’eut pas de sexe ou en eut deux. De là une certaine masculinité de l’œil et de l’esprit.[14]

Ou encore lorsqu’il s’attache (à partir dit-il de « peintures égyptiennes ») à l’apparence physique des Phéniciens :

Les autres, que je crois Phéniciens, ne sont pas comme ce Babylonien, serrés de jolies robes. Ils sont, comme marins, prêts à agir et les bras nus, court vêtus de petites jupes (de sparterie ?) qui n’entravent pas l’action. Leur regard est celui de gens qui toujours voient au loin sur la grande plaine de la mer. La figure, belle et grave, étrange pourtant, étonne fort : ils n ont pas de cou. Étranges avortons, ils ont eu, par l’effet des vices précoces, un arrêt de développement. Ils ont sur le visage un froid cruel qui doit les mener loin dans leurs affreux commerces leurs razzias de chair humaine.[15]

 L’arrêt de développement reporte l’attention sur la matière, sur la singularité, sur le corps – toutes choses susceptibles d’interférer dans le « grand récit ». Lié à l’art (puisqu’il est saisi dans des représentations) comme chez Quinet, l’arrêt de développement correspond cependant chez Michelet à une toute autre conception de l’œuvre d’art, ne visant pas l’idéal mais exprimant la singularité. Chez Michelet, le transfert de la notion d’arrêt de développement s’intègre dans une conception de l’histoire comme saisie de la singularité concrète lorsqu’elle interfère avec le plan idéal du développement humain. Michelet prend ses distances avec une histoire relevant de la discursivité. L’histoire idéale constitue dans son œuvre l’horizon sur lequel se détachent constamment des tourbillons, des accidents, des dévoiements… La réalité historique apparaît comme la forme tératologique d’un poème épique programmé (le poème du progrès et de l’émancipation) mais n’arrivant jamais à se développer normalement.

Cependant comme chez Quinet où l’arrêt de développement est à la fois ce qui signale les menaces pesant sur l’histoire humaine et la clef de voûte d’une poétique de la totalité, l’arrêt de développement est aussi chez Michelet affecté d’une fonction historique positive. Il désigne toujours une anomalie et concerne des êtres exceptionnels : Jeanne d’Arc (l’expression n’est pas explicitement utilisée, mais le texte suggère qu’elle n’est pas réglée, qu’elle n’est donc pas allée au terme de sa croissance), Geoffroy Saint-Hilaire, et dans le Journal la deuxième épouse de l’historien, Athénaïs[16]. Dans ces exemples, l’arrêt de développement ne correspond pas à un blocage, au contraire il maintient l’être dans l’indéterminé, en deçà de l’enfermement dans une identité, dans une fonction (ainsi Jeanne d’Arc et Athénaïs échappent-elles à une différenciation sexuelle qui les réduirait à un destin féminin). Les êtres qui présentent un arrêt de développement échappent aux caractères limitatifs, à la définition, et sont prédisposés à l’invention, au surgissement du nouveau, bref à la création.

Geoffroy, l’inventeur de la théorie des arrêts de développement, présente lui-même des signes de cette anomalie. Resté « enfant », c’est-à-dire conservant de ce stade une proximité plus grande avec les formes communes à tous les êtres vivants, il est plus qu’un autre capable de sentir et d’affirmer leur parenté :

Geoffroy fut un enfant, un simple, un saint. Sa grosse tête disproportionnée qui semblait indiquer un arrêt de développement, resta enfantine jusqu’au dernier âge. Il était fils et petit-fils des célèbres apothicaires dont l’un (dans une thèse sur la génération) posa « du ver à l’homme » la parenté du monde. Grande vue prophétique qui semble avoir passé dans le sang de son petit-fils.

Quand je vis celui-ci, je fus illuminé. Sur sa face débonnaire et un peu prosaïque, des yeux charmants, de candeur adorable, rayonnaient. C’était l’expression souriante d’un enfant qui aurait en lui la vision d’un spectacle merveilleux et attendrissant. Le grand jeu de la vie, de ses métamorphoses, ses amours et ses parentés, – bref, Dieu même, – était dans ses yeux, avec un cœur de femme, de mère et de nourrice, pour aimer, observer, couver les moindres êtres.

L’amour universel fut sa seconde vue. Il en tira les dons les plus contraires à sa nature fougueuse, la finesse, la patience. On a l’œil perçant quand on aime. Le premier, et mieux qu’aucun homme mortel, il vit en toute organisation le point où cessent les contrastes apparents, où les analogies s’engendrent, où l’unité se fait de l’une à l’autre. Tous ainsi, vus de près, se trouvent être frères. Adieu l’orgueil. Les moindres animaux sont cousins ou aïeux de l’homme.

Ce que la république humaine, dans sa crise, ses douloureux enfantements, cherchait, manquait et essayait encore, son idéal, son but poursuivi, la fraternité, c’est le simple fond de la Nature. C’est son beau secret maternel. Grande et nouvelle religion !… Salut ! Fraternité des êtres ![17]

Chez Michelet l’arrêt de développement ramène à une totalité conçue comme l’état antérieur à la différenciation. Il reporte à l’en deçà des genres, au flux du vivant dans lequel s’égalisent et se confondent toutes formes. Du point de vue de l’écriture, il tend à caractériser la prose historique elle-même comme une écriture du devenir, cultivant l’infra-généricité. Cette régression en deçà des genres est conçue comme un progrès dans la mesure où elle conduit à percevoir l’unité essentielle du flux vital, la solidarité de tous les êtres et le fait qu’il ne saurait y avoir de progrès que de tous ensemble.

La notion d’arrêt de développement permet de saisir deux visions différentes de l’évolution chez Quinet et chez Michelet. Pour le premier, la création est ce qui extrait des « types » successifs du magma de la vie. Pour le second, c’est l’unité du vivant qui est la création même, ce mouvement global emportant tous les êtres avec lui, ce « fleuve vivant » « opérant sur lui-même et transmutant ses eaux », qu’il évoque dans l’Histoire du XIXe siècle à propos des divergences entre le transformiste Lamarck et le fixiste Cuvier[18].

L’histoire comme l’histoire naturelle sont chez Michelet une saisie de « la fluidité des formes vivantes »[19]. Ainsi dans La Mer, le livre II, intitulé « La genèse de la mer » – et qui est donc à sa façon un récit de la Création –, met en lumière la plasticité des formes apparaissant et se résorbant dans la mer pour donner lieu à d’autres formes. Le corail lui-même n’y figure pas comme une pétrification, Michelet n’a de cesse de lui rendre la vie, de le refaire « fleur de sang ». La fossilisation est à ses yeux mortifère, elle s’oppose exactement à la production de la vie[20].

L’arrêt de développement, chez Michelet, selon une ambivalence qui caractérise presque toujours ses « thèmes » comme Barthes les appelle, désigne soit la sclérose néfaste d’une croissance qui aurait dû se poursuivre soit à l’inverse le ressourcement au « fleuve vivant ». Chez Quinet, l’arrêt de développement scande la marche normale du progrès, il fond les caractères qui s’impriment sur le livre de la Création. La Création est un déploiement de formes qui peuvent bien se récapituler dans une poésie supérieure, mais ne s’effacent jamais en tant que formes. Pour résumer ce qui distingue ces deux poétiques de l’histoire, on pourrait dire que l’évolution selon Quinet est apollinienne – le devenir s’étage dans des formes fixes – tandis que chez Michelet elle est dionysienne, elle ne vaut que si elle ramène à l’unité du fleuve vivant qui progresse sur lui-même, en lui-même – les formes se résorbent dans l’unité en devenir. D’un côté une poétique du développement de l’autre une poétique du devenir.

[1] Sur cette question scientifique, on consultera utilement :

– B. Duhamel, « L’œuvre tératologique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire », Revue d’histoire des sciences, 1972, vol. 25, n° 4, p. 337-346.

– J. Rostand, « Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et la tératogenèse expérimentale », Revue d’histoire des sciences, 1964, vol. 17, n° 1, p. 41-50.

– G. Laurent, « Le cheminement d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) vers un transformisme scientifique », Revue d’histoire des sciences, 1977, vol. 30, n° 1, p. 43-70.

– P. Tort, L’Ordre et les monstres, Editions Syllepse, 1997.

[2] Larousse, Dictionnaire, article « Arrêt de développement ».

[3] Dans sa Morphologie générale (Generelle Morphologie der Organismen, Georg Reimer, 1866).

[4] « Il avait les traits vagues avortés pour ainsi dire l’œil terne le regard distrait le sourire sans expression Cela tenait à des excès de travail et à de longues veilles qui avaient fait arrêt de développement dans sa jeunesse. » (George Sand, Tamaris, Michel Lévy frères, 1862, p. 208)

[5] Dans la suite de l’article, nos citations renverront toutes à la première édition de La Création chez A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, Bruxelles, 1870, 2 vol. Les numéros de tome et de page seront indiqués entre parenthèses à la suite de la citation.

[6] Voir l’intéressant chapitre IX du livre premier, envisageant de renverser la méthode historique en commençant par la description de l’époque contemporaine pour remonter progressivement vers les « faits dont les racines plongent dans une époque antérieure » (p. 59). « Je ne serais point entraîné par une curiosité vaine à suivre la série des temps, ni par le désir de savoir comment finit le conte ; je ne céderais qu’aux nécessités de la logique. » (p. 60)

[7] « La nature ne retourne pas en arrière ; elle ne refait pas ce qu’elle a détruit, elle ne revient pas au moule qu’elle a brisé. Dans le nombre infini des combinaisons que l’avenir renferme, vous ne reverrez pas deux fois la même humanité, ni la même flore, ni la même faune. » (II, p. 282)

[8] Ruine conduisant à l’éclatement du modèle épique, ce dont Victor Hugo prend acte dans La Légende des siècles. Quinet, inutile de le dire, réprouve cette épopée en lambeaux.

[9] « Aujourd’hui les crocodiles du Nil, les gavials du Gange, les caïmans de l’Amazone diffèrent, par beaucoup de traits, de leurs ancêtres. Le temps, la succession des événements géologiques ont agi sur cette dure postérité, en modifiant ses dents, ses mâchoires, ses rames ; mais rien n’a pu effacer le premier caractère, celui qu’elle a reçu de l’âge du monde où son type a paru pour la première fois. Partout où un crocodile, un caïman épie sa proie au bord d’un delta, il porte témoignage de l’époque engloutie qui lui a donné son empreinte. Il fait revivre, en partie, cette époque ; il la perpétue, il éternise pour nous cette première forme du monde, dans l’île triasique, liasique, qui semble de nouveau émerger avec lui à la surface des anciens océans. » (t. I, p. 131)

 

[10] « Qu’est-ce donc que la conscience humaine ? Je le sais maintenant. La conscience est plus fragile que nous ne pensions. Elle peut disparaître, pour un temps, d’un peuple, même de l’espèce humaine presque entière et ne survivre que dans quelques rares individus oubliés, ensevelis vivants. Elle n’est pas de fait indomptable, cette colonne d’airain que l’on imaginait. Bien souvent, c’est un roseau, moins encore si le vent se déchaîne. De là, cet échafaudage de religions, de systèmes, de codes ; contreforts amassés pour soutenir ce brin d’herbe ; bien souvent ils l’écrasent. » (t. II, p. 397)

[11] « Tout au contraire, il faut maintenant nous accoutumer à cette nouvelle, que l’homme passera, comme ont passé les ammonites et les roseaux primaires, et que d’autres vies plus complètes, sans doute meilleures que la sienne, s’épanouiront à sa place. » (t. II, p. 417)

[12] Michelet, Le Peuple, éd. P. Viallaneix, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1974, p. 131-132.

[13] Michelet, Renaissance, « Introduction », Éd. des Équateurs, 2008, p. 66.

[14] Michelet, Louis XIV et la Révocation de l’Édit de Nantes, Éd. des Équateurs, 2008, p. 207.

[15] Michelet, Bible de l’humanité, éd. L. Rétat, Paris, Champion, 2009, note 93, p. 250-51.

[16] Journal, Paris, Gallimard, 1959, t. II, p. 592, et t. III, 1976, p. 281.

[17] Histoire du XIXe siècle, Œuvres complètes t. XXI, Paris, Flammarion, 1982, p. 132-133.

[18] Ibid., p. 497-498.

[19] Ibid.

[20] Comme en témoigne ce cas médical cité dans La Femme (on remarquera la dernière phrase, qui ramène au moins la pensée à la fluidité) : « Cette singularité infiniment rare, c’était un calcul considérable trouvé dans la matrice Cet organe généralement si altéré aujourd’hui mais peut être jamais à ce point révélait là un état bien extraordinaire Qu’au sanctuaire de la vie génératrice et de la fécondité on trouvât ce cruel dessèchement, cette atrophie désespérée, une Arabie si j’ose dire, un caillou, que l’infortunée se fût comme changée en pierre ! Cela me jeta dans une mer de sombres pensées. » (La Femme)

ps:

Paule PETITIER – « Arrêt de développement » et poétique de l’histoire chez Michelet et chez Quinet

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. V – Automne 2009