Désenchanter la science allemande ?

ème édition l’année suivante. Il a été édité en livre de poche en 2008 et a longtemps occupé la première place des ventes dans le classement des meilleures ventes opéré par l’hebdomadaire Der Spiegel. Il a contribué notablement à asseoir la réputation d’écrivain de son auteur. Traduit en 2006 par J. Aubert sous le titre Les Arpenteurs du monde, il a pu s’honorer d’un succès convenable en France et d’une critique largement élogieuse. Il met en scène deux savants allemands, Alexander von Humboldt (1769-1859) et Carl Friedrich Gauss (1777-1855), deux personnages historiques, contemporains l’un de l’autre, qui ont marqué leur époque et leurs sciences respectives, et qui sont tous deux loin d’être oubliés. Le roman cependant ne restitue guère l’image convenue des deux protagonistes, il affiche même sa légitimité à écrire son histoire, voire à réécrire l’histoire, bousculant ainsi sciemment les représentations ancrées dans la mémoire collective. Du récit surgissent un Humboldt et un Gauss pour le moins très différents de l’image encore familière véhiculée par les écrits savants ou populaires, voire par la transmission scolaire, suggérant à travers la modification de la perspective une nouvelle manière de comprendre ce dont les deux personnages sont aussi les symboles. En effet, Les Arpenteurs du monde superposent à l’image véhiculée par la tradition de deux héros de la science celle, remodelée, de deux hommes portés par leurs passions – la science en est une parmi d’autres – reflétant, c’est du moins l’hypothèse que l’on s’efforcera d’étayer, le désenchantement contemporain à l’égard de la science, à la faveur d’une charge portée avec humour et dérision. Cependant, pour montrer comment la fiction se substitue à la mémoire, il faut commencer par en revenir à cette dernière, afin de distinguer quelques enjeux et effets de cette mutation.

 

Humboldt et Gauss : traces mémorielles

 

[1] , était si célèbre et si vénéré de son vivant qu’il se vit contraint, ses forces diminuant, de faire publier une annonce dans le journal Vossische Zeitung du 20 mars 1859, suppliant ses correspondants de renoncer à le harceler de leur bienveillance. Il disait recevoir entre 1600 et 2000 plis par an, allant du simple courrier aux sollicitations les plus variées, en passant par les propositions d’aide et de soins[2] ! Inaugurant la géographie, ami de Goethe et de toute l’élite intellectuelle, voire politique de l’Europe de son temps (une célèbre gravure le représente dans une soirée chez Cuvier, entouré de Stendhal, d’Alfred de Vigny, de Talleyrand, du baron Gérard, de Prosper Mérimée et de Rossini[3]), ayant joué un rôle éminent dans la carrière de nombreux scientifiques de valeur de l’époque[4], notoirement favorable à l’émancipation des juifs[5], anti-raciste affirmé[6], etc., Alexander von Humboldt est le type même du héros positif, dévoué à la science et cosmopolite.

[7]. Il exprima le regret que le Collège de France n’ait pas distingué Humboldt dès 1804 : « Que de temps gagné, peut-être, si cette maison avait pu accueillir un savant que Franz Boas, le pionnier de l’anthropologie nord-américaine, tenait pour un modèle et la source de sa vocation, un grand européen qui écrivit une bonne partie de son œuvre en français et dont l’attachement à l’esprit des Lumières se maintint vivace bien après que les circonstances politiques n’y fussent plus favorables ».

 

[8]. Sa renommée transgresse les frontières, accréditant l’idée qu’il faut voir en lui l’un des plus grands mathématiciens de tous les temps. Dans leur Histoire des mathématiques, Amy Dahan-Dalmedico et Jeanne Peiffer parlent de « l’œuvre magistrale » de Gauss, en évoquant ses Disquisitiones arithmeticae parues en 1801, et ce n’est là qu’un exemple de l’usage récurrent de qualificatifs aussi élogieux qu’admiratifs, inséparables de l’évocation de ses travaux[9].

[10]. Un extrait de la lettre qu’il lui adressa lorsqu’il apprit son identité véritable fait apparaître une ouverture d’esprit peu commune :

 

[11]

 

 

Deux figures antagoniques

 

[12], historien des sciences, spécialiste à la fois de Gauss et de Humboldt, rappelle l’importance décisive de ces efforts pour la relation qu’entretinrent par la suite les deux hommes, relation marquée par la gratitude de Gauss à l’égard de Humboldt dont la sollicitude s’exprima encore en d’autres occasions, et, affirme Biermann dans un article de 1959 rédigé à l’occasion du centenaire de la disparition de Humboldt, par le respect et l’amitié mutuels[13].

 

[14]

 

 

Fiction vs mémoire

 

[15] Ce « bien évidemment » sonne comme une réponse à quiconque serait tenté d’en appeler à une instance susceptible d’affirmer le contraire, en dernier recours la correspondance des deux protagonistes eux-mêmes. Gauss récalcitrant est embarqué quasiment de force pour Berlin, manque d’être empêché de poursuivre son voyage par des gendarmes obtus qui refusent de le laisser passer en Prusse parce qu’il n’a pas de papiers, et est accueilli par un Humboldt se précipitant sur lui, non par amitié, mais pour tenter d’immortaliser cet instant, car il est accompagné de Daguerre prêt à officier. Les chapitres suivants se consacrent en alternance à Gauss et à Humboldt, retraçant leurs deux existences à la fois parallèles et que tout oppose, depuis leur enfance, jusqu’à ce que leurs chemins convergent et nous ramènent au début. Le séjour berlinois est perturbé par le conflit entre Gauss et son fils Eugen qui se retrouve en compagnie d’étudiants révolutionnaires, et finit par se faire exiler, Humboldt et Gauss s’y prenant assez mal pour le tirer d’affaire. Suit encore le voyage de Humboldt en Russie, à la fois appendice et reflet caricatural du célèbre voyage en Amérique, et le roman s’achève sur le départ, en réalité l’émancipation d’Eugen, prêt à entamer une existence nouvelle en Amérique, le nouveau monde.

[16] C’est bien ce que Kehlmann va faire en effet : tourner en dérision le grand homme, inventer, deux siècles plus tard, des absurdités insensées sur sa personne, de même d’ailleurs que sur la personne de son comparse dans le roman, Alexander von Humboldt.

[17] Et d’énumérer des exemples de ces productions mensongères et insoutenables pour le public en achevant sa liste d’exemples par l’évocation « des romans qui se perdaient en fabulations mensongères parce que leur auteur associait ses idées saugrenues aux noms de personnages historiques. » « Répugnant » conclut Gauss ! »[18]. Humboldt va d’ailleurs jusqu’à affirmer qu’il devrait y avoir des lois pour obliger les artistes à êtres fidèles à la nature, et que grâce à l’invention que M. Daguerre était en train de mettre au point, les arts finiraient par être superflus.

[19]. Nombreux sont les dialogues improbables et les situations qui n’ont aucune chance d’avoir pu être documentées. Dans le même temps, les situations et les personnages remettent sans cesse en cause la fiabilité du souvenir, y compris au plus près des circonstances : ainsi l’anecdote si célèbre de Gauss enfant, parlant pour la première fois afin d’attirer l’attention de son père sur une erreur de calcul est-elle ramenée à un folklore familial, ou, plus fondamentalement, Gauss remarque-t-il que la mémoire de l’individu échappe à toute tentative de cadrage rationnel. On voit dès lors qu’en prenant explicitement et non sans autodérision – manière aussi de rééquilibrer le traitement qu’il fait subir à ses héros – le contrepied d’une mémoire hagiographique, Kehlmann remplace le sérieux historique par le grotesque romanesque[20], la connaissance par l’affabulation, l’intellect par l’affect. Les grands hommes de la science deviennent des marionnettes de leurs pulsions, et la science elle-même une passion désacralisée, compensant des blessures personnelles, capable de faire autant de mal que de bien à l’humanité. Les figures de Humboldt et de Gauss, dépouillées des oripeaux de l’idéalisation, sont des hommes pathétiques, que la mémoire collective aura transfigurés. Le roman, en repeignant le portrait croisé des deux personnages, suggère quelques explications à cette transfiguration.

 

Deux savants et leur science

 

[21].

[22]. Aussi Bonpland ne manque-t-il pas une occasion de rechercher les femmes, alors que Humboldt prétend le lui interdire, au nom d’une morale inconcevable pour son compagnon, et que l’on devine kantienne. Lui-même s’avère du reste masochiste, impuissant et pédophile.

[23]) ; il semble une prolongation et une amplification de la scène du premier chapitre qui lui est consacré et où il réalise sur lui-même une expérience de galvanisme débouchant sur la prise de conscience de son masochisme. Lors du voyage, les protagonistes ramassent plantes et cailloux, escaladent montagnes et volcans, explorent grottes et jungles, bravent mille dangers, animaux sauvages, tribus anthropophages, tombent malades de mille façons, bref sont en permanence aux limites du supportable, et Humboldt est bien entendu le moteur, forçant Bonpland et leurs accompagnateurs temporaires, à le suivre dans des situations dont ils ne réchappent que par miracle.

[24]; Humboldt lors de son voyage en Sibérie se fait rabrouer par les savants qui l’accompagnent et lui font comprendre que ses méthodes sont dépassées.

[25]. Elle est le fait d’individus impuissants à vivre, d’une pauvreté affective, voire d’un autisme caractérisés. Ces deux individus ne sont du reste que des révélateurs. Mieux que le daguerréotype qui n’en est qu’à ses débuts, ils fixent les traits distinctifs de la connaissance : science et vie s’excluent l’une l’autre. Du reste, la science ayant vocation à être dépassée, la course à la découverte est condamnée d’avance. Elle est également asociale. On songe à l’arrogante naïveté avec laquelle Humboldt met son savoir au service du colonisateur Jefferson, absolument inconscient de l’usage que celui-ci va ou peut en faire.

[26] Mais l’épisode le plus emblématique est certainement la visite rendue à Kant par le jeune mathématicien, avide de lui présenter son intuition concernant la possibilité de la géométrie non euclidienne. Kant, entièrement sénile, parle de saucisse[27] et d’étoiles, en d’autre termes, il affirme, voire incarne ce qui peut se lire comme la trame même du roman : l’indifférence absolue des points de vue, le relativisme complet de toute connaissance. Humboldt formule cela en termes plus explicites à la fin du roman, au moment même où il reçoit une décoration des mains du tsar : « Humboldt l’assura en hâte qu’il lui avait simplement dit de ne pas surestimer les résultats d’un scientifique, un savant n’était pas un créateur, il n’inventait rien, ne conquérait aucun pays, ne cultivait pas de fruits, ne semait rien et ne récoltait rien non plus, et d’autres lui succéderaient qui en sauraient plus que lui, puis d’autres qui en sauraient davantage encore, jusqu’à ce que tout sombre à nouveau. »[28]

 

La fin des grands hommes

 

e [29] L’allusion aux crimes nazis est transparente et discrédite définitivement le Prussien suffisant et ses prétentions récurrentes à une supériorité morale. On pourrait s’interroger sur la validité de la procédure (l’attaque, sous cet angle, contre l’idéalisme allemand n’est pas neuve !), ou sur la pertinence du choix des personnages retenus. Humboldt est-il vraiment, au vu de ce que l’histoire nous en a transmis, le personnage le plus approprié pour un tel règlement de comptes ? A moins que le contrepied pris systématiquement par rapport à cette tradition ne soit une manière d’affirmer la profondeur du soupçon qui pèse désormais sur toute exceptionnalité ? A moins encore que le roman de Kehlmann ne soit en réalité qu’un symptôme du présentisme dont parle François Hartog. Au fond, qu’importent Gauss et Humboldt ? Ils ne seraient pour l’essentiel que des noms, détachés de leur mémoire, au service de celle de l’auteur des Arpenteurs du monde : « Ce ne sont plus les plongées vers les origines ni la recherche (et donc la défense) d’un génie national qui sont à l’ordre du jour, mais, à partir du sujet individuel, la mémoire, le patrimoine, l’identité : ma mémoire, ce qui pour moi est patrimoine, mon identité, maintenant. »[30]

 

 




[1] Jean-Paul Duviols, Charles Minguet, Humboldt, savant-citoyen du monde, Paris, Gallimard, 1994.

[2] Herbert Meschkowski, Von Humboldt bis Einstein, Berlin als Weltzentrum der exakten Wissenschaften, München, Zürich, Piper, 1989, p. 71.

[3] J.-P. Duviols et C. Minguet, Humboldt, savant-citoyen du monde, op. cit., p. 60-61.

[4] H. Meschkowski, Von Humboldt bis Einstein, op. cit.

[5] Cf. par exemple Chaim Selig Slonimski, Zur Freiheit bestimmt, Alexander von Humboldt – eine hebräische Lebensbeschreibung, traduit de l’hébreu par Orna Carmel, édition réalisée par Kurt-Jürgen MaaíŸ, Bonn, Bouvier, 1997.

[6] L’ouvrage mentionné à la note précédente contient un essai de Peter Honigmann, Humboldt und die Juden, dans lequel est évoqué également le désaccord de Humboldt avec Gobineau, qui lui envoya les deux premiers tomes de son Essai sur l’inégalité des races humaines. Humboldt parle à cet égard de « la distinction désolante de races supérieures et inférieures. »

[7] Philippe Descola, Leçon inaugurale au Collège de France, faite le jeudi 29 mars 2001.

[8] G. Waldo Dunnington, Carl Friedrich Gauss. Titan of science, The mathematical Association of America, 2004 (1ère éd. 1955).

[9] Amy Dahan-Dalmedico, Jeanne Peiffer, Une histoire des mathématiques, Routes et dédales, Paris, Seuil, 1986, p. 112.

[10] Amy Dahan-Dalmedico, auteure d’une contribution à un dossier hors-série consacré aux mathématiciens, publié par Pour la science en janvier 1994, surmontait son article sur Sophie Germain du chapeau suivant : « Sophie Germain, première mathématicienne française, a lutté pour conquérir, dans la communauté scientifique, une place correspondant à son talent. Pourtant, selon Gauss, l’arithmétique avait trouvé en elle un « ami habile » ».

[11] Lettre du 30 avril 1807, citée dans le cahier « Gauss, Prince des mathématiques », Les génies de la science, Pour la science, N°36, août-octobre 2008, p. 55.

[12] Biermann publia en 1990 un volume d’extraits de la correspondance de Gauss : Kurt-R. Biermann, Carl Friedrich GauíŸ, Der « Fürst der Mathematiker » in Briefen und Gesprächen, München, C.H. Beck, 1990.

[13] Kurt-R. Biermann, « Zum Verhältnis zwischen Alexander von Humboldt und Carl Friedrich Gauss », Wissenschaftliche Zeitschrift der Humboldt Universität zu Berlin, Jg. VIII (1858/59) Nr. 1.

[14] Ibid., p. 130, résumé en français de la contribution de Biermann; son article s’appuie largement sur les correspondances, et notamment sur des lettres alors inédites.

[15] Daniel Kehlmann, Les arpenteurs du monde, traduit de l’allemand par Juliette Aubert, Arles, Actes Sud, 2006, p. 7.

[16] Ibid., p. 9.

[17] Ibid., p. 219.

[18] Ibid.

[19] Ottmar Ette se gausse de ce qu’il considère comme un abus de ce procédé. Ottmar Ette, « Nach der Kehlmannisierung », in Hartmut Hecht, Regina Mikosch, Ingo Schwarz, Harald Siebert, Romy Werther (ed.) Kosmos und Zahl, Beiträge zur Mathematik- und Astronomiegeschichte zu Alexander von Humboldt und Leibniz, Franz Steiner Verlag, 2008.

[20] Cf.  le compte rendu de lecture Michel Piersens dans la revue Alliage, Où va la science, n° 61, décembre 2007, p. 92-93.

[21] Daniel Kehlmann, Les arpenteurs du monde, op. cit., p. 265. Traduction modifiée.

[22] Ibid., p. 78.

[23] Ibid., p. 50.

[24] Ibid., p. 242.

[25] Ibid., p. 153.

[26] Ibid., p. 156.

[27] « Wurst » signifie certes saucisse, mais aussi : « c'est égal ».

[28] Ibid., p. 288.

[29] Ibid., p. 205.

[30] François Hartog, Anciens, modernes, sauvages, Paris, Le Seuil, 2005, p. 23.