4 – Préhistoire: de l’obstacle épistémologique à l’analyse des modes d’être

Résumé 

Si l’acquisition de la notion de « préhistoire » a indéniablement pu correspondre à une véritable avancée scientifique lorsqu’elle est forgée au milieu du XIXème siècle, elle est depuis devenue un véritable obstacle épistémologique. S’opposant naïvement à la notion d’histoire, elle masque la compréhension d’une distinction plus profonde : celle du Paléolithique récent et du processus de néolithisation. Or avoir accès à une telle distinction permet de développer un autre type d’analyse et de comprendre l’art qui se déploie lors de chacune de ces deux périodes naïvement nommées « préhistoriques » en termes de modes d’être au monde.

Abstract

While the conceptualization of “prehistory” undoubtedly represented a significant scientific advance when coined in the mid-XIXth century, it has since evolved into a substantial epistemological obstacle. Naively juxtaposed against the concept of history, it conceals a more profound distinction between the recent Paleolithic and the process of neolithization. However, gaining insight into such a distinction allows for the development of a different analytical approach. It also facilitates an understanding of the art that unfolded during each of these two periods, often simplistically labeled as « prehistoric » in terms of modes of existence in the world.


Penser la préhistoire, reconnaître sa prétention à valoir non seulement comme science nourrie de disciplines empirico-formelles telles la géologie, la physique ou la chimie, mais comme science de l’homme, donc comme science humaine, c’est probablement avoir à penser le nombre et l’importance des obstacles épistémologiques que cette discipline, inventée au milieu du XIXème siècle, a eu à surmonter afin de se constituer ; mais, plus encore, c’est également avoir à se demander si elle-même n’est pas devenue son propre obstacle épistémologique.

Afin de saisir cette difficulté et de donner sens à cette reprise du concept d’obstacle épistémologique que Gaston Bachelard sut remarquablement forger en 1938 (Bachelard, 15), il convient de se rappeler que, rapporté au processus de connaissance, ce qui constitue à un moment donné un obstacle non seulement ne le fut pas toujours, mais que, plus encore, il fut initialement pensé comme un acquis majeur. Et de cela, le concept même de préhistoire est exemplaire.

Souvenons-nous en effet d’où il vient et quelle avancée épistémique il a pu représenter. Comme l’on sait, s’il est possible de repérer dans les langues scandinaves et germaniques l’équivalent des premières occurrences du qualificatif de préhistorique dès le début des années 1830, ce n’est toutefois qu’au tournant des années 1850-1860 que la discipline nouvelle de l’archéologie préhistorique a commencé à s’imposer. Les travaux dirigés par Jacques Boucher de Perthes en baie de Somme, et leur confirmation par les naturalistes britanniques furent décisifs. Or, tirant profit d’une pensée évolutionniste, ce qu’ils mettaient alors en évidence était la « haute ancienneté de l’homme », conquise tout aussi bien contre une interprétation littéraliste de la Bible que contre le fixisme de quelques naturalistes pourtant majeurs, tel Cuvier. En cela, il faut bien reconnaitre que l’invention du concept même de préhistoire a pu constituer une décisive avancée de la science européenne du XIXème siècle. Et pourtant ce terme est aujourd’hui devenu un obstacle au développement de la science qu’il désigne. Peut-être parce qu’en un sens il était déjà mal né. Ainsi, cherchant la bonne dénomination pour cette science nouvelle, Gabriel de Mortillet, en 1882, avait cru pouvoir trancher la discussion. Entre les « mots antéhistorique et préhistorique », écrivait-il alors, « c’est l’emploi de ce dernier qui l’a enfin emporté avec juste raison. En effet, le préfixe anté a un double sens : il signifie avant ou contre ; ainsi antéhistorique peut s’interpréter comme antérieur ou opposé à l’histoire. Le préfixe pré est plus simple et plus net ; préhistorique n’a et ne peut avoir qu’un seul sens : avant l’histoire ou les documents historiques. » (De Mortillet, 2)

Plus qu’une querelle de mots, ce dont il s’agit ici relève d’une décision conceptuelle de première importance, puisqu’en instaurant l’écriture en critère de distinction, non seulement elle faisait de la préhistoire un préalable à l’histoire, mais, plus encore, elle pensait cette dernière comme l’horizon nécessaire de la première. Or, une telle position n’est aujourd’hui plus tenable, ne serait-ce qu’en raison des nombreuses apories qu’elle fait naître.

Outre son européocentrisme, ce concept de préhistoire revient par exemple à penser une entrée différée des peuples dans l’histoire en fonction des régions du monde qu’ils occupent, ou pis encore la persistance, jusqu’à des époques subactuelles, de peuples dits préhistoriques parce qu’ignorants de l’écriture. C’est là une des raisons pour laquelle les préhistoriens Jean-Michel Geneste et Boris Valentin ont pu dire, dans un livre récent, vouloir « en finir avec la préhistoire » (Geneste et Valentin), c’est-à-dire avec ce concept qui n’est d’ailleurs utilisé qu’en Europe. Car comment, sans tomber dans le ridicule le plus profond, dire à des chasseurs-cueilleurs aborigènes australiens contemporains, parce qu’ils ignorent l’écriture, qu’ils vivent à la « préhistoire » ? ou pire, qu’ils sont « préhistoriques » ?

Mais il est une autre raison essentielle motivant l’abandon, pur et simple, de ce concept dont on peut dire qu’il a certes eu le mérite de faire son temps, mais que son temps n’est plus le nôtre. Cette raison tient dans le fait qu’en pensant l’écriture comme ce par quoi s’ouvre l’histoire, en la constituant en critère discriminant parce qu’événementiel d’une ère nouvelle, on organise téléologiquement tout ce qui précède en le pensant comme devant, au cours d’un processus évolutif cohérent, y mener. Et c’est pourquoi ce qui précède devient pré-historique. Il y va donc de la préhistoire comme d’un récit rétrospectif, reconstitué une fois advenue ce qu’on pense être l’histoire. Mais outre qu’on se demande bien quel peuple peut se penser comme pré-historique, le plus fâcheux dans cette reconstruction est qu’elle en vient à sous-estimer, voire à masquer, l’importance de moments de discontinuité antérieure, qui peuvent pourtant s’avérer plus décisifs, pour l’histoire des civilisations, que ne l’est l’invention de l’écriture.

En effet, si l’écriture, inventée vers 3300 ans avant notre ère, devient synonyme de naissance de l’histoire, alors tout ce qui est antérieure à cette date est fondu dans le creuset d’un même concept de préhistoire. Et pourtant, comme le savent ceux qui s’intéressent à ces périodes, les activités humaines ne sont en rien pensables d’une même façon selon qu’elles sont celles de groupes de chasseurs-cueilleurs nomades ou d’agriculteurs sédentaires. Bref, confondre Paléolithique et Néolithique, sous prétexte que ces distinctions relèvent de périodes antérieures à l’invention de l’écriture n’a aucun sens. Plus encore, il est bien des raisons de penser que la distinction qui a commencé à se mettre en place au Proche-Orient à partir de 9000 ans avant notre ère a eu plus d’incidences sur l’histoire de l’humanité que l’invention de l’écriture.

Il est d’ailleurs frappant que les savants qui étudient ces questions, ceux qui pratiquent l’archéologie préhistorique, n’utilisent quasiment pas le concept de préhistoire. Concept « grand public », il est à peu près l’équivalent pour ceux qu’on nomme préhistoriens de ce qu’est celui de « folie » pour les psychiatres : un concept générique, fourre-tout, pratique parce que socialement discriminant, mais jamais précis. Et comme le psychiatre distinguera, au sein des psychoses, qui ne sont déjà plus des névroses, une paranoïa d’une schizophrénie, d’une façon analogue, l’archéologue préhistorien non seulement ne pourra confondre Paléolithique et Néolithique, mais plus encore, au sein du seul Paléolithique récent, n’assimilera pas davantage l’industrie lithique et les pratiques culturelles de l’Aurignacien à celles du Magdalénien.

Mais en a-t-on pour autant fini avec l’obstacle épistémologique auquel se heurte l’archéologie préhistorique dès lors qu’on abandonne la notion datée de « préhistoire » et le privilège indu qu’elle accorde à l’écriture pour reconnaître l’importance de la distinction entre Paléolithique et Néolithique ? À porter attention à la façon dont ces termes sont conceptuellement investis au fil des générations et selon les idéologies qui les dominent, rien n’est moins sûr. Longtemps le Paléolithique fut, par exemple, distingué en Paléolithiques inférieur, moyen et supérieur, conférant ainsi à cet Homo sapiens que nous sommes, grâce à une subtile organisation téléologique de l’histoire, une fonction destinale et triomphante. L’homme génétiquement moderne n’est-il pas massivement parvenu en Europe de l’ouest lors du Paléolithique dit “supérieur” et, plus encore, au sein d’une évolution qui fut – nous le savons désormais – buissonnante, n’est-il pas le seul homininé à avoir subsisté ?

Une première idéologisation de cette distinction entre Paléolithique et Néolithique a donc pu avoir lieu au bénéfice de ce second terme. Et il revient à des préhistoriens comme François Bordes ou, plus près de nous, Jacques Jaubert, d’avoir su porter notre attention sur un autre lexique en parlant non plus de Paléolithiques inférieur ou supérieur, mais ancien ou récent.

Toutefois, si dominante puisse être une idéologie, elle n’en reste pas moins sujette aux vents contraires. Certains de nos contemporains semblent par exemple aujourd’hui tentés de rapporter la crise environnementale que nous connaissons au début de la néolithisation. Le Néolithique n’est-ce pas aussi l’invention de l’agriculture, de la domestication des végétaux et des animaux, de la sédentarisation, du regroupement des populations, de leur administration, de la naissance des inégalités sociales ? Ainsi la revue L’Histoire (nº 472), en couverture d’un numéro récent, posait-elle, en une efficace accroche commerciale, la question suivante : « Néolithique. L’agriculture a-t-elle fait le malheur des hommes ? » Et bien qu’elle ne prétendît pas naïvement y répondre par l’affirmative, comme si cette question n’était, d’un point de vue rhétorique, qu’une affirmation déguisée, un tel propos témoigne de la rudesse du présupposé qu’ont désormais à vaincre les néolithiciens ou les proto-historiens, tels Jean Guilaine ou Catherine Perlès, lorsqu’ils s’efforcent de penser le mode d’être des Néolithiques en leur temps. Car ce qu’il leur faut alors surmonter, c’est l’idée qu’avec eux ne prend pas fin le jardin d’Éden ni ne prend naissance un processus menant tout droit à l’effondrement.

Ainsi, après avoir passé outre la fascination qu’exerce l’invention de l’écriture et la tentation de voir en elle la naissance de l’histoire, le second grand obstacle que doit surmonter l’archéologie préhistorique pour se constituer en science humaine qu’elle voudrait aussi pouvoir être, c’est celui de l’idéologisation des périodisations qu’elle génère. Car seul celui qui a déjà conçu le Néolithique comme l’âge de toutes les duretés et oppressions peut imaginer le Paléolithique récent sous les traits d’un jardin d’Éden. Faire de celui-ci un âge d’abondance et penser celui-là comme un âge de pénurie, c’est oublier la dureté d’une économie soustraite à toute possibilité de prévision et de provision.

En outre, de même qu’il ne convient pas de parler du Paléolithique comme d’un temps homogène, il n’y a pas davantage de sens à oublier le pluriel du terme de Néolithique. Il y eu manifestement des Néolithiques, ou plutôt des processus divergents de néolithisation pouvant se superposer sur plusieurs millénaires, processus susceptibles de dissocier la production de céramique de la domestication des plantes (telle est la culture Jōmon du Japon, lors du huitième millénaire), ou encore de dissocier la culture pastorale de la culture agricole.

Dès lors, si, plus que l’écriture, l’opposition entre Paléolithique et Néolithique s’avère décisive pour penser l’histoire humaine, mais que leur succession, loin de toute ressaisie idéologique, nous met simplement face à des modes d’être différents, comment comprendre ce que nous sommes devenus ? Comment comprendre la crise que nous ressentons, et qui est désormais interrogée sous le nom d’anthropocène ? N’est-ce pas là la troisième grande difficulté qui s’offre à nous ? Comment la surmonter et penser le devenir de notre histoire ?

Se confronter à cette question, dès lors que nous sommes tournés vers des périodes soustraites à tout témoignage écrit ou oral possible, c’est avoir à tirer ses renseignements des données issues de l’archéologie. Et si, comme le disait déjà André Leroi-Gourhan (p. 204), il paraît déraisonnable de vouloir comprendre une civilisation en étudiant son outillage plus que son art, alors ce qu’il convient désormais de faire, c’est d’abord de décrire ce que celui-ci, objectivement, nous montre. Car en la production artistique, et particulièrement figurative, des humains, comme Hegel le premier a pu le comprendre, c’est rien moins que l’esprit du temps qui s’est fixé.

Comme l’on sait, l’art figuratif des sociétés européennes de chasseurs cueilleurs paléolithiques ne ressemble en rien à celui de sociétés agro-pastorales épipaléolithiques, mésolithiques ou néolithiques. Et la différence ne tient pas seulement dans le fait que le premier soit un art de l’ornementation des grottes alors que les périodes suivantes les ont désertées, car il existe bien un art rupestre d’extérieur lors du Paléolithique récent ; le très vaste domaine de Foz Côa, dans la vallée du Douro, au Portugal, avec plus de 600 panneaux gravés répartis sur 60 sites distincts, en est un des plus beaux exemples.  D’autant que cette production s’est maintenue durant de nombreux millénaires. Les œuvres présentes sur le site d’« Olga Grande 4 » pourraient en effet avoir jusqu’à 30 000 ans, alors que celles situées à la « roche de Fariseu 1 » datent d’environ 13 000 ans. Cela témoigne donc d’une occupation et d’une production artistique sur une durée de 17 000 ans, allant du début du gravettien au magdalénien final.

Il est donc clair que l’essentiel de la différence entre l’art du Paléolithique récent et celui des millénaires suivants ne tient pas à l’espace, ouvert ou fermé, en lequel il prend place. Il tient fondamentalement au motif même de la représentation. Là où les Paléolithiques dessinent, peignent, gravent voire modèlent un riche bestiaire animal, en ne convoquant la figuration humaine que de façon allusive ou métonymique, les humains du début de l’holocène, qu’ils vivent lors d’époques épipaléolithiques ou néolithiques, vont explicitement se figurer. Cela est déjà remarquable et remarquablement différent de ce qui se passait aux époques antérieures. Mais plus remarquable encore est le fait que ce qu’ils vont surtout figurer, ce sont leurs activités, telles qu’elles les montrent en interaction avec la diversité animale. Artistiquement parlant, cela se traduira par une nette tendance à abandonner la richesse de détails parfois naturalistes des représentations paléolithiques, pour unifier en une même qualité graphique, d’ailleurs assez souvent fort schématique, humains et animaux. C’est là ce qu’il importe de préciser.

L’art figuratif paléolithique, qui en Europe dure environ de 40 000 à 12 000 avant le présent, se caractérise par le fait que les chasseurs-cueilleurs qui le produisent ne se représentent pas eux-mêmes explicitement. Mains, le plus souvent négatives, comme dans la grotte cantabrique d’El Castillo dès l’Aurignacien ; sexes, le plus souvent féminins, tels qu’ils apparaissent à peine plus tardivement dans la grotte Chauvet-Pont d’Arc, silhouettes allusives et incomplètes, telles celles des grottes gravettiennes de Cussac, vers -30 000, de Cougnac ou du Pech-Merle autour de -25 000 ; théranthrope sculpté et masculin, comme le Löwenmensch aurignacien retrouvé à Hohlenstein-Stadel, en Allemagne, ou dessiné sur un piton rocheux du fond de la grotte Chauvet-Pont d’Arc et composé d’un bas de corps féminin et d’un haut animal, mi-lion, mi-bison : toutes ces métonymies ou évocations semblent avoir suffi aux humains du Paléolithique récent pour se savoir intégrés au monde des vivants. Si leur art est expressif de quelque cosmologie symbolique, celle-ci en passe donc par la médiation du vivant-animal. C’est pourquoi, s’il est bien évident que les Paléolithiques ne se confondent pas avec les animaux, puisqu’ils les chassent et les mettent à distance en les représentant, il n’est en revanche pas déraisonnable de penser que leur façon d’être au monde consiste dans le fait de se savoir participer à l’ensemble du vivant, et d’un vivant pour lequel l’idée de domestication n’est pas même encore concevable. J’ai pu nommer cela un mode d’être participatif au monde.

Or c’est un tel mode de représentation, centré sur la diversité animale, qui semble bien avoir disparu après la fin des cultures paléolithiques. Certes le tournant du pléistocène à l’holocène a considérablement modifié l’environnement, faune et flore comprises. Mais le changement ne consiste pas dans le fait que les humains vivant au début de l’holocène ont simplement actualisé leur bestiaire en fonction des animaux disponibles. On ne s’étonnera donc pas qu’ils ne puissent plus figurer mammouths et mégacéros, ou que la vache remplace l’auroch et la chèvre le bouquetin. Ce qui est autrement plus remarquable, c’est que l’activité humaine soit devenue le motif dominant de la représentation, en sorte que celle de la diversité animale ne puisse quasiment plus surgir qu’en son sein. Une fois les cultures du Paléolithique récent disparues, l’humain n’a donc pas fait que commencé à se représenter explicitement, fût-ce de façon schématique et grossière ; il s’est surtout représenté dans une interaction telle avec le monde du vivant, que cette interaction ressemble à un début d’appropriation, voire parfois de soumission. Or non seulement il y va là d’un mode d’être au monde sensiblement différent de celui qu’avaient pu connaître les humains lors du Paléolithique, mais plus encore ce qui a commencé à se mettre en place, c’est une façon d’être au monde que nos civilisations n’ont depuis fait que prolonger. Tout l’art dit “historique” le montre, en ne proposant plus que la représentation des activités humaines, ou en n’ayant montré, jusqu’à des époques fort récentes, les paysages que comme des territoires, ou les animaux que comme des faire-valoir de l’activité humaine. Je nomme présentiel ce mode d’être au monde en lequel l’humain devient le centre de toutes les représentations, celui par lequel toute réalité prend sens et se laisse envisager (Grosos, 52).

Un des intérêts qu’il y a à penser de la sorte, en termes ontologiques de modes d’être au monde, tient en ce que cela permet de ne pas durcir la transition entre Paléolithique et Néolithique, comprenant ainsi que leur radicale opposition constitue, pour l’archéologie préhistorique, un nouvel obstacle épistémologique à surmonter. Certes, il est juste de dire que seuls les chasseurs-cueilleurs connaissent un mode d’être au monde de type participatif, comme il l’est également de souligner que toute culture agro-pastorale s’enracine en un mode d’être de type présentiel. De cela, l’art rupestre et pastoral du Sahara central, vers 5000-4000 ans avant notre ère, offre quelques extraordinaires exemples, dont celui de la plus ancienne scène de traite connue à ce jour. Fort bien étudiée par Jean-Loïc Le Quellec, cette scène de traite de l’oued Tiskatin, dans le Mesāk libyen, montre, en profit gauche, un individu accroupi sous une vache (en profil droit), en train de la traire. Une telle scène ne montre donc plus l’animal ; mais l’activité humaine telle qu’elle soumet l’animal (Le Quellec, 285-286).

À s’en tenir là, il pourrait sembler possible de dire qu’à des types d’économie correspondent des ontologies différentes. Toutefois, le problème devient plus complexe, mais également plus intéressant, dès lors qu’on remarque qu’un art qui n’est plus centré sur l’exclusive représentation de la vie animale, mais pas non plus encore pleinement sur l’activité agro-pastorale, montre déjà l’activité humaine, au point d’en faire clairement son centre rayonnant. Ainsi en est-il de l’art du Levant espagnol, qui se déploie du nord au sud de l’arrière-pays montagneux de la côte est de la péninsule ibérique. Mal daté, mais ayant probablement été réalisé entre le septième et le cinquième millénaire avant notre ère, il est encore actuellement sujet à controverse. Est-ce l’art épi-magdalénien ou mésolithique des tout derniers chasseurs-cueilleurs de la région, comme le pensait Lya Dams qui lui consacra, dès 1984, une savante monographie ? Ou est-ce un art de sociétés déjà pris dans le processus de néolithisation, mais qui ne se représentent qu’en valorisant encore d’ancestrales pratiques de chasse, comme l’a plus récemment, en 2018, suggéré Esther López-Montalvo (205-220) ?

Quoi qu’il en soit de ces questions, le constat est là : alors que, selon Lya Dams, l’art paléolithique comprenait moins de 3% de représentations humaines (et encore n’en précise-t-elle pas la médiocre qualité), l’art levantin, riche, écrivait-elle en 1984, de quelques 235 cavités réparties sur 133 sites pour un total d’environ 8000 peintures, en comprend plus de 41% (Dams, 316). Bien qu’on dénombre aujourd’hui environ un millier de sites, les pourcentages comparatifs que Lya Dams proposait il y a près de 40 ans n’ont guère changé. Rappelons-les. Entre art paléolithique et art levantin, la quantité d’animaux représentée reste comparable : un peu plus de 31% pour le premier, contre presque 39% pour le second. Toutefois, la façon dont la diversité animale est montrée, quant à elle, change profondément. En effet, dans l’art du Levant espagnol, lorsque l’animal est visible, l’archer n’est jamais loin. Aussi non seulement est-ce l’activité humaine qui est valorisée et non plus la vie sauvage animale, mais ce qui dès lors est mis en évidence, c’est sinon « l’existence quotidienne des derniers chasseurs de la péninsule (Dams, 15) », du moins la représentation d’une existence en laquelle chasses, cueillettes et conflits – soit autant d’activités humaines – peuvent désormais être figurés : la chasse l’est sur le site de la Cueva de la Vieja (Dams, 149), non loin d’Albacete ; les cueillettes et récoltes le sont comme sur celui du Cingle de la Ermita del Barranc Fondo (Dams, 105), près de Valence ; les conflits sont montrés, à peine plus au nord, près de Castellón, dans l’abri de los Dogues (Dams, 79).

L’art du Levant espagnol rend donc clairement visible le fait que la figuration de l’humain, comme centre actif et dominant des représentations, n’est pas nécessairement conditionnée par la pleine assimilation du processus de néolithisation, pensable en termes de domestication des céréales ou des animaux. Sur un site comme celui d’El Cogul, le milieu fort aride en lequel déjà à l’époque il se situait, à 160 km à l’ouest de l’actuelle ville de Barcelone, rend impossible un processus stricto sensu de néolithisation, si l’on entend par là la domestication des céréales. Pourtant la célèbre scène figurée dans l’abri sous roche qui en dépend, La Roca dels Moros, montre clairement la prédominance de la figuration humaine1. Bien que comprenant des éléments de représentation réalisés à des époques différentes, la scène mésolithique finale montre ceci : un groupe d’une dizaine d’individus, probablement neuf femmes et un homme, et autour d’eux des animaux (bovidés, cervidés, biches, bouc, cerf). Aux pieds de ces humains se trouve une biche, dont la position signale qu’elle est à terre, probablement morte car traversée d’une flèche. Là encore, ce n’est pas la diversité animale qui, malgré les apparences, est montrée ; comme sur le plateau libyen du Mesāk, et à une époque similaire, c’est la puissance de l’activité humaine.

Aussi, et bien que la tentation soit grande de ne se rapporter au passé qu’en fonction de nos intérêts et de nos interrogations présentes, ce que montrent de telles analyses, c’est une nouvelle fois à quel point toute projection idéologique peut nous égarer. C’est pourquoi, qui espère, loin d’une telle perspective, mener à bien le projet de constitution de l’archéologie préhistorique en science – une science nourrie des savoirs empirico-formels les plus contemporains mais dont l’objet est bien l’histoire de l’humain, donc en science humaine – celui-là doit s’efforcer de repérer les obstacles épistémologiques qui se dressent sur son chemin. Il me semble qu’une analyse de l’historicité humaine en termes de mode d’être au monde, donc en termes ontologiques y contribue. Ce qui suppose que nous apprenions non seulement à nous défaire enfin de l’opposition naïve entre oralité et écriture, mais également que nous surmontions l’idéologisation trompeuse des termes de Paléolithique et de Néolithique.


Ouvrages cités 

Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique [1938], Paris, Vrin, 2011.

Dams L., Les peintures rupestres du Levant espagnol, Paris, Éditions Picard, 1984.

De Mortillet G., Le Préhistorique. Antiquité de l’Homme, Paris, C. Reinwald, 1882.

Geneste J.-M. et Valentin B., Si loin si près. Pour en finir avec la préhistoire, Paris, Flammarion, 2019.

Grosos Ph., Des profondeurs de nos cavernes. Préhistoire Art Philosophie, Paris, Les Éditions du Cerf, 2021.

L’Histoire, nº 472, février 2022.

Le Quellec J.-L., Art rupestre et préhistoire du Sahara, Paris, Payot, 1998.

Leroi-Gourhan A., Le geste et la parole, I. Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964.

López-Montalvo, Esther, “Hunting scenes in Spanish Levantine rock art: An unequivocal chrono-cultural marker of Epipalaeolithic and Mesolithic Iberian societies?”, in Quaternary International, 472: 205–220, Avril 2018. doi: 10.1016/j.quaint.2018.03.016. (consulté le 15 décembre 2023).


1 Outre le célèbre relevé qu’en fit l’abbé Breuil, on se rapportera, pour ce qui est de cette scène, au très bon site https://patrimoni.gencat.cat/ca/monuments/monuments/el-cogul. Il rend possible une visite virtuelle de fort bonne qualité (consulté le 15 décembre 2023).


 




Prints and the Pursuit of Knowledge in Early Modern Europe

September 6–December 10, 2011

Prints and the Pursuit of Knowledge features a rich display of prints, books, maps, and scientific instruments exploring the role of celebrated artists in the scientific inquiries of the 16th century. On view on the fourth floor of the Arthur M. Sackler Museum (Harvard)




Littérature, arts visuels et neuroesthétique

I . Neuroesthétique, neurophysiologie, neuropsychologie

Dans l’introduction à un article de synthèse sur les études récentes dans le domaine de la neuropsychologie de la production en arts visuels, Anjan Chatterjee, du Département de neurologie et du Centre de neuroscience cognitive de l’Hôpital de l’Université de Pennsylvanie, fait une nette distinction entre les deux domaines qu’il pratique, la neuroesthétique et la neurologie des arts tout en soulignant que la neurobiologie des arts, de la littérature et de la musique a longtemps été disséminée dans des articles de revue spécialisée [1], ce qui a nui à une vision globale de ses progrès :

Cet article n’a pas pour fin de décrire une théorie de l’art fondée sur le cerveau. J’ai montré ailleurs (Chatterjee, 2002, 2004) comment la neuroscience cognitive pourrait faire avancer une esthétique empirique. Ici, les buts sont modestes. J’espère regrouper une littérature, en grande partie dispersée dans des livres et dissimulée aux serveurs de recherche [2].

La recherche en neuropsychologie est maintenant mieux connue. Depuis un certain temps, à vrai dire, le mouvement du « Migraine-Art [3] », les livres d’Oliver Sacks et de Marion Roach [4] en avaient élargi l’audience comme le font actuellement les campagnes publiques sur la maladie d’Alzheimer qui intègrent des expositions d’artistes atteints par cette maladie. Toutefois, l’actualité de cette recherche a été marquée par la publication de deux livres qui contribuent à faire le point de la discipline. Il s’agit de Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature [5] , dirigé par F. Clifford Rose en 2004 et Neurological Disorders in famous Artists. J. Bogousslavsky et F. Boller (éd), Neurological Disorders in famous Artists, « Frontiers of Neurology and Neuroscience », vol.19, Bâle, Karger, 2005.]] , dirigé par Julien Bogousslavsky et François Boller en 2005. Encore faut-il s’entendre sur les termes : neuropsychologie, neurophysiologie, et neuroesthétique. Ce que Rose appelle neurologie des arts inclut la neurophysiologie et la neuropsychologie appliquées au domaine artistique : arts visuels, musique littérature. La neurophysiologie du cerveau a fait grâce aux nouvelles techniques d’imagerie médicale, particulièrement l’image à résonnance magnétique fonctionnelle, des découvertes essentielles au sujet de la localisation des différentes activités cognitives. Dans un article intitulé « The Cerebral Localisation of Musical Perception and Musical Memory », les auteurs écrivent ainsi : Grâce à l’arrivée de l’imagerie fonctionnelle il y a vingt-cinq ans et des progrès continus depuis, il est maintenant possible de dresser la carte directement de l’activité du cerveau durant des tâches de perception et d’activité chez des sujets normaux. Fondée sur ces découvertes, la dernière décennie a observé des bouleversements majeurs dans la compréhension du cerveau musical [6] .

Les nouvelles techniques d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle appliquée au cerveau ont permis des avancées essentielles pour la compréhension des processus sensori-moteurs. Dans Inner vision : an exploration of Art and the Brain [7] , Zemir Zeki, l’un des neurophysiologues les plus impliqués dans la recherche des processus neuronaux mis en œuvre dans la vision, étudiait les différentes ères du cerveau spécialisées chacune dans le traitement d’une des composantes de l’image, comme le mouvement, la forme, la couleur. Zemir Zeki, connaisseur incontesté de l’art moderne occidental, a créé la notion de neuroesthétique qui désignait à l’origine les études des relations entre les fonctions visuelles, la perception de l’art et l’exploration par les artistes du système visuel. Puis, la notion de neuroesthétique a été transformée en concept majeur des relations entre neuroscience et production artistique :

Les avances spectaculaires dans notre connaissance du cerveau visuel nous permet de commencer à essayer de formuler les lois neuronales de l’art et de l’esthétique, -bref-, d’étudier la neuro-esthétique [8].

. La notion de neuroesthétique est née à partir du domaine de la neurophysiologie et ce sont des neurophysiologues comme Zéki et le professeur Changeux en France qui vont avancer l’existence de bases neuronales à l’idée de beauté. Dans l’introduction d’un article emblématiquement intitulé, Neural Correlates of Beauty, Zéki écrivait :

Ce travail est un essai pour aborder la question kantienne de manière expérimentale en se renseignant s’il existe des conditions neuronales spécifiques impliquées dans le phénomène de beauté et si elles sont activées par une ou plusieurs structures du cerveau. [9]]

La neuroesthétique s’inscrit donc dans un des grands courants des neurosciences cherchant à découvrir des bases neuronales aux notions a priori abstraites ou relevant traditionnellement d’explications socio-psychologiques comme la justice. L’art étant une activité humaine dépend des lois du cerveau, au même titre que d’autres activités comme la morale, la religion, mais aussi les sciences. Dans L’homme neuronal Jean-Pierre Changeux soutient la thèse de l’identification des événements mentaux à des événements physiques, ce qui relève, écrivait-il du « matérialisme instruit » que Gaston Bachelard appelait de ses vœux. « Le projet même de l’ouvrage que concrétise son titre », soulignait-il, est de jeter une passerelle sur le fossé qui sépare les sciences de l’homme des sciences du système nerveux. [10] ». Ce programme récuse les autres approches qui refuseraient la réduction du psychologique au neurologique. Ainsi le livre rejette notamment l’approche du philosophe cognitiviste Fodor. Et dans une conférence faite à l’occasion de l’exposition L’âme au corps à laquelle il a participé, il rejette ce qu’il appelle les « parasciences », comme « Mesmerisme, spiritisme, psychanalyse [11] », qui relèvent de l’histoire des mentalités. Dans ses conférences « Le vrai, le beau, le bien : réflexions d’un neurobiologiste [12] » de 2003, il décrit ce qu’il nomme une approche neurocognitive fondée sur la biologie du système nerveux. La neuroesthétique est donc à l’origine une notion neurophysiologique, une extension de la neurophysiologie au domaine artistique, mais qui nettement récuse les autres approches. Or, le terme de neuroesthétique a semblé désigner rapidement l’ensemble des relations entre les neurosciences et le champ artistique, l’ensemble des approches cognitives de l’art, alors même que certaines disciplines comme la philosophie cognitive de l’art ou la psychologie cognitive de l’art sont restées critiques envers les présupposés jugés trop exclusifs de la neuroesthétique. Il existe donc deux sens à l’expression, un sens général, flou qui englobe toutes les approches cognitives, ce à leur corps défendant et un sens originel précis mais qui reste encore à un état programmatique et problématique, celui de l’énoncé des lois neuronales de l’art. Quand Anjan Chatterjee fait allusion à la neuroesthétique dans l’article cité en introduction, les titres emblématiques de ses travaux reflètent la dimension encore prospective du domaine, ainsi celui de 2002, « Universal and relative aesthetics : A framework from cognitive neuroscience », et le second en 2004 : « Prospects of a cognitive neuroscience of visual aesthetics [13] ».

C’est Vilayanur Ramachadran [14] qui a présenté l’essai le plus élaboré de neuroesthétique en dressant une liste d’universaux de l’art, sous la forme d’une table de dix lois. Un séminaire tenu à Paris à l’Institut Jean Nicod, en 2005, les « Rencontres Art et Cognition : Art et Neuroscience [15] », étudiant ses questions, a critiqué les théories de l’art avancées par Zeki et Ramachandran. Dans un article critique « Art and Neuroscience », John Hyman reprochait en plus à Ramachandran d’avoir une connaissance trop limitée de l’art, qui en effet, réduisait le champ artistique à la représentation sculpturale des déesses hindoues. John Hyman rappelle que l’idée de Zeki selon laquelle les artistes seraient eux-mêmes des neurologues, étudiant le cerveau avec des techniques qui leur sont proches, est une reprise modernisée de la théorie de Helmholtz en 1871 pour lequel déjà les artistes étaient des explorateurs du système visuel. Dans la réécriture neuronale de cette l’idée, Zeki illustrait en effet chaque ère spécialisée du cortex par un peintre. Ainsi le fauvisme a exploré l’ère nommé V4, spécialisée dans le traitement des couleurs, alors que l’art cinétique correspond à la spécialisation de V5, la partie qui traite du mouvement. Dans sa conférence sur le Beau, Jean-Pierre Changeux reprend l’idée de Zéki, donnant l’exemple de Matisse comme artiste neurophysiologue.

Les approches cognitivistes de l’art ont connu de leur côté un développement considérable. L’on peut citer les travaux de Pierre Livet sur les émotions esthétiques, ceux de Louis Bec à Aix, les travaux de Mario Barillo qui a dirigé l’ouvrage Approches cognitives de la Création Artistique et organise une manifestation de référence à Toulouse, Art/ sciences de la cognition au Musée d’Art Moderne et contemporain des Abattoirs, qui en est à sa troisième édition. Dans Art/cognition, Louis Bec écrivait :

Les pratiques artistiques ne peuvent espérer se soustraire aux différentes formes d’attraction des sciences de la cognition, surtout si l’on considère l’art comme moyen de connaissance, dans la construction des représentations ou de l’interprétation du donné. Surtout si on le considère comme capable d’informer la matière et tout type de supports, si l’on considère l’entreprise artistique comme la construction d’un projet s’édifiant autour du comment et du pourquoi de la conception, du comment et du pourquoi des représentations symboliques à travers lesquelles s’édifient toutes formes d’artefacts. [16]

Dans l’ouvrage dirigé par Mario Barillo, un groupe de philosophes cognitivistes, Bullot, Casati, Dokic et Ludwig défendaient l’approche cognitiviste de l’art fondée sur la relation entre l’individu et ses capacités cognitives qu’ils nomment la « théorie individualiste » en l’opposant à la « théorie structurelle » reposant sur une compréhension culturelle et sociale de l’art dont ils ne nient pas l’intérêt mais qui est incapable de rendre compte de la spécificité cognitive de la perception artistique.

II. La neuropsychologie des arts visuels et de la littérature

La neuropsychologie de l’art regroupe des activités différentes : étude de la représentation picturale des symptômes dans l’histoire de la peinture, diagnostic de maladies neurologiques chez les artistes, étude de la relation entre le handicap cognitif et la production artistique. Cette neurobiologie de l’art est devenue aussi l’affaire des artistes, non seulement par la collaboration clinique avec des neurologues mais dans la mesure où les phénomènes neuropsychologiques sont devenus des sources d’inspiration artistiques pour les créateurs eux-mêmes, comme le montrent les cas de la migraine, de l’épilepsie, voire des attaques cérébrales, alors que généralement les phénomènes neurologiques étaient considérés comme des obstacles à la création. Depuis les dernières années, la neurobiologie semble se pencher de manière systématique sur les désordres neurologiques des créateurs, sur l’étude des relations entre les désordres neurologiques et la production esthétique. Comme le souligne J. Bogousslavsky, « étudier comment un désordre neurologique peut altérer la productivité d’artistes reconnus et d’autres personnes créatives est un domaine largement inexploré. [17] » La fonction majeure actuelle de la neurobiologie des arts est d’étudier les conséquences des désordres neurologiques sur la production des créateurs, artistes visuels, musiciens, écrivains mais en comparant également la manière dont se déclenchent les handicaps cognitifs indus chez les artistes et les personnes non entraînées professionnellement. Comme l’écrit Anjan Chatterjee, « l’art vaut d’être considéré comme une preuve neuropsychologique [A. Chatterjee, « The neuropsychology of visual artistic production », op. cit., p. 1568. [Traduit par nous.] « […] art is worth considering as a neuropsychological probe. »]] » Par ailleurs, si le développement contemporain de la neurobiologie des arts s’inscrit dans le développement actuel des sciences du cerveau, ses domaines d’action intègrent tout d’abord un aspect traditionnel car la neurobiologie des arts est né en même temps que la neurobiologie comme en témoigne l’activité multiple de Jean Charcot. Dés son origine en France, la neurobiologie crée des relations avec le domaine de l’esthétique. Charcot en particulier dans les Leçons du Mardi devant un auditoire en partie mondain aime à illustrer ses diagnostics d’exemple pris dans le domaine de l’art et de la littérature.

III. Le diagnostic

1.Le symptôme neurologique dans l’art pictural

Les recherches de la représentation de symptômes neurologiques dans l’histoire de l’art et la littérature ont partie liées à la naissance de la neurologie. L’on considère que la trace la plus ancienne d’une maladie neurologique, en l’occurrence la poliomyélite, est figurée sur une stèle funéraire d’un prêtre égyptien nommé Ruma, datant de la XIXe dynastie, qui se trouve au Musée Carlsberg de Copenhague. La représentation de l’épilepsie dans l’art pictural a donné lieu à de nombreuses études que Bernt A. Engelsen résume dans son article « Epilepsy in Pictorial Art [18] ». Récemment Carlos Hugo Espinel s’est fait le spécialiste de la recherche des symptômes de troubles neurologiques dans la peinture, ses articles souvent publiés dans Lancet ont ainsi pour objet l’étude d’un autoportrait de Rembrandt de 1659 pour lequel il examine particulièrement le « langage » de la peau [19]. Parmi ses nombreuses études à partir de peintures, l’une des plus notables est consacrée à une fresque de Masaccio de la Chapelle Brancacci à l’église Santa Maria del Carmine de Florence, nommée Saint Pierre baptisant et guérissant un estropié.. Il suggère un diagnostic de poliomyélite dans la peinture de l’attitude du malade et conclut : Au commencement du premier millénaire Galien, et du 15e au 17e siècles Léonard de Vinci, Vésale et Willis firent avancer l’étude de la neuroanatomie. C’est seulement au 19e siècle que Brown-Séquard, Duchenne, et Charcot commencèrent à faire une corrélation entre l’anatomie et la physiologie chez le patient atteint par une pathologie neurologique. Quand, en 1426, Masaccio représenta une personne non seulement avec une infirmité neuromusculaire mais avec des adaptations fonctionnelles, il avait déjà anticipé la discipline de la physiopathologie [20]. . La représentation picturale de l’épilepsie, -ses manifestations convulsives comme les rituels de cure-, ont fait partie des premières recherches de la neurologie dans l’histoire de l’art. L’intérêt de la neurologie de l’art pour l’épilepsie est exemplaire des différents angles de recherche de la neurologie dans le domaine esthétique : recherche des représentations plastiques dans l’histoire de l’art, recherche de diagnostics d’épilepsie chez les artistes, recherche des éléments liés à l’épilepsie comme source d’inspiration. Et dans la dernière décennie, des artistes épileptiques ont fait de ce désordre neurologique connu depuis les Babyloniens la source de leur travail. Bert A. Engelsen rappelle que Lucas Cranach réalisa en 1509 une gravure sur bois de Saint-Valentin, saint des convulsifs, avec une représentation d’épileptique. Un dessin en 1564, de Brueghel l’Ancien, perdu depuis, sur la procession de convulsifs à l’église de Saint-Jean à Moolenbeck a servi de modèle pour des gravures de Hendrick Hondius en 1642 qui représentent des scènes de convulsions [21]. Le motif du Christ exorcisant l’esprit d’un jeune possédé se rencontre dans l’iconographie médiévale pour se perpétuer jusqu’au XVIIIe siècle. L’ultime peinture de Raphaël, Transfiguration (1520) représente un garçon épileptique mais il existe une controverse sur la signification de cette présence, qui serait, soit un rappel de la fonction de thérapeute du Christ, soit une image de la transfiguration elle-même du Christ [22]. Rubens qui a peint une version de ce même tableau a représenté par trois fois des scènes d’épilepsie dans son œuvre dont Le miracle de Saint Ignace de Loyola (1619). Les épisodes d’hallucinations visuelles et d’états altérés de conscience dans l’autobiographie de Loyola ont été également interprétés comme des crises épileptiques par W.G. Lennox et M.A. Lennox dans un ouvrage de référence : Epilepsy and Related disorders (1960).

2. Diagnostic sur la maladie de l’artiste

La relation entre l’écrivain Alphonse Daudet et le neurologue Charcot est emblématique du lien de connivence entre neurobiologie et littérature. Daudet assiste aux Leçons du Mardi de Charcot et Charcot assiste aux Jeudis de Daudet où il est en compagnie de Zola et des Goncourt. Le fils d’Alphonse Daudet, Léon, devenu un célèbre polémiste d’extrême-droite, avait commencé des études de neurologie. Quand la maladie de Daudet, un tabès syphilitique, devint plus oppressante, Charcot resta un ami attentif mais impuissant à le soigner [23]. Léon Daudet remarquait en 1940 que le neurologue n’avait jamais guéri personne mais qu’il était brillant dans la description de tous les symptômes. La relation entre Daudet et Charcot se reflète aussi dans l’une des œuvres de l’écrivain, intitulée A la Salpêtrière. La neurosyphillis a été également objet littéraire, La doulou de Daudet en constituant le modèle par excellence. L’histoire des relations entre la neurologie et la littérature à partir de Charcot inclut Alajouanine, qui fut le médecin et ami de Valéry Larbaud et qui écrivit un des articles du canon de la neurobiologie des arts en 1948, « Aphasie et réalisation artistique ».

Conan Doyle, à l’origine médecin est dit avoir pris comme modèle du détective Sherlock Holmes le docteur Joseph Bell, praticien connu pour ses diagnostics immédiats. Conan Doyle qui souffrait lui-même de névralgie avait fait sa thèse de doctorat sur le tabès, maladie neurologique due à la syphilis. De nombreux articles à partir des années Quatre-vingt ont examiné le thème neurologique dans son œuvre. Un tableau thématique a été fait de la présence de maladies neurologiques dans les cinquante-six nouvelles et quatre romans sur Sherlock Holmes, qui incluent l’encéphalopathie, l’épilepsie, l’attaque cérébrale, les conséquences de l’alcoolisme et des toxines, ce qui s’appelait à l’époque, la catalepsie, etc.

L’intervention actuelle de la neurobiologie au sujet des maladies d’écrivains prend la forme d’un affinement, d’une révision ou d’une révocation des diagnostics faits précédemment, qu’ils soient d’ordre neurologique ou jusqu’alors considérés comme relevant de l’interprétation psychodynamique, c’est-à-dire psychanalytique. L’étude des conséquences du traumatisme crânien de Guillaume Apollinaire offre un exemple de cette transformation d’un diagnostic qui auparavant relevait de l’interprétation psychodynamique. Le neurologue suisse Julien Bogousslavsky s’est livré à une enquête mêlant des aspects classiques, prise en compte des déclarations du patient et de ses familiers, constats médicaux faits à l’époque, et un aspect proche des méthodes scientifiques de la police. En effet, le neurologue a étudié la localisation de l’impact d’éclat d’obus sur le casque du poète, occasionné le 17 mars 1916, le casque ayant été religieusement conservé à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Puis le neurologue a reconstitué le point d’impact sur un crâne et un cerveau standard. Il en conclut à une blessure non guérie par la trépanation, qui serait une atteinte à la partie latérale temporale du lobe droit. Comme l’indiquent ses familiers, le comportement émotionnel et affectif d’Apollinaire a profondément été altéré après ce traumatisme. Alors qu’il écrivait presque quotidiennement une lettre à sa fiancée Madeleine Pagès, il témoigne après la blessure d’un brusque désintérêt envers elle. Sa mort, moins de trois ans après, lors de la grippe espagnole en 1918 empêche la tenue de conclusions définitives sur les changements de son comportement à long terme. Le fait qu’il se remette rapidement à écrire à la fois de la poésie et de la critique d’art, alors même que sa blessure devient un sujet d’inspiration dans Le poète assassiné et Calligrammes, montre que les fonctions cognitives du cerveau n’ont pas été atteintes. En revanche, les changements émotionnels décelables dans sa correspondance et les récits de ses amis dévoilent une perte du sens de l’humour, une grande irritabilité, une intolérance aux stimuli émotionnels, des affects d’angoisse et de tristesse hors d’une véritable dépression. Or, ce comportement nouveau correspond aux symptômes d’un disfonctionnement latéral temporal de l’hémisphère dominant, tels qu’ils viennent d’être récemment étudiés [24]. Bogousslavsky rapproche le cas d’Apollinaire de celui de Gershwin qui souffrit d’une modification affective brutale à la suite d’une lésion au même emplacement, mais non pas à cause d’un traumatisme mais d’un gliome malin.

Il est intéressant de souligner que dans le cas d’Apollinaire, la causalité organique cérébrale de la modification de son comportement émotionnel n’a pas été reconnue par les spécialistes qui paradoxalement préféraient souligner un choc psychologique lié à l’expérience de la guerre, malgré le traumatisme à la tête. Etant donné la nature du comportement purement émotionnel des manifestations cliniques associées à la lésion du temporal latéral droit, il est probable que l’absence de prise en compte et l’erreur d’attribution à des facteurs psychodynamiques sans dysfonction organique cérébrale soient dues en partie à la rareté du syndrome [25].

Le diagnostic neurologique venant infirmer un diagnostic relevant de l’interprétation psychodynamique est emblématique de la rivalité entre sciences cognitives et psychanalyse. L’on retrouve le refus d’un diagnostic psychodynamique, même s’il s’agit cette fois de la psychanalyse sartrienne dans le cas de l’épilepsie chez Flaubert. Toutefois la plupart des diagnostics qui viennent en infirmer d’autres, infirment des diagnostics neurologiques précédents, comme dans les cas bien connus des diagnostics controversés au sujet de Ravel et de Van Gogh. Si Van Gogh a longtemps passé pour le modèle de l’épileptique dans les arts visuels, il n’existe plus aujourd’hui de consensus sur sa pathologie, objet d’au moins une trentaine de diagnostics. Une liste établie en 1995 récapitulait les différents diagnostics neurologiques et neuropsychiatriques le concernant : épilepsie, schizophrénie, neurosyphillis, désordre bipolaire, addiction aux drogues, alcoolisme, delirium tremens, maladie de Ménière, empoisonnement au plomb. La saga des diagnostics sur Van Gogh reste une histoire sans fin. Lors de la même année 2005, le neurologue américain J. R. Hughes signalait l’absence d’évidence d’épilepsie dans le comportement du peintre [26], alors qu’une équipe italo-suisse concluait son diagnostic par un terrain maniaco-dépressif et un syndrome schizo affectif [27]… La recherche de traces dans le comportement de l’artiste et dans sa peinture conduisant à un diagnostic d’épilepsie est analogue à celle effectuée pour les écrivains. Deux cas s’opposent, ceux de Dostoïevski et de Flaubert. Pour Dostoïevski, le diagnostic d’épilepsie fait l’objet d’un consensus, alors que seuls le type d’épilepsie et l’importance de ce dérèglement sur son œuvre font l’objet de différences d’appréciation. La présence d’épileptiques et la place considérable donnée au thème de l’épilepsie dans son œuvre ont également contribué à faire de l’épilepsie chez Dostoïevski l’un des thèmes récurrents de la relation entre la neurologie et l’art. La crise d’épilepsie du Prince Myshkin comme la description de l’expérience d’aura chez Kirillov dans Les diables sont devenus des références classiques. La comparaison entre les différentes scènes d’épilepsie dans l’œuvre montre que la crise épileptique telle qu’elle est présentée par l’auteur est généralement provoquée par une émotion intense.

L’exemple le plus étonnant, cependant est le personnage épileptique de Smerdyakov dans Les Frères Karamazov qui simule des crises afin d’avoir un alibi pour le moment où il a tué son père et ensuite la simulation se transforme en fait réel et il développe une sévère, dangereuse épilepsie [28].

Le type d’épilepsie de Dostoïevski tel qu’il a été décrit par ses amis et sa femme a longtemps été considéré comme correspondant aux séquences classiques du « grand mal », la crise dite tonicoclonique : le moment de prémonition avec l’impression d’aura qui est interprétée comme une des sources de son mysticisme, la convulsion généralisée, la chute, le cri, la convulsion clonique de quelques minutes, un moment d‘inconscience puis un état de confusion. L’un des grands spécialistes de Dostoïevski, H. Kierulf qui fit sa thèse en français en 1971 sur L’épilepsie dans la vie et l’œuvre de Dostoïevski [29], a réalisé une étiologie de l’épilepsie de l’écrivain. Pour lui, l’écrivain a souffert à partir de la seconde moitié des années 1840 d’une épilepsie dont la cause serait d’ordre infectieux, une encéphalite syphilitique qui semble aujourd’hui classée comme une crise partielle complexe. En effet, le type d’épilepsie de Dostoïevski reste l’objet de controverses, les diagnostics oscillant entre une épilepsie du lobe frontal et du lobe temporal. Dans la décennie 1990, riche en avancée neurologique particulièrement sur l’épilepsie, des études internationales ont semblé confirmer, ainsi l’étude de Cirignotta, une épilepsie du lobe temporal avec des crises extatiques [30]. Dans l’un des derniers articles en date, Rossetti et Bogousslavsky proposent également le diagnostic d’une épilepsie partielle dont l’origine vient du lobe temporal.

Flaubert représente le cas d’un écrivain qui a caché sa maladie épileptique, restée un secret de famille. Seul son ami Maxime du Camp a révélé son existence. Flaubert a toujours évité le mot lui-même, parlant de maladie nerveuse. Contrairement à Dostoïevski et Daudet, il n’a jamais utilisé sa maladie comme un thème littéraire même s’il avait pensé écrire un récit à partir d’elle qui se serait appelé La spirale. Dans leur article, Pierre et Hughes Jallon observent que cette maladie cachée, absente de son œuvre a néanmoins eu des conséquences essentielles sur sa vocation d’écrivain, son sentiment d’exclusion et sa vie solitaire [31]. Il est probable que les crises d’épilepsie ont influence sa décision d’abandonner ses études de droit et de s’installer à Croisset. L’interprétation neurologique récuse les diagnostics autres que ceux de l’épilepsie et donc notamment celui d’une forme d’hystérie avancé par Jean-Paul Sartre dans L’idiot de la famille. L’article d’Henri et Yvette Gastaut, « La maladie de Flaubert » en 1982 effectue une mise au point définitive du diagnostic neurologique. La controverse ne saurait reposer sur l’observation de l’épilepsie mais uniquement sur son étiologie. La première attaque eut lieu en 1844, à l’âge de vingt-trois ans, les suivantes semblent être devenues moins fréquentes à partir de 1846. L’étiologie de l’épilepsie repose sur les interprétations avancées par Henri et Yvette Gastaut, soit une malformation artérielle qui pourrait expliquer également la cause de la mort de Flaubert, soit une atrophie cérébrale occipito-temporale [32].

Depuis la première étude sérieuse des pathologies d’Edgar Allan Poe, par Robertson en 1921 qui écartait la thèse épileptique [33], de nombreux diagnostics sont venus tenter d’expliquer son comportement et les raisons de sa mort. Les spéculations concernant cette dernière qui reste un mystère incluent aussi bien une encéphalite, que le delirium tremens, la pneumonie, rabies, un traumatisme crânien, un coma diabétique. En revanche, le diagnostic de l’épilepsie a resurgi. Selon le dernier en date des diagnostics, il semblerait que Poe ait souffert de crises complexes partielles, que les médecins ne pouvaient comprendre dans la mesure où elle a été décrite seulement par John Hughlings Jackson en 1889. La neurologie des arts s’est intéressée à la présence du thème de l’altération de conscience dans son œuvre, notamment pour y chercher une confirmation au diagnostic d’épilepsie. Le début de The Pit and the Pendulum semble offrir sous l’aspect des effets des tortures de l’Inquisition, la description d’une crise épileptique, de même dans Berenice et The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket, peuvent s’interpréter comme description de crise épileptiques certains passages d’états altérés de conscience.

IV. Les conséquences de la maladie neurologique sur la créativité

Les conséquences de la maladie neurologique sur la créativité sont différentes chez l’artiste plasticien et l’écrivain. Pour Chatterjee, l’on peut observer que si les déficits visuo-moteurs ne sont pas épargnés aux artistes, l’entraînement leur permet de pallier ces handicaps et de produire une œuvre qui ne représente pas une diminution de qualité et même au contraire peut initier de nouveaux styles, de nouvelles directions.

1.La maladie d’Alzheimer

Comme le montrent de nombreux cas d’artistes atteints soit de la maladie d’Alzheimer, -comme De Kooning, Utermohlen ou Carolus Horn-, ou d’attaque cérébrale, la capacité de peindre ou de dessiner se détériore beaucoup moins vite que chez les individus qui ne possèdent pas un entraînement professionnel. Cette possibilité de continuer une production artistique malgré un handicap neuropsychologique constitue l’un des intérêts majeurs pour l’étude scientifique qui permet de mieux comprendre le processus de détérioration de représentation du réel. La maladie d’Alzheimer outre les pertes de mémoire provoque des handicaps dans le domaine visuel, altérant l’attention visuelle, la détection du mouvement, la perception de la profondeur, la reconnaissance des couleurs. Au début des années Soixante-dix, de Kooning commence à souffrir de désordres cognitifs sous la forme d’amnésie. Au milieu de cette décennie, après une diminution de sa production, il cesse de peindre. Le diagnostic est particulièrement sévère : maladie d’Alzheimer qui s’ajoute à l’alcoolisme, la dépression, le syndrome de Korsakoff, l’artériosclérose. Le traitement néanmoins est un succès. En 1980, il avait achevé trois peintures, entre 1981 et 1986, sa production monte à deux cent cinquante pièces qui vont constituer les « late paintings » des années Quatre-vingt. [34]. Cette surprenante rémission d’une maladie incurable est due en partie aux soins matériels et psychologiques mais conduit à l’observation neurologique selon laquelle la créativité, la pratique artistique des formes et des couleurs peuvent avoir été des agents thérapeutiques. « Je peins pour vivre », déclarait alors de Kooning. Dans le cas de l’Alzheimer, certains plasticiens ont essayé de continuer une activité artistique et l’acte de dessiner réduit vers la fin à un simple gribouillage semblait être la seule activité qui les rattachait à leur identité oubliée. A quelque mois de sa mort, Carolus Horn faisait des gribouillages qui indiquaient la perte de la connaissance de la technique et aussi la perte de la connaissance du monde visuel, mais encore pouvait-il persévérer dans l’acte créatif [35]. Carolus Horn (1921-1992), célèbre graphiste allemand a commencé à souffrir des signes de la maladie d’Alzheimer, à partir des années Quatre-vingt. Non seulement il a continué de dessiner jusqu’aux derniers jours de son existence, mais il a souvent peint les mêmes objets, des paysages, des édifices, ce qui a permis plus facilement d’analyser l’évolution de sa technique. L’analyse des séries de peintures faites par Horn au cours de sa maladie montre une évolution qui correspond à la progression des handicaps signalés en neurologie. L’explication du dessin relève alors étroitement de la neurologie. Ainsi, l’habilité à représenter géométriquement des relations spatiales qui est chez l’enfant la dernière à se développer est la première à disparaître dans le cas de la maladie d’Alzheimer. Dans celle-ci, la régression des capacités cognitives de l’adulte peut être décrite comme un retour progressif aux compétences de l’enfant. L’une des évolutions caractéristiques de la peinture de Horn réside dans le changement des couleurs. L’utilisation croissante de couleurs sombres, au début de la maladie, reflète son humeur dépressive liée à la connaissance de son état. En revanche, avec la progression de la maladie, les couleurs dominantes sont de plus en plus brillantes, ce qui corroborerait l’idée que les patients souffrent d’une incapacité à discriminer les couleurs bleues et vertes mais gardent la possibilité de discriminer le jaune et le rouge. Les derniers dessins de Horn, à quelques mois de sa mort, sont des gribouillages : « Les derniers dessins semblent refléter la perte de connaissance non seulement de la manière de dessiner le monde visuel mais aussi celle du monde visuel lui-même. » [36]

Dans le cas de la maladie d’Alzheimer et de l’attaque cérébrale avec aphasie, la comparaison montre un grand déséquilibre entre possibilités créatrices de l’artiste visuel et de l’écrivain. Les artistes peuvent témoigner pendant un temps considérable de leurs capacités créatrices et l’étude de la périodisation de la détérioration de celle-ci est l’un des éléments nouveaux et majeurs de la neurobiologie avec maintenant une collaboration entre l’artiste-patient et le neurologue. En revanche, ces deux maladies semblent avoir des répercussions qui empêchent la continuation de la production chez l’écrivain. L’Alzheimer est devenu un sujet littéraire mais vu du dehors, ainsi la littérature de témoignage de Marion Roach ou le film Loin d’elle de Sarah Polley. Cioran n’a jamais écrit sur son Alzheimer. Le peintre William Utermohlen atteint de la maladie d’Alzheimer a volontairement collaboré avec des neurologues jusqu’à sa fin, continuant de faire des autoportraits au fil de la maladie. S’il est loisible d’imaginer un écrivain atteint de cette maladie, collaborant lui aussi dans des conditions semblables avec des neurologues, il est probable que les capacités cognitives demandées par l’écriture d’un récit cesseront bien avant celles demandées par l’acte de peindre. Le cas du peintre d’origine américaine, vivant en Grande-Bretagne, William Utermohlen est riche d’enseignements ; la production du peintre à qui un diagnostic de maladie d’Alzheimer est fait à l’âge de soixante et un ans à la suite de difficultés cognitives montre une évolution caractéristique. Le peintre avait donné son accord pour participer aux recherches sur la détérioration des compétences artistiques dans le contexte de la maladie d’Alzheimer. Une équipe de neurologues a étudié l’évolution des auto-portraits que le peintre a continué de pratiquer, entre soixante et soixante-cinq ans. Les changements dans le style des autoportraits témoignent de la détérioration de l’état cognitif. Le troisième portrait accentue les défauts du second : altération du sens des proportions, difficulté à représenter les éléments du visage, l’arrière–plan est devenu abstrait. Pour le portrait exécuté à soixante-cinq ans, le peintre a abandonné la peinture à l’huile pour le crayon, tout réalisme a disparu au profit d’une forme de primitivisme, les éléments fondamentaux du visage restant reconnaissables. En cinq ans, la détérioration de l’habileté est manifeste, mais, comparée aux compétences d’un artiste amateur atteint au même degré par la maladie, elle reste moins marquée, comme si l’habitude et le talent professionnel amortissaient les handicaps neurologiques ; l’artiste amateur avait au contraire abandonné la production d’œuvres originales pour tenter des copies d’œuvres antérieures. [37] Karolus Horn et Utermohlen sont devenues des figures médiatisées par les associations nationales de lutte contre la maladie d’Alzheimer.

2. L’attaque cérébrale

L’attaque cérébrale est un accident neurologique aux séquelles potentielles particulièrement invalidantes : aphasie, hémiplégie. Dans un article célèbre de 1948, le neurologue français Alajouanine a étudié l’influence de l’aphasie sur le processus créateur à partir de l’exemple de trois artistes, le musicien Ravel [38] , l’écrivain Valéry Larbaud, atteint en 1935 et qui survécut à une hémiplégie du côté droit et une aphasie durant vingt-deux ans, ainsi que chez un peintre dont le nom restait caché dans son article. Il s’agit du peintre Paul-Elie Gerner (1888-1948), ce que le neurologue F. Boller a découvert récemment. Ce dernier, en reprenant le cas de ce peintre victime d’une attaque cérébrale en 1940, à l’âge de cinquante-deux ans, et en comparant son œuvre avant et après cet événement, observait que si l’aphasie n’a pas eu d’influence importante sur la production picturale, toutefois le style avait connu un changement, devenu selon les critères du neurologue, « moins poétique », moins spontané, moins inventif. Gerner décrivait ainsi sa nouvelle condition :

Il y a deux hommes en moi, celui qui peint qui est normal pendant qu’il peint et l’autre qui est perdu dans la brume […] Quand je suis en train de peindre, je suis en dehors de ma vie ; ma manière de voir les choses est même plus aigüe qu’auparavant ; je retrouve tout ; je suis un être entier. Même ma main droite qui me semble étrange, je ne la remarque pas quand je peins. [39] Si le peintre Paul-Elie Gernez pouvait malgré une attaque cérébrale et une aphasie continuer à peindre et même faire de l’acte de peindre le moment privilégié de son existence handicapée, chez Valery Larbaud la même attaque cérébrale suivie d‘une aphasie que celle du peintre a conduit à l’arrêt de sa production. Durant les vint-deux années entre l’attaque et sa mort, son aphasie a évolué du mutisme à un langage réduit, manifestant un phénomène typique de l’aphasie, la répétition d’un seul terme, dans son cas : « Bonsoir, les choses d’ici-bas ». Les autres fonctions cognitives restaient intacts, la mémoire, la compréhension de langues que ce traducteur connaissait parfaitement. La conclusion d’Alajouanine à son étude comparative des effets de l’aphasie sur la production artistique d’un musicien, d’un peintre et d’un écrivain est importante : « Si l’aphasie a détruit le langage littéraire chez l’écrivain s’il a arrêté l’expression sonore chez le musicien, elle a laissé intactes les réalisations plastiques ou figurées. » [40] .

Les études neurologiques montrent que l’effet des lésions cérébrales est différent chez les artistes et les non-artistes. Chez les patients sans compétence artistique, la capacité au dessin est affectée, en cas d’aphasie consécutive à une attaque cérébrale. Chez les artistes, l’effet de l’attaque et de l’aphasie, moins marqué, varie suivant les individus. Le phénomène de négligence unilatérale spatiale a été étudiée pour des artistes, elle est plus commune et plus sévère en cas d’attaque de l’hémisphère droit et en conséquence se manifeste par une négligence de la partie gauche. Parmi les artistes qui ont souffert d’une attaque cérébrale de l’hémisphère droit menant à une telle négligence, l’on compte Lovis Corinth, Anton Räderscheidt, Loring Hughes, Reynolds Brown mais sans doute le cas le plus célèbre est celui de Federico Fellini. La négligence unilatérale gauche dans ses dessins qui ont suivi l’attaque cérébrale de l’hémisphère droit a été étudiée par les neurologues Cantagallo et Salla [41] en 1998. Fellini était conscient du défaut de représentation du côté gauche dans ses dessins. L’un d’entre eux met en scène avec humour cette déficience par rapport à ses dessins antérieurs ; un personnage qui le représente, demande : « Où est la gauche ? ». Au contraire une attaque cérébrale à l’hémisphère gauche chez le peintre bulgare Zlatio Boiyadjiev a provoqué chez lui un profond changement de thématique et de style : la lésion de l’hémisphère gauche aurait produit « une libération de ses possibilités créatrices [42] ». Brown juge que le passage à une thématique fantastique aux couleurs plus riches refléterait chez le Bulgare le sens plus lâche des liens sémantiques dans l’hémisphère droit [43] .

Les cas sont nombreux d’artistes, qui, après une attaque cérébrale suivie d’aphasie ont pu continuer leur œuvre, ainsi le peintre abstrait Afro Basaldella (1912-1979), qui, deux ans après, revint à une inspiration néo-cubiste. Les données montrent que les effets d’attaque cérébrale avec aphasie sur la production artistique sont variables. Certains patients sont affectés, d’autres deviennent plus expressifs ou changent le contenu de leur production. Par ailleurs, les images sont utilisées pour communiquer avec des patients amnésiques et une « Visual Action Therapy » apprend aux aphasiques à communiquer par le dessin. Les phénomènes dépressifs dans la vie de Caspar David Friedrich et leur influence sur son œuvre sont largement connus, mais l’attaque cérébrale l’est moins. Le 26 juillet 1835, le peintre âgé de soixante et un ans souffre d’une attaque cérébrale qui provoque une paralysie du côté droit. La récupération semble rapide, quelques semaines d’alitement, un séjour de cure. Le peintre ne souffrit d’aucune aphasie ou de déficits neuropsychologiques, le diagnostic actuellement avancé à titre d’hypothèse est une attaque subcorticale du côté gauche. Le regard du neurologue [44] décèle dans le dernier portrait de l’artiste fait par Caroline Bardua, Portrait C. D. Friedrich, 1840, quelques mois avant sa mort une paralysie du septième nerf crânien. La main partiellement paralysée, le peintre commence pendant sa cure des études au crayon. Les quatre-vingt œuvres exécutées durant les cinq ans qui séparent l’attaque cérébrale et sa mort sont de petit format, aquarelles, sépias, avec de fréquents motifs funèbres, qui serait le signe d’un phénomène classique, la dépression post-attaque. Et son ultime peinture à l’huile et de grand format, réalisée au début de cette nouvelle période « Meeresufer im Mondschein » est considérée comme son testament artistique.

Le récit d’une attaque cérébrale vécue par un écrivain qui la relaterait ensuite semble inédit, il faudra attendre la traduction du livre du célèbre dramaturge et auteur satirique polonais Slawomir Mrozek, victime d’une attaque en 2002. Pour entraîner sa mémoire et retrouver ses facultés d’expression, l’auteur a rédigé un récit de son attaque cérébrale et de ses conséquences, intitulé Baltazar. Une autobiographie. Cioran est décédé à la suite de la maladie d’Alzheimer. Enfermé dans une maison de santé en France, il avait perdu l’usage du français et ne s’exprimait plus qu’en roumain au personnel hospitalier et aux autres patients qui ne pouvaient le comprendre. La maladie n’a rien ajouté à l’œuvre, elle l’a arrêtée au contraire et transformé l’auteur en personnage d’Ionesco.

V. La représentation de son désordre cognitif par l’artiste lui-même

1. L’épilepsie

La représentation artistique de phénomènes épileptiques est ancienne et l’objet de nombreuses études neurologiques. Suivant les maladies neurologiques, la capacité de continuer une activité artistique diffère chez le plasticien et l’écrivain. L’épilepsie ne constitue pas un obstacle essentiel chez ni l’un ni l’autre. L’épilepsie est un thème littéraire fréquent, que l’écrivain soit lui-même épileptique, comme Dostoïevski ou Huber Aquin, Margiad Evans, Monika Maron, Richard Pollak, Rosita Steenbeek, Herbjorg Wassmo, Ernesto Dalgas, Andreas Burnier, Tryggve Andersen, Margaret Gibson ou que l’écrivain ait observé chez un proche ou par hasard une crise d’épilepsie, comme Kenzaburo Oe et Laura Doermer qui avaient un fils épileptique, Majgull Axelson et Janet Frame qui avaient un membre de la fratrie épileptique, Alfred Tennyson et Klaus Merz avec un père épileptique, Christoph Ramsmayer avec un camarade de classe et Muriel Spark, témoin par hasard dans la rue. Le livre autobiographique de Margiad Evans, A ray of darkness [45] de 1952 décrit de manière détaillée les événements de l’année qui ont précédé sa première grande crise épileptique.

En revanche la représentation de l’épilepsie vécue de l’intérieur par des plasticiens souffrant de ce désordre est récente. Il faut attendre les expériences de Jennifer Hall au début des années 1990 pour que l’épilepsie devienne source d’inspiration revendiquée par les artistes épileptiques [46] , objet d’une représentation visuelle et plastique, thème artistique de la part d’artistes souffrant de cette pathologie. Jennifer Hall, artiste épileptique et directrice d’un centre d’expérimentation artistique, le Do While Studio à Boston, a rassemblé une exposition de travaux de vingt-sept artistes peintres épileptiques sur ce thème. From The Storm est une collection d’œuvres encore visible sur le site du Studio [47] . L’exposition créée à Boston en 1992 fut présentée dans les congrès de neurologie américain, canadien et australien. Ces travaux suggèrent l’expérience de la crise, les hallucinations, et sont accompagnées de commentaires. Jennifer Hal écrit :

L’imagerie que j’utilise dans une série de performances appelées Out of The Body Theatre est tirée du monde dans lequel j’existe lors des crises et de la folie qui vient de ma tempête intérieure. […] Ma capacité à objectiver ces phénomènes est quasi non existante durant une crise, car je suis généralement absorbée par de simples activités de survie ; j’ai connu des crises à répétition qui durent plusieurs jours. […] Mes essais pour communiquer ces expériences se reflètent dans Out of The Body Theatre, dans lequel j’utilise des automates pour incarner les expériences extrêmes que je ne peux verbaliser. D’autres outils incluent des animations digitales, des projections, du théâtre d’ombre, des robots et des marionnettes qui répondent aux mouvements des danseurs humains. [48]

2. La migraine à aura

A l’opposé de l’épilepsie, la migraine est un phénomène neurologique à la fois plus familier et plus discret, mais ces deux désordres neurologiques sont devenus des sources d’inspiration pour les artistes qui les ont expérimentés. Autrefois appelée migraine ophtalmique ou migraine accompagnée, la migraine avec aura précède le plus souvent, la céphalée migraineuse [49] . Dix pour cent des migraines sont accompagnées d’une aura visuelle. Autrefois appelée migraine ophtalmique ou migraine accompagnée, la migraine avec aura précède le plus souvent, la céphalée migraineuse. L’aura est transitoire et disparaît sans laisser de séquelles, en moins de trente minutes habituellement. Elle se manifeste par l’apparition dans le champ visuel des deux yeux, d’un scotome scintillant aux limites polygonales comparé à des « fortifications à la Vauban », ces lignes brisées, brillantes, colorées et mobiles ressemblent aussi à des zigzags, des éclairs. Cette forme de migraine est devenue objet de représentation artistique avec le Migraine-art alors que des relectures neurologiques d’œuvres plus anciennes permettent d’interpréter textes et peintures à partir du scotome typique de la migraine à aura.

Une contribution de Podoll et Robinson a montré l’influence de la migraine ophtalmique dans l’œuvre d’Ignatius Brennan. Ce peintre irlandais contemporain qui souffrait de migraines depuis l’âge de onze ans commente ainsi son travail, décrivant sa perception de l’aura visuelle avec ses zigzags lumineux :

J’ai commencé avec des peintures de mes expériences de migraine, de manière inconsciente plutôt que de manière délibérée, quand j’étais à l’école d’art. Je faisais beaucoup de dessins de paysages à ce moment-là et je trouvais souvent que je dessinais des nuages non pas juste dans le ciel, mais n’importe où, ce qui était, je pense, relié aux vides visuels expérimentés durant la perte de la vision. J’utilisais aussi des formes dentelées en zigzag dans mes dessins, […] Nuages, zigzags et autres images sont partie de mon vocabulaire visuel personnel, mais sont issus certainement de mes expériences de migraine. J’en suis absolument sûr [50].

La galerie des peintres inspirés par la migraine inclurait Hildegard de Bingen, Giorgio de Chirico, Salvador Dali. Depuis Charles Singer, une partie des visions d’Hildegard de Bingen (1098-1179), est interprétée comme des signes d’aura visuelle provenant de migraines [51] , ce qu’Oliver Sack confirma plus tard dans son livre Migraine (1992). Les peintures de Hildegard de Bingen constitueraient le plus ancien témoignage de l’influence de la migraine sur l’inspiration artistique avec dans ses peintures, souvent, la proéminence de points ou de groupes de lumières étincelants et en mouvement. Chirico s’est converti en l’emblème du peintre migraineux du XXe siècle. Le neurologue anglais Fuller et l’historien d’art Gale citaient en 1988 comme exemple de travaux du peintre où se retrouvent l’aura visuelle due à la migraine, les lithographies « Calligrammes » de 1930, « Mythologie » de 1933 et la peinture à l’huile « Le retour au château » de 1969 [52] . Récemment, Ubaldo Nicola et Klaus Podoll ont montré comment les expériences de migraine à aura chez Chirico sont à la source à la fois de peintures mais aussi de textes incluant les Mémoires, Hebdomeros et les essais [53]. . Les visions crées par la migraine ophtalmique se sont transformées en une source d’inspiration artistiques popularisées par la création de manifestations artistiques dans les années Quatre-vingt, mécénées par l’industrie pharmaceutique et par le lancement d’un genre « The migraine art ». La première manifestation, à la fois exposition et compétition, fut organisée à la Clinique de la Migraine de Londres par l’Association britannique sur la migraine avec le soutien du laboratoire pharmaceutique, WB Pharmaceuticals Limited, créateur du Dixarit. Son succès décida du renouvellement de l’opération et de son extension à d’autres pays. En 1991 l’Exploratorium de San Francisco montrait une importante exposition sur « The Migraine Art », intitulée Mosaic Vision. Dans son travail sur la migraine de 1970, Oliver Sacks avait noté une similarité entre les effets visuels de la migraine à aura avec sa vision mosaïque et le style des peintures pointillistes et cubistes. Dans un livre de 1995 sur l’art décoratif, le designer hollandais Arthur O. Eger lançait l’hypothèse d’une source d’inspiration migraineuse chez Picasso. Mais c’est au Congrès mondial des céphalées à Londres en 2000 que l’hypothèse d’un diagnostic de migraine à aura sans maux de tête chez Picasso devint une nouvelle médiatisée comme une information à sensation. Cette thèse reste néanmoins hypothétique dans la mesure où les hallucinations visuelles produites par l’aura peuvent relever aussi d’autre étiologie et qu’il n’existe pas d’observations de contemporains ou d’écrits autobiographiques sur d’éventuelles migraines chez Picasso.

La neurobiologie de l’art regroupe ainsi des activités différentes : localisation cérébrale, étude de la représentation picturale des symptômes dans l’histoire de la peinture et de la littérature, diagnostic de maladies neurologiques chez les artistes, étude de la relation entre le handicap cognitif et la production artistique. Cette neurobiologie de l’art est aussi l’affaire des artistes, dans la mesure où les phénomènes neuropsychologiques sont devenus des sources d’inspiration artistique. Elle s’est enrichie d’une collaboration clinique entre neurologues et créateurs atteints de maladies neurologiques. Elle est devenue un élément incontournable de la connaissance de la littérature, des arts et de la musique.

ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.), Vol. II, 2008

notes:

[1] Parmi ces revues, Epilepsy, Neurology, Neuropsychologia, Cortex, Brain, European Neurology, Lancet, Nature, Journal of counsciousnes studies.

[2] A. Chatterjee, « The neuropsychology of visual artistic production », Neuropsychology 42 (2004) 1568-1583. [Traduit par nous] « This paper is not intended to describe a brain-based theory of art. Elsewhere, I have discussed (Chatterjee, 2002, 2002) how cognitive neuroscience might advance empirical aesthetics. Here, the goals are modest. I hope to bring together this literature, much of which is dispersed in books and is hidden from search-engines. »

[3] Voir site migraine-aura.org

[4] Marion Roach, La mémoire blessée trad. de l’américain par Gabrielle Rolin, Lyon : La Manufacture, 1986. Alzheimer : pour ma mère, trad. de Gabrielle Rolin ; préf. du Dr Paul Henri Chapuy ; avant-propos de Denise Lallich, Lyon : Éd. Horvath, 1996.

[5] F. Clifford Rose, (éd) Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature, Londres, Imperial College Press, 2004.

[6] H. Platel, F. Eustache and J.-. Baron, « The Cerebral Localisation of Musical Perception and Musical Memory » in Clifford Rose, (éd), Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature, op. cit., p. 176. « Thanks to the advent of functional neuroimaging about 25 years ago and continuous developments since, it is now possible to map directly brain activity during perceptual and performance tasks in normal subjects. Based on these findings, the last decade has witnessed major breakthroughs in the understanding of the musical brain » [Traduit par nous] Nous nous sommes limité aux relations de la neurologie essentiellement avec la littérature et les arts visuels, mais la neurologie des arts s’est tout autant appliquée au monde de la musique avec la localisation cérébrale de la perception musicale et de la mémoire musicale, l’analyse des déficits neurologiques en matière de la perception, l’amusie, la reconnaissance et production musicale, les diagnostics neurologiques sur certains musiciens : Ravel, Moussorgski, Haendel et l’attaque cérébrale, Haydn et l’encéphalopathie, et le maintien des aptitudes musicales chez deux musiciens pourtant affectés par des lésions cérébrales : Gershwin et Shebalin.

[7] Semir Zeki, Inner Vision : An Exploration of Art and the Brain, Oxford University Press, USA, 2 nde édition, 2000. Voir aussi : Semir Zeki et Balthus Balthus ou La quête de l’essentiel, Paris, Les Belles Lettres : Archimbaud, 1995. ; A vision of the brain, Oxford, Blackwell sciencific publ., 1994.

[8] Semir Zeki, « Neural concept Formation and Art : Dante, Michelangelo, Wagner », in F. Clifford Rose, (éd) op. cit., p. 13. [Traduit par nous] « Spectacular advances in our knowledge of the visual brain allow us to make a beginning in trying to formulate neural laws of art and aesthetics- in short, to study neuroaesthetics. »

[9] Hideaki Kawabata and Semir Zeki, Neural Correlates of Beauty, Journal of Neurophysiolology, vol 91, april 2004, p. 1699. « This work is an attempt to address the Kantian question experimentally by inquiring into whether there are specific neural conditions implied by the phenomenon of beauty and whether these are enabled by one or more brain structures. » Traduit par nous

[10] Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, Paris, Fayard, 1983, p. 364.

[11] Id, L’âme au corps : philosophie d’une exposition sur Arts et sciences, Paris, Institut de France, Académie des beaux-arts, 1994, p. 6.

[12] Id. « Le vrai, le beau, le bien : réflexions d’un neurobiologiste », phonogrammes, Paris, Bibliothèque Nationale de France, coll Conférences de la Bibliothèque Nationale de France, 2004.

[13] A. Chatterjee, – 2004. « Prospects for a cognitive neuroscience of visual aesthetics. Bulletin of Psychology and the Arts. ». 4, 55-60.
- 2002 « Universal and relative aesthetics : A framework from cognitive neuroscience ». Paper presented at the International Association of Empirical Aesthetics, Takarazuka, Japon.

[14] Vilayanur S. Ramachandran et Sandra Blakeslee, Le fantôme intérieur, préf. de Olivier Sacks, trad. de l’anglais (États-Unis) par Michèle Garène, Paris, Odile Jacob, 2002. Voir aussi : Vilayanur S. Ramachandran Le cerveau, cet artiste, trad. de l’anglais par Anne-Bénédicte Damon, Paris, Eyrolles, DL 2005.

[15] Voir :http://interdisciplines.org/artcogn… et notamment l’article non dénué d’ironie de John Hyman : « Art and Neuroscience ». Il s’agit du site présentant les participations à un séminaire internet sur les rapports entre l’art et la cognition, organisé par le Département d’Etudes Cognitives de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, en 2005.

[16] L. Bec, Art/Cognition, Cyprès/ Ecole d’Art, Aix en Provence, 1994, p. 21-22.

[17] J. Bogousslavsky, F. Boller, (éd), Neurological disorders in Famous Artists, op. cit., p. VIII. [Traduit par nous] « the study of how a neurological disorder can alter productivity in recognized artists and other creative people is a largely unexplored field. »

[18] Bernt A. Engelsen, « Epilepsy in Pictorial Art », in Neurology of the arts, op. cit., pp. 141-153.

[19] Carlos Hugo Espinel, « A medical evaluation of Rembrandt. His self-portrait ; ageing, disease, and the language of the skin », Lancet, 1997 ; 350 : 1835-37.

[20] Id., « Masaccio’s cripple : a neurological syndrome. Its art, medicine, and values », Lancet, 1995 : 346 : 1984-1986. [Traduit par nous] « At the onset of the first millennium Galen, and from the 15th to the 17th centuries Leonardo, Vesalius, and Willis, advanced the study of neuroanatomy. It is only in the 19th century that Brown-Sequard, Duchenne, and Charcot began to correlate the anatomy with physiology in the neurological patient. When, in 1426, Masaccio portrayed a person not only with neuromuscular impairment, but also with functional adaptations, he had already anticipated the discipline of pathophysiology. »

[21] Voir Bernt A. Engelsen, « Epilepsy in Pictorial Art », in F. C. Rose, (éd), Neurology of the Arts, op. cit, p.141.

[22] Pour un rappel de la controverse, voir Bernt A. Engelsen, ibid.

[23] Michel. Bonduelle, « Charcot et les Daudet », Presse Méd., 1992 : 22 : 1641-1648. Michel Bonduelle, médecin et historien de Charcot, raconte comment le fils de l’écrivain est devenu le mémorialiste de Charcot qui lui barra néanmoins l’accès à la carrière tant que Léon Daudet fut marié avec l’une des descendantes de Victor Hugo que Charcot épousa immédiatement après le divorce de celle-ci d’avec Léon…

[24] Voir : – Annoni, JM. Nicola, A. Ghika, J Aybek, S. Gramigma, S. Clarke, S. Bogousslavsky, J. « Troubles du comportement et de la personnalité d’origine neurologique ». Encyclopédie Méd.-chir.,Neurol. 2001- Bogoulavssky, J , Cummings JL, Behaviour and Mood Disorders in Focal Brain Lesions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

[25] Bogoulavssky, J , « Guillaume Apollinaire, the Lover assassinated » in Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit., p. 7-8. [Traduit par nous] « It is interesting to emphasize that in the case of Apollinaire as well, the organic brain causality of his modified emotional behaviour was not recognized by scholars, who paradoxically preferred to underscore a psychological shock associated with war experience, despite the head trauma […] Given the purely emotional – behavioural nature of the clinical manifestations associated with right lateral temporal damage, it is likely that part of the rarity of this syndrome is due to its lack of recognition and miss-attribution to psychodynamic factors without organic cerebral dysfunction. »

[26] Voir J. R. Hughes, « A reappraisal of the possible seizures of Vincent van Gogh », Epilepsy and behaviour, 6 (2005) 504-510.

[27] Voir A. Carota, G. Iaria, A. Berney, J. Bogousslavsky, « Understanding Van Gogh’s Night : Bipolar Disorder », in J. Bogousslavsky, F. Boller, Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit, .pp. 121-131.

[28] Peter Wolf, « Epilepsy in Literature : Writers’ Experiences and Their Reflection in Literary Works », in Neurology of the Arts, op. cit., p. 341. « The most astonishing example, however, is the epileptic character Smerdyakov in The Brothers Karamazov, who fakes seizures to get an alibi for the time when he killed his father, and then the malingering la simulation turns into truth, and he develops a severe, life-threatening status epilepticus. »

[29] Halfdan Kierulf, « The Aetiology of Dostoyevsky’s Epilepsy », ibid., p 353.

[30] F. Cirignotta, CV Todesco, E. Lugaresi, « Temporal lobe epilepsy with ecstatic seizures (so-called Dostoevsky epilepsy) », Epilepsia, 1980 ; 21:705-710.

[31] Voir, Pierre Jallon et Hughes Jallon, « Gustave Flaubert’s Hidden Sickness », in Neurological disorders in Famous Artists, op. cit, pp. 46-55.

[32] H. Gastaut Y. Gastaut et R. Broughton, « Gustave Flaubert’s illness : a case report in evidence against the erroneous notion of psychogenic epilepsy », Epilepsia, 1984 ; 25 : 622-637.

[33] Voir : Carl W. Bazil, « Edgar Allan Poe : Substance Abuse versus Epilepsy », Neurological disorders in Famous Artists, op. cit, pp. 57-64.

[34] Voir : – C. H. Espinel, « de Kooning’s late colours and forms : dementia, creativity, and the healing power of art », The Lancet, 1996, n° 347, pp. 1096-98. – Garrels, G. (1995) « Three toads in the garden. Line, color, and form. In Wilhem de Kooning. The late paintings, the 1980s. Minneapolis : San Francisco Museum of Modern Art and Walker Arts Center.

[35] K. Maurer, D. Prvulovic, « Carolus Horn – When the Images in the Brain Decay » : Evidence of Backward-Development of visual and cognitive Functions in Alzheimer’s Disease, in J. Bogousslavsky, F. Boller, Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit, p. 101-111.

[36] K. Maurer, D. Prvulovic, « Carolus Horn – When the Images in the Brain Decay » : Evidence of Backward-Development of visual and cognitive Functions in Alzheimer’s Disease », in J. Bogousslavsky, F. Boller, Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit, p. 108. Traduit par nous.

[37] S. J. Crutch, R. Isaacs, M. N. Rossor, « Some workmen can blame their tools : artistic change in an individual with Alzheimer’s disease », The Lancet, 357, 30 juin 2001, pp. 2129-2133. Les auteurs en concluaient par la remise en cause du diagnostic de maladie d’Alzheimer chez de Kooning !

[38] La maladie neurologique de Ravel a été l’objet de diagnostics différents. L’aphasie partielle du musicien n’est que l’un des symptômes d’une maladie neurologique qui n’a pas comporté d’attaques cérébrales. Dans « The Terminal Illness and Last Compositions of Maurice Ravel », in Neurological disorders in famous artists, op.cit., Erick Baeck reprend le diagnostic de maladie de Pick : cette démence frontotemporale est une forme de maladie cognitive irréversible progressive qui détruit des parties spécifiques du cerveau, les lobes temporaux et frontaux, à la différence de la maladie d’Alzheimer qui touche presque toutes les régions cervicales.

[39] Cité par A. Chatterjee, in « The neuropsychology of visual artistic production », op. cit., p. 1575. Traduit par nous.

[40] Ibid., p. 241. « If aphasia destroyed literary language in the writer if it stopped sound expression in the musician, it has left untouched plastic or figurated realizations. » Théophile Alajouanine a écrit aussi sur l’écrivain : Valery Larbaud sous divers visages, Paris, Gallimard, 1973.

[41] A. Cantagallo, S. D. Sala, (1998) « Preserved insight in an artist with extrapersonhalo spatial neglect sense », Cortex, 34, 163- 189.

[42] F. Boller, « Alajouanine’s Painter : Paul-Elie Gernez », in J. Bogousslavsky, J. Boller, (éd), Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit., p. 98.

[43] J. Brown, J. Mind, brain and consciousness. The neuropsychology of cognition. New York ; Academic Press. 1977.

[44] Voir B. Dahlenburg, C. Spitzer, « Major depression and stroke in Caspar David Friedrich », in J. Bogousslavsky, F. Boller, (éd), Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit..

[45] Margiad Evans, A ray of darkness, 1e éd 1952, London, John Calder, 1978.

[46] Voir HP Lambert, « Art et cerveau : vers la neuro-esthétique ? », in « Rencontre », Recherches en esthétique, Revue du C.E.R.E.A.P./Paris I, n°12, 2006.

[47]http://www.dowhile.org/physical/pro…

[48] Traduit par nous. Le texte de Jennifer Hall se trouve sur le site cité à la note 11.

[49] L’aura est transitoire et disparaît sans laisser de séquelles, en moins de trente minutes habituellement. Elle se manifeste par l’apparition dans le champ visuel des deux yeux, d’un scotome scintillant aux limites polygonales comparées à des « fortifications à la Vauban », ces lignes brisées, brillantes, colorées et mobiles ressemblent aussi à des zigzags, des éclairs.

[50] Cité par A. Chatterjee, in « The neuropsychology of visual artistic production », op. cit. p. 1576. Traduit par nous. Brennan qui a trouvé une ressemblance entre ses sculptures et les œuvres de Chirico a remporté le Prix de la quatrième compétition nationale sur l’art de la migraine en 1987. L’on peut trouver sur le site migraine-aura.org les renseignements sur les compétitions au sujet de l’art de la migraine

[51] C. Singer, “The visions of Hildegard of Bingen”, in From magic to science, New York, Dover, 1958.

[52] G. N. Fuller, M. V. Gale, « Migraine aura as artistic inspiration », British Medical Journal, 297 (6664) 1670-1672.

[53] U. Nicola, K. Podoll, L’aura di Giorgio de Chirico, Milan, Mimesis Edizioni, 2003

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