1 – Le livre comme objet polysensoriel chez les bibliophiles

Marine Le Bail

Parmi les raisons souvent invoquées pour expliquer la relative stagnation des ventes de livres numériques en France1 figure en bonne place son caractère supposément « dématérialisé ». Ce topos, qui demande à être relativisé dans la mesure où la médiation concrète d’un écran demeure nécessaire, entraîne en effet par comparaison avec le livre papier le sentiment d’un déficit de sensorialité. Signe de la prégnance de cette opposition entre deux paradigmes de lecture, quantité de publications récentes, à teneur souvent autobiographique, multiplient les comparaisons entre le codex traditionnel et le livre numérique, principalement au détriment du second. La liseuse, avec ses étagères virtuelles peuplées de couvertures miniatures, se voit ainsi attribuer des propriétés largement négatives – froideur, impersonnalité, interchangeabilité – à peine rédimées par sa fonctionnalité, tandis que le livre papier continue d’être associé à des valeurs éminemment positives ; on loue notamment sa profondeur sensorielle, mémorielle et affective, associée à sa fonction d’objet-refuge.

À la question de savoir si l’on peut « imaginer un ami virtuel, avec lequel on ne puisse parler, qu’on ne puisse toucher » (9), Gérard de Cortanze répond ainsi sans hésitation par la négative. Alberto Manguel confesse quant à lui son besoin de la « matérialité des choses verbales, [de] la présence solide du livre, sa forme, ses dimensions, sa texture », tout en évoquant le malaise qu’il éprouve face au caractère « fantomatique » de la « bibliothèque virtuelle » (Bibliothèque, 21). À chaque fois, la dimension tactile de la liseuse ou de la tablette se révèle impuissante face à la présence tangible de l’objet de papier dont les paumes ont mémorisé la consistance et dont le nez retient jusqu’à l’odeur de poussière, d’encre ou de chiffon. Isabelle Kis souligne ainsi que, « même chez les plus jeunes, les réticences face au livre électronique sont liées en partie à son absence d’odeur », cette « bonne odeur du livre » qui apparaît à ce point constitutive du plaisir de lire que plusieurs fabricants2 s’intéressent à la création de livres numériques odorants qui reproduiraient à s’y méprendre les effluves du papier (265-266).

Cela ne signifie pas, bien entendu, que la lecture numérique ne mobilise pas nos perceptions sensorielles : la vue, le toucher et même l’odorat sont affectés lorsque l’on déchiffre un texte sur écran. Il est toutefois manifeste que l’on attend du livre papier un supplément de sensations physiques qui révèle un besoin profond d’ancrer l’opération de lecture dans une expérience perceptive et phénoménologique complexe engageant, outre l’intellect, le corps tout entier. On peut lire dans ce sens le beau plaidoyer opéré par Marielle Macé dans son essai Façons de lire, manières d’être lorsqu’elle nous invite à voir dans la lecture moins un moment de pur déchiffrement sémantique artificiellement isolé du reste de notre vie qu’une dynamique comportementale en perpétuelle interaction avec notre environnement quotidien (15). Mais si elle accorde une attention toute particulière à la « part physiologique de la lecture » (55), décrite dans sa gestuelle et sa temporalité, ainsi qu’au « décor » dans lequel elle s’inscrit, l’auteure consacre somme toute peu de pages au rôle du support livresque dans l’élaboration d’une expérience indissolublement spirituelle et corporelle. Or, la lecture, loin de n’être qu’un plaisir intellectuel, touche aux cinq sens, et le livre s’affirme comme l’indépassable support de cette expérience polysensorielle :

[…] le toucher qui palpe le papier et tâte la couverture, l’odorat qui flaire le feuillet et hume l’encre et la colle, l’ouïe qui enregistre le froissement des pages et le craquement du dos, la vue qui ne déchiffre pas les seuls signes, mais contemple la double page […], et même le goût […]. (Stead, 12).

Afin de restreindre un champ d’investigation potentiellement infini, cette étude s’intéressera en priorité au discours singulier déployé autour de l’objet-livre par les bibliophiles, les collectionneurs et les amateurs d’éditions rares ou précieuses. Cette catégorie d’utilisateurs du livre a en effet comme particularité de ne pas y voir un support indifférent, arbitraire ou secondaire, mis exclusivement au service du texte, et dont la lecture constituerait la seule finalité admissible, mais plutôt un objet (idéalement) unique, doté d’une physionomie propre et soumis à une entreprise de fétichisation qui l’extrait de toute fonctionnalité ; en effet, « l’objet de collection est toujours considéré en lui-même, comme une fin et non plus comme un moyen […] » (Pety, 21). À ce titre, le bibliophile occupe une place singulière dans la galerie des figures de lecteurs à travers l’histoire, ce qui lui vaut dès l’Antiquité les foudres des moralistes, lesquels soulignent pour mieux le condamner son statut d’hapax ; sans être étranger, bien entendu, aux grandes évolutions des pratiques de lecture au fil de l’histoire, qu’il s’agisse de la cohabitation entre un modèle de lecture « ascétique » orienté vers l’édification et d’une lecture de dilection esthétique (Stock, 2008) ou du passage progressif d’un système « intensif » à une consultation « extensive » des textes au tournant des XV IIIème et XIXème siècles, l’amateur de livres comme objets rares ou précieux résiste aux outils de l’histoire des pratiques de lecture, précisément parce qu’il cultive un rapport à l’écrit (manuscrit ou imprimé) qui s’accommode paradoxalement d’une absence plus ou moins totale de consultation textuelle.

Si donc cette catégorie particulière de lecteurs (ou de non-lecteurs) que sont les bibliophiles et collectionneurs de livres se révèle particulièrement digne d’intérêt pour notre propos, c’est parce que le rapport singulier à l’objet-livre que ces pratiques engagent suppose d’emblée une attention hypertrophiée à la dimension matérielle de l’ouvrage, au détriment, sinon en négation, de sa nature discursive. L’équilibre entre le livre en tant qu’artefact, « “produit matériel de l’art” », et en tant que « discours » verbal, se trouve alors rompu (Chartier, 47), puisque les jouissances intellectuelles de la lecture sont susceptibles d’être reléguées au second plan tandis que la part proprement sensorielle de l’expérience de manipulation de l’écrit fait l’objet d’un surinvestissement axiologique et esthétique. Le livre devient un objet de pure dilection pour les yeux qui le contemplent, mais aussi pour les doigts qui le manipulent, pour les narines qui le hument, etc.

Aussi importera-t-il d’explorer ces sources plurielles que sont les écrits de collectionneurs ou d’acteurs du champ du livre rare et précieux – libraires, éditeurs, bibliographes spécialisés. Loin d’établir une hiérarchie entre ces divers documents en fonction de leur degré de scientificité ou de véracité, on prendra le parti d’explorer conjointement catalogues spécialisés et témoignages ou récits autobiographiques, traités bibliographiques et fictions, dans la mesure où l’ensemble de ces écrits ont en commun de mobiliser une certaine scénographie du rapport au livre, scénographie où le corps du collectionneur-lecteur et l’ensemble de ses perceptions sensorielles se trouvent particulièrement sollicités.

Nous verrons toutefois que l’objet-livre ne mobilise pas tous nos sens de manière équivalente et que, symétriquement, cet investissement sensoriel ne donne pas lieu à des discours univoques. En effet, si l’ouïe et la vue, « dont la promotion se fonde sur un préjugé platonicien sans cesse réaffirmé » (Corbin, Miasme, 13), s’imposent comme les accompagnateurs privilégiés et même obligés de la lecture, dont ils partagent l’ambition d’élévation intellectuelle, l’odorat et le toucher tendent à faire déchoir le livre de son statut d’instrument spirituel pour le rapprocher dangereusement de la sphère de jouissances sensuelles, voire érotiques, proches de l’animalité. Le goût occupe quant à lui un statut hybride, tiraillé entre sa proximité avec les fonctions physiologiques basses que sont l’ingestion et l’excrétion et son affiliation au domaine de l’esthétique.

I. La vue et l’ouïe, deux sens au service d’un livre à déchiffrer

Il n’est pas anodin que les philosophes aient accordé « un primat à la vue et à l’ouïe », dans la mesure où ces deux sens « fournissent leurs principaux modèles de connaissance et sont mobilisés pour éclairer les opérations de l’esprit » (Jaquet, 2). S’agissant du livre et de son statut d’instrument privilégié du savoir, la mobilisation de la vue et de l’audition – même si cette dernière fait l’objet d’un traitement essentiellement métaphorique – est en théorie mise au service de la compréhension du texte par le lecteur. Toutefois, cet investissement sémiologique des yeux et des oreilles se trouve concurrencé, dans le cas des amateurs de livres, par une quête de jouissance sensible susceptible d’escamoter la lecture proprement dite ou de la reléguer au second plan.

1. Livre à lire ou livre à regarder : le triomphe du sensible

Cela tient de l’évidence de rappeler que, dans nos sociétés occidentales du moins, le sens de la vue, qui permet de reconnaître la configuration et l’ordonnancement des caractères écrits, manuscrits ou imprimés, apparaît comme l’auxiliaire indispensable du déchiffrement d’un texte3. Il n’est que de songer aux multiples représentations iconographiques qui, sous forme peinte ou gravée, mettent en scène des figures de lecteurs ou lectrices au corps plus ou moins abandonné, adoptant des postures variées, mais aux yeux généralement baissés, fixés et comme rivés sur la page à déchiffrer, comme dans le fameux exemple de La Liseuse de Fragonard.

La vue est alors perçue comme indissociable du livre parce qu’elle est avant tout voie d’accès au texte. Les capacités herméneutiques de l’œil liseur peuvent toutefois se trouver concurrencées, voire mises en danger, par la promotion d’un œil spectateur qui tend à s’hypertrophier dès lors que l’image fait son entrée dans le livre. S’instaure dès lors une tension entre mimésis et sémiosis qui conduit l’œil à parcourir l’espace paginal en opérant de micro-décrochages successifs, selon qu’il se consacre au déchiffrement sémantique du texte ou à la contemplation plasticienne de l’image, laquelle se déploie au sein du volume selon des modalités non seulement spatiales, mais également temporelles propres, irréductibles à la linéarité de la lecture (Kaenel, 16). Or, comme le rappelle Benoît Tane, ce surinvestissement esthétique de la vue, qui accompagne le développement du livre à figures de grand luxe, en particulier au cours du XVIIIème siècle, apparaît justement comme le propre des bibliophiles :

Les bibliophiles, longtemps seuls spécialistes d’un livre conçu comme une pièce de collection, oubliaient le texte, qui devenait le simple prétexte de l’illustration et du livre tout entier ; invisible dans un livre exhibé au milieu des bibelots, entrevu seulement dans un volume négligemment ouvert, envahi d’images qui le réduisent à la portion congrue, le texte susciterait la rêverie, mais s’effacerait devant elle (22).

Le livre devient dès lors galerie de tableaux virtuelle tandis que le lecteur se fait spectateur flânant à l’intérieur du volume au gré des feuillets parcourus. Si la concurrence entre l’intelligible et le sensible instaurée par l’irruption de l’image pousse l’œil à se dédoubler lorsque l’estampe s’expose en pleine page, au milieu du cadre formé par les marges blanches, elle s’exacerbe et se mue en confusion lorsque les catégories du typographique, de l’illustratif et du décoratif sont remises en question, comme c’est le cas dans le livre romantique. Le recours à la vignette gravée sur bois, qui vient bousculer l’ordonnancement typographique de la page, tend en effet à décloisonner l’image, conduisant le regard à hésiter en permanence entre fixité et mobilité, entre linéarité et immédiateté, entre appréhension sémantique ou esthétique (Larue et Le Men, 1992).

La tentation de l’image et la disruption qu’elle introduit au sein du processus de lecture ne sont toutefois jamais plus fortes que lorsque la couleur fait irruption, qu’elle soit appliquée au pochoir, selon une méthode artisanale, ou qu’elle soit imprimée grâce à l’un des procédés de reproduction photomécaniques qui se développent dans le dernier tiers du XIXème siècle4. Dans un cas comme dans l’autre, la couleur est opposée au noir et blanc de la typographie qui renvoie, dans une perspective néo-platonicienne, au primat du dessin ainsi qu’à la supériorité du langage lorsqu’il s’agit d’exprimer des idées abstraites et universelles5. Soupçonnée de s’adresser à la sensibilité plutôt qu’à l’intellect, « étrangère à la rationalité discursive », considérée comme immorale en vertu de sa proximité avec le fard qui désigne à la condamnation publique les femmes de mauvaise vie, la couleur, parce qu’elle « sollicite le plaisir des sens et génère des émotions » (Renonciat, 42-43), détourne l’œil du droit chemin représenté par le texte. Mais si le recours à la couleur, en particulier dans le cas des couvertures illustrées destinées à un lectorat populaire, fait l’objet d’une profonde méfiance de la part des institutions politiques, culturelles et religieuses du XIXème siècle, il est également exalté par une petite frange de bibliophiles novateurs qui y voient un moyen supplémentaire de rapprocher le livre du domaine des arts visuels. Octave Uzanne appelle ainsi de ses vœux, à l’entrée « Illustration » de son Dictionnaire Biblio-Philosophique, une « Illustration bibliophilique » qui rompe avec le « régime de lois typographiques dont personne n’a encore eu l’audace de dénoncer la tyrannie » (233) :

La forme rectangulaire du livre, la mise en justification des caractères alignés comme du bois mis en stère, le type même de ces caractères, la disposition des feuillets, de la pagination, du titre courant, le système même de la brochure, tout s’oppose au chambardement de la méthode actuelle d’Illustration qui pourrait suivre le rythme de la phrase, épouser pour ainsi dire la figure symbolique de la pensée (233).

Uzanne convoque comme exemple, à l’appui de cet article programmatique, le cas de ses propres publications, et notamment le diptyque de L’Éventail et de L’Ombrelle parus entre 1882 et 1883 chez Quantin.

Ces deux ouvrages marquent en effet le basculement du livre dans un régime visuel fortement marqué par l’influence des Arts Décoratifs, qui implique une appréhension essentiellement plasticienne de l’ensemble de la page, typographie et illustration confondues.

Si le livre peut se regarder autant, voire plus qu’il ne se lit, c’est enfin également en raison du caractère potentiellement spectaculaire de son enveloppe extérieure, reliure, cartonnage ou couverture, qui rapproche le livre d’une pièce de musée en exacerbant sa valeur expositionnelle. Le surinvestissement esthétique du revêtement du livre, présenté par le plat supérieur ou par le dos, est particulièrement sensible lorsqu’il participe plus largement à l’élaboration d’un environnement visuel agréable. D’Edmond de Goncourt célébrant dans La Maison d’un artiste le plaisir d’évoluer dans un cabinet de travail aux murs tapissés de bibliothèques « faisant ressortir les riantes et lisses couleurs des peaux » (343) à Jacques Bonnet évoquant « l’agrément visuel » généré par l’alignement de livres possédant « bien souvent un dos illustré » dans son bureau (81), la satisfaction suscitée par le spectacle de volumes posés plat contre plat s’inscrit dans le cadre d’une esthétisation du foyer, du home, de l’espace privé aménagé selon les goûts du sujet. Plus récemment, la vogue éditoriale d’ouvrages abordant la constitution de bibliothèques sous l’angle de la décoration d’intérieur tire l’objet-livre du côté des artefacts dédiés au plaisir des yeux avant de l’être aux joies de l’esprit. Leslie Geddes-Brown, décoratrice, oppose ainsi deux conceptions du livre, l’une qui serait le fait d’écrivains ou de savants le destinant à un « usage plus élevé et plus noble », et l’autre qui ne craindrait pas de le mettre à contribution pour « décorer une pièce » (8).

2. Parole du texte, silence du livre ?

Si les affinités entre ce support de l’écrit par excellence qu’est le livre et le sens de la vue sautent pour ainsi dire aux yeux, il n’en va pas forcément de même pour l’ouïe, qui semble somme toute peu mobilisée au cours de la lecture – sauf, bien entendu, dans le cas particulier du livre audio, qui fait du son et de sa propagation la condition même de la consultation du texte. En effet, si l’Antiquité « appréciait avant tout la déclamation du texte » et valorisait la « lecture orale attentive à rendre le sens et le rythme de l’écrit » (Parkes, 117), la tradition monastique a progressivement imposé au cours du VIème siècle une lecture à la fois individuelle et muette. Malcolm Parkes rappelle ainsi que s’opère au Moyen Âge un basculement dans la perception des caractères écrits, non plus considérés comme de simples traces ou transcriptions de sons parlés, mais comme des « signes sans son qui avaient le pouvoir de nous transmettre en silence (sine voce) les paroles des absents » (119). En d’autres termes, « l’écrit était désormais un langage visible qui allait directement à l’esprit par l’intermédiaire de l’œil », évacuant de fait l’oreille et affaiblissant le rôle de l’écoute dans la mémoire, la conservation et la transmission des textes (119).

Dès lors, si l’on peut parler de la « voix » d’un livre, c’est sur un mode essentiellement métaphorique, pour signifier l’aptitude de l’écrit à faire surgir dans notre esprit une parole tout intériorisée qui fait de la lecture l’équivalent d’une conversation virtuelle avec les auteurs. Il s’agit d’ailleurs d’un topos humaniste que de concevoir le déchiffrement consciencieux d’un texte comme l’équivalent d’une écoute attentive prêtée à la voix lointaine des grands poètes et philosophes de l’Antiquité. On peut songer à Machiavel et au rituel immuable de ses séances de lecture, isolé dans le calme de sa pièce d’étude et s’adonnant au réconfortant plaisir de « conversations nocturnes, discrètes et tranquilles » en forme de « dialogue avec les sages du passé », immergé avec délices dans une « cour imaginaire qu’il parcourt grâce à ses livres » (Murari Pires, 67-68). Lorsque Stephen Greenblatt évoque la manière dont la période allant du VIème au VIIIème siècle a réduit les textes classiques, faute d’une activité de copie et de transcription suffisante, à l’état d’« objets muets », de simples « feuilles de parchemin reliées et couvertes d’un texte que plus personne ne lisait », il recourt lui aussi à cette métaphore devenue courante assimilant la lecture à l’écoute et voyant dans le texte écrit le lieu où se réfugient des paroles qui ont cessé d’être audibles (57).

À cet égard, la nouvelle d’anticipation du bibliophile fin-de-siècle Octave Uzanne, La Fin des livres (1895), se présente certes comme une prophétie partiellement dystopique concernant la disparition programmée (déjà !) du livre papier, mais aussi, peut-être, comme l’expression du désir lancinant de redonner une voix aux livres et de renouer avec une oralité que le support écrit a escamotée. Ce court récit annonce en effet, dans un futur présenté comme très proche, le remplacement du codex par le phonographe et du texte imprimé par le texte récité, basculement qui semble au narrateur fort désirable dans la mesure où « dans la conversation notre cerveau conserve plus d’élasticité, plus de netteté de perception, plus de béatitude et de repos que dans la lecture » (134) :

Nos oreilles, au contraire [de nos yeux], sont moins souvent mises à contribution ; elles s’ouvrent à tous les bruits de la vie, mais nos tympans demeurent moins irrités ; nous ne donnons pas une excessive hospitalité dans ces golfes ouverts sur les sphères de notre intelligence, et il me plaît d’imaginer qu’on découvrira bientôt la nécessité de décharger nos yeux pour charger davantage nos oreilles (135).

Les illustrations d’Albert Robida qui accompagnent la nouvelle mettent en scène, en accord avec cet ambitieux programme de bouleversement à la fois épistémologique et sensoriel, des personnages qui rompent avec l’iconographie traditionnelle de la figure du lecteur et que l’artiste met en scène nonchalamment étendus sur des fauteuils, les yeux flottants, mais les oreilles dotées d’écouteurs à fil ou tournées, à la faveur d’une inclinaison de la tête, vers le massif pavillon d’un phonographe.

Dès lors, le silence du livre en tant qu’objet lesté d’une matérialité impossible à escamoter devient non seulement la garantie, mais même la condition essentielle d’une lecture / écoute attentive ; en d’autres termes, la voix du texte ne paraît pouvoir s’élever qu’à condition que son support se taise et que les bruits parasites soient supprimés de l’environnement du lecteur. Dans la droite ligne d’une tradition qui remonte aux scriptoria où « le silence absolu était de rigueur » (Greenblatt, 58), et où l’on ne communiquait que par gestes, la bibliothèque publique, mais aussi le bureau ou le cabinet individuels figurent par conséquent en bonne place dans la liste des « lieux où s’impose le silence », avec l’église, la forteresse ou la prison (Corbin, Silence, 12). Tout crissement intempestif, toute page tournée avec un peu trop d’énergie, tout lourd volume posé sans précaution sur une table de travail, entraînent inévitablement dans ce sanctuaire de la lecture qu’est la bibliothèque publique une levée massive de visages consternés et de regards réprobateurs. Cette conception de la lecture comme écoute intérieure, qui présuppose qu’on ne peut pleinement assimiler le contenu d’un livre que dans le recueillement et le silence, induit non seulement une gestuelle contrainte favorisant l’immobilité et l’absence de bruits corporels, mais aussi une certaine pragmatique du support livresque, posé devant soi et précautionneusement consulté afin d’éviter les sons même ténus générés par le papier tourné, froissé ou tapoté.

Dans d’autres contextes peut toutefois se développer une pratique alternative de la lecture qui non seulement tolère, mais encourage ou même valorise la multitude de micro-bruits qui accompagnent la manipulation d’un livre. La journaliste américaine Allison Hoover Bartlett évoque ainsi la séduisante petite musique qui émane d’un pesant in-folio du XVIIème siècle lorsqu’elle en fait défiler les feuillets : « Lorsqu’on les tourne, les pages émettent un craquement étouffé, qui n’est pas sans rappeler le bruit d’un drapeau par un après-midi venteux […] » (13). En réalité, il semble que la lecture tolère plutôt mal un silence absolu et s’accommode fort bien des sons formés par le contact de nos doigts avec les matériaux (cuir, papier et carton) qui forment un volume. Combinés avec notre « bruit intérieur » et la perception machinale que nous en avons – respiration plus ou moins bruyante, rythme cardiaque, frottement de jambes –, ces sons forment une sorte de paysage auditif minimal qui finit par faire partie intégrante du processus de lecture. Preuve en est que lorsque ce bruit de fond disparaît, il n’est pas sans générer un malaise qui entrave le plaisir du texte. Ainsi, Isabelle Kis rappelle que certains fabricants de liseuses ont tenu à intégrer au mode « feuilletage » une option permettant de reproduire le son identifiable d’une page que l’on tourne (265) avec le doigt. Aussi bancale que cette proposition puisse sembler, elle témoigne en quelque sorte par l’envers du caractère potentiellement déstabilisant, voire angoissant, d’une lecture totalement silencieuse.

II. Le corps du livre, un objet à flairer et à toucher

Contrairement à la vue et l’ouïe, l’odorat et le toucher sont rarement perçus comme des vecteurs de connaissance efficaces et ne jouent qu’un rôle secondaire dans l’opération de lecture, puisqu’ils n’interviennent pas dans l’activité de déchiffrement sémantique proprement dite. Discrédités sur le plan épistémique, ces deux sens tendent à l’être également sur le plan moral, puisqu’ils possèdent d’importantes affinités avec le domaine de la sexualité, « comme le montre la solidarité entre l’instinct sexuel et la perception d’odeurs chez les animaux » (Jaquet, 53) pour l’odorat et comme le suggère l’investissement érotique de la caresse pour le toucher. C’est pourquoi l’un comme l’autre figurent souvent en dernière position dans la hiérarchie des sens érigée au fil des siècles par les philosophes, l’olfaction souffrant en particulier de son association avec l’animalité qui en fait « un résidu archaïque de la bête en l’homme » (29).

1. Le livre à sentir, entre « tannerie » et parfum

Dans le cas du livre, l’odorat pose un double problème. D’une part, son caractère involontaire, machinal et fugace, qui fait que toute « interrogation philosophique à son propos risque de s’envoler en fumée, à l’image de son objet » (Jaquet, 13), s’oppose au caractère délibéré et attentif de la saisie d’un texte par la vue ou par l’ouïe ; « victime de sa fugacité », on considère en effet que « la sensation olfactive ne saurait solliciter d’une manière durable la pensée » (Corbin, Miasme, 13). Aussi les premiers parfumeurs artistes de la fin du XIXème siècle ont-ils pu regretter « que l’odorat ne fasse pas l’objet d’une éducation similaire à celle de l’ouïe ou de la vue » (Wicky, « Grammaire », 77), en raison de cette antinomie supposée avec les travaux de l’esprit. D’autre part, considéré comme un « sens du désir, de l’appétit, de l’instinct » (Corbin, Miasme,13) marqué au sceau de la bestialité, l’odorat et son cortège de caractérisations animales entrent directement en conflit avec la nature idéelle et idéale du livre.

En d’autres termes, on redoute que l’odorat ne voie ou plutôt ne flaire que la matière dans le livre, conduisant à une réification problématique de ce médium censé trouver sa justification dans le primat du verbe sur la chair. Le volume humé ou respiré avant d’être consulté court le risque d’une dégradation d’autant plus forte que les matériaux employés pour sa fabrication sont, au moins jusqu’au XIXème siècle et aux débuts de la modernité industrielle, de nature essentiellement organique, voire animale. Lorsque La Bruyère, dans un chapitre fameux de ses Caractères, raconte « être tombé en faiblesse d’une odeur de maroquin noir dont les livres » formant la galerie d’un collectionneur compulsif sont « tous couverts » et avoir fui à toutes jambes sa « tannerie, qu’il appelle bibliothèque » (505), il importe de ne pas seulement y voir la manifestation d’une écriture de l’hyperbole mise au service de la satire morale. Les reliures sont en effet confectionnées sous l’Ancien Régime à partir de peaux de chèvre, de veau, d’âne ou de mouton, certes traitées et débarrassées des basses matières que sont la graisse et les vaisseaux, mais dont la nature organique continue de se manifester à travers des effluves fauves comparables à ceux qu’exhaleraient des fourrures. Parler de « tannerie » pour désigner ce lieu d’étude traditionnellement sacralisé qu’est la bibliothèque, c’est donc certes se livrer à une exagération dépréciative, mais c’est également souligner le risque très sérieux qui consiste à réduire le livre à son origine animale et cadavérique. Sébastien Mercier pouvait ainsi se targuer en 1799 dans un article du Journal de Paris de ne posséder aucun volume relié, car il « ne voulait pas que les livres soient emprisonnés dans la peau méphitique de bêtes mortes » et souhaitait au contraire laisser l’air circuler entre les pages, afin que « le livre soit un souffle » (Bonnet, 522). Cette conception pour ainsi dire pneumatique du livre perçu comme l’émanation directe de la pensée de l’auteur trouve donc son corollaire dans un violent mouvement de dégoût envers le tenace substrat animal de la reliure, qui s’inscrit plus largement dans la hantise du miasme et des émanations putrides caractéristique des derniers temps de l’Ancien Régime (Corbin, Miasme).

De même, le papier de chiffon employé jusqu’à la systématisation de la pâte à papier végétale qui intervient au XIXème siècle est principalement fabriqué grâce à « la collecte du linge sale abandonné » (Polastron, 77), c’est-à-dire à partir de hardes aussi crasseuses que malodorantes, chargées de sueur et comme hantées par le fantôme odorant de l’individu qui les abandonne après les avoir longuement portées. La suite de l’opération n’est guère plus ragoûtante, si l’on en croit Lucien X. Polastron qui la décrit comme une « infection volontaire » consistant à laisser fermenter durant plusieurs semaines les fibres de tissu jusqu’à ce qu’émergent des « hardes à demi-pourries » des « champignons qui puent », avant que le pressage, le séchage et l’égouttage finaux ne permettent d’oblitérer ce peu glorieux historique olfactif (77-78). Autrement dit, cuir et papier, chiffons et peaux, qui constituent les matières premières du codex artisanal, se signalent en permanence à notre nez sous la forme d’effluves qui ont certes perdu leur puanteur originelle, mais qui constituent autant de rappels de la nature organique, bestiale et putrescible du livre. Or, une telle caractérisation entre en conflit direct avec la traditionnelle métaphore du livre comme monument de pierre ou d’airain, matériaux inorganiques à la fois durs et durables supposés garantir l’immortalité de l’œuvre qu’ils renferment. L’odorat nous rappelle donc, malgré nos réticences, que le livre a ou est un corps avant d’être une émanation de l’âme.

Pour autant, l’odorat ne fait pas l’objet d’un ostracisme systématique de la part des collectionneurs et amoureux du livre, particulièrement attentifs, on l’a dit, à ce qui le rattache à l’immanence d’une jouissance sensible tout à la fois complémentaire et concurrente de la lecture. D’une part, l’odorat, en tant qu’il s’accompagne de la faculté de « déceler ce qui reste caché » et donc de « sonder les profondeurs se dérobant au regard qui reste limité à la surface des choses » (Wicky, « Œil, goût et flair », 156), joue un rôle de lanceur d’alerte et trouve ainsi sa place dans le complexe protocole d’investigation que bibliographes, libraires, collectionneurs et spécialistes du livre rare font subir à un exemplaire afin de mieux l’expertiser. Observant à l’occasion d’un prestigieux salon du livre un collectionneur occupé à « humer profondément un exemplaire d’Alice au pays des merveilles », la journaliste Allison Hoover-Bartlett souligne ainsi que « sentir est aussi une précaution à prendre : la moisissure peut [en effet] ravager les livres, et un bon coup de narine est capable de vous dire si elle s’est infiltrée » (33). Par ailleurs, les parfums de papier, d’encre et de poussière dégagés par le livre sont susceptibles de devenir les auxiliaires d’une satisfaction sensorielle qui peut se combiner au plaisir de la lecture ou se suffire à elle-même. Allison Hoover-Bartlett évoque ainsi avec une délectation perceptible l’« odeur sèche et boisée », « combinaison de moût et de suavité » qui se dégage des pages d’un volume du XVIIème siècle en un bouquet d’exhalaisons surannées (13), tandis qu’Alberto Manguel célèbre l’atmosphère olfactive propre aux bibliothèques, distinctive « odeur de poussière, de papier et de cuir » qui met ses sens en émoi (Bibliothèque, 15). Venant chatouiller les narines du lecteur avant même, parfois, que ses yeux ou ses mains se posent sur le livre, ces senteurs s’apparentent dès lors à de subtils préliminaires olfactifs qui trouvent leur place dans une manipulation érotisée, voire sexualisée de l’objet-livre, culminant dans l’opération du toucher.

2. Peau contre peau, le livre-caresse

Si l’odorat se caractérise par la dimension évanescente et volatile de son objet, le toucher s’affirme comme le sens de la concrétude, conditionné par une « physique du contact » qui trouve sa source dans la « résistance compacte de la matière » (Jaquet, 184) ; quand le flair est inhalation, absorption, incorporation, le toucher s’affirme comme le sens du rapprochement, de la superposition, et non de la fusion. Permettant aux corps de s’épouser sans se confondre, le toucher trouve la source de la paradoxale jouissance qu’il suscite dans l’écart douloureux entre le désir de fusion manifesté par l’élan des mains et la barrière imposée par l’impénétrable surface des objets. Cette urgence de la communion, sans cesse déçue et réactivée, superbement formulée par François Solesmes dans son Éloge de la caresse – « Toucher, il faut toucher » (15) –, investit le toucher d’une profondeur érotique qui en fait le sens du désir par excellence. Brillat-Savarin regrette ainsi que ce qu’il considère comme un sixième sens à part entière, le « génésique ou amour physique », soit longtemps « resté confondu, ou plutôt annexé au toucher » (48), en vertu d’une alliance perçue comme naturelle entre pulsion tactile et élan reproducteur.

Concernant la manipulation du livre, le plaisir instinctif, immédiat et pour ainsi dire animal provoqué par la palpation du volume, à travers le parcours des doigts éprouvant la douceur du grain du cuir ou la souplesse moelleuse du papier, s’oppose aux joies de l’esprit associées au temps linéaire de la lecture ainsi qu’à la médiation sémantique du verbe. Le toucher devient l’auxiliaire d’une jouissance sensuelle autosuffisante, qui exacerbe pour ainsi dire la corporalité du livre et subvertit la hiérarchie de rigueur entre extériorité et intériorité, surface et profondeur, enveloppe et contenu. Le lecteur trouve en effet une forme de satisfaction sensuelle autonome dans le fait d’effleurer un volume nonchalamment ouvert, refermé, retourné, feuilleté, etc. Nicolas Weill-Parot exalte ainsi le plaisir proprement physique éprouvé par l’archiviste qui, en présence de documents anciens, « avec un mélange de crainte et d’émotion », « pose ses doigts sur des pages qui, surtout si elles sont en parchemin, lui donnent la sensation d’effleurer la main même du copiste » (64). Jean-Marie Goulemot estime quant à lui que la lecture, pour être complète, doit « engage[r] le toucher avant de solliciter le regard » et revendique hautement son appartenance à « un monde de la sensualité du toucher, de la caresse du livre » (277).

Le livre est dès lors assimilé à un corps aussi désirable que désiré, notamment en vertu d’un rapprochement opéré entre les matériaux employés pour sa confection et le corps humain ; la polysémie du mot peau, qui renvoie aussi bien à la matière première d’origine animale employée en reliure qu’à l’épiderme humain, motive ainsi l’élaboration d’un réseau métaphorique mettant en jeu un double mouvement de personnification et de féminisation de l’objet-livre. « Au livre se substitue [alors] un être qui charme la vue et sollicite le toucher », qui possède « un visage comme il aurait une chair », considère Évanghélia Stead en analysant les pratiques de collection développées par les bibliophiles fin-de-siècle :

Parmi les verbes réservés aux usages particuliers du bibliophile nouvelle manière, to fondle, « caresser », « câliner », ou encore « palper », et to sleep over, « dormir sur », (presque) « s’y coucher », inscrivent dans l’opération tout intellectuelle de la lecture une suprématie physique et sensuelle qui oriente fortement l’évolution de ces images vers la fusion du livre et du corps. (253)

Cette féminisation du livre, qui s’incarne au sens le plus fort du terme dans la consistance duveteuse d’un papier de Chine évoquant la gaze de quelque vaporeux déshabillé, ou dans le grain parfaitement poli d’un maroquin rappelant l’élasticité de la chair, trouve son corollaire dans une sexualisation manifeste de l’acte de consultation du livre, associé à une jouissance essentiellement, sinon exclusivement masculine. L’anecdote suivante, rapportée par Edmond de Goncourt dans son Journal est à cet égard exemplaire :

Un mot qui peint l’érotisme cérébral dans lequel est plongé ce pauvre Burty. Il rencontre, il y a un mois, Céard, et lui dit : « Je suis en train de lire le Journal de Goncourt, dont il m’a envoyé un exemplaire sur papier du Japon ; et sur ce beau papier lisse, c’est une jouissance pour moi, comme si je lisais sur des cuisses de femme ! » (105)

L’équivalence établie entre la douceur du papier du Japon et la tendreté des cuisses féminines assimile implicitement l’acte de lecture à un moment d’appropriation, de possession, et pour tout dire de pénétration du livre, dont les pages ouvertes s’offrent à la concupiscence des doigts fureteurs.

Le livre-femme6 se prête dès lors à des dispositifs scénographiques qui auront vocation à favoriser, voire amplifier et magnifier les promesses de plaisir sensuel contenues dans la « chair du livre » (Stead), parachevant la comparaison entre manipulation livresque et communion amoureuse. La bibliothèque se fait ainsi boudoir voluptueux, alcôve suggestive, écrin complice des extases tactiles du collectionneur-amant évoluant parmi ses étagères garnies de volumes comme au milieu d’un sérail de cuir et de papier. C’est notamment le cas dans une nouvelle d’Octave Uzanne tirée des Caprices d’un bibliophile (1878)et intitulée Le Cabinet d’un éroto-bibliomane. Le récit campe la figure du chevalier de Kerhany, passionné notoire de curiosa – livres érotiques, pornographiques et libertins, souvent illustrés – qui accepte exceptionnellement de laisser le narrateur pénétrer dans son cabinet de livres rares. La pièce rompt d’emblée avec les codes architecturaux et décoratifs du lieu d’étude pour se rapprocher, en accord avec la période et le sujet de la plupart des ouvrages de la collection, du petit salon dix-huitiémiste tel que le XIXème siècle pouvait l’imaginer ou le fantasmer. Disposée dans un « salon ovale », la bibliothèque se signale en effet par la douceur de ses courbes ainsi que par l’arrondi des objets qui la remplissent, en lieu et place des lignes droites habituellement associées au cabinet de travail :

Les parois de la pièce étaient entièrement rayonnées de planchettes de bois de rose, recouvertes de cuir de Russie, et ornées sur les rebords de coquets lambrequins de moire vert myrthe, dentelés et effrangés, dont l’élégance se joignait à l’avantage de préserver les livres de la poussière. Tout en haut, près de la corniche, sur le dernier rayon, dans un désordre charmant et fait pour le plaisir des yeux, des petites statuettes se montraient dans toute l’impudence de l’impudicité […]. (140-141).

Mais l’élément mobilier central de la pièce, qui vient remplacer le traditionnel bureau, c’est un « divan circulaire, large, profond, rebondi, habillé d’une épaisse étoffe des Indes ravissante de tons » (141), qui achève de transformer l’acte de lecture en corps-à-corps ardent et passionné. La douceur des étoffes et la mollesse des coussins contribuent à échauffer les sens du propriétaire, et en particulier celui du toucher, en favorisant un environnement tactile tout de trouble et de volupté, invite autant que préfiguration d’un plaisir qui culminera dans la saisie puis la caresse du volume choisi.

Corps offert aux narines et aux mains de son propriétaire, le livre affirme ainsi sa matérialité souveraine ; mais cette objectalité, loin d’apparaître comme une entrave à l’essor de la pensée, subvertit la traditionnelle dichotomie entre le corps et l’âme, le texte et la matière, pour favoriser une intrication constante entre ces deux niveaux. Le livre apparaît dès lors comme un objet foncièrement hybride, au sein duquel, par un échange de propriétés réciproques, la matière parle et la parole s’incarne. Cette interpénétration entre intellection et perception, entre les plans de la signification et de la sensation, est particulièrement perceptible lorsqu’on s’intéresse au réseau métaphorique qui entoure le sens du goût dans les discours portant sur la lecture et ses pratiques.

III. Le goût des livres : bibliophilie, bibliophagie

1. Se nourrir de mots ou de papier ?

En effet, le sens gustatif qui « a pour excitateurs, nous dit Brillat-Savarin, l’appétit, la faim et la soif », apparaît comme « la base de plusieurs opérations dont le résultat est que l’individu croît, se développe, se conserve et répare les pertes causées par les évaporations vitales » (9) ; or, une telle opération est aisément transposable dans le champ de l’intellect, où elle rend compte du profit tiré par l’esprit de la consultation assidue des textes qu’il s’efforce de s’approprier sur le mode de l’ingurgitation. La métaphore de la lecture comme ingestion n’est certes pas nouvelle, notamment dans le domaine religieux, où le fait de « dévorer le texte afin de l’appréhender, se l’incorporer au sens strict » apparaît comme « l’une des images les plus anciennes et les plus durables de la lecture » (Manguel, Curiosité, 384). Gérard Haddad rappelle quant à lui la prégnance, dans le ritualisme juif, de l’association du verbe à l’aliment : une forme d’équivalence s’y établit entre le fait de « manger des mots, manger de l’écriture », et l’ingestion alimentaire, d’autant qu’« un même mot peut désigner un repas et un livre » (60). On peut également songer au processus de l’innutritio cher à la théorie classique de l’imitation, qui préconise une fréquentation assidue des grands auteurs afin de parvenir à une connaissance de leur œuvre qui ne soit pas extérieure et superficielle, mais qui passe par une intériorisation des mots déchiffrés. Au XIXème siècle, la « littérature physiologique » récemment étudiée par Bertrand Marquer consacre la prégnance d’un « faisceau de représentations dont l’estomac est le point nodal » et « dont les ramifications peuvent être d’ordre physiologique, idéologique et, bien sûr, esthétique » (7), parachevant sous une forme laïcisée et dégradée l’association entre le domaine gustatif et une littérature « alimentaire » qui se consomme, dans tous les sens du terme. Quoi qu’il en soit, le processus physiologique de manducation, de mastication et d’ingestion apparaît comme un paradigme métaphorique privilégié pour caractériser une lecture approfondie qui fasse littéralement passer le contenu du texte dans l’esprit du lecteur, de la même manière que les nourritures terrestres assimilées par l’estomac sont vouées à être directement absorbées par le corps afin d’être transformées en énergie vitale. Les mots sont alors perçus comme les aliments de l’esprit, et le livre, leur réceptacle, comme le plat dans lequel ils sont servis et présentés au lecteur.

Il ne s’agirait toutefois pas d’oublier que l’ingestion du livre peut également se faire sur un mode beaucoup plus littéral, au point d’aboutir à la disparition concrète de l’objet comme du texte dont il est le vecteur. Fait de papier, de cuir et de carton, tous matériaux consommables par un certain nombre d’animaux qui s’en montrent friands, le livre – les conservateurs de bibliothèque le savent bien – apparaît en effet comme un ingrédient de choix pour les rongeurs qui y laissent la marque de leurs dents et surtout pour les vers insidieux qui creusent dans les pages de véritables tunnels à mesure qu’ils en ingèrent les fibres. Albert Cim, dans son traité destiné aux collectionneurs de livres, consacre de longues pages aux différentes manières de se prémunir contre les attaques des larves voraces et autres insectes bibliophages qui, « né[s] ou introduit[s] dans les livres, s’y nourrissent et s’y développent au détriment des éléments du livre, et s’y creusent des couloirs de sortie » (321). Gourmands de reliures autant que de pages imprimées, ces invisibles mangeurs de livres ne sont d’ailleurs pas dépourvus de sensibilité gustative. Ils jettent volontiers leur dévolu sur les éditions anciennes et leur papier de chiffon plutôt que sur les volumes contemporains, dont le papier végétal et acide se révèle moins savoureux et sans doute moins nourrissant :

L’épaisseur des couvertures n’est nullement un obstacle à ces dégâts, au contraire : on a remarqué que les livres brochés sont moins fréquemment atteints que les livres reliés. Pour une autre raison, les livres anciens sont bien plus fréquentés par ces insectes que les livres modernes : c’est que le papier de ceux-ci, notre papier de bois, avec sa charge de plâtre et de kaolin, est tellement mauvais, que les vers eux-mêmes n’en veulent pas (321).

Si l’ingestion du livre renvoie donc, sur un plan métaphorique, à une appropriation intellectuelle qui érige le « mangeur de livres » en figure de lecteur idéal, elle peut également se traduire, lorsqu’elle s’applique aux éléments matériels qui confèrent aux mots une existence phénoménologique durable, par une disparition pure et simple du support comme de son contenu. C’est tout le ressort de la nouvelle L’héritage Sigismond d’Octave Uzanne, qui met en scène les tribulations d’un personnage de bibliophile cherchant désespérément à défendre une fabuleuse bibliothèque contre les attaques d’une vieille fille acariâtre jalouse de l’amour que son oncle avait porté à sa collection et qui, pour le malheur du héros, en est devenue la haineuse propriétaire. Après plusieurs années de lutte acharnée, le champion des livres parvient à vaincre la résistance de son adversaire en la convainquant de l’épouser ; las, la nuit de noces tourne au drame lorsque le bibliophile, se croyant victorieux, découvre avec effroi que sa fiancée a livré l’intégralité des vénérables volumes à la voracité de vers orientaux affamés. Les livres, qu’un simple effleurement suffit à désagréger, retournent alors à la poussière dont ils sont issus, cadavres mangés aux vers devenus illisibles et même intangibles  :

Horreur ! Le volume, dans sa reliure percée à jour, est absolument dévoré par les vers…Voyons cet autre ! Abomination ! La Petite chronique, de 1483, somptueusement habillée par Grolier, rongée, perforée, dévorée de même ! Et le voici, lui, le Gutemberg de 1438, réduit à l’état de dentelles, absolument détruit ! Les incunables, mangés aussi ! Les Alde, les Elzevier, les Estienne ! tous, tous hideusement dévorés par de gros vers que Raoul trouve encore au fond des nervures forées dans l’épaisseur des volumes ! (35)

La figure du bibliophage se révèle donc foncièrement ambivalente, partagée qu’elle est entre sa double acception métaphorique ou littérale, entre l’ingestion féconde du texte et l’ingurgitation féroce de l’objet. La bibliophagie occupe ainsi une place non négligeable parmi les biblioclasmes de toutes sortes qui compromettent la sécurité et la conservation des livres sur le long terme.

2. Paul Lacroix, ou l’homme qui se nourrissait de livres

Or, le bibliophile, parce qu’il se situe à un point d’équilibre instable entre une appréhension du livre comme médium textuel et comme objet autosuffisant, permet de nuancer cette dichotomie, dans le sens où il se présente comme une figure hybride, au point de jonction entre les deux paradigmes de la matière ou de l’idée. Sans (nécessairement) aller jusqu’à littéralement dévorer sa bibliothèque, le bibliophile transpose dans le domaine de la dilection sensible, appliquée au livre, le réseau métaphorique de l’ingestion et de la nutrition que l’histoire de la lecture a plutôt tendance à réserver à la seule consultation du texte. En d’autres termes, en plus de métaphoriser une réalité d’ordre intellectuel sous la forme d’un processus physiologique concret – la manducation –, l’amateur de livres rares spiritualise en retour le processus sensoriel complexe qui le lie à sa collection. S’il se repaît de livres, ce n’est ni parce qu’il les mange littéralement, ni parce qu’il en évacue la corporalité au profit d’une ingestion imagée, de nature purement verbale, mais parce qu’il fait de la matérialité du livre le support d’un plaisir à la fois intellectuel et sensible. Par un renversement complet, le paradigme gustatif appliqué à la bibliophilie vient moins manifester l’intériorisation du sens textuel que la sublimation des sens corporels, à la faveur d’une expérience de lecture totale engageant indissolublement le corps et l’esprit.

Il est une figure haute en couleur du paysage littéraire du XIXème siècle qui se révèle particulièrement exemplaire du lien singulier qui se lie entre bibliophilie et bibliophagie, entendue non plus comme processus littéral d’ingestion du livre, mais comme absorption gourmande des jouissances que sa matérialité procure : il s’agit de Paul Lacroix, dit « le bibliophile Jacob » (1806-1884), bibliothécaire, polygraphe, romancier et bibliographe qui a fondé une bonne partie de son succès sur une mise en scène éditoriale le campant essentiellement en homme du livre et des livres. Le personnage du « bibliophile Jacob » apparaît en effet comme l’aboutissement d’une recette promotionnelle fondée sur une identité auctoriale cohérente qui met en avant sa fréquentation assidue du livre sous toutes ses formes, imprimé ou manuscrit, en volume ou en plaquette, broché ou relié. Le « bibliophile Jacob », dans la fiction auctoriale qui l’entoure, tire son énergie vitale de la proximité physique qu’il entretient avec un environnement essentiellement livresque, qui semble l’accompagner partout où il se rend au point de constituer le prolongement naturel de sa personne. Le frontispice chromolithographié d’après Émile Wattier qui représente Paul Lacroix à l’orée des Contes du bibliophile Jacob sur l’histoire de France (1874) file d’ailleurs la métaphore alimentaire du livre et achève de superposer les figures du bibliomane et du bibliophage :

on y voit le vénérable savant sous les traits duquel se peint Paul Lacroix nous tournant le dos et totalement absorbé dans la consultation d’un imposant in-folio. Il en délaisse son assiette, négligemment posée à terre, que finissent de nettoyer quelques rats plus consciencieux que lui. N’est-ce pas suggérer que le « bibliophile Jacob » se nourrit littéralement des livres qui l’entourent, et ainsi remotiver plaisamment la locution figée « rat de bibliothèque » grâce à une inversion des rôles entre l’humain et l’animal ? Ici, ce sont en effet les rats qui se repaissent du dîner réservé au lecteur, tandis que ce dernier donne l’impression d’absorber par pages entières le papier dont les rongeurs sont si friands. Texte offert à l’appétit de connaissance et objet pétri de plaisirs sensoriels fusionnent ainsi pour être voracement absorbés par le bibliophile.

Le livre, « Instrument spirituel » selon la fameuse formule de Mallarmé, est cet objet qui autorise la fusion miraculeuse de la matière et de l’idée, de l’apparence et de l’essence, des mots volatiles et d’un support ancré dans une réalité sensible complexe. « […] Pur ensemble groupé dans quelque circonstance fulgurante, des relations entre tout » (274), le volume imprimé ou manuscrit déjoue la traditionnelle opposition entre la lourdeur des realia matérielles et l’élévation spirituelle favorisée par un verbe dont le caractère désincarné garantirait la pureté. Parce qu’elle engage un regard singulier sur le livre et sa matérialité, la bibliophilie et les textes aussi bien littéraires que spécialisés qui contribuent à la codifier se révèlent à cet égard des sources particulièrement précieuses pour imaginer une histoire matérielle et sensorielle de la lecture. Ce parcours au gré des cinq sens appliqués au livre nous rappelle en effet que la lecture n’est jamais une entreprise purement idéelle ; elle apparaît plutôt comme un cheminement complexe, indissociablement intellectuel et sensoriel, ancré dans un environnement spécifique – température, décor naturel ou artificiel, intérieur ou extérieur, luminosité ambiante – mais aussi favorisé par une multitude de perceptions corporelles qui accompagnent le voyage des mots. Le sens et les sens apparaissent dès lors comme les deux faces d’une même médaille qui font alterner ou cohabiter les plaisirs du verbe et les satisfactions liées à la contemplation d’une gravure colorée, au toucher d’un papier velouté, aux odeurs de cuir ou d’encre qui se dégagent d’un livre aimé.

Ouvrages cités

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1 L’édition numérique représente en 2019 8,7% du chiffre d’affaires total du secteur éditorial selon le rapport annuel du Syndicat National de l’Édition. En dépit d’une très belle progression par rapport à l’année précédente, la part du numérique reste donc relativement faible en France, surtout comparativement au marché anglo-saxon.

2 On trouvait ainsi en 2007 sur le site de CafeScrib.com, un éditeur de livres numériques, la promesse de la création du premier « livre électronique odorant ». La société britannique Smells of Book commercialise par ailleurs des parfums en aérosol aux noms évocateurs : « New Book Smell », « Classic Musty Scent » ou « Scent of Sensibility », qui permettent de conférer à sa liseuse un sillage odorant.

3 Le cas de la lecture en braille, qui repose exclusivement sur le sens du toucher, appellerait des développements passionnants qui déborderaient toutefois le cadre de cette étude.

4 Notamment l’héliogravure, la similigravure, le gillotage ou zincogravure, ou encore la typogravure.

5 On songe à Édouard Pelletan formulant dans sa fameuse Deuxième lettre aux bibliophiles : du texte et de la typographie, l’axiome suivant : « Un livre est un texte ». Défenseur du primat de la typographie, il proscrit donc en tant qu’éditeur le recours aux « encres diversement colorées, vertes, jaunes, rouges ou bleues, employées parfois sous prétexte de symbolisme » et prône le recours exclusif à la gravure sur bois comme mode d’illustration (13).

6 Rappelons que le milieu de la collection, et notamment de la collection de livres, demeure un milieu très majoritairement masculin, comme en témoigne la composition des sociétés de bibliophiles qui émergent à partir du XIXème siècle dans le sillage du Roxburghe Club fondé à Londres en 1812 ; si Nicolas Malais relève « la présence précoce de femmes » dans la Société des Bibliophiles François dès sa fondation 1820, c’est avant tout parce qu’elle est « atypique pour l’époque » (16). Il faudra attendre 1926 et la naissance de la Société des Cent-Unes pour voir des femmes atteindre à une visibilité institutionnelle inédite dans le champ bibliophilique, et une simple déambulation dans les allées du Grand Palais pour le Salon annuel du Livre Ancien suffit à se convaincre que cette relative invisibilité féminine reste largement d’actualité. On ne saurait donc s’étonner de la nature parfois misogyne et en tout cas fortement hétéronormée des propos rapportés ici, propos qu’il importe par ailleurs de recontextualiser en tenant compte de leur date de rédaction.