7 – La colorisation de films d’archives, l’exemple de la société de production Composite Films

Corinne Doria – Entretien avec Clara Bleuzen

America in Color et Britain in Colour, produites pour la Smithsonian Channel. Celles-ci retracent l’histoire des États-Unis et de la Grande-Bretagne de 1920 à 1960. Nos autres projets en cours comprennent des documentaires sur les lendemains de la Première Guerre mondiale en France, la colonisation et la décolonisation, mais aussi sur Georges Brassens. Enfin, nous avons récemment apporté notre expertise aux documentaires Maria by Callas (2017) de Tom Volf et I Am Not Your Negro (2017) de Raoul Peck.

Downtown Abbey ou The Crown. Pour les atmosphères du Paris du début du siècle, il nous arrive également d’utiliser des peintures naturalistes de Basile Lemeunier, Henri Gervex ou encore Jean Béraud.

Certaines images ont une signification historique particulière, elles sont spécifiques, car elles représentent des personnes ou des lieux connus. D’autres images sont au contraire génériques, et ont surtout vocation à illustrer le propos du documentaire. Les images d’archives peuvent donc être utilisées de deux manières différentes. Selon l’utilisation faite par le documentaire, nous allons adapter notre méthodologie. Notre objectif est de rehausser l’image d’archive, d’apporter des éléments de compréhension supplémentaires, sans se substituer à l’image et sans tomber dans l’invention. Nous sommes au service de ces images, et non l’inverse. Ainsi, une grande partie de notre travail porte sur des images des guerres 14-18 et 39-45, pour lesquelles nous sommes particulièrement attentifs aux uniformes et médailles. En outre, coloriser des uniformes permet au spectateur d’identifier plus facilement les nations en présence, comme le fameux bleu horizon des soldats français de la Première Guerre mondiale. Les plans que nous colorisons concernent aussi de nombreux anonymes, qu’ils soient ouvriers d’usines métallurgiques à Pittsburgh dans les années 1940, ou peuples indigènes sous le joug des colons français en Afrique. La colorisation permet de rendre hommage à ces hommes et femmes, au même titre que les personnages historiques. Ainsi, j’ai travaillé sur une séquence à propos du mouvement des suffragettes à Londres. Peu de gens connaissent les couleurs des suffragettes anglaises, à savoir le vert, le violet et le blanc. Ces couleurs, très vives, sont étonnantes, car inattendues sur un film d’archives du début du XXème siècle, mais reflètent pourtant la réalité historique et donnent des clés de lecture qui résonnent de manière particulière aujourd’hui à l’ère post #metoo (le violet étant la couleur des mouvements féministes).

Source de l’archive : British Pathé

They Shall Not Grow Old. Le réalisateur a en effet eu recours à des technologies de pointe utilisées dans ses propres films, comme la 3D ainsi que certains effets spéciaux, ce qui lui permet de remodeler les objets à l’image.

, diffusés sur France 3. Les sociétés de production s’entourent d’historiens comme Dominique Kalifa.

Notre travail s’inscrit directement dans cette histoire sociale. Par exemple, en colorisant un plan représentant une foule au lendemain de la Grande Guerre, à priori anodin, on se rend compte du grand nombre de veuves dans l’assistance. Ce plan prend tout à coup une portée très symbolique, et l’immersion du.de la spectateur·trice est renforcée.

réalisé par Gabriel Le Bomin (Maria Roche Productions)
Source de l’archive : Gaumont-Pathé Archives

Une si Belle Époque ! La France d’avant 1914 réalisé par Hugues Nancy (Compagnie des Phares et Balises)
Source de l’archive : Gaumont-Pathé Archives

La colorisation, liée au départ à des enjeux d’audience sur les chaînes de télévision, pose de nombreuses questions éthiques. Dans notre cas, nous ne colorisons pas des films de fiction, mais bien des images d’archives qui n’ont pas le même statut artistique. Par la colorisation, nous perpétuons l’objectif premier de ces images, qui est d’informer. La colorisation est une valeur ajoutée aux documentaires qui sont eux-mêmes, ne l’oublions pas, des constructions modernes subjectives (Corberand, 24). Si on inscrit les enjeux de restauration et de colorisation des images d’archives dans le spectre plus large des restaurations d’œuvres d’art, il est important de préciser que nous n’altérons pas le matériau de base, c’est-à-dire la pellicule, et que notre action est toujours réversible.

Il [Wittgenstein] s’intéresse particulièrement à toutes les expériences où nous voyons soudainement un objet changer d’aspect : non que l’objet change effectivement, mais que nous découvrons soudainement en lui un trait que nous n’avions pas remarqué jusque-là, et dont la présence soudaine nous oblige à modifier notre vision de cet objet. (2).

Tout au long du XXème siècle, la France a été plus conservatrice que les États-Unis dans le domaine artistique. Le cinéma, à l’origine montré dans les fêtes foraines, a donc longtemps été considéré comme un simple divertissement à destination des masses.

La particularité française réside également dans son intérêt historique pour les enjeux d’archivage, depuis l’instauration du dépôt légal obligatoire en 1537. Cependant, les politiques de conservation des œuvres n’ont pas toujours suivi cette volonté exhaustive d’archivage. C’est particulièrement le cas des films, qui nécessitent des conditions de conservation particulières et dont les supports évoluent en permanence. Ainsi, le dépôt légal du patrimoine cinématographique est géré par le CNC depuis 1992, et le dépôt légal de l’audiovisuel est confié à l’INA à la même date.

Inglorious Basterds de Quentin Tarantino, dans laquelle Shosanna Dreyfus enflamme sa collection de bobines en nitrate de cellulose afin de tuer les dignitaires nazis présents dans son cinéma).

Le cinéma a de spécial qu’il est un art plurisensoriel. Si l’avènement du son et l’usage des couleurs constituent bien entendu des avancées techniques majeures, les couleurs et le son ont toujours été étroitement liés au cinéma, et ce dès les origines. En effet, les séances de cinéma étaient toujours accompagnées musicalement, des bonimenteurs étaient présents, on avait recours à des techniques de bruitage, les spectateur·trice·s étaient encouragé·e·s à commenter le film en direct, etc. (Gunning, 58, 61).

Les techniques de coloriage (à la main ou au pochoir), de teintage et de virage ont immédiatement tenté de pallier l’absence de couleurs sur les films, suivies très rapidement par des innovations comme le Kinemacolor (Martin, 9-10). Ainsi, dès 1935 sort le premier film en couleurs (utilisant le Technicolor trichrome), Becky Sharp, réalisé par Robert Mamoulian (Arbus, 73).

Cette prédominance de la vue et de l’ouïe persiste grâce à la multiplication et à l’omniprésence des écrans dans notre espace sensoriel (Walton, 14-15). Au-delà de l’usage des couleurs et du son, c’est donc avant tout l’avènement du cinéma suivi par les mutations technologiques incessantes qui marquent l’histoire des sens (Guédron, 6).

Par ailleurs, même si nous tâchons d’être aussi objectifs que possible, notre rapport contemporain à la couleur a une influence certaine sur la façon dont nous percevons l’univers visuel d’une autre époque. Nous travaillons par exemple avec un studio d’effets visuels, Live pixel, basé à Mumbai. Les techniciens vivent dans un environnement visuel bien différent du nôtre et vont parfois avoir tendance à utiliser des couleurs très chatoyantes pour coloriser les vêtements.

2.”» (Hansen).

Cela est rendu possible par la qualité technique à laquelle nous sommes aujourd’hui parvenus chez Composite Films, couplée à l’important travail de recherche historique en amont. La levée de boucliers dans les années 1990, légitime, s’explique par les médiocres résultats visuels des techniques de colorisation de l’époque (Noël, 239). L’apport principal permis par la colorisation, à savoir un réalisme accru, n’était alors pas assuré et la colorisation allait à l’encontre de sa vocation première. En proposant une expérience plus intime, le but de la colorisation dans les documentaires est donc également d’atteindre un plus large public (Starr) et de renouveler l’intérêt pour les images d’archives et pour l’Histoire.

réalisé par Gabriel Le Bomin (Maria Roche Productions)
Source de l’archive : ECPAD

C. D. : J’aimerais solliciter votre réflexion au sujet de la hiérarchie et de l’interaction entre les sens dans l’expérience cinématographique. Si la vue se pose comme sens maître, l’expérience du cinéma se produit chez le spectateur par le concours de plusieurs sens. Est-il possible d’étudier ce phénomène dans une perspective historique, notamment en lien avec l’introduction de nouvelles technologies ?

Si l’on cherche à intégrer l’ensemble des sens dans cette réflexion, on peut ajouter que le grignotage, notamment de pop-corn, est pour beaucoup inséparable de l’expérience cinématographique, et participe même à une certaine mythologie de la séance de cinéma. Certains sièges sont équipés de porte-gobelets pour sodas, ce qui n’est pas le cas au théâtre ou à l’opéra par exemple. Boire et manger, dans les grands multiplexes, est donc intrinsèquement lié à l’expérience cinématographique.

Le Fils de Saul de László Nemes, sorti en 2015.

(65).

Esprit entre 1946 et 1952. Son mémoire de recherche porte sur le rôle joué par Jackie Raynal dans la diffusion du cinéma français à New York, au sein des salles de répertoire Bleecker Street Cinema et Carnegie Hall Cinema, dans les années 1970 et 1980. Elle s’intéresse à la culture visuelle, et notamment aux liens entre le cinéma et les arts graphiques.

Ouvrages cités :

in Costa de Beauregard R., Cinéma et couleur, Paris, M. Houdiard, 2009, p. 73 – 80.

La couleur en cinéma, Mazzotta, Cinémathèque française, 1995, p. 63-64.

Archive Zones, n°97, Spring 2016.

Esquenazi J.-P., « Cinéma, nouvelles technologies et dispositions sociales », Le Portique, n°3, janvier 1999. En ligne : [http:// journals.openedition.org/leportique/298] (consulté le 21 novembre 2019).

Gélard M.-L., « L’Anthropologie sensorielle en France: un champ en devenir ? », L’Homme, n° 217, 2016, p. 94.

Guédron M. (dir.), L’Emprise des sens, Paris, Hazan, 2016, p. 6, p. 200.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, n°50, décembre 2006. En ligne : [http://journals.openedition.org/1895/1242] (consulté le 21 novembre 2019).

Realscreen, 28 juin 2017. En ligne : [http://realscreen.com/2017/06/28/america-in-color-breathes-new-life-into-nations-epic-past/] (consulté le 9 octobre 2019).

Martin J., Le cinéma en couleurs, Paris, Armand-Colin, 2013, p. 3, p. 9-10, p. 113-114.

New York Post, 29 juin 2017. En ligne : [https://nypost.com/2017/06/29/smithsonian-series-lends-color-to-historical-footage/] (consulté le 9 octobre 2019).

, Brigitte Munier et Éric Letonturier (dir.), n° 74, 2016, p. 14-15.

https://www.cinematheque.fr/media/espace-pro/dossier-de-presse-martin-scorsese.pdf] (consulté le 21 octobre 2019).

http://portal.unesco.org/fr/ev.php-URL_ID=13139&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html] (consulté le 30 octobre 2019).

https://www.cnc.fr/cinema/actualites/les-innovations-a-venir-dans-les-salles-de-cinema_868938] (consulté le 26 novembre 2019).

En ligne : [https://www.cnc.fr/professionnels/depot-legal_143489] (consulté le 21 octobre 2019).

En ligne : [http://www.gaumontpathearchives.com/index.php?html=4] (consulté le 21 octobre 2019).

En ligne : [https://institut.ina.fr/institut/statut-missions/depot-legal-radio-tele-et-web] (consulté le 21 octobre 2019).

https://kinepolis.fr/faq-page/technologies/quest-ce-que-la-4dx] (consulté le 26 novembre 2019).

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Un Monde de machines

Forum des Images

Cycle «Un Monde de machines»

Des dizaines de films à voir du 2 mars au 22 mai 2011

À notre époque du “tout électronique”, les machines, devenues à la fois si familières et si sophistiquées, sont partout. Pour autant, nos rapports avec elles restent ambigus. Le cinéma, issu lui-même de machineries de plus en plus complexes, rend compte à merveille de ces imaginaires ambivalents, voire contradictoires, suscités par les dispositifs mécaniques et artificiels qui nous entourent.

Mais le plaisir du spectateur est aussi dans le grain de sable qui enraye les rouages, dans ce jeu où l’on aime se faire peur en imaginant la fin du monde par les machines. Un cycle parrainé par le “trublion multicasquettes” Ariel Kyrou.