7-Du “Storm Cloud” à Vertigo Sea L’art britannique au prisme de l’“angloseen”

anglocène et les nouveaux modes d’attentions qu’elle nécessite, cet article s’applique à identifier les possibilités d’une démarche écocritique dans l’étude de l’art britannique, tout en confirmant la possibilité d’avoir une approche nationale de la question environnementale.


e siècle (la Grande-Bretagne) et du XXe siècle (les États-Unis) [laquelle] témoigne du lien fondamental entre la crise climatique et les entreprises de domination globale » (135).

Le Monde publiée le 25 mars 2020 fut diffusée le jour suivant dans une traduction anglaise sur le site de Critical Inquiry).

artivism.

Ce n’est pourtant que plus tardivement, sous l’impulsion de ces pratiques contemporaines, que s’est matérialisé un tournant écocritique qui était appelé de leurs vœux par des historiens de l’art soucieux de combler le retard pris par la discipline dans le champ des humanités.

1. L’oeil écologique : une question d’attention

chappé le domaine des Andrews ne pouvaient être que ces braconniers ou autres intrus qui auraient été battus ou encore déportés s’ils s’étaient aventurés sur cette propriété privée. Berger, dont les travaux sont traversés par cette articulation entre façons de voir et prise de possession, renverse ce propos pour faire des propriétaires terriens les corrupteurs de l’unité humaine, capables d’apprécier la Nature à la seule condition que celle-ci leur appartienne.

Mr and Mrs Andrews, a fait l’objet de révisions pour y inclure des présences et des absences animales (notées en particulier par Kean, 14). Le nouveau mode d’attention écologique souhaité par Patrizio vient donc aujourd’hui rencontrer les préoccupations féministes, décoloniales et antispécistes pour ajouter le changement climatique et la crise environnementale à la liste des agents corrupteurs qui s’offrent enfin au regard, rejoignant ainsi et croisant l’appropriation, la soumission, l’apprivoisement et l’extraction.

me année, The Procession, dans laquelle, comme Donald Rodney (1961–1998) avant lui, Hew Locke relie l’histoire coloniale de la commercialisation du sucre et celle de la famille Tate et sa philanthropie artistique.

chelle impériale, puis celle des contours des îles britanniques. Le Royaume-Uni, agrégat insulaire de quatre nations dont l’empire, à son apogée, ne voyait jamais se coucher le soleil, est en effet lesté d’une histoire qui encourage cette lecture changeante de ses échelles.

2. Pour un “angloseen” écologique

Non seulement Hamerton n’y laissera pas la vie, mais il y retournera l’année suivante, à bord cette fois d’une étrange structure flottante, un bateau constitué de deux flotteurs tubulaires reliés par un pont plat sur lequel il avait fixé une tente lui servant d’atelier. Ce n’était plus les paysages de l’intérieur qu’il souhaitait désormais s’approprier de la sorte, mais plutôt ce qu’il considérait de fait comme étant ce que les îles britanniques offraient de plus beau au regard : leurs côtes, réputées imprenables et dont l’érosion avait pourtant commencé à changer l’aspect.

humilité, même, face à des forces naturelles qui se moquaient de ses efforts pour se protéger du vent, de la pluie et des fameux midges écossais déjà redoutés par le peintre John Everett Millais (voir son dessin de 1853 conservé au Yale Center for British Art, Awful Protection against Midges).

appréhension d’un monde en rapide évolution. Les expériences dangereuses menées par Joseph Mallord William Turner (1775–1851) dans son désir d’enregistrer la luminosité du soleil sur sa propre rétine afin de mieux la retranscrire en peinture témoignent bien de cette obsession victorienne d’écraser la distance entre le corps et le milieu externe, organique ou non, et de s’immerger pleinement dans le flux d’un monde matériel ici brûlant et sec, ailleurs humide et venté.

fluctuante, étrange et subjective de l’atmosphère londonienne, qui le fit mener à bien les expérimentations formelles (sur des formes naturelles, liquides, urbaines et/ou industrielles) qui annonçaient le passage à l’abstraction et l’émancipation du regard. C’est en partie aussi à Whistler que l’on doit l’attirance des artistes abstraits britanniques, de Vanessa Bell (1879–1961) à Howard Hodgkin (1932–2017), pour un environnement organique et climatique auquel ils se sentaient liés, comme l’a montré Rosalind Krauss dans The Optical Unconscious (1993), par des processus physiologiques de perception subjective.

I’m interested in the interplay between an understanding of eco-centrism in the political sense, as a strand of activism if you like, and that of a more general system of connectivity – of connections through time and space, across economic and social systems. While some projects refer directly to an activist sense and tap into the language or spirit of protest, all of the works engage with the more general eco-centric notion by connecting places, production technologies, flows of material, energy etc. Autoxylopyrocycloboros (2006) is perhaps a good example of the former, with its origins in the protest culture of the anti-nuclear movement that has dogged the activities of the nuclear submarine bases on the west coast of Scotland for decades now, while a work like Three Birds, Seven Stories, Interpolations and Bifurcations (2008) could be understood in terms of the latter with its sweeping connections through time and space. But in both instances the core notion of ‘action’ or perhaps ‘gesture’ as a generative, ‘political’ tool is established through processes of transformation, production, destruction, travel, etc.

anglocène et les nouveaux modes d’attentions qu’elle nécessite dans le domaine des arts visuels, tout en confirmant la possibilité d’identifier et d’historiciser une vision nationale de la question environnementale.

3. Le climat en partage

me, siège d’un pouvoir temporel jadis sans partage, apparaissent soudain presque futiles sous la voûte immense d’un ciel menaçant.

Dans une composition prise elle aussi entre terre et ciel, la météorologie post-apocalyptique de The Fields of Waterloo (de même peint l’année de la publication de Frankenstein) a pour effet de faire miroir au drame qui se déploie sur le sol, mais semble aussi replacer cette représentation d’une humanité et d’une nature ravagées dans un drame plus vaste, hors cadre et de mauvais augure pour une Angleterre à l’impérialisme agressif. Quelque cinquante ans plus tôt, Burke semblait déjà commenter les effets produits par ce type de représentation insoutenable, quand il écrivait au sujet des causes du sublime :

The noise of vast cataracts, raging storms, thunder, or artillery, awakes a great and awful sensation […] The shouting of multitudes has a similar effect; and by the sole strength of sound, so amazes and confounds the imagination, that in this staggering, and hurry of the mind, the best established tempers can scarcely forbear being borne down, and joining in the common cry […] (68).

Ce cri de douleur, cette plainte qui s’élevait du champ de bataille dévasté de Waterloo, paraissait bien, grâce au génie de Turner, avoir été lancé dans un même temps par les hommes, les éléments et les animaux (dont le philosophe remarquait un peu plus loin à quel point les sons de détresse sont de nature à impressionner l’âme et le corps), dans une tragique communauté d’expérience sensorielle.

It always blows tremulously, making the leaves of the trees shudder as if they were all aspens, but with a peculiar fitfulness which gives them—and I watch them this moment as I write—an expression of anger as well as of fear and distress. You may see the kind of quivering, and hear the ominous whimpering, in the gusts that precede a great thunderstorm; but plague-wind is more panic-struck, and feverish; and its sound is a hiss instead of a wail.

Rocks and Ferns in a Wood at Crossmount, Perthshire), lecture encouragée par un passage de The Elements of Drawing (1857) où est évoquée cette leçon :

a perpetual lesson, in every serrated point and shining vein which escapes or deceives our sight among the forest leaves, how little we may hope to discern clearly, or judge justly, the rents and veins of the human heart; how much of all that is round us, in men’s actions or spirits, which we at first think we understand, a closer and more loving watchfulness would show to be full of mystery, never to be either fathomed or withdrawn. (15.120)

La leçon, comme le soutient Hughes, est à la fois exaltante et tragique aux yeux du Presbytérien qu’était Ruskin, et signale le manque tout autant que la communion.

occupé en cette fin du XIXème siècle par des questions d’efficacité et de duplication rapide) derrière la couleur, qu’il associe, non seulement au féminin, mais aussi à l’amour, avec tous les dangers que cette double affiliation peut renfermer. Finalement, comme Hughes le montre avec finesse, Ruskin finira dans ses derniers écrits par refuser toute dichotomie facile entre couleur et dessin, féminin et masculin, lui préférant l’ambivalence radicale des genres, des sexualités et des techniques comme seul moyen d’accéder à la vérité de la nature.

Whistler, quant à lui, envisageait le pouvoir de métamorphose du crépuscule londonien, avec ses fameux effets de brouillard, comme un pouvoir magique, transformant la ville en un pays de conte de fées. La Nature y prenait des allures de sirène, envoûtante, insaisissable, et chantant sa mélodie pour les seules oreilles de l’artiste élu par elle, alors que les derniers voyageurs égarés avaient retrouvé la sécurité de leur foyer (cité par Valette, 51) :

When the evening mist clothes the riverside with poetry, as with a veil – And the poor buildings lose themselves in the dim sky – And the tall chimneys become campanile – And the warehouses are palaces in the night – And the whole city hangs in the heavens, And fairy-land is before us – Then the wayfarer hastens home […]. And Nature, who, for once, has sung in tune, sings her exquisite song to the artists alone(Ten O’clock lecture, February 1885, 14).

Conclusion

Question, rethink or even neglect the needs of the work of art. If the climate crisis is challenging our daily lives, art should also be able to exist in precarious, unstable conditions. (Formafantasma, How to think about curating and exhibiting contemporary art in the light of the climate crisis, 2022)

Dans le même temps, les historiennes et historiens de l’art qui travaillent sur le Royaume-Uni ont accueilli ces nouveaux modes d’attention pour offrir des lectures et des relectures de tableaux, de sculptures et de nombreuses autres productions à l’aune de la prise de conscience actuelle de la crise. Voilà pourquoi ce nouveau projet écocritique de l’histoire de l’art est un projet de décloisonnement des espaces, trop longtemps envisagés, c’est-à-dire compris et vus, comme sociaux, genrés, hétéronormés et spécistes.

, se présente comme un nouveau mode d’attention écocritique spécifiquement national, justifié par le rôle exceptionnel, car premier et d’ampleur, joué par le Royaume-Uni et plus spécifiquement par l’Angleterre, dans le déclenchement de la crise. Synthèse entre la notion géologique d’anglocène et les nouveaux modes d’attentions qu’elle nécessite, l’angloseen justifie que soit adoptée une approche sur une échelle nationale de l’histoire de l’art et de la question environnementale pour offrir un point de vue privilégié sur les origines industrielles du trouble.


Ouvrages cités

Berger, John, Ways of Seeing, Londres, Penguin, 1972.

nement anthropocène, La Terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, 2013.

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Ruskin, John, The Storm Cloud of the Nineteenth century, New York : John Wiley and Son, 1884.

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diffusée par Tate Publishing. Dans le volet Class de cette série, Nathalie Olah s’intéresse ainsi au tableau Haymakers (1785) de George Stubbs, scène pastorale idéalisée dans laquelle un groupe de paysans, trois femmes et quatre hommes, chargent sans effort, et dans des tenues immaculées, de petits ballots de paille à l’aspect presque soyeux sur une charrette tirée par deux chevaux, sujets de prédilection du peintre. Olah voit dans ce tableau un alibi de l’industrie agricole de l’époque qui, même avant le Enclosure Act de 1801, exerçait une pression très forte sur ses travailleurs. Tout comme les publicités d’aujourd’hui imaginées par les géants de la livraison rapide reposent sur le spectacle d’employés accomplissant leur tâche dans l’allégresse, de nombreux commanditaires aux XVIIIème et XIXème siècles enjoignaient les artistes à embellir la condition de ceux qui cultivaient leurs terres et récoltaient leurs moissons. Des tableaux comme ceux de Stubbs ou de Gainsborough sont ainsi non seulement des œuvres picturales, mais aussi les produits culturels de l’économie de leur temps.

2 L’ouvrage rassemble les contributions d’Amy C. Wallace, Laura Valette, Paul Cureton, Tim Martin, Aurore Caignet, Camille Manfredi, Pat Naldi, Adrian George, Sophie Mesplède, Frédéric Ogée, Thomas Hughes, Kasia Ozga, Edwin Coomasaru et Stephen Daniels.

3 La formule est de Philippe Hadot dans son essai sur la nature du même titre paru en 2018.

4 Dans cet article, Coomasaru s’intéresse en particulier à une installation vidéo intitulée Saved (2018) et présentée par Project O dans la nouvelle aile de la Somerset House à Londres, et à Soften the Border (2017), travail participatif et textile de Rita Duffy parcourant le pont Blacklion qui enjambe la rivière Belcoo, tracé naturel de la frontière entre Irlande du Nord et République d’Irlande. Les deux propositions cherchent dans l’élément liquide une contradiction à opposer aux rigidités historiques du patriarcat, de la colonisation et de l’exploitation de l’environnement.