8 – Régimes sensoriels modernistes : l’exemple de Rilke

Hugo Hengl – Université Clermont Auvergne

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Appréhendé dans un tel contexte de mise à l’épreuve de la réalité du monde extérieur, le modernisme littéraire apparaît comme l’expression d’une véritable crise du sensible. Le traitement littéraire de la sensorialité, dans les œuvres qui en résultent, est dès lors souvent révélateur d’une certaine remise en question des capacités du sujet individuel, au même titre que le sont par exemple les indices de dépersonnalisation du narrateur ou du sujet lyrique caractéristiques des principales productions modernistes.

3 » des choses par une « transformation du visible en invisible », qui n’est pas à comprendre comme une négation du sensible, mais comme un travail de conservation fondé dans l’immanence terrestre. Conception riche en conséquences face à ce qu’il considère comme une perte généralisée de « l’équivalent sensible » (ÜDK, 231), et qui entraîne notamment aussi son rejet des entreprises d’abstraction picturale post-cézanniennes. Nous souhaitons montrer que ce type de position fait appel à un modèle de perception particulier, visant expressément à dépasser les conditions du régime sensoriel en vigueur. Mais auparavant, il est utile de retracer rapidement la trajectoire artistique de Rilke.

Lauschen und Einsamsein) les qualités principales du poète moderne. La prise de position poétologique que constitue la valorisation de l’ouïe se fonde sur un discours militant (et, dans un sens, réactionnaire), consistant à opposer des données supposées intemporelles (telles que l’inspiration poétique) à des épiphénomènes artistiques qu’il considère comme des effets de mode.

OP, 565), dont l’enjeu est une expression neutre, débarrassée de ses artifices esthétisants et sentimentaux, un dire inséparable d’un regard (Schauen) appréhendé comme garant possible d’une perception pure, non médiatisée, du monde. À nouveau donc, ici, certaines modalités d’un unique sens sont posées comme fondement esthétique et éthique de la pratique artistique et de l’appréhension du réel (les deux étant chez Rilke traitées de façon quasi interchangeable).

OP, 565).

OPr, 607).

OP, 1065).

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fünffingrige Hand seiner Sinne) accèderait de manière authentique à un surplus de réalité ou, comme il l’exprime, une extension de domaine (Gebietsgewinn). Certes, étant seul à en bénéficier (quoiqu’au nom de l’humanité), ses résultats, dans l’absolu plus valides que ceux de la science, ne sont pas objectivement répertoriables – d’où l’intérêt de l’expérience du son crânien, qui permettrait de révéler à tous l’enjeu crucial de l’établissement d’un lien entre les domaines sensoriels, avec pour résultat de réduire objectivement les « parts d’ombre » perceptives.

6 » dans les sciences humaines, l’objet de nombreux commentaires7. Peu d’auteurs ont formulé aussi conséquemment que Rilke leur œuvre comme une recherche portant sur la situation existentielle et anthropologique du sujet créateur et son interaction avec le monde. Le fait qu’il ait, en conséquence, accordé dans ses écrits à la sensorialité un rôle aussi central apparaît aujourd’hui comme l’un des traits les plus remarquables de son œuvre. Par ailleurs, son évolution met assez clairement en évidence comment le poète est amené à épouser la dimension culturelle et sociale propre à tout modèle sensoriel. Si sa valorisation initiale de l’ouïe paraît correspondre au souhait de préserver contre les ruptures de la modernité une conception socioculturelle de l’artiste héritée du romantisme, Rilke se rattache dans sa période médiane à un modèle plus objectiviste revendiquant, à l’instar des disciplines positivistes, comme terrain d’expérience l’immanence du réel. Le sens directeur, sous la forte influence qu’exercent à ce moment historique les arts plastiques, mais aussi les instruments scientifiques destinés à élargir le champ de la vision, est ici la vue, non cependant au sens d’une vision abstraite figurant une trompeuse transparence de la raison (modèle propre au classicisme, contre lequel s’était opposé en son temps le romantisme), mais visant à mettre en scène un sujet incarné et, dans une certaine mesure, auteur de ses sensations8.

Cependant, Rilke disqualifie au bout du compte le statut simplement métaphorique imparti aux sens dans ces modèles en réclamant de la part de l’artiste une approche plus concrète, mobilisant de manière concertée toutes ses ressources sensorielles. Cette position, en plus grande adéquation avec son projet philosphico-poétique moniste, rejoint de façon intéressante un certain discours de contestation de la tradition occidentale jugée trop étroitement visiocentriste, qui fait un écho particulier aux préoccupations des sciences humaines actuelles. Dans le domaine germanique, Rilke apparaît avec Herder comme l’un des premiers auteurs ayant fait valoir que connaissance et sensorialité sont indissociablement liées, et à remettre en cause la partialité de la hiérarchisation occidentale des sens au profit d’un traitement égalitaire des ressources sensorielles propres à assurer une pleine participation au réel.

9 de « crise épistémologique » (Danius, 56) : les technologies permettant en apparence un prolongement de notre perception aboutissent en fait à une dissociation extrême des sens, aliénante en termes d’expérience individuelle et corporelle. De là sa conclusion que le perfectionnement de la « préhension » de la « main à cinq doigts de ses sens » (OPr, 640) serait la véritable tâche de l’artiste, que lui seul serait à même d’accomplir.

réaliser le monde face aux nombreuses forces qui s’appliquent à le virtualiser.

Bachner, Andrea, The Mark of Theory: Inscriptive Figures, Poststructuralist Prehistories, New York, Fordham University Press, 2018.

Crary, Jonathan, Techniques of the Observer: on Vision and Modernity in the Nineteenth Century, Cambridge, MA, MIT, 1990.

Danius, Sara, The Senses of Modernism: Technology, Perception, and Aesthetics, Ithaca, New York, Cornell University Press, 2002.

De Man, Paul, « Tropes (Rilke) », in Allegories of Reading : Figural Language in Rousseau, Nietzsche, Rilke, and Proust, New Haven / Londres, 1979, Yale University Press, p. 20-56.

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OP]

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OPr]

Szendy, Peter, Ecoute, une histoire de nos oreilles, Paris, Minuit, 2001.

Winkelvoss, Karine, Rilke, la pensée des yeux, Paris, PIA, 2004.

1 L’idée de « régimes » sensoriels dominants apparaît d’abord dans les études visuelles avec la notion de régime scopique de Christian Metz, élargie par Martin Jay (« Scopic Regimes of Modernity ») et par la suite appliquée au domaine auditif (Szendy). Nous entendons ici par « régime sensoriel » le système hiérarchisé d’interrelations entre l’ensemble des cinq sens traditionnels supposé en vigueur dans une situation historique et socio-culturelle donnée.

2 Dans la foulée des travaux de Johannes Müller sur la loi des énergies nerveuses spécifiques, Hermann von Helmholtz montre qu’un même stimulus extérieur peut produire différentes sortes de sensations selon les nerfs qu’il excite et que, par ailleurs, une même sensation peut être causée par différents stimuli (ainsi, une stimulation artificielle du nerf optique peut entraîner une impression de luminosité). Les perceptions causées par les objets extérieurs sont donc tributaires de la configuration de notre système nerveux et ne nous livrent aucunement la réalité objective du monde. Sur cet aspect des théories de Helmholtz, dont l’influence sur Nietzsche est souvent évoquée, voir Helmholtz ; pour une présentation synthétique, notamment Leroux et Mausfeld ; sur leur portée culturelle dans le contexte du modernisme, Crary (93-95).

3 Pour expliciter ce terme, issu du latin « lar » (maison, foyer), Rilke ajoute entre parenthèses : « au sens des divinités du foyer ».

4 Sur les rapports de Rilke à l’œuvre de Cézanne, en plus des travaux de référence de Meyer, Webb, Hoffmann, Le Rider et Gerok-Reiter, voir aussi, en lien avec cet article, Köhnen.

5 L’un des premiers à témoigner de l’intérêt pour ce texte est d’ailleurs le théoricien des médias Friedrich Kittler, certes en en considérant principalement la première partie, mais ouvrant néanmoins un dialogue riche en potentialités entre « Bruit premier » et les « media studies » (voir notamment Harris, 41-45, Bachner, 145-188).

6 Sur cette notion, voir en particulier les travaux de David Howes. Les enjeux en sont synthétisés notamment dans son article programmatique « The Expanding Field of Sensory Studies », ou encore dans Martin Jay, « In the Realm of the Senses: An Introduction ».

7 L’accent mis par Rilke lui-même sur le paradigme de la vue dans ses écrits et sa correspondance a contribué à ce qu’il soit perçu comme un poète principalement « visuel », position favorisée par la critique d’inspiration phénoménologique et aujourd’hui relativisée, même si elle a pu trouver de nouveaux arguments à la faveur d’une réflexion sur l’image portée par le « tournant iconique » (voir par exemple Winkelvoss). Sur le versant auditif, la recherche a par la suite exploré « l’imagination acoustique » qui, chez Rilke, s’opposerait à « l’hégémonie du visuel » (Goebel, 425), mais qui vise également, comme nous avons essayé de montrer (Hengl, 2018), à dépasser les oppositions entre paradigmes sensoriels normatifs, qu’ils soient visuels ou auditifs, au profit de l’expérience sensorielle vécue. L’adoption d’une approche plus systémique de la sensorialité chez Rilke a lieu notamment chez Stopka et Pasewalck dans Brittnacher/Porombka/Störmer, Pasewalck (2002), ou encore Hlukhovych, de façon caractéristique en ménageant au texte « Bruit premier » une place privilégiée.

8 A bien des égards, le modèle perceptif que Rilke assume alors dans son parcours artistique épouse les caractéristiques du nouveau type d’« observateur » que Crary voit apparaître au XIXème siècle.

9 On peut noter que le problème d’une « expérience authentique à une époque où la catégorie de l’expérience est elle-même devenue problématique » (Danius, 3) et en particulier la disjonction entre l’œil et son rôle paradigmatique traditionnel de pourvoyeur de connaissance sont largement thématisés dans le roman de Rilke Les Carnets de Malte Laurids Brigge (Hengl, 109-118).