2-Faire une littérature environnementale. Le pragmatisme à l’essai.

Résumé : La relation entre la littérature et lenvironnement peut prendre de multiples formes et s’étendre dans de nombreuses directions. Mais avant de se manifester dans des genres littéraires, ou dans des discours et des perspectives critiques, cette relation est construite par des pratiques de lecture, d’écriture, de discussion, ou, dans un cadre institutionnalisé, d’enseignement, de recherche et de recherche-création. Je propose un examen de certaines de ces pratiques, pour ensuite mieux établir des conjugaisons possibles entre des pertinences littéraires et des pertinences environnementales. Une orientation pragmatique, mettant de lavant la littérature comme ensemble de faires, anime ma réflexion.


Au mois de novembre 2021, une conférence tenue à l’Université Sorbonne Nouvelle nous invitait à réfléchir à une crise double, voire commune, qui bouleverse le climat et la littérature. Cet article est issu de ma communication1. Animé par une volonté de conjuguer lenseignement et la recherche, jengagerai ma réflexion sur les crises climatiques et littéraires par des remarques qui concernent ma présence en classe. Que fait-on lorsquon enseigne les lettres ? Ou, plus précisément, en assumant les différences dans les savoir-faire et les pratiques (je ne doute pas que différentes universités, différents programmes, différents enseignants et enseignantes ont des manières de faire différentes) : quest-ce que je fais lorsque jenseigne les lettres ? Je déplierai cette question, qui naborde pas spécifiquement des questions environnementales, dans les deux premières sections de larticle. Par la suite, je préciserai mon interrogation : comment conjuguer des considérations ou des pertinences environnementales avec celles de la littérature ? Je ferai état d’activités de recherche et de recherche-création, en cours, dans le champ des lettres et des humanités environnementales. Je ne présente pas tant laboutissement dun travail, que des interrogations et des hypothèses, des réflexions programmatiques et méthodologiques sur des rencontres possibles entre la littérature et lenvironnement. Étant sémioticien et littéraire, je mettrai de lavant des pratiques interprétatives communes en littérature, et jenvisagerai des transformations que peuvent subir ces pratiques à la rencontre des lettres et des humanités environnementales.

I. Littérature, monde, soupçon

Une des choses que je fais en classe, cest dinsister sur l’épaisseur et sur la diversité des voies de l’interprétation qui fondent nos engagements littéraires. Je reviendrai à ce mot clé d’interprétation. Je note cependant que les engagements en question peuvent être (ou paraître) très simples et ordinaires (flâner dans une librairie, lire dans un parc, sidentifier à un personnage de roman), ou au contraire être (ou paraître) raffinés et experts (participer à un séminaire, rédiger un article, préparer une communication). Autrement dit, jinvite les étudiantes et étudiants à porter attention à l’attention quils portent à la littérature. Cette invitation présuppose que nos engagements littéraires ont des raisons qui peuvent faire lobjet dune analyse et dun dévoilement. Au fond, j’amène les étudiantes et étudiants à entretenir une disposition soupçonneuse dans leurs tractations littéraires.

Dans ce mot soupçon, on entend évidemment Nathalie Sarraute, qui, dans les années cinquante, invitait ses lectrices et ses lecteurs à entretenir « un état d’esprit singulièrement sophistiqué » (1956, 62) à l’égard de leurs expériences littéraires. Rendant compte du caractère constitutif (et troublant) de l’interprétation dans nos expériences littéraires, Sarraute propose que les mutations importantes dans lart romanesque moderne (fin du XIXe et début du XXsiècle), particulièrement en ce qui a trait à la construction des personnages, font émerger l’ère du soupçon. Sarraute écrit à ce sujet :

Le lecteur [d’œuvres modernes] doit se tenir constamment sur le qui-vive. Au lieu de se laisser guider par les signes qu’offrent à sa paresse et à sa hâte les usages de la vie quotidienne, il doit, pour identifier les personnages, les reconnaître aussitôt, comme l’auteur lui-même, par le dedans, grâce à des indices qui ne lui sont révélés que si, renonçant à ses habitudes de confort, il plonge en eux aussi loin que l’auteur et fait sienne sa vision. (1956, 75-6)

Devant ces œuvres nouvelles, le lecteur « a si bien et tant appris quil sest mis à douter que lobjet fabriqué que les romanciers lui proposent puisse receler la richesse de lobjet réel. » (1956, 69) Sarraute poursuit : « Nulle réminiscence de son monde familier, nul souci conventionnel de cohésion ou de vraisemblance ne détourne [… l’] attention [du lecteur] ni ne freine son effort. » (1956, 76) La littérature procure un effet de défamiliarisation (un effet qui était au cœur des théories formalistes quelques années plus tôt), ce qui explique pourquoi « c’est à contrecœur que le romancier [] accorde [à son personnage] tout ce qui peut le rendre trop facilement repérable : aspect physique, gestes, actions, sensations, sentiments courants » (1956, 74) Le soupçon diagnostiqué par Sarraute opère donc une critique de la référentialité, effondrant (ou montrant en ruines) la certitude que l’œuvre littéraire renvoie sans médiation au monde.

Dans son roman Les fruits d’or (1963), Sarraute aborde de manière créative cet enjeu en mettant en scène (et en abyme) le langage littéraire. Lire Les fruits d’or, c’est lire un emmêlement de discours dappréciation sur un roman intitulé Les fruits d’or. Ces discours ne portent pas sur le roman que nous tenons entre les mains. Mais le titre du roman, son nom, joue sur une ambiguïté référentielle et linguistique, quun personnage exprime éloquemment : « Les Fruits dOr, moi, je ne sais pas, je men méfie un peu. On en parle tellement… » (1963, 26). Autrement dit : il y a trop de langage et trop de littérature qui se trame dans/autour/sur Les fruits d’or, nous devons faire attention. Et une fois cette méfiance apprise, il ny a pas de retour possible :

Il y a ceux d’avant Les Fruits d’Or, et il y a ceux d’après.Et nous sommes ceux dès. Marqués pour toujours. La génération des Fruits d’Or : nous resterons cela. (1963, 89)

Je reviendrai à cette remarque selon laquelle celles et ceux d’après Les fruits d’or en sont marqués pour toujours. Mais je rappellerai avant que la disposition soupçonneuse présentée par Sarraute est caractéristique dun pan de théorie littéraire (française) de l’après-guerre.

À cet effet, on retrouve chez Roland Barthes certaines affirmations qui appuient l’idée selon laquelle les expressions littéraires, recelant une ambiguïté intrinsèque, devraient être accueillies avec méfiance. Dans Critique et vérité (1966), son essai sur la nouvelle critique, Barthes soriente résolument vers le langage. Nourrie notamment par la sémiologie et la psychanalyse, Barthes emboîte le pas avec les formalistes des décennies précédentes dans sa distinction du langage pratique et du langage littéraire. Il pose cette distinction en ces termes, je le cite en long :

les ambiguïtés du langage pratique ne sont rien à côté de celles du langage littéraire. Les premières sont en effet réductibles par la situation dans laquelle elles apparaissent : quelque chose hors de la phrase la plus ambiguë, un contexte, un geste, un souvenir, nous dit comment il faut la comprendre, si nous voulons utiliser pratiquement l’information qu’elle est chargée de nous transmettre : c’est la contingence qui fait un sens clair.

Rien de tel avec l’œuvre : l’œuvre est pour nous sans contingence, et c’est même peut-être ce qui la définit le mieux : l’œuvre n’est entourée, désignée, protégée, dirigée par aucune situation, aucune vie pratique n’est là pour nous dire le sens qu’il faut lui donner ; elle a toujours quelque chose de citationnel : en elle l’ambiguïté est toute pure : si prolixe soit-elle, elle possède quelque chose de la concision pythique, paroles conformes à un premier code (la Pythie ne divaguait pas) et cependant ouverte à plusieurs sens, car elles étaient prononcées hors de toute situation—sinon la situation même de l’ambiguïté : l’œuvre est toujours en situation prophétique.

Retirée de toute situation, l’œuvre se donne par là même à explorer : devant celui qui l’écrit ou la lit, elle devient une question posée au langage, dont on éprouve les fondements, dont on touche les limites. L’œuvre se fait ainsi dépositaire d’une immense, d’une incessante enquête sur les mots. (1966, 786-787)

Sans que Barthes en rende compte explicitement, il semble y avoir plusieurs pièges, distincts et dissimulés, dans des œuvres littéraires. D’une part, les énoncés linguistiques (avec lesquelles la majorité des œuvres littéraires sont construites) ne sont pas des doubles, immédiats et parfaits, du monde (le mot n’est pas la chose). Ensuite, l’art n’est pas tenu à reproduire le monde ou à l’appuyer (l’œuvre est retirée de toute situation— on reconnaît une énième critique de Barthes à l’égard de Sartre). Enfin, il y a rupture entre le langage quotidien et le langage littéraire (les écrivaines et les écrivains n’utilisent pas la langue comme le font les gens ordinaires). Intransitivité, autonomisation, littérarité, autant de notions ou d’enjeux à considérer lorsque nous abordons la littérature.

Retour à l’enseignement de la littérature. En m’inscrivant, forcément, dans son histoire, je me retrouve à endosser une certaine disposition qu’on peut entretenir dans nos expériences littéraires : une méfiance à l’égard de ce qui, dans la littérature, pourrait faire penser au monde réel, à des modes d’interprétations spontanées, et des expressions habituelles.

II. Du soupçon critique à la critique du soupçon

elle déploie un imaginaire subversivement féministe ; ou quelle engage une conception de la Nature qui bouleverse des codes et les stéréotypes occidentaux.

Armée de « l’intelligence réfléchie et de l’indépendance de la pensée » (2015, 8), la critique est dirigée sur ce que Felski nomme une « herméneutique de la suspicion » (2015, 1). Felski reprend ici à son compte une expression formulée par Paul Ricœur qui, dans ses lectures de Marx, Nietzche et Freud, considère que les significations (des œuvres, des discours, des genres, etc.) doivent faire lobjet dun dévoilement. La critique est prudente et suspicieuse pour éviter de se faire accuser d’être une lectrice naïve. Or, comme le fait remarquer Felski, cette suspicion est « une posture affective qui nous oriente » (2015, 18), une disposition qui « “donne le ton” pour notre engagement avec le monde » (2015, 20). Felski spécifie sa pensée :

La critique nest pas quune affaire de contenu (« savoir que » telle chose est le cas) mais aussi une affaire de style, de méthode, d’orientation (« savoir comment » lire un texte ou suivre un raisonnement), ce qui implique l’émulation à la fois de ton et de technique. Des manières de penser sont aussi de manières de faire. (2015, 26)

Une conséquence de la suspicion, cest que les études littéraires deviennent des interrogatoires musclés où il est bien vu de malmener les éléments constitutifs de la littérature pour leur faire dire la vérité. Felski remarque en ce sens : « Quelque chose, quelque partun texte, un auteur, un lecteur, un genre, un discours, une disciplineest toujours découpable dun crime. » (2015, 39)

Sans répudier l’héritage et la valeur de la critique littéraire comme elle sest développée dans le siècle dernier, Felski insiste cependant sur le fait que la posture critique nest quune manière de sengager avec la littératureentendue : une manière parmi bien dautres. Et bien quelle se présente comme un accès à la littérature redoutable, efficace, intelligent et sophistiqué, Felski nous met en garde, au contraire, contre la « banalité potentielle » de l’interprétation suspicieuse, qui « sert d’option par défaut dans les études littéraires » (2015, 115). La critique est tellement répandue que « d’autres façons de faire deviennent remarquablement difficiles à imaginer. » (2015, 21) Felski renchérit : « nous sommes inondés par trop de récits savants qui adhèrent à la même formule et au même format » (2015, 113). La critique suspicieuse est devenue un « protocole professionnel » et une « norme disciplinaire » (2015, 119). Felski s’interroge donc :

Mais si la critique était limitée, pas illimitée ; si elle était finie et faillible ; si nous concédions que la critique fait certaines choses correctement, et que dautres choses elle ne les fait pas bien, voire quelle y échoue ? Au lieu de nous empresser à tout rapiécer et de boucher frénétiquement toutes les fuites avec la critique, nous pourrions admettre quelle nest pas toujours le meilleur outil pour la tâche. Comme le suggèrent ces formules, mon orientation est pragmatiquedifférentes méthodes sont nécessaires pour les multiples objectifs de la critique, et il ny a pas forme de pensée unique qui permet datteindre simultanément tous ces objectifs. [] En laissant de la place à des approches différentes, nous pouvons voir que les lectures critiques sont une voie possible, et non le destin manifeste des études littéraires. (2015, 8-9, je souligne)

L’adoption par Felski dune posture pragmatique est cruciale : ce faisant elle nous invite à envisager la littérature comme un ensemble de manières de faire. Critiquer, cest une manière de faire, cest un accès à la littérature. Une image : comme le marteau ne saurait remplacer le tournevis (ce sont deux outils qui ont des fonctions propres), la critique nest pas un outil à tout faire.

Je résumerai ainsi les limites de la critique, voire leurs crises, diagnostiquées par Felski : la critique simpose comme discours ou pratique par défaut, et son surinvestissement crée une disposition à la méfiance qui nous désensibilise à d’autres accès à la littérature. Suivant ce constat, on peut continuer à pratiquer la critique (en assumant ses limites), mais on peut aussi embrasser dautres manières de travailler avec la littérature et développer ce que Felski nomme « un langage et des habitudes analytiques pour réfléchir à nos attachements esthétiques plutôt que de les répudier. » (2015, 181)

ère la perception et le jugement ; il exprime quelque chose sur le statut social ; la fabrication du vin transforme autant la vigne que son environnement, etc. Similairement, un contexte denseignement et dapprentissage mobilise et consolide une foule dhabitudes interprétatives. Une discussion en classe peut engendrer des interprétants qui ne se limitent pas au sujet propre de la discussion3. Par exemple, un échange sur lusage des références scientifiques par Rachel Carson dans Silent Spring (1962) peut certainement donner lieu à des apprentissages sur la question, en loccurrence lutilisation libre que fait Carson des références scientifiques, qui ne sont pas explicitement intégrées dans le texte. Mais la discussion peut aussi faire émerger des connaissances sur dautres thèmes, comme la place accordée en sciences aux non-experts et aux des femmes. La même discussion peut aussi faire découvrir à des participantes et des participants certaines affinités et donner lieu à une collaboration éventuelle ; cette collaboration n’était pas le sujet de la discussion, mais elle en dérive légitimement. La lecture dun essai sur lusage dérégulé des pesticides catalyse alors une foule de processus de signification, plein de modes d’interprétation, et tout un tas de pratiques littérairesfinalement, autant de manières sy engager.

III. Et le climat, l’écologie, les lettres et les humanités environnementales ? On en fait quoi ?

ai emboîté le pas à Felski qui défend l’idée selon laquelle la critique est une manière de faire parmi plein dautres, qui méritent elles aussi d’être envisagées. Mais en quoi ce (bref) survol historique/théorique est-il pertinent pour les lettres ou les humanités environnementales ? Plus précisément, vers quelles articulations de la littérature et de lenvironnement peuvent déboucher ces remarques sur la critique ?

Cette question prend tout son sens à la lumière des approches analytiques que sont l’écocritique et l’écopoétique. Ces approches sont abondamment documentées, étudiées et employées (Buell, Heise et Thornber 2011) (Garrard 2012) (Schoentjes 2015) (Blanc, Breteau et Guest 2017). Je sais quelle ne se recoupent pas complètement et quil y a des discussions visant à les distinguer. Je ne mettrai certainement pas en doute leur fonction ou leur importance pour la littérature en général. Et je vois mal comment lenseignement, la recherche, ou la recherche-création qui chercheraient à explorer les rapports entre la littérature et lenvironnement pourraient faire l’économie de ces approches. Mais mon argument est ailleurs. Car si nous pouvons certainement proposer une explication très cohérente pour montrer que limaginaire environnemental dans tel roman est problématique ou inspirant, il nen demeure pas moins que cest exactement le genre de pratique interprétative, critique, que Felski suggère de modérer. Pour conjuguer autrement la littérature et lenvironnement, il me semble nécessaire de porter attention aux manières de faire la littérature, aux savoir-faire linguistiques et textuels auxquelles elle se reconnaît.

Quelles conjugaisons, donc, de la littérature et de lenvironnement ?

Une réponse à cette question serait dadopter un regard transversal sur la littérature, tenter de la saisir dans sa généralité et dire que ses habitudes de travail sont écologiquement malsaines. Nous pourrions signaler que la surproduction littéraire (avec sa multiplication dappareillages conceptuels, de colloques, de revues, de festivals, les grandes liesses que sont les rentrées littéraires, le pilonnage des livres invendus, etc.) participe à un esprit de croissance proprement insoutenable. Dédans les années soixante-dix, dans son texte fondateur de l’écocritique, William Rueckert avertissait ses lectrices et ses lecteurs contre lobsession par la nouveauté dans la recherche universitaire. Rueckert attire lattention aux multiples discours critiques qui abondent dans la critique littéraire depuis le début du XXsiècle, et dont la quantité constitue un sérieux problème :

Individuellement et collectivement, nous avons rencontré tant de grands esprits originaux, quon pourrait se demander avec quel genre de critique expérimentale il reste à expérimenter maintenanten 1976.

De plus, il y a tant desprits ingénieux et énergiques, qui travaillent à partir des plus simples suggestions, que les permutations de théories et de méthodologies les plus complexes sont vite épuisées. Si vous ne vous consacrez pas une nouvelle théorie dès sa naissance, elle est déjà éteinte avant que vous ne puissiez y penser, la mobiliser, et rédiger quelque chose pour une publication. Lentrepôt incroyable de théories et de méthodes existantes, couplé au vieillissement rapide de nouvelles méthodes et théories critiques (on dirait même un vieillissement précoce), donne lieu à un environnement critique bien curieux. [] Mais la création insignifiante de nouveaux modèles critiques pour déplacer ou remplacer les modèles plus anciens, ou pour battre un compétiteur dans le marché intellectuel ne devrait pas être le résultat [de la critique]. [] Confondre la vie de lesprit avec l’économie démente de lindustrie américaine de lautomobile serait la pire chose à faire. (1978, 72)

Dénonçant ce quil nomme le « syndrome de Détroit », en lhonneur de la tristement célèbre ex-capitale mondiale de la voiture, et vilipendant une évidente obsolescence programmée des discours universitaires, Rueckert plaide alors pour une décroissance académique. Concrètement et par exemple, on interrogerait la spontanéité avec laquelle simpose le dictat du publish or perish (publier ou mourir), insoutenable autant pour des raisons individuelles (le chercheur nest pas une inexhaustible machine à produire des idées), sociales (le partage des ressources associées à la recherche se fait souvent au prix dimportants déséquilibres entre les chercheurs et chercheuses), quenvironnementales (les outils communément employés pour mener à bien les recherches, des ordinateurs aux colloques internationaux, ont une lourde empreinte écologique).

Il y a évidemment un certain paradoxe dans ce genre de proposition : dune part Rueckert vante la décroissance, dautre part il produit un article annonçant une approche novatrice en études littéraires (qui entraîne, à son tour, la création de revues, des conférences, des anthologies, etc.) Mais Rueckert reconnaît et assume cette contradiction en affirmant que sa conjugaison de la littérature et lenvironnement ne répond pas à tant à un désir dinnovation, mais quelle est dirigée sur « un principe de pertinence » (73). Ce mot de pertinence (relevance) n’est pas le signe que Rueckert adopte une approche (naïvement) utilitariste de la littérature, résumée à une formule lapidaire du genre « la littérature doit être au service de l’écologie ». À mon sens, le mot indique plutôt une disposition pragmatique de Rueckert, et sa reconnaissance que la littérature se pratique et sinscrit (forcément) avec les choses du monde4.

ème page. Mais ces chiffres faramineux nous donnent limpression d’être chez un genre de grossiste inépuisable de matériaux et de perspectives académiques (situation justement dénoncée par Rueckert…)

elle est (globalement) correcte ; et (je ladmets) cest une formule que je pourrais utiliser moi-même. Mais ce genre de déclaration générale, facile à reproduire, et quasi impossible à démontrer, peut se livrer avec une assurance telle quelle apparaît comme une réponse ultime et sans appel, un énoncé définitif qui jugule laction alors quil devrait, au contraire, servir à la stimuler. L’articulation de la littérature et de lenvironnement ne peut pas se faire uniquement sur le terrain du discours critique.

Une autre réponse serait de dire que les activités littéraires (désignant un ensemble aux contours assurément flous) devraient se dérouler de manière écologiquement consciencieuse. On pourrait alors admettre nos fautes écologiques et modifier les paramètres très concrets de nos recherches. Toute une palette de possibilités s’offre à nous :

  • Le livre est-il écologique ? Matières, artisans, fictions 2020)5.

Si les activités littéraires se déploient nécessairement avec le monde, il est tout de même prudent de ne pas croire en leur simple réification. Autrement dit et par exemple, ce nest pas en servant un café doté de lapprobation de la Rain Forest Alliance dans le cadre dune causerie avec une poète, que lintervention littéraire sera écoresponsable ou écoconsciencieuse. Jadmets que je préfère consommer ce genre de produitje me règle, moi aussi, sur les mythes de mon tempsEt même si cette boisson peut devenir essentielle dans le travail littéraire (on connaît lhistoire de Balzac, romancier prolifique et auteur du Traité des excitants modernes 1839, qui aurait trouvé la mort dans la surconsommation de ce breuvage psychoactif), il nen demeure pas moins que boire du café n’est pas une activité proprement littéraire.

est laction qui consiste à transformer une première expérience signifiante en une seconde dun autre ordre. Dans un cadre littéraire :

  • tenter expérience, par exemple lire des instructions et faire une recette ou construire un meuble, voilà des interprétations.

insiste sur le fait que cette dimension fait ressortir le caractère biosémiosique et corporel (embodied) et de nos tractations littéraires7. Considérant que nos états affectifs sont au diapason avec des stimuli environnementaux (ou, dans le sillage de James Gibson [1979], daffordances), nous pourrions expérimenter avec une diversité de ces stimuli. Par exemple, du travail in situ est une expérience qui a de très réelles implications environnementales, un travail qui peut être mené sans présumer que la relation entre le lieu et la pratique textuelle tient sur une simple relation de causalité matérielle.

Une autre option serait de reconnaître la pluralité des textes et des expériences textuelles. Bien quil peut paraître normal de vouloir démonter un roman en versant sur lui toutes sortes de cadres analytiques, cette pratique très spécialisée a surtout cours dans des départements de lettres. À l’extérieur de ces départements, plein dautres personnes utilisent de textes à d’autres fins. Pour être clair, le but nest pas damener les littéraires à remiser leurs manières de faire, sous prétexte quelles seraient trop compliquées, raffinées ou expertes. Pas de retour à ce quon appelle commodément le gros bon sens. Plutôt, je poserais la question suivante : que savons-nous des textes et de leurs fonctions, que savons-nous des arts du langage qui pourrait être exploré, opérationnalisé dans dautres disciplines8 ? Et plus précisément, pour m’insérer dans largument de ce numéro thématique : en quoi savoir-faire linguistiques et textuels littéraires peuvent-ils être déployés en fonction denjeux environnementaux ?

impact des populations de castors dans les environnements forestiers est, quant à elle, réécrite sous la forme dun récit documentant, dans une perspective écoféministe, le quotidien de la chercheuse sur son terrain et sa relation avec les trappeurs.

Les fruits d’or, nous en sommes marqués pour toujours. Cela dit, je dois également mettre de lavant la diversité d’expériences à partir desquelles les étudiantes et étudiants peuvent sengager avec la littérature. Et justement, ce qui émerge de nos rencontres avec des écologistes cest que la littérature est un ensemble de faires qui peuvent sans cesse se renouveler.


Ouvrages cités

Association pour l’écologie du livre, Le livre est-il écologique ? Matières, artisans, fictions, Marseille, Wildproject, 2020, 103 p.

Balzac, H. de, Traité des excitants modernes, Arles, Actes sud, 1839/1994, 112 p.

Barthes, R., Critique et vérité, in Œuvres complètes II. Livres, textes, entretiens 1962-1967, Paris, Seuil, 1966/2002, pp. 757-801.

Berg, M., et B. Seeber, The Slow Professor: Challenging the Culture of Speed in the Academy, Toronto, University of Toronto Press, 2017, 136 p.

Blanc, N., C. Breteau, et B. Guest, « Pas de côté dans l’écocritique francophone », L’esprit créateur, vol. 57.1, 2017, pp. 123-138.

Buell, L., U. Heise, et K. Thornber, « Literature and Environment », Annual Review of Environment and Resources, vol. 36, 2011, pp. 417-440.

Carson, R., Silent Spring, New York, Houghton Mifflin, 1962, 378 p.

Citton, Y., L’avenir des humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ?, Paris, La découverte, 2010, 203 p.

Citton, Y., Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Versailles, Éditions Quae, 2013, 176 p.

Coste, F., et T. Mondémé, « L’ordinaire de la littérature. Des bénéfices pragmatistes dans les études littéraires », Tracés. Revue des sciences humaines, vol. 15, 2008. En ligne : [https://journals.openedition.org/traces/633] (consulté le 17 mars 2022).

Dewey, J., 1934, Art as Experience, New York, Perigee, 2005, 371 p.

Felski, R., The Limits of Critique, Chicago, The University of Chicago Press, 2015, 228 p.

Garrard, G., Ecocriticism, London, Routledge, 2012, 240 p.

Gaskill, N., « Experience and Signs : Towards a Pragmatist Literary Criticism », New Literary History, vol. 39.1, 2008, pp. 165-183.

Gaskill, N., « What Difference can Pragmatism Make for Literary Study? », American Literary History, vol. 24.2, 2012, pp. 374-389.

Gibson, J., « The Theory of Affordances », in The Ecological Approach to Visual Perception, Boston, Houghton Mifflin, 1979 / 1986, pp. 127-137.

Grogan, P., « Raising Awareness of Science’s Environmental Footprint », Frontiers in Ecology and the Environment, vol. 19.3, 2021, p. 143.

Gunn, G., « Is There a Pragmatist Approach to Literature? », Complutense Journal of English Studies, vol. 22, 2014, pp. 41-49.

Heidegger, M., Être et temps, trad. de l’allemand par F. Vézin, Paris, Gallimard, 1927/1986, 589 p.

Legg, C. « Pragmatism », Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2021. En ligne [https://plato.stanford.edu/entries/pragmatism/], (consulté le 17 mars 2022).

Liszka, J., « Charles Peirce’s Rhetoric and the Pedagogy of Active Learning », Educational Philosophy and Theory, vol. 45.7, 2013, pp. 781-788.

Moretti, F., « The Slaughterhouse of Literature », Modern Language Quarterly, vol. 61.1, 2000, pp. 207-227.

Patoine, P-L., Corps/texte. Pour une théorie de la lecture empathique. Cooper, Danielewski, Frey, Palahniuk, Lyon, ENS Éditions, 2015, 280 p.

Peirce, C., « What Pragmatism Is », in The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings Volume 2 (1893-1913) (Peirce Edition Project), Bloomington, Indiana University Press, 1905 / 1998, pp. 331-345.

Peirce, C., « The Basis of Pragmaticism in the Normative Sciences », in The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings Volume 2 (1893-1913) (Peirce Edition Project), Bloomington, Indiana University Press, 1906 / 1998, pp. 371-397.

Peirce, C., « Pragmatism », in The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings Volume 2 (1893-1913) (Peirce Edition Project), Bloomington, Indiana University Press, 1907 / 1998, pp. 398-433.

Putnam, H., Pragmatism: An Open Question, Cambridge, MA, Wiley-Blackwell, 1995, 128 p.

Rueckert, W., « Into and Out of the Void: Two Essays », The Iowa Review, vol. 9.1, 1978, pp. 62-86.

Sarraute, N., Les fruits d’or, Paris, Gallimard, 157 p.

Sarraute, N., « L’ère du soupçon », in L’ère du soupçon. Essais sur le roman, Paris, Gallimard, 1956/2019, pp. 57-79.

Sartre, J-P., Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948/2008, 318 p.

Schoentjes, P., Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Marseille, Wildproject, 2015, 300 p.

Sontag, S., « Against Interpretation », In Against Interpretation and Other Essays, New York, Picador, 1966/2001, pp. 1-10.

Strand, T. et C. Legg, « Peirce and Education, an Overview », in Encyclopedia of Educational Philosophy and Theory (M. Peters éd.), Dordrecht, Springer, 2019. En ligne [https://doi.org/10.1007/978-981-287-532-7_571-1], (consulté le 17 mars 2022).

Woods, D. « Accelerated reading. Fossil fuel, Infowhelm, and Archival life », in Anthropocene Reading. Literary History in Geologic Times (T. Menely et J. Oak Taylor éds.), University Park, Penn State University Press, 2017, pp. 202-219.

Wajeman, L. « Ce que peut (encore) la littérature… … et comment la théorie littéraire nous aide à y voir clair », Revue du Crieur, vol. 3.11, pp. 108-119.


1 Je remercie le comité organisateur, les participantes et les participants, le public, pour leurs remarques. Je remercie également les membres du groupe de recherche Les humanités environnementales au Québec contemporain, à l’Université du Québec à Montréal, pour des discussions sur le croisement entre le pragmatisme, la littérature, et des enjeux environnementaux. Je remercie enfin les évaluateurs, évaluatrices de la revue Épistémocritique pour leurs commentaires qui m’ont permis d’améliorer la première version de cet article.

2 Ici et ailleurs dans l’article les traductions de l’anglais sont les miennes.

3 La notion d’interprétant est sans doute une des contributions majeures de Peirce. Avec le représentamen et l’objet, l’interprétant est un des trois pôles de la conception peircéenne du signe, dont je rappelle les grandes lignes avec un exemple. La fumée, dont je fais l’expérience olfactive ou visuelle, est le représentamen qui renvoie au feu et qui est déterminée par lui ; l’interprétant, quant à lui, est la connaissance, la compréhension qui configure la fumée au feu, le « aha ! quelque chose brûle par-là ».

4 Sans qu’elle soit explicitement abordée avec une perspective environnementale, cette décroissance est également prônée plus récemment par Maggie Berg et Barbara Seeber dans The Slow Professor : Challenging the Culture of Speed in the Academy (2017). On pourrait également se tourner vers l’article de Franco Moretti, au titre très imagé, « The Slaughterhouse of Literature » (2000). Moretti s’intéresse aux œuvres littéraires oubliées, le 99 % d’œuvres publiées qui ne percent pas et restent dans l’ombre—ce qu’il désigne par la formule, empruntée à Margaret Cohen, le « grand non-lu » (the great unread). En assumant une connotation environnementale, la formule est également employée par Derek Woods dans « Accelerated Reading. Fossil Fuels, Infowhelm, and Archival Life » (2017). Woods se penche sur le phénomène d’accélération et de surproduction culturelle qui semble ne servir qu’à remplir des centres de données numériques et entretenir notre angoisse de ne pas tout savoir.

5 Un éditorial récent paru dans la revue Frontiers in Ecology and the Environment explore une piste similaire. Dans une réflexion au sujet de l’empreinte environnemental de la recherche scientifique, le biologiste Paul Grogan affirme : « Nous faisons tous indéniablement partie du problème, y compris ceux et celles qui mènent des recherches qui visent spécifiquement à faire partie de la solution. » (2021, 143) Grogan propose alors que les méthodologies de recherche soient révisées dans le but d’atténuer leur impact environnemental ; les auteures et auteurs pourraient intégrer une section à leurs articles expliquant quelles mesures ont été prises pour rendre leur recherche conforme aux exigences et objectifs de la durabilité.

6 C’était également le propos de Susan Sontag dans son texte « Against Interpretation », où elle condamnait lexcès dintelligibilité (entendons discursive) de la critique en ces termes :

C’est à la lumière de la condition de nos sens et de nos capacités [] que doit être évaluée la tâche de la critique. [] Le but de tout commentaire sur lart devrait être de rendre les œuvres artset, par analogie, nos expériencesplus réelles à nos yeux, et non de les déréaliser. La fonction de la critique devrait être de montrer comment la chose est ce quelle est, et même quelle est ce quelle est, au lieu de montrer ce quelle signifie. (1966, 10)

L’opposition qu’envisage Sontag entre le monde intelligible et le monde sensible mérite certainement d’être repensée. Et contrairement à ce qu’elle laisse entendre, la notion d’interprétation ne désigne pas uniquement des productions linguistiques et conceptuelles. Cela dit, Sontag a raison de noter que la production d’énoncés et d’explications est une réaction somme toute limitée à l’art—et sur ce point Sontag semble annoncer la position de Felski.

7 Ici, j’emboîte le pas à Pierre-Louis Patoine qui propose dans Corps/texte. Pour une théorie de la lecture empathique. Cooper, Danielewski, Frey, Palahaniuk (2015) l’idée selon laquelle la réception d’un texte littéraire mobilise un ensemble d’expériences sensori-motrices.

8 L’approche pragmatique de la littérature que j’envisage ici s’inscrit dans le sillage de travaux de plusieurs penseuses et de penseurs. Une explication détaillée de la nature de cette inscription dépasse l’objectif de cet article, mais je signale toutefois l’influence, du côté anglophone, le pragmatisme de Charles Peirce (auquel je me suis précédemment référé) et de John Dewey (1934), et des commentaires de Hilary Putnam (1995), de Nicholas Gaskill (2008) (2012), de Giles Gunn (2014), et de Catherine Legg (2021). Du côté francophone, je trouve une certaine assurance dans les propos de Jean-Paul Sartre (1948) sur le caractère situé et engagé de la littérature, de Florent Coste et de Thomas Mondémé (2008), d’Yves Citton (2010) (2013) sur les pertinences littéraires et la centralité de l’interprétation, et de Lise Wajeman (2018). Enfin, l’ontologie de Martin Heidegger (1927), un pragmaticien à sa façon, m’habite et m’influence depuis de nombreuses années.

9 Je remercie les professeures Cassie Bérard et Catherine Cyr et le professeur Miguel Montoro Girona pour leur précieuse collaboration aux travaux de cette équipe. Une douzaine d’étudiantes et d’étudiants sont également impliqués, je remercie Mélanie Arsenault, Hengyi Bai, Jonathan Cazabonne, Alexandre Côté-Perras, Simon Dansereau-Laberge, Pierre-Olivier Gaumond, Michel Guimond, Erika Leblanc-Belval, Brigitte Léveillé, David Paquette-Bélanger, Samuel Robin, et Jeanny Thivierge-Lampron.