Plasticités

Plasticités Sciences Arts

Sommaire de la Revue

PSA est heureux de vous annoncer que le n°24 de la Revue Transdisiciplinaire de Plasticité Humaine PLASTIR vient de paraître.

PLASTIR aborde en cette rentrée une nouvelle fois les systèmes autopoïétiques et les épistémologies constructivistes grâce à Robert Drury King qui les resitue au travers de la philosophie d’Hegel, de Kant et de Luhman. En écho, deux autres philosophes lui emboîtent le pas, Auguste Nsonsissa qui dissèque l’intersubjectivité introduite par Edgar Morin dans l’évaluation de toute objectivité scientifique, et Mariana Thieriot Loisel qui développe, au travers de son expérience pédagogique dans les milieux défavorisés, une véritable écologie de l’esprit se faisant jour dans les sociétés apprenantes. Enfin, Nicolas Brunelle unira mathématiques et musique au travers de l’oeuvre de Xénakis, après nous avoir brossé leurs parcours croisés et parfois désunis depuis l’Antiquité.
A voir également Mise à jour permanente du site : actualités, notes de lecture, publications, nouveaux liens, annonces de colloques et d’évènements.
______________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________
Plasticities Sciences Arts Homepage

Synopsis of the Review

PSA is happy to announce to you that the n°24 of the Transdisciplinary Review of Human Plasticity PLASTIR has just been published.

PLASTIR approaches once again this time the autopoietic systems and the constructivists epistemologies with Robert Drury King who puts in perspective them through the philosophy of Hegel, Kant and Luhman. In echo, two other philosophers answer to him, Auguste Nsonsissa who dissects the intersubjectivity introduced by Edgar Morin into the evaluation of any scientific objectivity, and Mariana Thieriot Loisel who develops, through her teaching experiment in the underprivileged populations, a true ecology of the mind in learning societies. Lastly, Nicolas Brunelle will link mathematical and music through the work of Xenakis, after have brushed to us their cross courses and sometimes divided since Antiquity.

Also to see constant update of the PSA website : news, reading notes, publications, new links, announce of events or conferences.




Femmes et Sciences

Un supplément du journal Le Monde du 16 octobre 2008, à l’occasion du Women’s Forum de Deauville.




Sommaire. Neurosciences, arts et littérature.

Hervé-Pierre Lambert
Présentation

I. La synesthésie, une révolution scientifique et culturelle
Carol Steen
Synesthesia : Seeing the World Differently

Marcia Smilack
The Language of Synesthesia

Lynne Duffy
Landscapes of Blue, the iconic color-even for synesthetic experience

II. Littérature, arts, neuroculture
Suzanne Anker
"The Brain is wider than the Sky"

Jérôme Goffette
Dopage mental : l'anthropotechnie des psychostimulants entre réalité et fiction

Hervé-Pierre Lambert
Neurologie et littérature, à l’époque de la neuroculture

III. Littérature et psychologie cognitive
Jérôme Pelletier
Les émotions sont-elles sensibles au contraste entre le réel et l’imaginaire ?

Joseph Carroll
The Truth about Fiction: Biological Reality and Imaginary Lives

Chiara Cappelletto
Théâtre et neurosciences




Présentation. Neurosciences, arts et littérature.

Les découvertes dans le domaine des neurosciences ont commencé avant la révolution de la neuroimagerie des années 1990, qui est souvent venue confirmer les paradigmes, comme pour la perception visuelle. Dans La fabrique des idées, Marc Jeannerod, faisant l’histoire de sa discipline, la neuropsychologie, fait remonter au début des années 1960 son émergence. Dès 1959, David Hubel et Torsten Wiesel à l’Université de Harvard, avaient révolutionné la neurophysiologie de la perception visuelle, en montrant le rôle du cortex dans la perception visuelle, découverte pour laquelle ils obtinrent le Prix Nobel de médecine, et qui ouvrit la voie aux recherches modernes sur la localisation et la spécialisation. Si les neurosciences ont pour objet l’étude du système nerveux, elles incluent ou cherchent à inclure aujourd’hui les sciences cognitives qui, comme l’écrit Jean Petitot dans Neurogéométrie de la vision, sont maintenant « considérées comme des sciences naturelles des facultés cognitives et des activités mentales » (27). En introduction à son livre de 2012, The Age of Insight: The quest to understand the unconscious in art, mind, and brain, le Prix Nobel de médecine, Eric R. Kandel écrit :

 
The central challenge of science in the twenty-fist century is to understand the human mind in biological terms. The possibility of meeting that challenge opened up in the late twentieth century, when cognitive psychology, the science of mind, merged with neuroscience, the science of the brain. (XIV).
 
Conséquence du développement des neurosciences, les pratiques médicales et sociales, les remèdes psychopharmacologiques, les techniques d’intervention sur le cerveau, ont entraîné de nouvelles manières d’être ainsi qu’une révolution intellectuelle. Des domaines entiers des sciences dites sociales sont étudiés sous l’angle neuronal. Le paradigme physicaliste, avec sa conception naturaliste du monde, est devenu dominant. Jean-Pierre Changeux, dans un livre emblématiquement intitulé Du vrai, du beau, du bien : une nouvelle approche neuronale, se fait l’interprète des conséquences des découvertes des neurosciences sur l’histoire des idées et des représentations :
 
Plusieurs présupposés idéologiques, qui sont monnaie courante dans les sciences de l’homme, doivent être déconstruits. Première opposition réductrice : la dualité corps-esprit. Le programme de la neuroscience contemporaine est d’abolir cette distinction archaïque ; […] Deuxième opposition : l’opposition nature-culture. […] Le culturel est conséquence de la plasticité épigénétique des réseaux nerveux en développement. Paradoxalement, on peut dire que le culturel est d’abord trace biologique ou, plutôt, neurobiologique. Il n’y a donc pas opposition entre naturel et culturel. […] Les êtres humains ont une histoire d’abord au niveau de leur organisation neuronale emboîtée au sein de leur génome ».(104)
 
 
De nouvelles terminologies sont apparues, neuroéconomie, neurothéologie, neuroéducation, neurophilosophie, neuroéthique, neuroesthétique. Le préfixe neuronal indique une nouvelle approche physicaliste de ces activités qui relevaient auparavant des sciences humaines et qui sont aujourd’hui rapprochées des sciences naturelles, marquant ainsi un changement épistémologique majeur.
 
A côté de cette expansion des neurosciences dans les idées, c’est l’imaginaire culturel des sociétés qui s’est aussi transformé avec l’apparition d’une neuroculture qui se manifeste sous des formes multiples : la neurolittérature, la production cinématographique, mais aussi tous les discours publicitaires sur les médecines du cerveau, et notamment les psychostimulants, les pratiques de neurofeedback ou de méditation, la production dite pop des neurosciences, l’art contemporain, les jeux vidéo, la robotique et la nouvelle interface entre le cerveau et l’ordinateur, etc. Alors qu’une neurobiologie des arts, de la musique et de la littérature se développe, le mot de neuroesthétique a été créé sur le modèle des autres formations en « neuro ». Issue de la neurophysiologie de la vision appliquée aux productions esthétiques visuelles – en fait très majoritairement la peinture occidentale -, elle s’est donnée pour but l’étude des lois de la création et de la réception des œuvres d’arts visuels, continuant à vrai dire les études des psychologues cognitivistes sur l’art tels Ernst Gombrich, comme le rappelle Eric Kandel. L’artiste peintre est considéré comme un neuroscientist. Reprenant une idée de Helmholtz, Seki lança l’idée que des artistes comme les Impressionnistes, les Fauvistes pour la couleur, Cézanne, Mondrian et Malevitch pour la ligne et les formes, Calder pour le mouvement, ont exploré les aires visuelles du cortex visuel. Pour Seki la neuroesthétique possède un but plus fondamental, qui est de formuler les lois neuronales de l’art et de l’esthétique : « All human activity is dictated by the organization and laws of the brain, that, therefore there can be no real theory of art and aesthetics unless it is neurobiologically based » (14).
 
A l’écart de ces déclarations de principe, les psychologues cognitivistes contemporains ont conservé cette idée que les artistes agissent comme des neuroscientists, mais parce qu’ils savent utiliser les lois du cerveau qui ne sont pas toujours les lois de la physique. Dans un texte souvent cité, Patrick Cavanagh écrivait en 2005:
 
There is, however, an ‘alternative physics’ operating in many paintings that few of us ever notice but which is just as improbable. These transgressions of standard physics — impossible shadows, colours, reflections or contours — often pass unnoticed by the viewer and do not interfere with the viewer’s understanding of the scene. This is what makes them discoveries of neuroscience. Because we do not notice them, they reveal that our visual brain uses a simpler, reduced physics to understand the world. Artists use this alternative physics because these particular deviations from true physics do not matter to the viewer: the artist can take shortcuts, presenting cues more economically, and arranging surfaces and lights to suit the message of the piece rather than the requirements of the physical world. In discovering these shortcuts artists act as research neuroscientists, and there is a great deal to be learned from tracking down their discoveries. The goal is not to expose the ‘slip-ups’ of the masters, entertaining as that might be, but to understand the human brain.
Art in this sense is a type of found science — science we can do simply by looking. (Nature, 301)
 
 
La neurophysiologie de la vision et la psychologie cognitive appliquée à l’art ont expliqué pourquoi il est si facile de suggérer à l’esprit humain des objets à trois dimensions sur un espace à deux dimensions : la ligne, traitée dès V1, la première zone spécialisée du cortex visuel, est vue aussi comme s’il s’agissait du contour d’une forme. Eric Kandel écrit à la suite de Livingstone : « the ability of our visual system to interpret contours as edges in a drawing is but one example of our remarkable ability to see a three-dimensional figure on a two-dimensional background » (273) et l’exemple donné est celui des peintures pariétales à Lascaux.
 
La révolution synesthésique
C’est presque un paradoxe, mais l’une des grandes révolutions liées aux neurosciences est la reconnaissance scientifique définitive du phénomène de la synesthésie. En effet, la synesthésie a pu longtemps paraître une question liée à la littérature, depuis le romantisme allemand et le symbolisme français pour ne parler que des traditions occidentales. Mais la reconnaissance scientifique de la synesthésie, dans les années 1980 et 1990, comme un phénomène neurologique, a dégradé la synesthésie présente en littérature au rang de pseudosynesthésie. Ce que l’on appelle la révolution synesthésique a un double aspect, car la connaissance scientifique s’est doublée d’une révolution culturelle dont Carol Steen et Patricia Lynne Duffy ont été les actrices. La publication par Cytowix en 1993 d’un livre écrit sur le modèle des livres de Luria et d’Oliver Sacks, The Man who tasted shapes fut l’une des causes de cette révolution culturelle. Ce livre venait après les études de Cohen-Baron et Hamilton en Grande-Bretagne et de Marks aux USA. Le génie communicationnel de son auteur allait en faire un phénomène culturel, un produit d’une neuroculture qu’il contribuait à façonner. En écoutant Cytowic, de nonbreux synesthètes ont reconnu leur cas, resté jusqu’alors dans la méconnaissance et le secret, parmi lesquels Carol Steen. L’artiste allait écrire en 2001 un article retentissant dans Leonardo : pour la première fois une peintre écrivait sur sa synesthésie et montrait comment celle-ci avait été présente dans ses œuvres ; mais surtout, elle expliquait comment la révélation de l’existence de sa synesthésie l’avait amenée à essayer de représenter ses visions de l’intérieur. Au même moment, Patricia Lynne Duffy publiait un livre devenu culte, Blue Cats and Chartreuse Kittens: How Synaesthetes Color Their Worlds, livre constitué d’un récit autobiographique et d’un essai. Ce livre allait servir de modèle aux récits de fiction, les neuromans écrits sur la synesthésie.
 
Avec son article « Seeing the world differently », Carol Steen a bien voulu nous livrer ses commentaires sur des œuvres nouvelles et poursuivre ses réflexions sur l’art et la synesthésie, qui vont paraître cette année dans l’Oxford Handbook of Synesthesia. Elle nous a donné aussi un travail pionnier tout à fait extraordinaire, des images digitales au plus près de ses percepts synesthésiques. Patricia Lynne Duffy nous propose un essai sur la synesthésie de la couleur bleue « Landscapes of Blue, the iconic color-even for synesthetic experience ». Marcia Smilack doit à Carol Steen de l’avoir aidée à découvrir sa propre synesthésie. Elle est devenue photographe de ses perceptions synesthésiesques, à partir d’images de reflets dans l’eau. Elle photographie – sans les retoucher – les images de reflets quand ceux-ci déclenchent en elle des sons musicaux. Dans l’essai qu’elle a bien voulu nous envoyer, « The language of synesthesia », elle décrit ce phénomène et explique son procédé de création artistique.
La première partie de ce numéro est donc écrite par les trois actrices pionnières de la révolution culturelle de la synesthésie et constitue un événement historique en France qui fut le pays de l’audition colorée mais qui a raté le « neurological turn » de la synesthésie et, d’une manière plus générale, la révolution des neurosciences sur les arts et la littérature…
 
La seconde partie de ce numéro est consacrée aux relations entre littérature, arts et neurosciences. Dans son article « Neuroculture », paru dans Nature, Suzanne Anker s’interrogeait sur le sens de la neuroculture, réflexion qu’elle poursuit ici dans un article intitulé « The Brain is wider than the Sky » où elle se réfère également à son expérience de curateur de l’exposition Contemporary Art and Neuroscience au Musée Pera d’Istanbul. Suzanne Anker se méfie du discours dominant actuel, parfois doctrinaire, des neurosciences, dont elle critique la conception presque fétichisante de la neuroimagerie, notamment l’IRMF, qui conduit selon elle à des aberrations. L’artiste emprunte à Dickinson la métaphore de l’éponge et à la biologie le modèle nerveux de ce même organisme afin de proposer une représentation distanciée du cerveau humain qui interroge la relation entre art et neurosciences.
 
L’émergence d’un moi neurochimique, « the neurochemical self » est devenue l’une des composantes de la neuroculture. Les psychostimulants sont des produits qui symbolisent ce transfert du laboratoire à la neuroculture. Dans son article « Dopage mental : l’anthropotechnie des psychostimulants entre réalité et fiction », Jérôme Goffette poursuit son étude de la rhétorique de présentation des produits psychostimulants et du nouvel imaginaire qu’ils créent et qui les entourent. Le chercheur observe que les psychostimulants ne sont pas seulement utilisés à leurs fins premières, thérapeutiques, mais que leur utilisation est détournée vers d’autres buts, notamment des usages anthropotechniques qui visent à améliorer nos performances ou à modifier nos états mentaux, à tel point que la réalité semble dépasser aujourd’hui les anticipations de la science-fiction.
L’article intitulé « Littérature, neurosciences, neuroculture » tente de cerner le phénomène de la neurolittérature et du neuroroman. Ce phénomène désigne la littérature de fiction ou d’autofiction qui a émergé de manière massive à partir des années 1990 et qui prend pour thème (principal ou secondaire) un syndrome neurologique, comme le syndrome de Tourette, l’autisme, la migraine à aura, mais aussi des syndromes plus rares, comme le syndrome de Capgras, redevenus d’actualité avec la montée en puissance de la neuropsychologie.
La question des rapports entre neurologie et littérature se situe dans la continuité de deux traditions : d’un côté, la narration littéraire de cas neurologiques avec recherche d’un effet empathique, qu’illustrent les textes d’Oliver Sacks, à la suite de ceux du Russe Louria ; l’autre tradition, qui connaît une nouvelle vitalité, est celle du diagnostic spéculatif qui consiste à interpréter l’œuvre d’artistes disparus à partir d’éléments neurologiques. Entre science, communication et spéculation, se trouve aussi le genre de la vulgarisation qui peut basculer parfois dans la « pop neuroscience ». L’une des conséquences majeures des neurosciences sur la culture et l’esthétique réside dans la transformation révolutionnaire du rapport des artistes à leur propre condition. La représentation de la vision de l’intérieur est l’expression qui vient nommer cette nouvelle tendance où les artistes prennent leur condition « neurologique » comme source d’inspiration visuelle ou narrative.
 
Le troisième aspect des neurosciences abordé dans ce numéro est celui des relations entre sciences cognitives, art et littérature. Les sciences cognitives cherchent à connaître les mécanismes émotionnels et intellectuels induits par l’art et la littérature, par la fiction. En réalité, l’application des sciences cognitives à la littérature se fait essentiellement sans les littéraires, elle est le fait de spécialistes des sciences cognitives. Une tentative « littéraire » d’utiliser les instruments des sciences cognitives pour interpréter la littérature, les œuvres ou les états mentaux qui lui sont liés, a été particulièrement médiatisée aux Etats-Unis[1]. Et s’il existe un certain nombre d’ouvrages publiés – comme par exemple The neural imagination: Aesthetic and Neuroscientific Approaches to the Arts d’Irving Massey -, ce qui se présente comme une discipline émergente en reste pour le moment à un stade programmatique. A dire vrai, il n’est pas facile de devenir rapidement compétent dans une discipline comme la psychologie cognitive lorsque l’on vient du monde des lettres. La psychologie cognitive repose sur des recherches en équipe et en laboratoire qui ne font pas partie de la tradition des humanités et elle est de plus en plus liée à la neuroimagerie, qui requiert encore d’autres compétences redoutables. Pour les littéraires, il est encore trop tôt pour savoir si le recours à la psychologie cognitive, dont l’accès est ingrat et ardu, se révélera pour eux un trail ou un Holzweg.
 
Dans son article « Les émotions sont-elles sensibles au contraste entre le réel et l’imaginaire », le philosophe cognitiviste Jérôme Pelletier rend compte de ses recherches actuelles sur la nature des émotions que le lecteur ou le spectateur éprouve face à des personnages ou événements reconnus comme fictifs. L’hypothèse qu’il cherche à tester est que les réponses émotionnelles à l’égard des scènes fictionnelles identifiées comme telles sont des «émotions sémantiques», une catégorie d’émotions différente des émotions provoquées dans le réel.
 
L’école italienne de sciences cognitives s’est intéressée de manière pionnière à la notion d’empathie. Chiara Cappelletto dans son article « Théâtre et neurosciences : fiction versus naturalisation » rappelle les deux découvertes les plus significatives pour la performance théâtrale — celle d’A. Damasio concernant le marqueur somatique et celle de chercheurs italiens conduits par G. Rizzolatti sur les neurones miroir — avant de présenter sa propre thèse qui est celle de la naturalisation du théâtre, pensé de fait comme une catégorie naturelle.
Joseph Carroll dans « The Truth about Fiction: Biological Reality and Imaginary Lives » montre le lien entre neurosciences, littérature et psychologie évolutionniste. La psychologie évolutionniste accompagne en effet de près les recherches des neurosciences, comme le montrent aussi les références de Jean-Pierre Changeux, dans son cours de 2004, aux thèses d’Edward O. Wilson et d’Ellen Dissanayake, deux chercheurs essentiels pour la réflexion menée par Joseph Carroll, l’un des pionniers de cette relation triangulaire entre littérature, neurologie et psychologie évolutionnaire. Tout en reconnaissant que les sciences humaines évolutionnistes sont encore en train de se construire en tant que paradigme, Joseph Carroll prédit dans un futur plus très éloigné des études littéraires complétement transformées par la psychologie évolutionniste. Celle-ci cherche à comprendre les raisons pour lesquelles l’espèce humaine est si désireuse de fiction et pourquoi elle a développé cette étrange capacité mentale qu’est l’imagination.
 
Ce numéro d’Epistemocritique, consacré aux relations entre arts, littérature et neurosciences, est en grande partie pionnier en France. Puisse-t-il contribuer, malgré ses manques, à renforcer les connaissances dans ces domaines qui sont l’une des composantes majeures de la culture humaine en ce début de XXIe siècle.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XI
 
 
Bilbilographie
S Anker, G. Frazetto, « Neuroculture », Nature, vol 10, nov 2009, 815-822.
P. Cavanagh, « The artist as a neuroscientitst », Nature, vol 434, 17 March, 301-307
R. E. Cytowic, The Man Who Tasted Shapes, Cambridge, The MIT Press, 1993
Wednesday is indigo blue: Discovering the Brain of Synesthesia, Cambridge, MIT Press, 2009.
J.- P.- Changeux, Du vrai, du beau, du bien : une nouvelle approche neuronale, Paris, Ed O. Jacob, 2010.
P. L. Duffy, Blue Cats and Chartreuse Kittens: How Synaesthetes Color Their Worlds, N.Y, Times Books, 2002.
M. Jeannerod, La fabrique des idées, Paris, Ed O. Jacob, 2011
Eric R. Kandel, The Age of Insight: The Quest of Understand the Unconscious in Art, Mind and Brain, From Vienna 1900 to the Present, NY, Random House, 2012,
I. Massey, The neural imagination: Aesthetic and Neuroscientific Approaches to the Arts, Austin, University of Texas, 2010.
J. Petitot, Neurogéométrie de la vision : Modèles mathématiques et physiques des architectures fonctionnelles, Paris, Editions de l’Ecole polytechnique, 2008.
C. Steen, “Visions Shared: A Firsthand Look into Synesthesia and Art”, Boston, The MIT Press, Leonardo, 34(3): 2001, p.203 – 208
C. Steen, G. Berman,; D. Maurer. Synesthesia: Art and the Mind. McMaster Museum of Art / ABC Art Books Canada, 2008
C. Steen, G. Berman, (In Print), The Oxford Handbook of Synaesthesia, « Synaesthesia and the Artistic Process », Oxford University Press, UK, 2013, Chapter 34.
S. Zeki, « Neural concept Formation and Art: Dante, Michelangelo, Wagner », in F. Clifford Rose, (éd), Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature, Londres, Imperial College Press, 2004.


[1] Il y a eu un article quelque peu ironique dans le New York Times du premier avril 2010, « Next Big Thing in English: Knowing They Know that You Know », sur l’introduction des théories cognitives dans les départements d’anglais. Le Monde.fr « Sciences cognitives : vers une nouvelle critique littéraire ? » du 09/02/2012 s’est fait l’écho de cet article.



Neurologie et littérature, à l’époque de la neuroculture

I. Neurologie et littérature

1. La tradition française du lien entre neurologie et littérature
Les relations entre la neurologie et la littérature sont particulièrement importantes dans la tradition française : toutes les études depuis celles de Michel Bonduelle en1996 jusqu’à de plus récentes ont souligné le lien entre les médecins neurologues et le milieu littéraire parisien aux XIXe et XXe siècles. Charcot dans les présentations du mardi devant un auditoire en partie mondain aime à illustrer ses diagnostics d’exemple pris dans le domaine de l’art et de la littérature. La relation entre l’écrivain Alphonse Daudet et le neurologue est emblématique de ce lien entre neurobiologie et littérature. Daudet assiste aux Leçons du Mardi de Charcot et Charcot assiste aux Jeudis de Daudet où il est en compagnie de Zola et des Goncourt. Le fils d’Alphonse Daudet, Léon le futur polémiste d’extrême-droite, avait commencé des études de neurologie. Quand la maladie de Daudet, un tabès syphilitique, devint plus oppressante, Charcot resta un ami attentif mais impuissant à le soigner. Léon Daudet remarquait que le neurologue n’avait jamais guéri personne mais qu’il était brillant dans la description de tous les symptômes. La relation entre Alphonse Daudet et Charcot se reflète aussi dans l’une des nouvelles de l’écrivain, intitulée A la Salpêtrière qui met en scène en 1896 un souvenir vieux d’une décennie d’une séance de consultation de Charcot.
 
Oliver Sacks rappelle que Gilles de la Tourette était aussi écrivain: « La Tourette lui-même fut si fasciné par le phénomène de la possession qu’il écrivit une pièce sur les possédées de Loudun (Un anthropologue, 126). Joseph Babinski est un autre exemple d’un grand neurologue lié au milieu littéraire. S’il a donné son nom à un réflexe cutané plantaire et inventé de nombreux termes dont pithiatisme et anosognosie, le médecin de la mère de Marcel Proust est aussi l’auteur d’une pièce de théâtre intitulée Les Détraqués, pièce connue d’André Breton qui travailla dans le service de Babinski en 1917. Du docteur Babinski il écrit en 1962 dans une note de l’édition revue de Nadja qu’il « garde grand souvenir » :« Je m’honore toujours de la sympathie qu’il m’a montrée- l’eût-elle égaré jusqu’à me prédire un grand avenir médical ! – et, à ma manière, je crois avoir tiré parti de son enseignement, auquel rend hommage la fin du premier Manifeste du surréalisme [1]». Et depuis l’article pionnier d’Yves Tadié en 1998 les liens entre Proust et la neurologie ne cessent d’être approfondis.
Un moment important dans la relation entre neurologie et littérature fut la parution de l’article du neurologue Alajouanine dans la revue américaine Brain en 1948, intitulé « Aphasia and artistic realization ». Dans cet article célèbre, Théophile Alajouanine qui fut médecin de Valéry Larbaud et ami de Paul Valéry traite de trois cas d’aphasie rencontrés chez ses patients, en l’occurrence, celui de Valéry Larbaud, de Maurice Ravel et d’un peintre dont l’identité est restée secrète jusqu’à l’enquête de François Boller, Paul-Elie Gernez.
 
Aujourd’hui Jean Metellus, poète romancier d’origine haïtienne qui écrivit « Le parcours d’Alajouanine ».dans La Nouvelle Revue Française en 1978, continue cette lignée de neurologue écrivain. Il a publié parmi des livres qui traitent d’abord de l’histoire haïtienne, un roman Charles-Honoré Bonnefoy en 1990, consacré à un neurologue qui fut son ancien patron et son modèle, le professeur Garcin. Cette tradition est illustrée aussi par Antoine Sénanque et Catherine Thomas Anterion, tout comme l’avait pratiquée Marc Jeannerod avec L’homme sans visage et autres récits de neurologie quotidienne de 2007.
 
La majorité des récits de ce livre s’associe à la mémoire d’un écrivain. « L’homme sans visage », la nouvelle éponyme qui se passe à Lisbonne est placée sous le signe de Pessoa. La seconde « Monte Verita » raconte une scène rarement observée par un neurologue, celle d’un accident vasculaire cérébral en train de se réaliser, dans un train de la Suisse italienne, ce qui lui fait évoquer Hermann Hesse. La troisième nouvelle qui est associée à la Comtesse de Noailles dont est cité un poème rappelle les conditions inhumaines dans les hôpitaux psychiatriques pendant la Seconde Guerre Mondiale. « Le danseur de Heathrow » cite longuement Rilke, témoin à Paris d’un promeneur victime de chorée. « Marcel, Antonin et les autres » étudie ce que peut signifier l’invasion d’hallucinations notamment chez Antonin Artaud. « Absence d’espace » qui a lieu à Trieste et fait référence à la Conscience de Zeno d’Italo Svevo traite de la conséquence d’une attaque cérébrale, quand le patient souffre d’hémi-négligence[2]. Non seulement le patient ne voit pas le côté –en général gauche de son champ de vision– mais il n’a pas conscience de ne pas le voir. Et l’auteur de raconter une visite à l’une de ses connaissances, un neurologue allemand spécialiste de la négligence du côté gauche qui, lui-même victime d’une attaque cérébrale et d’une négligence du côté gauche était totalement incapable d’être conscient de ce déficit dont il était pourtant un spécialiste notoire. Contrairement aux récits d’Oliver Sacks, les récits de Marc Jeannerod ne tirent pas leur origine de ses patients et constituent à chaque fois une véritable nouvelle. Comme l’écrit l’auteur dans sa préface: « le propos déborde inévitablement le cadre du cas clinique qui l’a provoqué (12).» et de fait chaque nouvelle s’apparente à un apologue. Le dernier chapitre, différent des autres, n’est pas lié à une histoire vécue par l’auteur: rappelant la triste histoire de la lobotomie, il se termine par la croyance que les nouvelles technologies de stimulation du cerveau par électrode auront un effet médical positif. L’inventeur de la lobotomie, le neurologue portugais Egas Moniz a reçu le prix Nobel en 1951, pour cette procédure aussi cruelle qu’inefficace. A partir de la publication de l’article en 1936 d’Egas Moniz, rappelle de son côté Oliver Sacks dans « Le dernier hippie», cette procédure aberrante est devenue extrêmement populaire dans les milieux neurologiques d’autant que ces opérations étaient faciles à mener. Oliver Sacks ajoute: « elles exigeaient un pic à glace pour tout matériel[3] (107)». Sacks cite un poème de Robert Lowell dans «Memories of west Street and Lepke » qui fait référence à un sujet lobotomisé nommé Lepke :
 
Flasque, chauve, lobotomisé,/ Il voguait dans un calme penaud/ Où aucun réexamen angoissant/ Ne troublait jamais son attention au point/ De détourner son attention de la chaise électrique…/ Il planait comme une oasis dans le vide
De ses relations perdues…(107)
 
Dans un chapitre consacré à l’amnésie et intitulé « Une mémoire vide » Jeannerod raconte un souvenir d’un stage d’internat où il assiste à des crises d’épilepsie d’un patient, celui-ci «avait ressenti brusquement l’impression de revivre un épisode de sa vie. Il revoyait un lieu qu’il identifiait, où se déroulait une scène avec des personnes qu’il connaissait (119)». L’auteur rapproche ce témoignage vécu de souvenirs de lectures de Wilfred Penfield. Le neurochirurgien canadien avait découvert que la stimulation électrique des lobes temporaux font surgir des souvenirs chez les patients restés conscients durant l’opération qu’il menait, consistant à supprimer les parties du cerveau d’où étaient issues les crises d’épilepsie, opération appelée la Montreal procedure dont Penfield est l’initiateur dès les années 1930[4] :
 
J’avais alors découvert dans les livres que Wilder Penfield, le neurochirurgien canadien, avait décrit des phénomènes semblables chez des malades dont il stimulait le cortex cérébral pendant qu’il les opérait. Lorsque le point stimulé était situé dans certaines régions du lobe temporal, le malade avait soudain l’impression de revivre un événement qu’il connaissait. ()
 
Marc Jeannerod souligne sa fascination devant ce spectacle déconcertant: « Le fait qu’une stimulation du cerveau, artificielle ou pathologique, puisse provoquer l’apparition d’un phénomène aussi « psychique » qu’un souvenir complexe, même s’il est maintenant bien avéré, demeure un fait troublant(120)». Le spectacle de patients qui, le crâne ouvert, parlent, se souviennent, sous l’impulsion d’une électrode est sans doute l’une des images les plus emblématiques des neurosciences contemporaines[5].
 
2. Le cas neurologique: « un nouveau genre littéraire »…hérité du XIXe siècle
Il existe une autre tradition tout à fait vivante d’une relation spéciale entre la neurologie et la littérature dont le russe Alexander Louria s’était fait le défenseur et dont il devint le modèle encore aujourd’hui aux Etats-Unis pour Oliver Sacks, celui de la narration du cas neurologique. Dans sa présentation du dernier livre d’Oliver Sacks, Hallucinations, Siri Hustvedt souligne l’actuelle modernité d’une telle tradition continuée avec la création de département d’écriture dans les facultés de médecine: « the rise of narrative-medicine departments like the one directed by Rita Charon at Columbia University, in which doctors draw insights form and explore forms of literature for their work with patients (“Shock to the Senses”)[6] ». Siri Hustvedt en souligne le besoin actuel pour lutter contre une «culture that devalues fiction, continues to graduate doctors with scant knowledge of medical history and produces one crude, reductive philosophically naive book on “the brain “ after another. »
 
En effet, auteur de traités scientifiques sur la neuropsychologie, Louria[7] revendiquait un autre aspect de l’activité scientifique, celui de l’art de la description clinique qui devait continuer la tradition de la « science romantique » :
 
In the previous century, when auxiliary laboratory methods were rare, the art of clinical observation and description reached its height. One is unable to read the classical descriptions of the great physicians J. Lourdat, A. Trousseau, P. Marie, J. Charcot, Wernicke, S. Korsakoff, Head, and A. Meyer without seeing the beauty of the art of science. Now this art of observation and description is nearly lost. (The Autobiography177)
 
Dans le même chapitre intitulé « Romantic Science » de l’autobiographie, Louria se recommande de cette tradition: « My efforts to revive the traditions of romantic science resulted in two books, The Mind with a Shattered World (1968) and The Man with a Shattered World (1972). In each of these works, I tried to follow in the steps of Walter Pater in Imaginary Portraits, written in 1887, except that my books were unimaginated portraits. (178) ». Une Prodigieuse mémoire a connu en France une nouvelle et plus ample réception grâce à sa republication en seconde partie du livre intitulé L’Homme dont le monde volait en éclats (1995) avec une préface du psychoneurologue américain Oliver Sacks. L’adaptation de la narration de Louria par Peter Brook au Théâtre des Bouffes du Nord, en 1998, sous le titre Je suis un phénomène, a contribué également à une plus ample diffusion de son œuvre.
 
Dans son livre Une Prodigieuse mémoire en 1965, Louria relate sa relation, qui a duré des années 1920 aux années 1950, avec un patient hypermnésique qu’il nomma Veniamin, alors journaliste d’une trentaine d’années. Eisenstein fait allusion, dans son livre The film Sense (1942), à l’une des sessions auxquelles il a assisté avec ce jeune journaliste russe qui parlait aussi le yiddish et l’araméen. Il possédait des facultés de mémoire prodigieuses, sans souffrir d’aucun déficit neurologique; il n’était ni un idiot savant, ni un autiste. Louria commençait son récit Une Prodigieuse mémoire par une référence emblématique à Lewis Carroll: « Nous suivrons la petite Alice à travers la surface froide du miroir, pour nous retrouver au Pays des Merveilles, où tout nous est si familier et si proche, et en même temps si étrange et insolite…» (200). Comme le rappelle Oliver Sacks, Louria relie le monde autre de ces « étranges patients» de l’Institut neurologique soviétique, avec le monde du fantastique et du merveilleux un autre patient est ainsi comme un « conteur aux mille et une histoires […] ce Shéhérazade » (Le patient, 147) et de même Oliver Sacks aura la même tendance esthétisante en plaçant en exergue de son L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, une citation de William Osler: « Parler de maladies est un divertissement du genre des Milles et une Nuits (8) ». Car la vie des patients lui semble avoir une qualité fabuleuse : « je me suis senti obligé de parler de contes ou de fables autant que de cas (11) ».Dans son livre suivant, ce monde deviendra la planète Mars.
 
Dans sa préface à l’édition française de L’homme dont le monde volait en éclats, Oliver Sacks commente ce qu’il nomme chez Louria des « romans neurologiques »: recréer des biographies à partir de descriptions analytiques et d’une capacité d’empathie. Selon lui, les récits de Louria, « au-delà de la forme médicale et scientifique, […] fondent véritablement un nouveau genre littéraire» (Luria, 18). Dans les préfaces et les introductions de ses propres ouvrages, le neurologue se recommande de la tradition du récit clinique du XIXe siècle qu’il veut faire revivre. Dans la même préface Oliver Sacks qui reconnaît avoir pris Louria comme modèle d’écriture, évoque avec lyrisme la possibilité de transformer le récit des patients neurologiques en « nouveaux mythes » (11) :
 
Les fables classiques ont des figures archétypiques – héros, victimes, martyrs, guerriers. Les patients atteints de troubles neurologiques sont tout cela à la fois –-et -, dans les histoires étranges racontées ici, ils sont aussi quelque chose de plus. Lequel de ces termes mythiques ou métaphoriques nous permet en effet de définir le « marin perdu » et les autres personnages insolites de ce livre ? Nous pouvons dire qu’ils sont les voyageurs de contrées inimaginables- contrées dont, autrement, nous n’aurions pas la moindre idée. C’est la raison pour laquelle leurs vies et leurs voyages me semblent relever du fabuleux, et c’est pourquoi j’ai mis l’image des Mille et une Nuits d’Osler en épigraphe, et me suis senti obligé de parler de contes ou de fables autant que de cas. Dans des domaines de ce genre, le scientifique et le romantique tentent de se réunir – Louria aimait à parler ici de « science romantique » : ils se réunissent à l’intersection du fait et de la fable, intersection qui est la caractéristique des vies racontées ici (comme de celles dont parle mon livre Cinquante Ans de sommeil).
Mais quels faits ! Quelles fables ! a quoi les comparerons-nous ? Il n’existe peut-être pas de modèles, de métaphores ou de mythes pour en parler. Peut-être le temps est-il venu de forger de nouveaux symboles et de nouveaux mythes ? (11)
 
La méthode et le succès de Sacks ont attiré un nombre certain de critiques. On peut trouver dans l’article de G Thomas Couser la somme des critiques[8] qu’une partie du monde médical a pu faire à Oliver Sacks « The Cases of Oliver Sacks: The ethics of Neuroanthropology», de 2001. Un secret a été bien gardé par l’auteur lui-même, sa propre condition neurologique, car Oliver Sacks souffre d’une prosopagnosie, difficulté ou impossibilité à reconnaître les visages. Il avait pourtant fait un article sur un cas de prosopagnosie, « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau », du livre éponyme. Mais en 2010 dans un article du New Yorker Oliver Sacks confesse avoir une face blindness, ce qui est handicapant pour un docteur qui devrait reconnaître ses patients. Peter Brook avait mis en scène L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau en 1993 aux Bouffes du Nord, ce docteur musicien devenu incapable de reconnaître les visages jusqu’à confondre la tête de sa femme avec un chapeau, mais à l’époque Oliver Sacks gardait son secret pour lui. Depuis la condition visuelle de l’auteur a empiré et dans son livre The Mind’s Eye, la description des cas cliniques a pris un tour autobiographique. Siri Hustvedt souligne dans sa critique cette nouvelle tendance autobiographique chez Sacks ainsi dans Hallucinations qui inclut«Sacks’own tales of his experiments with LSD, morphine and amphetamines, and the frightening perceptual transformations of delirium tremens that arrived after he stopped taking large amounts of chloral hydrate to sleep (Shock to the Senses). »
 
De manière plus générale tous ces livres de cas neurologique relèvent de la catégorie de vulgarisation scientifique. La préface de V.S. Ramachandran à son Phantoms in the brain est à ce sujet particulièrement importante qui resitue son essai dans la tradition du « popular science books ». Dans cette catégorie qu’il prend pour modèle, il cite Charles Darwin et un nombre important de scientifiques de l’époque victorienne, jusqu’au What is life d’Erwin Schrödinger. Puis il décrit sa méthode d’écriture:
 
When writing a popular book, professional scientist always have to walk a tightrope between making the book intelligible to the general reader, on the one hand, and avoiding oversimplification, on the other, so that experts are not annoyed. My solution has been to make elaborate use of end notes, which serve three distinct functions. First, whenever it was necessary to simplify an idea, my cowriter, Sandra Blakeslee, and I resorted to notes to qualify these remarks, to point out exceptions and to make it clear that in some cases the results are preliminary or controversial. Second, we have used notes to amplify a point that is made only briefly in the main text- so that the reader can explore a topic in greater depth. The notes also point the reader to original references and credit those who have worked on similar topics. (Phantoms in the brain xiii)
 
Effectivement, le livre a été écrit à deux, le second auteur est justement une spécialiste de l’écriture, comme science-writer travaillant au New York Time et déjà co-auteur d’un autre livre mais la logique commerciale a fait disparaître son nom. Le livre est fondé sur la narration de « true-life stories », de cas de patients véritables aux identités cachées. Ramachandran indique également que certains cas présentés sont en fait une recréation à partir de plusieurs cas rassemblés en un seul, « composites of several patients » ( xiii). Dans cette réflexion sur comment écrire la science, le neurologue aborde la question de la spéculation, – speculation-, qui concerne les hypothèses avancées par l’auteur qui ne sont pas reconnues encore valides par la communauté scientifique. L’auteur reconnaît qu’une partie des chapitres présente en fait des hypothèses mais qu’il a clairement prévenu de leurs aspects spéculatifs. Le neurologue suisse Peter Brugger, auteur d’une nouvelle théorie neurologique – en concurrence avec les théories de Ramachandran – sur les doppelgänger et les impressions paranormales, a critiqué dans une revue savante[9] le dernier livre de Ramachandran, The Tell-Tale Brain paru en 2012, pour être ce qu’il appelle un livre de pop-neuroscience….
 
3. La continuation de la tradition du « diagnostic spéculatif »
L’un des courants actuels dans la relation entre la création littérature et esthétique et d’autre part la neurologie réside dans l’étude diagnostique des désordres neurologiques chez les créateurs et de la manière dont ces troubles ont pu influencer leurs œuvres. Le diagnostic neurologique dans le cas des créateurs et notamment des écrivains fait partie d’une longue tradition, celle du « diagnostic spéculatif » où les discours psychanalytiques ont régné pendant des décennies. Il est maintenant passé sous domination de la neurologie mais pour quels résultats ?
 
La neuropsychologie des arts veut inclure l’ensemble des arts, les arts visuels, la musique mais aussi la littérature comme l’indique de manière emblématique le titre du livre de F. Clifford Rose, Neurobiology of the Arts : Painting, Music, Literature en 2004. Pareillement les études présentées dans Neurological disorders in Famous Artists par Bogousslavsky en 2005 et 2007 incluent aussi bien des peintres, des musiciens, des écrivains. La publication des livres dirigés par Rose et Bogousslavsky a permis surtout une meilleure vue d’ensemble des avancées de la neurobiologie dans le domaine esthétique car cette neurobiologie des arts, de la musique et de la littérature est restée à l’origine disséminée dans des articles de revues spécialisées comme Epilepsy, Neurology, Neuropsychologia, Cortex, Brain, European Neurology, Lancet, Nature, Journal of Counsciousness Studies, Revue Neurologique, entre autres Les deux tomes de Neurological Disorders in Famous Artists ont témoigné des avancées ou de l’absence d’avancées concernant les diagnostics des maladies neurologiques de créateurs et leurs possibles conséquences sur leurs créations. Selon les auteurs, ces conséquences resteraient un domaine encore peu étudié. «Between “neurology of history” and “history of neurology“, the study of how a neurological disorder can alter productivity in recognized artists and other creative people is a largely unexplored field” (2005, VII). Cette préface insiste sur la nouveauté mais à partir d’un exercice qui entre dans une tradition séculaire que la psychanalyse a particulièrement exploité, celle du diagnostic spéculatif. En effet, la majeure partie des études consiste en des diagnostics parfois récents mais qui s’inscrivent dans une longue histoire de diagnostics souvent de manière contradictoire au sujet de créateurs morts et non autopsiés :
 
In the following chapters, the impact of various neurological diseases such as stroke, epilepsy, brain, trauma, dementia, and other problems in famous artists (writers, philosophers, painters, and composers) is presented through the lens of changes in their behavior in their production. Some cases” such as Ravel or Van Gogh are already famous, but the nature of their disease has remained somewhat controversial. Other artists with a neurological disorder have been much less well studied including Apollinaire, Daudet, Gernez, Haydn, or Kant, to quote only a few. “ (2005,VII)
 
Pour Siri Hustvedt, dans La femme qui tremble, ce qui se présente ainsi comme une nouveauté appartient plutôt à un genre ancien. Et comme exemple de la continuation de ce genre du «diagnostic spéculatif» pour reprendre son expression (240), elle cite justement les ouvrages de Bogousslavsky et de Rose. Siri Hustvedt commente :
 
Depuis les débuts de la médecine moderne, on a publié sous forme de livres ou d’articles des diagnostics post mortem de personnalités éminentes talentueuses et célèbres. Il paraît évident aujourd’hui que Flaubert souffrait d’épilepsie même si on lui trouva également des signes de névrose et d’hystérie. […]Pour Van Gogh, épilepsie, saturnisme, maladie de Ménière, épilepsie, schizophrénie, trouble bipolaire, et autres …Les spécialistes affirment que Lewis Carroll souffrait d’une épilepsie du lobe temporal et de migraines. Les symptômes peuvent nous entrainer sur de multiples voies, surtout lorsqu’il s’agit d’un patient mort depuis des années. L’étude de journaux intimes, de lettres, de textes et d’œuvres d’art dans le but d’y trouver des indices neurologiques a ses limites. (182-183).
 
Ce type de production neurologique avec « une identification assez libre d’innombrables célébrités du passé récent et lointain (240) » est particulièrement présent pour l’épilepsie du lobe temporal, Siri Hustvedt cite comme exemple le livre d’Eve LaPlante Seized: Temporal Lobe Epilepsy as a Medical, Historical, and Artistic Phenomenon. Sur le site du neurologue Podoll consacré à la migraine et particulièrement celle à aura, il existe un chapitre lui aussi de listes de personnalités migraineuses. Siri Hustvedt verse elle-même dans cette tendance à créer des diagnostics post mortem, rapprochant les symptômes migraineux de Simone Weil avec un comportement épileptique : « Philosophe mystique et militante politique, Weil était affligée de migraines débilitantes. C’était une migraineuse chronique dont les traits de personnalité ressemblent fort à ceux que Norman Geschwind associait à l’épilepsie du lobe temporal »(199).
 
En quoi les études neuropsychologiques contemporaines, -ces diagnostics spéculatifs »- ont-elles fait évoluer la connaissance de la création littéraire ? Neurological Disorders présentation un nouveau cas d’écrivain, celui d’Apollinaire, développe d’autres moins traités comme Daudet, revisite les plus célèbres, Flaubert, Dostoïevski, Baudelaire, Proust, Larbaud, Poe sans nier les difficultés ou les cas indécidables.
 
En ce qui concerne Apollinaire, l’étude se veut pionnière qui veut prouver un lien de cause à effet entre les séquelles neurologiques de la blessure à la tête d’Apollinaire et ses désordres affectifs et émotionnels radicalement nouveaux: perte du sens de l’humour, indifférence affective, comportements d’irritabilité et d’anxiété, sans que ses facultés cognitives et créatrices soient atteintes. Seule une tonalité lyrique plus sombre serait repérable. L’auteur de l’étude qui est allé étudier la localisation de l’impact de la balle sur le casque d’Apollinaire en a déduit le point d’impact potentiel à partir de la reconstruction de celui-ci sur un crâne. L’examen conduit l’auteur à un nouveau diagnostic relevant de la neurophysiologie: il n’y aurait pas eu d’abcès intracrânien mais un hématome sous-dural. Il met en parallèle ce nouveau diagnostic neurologique avec les nouveaux comportements émotionnels et affectifs de l’auteur et en conclut à une relation de cause à effet. L’une des particularités de l’étude est qu’elle s’appuie sur une étude concrète neurophysiologique :
 
Apollinaire’s emotional changes, including irritability, anxiety, defiance, intolerance to emotional stimuli, and, sadness, without true depression, fit very well with the rarely reported syndrome of lateral temporal dysfunction in the nondominant hemisphere. Indeed, right lateral temporal lobe lesions have been associated with such changes, in connexion with modification of personality, and affective behavior .[…] The lost love of Gui and Madeleine may be one of the best and purest historical examples of a dissociated emotional-cognitive/executive impairment from a focal brain lesion. The “poet assassinated” indeed also was the ”Lover Assassinated”.(7- 8 )
 
Au sujet d’Allan Poe, et de Dostoïevski, les articles sont d’abord des recensements des diagnostics passés. Quelle nouvelle information peut apporter la neuropsychologie sur le cas d’Edgar Allan Poe ? Le titre de l’article souligne la problématique : « Edgar Allan Poe : Substance Abuse versus Epilepsy » mais la conclusion reste ouverte. La même impossibilité d’un diagnostic scientifique définitif se retrouve pour Dostoïevski, en l’occurrence de savoir de quel type d’épilepsie il a souffert. Dans son article Andrea O. Rossetti et Julien Bogousslavsky établissent un historique médical de l’auteur, utilisant les nombreux témoignages concernant ses crises d’hystérie, observent les antécédents familiaux, les six personnages épileptiques présents dans l’œuvre, tout en privilégiant le plus connu et étudié déjà par Alajouanine, le prince Myskin qui est supposé connaître les mêmes crises que son créateur. Mais le résumé de toutes les interprétations des trente dernières années laisse ouverte la réponse à la question initiale: « What type do seizures, respectively of epilepsy, did Dostoevsky suffer from ? And how did his illness act on his literary production? (73) »
 
L’une des étrangetés du cas Flaubert est que l’œuvre ne fait pas référence à la maladie de son auteur. La maladie a été gardée comme un secret de famille-, à l’opposé de celle de Dostoïevski ou de Daudet ou Proust. L’article «Gustave Flaubert’s Hidden Sickness » souligne le rôle essentiel de cette pathologie secrète dans la vie de Flaubert qui l’aurait obligé à abandonner ses études de droit et aurait renforcé son aptitude littéraire. Bien qu’il ait songé un moment à en faire le sujet d’un récit qui se serait appelé La spirale, les deux seules fois où Flaubert utilise le mot dans sa correspondance ne se réfèrent pas à sa pathologie. La nature épileptique de sa maladie ne fait pas de doute mais le diagnostic sur le type d’épilepsie n’a jamais été tranché. Le même article sur la maladie cachée en est réduit à conclure que l’hypothèse présentée dès 1982 par H. Gastaut et Y. Gastaut sur la maladie de Flaubert est sans doute la plus juste.
 
We must re-emphasize the striking lack of any reference to his illness in Flaubert’s work. […] even while absent of his writings, his illness most certainly had an influence on Flaubert’s identity as a writer, the feeling of exclusion, his solidarity life, etc. […] it is obvious that his affliction played a decisive role in creating the conditions under which Flaubert created his masterpieces.
 
Avec le cas de Dostoïevski, s’est répandue l’idée que le diagnostic neurologique du personnage pouvait permettre le diagnostic de l’auteur. Mais la projection de l’auteur sur son personnage n’est qu’un cas de figure et la littérature s’est amusée à des diagnostics spéculatifs sur les personnages sans les considérer comme des projections de l’auteur. Ainsi dans le cas de Sherlock Holmes, dès les années 1950 des diagnostics ont été avancés sur la psychologie du personnage, qui incluent addiction à la cocaïne et paranoïa. Conan Doyle fut docteur praticien pendant dix ans, auteur d’une thèse sur le tabes dorsalis, avant de devenir à trente-trois ans écrivain à temps complet. L’aspect médical et neurologique de son œuvre a été étudié dans les années 1980. Parmi les maladies rencontrées dans l’œuvre de Conan Doyle les affections neurologiques sont nombreuses, présentes dans cinquante nouvelles et quatre romans. Dans son article « Neurology and Sherlock Holmes » E. Wayne Massey dresse un tableau des maladies neurologiques décrites par l’auteur. L’épilepsie est ainsi présente dans cinq récits, les AVC dans deux récits, « The Gloria Scott » et «The Crooked Man ».
 
Une étude récente présente un intérêt particulier,publiée dans Brain par Garrard P. Maloney LM, Hodges RJ et al, « The effects of very early Alzheimer’s disease on the characteristics of writing by a renowned author » Cet écrivain est Iris Murdoch, victime de l’Alzheimer, avec un diagnostic fait en 1996 et confirmé par l’autopsie en 1999. Le diagnostic étant pour une fois sans ambiguïté, les auteurs se sont attachés à étudier les changements stylistiques dans l’œuvre. Le dernier livre de l’auteur, Le dilemme de Jackson, paru en 1995, un an avant le diagnostic avait été accueilli par la critique avec une ironie cruelle. Les auteurs ont mené une savante étude des effets de la maladie sur le style de l’écrivain, utilisant des calculs informatiques sophistiqués pour répondre à la question suivante: « […] do the psycholinguistic properties of the vocabulary used in Jackson’s Dilemma—which, we argue, was written during the early stages of Alzheimer’s disease—differ significantly from those of the vocabulary used in books written at earlier stages of Murdoch’s literary career? »Le décompte informatique à partir de la comparaison de trois romans de l’auteur arrive à …la conclusion des critiques littéraires, sur la malfaçon du dernier[10].
 
4. Nouveaux usages de la littérature à fins neurologiques
L’utilisation des classiques littéraires par la neurologie est une activité étendue, en dehors des activités déjà soulignées. L’exemple par excellence de l’utilisation de la littérature à d’autres fins, qui sont celle de stratégie de communication entre laboratoires dans le cadre de la compétition scientifique internationale est donné par l’utilisation du nom et d’éléments de l’œuvre de Marcel Proust, devenu pour certains l’écrivain neurologue majeur du XXe siècle. Ayant déjà traité ce sujet dans d’autres articles, nous ne reviendrons pas ici sur le thème.
Le Prix Nobel de médecine Eric R. Kandel dans The age of Insight: the Quest to Understand the Unconscious in Art, Mind and Brain, retrace une grande partie de l’histoire intellectuelle de Vienne à partir des années 1890 en se focalisant sur la modernité artistique et littéraire, la psychanalyse, la nouvelle école d’histoire de l’art, la science du cerveau. Loin d’être une nouvelle étude sur Vienne, fin de siècle, ce qu’elle inclut, l’étude continue pour les années 1930 et va jusqu’aux années 1960 par le biais des émigrés viennois qui aux Etats-Unis vont lancer la révolution neurologique. Kandel s’intéresse avant tout aux trois peintres de la modernité viennoise mais il consacre aussi un chapitre à Arthur Schnitzler. Schnitzler, fils de grand médecin, fut lui-même médecin jusqu’à la mort de son père hostile à sa vocation d’écrivain, -il a alors trente et un ans. Depuis l’âge de 17 ans il tient un Tagebuch, ce pendant cinquante ans jusqu’à deux jours avant sa mort d’une hémorragie cérébrale en 1931. Kandel souligne la contribution de Schnitzler à la modernité viennoise par l’introduction du monologue intérieur dans la littérature autrichienne avec « Le Sous-Lieutenant Gustel » en 1900. Kandel rappelle que la même année Freud publia sa Traumdeutung et Schnitzler « Le Sous-Lieutenant Gustel ». La deuxième partie du chapitre de Kandel constitue un commentaire de la célèbre lettre de Freud à Schnitzler, la veille du soixantième anniversaire de celui-ci avec l’idée de montrer à quel point Freud avait raison d’écrire que Schnitzler était un explorateur des profondeurs et Kandel insiste alors pour souligner : beaucoup plus profond que Freud. « On the two fellow explorers of the unconscious, Schnitzler would prove to be the better « depth psychologist » of women (83) » Kandel qui avait commencé des études d’histoire et de littérature à Harvard avant de faire des études de médecine, déploie alors la comparaison entre la présentation du cas Dora par Freud et sa réécriture par Schnitzler en 1925 avec « Fräulein Else ». Le traitement empathique de Schnitzler envers son personnage féminin est utilisé par Kandel pour mieux critiquer Freud : «Dora’s is a sad case, a low point in Freud’s career. It has often been viewed as an example of his inability to visualize erotic encounter form a woman’s perspective. […] As we have seen, Freud admitted repeatedly that he did not understand the sexual life of women (88) ».
 
L’utilisation la plus étonnante d’un auteur a été faite par Jonah Lehrer, un ancien élève de Kandel reconverti dans le journalisme littéraire avec succès[11] et dans le genre de la pop neuroscience. Le titre de 2007 Proust was a neuroscientist est celui d’un des chapitres du livre consacré également à Walt Whitman, George Eliot, Paul Cézanne, Igor Stravinsky, Virginia Woolf. Toutes ces études ont pour point commun l’idée énoncée dans l’introduction : « Ce livre est sur des artistes qui ont anticipé les découvertes des neurosciences. Il est sur des écrivains et des peintres et des compositeurs qui ont découvert des vérités sur l’esprit humain – des vérités réelles, tangibles-, que la science est seulement en train de redécouvrir. Leurs imaginations ont prédit les faits du futur(XI)[12] » .
 
L’idée que les artistes sont des neuroscientifiques qui s’ignorent avait été développée par Semir Zeki dans son Inner Vision: An Exploration of Art and the Brain de 1999. Toutefois comme le note John Hyman, dans un article intitulé « Art and Neuroscience », l’idée que les artistes seraient des neurologues en étudiant le cerveau avec leurs propres techniques est une réécriture actualisée de la théorie du savant allemand Helmholtz qui écrivait dès 1871 que les artistes étaient des explorateurs du système visuel. Le journaliste veut donc étendre l’idée de Zeki qui concernait les artistes visuels aux créateurs de manière générale, écrivains Walt Whitman, Eliot, Woolf, Gertrude Stein, Proust, mais aussi à Auguste Escoffier, Igor Stravinsky. Chacun d’entre eux sont présentés comme des pionniers des lois de la neuroesthétique ou de la neuropsychologie.
Le scientific writer veut prouver que la conception de Proust sur les processus de la mémoire étaient justes et anticipaient les découvertes scientifiques contemporaines : « Il a vraiment eu de nombreuses intuitions sur la structure du cerveau. […] Les neurosciences savent maintenant que Proust avait raison (79-80).» L’auteur se lance dans une extrapolation à partir de la théorie du Prix Nobel Eric Kandel pour tenter d’expliquer comment la mémoire peut résister au temps, théorie exposée dans un livre de vulgarisation A la recherche de la mémoire, dans lequel aucune allusion n’est faite à Proust.
 
La preuve de Proust s’appelle l’aplysie, un mollusque étudié d’abord dans des laboratoires français[13]. L’aplysie est un sujet fantastique car elle possède peu de neurones, vingt mille regroupés en neuf ganglions. Le récit met en scène un héros, un jeune indien Kausik Si, un ancien camarade de paillasse de Lehrer dans le laboratoire de Kandel, découvrant que toutes les synapses du système nerveux de l’aplysie présentent une protéine, la CPEB (cytoplasmic polyadenylation element binding protein) dont les extrémités ont toutes les caractéristiques peu banales du prion. Le journaliste conclut ainsi « Dr Kausik Si, un ancient postdoc du laboratoire du Prix Nobel, Eric Kandel, croit qu’il a trouvé la “marque synaptique” de la mémoire [le grain assez puissant pour subsister dans les effets électriques extrêmes des neurones]. La molécule que le Dr Kandel et lui ont découvert pourrait très bien être la solution à la recherche de Proust de l’origine du passé (94) ». En effet, la théorie du prion est présentée comme une confirmation de la thèse proustienne et son explication : « Les souvenirs, comme le soutenait Proust ne font pas que perdurer stoïquement. La CPEB appuie l’hypothèse de Proust. […] Le modèle de la CPEB demande aussi que nous transformions nos métaphores sur la mémoire. Nous ne pouvons plus imaginer la mémoire comme un miroir parfait de l’existence. Comme Proust le soutenait, le souvenir des choses passées n’est pas nécessairement le souvenir des choses telles qu’elles étaient. Les prions reflètent ce fait, puisqu’ils possèdent un élément de hasard bâti dans leur structure. […] C’est ce que Proust savait : le passé n’est jamais le passé. Aussi longtemps que nous vivons, nos mémoires restent superbement volatiles (95)». Jonah Lehrer, avant sa descente aux enfers, – il fut accusé à tort ou à raison de plagiat pour un certain nombre d’articles-, était devenu un acteur de l’imaginaire de la neuroculture et l’un des maîtres de la pop neuroscience.
 
II. Le neuroroman ou la littérature à l’âge de la neuroculture
 
La neurolittérature de masse est un des produits de la neuroculture qui caractérise notre époque depuis les années 1990, comme le décrit Suzanne Anker :
 
We are witnessing the rise of a neuroculture (or neurocultures), in which neuroscience knowledge partakes in our daily lives, social practices and intellectual discourses. For instance, the dissemination of neuroscience theories, the availability of psychotropic medications and the latest neurotechnologies, such as fMRI (functional magnetic resonance imaging), are influencing healthcare strategies and legal policies as ways in which individuals think of themselves, or their bodies or their mental disorders. [… ] As part of this transformation, ideas, images and concepts of neuroscience are increasingly assimilated into the cultural imagenary. (Neuroculture, 815)
 
Ce tournant neurologique – «the neurological turn» – de la littérature se manifeste essentiellement par la production de fictions mettant en scène des syndromes neurologiques à l’intérieur de récits dont la trame emprunte à différents genres qui peuvent inclure le roman policier, le roman d’horreur, le roman pour adolescents, le roman psychologique, etc… Le récit est généralement écrit par des auteurs qui ne sont pas des spécialistes de neurologie et encore moins des personnes affectées par des troubles sauf pour certains romans sur la synesthésie.
 
Ian Mc Ewan’s novel Saturday, films such as The Man with two brains or Eternal Sunshine of the Spotless Mind, drug avertisements, such as the animated TV commercial for the antidepressant sertraline (Zoloft), or video games advocating brain training, can all be classified as products of neuroculture. Neurocultural products symbolize the transfer of neuroscience’s idioms from the laboratory to society and culture. They create and inspire narratives about current neuroscience research and about crucial role of the brain in our lives. (Neuroculture, 815)
 
En France, L’ascension du Haut Mal, un roman graphique écrit par David Beauchard, alias David B., en six volumes paru entre 1996 et 2003, relate l’histoire de la famille de l’auteur, dont le frère est atteint d’épilepsie. Traduit, il est considéré par la critique anglo-saxonne comme l’un des meilleurs graphic novels jamais écrits. Un article de médicine de Suzan Squier rapproche le livre français d’un autre graphic novel sur un thème proche, le livre de Paul Karasik et sa soeur Judith The Ride Together: A Memoir of Autism in the Family (2004), qui relate aussi une histoire familiale vécue par les auteurs cette fois avec un frère autiste. Le graphic memoir est devenu l’un des genres de la neurolittérature.
 
1. Un emblème de la neurolittérature de masse : Ian Mac Ewans
Ian Mac Ewans, écrivain britannique né en 1948 est aujourd’hui considéré l’auteur par excellence du neuroroman grand public. Les romans de Ian Mc Ewan explorent les effets des situations extrêmes sur les gens dits ordinaires, tout d’abord par les effets de la violence, ce qui fut un temps sa marque de fabrique, puis par les thèmes neurologiques. Amsterdam en 1997 constitue le tournant neurologique de son œuvre avec un récit qui commence par la description rapide d’un symptôme de démence que le neurologue Uros Rot diagnostique comme une variante de la maladie de Creutzfeldt-Jacob. Dans le roman suivant Enduring Love de 1998, l’auteur met en récit contemporain le syndrome de Clérambault. A la suite de son article « Les Délires passionnels. Érotomanie, Revendication, Jalousie » en 1921 Gaëtan Gatian de Clérambault a donné son nom à ce comportement, une forme d’érotomanie proche de la paranoïa pouvant provoquer des conflits dramatiques que le cinéma a souvent traités. Dans un appendice, l’auteur fait un pastiche de la description d’un cas clinique soi-disant repris d’une revue inventée The British Review of Psychiatry, et écrit par deux docteurs Robert Wenn et Antonio Camia, dont les noms sont des anagrammes de Ian McEwan.
 
Dans le livre suivant qui obtint un succès commercial considérable, Saturday, en 2005, la neurologie devient le thème majeur et le personnage principal est un neurochirurgien qui un samedi,-l’action se passe en une seule journée, -d’où le titre- , croise un personnage souffrant de la maladie de Huntington, appelée aussi chorée et auparavant danse de St Guy. Ce samedi est marqué par des manifestations à Londres à la suite du 11 Septembre. Uros Rot voit une relation symbolique entre la concomitance des deux actions: « In Saturday McEwan gives an ingenious parallel between the insecurity and unpredictability of life in the western world after the terrorist attacks in the USA and the unpredictable behaviour of a patient with Huntington’s disease (14).
 
Cette maladie héréditaire encore incurable est causée par un gène découvert en 1993. Dans Mapping Fate – A Memoir of Family, Risk, and Genetic Research, Alice Wexler, en 1995, a retracé l’histoire de cette maladie rare. La découverte du gène a permis l’élaboration d’un test la même année. Le cinéma s’est emparé aussi du thème alors que l’actualité -la maladie de Huntington d’une actrice célèbre Sophie Daumier puis de son fils- rendait plus connue cette maladie rare. Deux livres autobiographiques écrits sous des pseudonymes ont paru en français, 10 ans avant ma mort, par Frédéric B et Le Test de Jean Baréma, un nom d’emprunt en 2002. Anne Georget a réalisé un documentaire Un Maudit gène (2007) sur la maladie, avec des malades et des médecins. Dans Saturday la fiction de 2005, la victime du syndrome s’acharne contre la famille du neurochirurgien. Chez McEwan le patient neurologique devient le bad guy d’un neuroroman qui se transforme en thriller. Un autre aspect de la neuroculture dans cet emblème du neuroroman réside dans des descriptions détaillées d’opération neurochirurgicale accomplies par le chirurgien, qui confèrent par leur technicité une aura réaliste. Le neurologue Uros Rot recense ainsi la liste herculéenne des neuf opérations de neurochirurgie pratiquée avec l’aide de deux assistants, en une seule journée :
 
First he made a radiofrequency thermocoagulation of the gasserian ganglion, followed by clipping the neck of a middle cerebral artery aneurysm, stereotactic biopsy of a thalamic tumour, craniotomy for meningioma, multilevel laminectomy for spiral canal stenosis, craniotomy for vestibular schwannoma, readjustment of a spinal stimulator, and craniotomy for resection of frontal glioma. His last operation procedure was the most demanding, a removal of a cerebellar pilocytic astrocytoma in a 14-year-old girl.(13)
 
2 La mise en fiction du syndrome de Capgras
Jean Marie Joseph Capgras né en 1873, mort en 1950 à Paris est un psychiatre français qui fut longtemps médecin-chef à l’Hôpital psychiatrique Sainte-Anne à Paris. En 1923 il publia un article intitulé « L’Illusion des sosies dans un délire systématisé chronique », à partir de l’analyse du cas d’agnosie d’une patiente de cinquante- trois ans qui affirmait que ses proches et notamment son mari étaient des sosies. Ce que Capgras appelle l’illusion des sosies sera renommé à partir de 1929 le syndrome de Capgras, syndrome caractérisé par une fausse reconnaissance délirante: les personnes atteintes de ce syndrome ne reconnaissent pas leurs proches, et prennent ceux-ci pour des sosies, des imposteurs.
 
Le phénomène a été étudié avec les nouveaux moyens scientifiques à partir des années 1990, comme le montre alors une implosion d’articles, parmi les plus notoires, celui d’Hirstein et Ramachandran en 1997, et en 2008 celui de Catherine Thomas-Antérion et ses collègues. Catherine Thomas-Antérion, neuropsychologue spécialiste de la mémoire, auteur de Les labyrinthes de la mémoire: Paroles et histoires inédites et également de deux livres de poésie Sous le cèdre en 2009 et En soie de 2008, décrivait ainsi dans un article précédent de 2004 le cas du syndrome de Capgras qu’elle avait diagnostiqué :
 
Nous rapportons le cas d’un homme de 70 ans, artisan en retraite, droitier, marié et père de deux enfants sans antécédent médical notable. […]Trois mois plus tard, le patient développa un trouble de l’identification de type syndrome de Capgras avec «hypoidentification » de l’épouse, celle-ci étant identifiée comme un sosie ou une impostrice ayant pris sa place. Le phénomène comme il est classique était fluctuant dans la journée. Le patient constatait que la ressemblance du sosie avec son épouse était totale: même aspect physique, même vêtement, même bijou, même nombre d’enfants, mêmes antécédents médicaux, etc., mais à aucun moment ne critiquait ce tableau. L’épisode dura six semaines et fut traité car le patient développait de l’agressivité envers le « sosie » et son « épouse » supportait très mal cet état de fait. Le patient reçut une dose filée de neuroleptique (qui fut arrêté après 3 semaines de prise) et reçut un traitement anticholinestérasique. Le tableau s’amenda et disparut. Il réapparut un an plus tard mais de façon moindre et par période si bien que l’on ne réintroduisit pas de neuroleptique. (Antérion, 2004)
 
L’exploitation littéraire récente du syndrome a suivi les progrès des recherches sur celui-ci. Le syndrome de Capgras entre en littérature[14] avec le roman de Richard Powers, The Echomaker, livre paru en 2006. La chambre aux échos met en scène la victime d’un accident, souffrant d’une forme du syndrome de Capgras, incapacité à reconnaître des parents proches et un neurologue –l’un des modèles est Oliver Sacks- au comportement d’abord décrit sévèrement à la recherche d’une « nouvelle aubaine pour rédiger une publication.(Powers 416) » La victime d’un accident de la route dans le Nebraska Mark Schluter tombe dans un coma dont il sort sans reconnaître sa sœur qui s’occupe de lui souffrant et la considère comme une impostrice. Celle-ci contacte un neurologue célèbre, Weber qui diagnostique une forme du syndrome de Capgras.
 
Dans cet échange en boucle entre littérature et neurologie, Oliver Sacks, le neurologue et écrivain, spécialiste de narrations de troubles singuliers du cerveau, et patient secret puisqu’il a longtemps caché sa propre affection neurologique, essayiste contesté qui se présentait comme un anthropologue sur Mars, devient un personnage de roman, circulant entre New York et une planète encore plus éloignée que Mars, le Nebraska :
 
Weber rassembla ses documents et se retira dans le hall. Il avait obtenu ce qu’il était venu chercher, récolté les données nécessaires, observé de près l’une des aberrations les plus singulières dont le moi pouvait être affligé. Il disposait à présent d’un matériau suffisant pour, sinon ajouter une contribution à la littérature médicale, du moins composer le récit fascinant d’un cas pathologique. Il n’avait plus grand-chose à faire sur place. (171)
 
C’est lors du second voyage au Nebraska qui contient une part de rédemption que le neurologue s’implique personnellement dans le traitement du patient et son enquête médicale fondée aussi sur la recherche d’une anamnèse se transforme en policière. A la fin de la préface à Un anthropologue sur Mars, Sacks justement comparait son rôle de neurologue écrivain, naturaliste avec le rôle du prêtre détective, Father Brown dans Le secret du père Brown de Chesterton. Un moment d’anthologie réside dans la rétrospective intellectuelle du neurologue qui permet de faire un résumé synthétique de la neurorévolution.
 
L’imagerie médicale et les produits pharmaceutiques forçaient les portes verrouillées des mystères de l’esprit. La décennie écoulée depuis la parution du premier livre de Weber avait produit plus de savoir sur l’ultime frontière que les cinquante mille ans qui l’avaient précédée. […] Quelque chose en lui, cependant, réprouvait l’orientation que prenait le savoir. Le ralliement hâtif des neurosciences à certaines hypothèses fonctionnalistes incitait Weber à prendre ses distances. (201)
 
Car l’histoire est aussi celle d’une rédemption morale et intellectuelle : « Au jour de la contre-révolution cognitiviste, une petite partie de lui-même, façonnée par le conditionnement opérant, était entrée en résistance […] »(202) Le neurologue reste un sceptique avant tout, luttant dans son for intérieur contre les modèles dominants qui ne font que passer. « Au fil des époques, on avait toujours comparé le cerveau à la technologie la plus avancée du moment : la machine à vapeur, le standard téléphonique, l’ordinateur. Aujourd’hui […] le cerveau paraissait semblable à l’internet un réseau distribué sur plus de deux cent modules » (202-3). Face à l’actuelle domination selon l’auteur du modèle module/internet, le neurologue, comble de l’esprit de contradiction, en revient à l’étude des processus psychodynamiques: « au seuil de ce qui serait sans doute l’ultime étape de son développement intellectuel, il espérait découvrir à la pointe des neurosciences les plus abouties, des processus analogues à ceux que décrivait l’antique psychologie des profondeurs : refoulement, sublimation, déni, transfert. Les retrouver à un niveau supérieur, au-dessus du module. » (203)
 
Un autre livre qui a connu également un succès international Atmospheric Disturbances de Rivka Galchen, en 2008 traite en partie du syndrome de Capgras. «Last December a woman entered my apartment who looked exactly like my wife». Ainsi commence le récit raconté à partir du seul point de vue, celui du patient, qui plus est psychiatre de profession mais incapable de reconnaître son épouse et ainsi le syndrome de Capgras dont il est victime. Ce neuroman entièrement écrit du point de vue du psychiatre malade fait partie de la tradition du roman de la conscience et du narrateur non fiable. Comme la critique l’a souligné, la référence psychanalytique n’est pas non plus absente.
 
3. Le syndrome de Gilles de la Tourette et la littérature
Dès 1825 le médecin Jean Itard avait décrit les symptômes correspondants chez la Marquise de Dampierre, mais c’est en 1885 que George Gilles de la Tourette, médecin neurologue travaillant à la Salpêtrière sous les ordres de Charcot publie un rapport sur une affection nerveuse qui va porter immédiatement son nom. Cette affection se manifeste par des mouvements compulsifs, des tics, des répétitions automatiques de paroles d’autrui, par des propos grossiers ou obscènes involontaires. Le tournant neurologique du syndrome de Gilles de la Tourette est lié en 1965 au constat par Arthur K. Shapiro et son épouse Elaine Schlaffer Shapiro, que l’halopéridol, un neuroleptique découvert en 1957, très utilisé en psychiatrie pour son activité antipsychotique, traitait efficacement le syndrome .de Tourette. L’article annonçant la découverte et qui critiquait l’approche psychanalytique, d’abord refusé aux Etats-Unis, fut publié en 1968 en Grande-Bretagne. Le couple Shapiro qui travaillait à New York avec une association des familles concernées par le syndrome, ce qui permit d’avoir accès à un grand nombre de cas, publia en 1978 le livre de référence Gilles De La Tourette Syndrom, livre qui contribua dans la rivalité d’alors avec la psychanalyse au succès de la neurologie.
 
Le syndrome de Gilles de la Tourette a connu un succès médiatique considérable grâce à des émissions télévisées et des films. Les articles d’Oliver Sacks sur le sujet ont eu également un impact assez grand pour qu’ils soient critiqués… par Shapiro lui-même et par Howard Kushner, auteur d’un livre d’histoire sur le syndrome, A Cursing Brain? : The Histories of Tourette Syndrom, en 1999. Par deux fois dans ses écrits Sacks traite de la maladie de Tourette, avec «Ray, le tiqueur blagueur » dans L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau de 1985 et dans « Une vie de chirurgien » inclue dans Un anthropologue sur mars, paru dix ans plus tard. Cent ans après la découverte du symptôme par Gilles de la Tourette. Oliver Sacks note que « le syndrome de Tourette lui-même semblait avoir disparu, et il ne fut presque pas mentionné durant la première moitié de ce siècle. Certains médecins le considéraient même comme un mythe, un fruit de l’imagination pittoresque de Tourette; la plupart n’en avait jamais entendu parler. » (1985, 126 )
 
André Malraux a souffert de cette pathologie, même si le secret semble avoir été bien gardé. L’article du Canadien Tee L Guidotti en 1985 a fait une synthèse des éléments qui permettent de conclure à un tel diagnostic. Il souligne aussi l’influence sur Malraux de son médecin neurologue, le docteur Louis Bertagna qui dans la grande tradition française du neurologue lié aux arts et lettres a été le médecin de l’écrivain à partir de 1966 jusqu’à sa mort, son ami et confident comme il le fut aussi de Romain Gary. Le neurologue Louis Bertagna contribua à l’hommage rendu par la NRF à Malraux en 1977 dans un article « Il a vécu jusqu’à sa mort ». Mais pour des raisons de déontologie médicale, le neurologue Bertagna n’a jamais évoqué les pathologies de son patient et ami. Tee L Guidotti écrit:
 
Based on the available biographical data, Malraux’s illness appears to have been the Tourette syndrome. The diagnostic criteria are largely met: childhood or adolescent onset, involuntary motor and vocal tics which may wax and wane and which persist through life. Suggestive evidence supporting this diagnosis includes the apparent response of the condition to sleep and the knowledge that Malraux took medication, presumably haloperidol. (His hospitalization described in ‘Lazarus’ might have related to a side effect of his medication, which he would have taken for several years.) Other tic and tic-like disorders appear incompatible with published descriptions of Malraux’s behaviour, particularly since his vocalizations were too frequent for chronic motor tics (Singer 1982). Malraux’s known heavy cigarette-smoking habit, his obsessive-compulsive personality, and his obvious predilection for placing himself in stressful situations may have exacerbated the manifestations of the Tourette syndrome (Singer 1982, Lowe et al. 1982). The implications of this diagnosis for interpreting the influence of Malraux’s condition on his work must be approached cautiously (
 
A côté des écrits semi fictionnels d’Oliver Sacks, quatre fictions liées au syndrome de Tourette ont été particulièrement distinguées: en 1998 The Woody de Peter Lefcourt, Skull Session de Daniel Hecht, Icy Sparks de Gwin Hyman Rubio, en 1999 Motherless Brooklyn de Jonathan Lethem, et Quit it de Marcia Bialick en 2002. La critique journalistique et universitaire distingue le livre de Jonatham Lethem des quatre autres qui traitent chacun à leur manière du syndrome de Tourette. Le sous-titre du livre de Daniel Hecht présente le livre comme « un neurological thriller ». Le personnage principal est un artisan adulte qui souffre de sa compulsion qui l’a empêché d’enseigner sauf quand il joue du saxophone. Qu’une activité artistique permette de soulager une personne affectée est une constante dans les récits sur Tourette. Ainsi dans le neuroroman Icy Sparks de Rubio, Bildungsroman qui se passe dans les années 1950 dans le Kentucky, la protagoniste orpheline Icy Sparks à l’emblématique oxymoron est ostracisée depuis l’école en raison de son syndrome en l’absence de toute aide psychologique, médicale et de tout diagnostic. Là aussi une aptitude artistique va servir d’exutoire: sa voix ne fait pas que croasser mais excelle dans les chants d’église. Et c’est finalement dans cette institution qu’elle va trouver la rédemption à sa condition…
 
Le livre Quit It de 2002 appartient à la catégorie des livres de jeunesse, le personnage principal est une jeune fille de dix ans à qui un syndrome de Tourette a été diagnostiqué. Le livre particulièrement pédagogique montre les difficultés et les possibilités de communiquer avec son entourage. Là encore le personnage a une activité artistique, ici la danse qui lui permet d’avoir un espace de plaisir et d’excellence. Le livre a été utilisé comme matériel pédagogique dans un collège américain.
 
Ne serait-ce que par la notoriété de son auteur, Motherless Brooklin allait connaître un succès plus large. La mise en fiction s’inscrit dans une histoire policière qui tient de la parodie avec un personnage principal, un détective atteint du syndrome, situation riche d’aspects comiques. Le roman commence par une présentation du personnage, le récit est fait à partir de son point de vue. L’aspect hilarant du récit repose sur la difficulté pour un Tourette d’être détective même avec un certain esprit Brooklyn :
 
Tout est dans le contexte. Costumez-moi et vous verrez. Je suis un aboyeur de foire, un vendeur à la criée, un artiste de rue, un discoureur glossolalique, un parlementaire obstructionniste monomaniaque. J’ai la tourette, le syndrome de Gilles de la Tourette : ma bouche est infatigable, bien que généralement je chuchote ou subvocalise comme si je lisais tout haut, ma pomme d’Adam s’agite les muscles de mes mâchoires palpitent comme des cœurs miniatures sous mes joues, sans bruit, les mots s’échappent en silence, simple fantômes d’eux-mêmes, gangues vides de souffle et de son.[…]
C’est quoi cette plaque ? dit Coney. Il pointait son menton ruisselant vers le proche de la maison. Je regardai. « Yorkville Zendo », dis-je en lisant la plaque de bronze sur la porte. […] Après cette enquête sommaire, nous reprîmes notre sereine mastication. Comme de bien entendu, après n’importe quelle conversation, mon esprit ruminait toutes sortes de salades écholaliques : Ca m’avance pas Zendo, Ken comme zung-fu, Maître feng-shui, Mettre à fond de chou, Maître es bastons, Masturbation Zen ! Broute –moi ! (11-14)
 
De manière moins attendue, la critique littéraire universitaire allait être atteinte par le syndrome avec un article de Ronald Schleifer en 2001, « The Poetics of Tourette Syndrome: Language, Neurobiology, and Poetry ». L’article eut un certain retentissement dans le milieu universitaire car il entrait dans le courant en voie de constitution de la critique cognitive et fut même présenté un temps comme une réalisation modèle de celle-ci. Irving Massey écrit dans son The Neural Imagination que Schleifer voulait démontrer “the affinity between on the one hand the language used by patients suffering from a specific neurological disorder and, on the other hand, some form of poetic language “(59).
 
La thèse de Schleifer est qu’il y aurait une analogie – mais dans son idée, est-ce seulement une analogie ?- entre la poésie et le syndrome, entre certains aspects de la poésie avec le rythme, les répétitions, les jeux de mots et les manifestations du syndrome. Il n’est pas sûr que la critique cognitive de la littérature puisse se satisfaire vraiment de l’idée d’une connexion entre l’oralité et la performance que l’on trouverait aussi bien dans la pratique poétique que dans l’expression du syndrome: l’une des fascinations pour la poésie résiderait dans des effets de rythme et de répétition qui sont typiques des manifestations du syndrome. Non sans provocation, Schleifer qui fait également référence au livre de Lethem, n’hésite pas à voir dans le poème d’Eliot d’« Ash Wednesday » une preuve de cette commune automaticité d’incongruité, commune à la poésie et au syndrome. Dans sa présentation de la thèse de Schleifer, Irving Massey cache difficilement sa gêne : « I must confess that when it comes to analysing a particular poem, such as T. S. Eliot’s “Ash Wednesday”, Schleifer fails to convince me that there is any resemblance between what he calls the “primal cries” of monkeys (p.571) and Eliot’s words.”(73). Schleifer qui, de manière sans doute humoristique, rapproche le « TS » d’Eliot du « TS » de tourette syndrome, voit aussi dans la poésie de la Sound Poetry, la Poésie sonore, l’exemple frappant d’une poésie proche du syndrome. L’article montre la difficulté pour la critique littéraire cognitive en recherche de constitution à se démarquer de toute pop neuroscience.
 
4. L’amnésie
Thème récurrent au cinéma et dans la littérature, l’amnésie est un syndrome dont la fréquence comme objet de fiction n’est pas représentative de son existence beaucoup plus rare dans la réalité. Jonathan Lethem, l’auteur de la fiction remarquée sur le syndrome de Gilles de la Tourette Motherless Brooklyn, est aussi l’auteur d’une anthologie sur l’amnésie qui traite essentiellement de la littérature nord-américaine de langue anglaise du XXe siècle. The Vintage Book of Amnesia: An Anthology of Writing on the subject of Memory Loss, en 2000. Dans son introduction il souligne ce déséquilibre entre la rare fréquence du syndrome dans la réalité et l’excès de sa représentation dans la fiction et le fait que l’amnésie littéraire, –le thème de l’amnésie dans la littérature– n’est pas l’amnésie neurologique :
 
Real, diagnosable amnesia – people getting knocked on the head and forgetting their names- is mostly just a rumor in the world. It’s a rare condition, and usually a brief one. In books and movies though, versions of amnesia lurk everywhere, from episodes of Mission Impossible to metafictional and absurdist masterpieces, with dozens of stops in between. Amnesias might not much exist, but amnesiac character stumble everywhere though comic books, movies and our dreams.(
 
Lethem voit dans la littérature européenne l’origine du thème américain et nomme Kafka et Beckett étrangement « les grands-pères » de l’amnésie littéraire. L’auteur suggère que la surreprésentation de l’amnésie dans la littérature américaine, a partie liée avec une appropriation de Freud par la pop culture américaine. Pour lui le film noir contient souvent des scénarios qui tirent leur inspiration de Kafka lorsque l’amnésie est liée au sentiment de culpabilité. « Amnesia plots are, however inadvertently, often stories about guilt – a trail that leads right back to Kafka. (XV) » Il caractérise l’amnésie chez Beckett, comme une «meditation on the absent, circular, and amnesic nature of human existence, as well as on the vast indifference of the universe to matters of identity. (XV) » La Beckett’s Amnesia constituerait un autre courant de l’amnésie littéraire qui préfigure un sous-genre exploité par la science-fiction, celui du rêve d’un cerveau hors du corps comme dans Solis d’A.A.Attanasio et Plus de Joseph McElroy.
Cette anthologie qui inclut le Funes de Borges possède un ancrage dans la neuropsychologie avec l’inclusion d’un texte d’Oliver Sacks, « The last Hippie », ce qui témoigne du statut hybride de l’œuvre de Sacks ici annexé à la catégorie littéraire. Ce patient est devenu aveugle et amnésique à la suite d’une tumeur grosse « de la taille d’une orange ou d’un pamplemousse» (84) qui a pu être extraite de son cerveau mais qui a laissé des séquelles irréversibles.
 
De fait c’est aussi dans d’autres textes que Sacks aborde la question de la mémoire et ses pathologies comme dans « Le paysage de ses rêves », « Le marin perdu », « Une question d’identité». En revanche dans l’anthologie de Lethem le texte le plus lié à l’aspect scientifique de l’amnésie est le début du récit Memories of Amnesia de Lawrence Shainberg, sans doute l’un des textes littéraires les plus aboutis de la neurolittérature en général, texte de 1988. Le récit est présenté comme une remémoration par un neurochirurgien d’une opération qu’il a faite d’une jeune femme épileptique ; l’opération nécessitant que la patiente reste consciente durant l’opération. La patiente est par ailleurs un « idiot savant », capable de phénoménales mémorisations, une hypermnésiste. C’est pendant cette opération compliquée que le premier symptôme de la pathologie neurologique du neurochirurgien se manifeste quand il nomme la patiente par un autre prénom que le sien. Son chirurgien assistant est aussi un spécialiste de neurologie et religion, d’explications neurologiques de comportements épiphaniques.et l’auteur d’un article sur …«Brain Damage in Literature ».
L’opération est relatée de manière précise. Dans le passage suivant du récit de l’opération, les chirurgiens qui sont en train de rechercher la zone responsable des épilepsies de la patiente arrivent à une nouvelle zone qui est liée à la mémoire. Le fait de planter des électrodes fait surgir des souvenirs de la patiente. :
 
With motor and language –area sufficiently demarcated, and with no sign yet of epileptic activity, I knew that the pathological tissue for which we were searching would be found where we had expected, below a large convolution, the so-called Fissure od Sylvius, in an area we called the “Interpretive Cortex”. We used orange tickets there. […] The fist “psychical “response occurred at orange ticket #7. « Oh, there’s Mama ! Lucinda cried. « She comin’up the hill with the baby in her arms. Looka there! Uncle Jimmie behind her, and–“
She stopped because I had deactivated the electrode, thus interrupting the process through which the memory had been produced. (68)
 
Lawrence Shainberg connaît bien le monde de la neurochirurgie. Dix ans auparavant, en 1979, il a écrit un livre Brain Surgeon: An Intimate View of His World, récit d’un an passé aux côtés du Dr. James Brockman, une sommité mondiale de la neurochirurgie[15].
 
L’amnésie liée à la maladie d’Alzheimer, devenue une à la fois une maladie de masse en constante progression mais aussi une maladie mieux étudiée et un peu mieux connue, a donné lieu à de nombreuses fictions cinématographiques et littéraires à partir des années 1980. Pour rester dans le domaine de la langue française, citons les œuvres d’Annie Ernaux, qui relatait la maladie de sa mère dans deux livres successifs : Une femme et Je ne suis pas sortie de ma nuit, dernière phrase écrite par sa mère et devenue le titre d’un journal tenu par l’auteur pendant la maladie de sa mère. Au cinéma, l’Alzheimer est devenu un thème commun avec entre autres N’oublie Jamais de Nick Cassavets (2004), J’ai oublié de te dire du réalisateur Laurent Vinas-Raymond (2010), et particulièrement le court métrage anglais de Ben Shelton Je m’appelle Lisa (2007) : Il s’agit là d’un témoignage d’un enfant de treize ans qui vit au jour le jour l’évolution de la maladie d’Alzheimer de sa mère.
 
5. Récits autobiographiques
L’un des aspects les plus nouveaux des relations entre neurosciences et création littéraire et artistique réside dans la représentation autobiographique de troubles neurologiques. Ce phénomène a pris le nom de la vision de l’intérieur, « from within », comme le signale le titre des livres de Jill Bolte Taylor My stroke of Insight : A Brain Scientitst’s Personal Journey (2006) ou de Klaus Podoll et Derek Robinson The Migraine Experience from Within (2009), ou l’article célèbre de Carol Steen “Vision shared : A Firsthand Look into Synesthesia and Art”(2001) [16], ou le nom de l’exposition pionnière organisée par Jennifer Hall From the storm: artists with temporal lobe epilepsy.(1992)
 
La description du symptôme n’est plus déléguée à un spécialiste mais faite par le patient lui-même, alors que le syndrome constitue souvent un handicap cognitif, qu’il est supposé nuire ou empêcher toute représentation. La relation autobiographique d’une condition neurologique n’est pas nouvelle en soi, elle avait été pratiquée par Daudet pour les souffrances liées au tabes dorsalis dans La doulou, journal intime rédigé de 1885 à 1895 mais publié seulement en 1930, par Nabokov pour la synesthésie dans Speak Memory en 1947, par Margiad Evans pour l’épilepsie dans A Ray of Darkness, en 1952. Peuvent s’ajouter les descriptions de l’épilepsie dans l’œuvre de Dostoïevski quand elles sont supposées constituer une projection personnelle. Dans son chapitre sur les hallucinations mentales, Marc Jeannerod se réfère à la tradition des récits autobiographiques de malades psychotiques dont celui de Renée transcrit dans Le Journal d’une schizophrène par Marguerite Sechehaye en 1950. Peu de de symptômes neuropsychologiques comme l’hallucination ont donné lieu à autant de documents autobiographiques et littéraires Dans son dernier livre éponyme, Hallucinations, de 2012, Oliver Sacks après avoir rappelé que le sens médical du terme fut fixé par Esquirol dans les années 1830 montre que notre connaissance du phénomène de l’hallucination a été transformée aussi par les récentes techniques d’implantation d’électrodes et d’imagerie cérébrale.
 
Le récit de l’intérieur le plus connu est un cas limite, avec le témoignage de Jean-Dominique Baudy, Le scaphandre et le papillon, paru en 1997 qui a donné lieu à un film de Julian Schnabel en 2007. Ce journaliste victime d’un accident cérébro-vasculaire sort du coma avec un symptôme d’enfermement (locked-in symptome: LIS): alors qu’il est en pleine possession de ses capacités cognitives, il ne peut mouvoir de tout son corps que la paupière gauche, seul mouvement qui le relie au monde extérieur. Le journaliste a dicté pendant deux mois les cent vingt huit pages de son livre autobiographique en clignant la paupière devant chaque lettre d’un alphabet mis au point par son orthophoniste. L’auteur meurt quelques jours après la publication de ce livre qui est devenu un best-seller traduit en plus de trente langues.
 
Jean-Dominique Baudy s’identifie à Noirtier de Villefort, personnage du Comte de Monte-Cristo, le premier L.I.S apparu en littérature, un personnage dans une chaise roulante qui doit cligner une fois de l’œil pour dire oui et deux fois pour dire non. Dans le British Medical Journey en 1987 le neurologue J.M.S. Pearce oublie Alexandre Dumas dans son article sur “The locked in syndrome” : « The first description of the locked in syndrome may not have been by a doctor but by a writer-Emile Zola in Thérèse Raquin in 1868 […]) » Zola avait décrit dans Thérèse Raquin un cas de locked in syndrome une femme avec une paralysie complète sauf pour les yeux à la suite d’une attaque cérébrale. Pearce qui fait une longue référence au texte de Zola observe que le nom du syndrome ne fut inventé qu’un siècle plus tard par Plum et Posner en 1972[17].
 
La représentation de la migraine de l’intérieur avec l’apparition et l’extension du migraine-art constitue la première nouvelle configuration des rapports entre condition neurologique et représentation esthétique, produit de la neuroculture mais aussi sans doute de la culture de l’individualisme. C’est en effet dès les années 1980 que se développe une nouvelle forme d’art, le migraine-art. Le site du neurologue Klaus Podoll, http://www.migraine-aura.org constitue un excellent document de diffusion du savoir sur la migraine à aura et ses relations avec l’art et la littérature. Il contient une anthologie de textes autobiographiques d’écrivains qui l’ont vécue, comme Emilie Dickinson qui écrivit un poème sur la migraine. Il contient une liste de livres de fiction récents qui traitent de la migraine, certains ayant connu un succès certain comme celui de Siri Hustvedt, The Blindfold, 1992 et de livres autobiographiques sur la migraine comme Andrew Levy, A Brain Wider Than the Sky – A Migraine Diary, 2009. Des relectures neurologiques d’œuvres plus anciennes permettent d’interpréter textes et peintures à partir du scotome typique de la migraine à aura .La galerie des peintres inspirés par la migraine inclut entre autre Hildegard de Bingen, Giorgio de Chirico, Salvador Dali. Dès 1917 Charles Singer, émettait le diagnostic de migraine à aura pour les narrations écrites et les représentations visuelles de l’écrivain et plasticienne mystique du Moyen-Age Hildegard von Bingen (1098-1179). Cette interprétation a été reprise par Oliver Sacks dans son livre Migraine (1992). Les peintures de Hildegard de Bingen constitueraient le plus ancien témoignage de l’influence de la migraine sur l’inspiration artistique. C’est aussi un cas où la neurologie vient directement interpréter l’inspiration religieuse.
 
La neurologue Jill Bolte Taylor a récemment donné un récit de sa propre expérience d’un AVS. Pour la première fois, une description clinique vécue de l’intérieur est présentée d’un accident cérébral. La neurologue décrit depuis les premières minutes, l’apparition et l’extension des handicaps sensoriels, cognitifs et moteurs que la spécialiste peut associer à l’extension d‘une hémorragie cérébrale dans son hémisphère gauche. Neurologue, elle comprend immédiatement la signification des symptômes et elle décrit les minutes dramatiques où elle peut encore utiliser son savoir de neurologue pour essayer de trouver du secours.
 
Son récit couvre les huit ans qui furent nécessaires à sa convalescence et décrit sa découverte dans des conditions certes dramatiques des productions de son hémisphère droit désinhibé et vitaliste avec une nouvelle et intense perception du flux de l’univers. Les altérations causées par les lésions cérébrales peuvent entraîner une métamorphose de l’identité du patient.
 
Le récit d’une attaque cérébrale vécue par un écrivain qui la relaterait ensuite semblait inédit jusqu’à la parution du livre du dramaturge et auteur satirique polonais Slawomir Mrozek, victime d’une attaque en 2002. Pour entraîner sa mémoire et retrouver ses facultés d’expression, l’auteur a rédigé un récit de son attaque cérébrale et de ses conséquences, intitulé Baltazar. Une autobiographie en 2007.
 
L’autisme a été défini durant les années 1940 par le psychiatre autrichien Asperger qui a donné son nom à l’une des formes les plus légères d’autisme et aux Etats-Unis par Leo Kanner. La possibilité artistique des autistes est maintenant bien connue, idée popularisée aussi par Oliver Sacks dans Un antropologue sur Mars qui inclut l’étude d’un enfant artiste à la mémoire visuelle fabuleuse qui lui permet de rendre compte de tous les détails de scènes vues sur un dessin. Le Français Gilles Trehin a publié en 2004 un livre de dessins Urville, une ville imaginaire accompagnée de son histoire toute aussi fictive qui s’étend sur plusieurs millénaires.
 
Mais l’autisme s’est aussi transformé en une condition décrite de l‘intérieur, bien qu’il s’agisse de cas encore rares. Autiste Asperger mais aussi hypermnésiste et synesthète, l’anglais Daniel Tamett a écrit une autobiographie, geste jusque là impensable de la part d’un autiste. Born on a blue day .Inside the Extraordinary Mind of an Autistic Savant en 2007. Il a publié un second livre: Embracing the wide sky en 2009 traduit en français par lui-même, car il possède également des dons également hors du commun pour l’apprentissage des langues[18]. Dans le chapitre « Biologie de la créativité » de son dernier livre, Daniel Tamett souligne aussi la présence des personnes qui deviennent artistes à la suite d’un choc cérébral, les accidental artists[19].
 
Siri Hustvedt a commencé sa carrière littéraire avec un roman à forte dose autobiographique dont la migraine composait l’un des éléments majeurs, The Blindfold, en 1995. Avec La femme qui tremble : Une histoire de mes nerfs, elle est passée à un livre hybride entre l’autobiographie, l’essai et l’autofiction qui constitue un des grands livres emblématiques de la neuroculture, mélange de savoir neurologique, de narcissisme de masse décrit par Richard Sennett et Gilles Lipovetsky et de communication internet.
 
La femme qui tremble : une histoire de mes nerfs est un récit autobiographique qui tire son origine d’un syndrome : un tremblement irrépressible qui apparaît soudain lors d’une conférence publique. « […] comment se fait-il que j’aie soudain, sans aucun avertissement, été atteint par le trac, à l’âge de cinquante et un ans ? Pour une raison inexpliquée, après de nombreuses années de calme relatif, j’ai vu se développer en moi, non pas le tremblement nerveux facile à dissimuler dont j’avais fait l’expérience, mais des spasmes d’une violence quasi destructrice ?( 54) » Seul un médicament conçu pour soigner d’autres troubles, en l’occurrence l’hypertension possède des effets secondaires qui diminuent les crises de tremblement, un« bloqueur des récepteurs adrénergiques, il réduit la libération des hormones du stress. » (53) Le récit se transforme en une enquête à l’intérieur des neurosciences, en un voyage dans une bibliothèque scientifique et médicale, dans les manuels de psychiatrie, de neurologie et de psychanalyse pour tenter de découvrir les origines et les explications de ce symptôme de convulsions. L’auteur a approfondi sa connaissance de la neuropsychologie lors de séminaire et d’activités dans des institutions psychiatriques. Volontaire à la clinique Payne Whitney elle a animé un atelier d’écriture créative hebdomadaire, expérience dont elle se sert pour participer au débat dans son livre sur les expériences mystiques, les hallucinations auditives. Son livre est aussi un essai encyclopédique qui s’intéresse aussi bien aux nouvelles théories sur le rêve, aux limitations de la philosophie dite analytique, aux écrits sur la perception de la douleur. « Je souffre moins parce que ma perception de la douleur ressentie et la signification que j’y attache ont changé. (202) » L’auteur est critique contre la philosophie anglo-américaine et évite d’opposer frontalement neurobiologie et psychanalyse. Comme le neurologue du roman La chambre aux échos, elle émet des commentaires critiques sur les résultats des neurosciences actuelles trop marquées par leur culture nord-américaine originelle.
 
La vision de l’intérieur constitue l’une des conséquences majeures de la révolution des neurosciences, elle s’est alliée à la société d’individualisme de masse, à la société de l’internet et à la neuroculture dont elle est l’une des composantes. L’imaginaire contemporain est imprégné de cette nouvelle culture, même si les études dites littéraires semblent les dernières à les intégrer. Si la guérison de certaines maladies comme l’Alzheimer n’est pas encore en vue malgré l’amélioration des connaissances, les progrès technologiques et scientifiques font envisager des transformations qui ne relèvent pas uniquement de la pop neuroscience, ainsi dans l’interface entre le cerveau et la machine, – le Brain Computer Interface- où les réalités semblent avoir rejoint la science-fiction.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XI
 
Bibliographie
T. Alajouanine, Valéry Larbaud sous divers visages, Paris, Gallimard, 1973.
—- « Aphasia and artistic realization», Brain, 1948, 71: 229-241.
S. Anker, Dorothy Nelkin, The molecular gaze : art in the genetic age, N.Y;, Cold Spring Harbor Laboratory Press, 2004
S. Anker, Giovanni Frazetto, “Neuroculture”, Nature reviews/Neuroscience, Volume 10, novembre 2009,815-820.
J. Baréma, Le test, J.-C. Lattès, Paris, 2002
G. Berman, C. Steen, D. Maurer, Synesthesia: Art and the Mind. McMaster Museum of Art / ABC Art Books Canada, 2008.
L. Bertagna « Il a vécu jusqu’à sa mort », Hommage à André Malraux (1901-1976) : La Nouvelle Revue française no 295, p.95-114, 1977.
J. Bogousslavsky, M. G. Hennerici, Neurological Disorders in famous Artists, Part 2, «Frontiers of Neurology and Neuroscience», vol.22, Bâle, Karger, 2007.
J. Bogousslavsky, F. Boller (éd), Neurological Disorders in famous Artists, «Frontiers of Neurology and Neuroscience», vol.19, Bâle, Karger, 2005.
—- “Neurology and surrealism: André Breton and Joseph Babinski”, Brain 2012 Dec.
F. Boller – «Alaouajine’s Painter: Paul-Elie Gernez», in Neurological Disorders in Famous Artists, ed J. Bogousslavsky , F. Boller. 2005
—- « Valery Larbaud », Neurological Disorders in Famous Artists op.cit. .
M. Byalick, Quit It, London, Delacorte Press, 2002
M .Bonduelle, Charcot, un grand médecin dans son siècle, Paris, Michalon, 1996.
P.Brugger, « From Haunted Brain to Haunted Science: A Cognitive Neuroscience View of Paranormal and Pseudoscientific Thought, » Hauntings and Poltergeists: Multidisciplinary Perspectives, edited by J. Houran and R. Lange North Carolina, McFarland & Company, Inc. Publishers, 2001.
Capgras, J.; Reboul-Lachaux, J. (1923). « Illusion des  » sosies  » dans un délire systématisé chronique ». Bulletin de la Société Clinique de Médicine Mentale 2: 6–16.
J.-P. Changeux, Du vrai, du beau, du bien : Une nouvelle approche neuronale, Paris, Ed O. Jacob, 2008.
S. Chu and J. Downes «Proust Nose Best: Odors are better cues of autobiographical memory». Memory & Cognition, 30, 2002, p. 511-518.
—-«Odour-evoked Autobiographical Memories: Psychological Investigations of Proustian Phenomena», Chem. Senses, Oxford University Press, 25, 2000 a p.111-116.
—-«Long live Proust: The odour-cued autobiographical memory bump». Cognition, 75, 2000 b, p. 41-50.
R. E. Citowic, The Man Who Tasted Shapes, Cambridge, The MIT Press, 1993
M. Cole, K. Levitin, A; Luria, The Autobiography of Alexander Luria: a Dialogue with the Making of Mind, Mahwah, New Jersey, Lawrence Erlbaum Associates Inc. 2005
G T. Couser, « The Cases of Oliver Sacks: The ethics of Neuroanthropology», http://poynter.indiana.edu/files/4213/4513/2230/m-couser.pdf Hofstra University, décembre 2001.
M. Critchl, “Unkind Cuts” NYRB, avril 24 1986;
A. R. Damasio, Le sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience, Paris, Odile Jacob, 1999.
B. David, L’ascension du Haut Mal, Intégrale, Paris, L’Association, 2011.
P. L. Duffy, Blue Cats and Chartreuse Kittens – How Synaesthetes Color Their Worlds, N.Y, Times Books 2002.
A. Flaherty, The Midnight Disease: The Drive to Write, Writer’s Block, and the Creative Brain, Boston, Houghton Mifflin, 2004.
R. Galchen, Atmospheric Disturbances, N.Y., Farrar, Straus and Giroux, 2008
Garrard P. Maloney LM, Hodges RJ et al, « The effects of very early Alzheimer’s disease on the characteristics of writing by a renowned author, Brain,2005, 128 : 250-60
H. Gastaut et Y. Gastaut, « La maladie de Gustave Flaubert », Rev. Neurologique 1982, 6-t, 467-492.
W. Gibson, Neuromancien, 1984, trad franç1985, Paris, J’ai lu, 2009.
Tee L Guidotti, Andre Malraux: a medical interpretation, Journal of the Royal Society of Medicine Volume 78 May 1985 401_403;
D. Hecht, Skull Session, New York Penguin USA, 1998.
Herz Rachel Sara, The Scent of Desire: Discovering Our Enigmatic Sense of Smell, New York, William Morrow/HarperCollins Publishers, 2007.
Herz Rachel S., Jonathan.W. Schooler, «A naturalistic study of autobiographical memories evoked to olfactory versus visual cues: Testing the Proustian Hypothesis». American Journal of Psychology, 115, 2002, p. 21-32.
S. Hustvedt, La femme qui tremble : Une histoire de mes nerfs, Arles, Actes Sud, 2010.
—- Les yeux bandés, Arles, Actes Sud, 1993.
J; Hyman, « Art and Neuroscience» 2006, http://www.interdisciplines.org/artcognition/papers/15
M. Jeannerod, La fabrique des idées, Paris, Ed O. Jacob, 2011
—- L’homme sans visage et autres récits de neurologie quotidienne, Paris, Ed. O. Jacob, 2007.
Eric Kandel, The Age of Insight: The Quest of Understand the Unconscious in Art, Mind and Brain, From Vienna 1900 to the Present, NY, Random House, 2012,
—- A la recherche de la mémoire : Une nouvelle théorie de l’esprit, trad. franç., Paris, Odile Jacob, 2007.
Kausik Si, Eric Kandel, S. Lindquist, « A Neuronal Isoform of the Aplysia CPEB Has Prion-Like properties » Cell, 115, 2003, p. 879-891.
P., et J., Karasik, The Ride Together: A Memoir of Autism in the Family (2004), N. Y. Washington Square Press, 2004
H.-P. Lambert, « L’imaginaire, les neurosciences et l’olfactif : confirmation et extrapolation » Iris, Centre de Recherche sur l’imaginaire. Université de Grenoble, 2012
—- « La représentation de la synesthésie par les plasticiens synesthètes » in « Le trouble » Recherches en esthétique, n°17, 2011.
—- « La nouvelle science de la synesthésie et ses manifestations dans la littérature et les arts plastiques », www.epistemocritique.org juin 2011.
—-« La mémoire : Proust et les neurosciences », dans Dynamiques de la mémoire : arts, savoirs, histoire, Laurence Dahan-Gaida (dir), Presses Universitaires de Franche-Comté, 2010.
—- « Hypermnésie, neurologie et littérature », « Mémoire, savoir, innovation », TLE, Théorie, Littérature, Epistémologie, Presses Universitaires de Vincennes, n°26, 2009, p. 141-162.
—- « Proust et les neurosciences », « Epistémocritique», Texte: Revue de critique et de théorie littéraire, University of Toronto, 42/43 2009.
—- « The literary recognition of the neurological phenomenon of synesthesia», in Consciousness, Theatre, Literature, and the Arts, ed D. Meyer-Dinkgräfe. Cambridge Scholars Publishing, Newcastle, 2009.
—- “Neuroaesthetics, neurological disorders and creativity”, Mutamorphosis: Challenging Arts and Sciences”, Prague, novembre 2007. Conference proceedings, octobre 2009.
http://mutamorphosis.wordpress.com/2009/02/21/herv-pierre-lambert/
—- « Imprévisible et plasticité cérébrale », « L’imprévisible », Recherches en esthétique, n°14, 2009.
—- « Art et cerveau: vers la neuro-esthétique ? », in « Rencontre », Recherches en esthétique, n°12, 2006.
E. LaPlante, Seized: Temporal Lobe Epilepsy as a Medical, Historical, and Artistic Phenomenon
J. Lehner, Proust was a neuroscientist, 2007, Boston, Houghton Mifflin Company,
R Lowell, Selected Poems N.Y. Farrar, Straus & Giroux, Inc. 1976,
Luria Alexandre, L’homme dont le monde volait en éclats, Paris, Seuil, « La couleur des idées», 1995.
J. Lethem, Les orphelins de Brooklin, Paris, Éditions de l’Olivier, 2003
—-2000 The Vintage Book of Amnesia: An Anthology of Writing on the Subject of Memory Loss, NY, Random House.
B. Lechevalier, –Le cerveau mélomane de Baudelaire: musique et neuropsychologie, Paris, Ed O. Jacob, 2010,
—- Le cerveau de Mozart, Ed. Odile Jacob, 2003
D. Lloyd, Radiant Cool, Cambridge, MIT Press, 2004.
A. Luria L’Homme dont le monde volait en éclats, Paris, Seuil. 1995
P. Lefcourt, The Woody, New York, Simon & Schuster, 1998
I. McEwan, Saturday, London, Vintage 2005.
—- 1998 Enduring Love, London, Vintage, 1998.
—- 1997 Amsterdam, London, Vintage, 1997.
G. Lipovetsky, L’ère du vide: Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.
J.Metellus « Le parcours d’Alajouanine ». La Nouvelle Revue Française 1978,
—- Charles-Honoré Bonnefoy Paris, Gallimard, 1990.
J. Moore, Les Artistes de la mémoire, trad. Hélène Rioux. Paris, éd. Philippe Rey. 2007
S. Mrozek, Balthazar : Autobiographie, Lausanne, Noir sur Blanc 2007
S. Nalbatian Memory in Literature: From Rousseau to Neuroscience, Hamshire, Palgrave Macmillan 2003.
K. Podoll, D. Robinson, The Migraine Experience from Within, Berkeley, CA: North Atlantic Books; 2008
R. Powers, La chambre aux échos, trad Jean-Yve Pellegrin, Paris, Le Cherche-Midi, coll Lot 49. 2008
D. Purves (dir), Préface de Marc. Jeannerod, trad. de la 3e éd. américaine par Jean-Marie Coquery, Neurosciences, Bruxelles, De Boeck, « Neurosciences et Cognition », 2005
Ramachandran, V. S. (1998). – « Consciousness and body image: Lessons from phantom limbs, Capgras syndrome and pain asymbolia ». Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences 353 (1377): 1851–1859.
—- 2005 Phantoms of the Brain (first edition, 1998), London, Hammersmith.
—- 2003 The Emerging Mind, London, Profiles Books.
F. C. Rose, (éd) Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature, Londres, Imperial College Press, 2004.
U. Rot Ian “McEwans: “Novels about Neurological and Psychiatric Patients”, European Neurology, 2008; 60; 12-15.
G. H. Rubio, Icy Sparks, New York Penguin USA, 1998.R. Sennett, Les tyrannies de l’intimité, Paris, Le Seuil, 1995.
O. Sacks, Hallucinations, NY, Picador, 2012,
—-2011 The Mind’s Eye, NY, Picador.
—-2008 Musicophilia: Tales of Music and the Brain, New York/ Toronto, Alfred A. Knopf.
—-1995 Un Anthropologue sur Mars, Paris, Seuil. Points Essais,
—-1992 Migraine San Francisco, University of California Press,
—-1988 L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Paris, Seuil.
S. C. Schachter, “The visions of artists with epilepsy: Implications for neuroscientists”, Epilepsy & Behavior 14 (2009) 12–14
2003. ‘‘Visions: Artists Living with Epilepsy’’, Academic Press, San Diego.
—-1996. “Epilepsy and art”. Med. J. Aust. 164, 245–248.
S. C. R. Schleifer: “The Poetics of Tourette syndrome: Language, Neurobiology, and Poetry”, in New Literary History, Summer 2001, Vol. 32R.
A Sénanque, L’homme mouillé, Paris, LGF/Livre de Poche, 2012.-
—- Salut Marie, Paris, Grasset,2012
S. Squier, « So Long As They Grow Out of It: Comics, the Discourse of Developmental Normalcy, and Disability », Journal of Medical Humanities, Volume 29, pp. 71-88, 2008.
C. Steen: -“Visions Shared: A Firsthand Look into Synesthesia and Art”, Leonardo, Vol. 34, No. 3, pp. 203–208, 2001
C. Steen, G. Berman, (In Print) The Oxford Handbook of Synaesthesia, « Synaesthesia and the Artistic Process », Oxford University Press, UK, 2013, Chapter 34.
J-. Y.Tadié, M. Tadié, Le sens de la mémoire, Gallimard, 1999.
—- « Nouvelles recherches sur la mémoire proustienne », Revue des sciences morales et politiques, n°4, 1998, p.71-86.
D. Tammet, –Embrasser le ciel immense, Paris, Les Arènes. 2009
—- 2007 Je suis né un jour bleu, Paris, Les Arènes.
J. B. Taylor, My Stroke of Insight: a Brain Scientist’s Personal Journey, NY, Viking, 2008.
W. Tecumseh. Fitch, “The biology and evolution of music” Cognition 100 (2006) 173–215:
C. Thomas-Antérion et Michèle Puel, Les labyrinthes de la mémoire : paroles & histoires inédites, Toulouse, 2008
C. Thomas-Antérion -2009 Sous le cédre, Lyon, Éd. Baudelaire.
—-2008 En soie, Lyon, Éd. Baudelaire,
C. Thomas Antérion, P. Convers, S. Desmales, C. Borg, B. Laurent, « An odd manifestation of the Capgras syndrome: Loss of familiarity even with the sexual partner », dans Neurophysiologie Clinique/Clinical Neurophysiology, vol. 38, 2008, p. 177-188
C. Thomas-Anterion « Trouble de l’identification : syndrome de Capgras et syndrome de Fregoli dans un cas de pathologie dégénérative » http://www.mediscoop.net/index.php, 2004.
—- « Qu’est-ce que le roman policier peut nous apprendre sur la maladie d’Alzheimer ? A partir du personnage de Madame Havers », Neurologie, psychiatrie, gériatrie, Volume 4, Issue 21, June 2004,p.40–42
G. Trehin, Urville, Carnot Ed, 2004.
E. S. Valenstein, Great and Desperate Cures: The Rise and Decline of Psychosurgery and Other Radical Treatments for Mental Illness, (first edition 1986), London, Createspace 2010.
E. Wayne Massey, « Neurology and Sherlock Holmes » in Rose Neurology of the Arts. London, 2004.
A. Wexler, Mapping Fate – A Memoir of Family, Risk, and Genetic Research, San Francisco, University of California Press, 1996
S. Zeki, Inner vision: An Exploration of Art and the Brain, Oxford, Oxford University Press, 1999.
—- Splendors and Miseries: Love, Creativity, and the Quest for Human Happiness, Blackwell Publishing, Oxford, 2009
—- « Neural concept Formation and Art: Dante, Michelangelo, Wagner », in F. Clifford Rose, (éd) op. cit.
 


[1] Sur la relation entre Babinski et Breton et l’influence de Babinski sur le mouvement surréaliste, voir :
– J. Morris, «The Anosognosic’s Dilemma: Something’s Wrong but You’ll Never Know What It Is (Part 2) », NY Times, June 21, 2010,
– J. Haan, PJ. Koehler, J. Bogousslavsky, «Neurology and surrealism: André Breton and Joseph Babinski», Brain. 2012 Dec;135:3830-8
[2] L’un des cas des plus célèbres est celui de Fellini La négligence unilatérale gauche dans les dessins du cinéaste après l’attaque cérébrale de l’hémisphère droit a été étudiée par les neurologues Cantagallo et Salla en 1998. Mais Fellini était conscient du défaut de représentation du côté gauche dans ses dessins, contrairement à la majorité des patients. L’un de ses dessins met en scène avec humour cette déficience par rapport à ses dessins antérieurs. Un personnage qui le représente, demande: « Où est la gauche ?» Voir: Cantagallo, S. D. Sala, (1998) «Preserved insight in an artist with extrapersonhalo spatial neglect sense», Cortex, 34, 163- 189.
[3] Sacks évalue à dix mille opérations de ce type menées aux USA jusqu’en 1949 et dix mille dans les deux seules années suivantes.
[4] L’importance de Wilfred Penfield est telle qu’il est devenu un mythe littéraire, apparaissant chez Philip K. Dick, J.G. Ballard, Shirow Masamune.
[5] Les sites video aujourd’hui proposent le visionnement de ces opérations du cerveau avec participation du patient réveillé.
[6] Siri Hustvedt, « Shock to the Senses”, New York Times, 28 décembre 2012.
[7] La vie d’Alexander Romanovitch Luria (1902-1977) est connue à la fois par un récit autobiographique, The Autobiography of Alexander Luria : A Dialogue with The Making of The Mind, écrit en 1974, traduit en anglais en 1979, et par les biographies qui furent consacrées à ce grand psychologue russe dès son vivant.
[8] . Certains neurologues ont mal vécu la renommée d’Oliver Sacks, à la fois neurologue, journaliste et écrivain.
[9] Brugger, Peter, “Book Review”, Cognitive Neuropsychiatry, Vol. 17, Issue 4, 2012
[10] “Language provides one of the best examples of how the study of early Alzheimer’s disease has informed cognitive neuropsychology, with the analysis of individuals and groups showing disruption of word and sentence level production and comprehension, and disintegration of the vast, structured network of information that endows objects and words with meaning, i.e. semantic memory (Nebes, 1989). The possibility of examining, retrospectively, the products of cognitive operations at work during the pre-symptomatic period of a neurodegenerative disease occurs rarely”
[11] J’ai ailleurs montré ce qu’il en est de l’interprétation postmoderne de ce scientific writer.
[12] Traduit par nous.
[13] Comme on sait Kandel lors d’un voyage d’étude à Paris a repris l’idée et l’animal du neurologue Ladislas Tauc, c’est-à-dire l’idée d’étudier un animal primitif, en l’occurrence l’aplysie pour étudier le système nerveux.
[14] La Science-fiction s’en était inspiré avec L’Invasion des Profanateurs de Jack Finney en1955.
[15] Une même scène d’opération est relatée par Marc Jeannerod dans un chapitre lui aussi sur l’amnésie « Une mémoire vide ». Jeannerod rappelle que la procédure chirurgicale qui consiste à stimuler le cortex cérébral chez des patients conscients a été inventée par Wilder Penfield pour localiser l’emplacement des tissus causant l’épilepsie.
[16] Nous ne traiterons pas ici de la synesthésie pour l’avoir déjà longuement fait dans des articles précédents et surtout bien entendu raison de la présence de l’article de la grande spécialiste Carol Steen qui nous a fait l’honneur de participer à ce numéro. Le moment de la révolution synesthésique commence dans les années 1990 pour continuer de se développer encore aujourd’hui.
[17] Comme le remarque Suzanne Anker, aujourd’hui un tel cas n’aurait plus lieu d’être car les progrès dans les interfaces cerveau-ordinateur (BCI : Brain-computer interfaces) permettent aux patients de diriger directement un curseur avec leurs pensées. (24)
[18] Comme on sait, le film a beaucoup aidé à mieux faire connaître l’autisme auprès d’un plus large publid. L’histoire est inspirée du fait réel de la vie de
[19] Voire notre article « Imprévisible et plasticité cérébrale ».



La synesthésie : Vues de l’intérieur

à Amy Ione
 
 

Carol Steen, Clouds Rise Up
2004-05, huile sur masonite recouverte de toile, 62.5 x 51cm.
I made this painting last winter after I heard a musician play an untitled piece on his Shakuhachi flute. Unlike the fast-tempo songs I usually work to because I like to watch the colours change quickly, the song he played had a very slow tempo. I call this Clouds Rise Up because this is exactly what I saw as I listened to him play his flute. Each note he played had two sounds and two colours: red and orange, which is why the two colours you see move together as one shape on the slightly metallic green surface.[1]
I. La découverte de la synesthésie comme phénomène neurologique
 

1. La synesthésie et son « neuropsychological turn »

When I see equations, I see the letters in colors – I don’t know why. As I’m talking, I see vague pictures of Bessel functions from Jahnke and Emde’s book, with light-tan j’s, slightly violet-bluish n’s, and dark brown x’s flying around. And I wonder what the hell it must look like to the students[2].

Richard Feynman, Prix Nobel de physique 1965

La synesthésie[3] est aujourd’hui définie comme un phénomène neurologique, c’est une association involontaire entre divers modes de perception : la stimulation d’un sens active un autre sens, sans que celui-ci ait été stimulé spécifiquement. Cette association intermodale est dite bimodale quand elle a lieu entre deux modalités sensorielles ce qui est le cas le plus courant, elle est dite multimodale quand elle met en jeu au moins trois modalités sensorielles. Elle est généralement unidirectionnelle, un sens déclenche un second mais mais la relation est rarement réversible, elle est alors dite bidirectionnelle. Certaines associations sont plus courantes comme entre le son et la vue, d’autres plus rares avec le goût ou l’odorat. Un mode de perception peut être activé également à partir non pas d’une première perception mais de « systèmes culturels de catégorisation » (nombres, noms, jours de la semaine, mois, etc …). Le site de l’un des pionniers de la synesthésie Richard Cytowic commence ainsi: « In synesthesia two or more senses are automatically and involuntarily coupled such that a voice, for example, is not only heard, but additionally felt, seen, or tasted.Synesthesia is not imagination or learning. It differs from metaphor and deliberate contrivances such as colored music[4]. »
Dans les années 1980, les études réalisées par Cohen-Baron et Harrison en Grande-Bretagne et Lawrence E. Marks et Cytowic aux USA ont transformé la conception de la synesthésie. Elle est maintenant et définitivement reconnue comme un phénomène réel, un phénomène neurologique qui ne doit pas être confondu avec ce que l’on appelle désormais la pseudosynesthésie. Dans l’introduction de leur livre Synaesthesia: Classic and Contemporary Readings en 1997, les deux psychologues anglais rappelaient que l’existence de la synesthésie avait longtemps été sujette à caution[5] et annonçaient la transformation du statut de la synesthésie, reconnue comme un phénomène neurologique étudié de manière scientifique. L’âge de la « Synesthesia Renaissance », de la Renaissance synesthésique commençait. La synesthésie entrait dans son « neuropsychological turn ». «Within the last few years synesthesia has enjoyed something of a renaissance, with researchers from various disciplines within cognitive neuroscience contributing both new data and theory[6]. » Evoquant l’origine de leurs recherches,  les deux pionniers anglais écrivainet que leur intérêt est né à la lecture d’une lettre d’Elizabeth Stewart-Jones parue dans la revue The Psychologist en août 1986. Cette peintre galloise décrivait ses perceptions synesthésiques et proposait son cas comme sujet de recherche. Les deux psychologues répondirent en invitant les personnes qui se considéraient synesthètes à entrer en contact avec eux. Vingt deux personnes dont dix-huit femmes participèrent ainsi à des tests sur la synesthésie qui débouchèrent sur la création d’un test rigoureux de reconnaissance du phénomène. Pour la couverture de son livre Synesthesia [7], John Harrison a choisi en 2001 une toile de la peintre galloise par qui la nouvelle science était arrivée.
Aux Etats-Unis, le phénomène était étudié par le psychologue Laurence E. Marks[8] et le neurologue Richard Cytowic. Ce dernier publia en 1989 Synesthesia: A Union of the Senses et en 1993, il connut un grand succès de librairie avec The Man Who Tasted Shapes,livre qui eut des répercussions sur la vie de nombreux synesthètes. Le titre fait référence au cas rare d’association entre sensations gustatives et formes tactilesqu’il constata par hasard chez un invité lors d’une soirée en 1980, lorsque celui-ci déclara : « There aren’t enough points on the chicken!», phrase qui aurait constitué le point de départ de l’intérêt de Cytowic pour la synesthésie. L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) a permis ensuite une connaissance approfondie des processus cérébraux à l’œuvre. Dès la fin des années quatre-vingt, Cytowic commença à étudier la synesthésie avec les nouvelles technologies de l’imagerie cérébrale, travaux continués ensuite par Paulesu, Aleman, Ramachandran et Hubbard. L’imagerie cérébrale a fourni une preuve scientifique de l’existence du phénomène synesthésique et une explication neuronale par la théorie dite de «l’activation croisée». La synesthésie des chiffres vus en couleur s’explique ainsi : la vision des chiffres active les neurones de la zone de reconnaissance des chiffres mais active aussi les neurones d’une zone voisine dans le cerveau, la zone appelée V4, qui traite la couleur. Cette «erreur de câblage neuronal»cause une «activation croisée» et donc ce cas la synesthésie chiffres-couleur. Le mécanisme général du phénomène cérébral une fois connu, il reste encore à en comprendre les causes, l’expérience ayant montré la transmission génétique de cette «erreur de câblage» et une prédominance féminine chez les synesthètes. La thèse actuellement débattue est celle de la psychologue canadienne Daphné Maurer. L’être humain naîtrait synesthète. Le nourrison serait le synesthète universel pour des raisons de survie – reconnaître la mère par tous les moyens- et pour des raisons biologiques, les connexions neuronales ne seraient pas encore fermement établies. Combien de mois le jeune être humain posséde cette capacité reste une question non résolue. Dans cette thèse aujourd’hui répandue, le mécanisme génétique ne provoquerait pas l’existence d’une erreur de câblage à la naissance mais la prédisposition génétique interviendrait en fait pour ne pas élaguer tous les câblages synesthésiques existants chez tous les nourrissons.

Si les découvertes de Cohen-Baron et Hamilton et de Mark et de Cytowic mirent fin à près de cinquante ans de désintérêt, il s’agissait en fait d’une redécouverte car ce phénomène était étudié depuis la fin du XIXe siècle. Pour Cohen-Baron et Harisson comme pour Cytowic, l’étude de la synesthésie aurait périclité en raison de la domination du paradigme behavioriste considérant la synesthésie comme trop subjective. En effet, jusqu’à l’utilisation de l’imagerie cérébrale, l’étude de la synesthésie dépendait des récits des patients, source sujette à caution. En plus, les associations automatiques diffèrent entre les personnes synesthètes, ainsi le même mot ou la même lettre va évoquer des couleurs différentes suivant les personnes comme le montre l’exemple donné par Greta Berman et Carol Steen : «For example, one synesthete might describe the sound of C#, or its written note, as a deep cobalt blue with a satin texture, but another would describe the same sound as the fresh spring green of new ferns with a bit of brown earth on their fronds.[9]» Cette renaissance synesthésique a provoqué une relecture de l’histoire pluriséculaire du phénomène et des découvertes à son propos[10]. La synesthésie était devenue l’objet d’études scientifiques dans les années 1880 marquées par des publications concomitantes : l’article de Galton en 1880, les travaux des médecins suisses Bleuler et Lehmann en 1881. En France, où le courant symboliste avait mis en avant la métaphore synesthésique, les travaux concernèrent l’un des types de synesthésie, l’audition colorée avec L’audition colorée de Ferdinand Suarez de Mendoza en 1890 et du médecin suisse Theodore Flournoy[11] en 1893. Suarez de Mendoza définissait ainsi l’audition colorée:

 L’audition colorée est une faculté d’association des sons et des couleurs, par laquelle toute perception acoustique objective d’une intensité suffisante, ou même sa simple évocation mentale, peut éveiller et faire apparaître, pour certaines personnes, une image lumineuse colorée ou non, constante pour la même lettre, le même timbre de voix ou d’instrument, la même intensité et la même hauteur de son ; faculté d’ordre physiologique, qui se développe dans l’enfance et persiste généralement avec les années sans variations notables[12].
La synesthésie fut l’objet de nombreuses études entre 1860 et 1930, pendant lesquelles des conférences internationales européennes eurent lieu à son sujet avant de sombrer dans l’indifférence jusqu’au revival des années mille neuf cent quatre-vingt, un siècle après sa première apparition dans l’histoire des sciences. Dans la période de reflux, voire d’oubli relatif, furent néanmoins publiés des témoignages importants, le livre de mémoire de Vladimir Nabokov, Speak, Memory, en 1947 le second chapitre contient ce qu’il appelle sa confession de synesthète, les entretiens de Messiaen avec Claude Samuel en 1967, et le livre si influent d’Alexandre Luria, The Mind of a Mnemonist[13]. Le psycholoque soviétique avait étudié pendant plusieurs décennies le cas du journalisteS.V. Shereshevskii, mnémoniste mais aussi synesthète[14]. De plus la méthode de présentation dite littéraire de Luria a servi de modèle à Oliver Stacks et Richard Cytowic[15].
2. Les quatre grands types de synesthésie : synesthésie et pseudosynesthésie
Il n’existe pas de signes extérieurs de synesthésie, laquelle n’est pas considérée non plus comme une maladie neurologique. Dans son Blue Cats and Chartreuse Kittens, How synesthetes color their worlds[16], Patricia Lynne Duffy reprend la liste des différentes types de synesthésie avancés par Baron-Cohen et Harrison. La première catégorie est la synesthésie comme phénomène naturel, (developmental synesthesia), c’est dans ce sens que nous parlons avant tout de synesthésie[17]. La seconde catégorie est une synesthésie accidentelle (acquired synesthesia) qui est provoquée par un dysfonctionnement neurologique ou physique, par exemple comme séquelles de la méningite. La troisième catégorie concerne la synesthésie induite par les drogues et temporaire. Dans un texte célèbre, en 1843, Théophile Gautier, présente les sensations éprouvées à la suite d’une absorption de haschich : « Mon ouïe, s’était prodigieusement développée ; j’entendais le bruit des couleurs. Des sons verts, rouges, bleus, jaunes, m’arrivaient par ondes parfaitement distinctes[18]Enfin la quatrième catégorie désigne la synesthésie métaphorique ou pseudosynesthésie. Les scientifiques ont gardé l’ancien mot de synesthésie pour désigner le phénomène neurologique d’association involontaire transmodale, donnant ainsi à ce mot un sens scientifique nouveau.

Avec cette coupure épistémologique la conception scientifique de la synesthésie se voit obligée de faire une distinction absolue, entre la vraie synesthésie et l’expression dans son usage métaphorique, la pseudosynesthésie, qui désigne les manifestations culturelles et littéraires ainsi que les métaphores synesthésiques dans le langage, les tropes littéraires et toutes les contructions artistiques qui emploient le mot « synesthésie » pour décrire des associations multisensorielles, ce qui fut l’une des caractéristiques du romantisme allemand et du symbolisme français.
La reconnaissance scientifique du phénomène est liée à la création par Cohen-Baron d’un test qui permettait pour la première fois de constater l’existence d’une synesthésie chez un patient indépendamment de ses déclarations. En 1987, Le TOG, Test of Genuinenesfor Colored-Word Synesthesia[19], créé par son équipe mesurait la cohérence du lien stimulus-réponse dans une batterie de tests mais ce tests’appliquait seulement au cas le plus courant de synesthésie, celui de la synesthésie visuelle sous la forme de l’association entre un mot, une lettre, prononcés et une couleur[20]. Les tests permettent de distinguer ce qui relève de la construction mentale, -la pratique personnelle de l’association cultivée comme pratique de soi, les souvenirs des livres de lecture d’enfance, etc.-, de ce qui relève de l’association automatique. Ce type de test doit être répété à une certaine distance de temps car c’est à la longue que seules les associations automatiques se révèlent constantes. Depuis Vilayanur Ramachandran et Ed Hubbard ont inventé un test plus simple et plus rapide pour déterminer l’existence d’une synesthésie des nombres colorés. Aux Pays-Bas, une équipe menée par un synesthète activiste culturel, Chretien van Campen[21], a inventé à partir du test de Cohen-Baron un test qui n’est plus limité à une association intermodale mot /couleur mais ouvert aux associations entre musique et couleur, odeur et couleur, saveur et couleur.
Pour mieux séparer le véritable phénomène neurologique de l’expérience pseudosynesthésique, Cytowic a proposé des critères de diagnostic clinique dans The man who tasted shapes : la synesthésie est caractérisée par un phénomène d’association intermodale, qui ne peut être supprimé, qui est involontaire mais provoqué, qui est durable, discret, générique, mémorisable, émotionnel et noétique. Les perceptions sont durables et « génériques », c’est-à-dire jamais élaborées. Elles ne produisent jamais d’imagesni des scènes complexes mais des points, des tâches, des lignes, des spirales et des formes en réseau, des textures lisses ou rugueuses, des goûts agréables ou désagréables, tels que salés, sucrés ou métalliques. « Générique » signifie que là où le faux synesthète va imaginer un paysage pastoral en écoutant Beethoven, pour reprendre l’exemple de Cytowic dans Psyché, les vrais synesthètes vont eux expérimenter dans leur champ de vision non pas des images, mais des formes et des couleurs non élaborées : tâches, lignes, spirales, formes en grillage[22].Visualiser un paysage en écoutant de la musique est un travail d’imagination mais cultiver son imagination ou associer des images n’est pas avoir une association transmodale. Cytowic souligne : «Synesthetic percepts never go beyond this elementary, unembroidered level. If they did, they would no longer be synesthesia but rather well-formed hallucinations or figurative mental images of the kind we all have daydreaming[23]. »

Cette préoccupation de distinguer synesthésie et pseudosynesthésie n’est pas en fait caractéristique de la nouvelle période scientifique. Dès la première époque, la différence entre audition colorée et système synesthésique élaboré par les artistes s’était imposée aux scientifiques. Alfred Binet écrivait dans un article intitulé « Le problème de l’audition colorée »de 1892 : « ces associations [couleur/son] sont factices ; elles ont un caractère purement individuels ; elles ne correspondent à rien dans l’ordre des faits extérieurs[24]Bien avant les déclarations de Cytowic et de Hubbard, l’existence de la pseudosynesthésie paraissait un obstacle à la compréhension scientifique du phénomène et à son acceptation comme un fait réel. Clavière dans L’année psychologique de 1898diagnostiquait sans ménagement: « Ce qui a fait à l’audition colorée une si mauvaise réputation, c’est que ses manifestations ont été posées comme principes fondamentaux de la régénération de l’art par des littérateurs, des poètes, des artistes suffisamment connus sous les noms de décadents, de symbolistes, d’évoluto-instrumentistes, etc., et que l’on a qualifiés soit des dévoyés de l’art et des névrosés, soit tout simplement des fumistes [25]. »


Carol Steen, Red Commas on Blue
2004, huile sur papier, 16 x 16cm.
This painting was created when I listened to the song Show Me, played by Megastore. I loved watching the electronically altered, transparent blue voice in this song with its swift rotating movements. The red arcs were the drums.
 
 
 
3. Littérature et pseudosynesthésie
En effet, la littérature au XIXe siècle a été le domaine par excellence de la pseudosynesthésie. Avec le romantisme allemand puis le symbolisme français, la tradition culturelle a produit des œuvres qui développaient des images intersensorielles et des métaphores synesthésiques, voire des systèmes de pensée fondée sur ces associations. Cette culture de l’asssociation sensorielle s’infiltre même chez les auteurs dits réalistes. Dans un texte autobiographique relatant un voyage autour de la Méditerranée, Guy de Maupassant, la nuit, au large de San Remo, sur le pont du bateau, sent tout d’un coup le souffle chaud et parfumé du vent de la terre et les sons de la musique jouée sur la rive : « Je demeurai haletant, si grisé de sensations, que le trouble de cetteivresse fit délirer mes sens. Je ne savais plus vraiment si je respirais dela musique ou si j’entendais des parfums, ou si je dormais dans les étoiles…[26]» Dans la culture allemande, l’utilisation de la synesthésie comme moyen stylistique als Stilmittel, remonte à l’époque baroque (1600-1720) pour s’épanouir à l’époque romantique (1795-1840) en poésie avec Eichendorff, Brentano, Novalis, von Arnim, Hoffmann, Tieck, alors que les courants de pensée romantique privilégiaient aussi l’existence d’analogies et de correspondances dites verticales entre ce monde ci et un monde supérieur, à l’image des textes de Swedenborg[27]. Hoffmann allait développer le thème de la relation entre son et couleur qui servira de modèle à Balzac, Gautier, Baudelaire. Plus encore que dans la littérature, le domaine musical a cultivé la relation entre ces deux modes de perception. Le langage de la musique est saturé d’analogies visuelles. La langue allemande possède une synesthésie métaphorique immédiate pour la musique avec le mot Klangfarbe, littéralement la couleur du son. En français ou en anglais, l’on trouve les expressions, couleurs, coloris, pour décrire un ton, ou des mots venus de la peinture comme impressionnisme, pointillisme, pour désigner des styles musicaux. Les transpositions sensorielles d’Hoffmann développées dans ses Kreisleriana et reposant sur la transformation des perceptions des sens en audition musicale vont avoir en France une influence considérable. Les deux romans musicaux de Balzac Masimmilla Doni et Gambara ainsi que son analyse du Moïse utilisent cette relation approfondie par Hoffmann entre les impressions de la vue et de l’ouïe. « De façon générale, quand Balzac parle de musique, et désire analyser le sens de cette musique et les émotions ou les idées qu’elle soulève, il utilise des images d’ordre visuel[28]. » note Pierre Laubriet. Il ajoute que l’utilisation par Hoffmann du thème de la synesthésie dans ses contes fantastiques a été remarquée par Balzac qui finit néanmoins par préférer le système d’analogies et de correspondances des Arcanes célestes de Swedenborg.
En France la littérature synesthésique se développe aussi en relation avec l’expérimentation du haschich. Théophile Gautier a été le précurseur en France de ces descriptions qui reposent effectivement sur des faits avérés par la science : la synesthésie temporaire provoquée par certaines drogues, comme le haschich et le LSD, troisième catégorie de synesthésie dans la liste de Cohen-Baron. Mais comme le remarque Max Milner, «  la manière dont Gautier décrit ses hallucinations […] est le premier exemple, en France, de l’exploitation systématique d’une prise de drogue pour en tirer des effets littéraires[29]. »  Avec les écrits de Gautier comme ceux de Baudelaire, la quatrième catégorie synesthésique, la pseudosynesthésie, prend en charge la troisième, la synesthésie temporaire de l’hallucination par la drogue. Ces écrits dépassent ou trahissent la simple description de cas. Car il ne s’agit pas d’un compte rendu à finalité clinique. Comme l’écrit Max Milner, il s’agit « d’une transformation de l’expérience en spectacle- ce que Baudelaire appellera plus tard le « théâtre de Séraphin » . […] Gautier exploite – et assurément prolonge- les virtualités poétiques des modifications sensorielles qui se sont produites en lui[30]. », avec une prédominance pour la transformation des perceptions en audition musicale.
Mon ouïe s’était prodigieusement développée ; j’entendais le bruit des couleurs. Des sons verts, rouges, bleus, jaunes, m’arrivaient par ondes parfaitement distinctes. Un verre renversé, un craquement de fauteuil, un mot prononcé tout bas, vibraient et retentissaient en moi comme des roulements de tonnerre. Chaque objet effleuré rendait une note d’harmonica ou de harpe éolienne Je nageais dans un océan de sonorité, où flottaient, comme des flots de lumière, quelques motifs de Lucia ou du Barbier.[31]
Plus tard, dans son étude de 1868 sur Baudelaire, Gautier reconnaissait la réélaboration littéraire de ses expériences d’états modifiés de conscience : « J’y ai mêlé mes propres hallucinations [32].» L’auteur de L’imaginaire des drogues commente : « ce qui implique [..] qu’une bonne partie du récit soit de pure invention[33].» Le récit de l’expérimentation de la drogue en France possède certes un aspect d’ « expérience physiologique »[34] comme l’écrit Gautier à propos de Baudelaire, mais il est dès l’origine un genre littéraire, où les effets synesthésiques de par leur valeur poétique sont mis en scène, sont réinscrits dans l’imaginaire et les thèmes personnels de l’auteur, et avec des références hoffmanniennes, avec un « plaisir d’écriture » que Milner souligne aussi pour les récits des Paradis artificiels. Dans sa narration des « effets merveilleux du haschich [35]», Baudelaire mentionne les perceptions synesthésiques: « Les sons ont une couleur, les couleurs ont une musique[36]», sur le modèle de la pseudosynesthésie héritée d’Hoffmann. Quand Baudelaire veut expliquer dans le chapitre « De la couleur » du Salon de 1846, la relation de la couleur avec trois notions musicales, l’harmonie, la mélodie er le contrepoint, il se réfère aux Kreisleriana : « […] je me rappelle un passage d’Hoffmann qui exprime parfaitement mon idée […] : Ce n’est pas seulement en rêve, et dans le léger délire qui précéde le sommeil, c’est encore éveillé, lorsque j’entends de la musique, que je trouve une analogie et une réunion intime entre les couleurs, les sons et les parfums[37].» Et dans le chapitre « Eugène Delacroix » de l’Exposition universelle (1855),  il écrit au sujet du peintre avant de se citer lui-même :
 Puis ces admirables accords de sa couleur font souvent rêver d’harmonie et de mélodie, et l’impression qu’on emporte de ses tableaux est souvent quasi musicale. Un poète a essayé d’exprimer ces sensations subtiles dans des vers dont la sincérité peut faire passer la bizarrerie :
Delacroix, lac de sang, hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges,
Passent comme un soupir étouffé de Weber.
 […] les fanfares et Weber : idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa couleur. [38]
Sa description des effets de la drogue oscille entre un commentaire dominant de minimisation, de mise à distance et des envolées lyriques où paradoxalement la véritable expérience de la synesthésie – celle de catégorie III, induite par la drogue, est réduite à une simple intensification de la pseudo synesthésie.  
Les sons se revêtent de couleurs, et les couleurs contiennent une musique. Cela, dira-t-on, n’a rien que de fort naturel, et tout cerveau poétique, dans son état sain et normal, conçoit facilement ces analogies. Mais j’ai déjà averti le lecteur qu’il n’y avait rien de positivement surnaturel dans l’ivresse du haschich; seulement, ces analogies revêtent alors une vivacité inaccoutumée; elles pénètrent, elles envahissent, elles accablent l’esprit de leur caractère despotique.Les notes musicales deviennent des nombres, et si votre esprit est doué de quelque aptitude mathématique, la mélodie, l’harmonie écoutée, tout en gardant son caractère voluptueux et sensuel, se transforme en une vaste opération, mathématique.[39]
Les effets réels de synesthésie induits par le haschich sont réduits par Baudelaire à une hyperesthésie décrite come une intensification des analogies hoffmanniennes. Il n’existe donc pas de différence essentielle pour Baudelaire entre la synesthésie induite par la drogue et la description de la synesthésie purement littéraire. Quant au poème des Correspondances, il mêle deux sortes d’analogies, celles venues de l’influence de Swedenborg, où le monde d’ici renvoie à un monde supérieur, et celles héritées d’Hoffmann et du haschich, le monde des synesthésies. Comme l’écrit Max Milner, « l’effet des analogies “horizontales” est à la fois brouillé et magnifié par les analogies “verticales”[40].» Même si Van Campen et Duffy, considèrent à la lecture des Paradis artificiels que Baudelaire aurait bien expérimenté la synesthésie induite par le haschich[41], les témoignages de Gautier et de Baudelaire sur les effets du haschich, et notamment les effets synesthésiques et en fait hyperesthétiques sont déjà des interprétations littéraires.
Dans la culture française, deux autres textes sont devenus des références internationales de la pseudosynesthésie, le poème de Rimbaud Voyelles de 1871et A rebours de Huysmans de 1884. Le personnage principal, le duc des Esseintes invente un instrument musical appellé orgue à bouche qui provoque des correspondances entre saveurs de liqueurs et des sons d’insturments.Mais c’est toute l’époque symboliste (1883-1896) qui fait de la pseudosynesthésie un élément prédominant de sa poétique. Les études récentes de Bobillot ont sorti de l’oubli dans lequel il semblait être tombé, le Traité du verbe de René Ghil de 1886 qui instaure un système de synesthésies verbales fondé sur la Théorie physiologique de la Musique de Hermann von Helmholtz traduite en français en 1868. Les analogies entre son et couleur entrent dans une métaphysique de la totalité cosmique, unissant la matière et l’esprit.
chaque timbre de la langue est censé correspondre à celui d’un instrument de musique ainsi qu’à une nuance psychologique et, par syncrétisme, à une couleur (contrairement à une idée reçue, selon laquelle toute la théorie ghilienne se résumerait à l’« audition colorée ») ; et c’est à l’aide de ces timbres, combinés entre eux mais également au sémantisme des mots où ils apparaissent, que le poète, comme le musicien avec les notes de la gamme, doit composer : on mesure l’énormité de la tâche. Ce mode de composition sémio-acoustique se combine avec une conception originale du « Rythme-évoluant » qui, s’il conserve le syllabisme, ignore en principe les données de la métrique traditionnelle au profit de modes de scansion visant à créer harmonies et discordances, et à figurer, à rendre sensible à la lecture le Rythme même de l’univers — de cette Matière en perpétuelle et elliptique Évolution, dont le poème comme le poète eux-mêmes participent, par la matérialité phonique du langage qu’ils mobilisent ainsi, à plein.[42]
C’est à la fin du XIXe et début du XXe siècle, à l’époque du symbolisme, du Gesamtkunstwerk et des courants théososophiques et mystiques, que l’on trouve des musiciens hantés par le lien entre musique et couleurs et qui ont souvent été considérés comme des synesthètes véritables : Scriabine, Rimski-Korsakov, Chiurlionis. L’une des conséquences de la nouvelle science synesthésique fut la relecture des cas supposés de synesthésie chez les écrivains et les artistes, peintres ou musiciens. Il existe une tendance annexionniste qui voudrait démontrer que certains artistes ont été de réels synesthètes, en déduisant de leur intérêt pour les systèmes synesthésiques une projection de leur secréte condition. Mais dans la suite d’articles souvent opposés, publiés dans les dernières quinze années, l’on constate aussi une mise en doute systématique de la condition synesthésique traditionnellement attribuée à ces musiciens, auquel il est possible de lier aussi le cas du peintre Kandinsky. Van Campen étudiant l’expérimentation artistique sur la synesthésie à la fin du XIXe et début du XXe ne fait aucune référence à une possible synesthésie réelle de la part de ces artistes. Il est clair pour lui qu’il s’agit d’expérimentations comme celle du Blaue Reiter et non pas de transposition de cas personnels[43].Scriabine qui a longtemps passé pour le modèle du musicien synesthète fait l’objet de lectures opposées. Il semblerait que l’on ait confondu son intérêt passionné pour la relation entre son et lumière, relation qu’il partageait avec son époque et beaucoup d’autres artistes, peintres et musiciens, avec une capacité synesthésique neuronale. L’union du son et de la lumière est l’un des thèmes obsédants de son l’œuvre, aussi bien dans ses écrits musicaux et théoriques que par ses essais de mise en pratique. Avec son Prométheus : Poème de feu,il voulut réaliser une œuvre à la fois musicale et visuelle, inventant un clavier à lumières qui n’a pas fonctionné lors du concert de Moscou de 1911. Lors de la première à New York quelques semaines avant sa mort en 1915, un autre instrument électrique fut utilisé, le chromola qui projetait douze couleurs différentes sur un écran et sur les spectateurs tous habillés en blanc. La représentation n’eut aucun succés. La création selon le projet du compositeur, sera redonnée seulement en 1975 avec l’Orchestre symphonique de l’Université d’Iowa et un appareil laser. Scriabine est considéré comme l’un des inventeurs de ce courant aujourd’hui si important de la musique visuelle. Le projet suivant laissé inachevé, intitulé Le mystère dont seule la partie L’acte préalable est jouée devait fusionner les arts, musique, danse, poésie, arts visuels. architecture intérieureet extérieure et se donner en Inde. Le Mystère montre une inspiration liée au Gesamtkunstwerk, au symbolisme et aux mouvement théosophiques et mystiques. Pour la représentation de L’acte préalable à Paris, Denis Steinmetz remarquait dans sa présentation :
Cette scénographie lumineuse abstraite lui a peut-être été inspirée par la mise en scène de Vsevolod Meyerhold de la pièce symboliste de Leonid Andreev La Vie de l’homme. Mais la complexité de sa vision synesthésique ne pouvait être rendue par cet instrument encore rudimentaire : comment en effet diffuser une couleur« blanche pointue », comme il l’indique dans un manuscrit ? Notre technologie et les recherches de Håkon Austbø permettent aujourd’hui de se faire une bonne idée de ce que Scriabine voulait. Mais que dire de l’orgue à parfums, qu’il comptait employer pour son Acte préalable, idée puisée sans doute chez Huysmans, dont À rebours influença tant les symbolistes russes, et qui n’a jamais trouvé de réalisation satisfaisante ? [44]
Mais un tel intérêt lié au Zeitgeist de l’époque ne signifie en rien qu’il ait eu une compétence synesthète, comme le font remarquer deux auteurs russes B.Galeyev et I.Vanechkina qui déconstruisent la croyance dans une synesthésie réelle chez Scriabine[45]. Les deux spécialistes russes concluent  aussi que ni Rimski-Korsakov, ni Chiurlionis, ni Kandinsky, auteur d’un système personnel complexe de correspondances entre les couleurs et les timbres d’instruments, n’étaient des synesthètes au sens clinique du terme[46]. Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives.

Carol Steen Colored Bronze Shape
2004, Polychromed Bronze, 6-3/8 x 2 x 2 inches,  Maquette
The shapes I see are in color, but for many years I avoided painting my sculptures, for 2 reasons: I had been taught that sculpture should not be painted – so I had to break that rule; and the colors of the seen shapes often do not share compatible colors, so I had to find ways to work with that challenge as well.
II. Récits autobiographiques à l’âge neurologique de la synesthésie
 
1. La révolution culturelle
Si le nouveau savoir sur la synesthésie est lié à la révolution cognitive et neuroscientifique, cette révolution scientifique à son tour a provoqué une révolution culturelle. En témoigne le succès du livre de Cytowic qui contribua non seulement à faire connaître les nouvelles découvertes à un large public mais eut un effet sur les synesthètes eux-mêmes. Beaucoup d’entre eux ignoraient jusqu’au nom donné à leur cas et la lecture du livre ou des articles qui en parlaient fut souvent vécu comme une révélation. La diffusion de la nouvelle connaissance abondamment relayée par les media et le réseau internet allait en effet avoir un effet essentiel sur les vies des synesthètes. En 2001, la peintre américaine Carol Steen écrivait dans la revue Leonardo un article qui allait faire date, à la fois récit autobiographique détaillé sur sa synesthésie et analyses du rapport entre ses oeuvres picturales et sa condition. En 2002, alors qu’Harrison publiait son Synaesthesia: The Strangest Thing[47], Patricia Lynne Duffy, professeur d’anglais à l’ONU à New York  et synesthète proche de Carol Steen, publiait un livre à succès, Blue Cats and Chartreuse Kittens, How synesthetes color their worlds. Ce livre incluait récit autobiographique et considérations sur l’état de la science et de l’art sur la synesthésie. Ces deux femmes qui jouent un rôle important dans la diffusion du nouveau savoir et des nouveaux comportements vis à vis de la synesthésie incarnent une tendance nouvelle, celle de l’activisme culturel dans le domaine de la synesthésie. Elles créèrent The American Synesthesia Association dès 1995 qui organise chaque année un important colloque. La révolution culturelle de la synesthésie était en marche et caractérise la première décennie du siècle avec le changement d’attitudes des synesthètes envers leur condition qui restait la plupart du temps un secret intime ou de famille.
La renaissance scientifique s’est accompagnée d’une révolution de la parole et des comportements. Les synesthètes ont commencé à témoigner, à se rencontrer[48]. Un activisme culturel s’est développé avec la création d’associations, de colloques, congrés, expositions, blogs et chats sur le net. Les synesthètes ont publié des textes autobiographiques et la condition synesthésique est devenue un thème de fiction écrite par des auteurs qui sont rarement synesthètes. La révolution dans les relations entre littérature et synesthésie a consisté dans la publication par des synesthètes de leurs récits autobiographiques au sujet de leur perception intermodale personnelle, témoignages de l’intérieur. Cette transformation est liée à la fin de la pratique de secret personnel et d’isolation. Carol Steen commence son portrait autobiographique dans Leonardo par :«I have been an artist since the late 1960s. For many years I did not disclose or recognize much about the source of the subject matter of my paintings and sculpture. When I was younger I had reservations about letting other people know about my synesthesia because I had no information about it[49].» La reconnaissance scientifique du phénomène et sa divulgation sous la forme de la vulgarisation a libéré de la pratique du secret. Daniel Tammett est un autiste de type Asperger qui est aussi synesthète et mnémoniste. Son livre autobiographique constitue un document important, pour la première fois l’autisme était décrit de l’intérieur. Le livre de Daniel Tammett s’intitule Born on a Blue Day qui fait référence à l’un des types de synesthésie qu’il posséde, celui de l’association entre couleurs et jours de la semaine[50]. Ses perceptions synesthésiques s’étendent particulièrement aux nombres qu’il perçoit avec des formes, des textures et des mouvements. Daniel Tammett fait partie de cette tendance From Inside, de la représentation de désordres neuropsychologiques par des artistes qui les connaissent ou les subissent. Jennifer Hall, une artiste américaine épileptique, a regroupé ainsi en 1992 des oeuvres de peintres épileptiques montrant les effets de l’épilepsie sur eux-mêmes, essayant de rendre compte de l’épilepsie de l’intérieur. Des artistes ayant une pathologie neurologique, de la migraine à aura, en passant par l’épilepsie, l’autisme, jusqu’aux maladies dégénératives comme l’Alzheimer et certains types de démence ont témoigné de leur situation, ont présenté des œuvres liées à leur condition, certains collaborant avec des scientifiques[51]. Le développemement du témoignage autobiographique de la synesthésie a été largement amplifié par des blogs et des sites sur l’internet. Une des caractéristiques de la Renaissance synesthésique est cette pratique tout à fait nouvelle d’exposition publique de leur condition par les synesthètes. En moins de quinze ans, nous sommes passés du secret de famille et de laboratoire, du climat de suspicion des scientifiques à une exposition libre et revendiquée sur l’internet, à la création mondiale de réseaux de synesthètes. Révolution totale.
 
2. Particularités de l’autobiographie de synesthètes

Le psychologue russe Alexander Luria décrivait dans son livre paru en 1968, The mind of a Mnemonist, non seulement l’extraordinaire technique de mémorisation de son patient mais aussi la synesthésie de celui-ci. Le style d’écriture utilisé par Luria pour rendre compte d’un cas médical allait faire école puisqu’il sert de modèle pour les présentations d’Oliver Sack et pour celles de Cytowic dans The man who Tasted Shapes. Le livre de Luria sert aussi de point de départ pour un livre de fiction récent, The Memory Artists du canadien Jeffrey Moore en 2007. Pendant ses recherches sur la maladie d’Alzheimer à fin d’écrire un roman sur cette maladie, le romancier découvre le livre de Luria. Sa lecture va transformer son projet initial et il invente un personnage principal sur le modèle du patient de Luria, le thème originel de l’alzheimer étant relégué au second plan.

 The inspiration came from A.R. Luria’s The Mind of a Mnemonist, which describes Sheresheveskii’s colored hearing and, more interesting to me, his difficulties in understanding and adapting to the world around him. From there, I tried to imagine what it would be like to meet people and be distracted by the colors and shapes of their voices.[52]
Dans le texte de Luria comme encore dans le texte de Cytowic, la voix du synesthète apparaissait mais sous la forme de citations, ce n’était pas encore un point de vue à partir de l’intérieur. Existait déjà un récit autobiographique de synesthète : le deuxième chapitre de Speak Memory de Vladimir Nabokov, livre publié en 1947, est consacré à une confession sur sa condition.
I present a fine case of colored hearing. Perhaps “hearing” is not quite accurate, since the color sensation seems to be produced by the very act of my orality forming a given letter while I imagine its outline. […] The confessions of a synesthete must sound pretentious to those who are protected from such leakings and drafts by more solid walls than mine are. [53]
 Cette confession, pour reprendre l’expression de Nabokov, contient la description d’une synesthésie classique, celle des lettres colorées. Une lettre peut provoquer une association de couleur, qui varie suivant les trois alphabets qu’il maîtrise couramment, anglais, français, russe. Son récit autobiographique présente une singularité : deux des plus importants épisodes de toute confession de synesthète sont vécus en même temps : le jour où dans sa septième année il découvre sa différence, il découvre en même temps que sa mère est également synesthète et de plus grande amplitude, car elle possédait aussi l’audition colorée[54].  Nabokov a utilisé son expérience personnelle de la synesthésie dans une fiction, The Gift. Le récit autobiographique sur sa synesthésie était le fait d’un écrivain qui accordait une importance modérée à ce phénomène[55]. Avec la Renaissance synesthésique deux récits autobiographiques importants et pionniers ont été écrits. Il s’agit de Blue cats and Chartreuse kittens en 2002 de Patricia Lynne Duffy et l’article du peintre Carol Steen intitulé “Vision Shared: A First Hand Look into Synesthesia and Art” publié par la revue de référence spécialisée dans les relations entre arts et sciences, Leonardo en 2001. Blue cats inclut différents types de discours, un récit autobiographique, peut-être le modèle par excellence de l’autobiographie, une présentation d’autres synesthètes, tous artistes ou intellectuels, parmi eux, son amie Carol Steen, une présentation des nouvelles théories sur la synesthésie. Ces deux textes autobiographiques par Lynne et Steen ont été complétés par de nombreux articles, interviews, conférences. Les récits autobiographiques de Duffy et Steen sont exemplaires du genre de l’autobiographie synesthésique, dans la mesure où ils définissent les séquences typiques et obligées qui interviennent dans la vie d’un synesthète. La première de ces étapes est la découverte de sa propre différence en réalisant que les autres n’ont pas la même aptitude, étape qui a lieu généralement pendant l’enfance. La deuxième séquence est la pratique du secret après une expérience traumatique pendant laquelle sa différence est niée et moquée. Cet épisode pourrait diminuer dans les prochaines années quand la société et le système éducatif auront pris pleinement connaissance du phénomène. Autre épisode : la découverte d’autres synesthètes, généralement des membres de sa propre famille. La découverte d’informations sur sa condition est vécue comme un soulagement, une vraie libération et maintenant s’ajoute l’étape finale de la communication. Les fictions neurologiques sur la synesthésie reprennent toutes ces séquences.
La reconnaissance de sa propre différence est le premier stade et l’épisode central de tout récit autobiographique de synesthète. Le Blue cats de Lynne Duffy commence par : « I was sixteen when I found out.»En même temps que l’enfant ou l’adolescent découvre sa singularité, il ou elle réalise que les autres voient le monde de manière différente, ce qui constitue une surprise gignatesque. Ce moment de prise de conscience peut être traumatisant, a reconnu la neurologie, Cytowic écrit : « As children, synesthetes are surprised to discover that others are not like them. Often ridiculed and disbelieved, they keep their atypical perceptions private[56].» Ainsi dans le cas de Carol Steen : «   I was walking home from school with a classmate, and I said to her, « The letter A is the prettiest pink! » But she told me, « You’re weird. » And I thought, « Well, I won’t tell you what B looks like. » It silenced me[57]. » Le récit synesthésique s’apparente ainsi fréquemment à celui d’un traumatisme. Le roman neurologique intitulé, A Mango Shaped Space, commence au moment où le personnage, une petite fille de huit ans, est ridiculisée devant sa classe au moment où elle est forcée de constater qu’elle est différente. Convoquée au tableau, elle utilise naturellement pour elle des craies de couleur qui correspondent aux associations qu’elle a toujours fait entre nombre et couleur. «I stood with my arms at my sides, sleeves hanging halfway to my knees. Was I the only one who lived in a world full of color?[58]»Cet acte lui attire la moquerie générale mais aussi une punition sévère de la part du professeur, une mise en garde pour indiscipline de la part de l’institution scolaire et de ses parents. Devant le directeur et ses parents ligués, elle est obligée de dénier la raison de son comportement et finit par choisir de mentir en faisant croire qu’effectivement elle n’avait fait que s’amuser. L’ère du grand secret commence. «Even at eight years old, I was smart enough to realize that something was very wrong and that until I figured out what it was, I’d better not get myself in deeper trouble. […] I learned to guard my secret well[59]. » Reconnaître sa différence et préférer en garder le secret constitue l’initiation brutale et traumatique à l’existence synesthésique. Même si la synesthésie ne constitue pas un handicap neurologique ou cognitif, elle a été le plus souvent vécue comme une souffrance psychologique dans une société qui ne croyait pas à la réalité du phénomène. Le secret est l’un des thèmes essentiels du récit synesthésique. Patricia Lynne Duffy, écrivant sur Carol Steen: «Although she is comitted to expressing them now, Carol spent most of her life keeping silent about her synesthetic perceptions, as many synesthetes do[60]. » 
 La découverte qu’un autre membre de la famille partage la même condition et le même secret est un autre moment obligé de l’initiation synesthésique, étant donné que le phénomène est lié à une proche hérédité. Carol Steen raconte comment elle s’est aperçue que son père partageait la même condition mais cette complicité reste tacite entre les deux et secréte par rapport aux autres membres de la famille. Le fait que son père fut toujours extrêmement réticent à parler de sa synesthésie était caractéristique de sa génération, écrit-elle. « Once, when I was 20, I was back from school and having dinner with my family. I was talking to my father, and for some reason, I announced, « The number 5 is yellow. » He said, « No, it’s more like yellow ochre. » My mother and brother looked puzzled, but I realized I wasn’t alone[61]. »
Un autre moment crucial dans les textes autobiographiques réside encore dans une découverte, celle où le synesthète apprend la réalité de son cas, apprend à nommer le phénomène, ce qui est vécu comme un énorme soulagement. Pour Lynne Duffy comme pour Carol Steen, cette information fut le résultat du hasard. Patricia appelle ce moment « a personal epiphany»[62]. Elle était dans le salon d’attente de son dentiste et prit sur la table un numéro de Psychology Today, qui avait en couverture: «Can You Hear and Taste in Color Synesthesia? » L’article était écrit par Lawrence Marks, auteur de The unity of the senses: Interrelations among the modalities. Carol Steen elle aussi a relaté les circonstances de son moment d’épiphanie, qui lui a apporté sa libération, – écrit-elle : « it gave me my freedom»- en écoutant par hasard un programme radio dans lequel le neurologue Cytowic parlait de la synesthésie. Comme elle l’indique, elle ne savait rien de ce phénomène qu’elle gardait secret tout en l’utilisant dans son œuvre de peintre. C’est une révélation qui bouleverse le cours de son existence. « In 1993, I heard a Washington, D.C., neurologist, Richard E. Cytowic, interviewed on National Public Radio. This was the first time in my life that I had really learned anything about synesthesia[63]. » Dans le roman neurologique, A Mango–Shaped Space, le personnage est informé de son cas lors d’un examen médical qu’elle doit passer, puisque ses parents pensent qu’elle a sans doute une tumeur cancéreuse au cerveau. Le docteur conclut: «You don’t have a disease. You don’t even have a problem, exactly. What you have, […] is a condition that is harmless. It’s called synesthesia[64]. » Autre épisode propre à la vie du synesthète, celui de la relation avec d’autres synesthètes et la découverte également étonnante que les autres synesthètes ne font pas les mêmes associations. Comparer ses associations et son type de synesthésie est un thème essentiel de discussion entre synesthètes. Lynne Duffy résume ses discussions par ce commentaire emblématique: «Yes I see what you see even if you see it in the wrong colour[65]. »

Bien entendu la description de ses perceptions synesthésiques va constituer un moment obligé universel. Dans son récit autobiographique paru dans Leonardo, Carol Steen a brillamment décrit cet univers caché des perceptions synesthésiques. Elle énumère les diverses formes de synesthésie qui l’atteignent et analysent comment elle en rend compte par la peinture et la sculpture, puisqu’elle a développé un art inspiré par la synesthésie. Le début du texte possède un ton solennel, l’artiste est consciente à la fois de l’aspect thérapeutique pour elle de cette confession et à la fois de son aspect pionnier. Elle sait qu’elle parle au nom d’autres qui continuent à cacher leur condition.

 In writing this paper now, I seek personal liberation. I no longer wish to conceal my abilities, my areas of experience, my vocabulary of colors and shapes and what I have observed to be their triggers. Even though a tremendous amount of scientific knowledge remains to be obtained, I hope what I share here will be of use to those synesthetes who have remained silent, unaware that others share their perceptions; to those who studying synesthesia as a perceptual phenomenon. [66]

 L’œuvre de l’artiste synesthète contemporain est accompagnée d’un commentaire qui décrit les circonstances dans lesquelles l’œuvre a été faite, comment la vision a été enclenchée. C’est le cas chez la plasticienne Carol Steen, également chez la photographe Marcia Smilack qui possède une synesthésie rare puisque réversible. Marcia Smilack transforme les sons en images puis a découvert plus tard qu’elle pouvait aussi transformer les images en son. « I hear with my eyes and see with my ears[67]. ». Marcia Smilack s’est aussi livré sur son site à des considérations autobiographiques dans lesquelles l’on retrouve les mêmes séquences que chez Duffy ou Carol Steen, à la différence que cette fois, c’est … Carol Steen qui va tenir ce rôle de révélation que Cytowic avait joué justement pour Carol Steen. Marcia Smilack rappelle que la synesthésie commença avec le piano : la première note qu’elle joua  était verte ! Elle en garda le secret car, dit-elle, le phénomène du déclenchement de couleurs par un son n’était jamais parvenu à sa pleine conscience. Et c’est seulement lorsqu’elle est adulte qu’elle se rend compte que le déclenchement couleur son est dans les deux sens, cas rare d’une synesthésie réversible. « I was twenty-five years old before I heard that word or understood that everyone does not perceive the world as I do : I hear with my eyes and see with my ears[68]. » Lorsqu’à ce même âge, par hasard, une étudiante en psychologie lui dit qu’elle a peut-être une synesthésie, son intérêt sera encore de courte durée. Elle regarde la signification du mot qu’elle n’avait jamais entendu dans un dictionnaire médical et qu’elle trouve entre seizure (crise épileptique) et syphilis et sa curiosité s’éteint dans une sorte de déni. Mais c’est à ce moment donc tardif qu’elle prend conscience que sa perception est différente de celle des autres. Pourtant c’est seulement en 1999 qu’elle prend pleinement conscience de son cas et grâce justement à Carol Steen :

Then in 1999, I picked up a New York Times and read an interview with Carol Steen, a synesthete and artist in New York City. She put into words what I had known but had never said to anyone, not even to myself. The article included her e-mail address. I sent a message with the header: « I hear with my eyes. »She answered right away. “Welcome to the club, you’re in great company”[69].

Carol Steen ZigZag

1996, Huile sur papier, 12 ¼ x 10 inches

When I was first trying to understand how to use my synesthetic visions in my work I explored ways of working with the lines I saw, the moving color fields, and, in this case, a zigzag that was so prominent in one particular photism. The trigger for this painting came from a very intense acupuncture session one day.
 
3. La Renaissance synesthésique et la fiction littéraire
 Avec la transformation de son statut la synesthésie est devenue un thème de littérature contemporaine dans le sillage des neuronovels. Une quinzaine de romans, depuis le début de ce siècle, informés des découvertes neuropsychologiques mettent en scène des personnages synesthètes comme A Rhinestone Button by Gail Anderson-Dargatz, Astonishing Splashes of Colour de Clare Morrall, A Mango-Shaped Space de Wendy Mass, Mondays Are Red de Nicola Morgan, Painting Ruby Tuesday de Jane Yarley, The Memory Artists deJeffrey S. Moore, The sound of the Blue de Holly Payne, Miracle Myx de Dave Diotaveli, The Fallen de T.J. Parker[70].Ils ont obtenu en général un succès marqué, même s’ils sont pour la plupart des œuvres sans grande valeur littéraire. Aucun des auteurs n’est synesthète, à part Jane Yardley. Les auteurs sont en majorité des femmes anglo-saxonnes, anglaises ou nord-américaines.La plupart des romans à thème et personnages synesthésiques utilise la trame du genre policier, fantastique ou d’aventure. Ces récits faits par des écrivains qui ne sont pas synesthètes eux-mêmes font entrer la synesthésie dans la littérature de masse, ils diffusent ainsi dans un large public un savoir vulgarisé, mettant en fiction le nouveau phénomène. Certains comme The Memory Artists et A Mango-Shaped Space de Wendy Mass en 2003 appartiennent pleinement au nouveau courant du roman neurologique, ou neuroroman, encore que Wendy Mass née en 1967 se soit spécialisée dans la littérature pour adolescents. Une mention spéciale doit être faite à A Mango-Shaped Space qui constitueun récit de fiction totalement consacré au phénomène de la synesthésie, se fondant sur les études scientifiques mais aussi sur les récits autobiographiques de synesthètes. A Mango-Shaped Space est un succès de librairie, qui a gagné un prix littéraire[71] en 2004. Le récit présente sous la forme de la fiction les différentes étapes décrites dans les autobiographies jusqu’à la discussion de groupe et les échanges sur l’internet. Dans sa recherche d’informations sur l’internet, la jeune protagoniste synesthète découvre le site de Carole Steen: « I read an article about a woman who says she goes to an acupuncture clinic because when the needles go in, amazing colors and shapes appear in front of her face[72]. » Mondays are red, au titre emblématique d’un type de synesthésie, relève du genre fantastique. Le personnage principal devient synesthète après un accident neurologique, un coma provoqué par une méningite. Outre la synesthésie accidentelle, l’un des cas de synesthésie énuméré par Cohen Baron, le jeune adolescent souffre de manière inquiétante de troubles de la personnalité avec la création hallucinatoire d’un double démoniaque. Le récit combine ainsi différents genres: le neuroman, le roman fantastique et d’horreur. La nouvelle perception synesthésique est d’abord vécue dans l’épouvante par le personnage comme une forme d’hallucination : « What was happening to me? Why, when I saw things through the screen, did I see them in forms that could not be real, and yet that felt more real, more true than anything else?[73]» Dans Astonishing splashes of Colour, la synesthésie est utilisée comme un des aspects de la personnalité névrotique du personnage principal dans un récit où le secret de famille, encore un autre secret, constitue la trame essentielle. Dans The sound of the blue d’Holly Paine, la synesthésie est une caractéristique d’un musicien durant la guerre en Yougoslavie. Le musicien, à la fois synesthète et épileptique, relève ici de l’archétype de l’artiste maudit[74].
Lynne Duffy a proposé une typologie qui ne tient pas compte du genre romanesque mais de l’image du personnage synesthète dans la fiction contemporaine qu’elle répartit en quatre catégories dans une conférence de 2006 sous le titre « Images of Synesthetes in Fiction » : la synesthésie comme idéal romantique, la synesthésie comme pathologie, la synesthésie comme romantique pathologie et la synesthésie comme marque de force et d’équilibre. Elle donne un exemple pour chacune des catégories. Ainsi pour la synesthésie comme idéal romantique, le personnage principal du Gift de Nabokov, Fyodor : le jeune poète russe utilise sa synesthésie dans des expériences esthétiques personnelles proches du symbolisme. Dans la catégorie synesthésie comme pathologie elle prend l’example du roman The Whole World Over de Julien Glass. Le personnage synesthète l’est devenu suivant la catégorie II de Cohen Baron, c’est-à-dire de manière accidentelle, en l’occurence un trauma cérébral dû à un accident. La nouvelle perception est vécue comme une étrange intrusion. Le personnage de Monday in red, synesthète après une méningite pourrait entrer dans cette catégorie. Pour la synesthésie comme pathologie romantique, elle prend l’exemple du personnage de The Sound of Blue d’Holly Paine, un musicien avec l’audition colorée et qui souffre aussi de crises d’épilepsie. Dans cette catégorie, la synesthésie est présentée comme une pathologie glorieuse. Mais l’archétype du personnage semble bien celui de l’artiste maudit tel qu’il existait au temps du symbolisme. La dernière catégorie de Linn Duffy met en scène des personnages pour lesquels la synesthésie représente une force et un équilibre. Dans la fiction, les personnages perdent pour un temps leur possibilité intermodale en raison d’un trauma psychologique, cette perte est vécue dramatiquement et le retour à la perception synesthésique après avoir surpassé l’épisode traumatisant comme une libération et un retour à la santé. L’exemple pourrait être trouvé dans A Mango-Shaped Space.

De tous les auteurs de ces romans, seule Jane Yardley, dont le premier livre s’intitule Painting Ruby Tuesday en 2003 est synesthète. Si sa propre synesthésie est à l’origine du roman, les suivants n’ont plus exploité ce thème. Cette spécialiste anglaise de l’industrie pharmaceutique dit avoir écrit ce livre dans les avions mais le monde qu’elle met en scène est plus étroit, celui d’un village de l’Essex dans un roman qui relève du genre policier et du genre humoristique. Le livre est d’ailleurs présenté par sa maison d’édition comme un « comic novel ». Le personnage est une femme synesthète à deux moments de sa vie, d’abord comme une jeune fille de dix ans dans un village de l’Essex, semblable à celui que l’auteur a connu dans sa jeunesse. Dans un long interview, elle explique sa synesthésie et dans cette confession, l’on retrouve certains épisodes obligés. Le personnage de la petite fille synesthésique dans ce village de l’Essex est une évidente projection personnelle, elle-même a vécu en gardant pour elle ce secret trop étrange pour ce lieu et sa société. Ainsi la prise de connaissance de sa condition :

I first heard the word synesthesia driving round the North Circular about ten years ago”. Jane says. “There was something on Radio 4, and I didn’t even know how you would spell it. I’d never heard it being scientifically investigated before, and it was very peculiar. They were using the term ‘these people’ and I’d never benn ‘these people’ before. They said: “Of course, the first thing we have to do is check that these people are not just making it up” [75].

Carol Steen Kondo’s Trumpet
2010, Huile sur papier, 30 x 22 ½ inches
   
When I work from sound I chose what instruments I want to paint. I get my colors and shapes from the timbre of the instrument more than from the individual note. « Kondo’s Trumpet » was made when I listened to a 15 second sound clip taken from a much longer piece of music. The red in this painting was the sound of Toshinori Kondo’s trumpet.
 
 
III. Représenter plastiquement ses sensations synesthésiques
 
1. Les formes constantes de Klüver
Cytowic le souligne, ce que voient les synesthètes n’est pas une image élaborée mais tout au contrairedes formes et des couleurs non élaborées : « des tâches, lignes, des spirales, des formes en treillis[76]. » La formulation de Cytowic reprend à dessein les catégories de Klüver. Dans L’homme qui goûtait les formes en 1993 l’auteur fait resurgir une étude des années vingt qui s’est révélée d’une extraordinaire pertinence, non seulement pour décrire et les formes colorées que les synesthètes visuels perçoivent dans le champ visuel ou les yeux fermés mais en fait toutes les formes hallucinatoires. Il s’agissait des travaux de Heinrich Klüver (1897-1979), un psychologue allemand de Chicago naturalisé américain. Il a laissé son nom à un syndrome neuropsychologique, le syndrôme de Klüver-Bucy qu’il avait découvert avec un neurochirurgien Paul Bucy, mais il est aussi passé dans l’histoire pour d’autres raisons.  Si Michaux est devenu le nouveau Théophile Gautier du haschich et de la mescaline, Klüver, dès les années vingt, psychonaute scientifique, faisaient sur lui-même, sur des volontaires et sur des singes des expériences avec la mescaline. Dans l’utilisation des singes à des fins d’expérimentation neurologique, -lobotomies particulièrement- il fut aussi un pionnier. Le résultat de ces expériences fut en 1926 l’idée que le cerveau produisait dans les hallucinations des formes géométriques en quantité limitées, des formes constantes que Klüver a répertoriées. Le cerveau produirait quatre sortes de formes géométriques : I les tunnels, II les spirales, III les grillages (lattices) – qui incluent aussi les nids d’abeille, les damiers et les triangles-, IV les toiles d’araignée.
Ces quatre type de formes appelées les Form Constant de Klüver sont les matrices des images géométriques plus élaborées produites par le cerveau présentées plus bas. L’image I a pour forme constante matricielle le tunnel. L’image II a pour forme constante matricielle la spirale. L’image III a pour forme constante matricielle les grilles. L’image IV a pour forme constante matricielle la toile d’araignée.

Ces formes constantes se sont révélées être non seulement celles des hallucinations naturelles ou induites, mais celles des visions des synesthètes. Elles sont repérables dans les migraines ophtalmiques, dans l’hypnagogie, l’épilepsie, les expériences de mort imminente, les délires, les hallucinations liées à la prise de psychotropes dont bien entendu le LSD. Ces formes peuvent apparaître sous la forme plus connue des phosphèmes quand les yeux sont fermés et que l’on exerce une pression sur la paupière. Or cette théorie des années vingt a été confirmée plus récemment par d’autres études. En 1979, Jack Cowan and G. Bard Ermentrout dans un article intitulé « A mathematical theory of visual hallucination patterns » ont apporté une explication neurologique et mathématique de ces effets visuels[77]. Ces formes hallucinatoires sont créées dans le cortex visuel ( aire VI) et leur géométrie dépendent de l’architecture et de la carte rétino-corticale de cette même aire VI. En 2002, un nouvel article continuait à développer l’étude mathématiques des formes des hallucinations «What Geometric Visual Hallucinations Tell Us About the Visual Cortex [78]
[78]. L’ensemble des formes repérées par Klüver avait attiré l’attention de Cytowic qui les reproduit dans son livre et, par ce biais, les constantes de Klüver ont fasciné Carol Steen[79]qui reconnaissait en elles un lexique des formes qu’elle percevait. Le cataloguede l’exposition Synesthesia : Art and the mind rend un hommage à Klüver. Carol Steen constate chez les synesthètes et chez les peintres synesthètes la vision de formes communes constantes et elle observe la pertinence des analyses de Klüver concernant l’existence de formes que le cerveau crée en quantités limitées, petites figures circulaires, larges figures irradiantes, figures paralllèles, treillis, duplications bilatérales, rotations, lignes ondulées, tâches amorphes, lignes brisées.
 
Tableau des formes constantes répertoriées par Heinrich Klüver
 
    
2. Carol Steen et la représentation de l’intérieur
Avec Carol Steen, pour la première fois, nous pouvons assister « de l’intérieur » au processus de création visuelle de la part d’un artiste synesthète. Sa libération à la suite de la révélation de sa condition l’amène à développer un œuvre tournée vers l’expression des phénomènes synesthésiques. Ce nouveau projet esthétique est donc de représenter la vision qu’elle reçoit à partir de l’excitation d’un autre sens, et dans son cas de plusieurs sens. En fait, dans les années vingt le psychologue allemand Georg Anschütz avait travaillé avec des peintres synesthètes comme Max Gehlsen et Heinrich Hein mais leurs collaborations restèrent confinées au monde des laboratoires. En 2001 dans la revue Leonardo qui a joué un rôle important dans la diffusion du nouveau savoir, Carol Steen écrivait un article qui a fait date décrivant son cas, celui d’une plasticienne synesthète. Le ton solennel du début de l’article montrait bien la conscience que l’auteur avait de l’aspect novateur de son attitude :
I have been an artist since the late 1960s. For many years I did not disclose or recognize much about the source of the subject matter of my paintings and sculpture. When I was younger I had reservations about letting other people know about my synesthesia because I had no information about it. I did not discover the word until I was in my thirties and knew of no scientific studies that could provide reassurance. In writing this paper now, I seek personal liberation. I no longer wish to conceal my abilities, my areas of experience, my vocabulary of colors and shapes and what I have observed to be their triggers. Even though a tremendous amount of scientific knowledge remains to be obtained, I hope what I share here will be of use to those synesthetes who have remained silent, unaware that others share their perceptions; to those who studying synesthesia as a perceptual phenomenon; and to those who wish to begin a serious study of the commonalities in synesthetically created artworks.[80]
Carol Steen s’est exprimée de manière détaillée sur la manière dont elle travaille avec sa synesthésie, à partir de l’article de Leonardo de 2001, puis dans la revue Australian Art Review de juillet-octobre 2006, et dans le catalogue Synaesthesia : Art and the Mind de 2008. Il existe deux grandes périodes dans sa vie d’artiste et qui sont liées à sa relation avec la synesthésie. Dans un premier temps celle-ci reste cachée ou enfouie. La révélation en écoutant Cytowic en 1993 va radicalement changer sa vie et son oeuvre. Elle prend pleinement conscience de son rapport ambigu à un phénomène qui la dépassait, qu’elle ne pouvait nommer, qu’elle utilisait ou évitait dans l’acte de peindre sans en avoir une conscience nette. Une deuxième période peut commencer où après avoir revisité son oeuvre elle fait de la synesthésie et de sa représentation visuelle et plastique – un certain nombre de travaux sont des sculptures- l’objectif de son travail. « I had always used it in creating my work, but did not fully understand that I was doing so. Since hearing Cytowic on the radio, I have revisited my past works to detect when I first drew upon my synesthetic abilities and have concluded that I always either used them or chose to avoid them[81].» En 1996, elle peint pour la première fois une toile dont le sujet est une représentation de sa vision synesthésique. Le parcours de Carol Steen est d’être passé d’une utilisation souterraine ou cachée des photismes à une représentation délibérée et officielle de ceux-ci. Cette toile représentée ici qui s’appelle Vision représente la ou les visions que Carol Steen a reçues pendant un traitement d’acupuncture. Les travaux de synesthètes qui visent à représenter leur vision intérieure sont souvent accompagnées d’un commentaire explicatif. Ainsi pour Vision.
 
 

                                                                
Carol Steen, Vision
1996, huile sur papier, 39 x 31cm.
The first painting in which I consciously recorded a photism that I saw during an acupuncture session, called Vision was created in 1996. I was lying flat on my back and stuck full of needles. My eyes were shut and I watched intently, as I always do, hoping to see something magical, which does not always occur. Some visions are just not interesting or beautiful. Lying there, I watched the black background become pierced by a bright red color that began to form in the middle of the rich velvet blackness. The red began as a small dot of color and grew quite large rather quickly, chasing much of the blackness away. I saw green shapes appear in the midst of the red color and move around the red and black fields. This was the first vision that I painted exactly as I saw it.[82]
Les capacités synesthésiques de Carol Steen sont multiples. Si l’association son- couleur est dominante, elle perçoit aussi des associations toucher-couleur en particulier dans une acupuncture, mais c’est en fait tous ses sens qui peuvent à un moment ou un autre, même dans un mal de dents, provoquer une association intermodale avec la vision. Les visions, écrit-elle, obtenues à partir des différents modes de perception, le toucher, le son, la vue, l’odorat, ont des similitudes mais certains photismes, -c’est à dire la sensation de couleurs non liées à la vision- sont plus utilisables artistiquement que d’autres (more artistically usable).  Représenter une vision synesthésique, c’est peindre des photismes, or ces photismes ne sont pas statiques mais doublement mouvants : ils se déplacent, ils se métamorphosent. Dans le cas de Carol Steen, ils ont un mouvement lent: elle utilise la comparaison du cinéma, comme si le mouvement était de seize images par seconde au lieu de vingt-quatre. La durée des formes colorées varie entre quelques secondes jusqu’à dix minutes. Comment représenter une vision de quelques minutes en constant mouvement et transformation dans le cadre de la peinture? Carol Steen reconnaît que le moyen de la peinture ne rend pas complétement ses visions et que la technologie digitale permettrait de mieux rendre l’intensité des couleurs et de restituer le mouvement des images qui défile à des vitesses variées[83]. Elle souligne dans un chapitre du catalogue de l’exposition intitulé : “How I work with synesthesia, Problems, solutions and broken rules”, les problèmes techniques posés par le genre pictural pour une représentation qui viserait à l’authenticité.
Rendre le brillant des couleurs perçues pose ainsi des problèmes techniques que seule l’utilisation d’une huile épaisse permet de surmonter en travaillant sur un fond noir. Dans les visions synesthésiques, il existe des moments où le passage d’une forme colorée à la suivante ne se fait pas harmonieusement, où il existe une suspension d’images, ce qu’elle appelle des “visual holes”, et ces trous dans la vision font partie intégrante de la vision synesthésique. Ne pas représenter ces éléments s’opposerait par trop à l’authenticité du rendu de la vision intérieure. Mais comment représenter sur une toile, non seulement une somme d’images mouvantes mais encore le vide entre ces images puisqu’il est un moment de la vision synesthésique? Carol Steen a choisi de rendre ces trous visuels par des surfaces non colorées sur le papier ou la toile qui laissent apparaître la surface noire du support. C’est pourquoi, écrit-elle, ces toiles peuvent avoir une apparence d’inachévement. Cet inachévement n’est pas une référence à la modernité ou la tradition japonaise mais la conséquence d’un choix alliant désir d’authenticité et technique picturale. Pour représenter une vision dont les formes et l’intensité des couleurs a varié dans la durée, des choix doivent être faits qu’elle explique en fonction du critère d’efficacité. Le peintre choisit de représenter une synthèse d’une longue vision de couleurs avec formes mouvantes en privilégiant les moments qu’elle juge les plus intéressants. Représenter impose de réduire – “I need to pare down” – . Une seule peinture ne peut inclure tout le vécu visuel. Il est impossible de représenter tout ce qui est vu qui excéde la possibilité du regard, contrainte vécue aussi selon elle par d’autres synesthètes. La solution aux impossibilités techniques réside aussi dans des choix esthétiques. Elle part du constat que le désir d’une représentation mimétique est doublement impossible en raison des limites du genre pictural et des limites des possibilités de perception. On ne peut pas tout représenter, dit-elle, pour des raisons techniques et pour des raisons cognitives. «There can be some differences between the source and the creation, but the feeling in my pieces always remains true to the photisms. Compositional changes may include altering the colors of the shapes I see, their number and placement and the colors of the background on which I see them[84]. » Le critère essentiel d’élection d’un tableau à faire à partir d’une vision synesthésique est d’abord l’accord avec ses goûts en matière de couleurs. La vision est sélectionnée comme objet de peinture si elle correspond à des critères esthétiques idiosyncrasiques de l’auteur et si d’autre part, sa représentation est matériellement possible. Carol Steen déclare éviter certaines combinaisons de couleur comme l’orange et le vert pour des raisons d’esthétique personnelle qui peuvent se fonder sur des facteurs traditionnels de goût et non pas sur un lien avec des sensations désagréables. Cette réflexion sur les conditions de sa peinture synesthésique indique les limites des possibilités de la représentation picturale des visions synesthésiques. Le rendu d’une vision n’a pas pour but une idéale mais impossible fidèlité mimétique.
Un autre domaine essentiel est celui de l’inspiration, c’est à dire ici, comment le peintre choisit de mettre en action un processus en sachant que le processus ensuite n’est pas contrôlable. L’inspiration synesthésique est préparée par le peintre qui devient comme le narrateur du « Rêve parisien » de Baudelaire « architecte», – non pas de ses « rêveries »- mais de ses photismes. Ce dont Carole Steen a besoin pour peindre, c’est d’avoir des sons, de la musique, qui va produire des visions qui doivent être peintes immédiatement. La perception synesthésique est provoquée, volontairement enclenchée mais ce qui apparaît ne peut lui être ni inventé, ni contrôlé. Elle l’écrit avec humour : «When artists start a new series of paintings they often go to the art store and buy the fresh tubes of the colors they want to work with. I do the same, except that first I go to the music store[85]. »Quelle sorte de musique ? Les goûts du peintre sont éclectiques, musique de Santana pour Runs Off in Front, Gold, 2003, musique de Shakuhachi pour Clouds Rise Up de 2004, chanson Show me de Megastore pour Red Commas on Blue, en 2004. La peintre a expérimenté les effets synesthésiques produits par différents types de musique. Les sons produits par un synthétiseur déclenchent chez elle des couleurs plus claires, plus facilement perçues (« more clearer, more easily seen colors ») que celle déclenchées par un instrument individuel comme le piano ou le violon. Travailler à partir d’une musique pour un synesthète est plus compliqué que travailler en musique pour le commun des mortels. Carol Steen donne une narration enjouée des manœuvres mi-burlesques mi-sisyphéennes du peintre synesthète qui, – les enregistrements étaient encore sur cassette-, doit courir constamment du magnétophone à la toile car il faut écouter sans arrêt le même air et peindre sur le champ ce que l’on voit. En effet, la mémoire d’une vision est faible, écrit-elle, dans une belle phrase synesthésique : “The memory of what I’ve heard is never as bright as what I see from the actual sound[86]. » Aujourd’hui l’ordinateur permet de passer en boucle l’air musical qui produit la vision à représenter. Cette nécessaire rapidité dans l’acte de peindre imposée par la cadence des images, Carol Steen écrit la repérer dans l’oeuvre d’autres peintres synesthètes. Jusqu’ici il s’agissait de conditions élaborées sciemment par le peintre pour reproduire les photismes mais dans la vie courante, par définition, l’association intermodale n’est pas contrôlable. Comment représenter une vision par surprise qui semble particulièrement esthétique? Carol Steen raconte la genèse de sa sculpture Triangle. Lors d’une séance d’acupuncture qui se trouva acompagnée par hasard d’un enregistrement musical, la peintre subit un double déclenchement modal, tactile et sonore, produisant une extraodinaire jouissance esthétique devant les photimes produits. 
The shapes were so exquisite,so simple, so pure and so beautiful that I wanted to be able to capture them somehow, but they were moving too quickly and I could not remember them all. It is a pity, because I saw a year’s worth of sculpture in a few moments. I made the single piece Triangle from what I had seen.

Carol Steen Triangle
1997, Steel, Bronze, Silver, 7 x 1 x 1 inches,  Maquette
This piece is attenuated like many of my sculptures because, for me, the focus of interest is at the top. This is where I see my shapes most of the time.
Une année de sculpture perçue en quelques instants. Et la mémoire trop limitée. Supplice de Tantale et composition de Triangle. Carol Steen par ses écrits et ses travaux visuels a montré que si la synesthésie fut longtemps pour elle une source d’inspiration et d’interrogation à la fois restée secrète pour les autres et problématique pour elle même, la synesthésie peut constituer un don magnifique, une possibilité extraordinaire de jouissance sensorielle hautement désirable.
 La photographe synesthète Smilack a également décrit les circonstances de son travail. Comme Carol Steen, elle a longtemps utilisé sa condition synesthésique sans savoir qu’elle était synesthète. C’est d’ailleurs en lisant un article sur Carol Steen qu’elle a eu ce moment de révélation sur elle-même. Elle décrit précisément le processus de son travail, prenant une photo quand résonne en elle un son musical déclenché par la perception visuelle. C’est la perception synesthésique qui fait décider de la prise immédiate de la photo, photo de ce qui, extérieurement perçu, a déclenché un son intérieur. C’est en autodidacte qu’elle est devenue photographe à partir d’un processus dont elle ignorait le nom et l’existence.  
I taught myself to take pictures by shooting whenever I experience a synesthetic reaction to what I see: if I experience a sensation of texture, motion or taste, I take the picture. If the reflection elicits the sound of cello, I shoot the picture. I photograph reflections on moving water. It works like this: I watch the surface of the sea until I experience one of my synesthetic responses. When I do, I trust it to be a reliable signal that tells me it is the right time to take the picture, so I click the shutter. Within the creative process, I think of my synesthetic responses asvital messengers that arrivefasterthan thought to deliver one urgent message which I always heed:  beauty is lurking. I call myself a Reflectionist because I photograph reflections on water. I use the surface of the sea as my canvas, the wind for my brushes, and I rely on the season and location to produce my palette. I never manipulate the water or change a picture after I take it either.[87]
Cette fascination des images de reflets dans l’eau est liée à ce que ces reflets troubles, parfois moirés ressemblent aux images que la synesthésie lui donne puisqu’elle possède la rare condition d’une synesthésie dans les deux sens, vue-audition et audition-vue. Son site présente un choix de ces photos et des textes.
 
3. Les possibles constantes dans la peinture des synesthètes.
L’exposition de 2008 intitulée Synesthesia : Art and the mind fut la première exposition consacrée à des peintres synesthètes. Elle peut être comparée à ce que l’exposition de Jennifer Hall, From the Storm avait fait pour les artistes avec épilepsie en 1992, proposer une vision de l’intérieur[88].L’exposition montrait des artistes contemporains dont la synesthésie est reconnue : David Hockney, Joan Mitchell, Marcia Smilack et Carol Steen[89]. Dans l’introduction du catalogue Synesthesia : Art and the mind, Greta Berman et Carol Steen s’interrogeaient sur les relations entre synesthésie et arts plastiques, et notamment sur la relation entre la création par les artistes synesthètes et leur synesthésie. « Do synesthetic artists experience common shapes, colors or ways of seeing? Are synesthetic artists consciously using their visions to create their work, or are they aware of doing this? How do synesthetic artists employ their synesthesia to make art? [90] » Pour Greta Berman il est possible de trouver des caractéristiques communes dans la production esthétique visuelle ou musicale de synesthètes. A partir de caractéristiques de l’œuvre musicale de Messiaen, Des canyons aux étoiles, elle souligne des constantes chez les artistes visuels présentés dans l’exposition : une relation extatique au monde de la nature, l’utilisation de techniques inattendues et la présence des formes de Klüver. Messiaen, écrit-elle, fait un usage inhabituel des techniques et des instruments comme le cor, la trompette et le piano, de même ces artistes visuels utiliseraient souvent des techniques inhabituelles, ainsi Carol Steen avec ses ongles et ses mains. Greta Berman reconnaît dans les décors d’Hockney pour la Flûte enchantée en 1977 et L’Enfant et les Sortilèges en 1980 le vocabulaire des formes constantes. Elle conclut : «Synesthets invariably manifest a multi-layered, complex way of looking at and interpreting things. In synthetic art, both paintings and music exploit unexpected and startling rhythms[91]. » De son côté dès l’article de 2001 Carol Steen écrivait observer chez les peintres synesthètes également des constantes qu’elle partage. D’abord dans l’emploi des couleurs vives, tout droit sorties du tube, appliquées rapidement. Les couleurs peuvent avoir un aspect inattendu par leur brillant ou par leur combinaison. Elle remarque que les peintres synesthètes ont tendance à exclure une couleur, ce qu’elle explique par son propre cas : elle utilise rarement le violet car cette couleur n’intervient quasiment jamais dans ses visions. Elle voit que les peintres synesthètes utilisent les formes constantes définies par Klüver. Elle s’intéresse aux témoignages sur les comportements inhabituels de peintres supposés synesthètes comme le peintre canadien Tom Thomson qui présente des formes d’impetus, d’énergie soudaine liée à un facteur déclenchant, dans son cas, le bruit de la tempête. Ce commentaire de Carol Steen sur la manière avec laquelle un peintre synesthète se retrouve dans la peinture d’autres peintres synesthètes constitue encore un témoignage important sur les relations entre synesthésie et création. Nous entrons seulement dans l’ère de la synesthésie reconnue de manière clinique. C’est une révolution scientifique et culturelle. Une libération, une révélation. La possibilité de dire, de représenter, de communiquer une variation jusqu’alors déniée de la condition humaine. De rappeler que même la réalité visuelle n’est pas universelle et qu’elle est le produit d’un organe trickster, le cerveau.
Carol Steen, Runs Off in Front, Gold,
2003, huile sur papier, 105 x 70cm.
This is based on an especially colourful photism that occurred while I listened to Santana’s version of a song called Adouma.The colours I see are the colours of light, not the colours of pigment, and I played this song over and over again as I painted the moving colours. The advantage of sound visions, or photisms as the researchers call what we synesthetes see, is that I don’t have to rely on my memory. I can replay the song as often as I want to watch the colours. These moving colours will swirl around, one seemingly chasing the others and any previously seen blackness will be pushed all the way to the edge until the colours just explode in their brilliance like fireworks. The colours, for me, are triggered by the sounds of the instruments, including voices, not the sound of individual notes, with the exception of the Shakuhachi flute I heard that winter day.[…] This painting was used for the cover of Dr Jeffrey Gray’s book Consciousness, Creeping Up on the Hard Problem, published by Oxford University Press. You’ll notice I use many of the same things that I often see in a photism: comma-like shapes, brilliant colour fields, and the layered swirling bursts of colour that appear very briefly before they vanish or change into other forms.
Hervé-Pierre Lambert
Kyushu University, Fukuoka, Japon
Encuentro Artes y Nuevas Ciencias, Centro Nacional de las Artes,  Mexico
.

[1] Sauf le commentaire de Vision qui provient de l’article de Carol Steen paru dans Leonardo : “Visions Shared: A Firsthand Look into Synesthesia and Art”, Leonardo, Vol. 34, No. 3, pp. 203–208, 2001, les autres commentaires par le peintre lui-même de ses oeuvres présentées tout au long de cette étude sont issus de l’article de Frances Mc Donald. “Synesthesia: Bringing out the contours”, Frances McDonald, Australian Art Review, July-October 2006. Carol Steen m’a indiqué avoir écrit ses commentaires en réponse aux questions de la journaliste australienne.Toutes les photos sont de Carol Steen et publiées avec la permission de l’auteur. Je remercie Carol Steen pour son aide.
[2] Feynman, Richard. 1988. What Do You Care What Other People Think? New York: Norton. p. 59.
[3]Je dois à Jérôme Dokic à l’EHESS en 2006 mon intérêt pour la synesthésie. Jérôme Dokic invita dans son séminaire Edward Hubbard qui travaille actuellement en France dans le laboratoire de Stanislas Dehaene au Centre NeuroSpin de Saclay. Le chercheur américain déclara -bien sûr avec raison- que l’on pouvait faire des études sur la synesthésie en ignorant qui étaient Baudelaire et Rimbaud. Ce fut pour moi un choc culturel et une révélation.
[5]Harrison, John and Baron-Cohen, Simon, Synaesthesia: Classic and Contemporary Readings. Cambridge, MA: Blackwell Publishers. 1997. «Why a book on synesthesia? We begin with this question because the topic of synesthesia currently enjoys a controversial reputation, with some scientists dismissing it as an illusion or a contrivance, whilst others perceive it as a genuine natural phenomenon, in need to explanation and with important implications for cognitive neuroscience. » p. 3.
[6] Ibid., p. 4.
[7] Harrison, John, Synaesthesia: The Strangest Thing. Oxford: University Press. 2001.
[8] Marks, Lawrence, The unity of the senses: Interrelations among the modalities. New York: Academic Press. 1978.
[9] Berman, Greta et Steen, Carol, éd,  Synesthesia : Art and the Mind, Catalogue, Hamilton: McMaster Museum of art, 2008. p. 9.
[10]Nous ne référons pas ici la histoire de la synesthésie aujourd’hui bien connue.
[11] FlournoyTheodore. Des phénomènes de synopsie (audition colorée). Paris : Alcan, 1893. L’audition colorée eut tendance à devenir le phénomène paradigmatique de la synesthésie à tel point que le terme devint synonyme de synesthésie.
[12] Suarez de Mendoza F. L’audition colorée. Paris : Doin, 1890, p. 12.
[13] Luria, Alexander. The Mind of a Mnemonist.New York: Basic Books. 1968.
[14] Voir HP Lambert: « Hypermnésie, neurologie et littérature », TLE, (Théorie, Littérature, Epistémologie), Université Paris 8 Vincennes, n°26, 2009.
[15] L’auteur de The Man who Tasted shapes a remis également en valeur des études des années vingt effectuées par le psychologue d’origine allemande Klüver, émigré à Chicago, qui à la suite d’expériences sur les effets de la mescaline, conclut que le cerveau produisait un nombre limité de formes, qu’il appella les « Form constants », qui s’applique aux visions des synesthètes. Voir plus loin.
[16] Lynne Duffy, Patricia. Blue Cats and Chartreuse Kittens: How synesthetes color their worlds, New York : Time Books. 2002..
[17] Ce nouveau savoir est encore un work in progress. De nombreux domaines donnent des hypothèses contradictoires comme la prévalence : quel est le taux de synesthètes dans la population, ou l’origine génétique, le fait que la synesthésie serait en fait universelle à la naissance jusqu’à un certain nombre de mois chez le nourisson et qu’elle resterait en partie justement chez ceux que l’on va appeler synesthètes. Le nombre de sens concernés peut différer, on peut ainsi lui ajouter le sens de la température. Les modes de perception diffèrent suivant les cultures et la dimension anthropologique de la synesthésie a été interrogée. Certains types de synesthésie sont plus courants que d’autres comme le fait de voir des lettres avec des couleurs, des sons avec des couleurs, des saveurs avec des mots, des formes avec des nombres et des calendriers avec des couleurs.
[18] Gauthier Théophile. . Sans titre. La Presse, 10 juillet 1843.
[19]S. Baron-Cohen et al., « Hearing Words and Seeing Colours: An Experimental Investigation of a Case of Synaesthesia, » Perception 16 (1987) pp. 761–767; Depuis le test a été revu et s’appelle the revised Test of Genuineness (TOG-R).
[20] La synesthésie de la couleur (Color synesthesia), désigne le fait d’associer une couleur à la stimulation d’un sens autre, non visuel.
[21]Van Campen,Cretien. – The hidden Sense: Synesthesia in art and science, Cambridge, Massachusetts: MIT Press. 2008. 
[22]“ ‘Generic‘ means that while you or I might imagine a pastoral landscape while listening to Beethoven, what synesthetes experience is unelaborated: they see blobs, lines, spirals and lattice shapes” (Cytowic, Richard, “Synesthesia : phenomenology & neuropsychology: a review of current knowledge”. Psyche, 2(10). 1995.
[23] Cytowic, Richard, The man who tasted shapes. New York: Putnam. 1993, p. 77.
[24] Alfred Binet, « Le problème de l’audition colorée », Revue des Deux Mondes, 1 octobre 1892, vol. 113, p. 60.
[25]Clavière J. « L’audition colorée», L’année psychologique. 1898 vol. 5. pp. 161-178.
[26]Maupassant, Guy (de), La vie errante.1 ed : 1890, http://www.livres-et-ebooks.fr/ebooks/La_Vie_errante-2885/
[27]L’inspiration synesthésique si riche du romantisme allemand a été étudiée par Petra Wanner-Meyer, dans son Quintett der Sinne. Synästhesie in der Lyrik des 19. Jahrhunderts, Bielefeld: Aisthesis Verl., 1998, à la suite du grand classique de Ludwig Schrader, Sinne und Sinnesverknüpfungen. Studien und Materialien zur Vorgeschichte der Synästhesie und zur Bewertung der Sinne in der italienischen, spanischen und französischen LiteraturHeidelberg:Carl Winter. Universitatsverlag, paru en 1969.
[28] Laubriet, Pierre, L’Intelligence de l’art chez Balzac, Paris : Didier, 1961, p. 123.
[29] Milner, Max,  L’imaginaire des drogues : de Thomas de Quincey à Henri Michaux, Paris: Gallimard, 2000, p.72.
[31] Gautier, Théophile, Presse, le 10 juillet 1843, cité par Max Milner, L’imaginaire des drogues, op. cit., p. 72.
[32] Milner, Max, op. cit., p. 75.
[33] Ibid.
[34] Théophile Gautier in Senninger, Claude-Marie, Baudelaire par Gautier, Paris, Klincksieck, 1986, p. 154-155.
[35] Baudelaire, Charles, Paradis artificiels, «Du vin et du hachisch», Paris : Gallimard, Coll Pléiade TI, 1975, p. 369.
[36] Ibid., p. 392.
[37] Id, Salon de 1846, Paris : Gallimard, Coll Pléiade II, p. 425.
[38] Ibid., p. 595.
[39]Id., Les paradis artificiels, op. cit., p. 419.
[40] Milner, Max, L’imaginaire des drogues, op. cit., p, 139.
[41] Voir Van Campen, Chretien, The hidden sense,: Synesthesia in art and science, Cambridge, MA : Massachussets Institute of Technology, 2008and Duffy, op. cit.,
[42]Ghil, René, De la poésie-scientifique & autres écrits, Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Bobillot, Grenoble: Ellug, coll Archives Critiques, 2008, p.11.
[43]Voir Van Campen, Chretien, “Artistic and Psychological Experiments with Synesthesia”, Leonardo, Vol. 32, No. 1, pp. 9–14, 1999.
[44]Denis Steinmetz, Présentation du concert du 9 novembre Alexandre Scriabine L’Acte préalable, http://mediatheque.citemusique.fr/simclient/consultation/binaries/stream.asp? 2007
[45] Galeyev, B. M. and Vanechkina I. L., « Was Scriabin a Synesthete? ». Leonardo; Vol. 34, Issue 4, pp. 357 – 362. August 2001.
[46]En revanche, quand l’artiste est vivant, le diagnostic de synésthésie est possible, ce qu’a fait Cytowic pour David Hockney et Oliver Sacks a consacré un chapitre de son livre Musicophilia aux musiciens synesthètes contemporains.
[47] Depuis: Wednesday is indigo blue: Discovering the Brain of Synesthesiade Cytowic en 2009 La série de conférences par le neurologue V.S. Ramachandran called “The Emerging Mind” en 2003 en ligne sur le site de la BBC a connu un vif succès.
[48] La proportion de synesthètes dans la population humaine reste encore un sujet d’études non résolu. Chretien van Campen faisant une synthèse des recherches sur le thème montre que depuis les années quatre vingt dix les hypothèses de proportion sont à la hausse, oscillant entre un synesthète sur cinq cent personnes jusqu’à un pour cent de la population, voire pour certaines synesthésies jusqu’à une personne sur vingt-cinq. Il semble que la proportion de synesthètes soit plus élevée chez les personnes engagées dans des métiers de création et que la prédominance féminine relèverait surtout -ou en partie – du fait que les femmes ont moins d’inhibition à déclarer cette condition.
[49] Steen, Carol, “Visions Shared: A Firsthand Look into Synesthesia and Art”, op. cit.
[50] Tammett, Daniel, Je suis né un jour bleu, trad. fr Nils C. Ahl, Paris: Édition Les Arènes, 2007. Voir : Lambert, Hervé-Pierre, « Hypermnésie, neurologie et littérature », TLE, (Théorie, Littérature, Epistémologie), Université Paris 8 Vincennes, n°26, 2009.
[51]Voir: Lambert, Hervé-Pierre,« Art et cerveau : vers la neuro-esthétique ? », in « Rencontre », Recherches en esthétique, Revue du C.E.R.E.A.P, 2006.
« Littérature, arts visuels, neuroesthétique »,  http://rnx9686.webmo.fr/?cat=22
“Neuroaesthetics, neurological disorders and creativity”, Mutamorphosis: Challenging Arts and Sciences”, Prague, novembre 2007. Conference proceedings, octobre 2009.
– « Imprévisible et plasticité cérébrale », « L’imprévisible », Recherches en esthétique, Revue du C.E.R.E.A.P, 2009.C.E.R.E.A.P./Paris I, n°14, 2009. «
–  The literary recognition of the neurological phenomenon of synesthesia», in Consciousness, Theatre, Literature, and the Arts, 2009, Third International Conference on The Lincoln School of Performing Arts, University of Lincoln, 2009, ed D. Meyer-Dinkgräfe. Newcastle : Cambridge Scholars Publishing,
« La représentation de la synesthésie par les plasticiens synesthètes » in « Le trouble », Recherches en esthétique, Revue du C.E.R.E.A.P,I n°17, 2011.
[51] Pour les deux derniers, la possibilité d’une synesthésie a fait l’objet d’études contradictoires avec un certain consensus pour leur dénier cette condition.
[53] Nabokov, Vladimir, Speak Memory: an autobiography revisited, Harmondsworth : Penguin , 1969, p. 35.
[54]Ibid., 37. « opticallly affected by musical notes »
[55] Tout comme pour Messiaen qui seulement mentionnait en 1944 dans La technique de mon language musical l’existence en lui d’une sorte de synesthésie. Au sujet de Messiaen, le consensus est loin d’être trouvé. En 2009, un article du chef d’orchestre Patrick Krispini, dans « Sons et couleurs : des notes inachevées », ne présente pas le musicien comme ayant une synesthésie clinique alors qu’en 2008, dans le catalogue de l’exposition Synesthesia : Art and mind, Greta Berman présente le muscien comme le paradigme de l’artiste synesthète.
Dans Musicophilia, Oliver Sacks s’intéresse entre autre à la relation entre musiciens et synesthètesie mais ne développe pas le cas de Messiaen, rappelant simplement que le musicien est un exemple de synesthésie “tonalité-couleur”. Pour Bernard Sève, il s’agit d’une erreur, «Messiaen ne lie pas des tonalités (comme ré majeur ou sol mineur) à des couleurs ; il lie des accords (comme l’accord de septième naturelle, ou l’accord de neuvième majeure) à des couleurs déterminées, et les deux choses n’ont rien à voir. Messiaen a beaucoup écrit sur ce sujet, et il aurait été intéressant de savoir ce que pense de ces écrits le clinicien expérimenté qu’est Oliver Sacks. »
Voir : – Patrick Krispini, « Sons et couleurs : des notes inachevées », in «Voir la musique», Terrain, Paris: Maison des sciences de l’homme, n° 53, septembre 2009.
– Bernard Sève, « Lecture critique de :Musicophilia, la musique, le cerveau et nous»,   www.lamartinieregroupe.com/…/bonus-lecture-critique-bernard-seve.html.
[56]Cytowic, Richard, et Eagleman,David, Wednesday is Indigo Blue, Cambridge, Massachusetts : The MIT Press. 2009, p. 232.
[58] Mass, Wendy, A Mango-Shaped Space, New York: Little Brown And Company 2003, p. 3.
[59] Ibid., p. 4.
[60] Lynne Duffy, Patricia, Blue Cats and Chartreuse Kittens: How Synesthetes Color Their Worlds, New York, W.H. Freeman & Company, 2001, p. 55.
[62]Lynne Duffy, Patricia, Blue Cats and Chartreuse Kittens: How Synesthetes Color Their Worlds, op. cit., p. 33.
[63] Steen, Carol. “Visions Shared: A Firsthand Look into Synesthesia and Art.”, op. cit.,  p. 207
[64] Mass, Wendy, A Mango-shaped Space, op. cit., p. 82.
[65] Lynne Duffy, Patricia, Blue Cats and Chartreuse Kittens: How Synesthetes Color Their Worlds, op. cit., p. 51.
[66] Steen, Carol. “Visions Shared: A Firsthand Look into Synesthesia and Art.”, op. cit.,  p. 203.
[67] Smilack, Marcia. http://www.marciasmilack.com/ 2009
[68] Ibid.
[69] Ibid.
[70] Anderson-Dargatz, Gail. 2004. A Rhinestone Button. London: Virago Press Ltd ; Diotaveli , Dave. 2008. Miracle Myx, Orangeville, Ontario : Kunati Inc. ; Mass, Wendy. 2003. A Mango-Shaped Space, New York: Little Brown And Company. ; Moore, Jeffrey. 2004. The Memory Artists. New York: St. Martin’s Griffin. Morgan, Nicola. 2003. Mondays Are Red. NewYork: Delacorte Press ; Morrall, Clare. 2004. Astonishing Splashes of Colour, New York: Harper Colins Publisher; Nabokov, Vladimir. 1989. Speak, Memory, New York: Vintage Books ; Payne, Holly. 2005. The sound of the Blue, New York: Dutton ; Parker, T. Jefferson. 2006. The Fallen, New York: Harper Collins Publisher.Yardley, Jane. 2003. Painting Ruby Tuesday. London: Doublesday
[71] L’American Library Association Schneider Family Book Award, for Middle School.
[72] Mass, Wendy, A Mango-Shaped Space, op. cit., p. 98.
[73]Morgan, Nicola, Mondays are red, op. cit., p.6.
[74] L’auteur Holly Paine indique que Lizst, Stravinsky, Kandinsky et Rimbaud étaient aussi des synesthètes, ce qui est contesté.
[76]“ Synesthetic perceptions are durable and generic, never pictorial or elaborated. « Durable » means that the cross-sensory associations do not change over time. This has been shown many times by test-retest sessions given decades apart without warning. « Generic » means that while you or I might imagine a pastoral landscape while listening to Beethoven, what synesthetes experience is unelaborated: they see blobs, lines, spirals, and lattice shapes; feel smooth or rough textures; taste agreeable or disagreeable tastes such as salty, sweet, or metallic.” http://psyche.cs.monash.edu.au/v2/psyche-2-10-cytowic.html 
[77] Voir: – Ermentrout, G.B. and Cowan, J.D., “A mathematical theory of visual hallucination patterns.” Biol. Cybernet. 34 (1979), no. 3, 137-150.
– Bressloff, Paul C.; Cowan, Jack D.; Golubitsky, Martin; Thomas, Peter J.; Weiner, Matthew C. (March 2002). “What Geometric Visual Hallucinations Tell Us About the Visual Cortex“. Neural Computation (The MIT Press) 14 (3): 473–491.
[78] La théorie de Cowan a été utilisée pour attaquer les textes sur le serpent cosmique de Narby. Voir Lambert, Hervé-Pierre, « Maurice Georges Dantec: entre science et fiction et l’effet Narby », www.epistemocritique.org mars 2010.
[79]Synesthesia : Art and the Mind, Catalogue, ed Greta Berman and Carol Steen, Hamilton: McMaster Museum of art, 2008. Cette Exposition du 18 septembre au 15 novembre 2008 au McMaster Museum of Art accompagnait la 7e conférence de l’Association Américaine de Synesthésie qui se tenait à l’Université McMaster, Hamilton, ON du 26 au 28 septembre. Le musée en association avec le Département de psychologie, Neuroscience and comprtement de Department of Psychology, Neuroscience and Behaviour a organisé cette exposition Elle a été dirigée par le professeur Daphne Maurer, du Département de psychologie, Neuroscience and Behaviour avec deux curateurs inviés, l’artist Carol Steen, et Greta Berman, historienne d’art. Amy Ione a souligné l’intérêt du catalogue.
[80] Steen, Carol, “Visions Shared: A Firsthand Look into Synesthesia and Art”, op. cit., p. 203.
[81] Ibid., p. 207.
[82] Ibid., p. 205.
[83] Carol Steen recommande de voir la video « Viva la vida » du groupe Coldplay, faite par Mark Romanek. Le type d’images avec les photèmes qui apparaisssent lui semble proche de ce que les synesthètes peuvent percevoir.
[84] Ibid. p. 208.
[85] Steen, Carol, “ What a Synesthete Sees: or Why Tom Thomson Sends Me Over the Moon”, in Synesthesia: Art and the Mind, op. cit., p. 22.
[86] Ibid.
[87] Smilack, Marcia. http://www.marciasmilack.com/ 2009
[89] Elle incluait aussi quatre peintres disparus en revendiquant cette même condition: Charles Burchfield, Tom Thomson, Wassily Kandinsky et Vincent van Gogh Pour les deux derniers, la possibilité d’une synesthésie a fait l’objet d’études contradictoires avec un certain consensus pour leur dénier cette condition.
[90]Berman Greta et Steen, Carol, Statement, Synesthesia : Art and the Mind, op. cit., p.8.
[91]Berman;Greta , “ New perspectives on Synesthetic Art: Shared Characteristics”, Synesthesia : Art and the Mind, op. cit., p. 28.



Dantec et Narby : Sciences, épistémologie et fiction

Sciences et littérature au XXIe siècle selon Maurice Dantec

« L’explosion technoscientifique des cinquante dernières années me semble l’événement historique le plus escamoté par la littérature française de la même période ce qui correspond bien selon moi à l’auto-amnésie à laquelle toute cette nation s’est livrée depuis 1945. » [2]

Une fois établi ce constat d’un déficit scientifique dans la littérature française de la seconde moitié du XXe siècle, Dantec souligne l’existence d’un courant épistémophile, celui de la science-fiction, du moins la science-fiction spéculative qu’il conçoit comme un genre ouvert à toutes les hybridations et transformant la formule de Malraux, il considère que « le XXIe siècle sera scientifique ou ne sera pas. » [3] :

Prendre la culture du XXe siècle là où elle se trouve. Ce monde du XXe siècle a produit sa littérature dans le feu atomique et la suprématie de la technique, pourtant on n’en trouve pas trace dans les académies du bon goût et de l’art officiel. Roman noir, science-fiction, culture underground, c’est des marges qu’il faudra partir pour construire le roman du futur, une machine littéraire synthétique, capable de croiser, au sens générique le thriller, l’anticipation, le roman criminel, le roman d’initiation philosophique, le journalisme de guerre, l’expérimentation psychédélique, le roman d’aventures, de voyages, d’espionnage, sans s’effrayer de privilégier le panoramique au point de vue et sans complexe vis-à-vis des nouvelles technologies, des nouveaux langages, des nouvelles catastrophes 4].

Classer Maurice Dantec comme auteur posthumain n’est pas sans ambiguïté. Cet auteur qui a quitté la France, s’est exilé volontairement – pour reprendre ses termes – au Canada, pays dont il a pris la nationalité, est sans nul doute un écrivain du posthumain, reconnu internationalement et particulièrement aux Etats-Unis ; mais lui-même a développé une pensée critique sur l’idéologie dite posthumaine et lui a substitué l’idéal métahumain. Le posthumain désigne l’un des grands courants de l’imaginaire contemporain qui se manifeste dans la littérature, productrice de techno-mythes, la philosophie, la production artistique : cinéma, arts plastiques, bande dessinée. Cette mouvance de l’imaginaire contemporain, née dans l’univers culturel nord-américain, invente pour un futur proche les conséquences possibles sur l’espèce humaine, de la convergence entre biotechnologies, intelligence artificielle et nanotechnologies. Les capacités d’intervention sur le vivant et la matière, la possibilité de concurrencer les mécanismes de l’évolution créent une potentielle nouvelle démiurgie humaine : l’espèce humaine devient capable de transformer ce qui la définissait, d’où l’expression « posthumain » qui désigne le passage à une nouvelle espèce qui pourrait être produite par l’actuelle et la remplacer. Dans Le Possible et les biotechnologies : essai de philosophie dans les sciences, le philosophe épistémologue Claude Debru introduit ainsi le thème de l’impact des biotechnologies sur la condition humaine : « Les technologies du vivant nous entraînent dans la dynamique d’une néo-évolution, qui pourrait concurrencer les mécanismes établis de l’évolution biologique. En outre, l’artificialisation programmée du vivant a pour conséquence d’élargir le champ imaginable de cette néo-évolution bien au-delà de la vie telle que nous la connaissons sur terre. » [5]

Le « champ imaginable de cette néo-évolution » est le domaine par excellence de l’imaginaire posthumain. Dantec écrit dans Les Temps Modernes en 1997 : « Je suis pour ma part persuadé que le XXIe siècle, et plus encore le suivant vont marquer l’histoire d’une nouvelle révolution anthropologique, sans précédent peut-être ». Ce credo est mis en scène dans les récits de fiction. [6] Ainsi les dialogues didactiques dans cette oeuvre-culte qu’est devenue Babylon Babies :

« – Marie est plus qu’une simple schizo, cher monsieur. Elle est la prochaine étape.
- La prochaine étape ?
- Oui, poursuivit Darquandier, sur un timbre de pur métal. La Prochaine Etape. Celle qui vient juste après l’homme. »

Dialogue repris plus loin dans la variation suivante :

« – La mutation ?
- La mutation post-humaine. Celle qui sera le produit de l’évolution naturelle et des techniques artificielles. » (BB, p. 551)

Cet univers posthumain, l’historien des sciences Dominique Lecourt le réduit à l’affrontement entre deux variantes dans son Humain, post-humain [7] : le catastrophisme d’une part et le techno-prophétisme de l’autre ou, dit autrement, d’une part le bio-conservatisme et de l’autre le techno-progressisme. Pour Lecourt, ces deux courants opposés sont issus l’un et l’autre d’une même source religieuse, laquelle assigne au projet technologique une mission salvatrice et millénariste. Si l’on devait accepter cette dichotomie, les techno-progressistes se trouveraient aux Etats-Unis, guru–entrepreneur comme Kurzweil, prophète-manager à la William Hasseltine, scientifiques prophétisant comme Eric Drexler, Vernor Vinge, Hans Moravec ou idéologues futuristes comme Fukuyama, sans oublier le mouvement des entropiens ou des transhumanistes. Quant aux bio-conservateurs, Lecourt note qu’ils sont européens, représentés surtout par les philosophes allemands, Jonas et Habermas. En 1979, Le principe de responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique [8] appartenait encore à l’univers de la destruction atomique et de l’eschatologie écologique. S’ajoute, aujourd’hui, un nouvel imaginaire, celui de la dénaturation de l’espèce humaine. Jürgen Habermas est sans doute plus représentatif de ce courant bio-conservateur avec son essai, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral [9] ; l’ex-cardinal Ratzinger fut l’un de ses lecteurs attentifs.

Il serait néanmoins erroné de voir dans le bio-conservatisme une nouvelle Sainte-Alliance germanique. Le philosophe Peter Sloterdijk a provoqué une polémique considérable en Allemagne, par sa prise en compte de l’imaginaire posthumain, en 1999, avec son Règles pour le parc humain [10], livre auquel Dantec fait référence dans son Théâtre des opérations et qui est à l’origine de celui d’Yves Michaud, Humain, inhumain, trop humain [11] . Le philosophe des sciences, Jean-Pierre Dupuy, après avoir étudié les implications économiques, sociales, politiques, militaires, culturelles, éthiques et métaphysiques du développement prévisible des NBIC [12], les technologies convergentes : nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives, écrivait un article particulièrement sombre, « Le problème théologico-scientifique et la responsabilité de la science » en 2003 : « Ce qui va cependant porter cette visée de non-maîtrise à son accomplissement est le programme nanotechnologique, ce projet démiurgique fait de toutes les techniques de manipulation de la matière, atome par atome, pour la mettre en principe au service de l’humanité ». [13]

L’année précédente, Jean-Pierre Dupuy dans son livre Pour un catastrophisme éclairé exprimait des thèses proches de celles de Dantec critiquant l’idéologie posthumaine. Dupuy citait les arguments pessimistes de l’astronome royal Sir Martin Rees, titulaire de la chaire d’Isaac Newton à Cambridge qui venait de publier un essai au titre emblématique : Our Final Hour. A Scientist’s Warning. How Terror, Error, and Environmental Disaster Threaten Humankind’s Future in this Century — on Earth and Beyond [14]. Pour Sir Martin, l’humanité a une chance sur deux de survivre au XXIe siècle. Ici nous sommes en présence d’un texte écrit par un scientifique mais à contenu spéculatif, nous en verrons un certain nombre plus loin comme les fusées de Crick et le cerveau quantique de Eccles ou l’hypothèse de Narby. Pour Dupuy, la lecture du livre est une confirmation de sa propre vision et il s’attache à montrer que ce pessimisme sur un avenir dit posthumain de l’humanité est partagé par beaucoup [15].

Marina Maestrutti remarque néanmoins que « l’Europe commence à trouver des interprètes “locaux“ d’une certaine vision de l’humain “transhumain“, projeté vers le techno-mythe de la Singularité. Le Suédois Nick Bostrom et le Britannique David Pearce […] obtiennent le soutien et l’intérêt d’institutions comme l’Université d’Oxford, où se trouve le Future of Humanity Institute » [16]. De telles ouvertures, institutionnelles, universitaires, n’existent pas en France, même s’il est apparu dans les dernières années un nouvel intérêt intellectuel pour la science-fiction. En témoigne la publication d’un numéro de Critique intitulé Mutants, où le posthumain abordé sous l’angle américain était défini comme une « entité de mots, d’idéologies, d’imaginations et de fictions qui concerne notre présent encore plus que notre avenir » [17].

L’imaginaire posthumain en France est essentiellement lié à la littérature et aux arts plastiques. Le domaine des arts plastiques comprend les travaux d’art tissulaire d’Art Orienté Objet, les études du zoosystémicien Louis Bec, les biofictions d’Anne Esperet, il a subi l’impact de l‘exposition L’art biotech’ à Nantes en 2003 sous la direction de Jens Hauser et des polémiques associées à la lapine transgénique française d’Edouard Kac. Parmi les écrivains relevant de cette mouvance, nous citerons Jean-Michel Truong, Maurice G. Dantec, Michel Houellebecq, Pierre Bordage, Serge Lehman. Certains viennent de la littérature de science-fiction, comme Bordage et Lehman. Truong est le seul scientifique, spécialiste d’intelligence artificielle. Chez Dantec comme chez Houellebecq et Louise L. Lambrichs, citée pour le traitement particulièrement réusi du thème du clonage humain dans À ton image, le thème posthumain intervient au milieu d’une œuvre déjà avancée, marquée par le roman policier chez Dantec, le roman psychosociologique chez Houellebecq, la tradition intimiste chez Lambrichs [18].

Le récit posthumain de langue française comme littérature spéculative

Dans Possibilité d’une île de Houellebecq, le narrateur désigne ainsi les œuvres de littérature dont ce roman fait justement partie : « La disparition des civilisations humaines, au moins dans sa première phase, ressembla assez à ce qui avait été pronostiqué, dès la fin du XXe siècle, par différents auteurs de science-fiction spéculative. » [19] Babylon Babies met en scène un écrivain de science-fiction, Dantzik, doté d’une biographie analogue à celle de Dantec. Après avoir évoqué dans ses ouvrages les événements en cours il devient lui-même acteur du processus posthumain : « Il faut dire que ce type de prédictions étaient présentes, comme bien d’autres, dans le gros bouquin aux pages écornées que Dantzik avait écrit quinze ans plus tôt. » (BB, p. 628). Le récit posthumain français aime à se définir comme littérature spéculative, le terme provient de l’américain « speculative fiction » – parfois abrégé en « spec-fic » – forgé par Robert A. Heinlein en 1948. Le philosophe Yves Michaud commente ainsi :

[…] la majeure partie des réflexions les plus neuves se développe aujourd’hui non pas chez les philosophes, non pas chez les savants et experts, mais dans la littérature de science-fiction et chez certains artistes […] un livre comme La possibilité d’une île de Michel Houellebecq décrit avec beaucoup de justesse les problèmes posés par le désir d’immortalité, le clonage des humains et la mort des sentiments. [20]

C’est également l’avis de Maurice Dantec :

« Ce sont les auteurs de science-fiction, donc, qui auront donné à voir avec le plus de pertinence les effets et contre-effets de la mutation anthropologique, parmi lesquels la science-fiction elle-même, c’est-à-dire la littérature philosophique fictionnelle de la Révolution Industrielle. » [21]

Dans ses journaux-essais, Georges Dantec analyse le statut de cette littérature de science-fiction spéculative qui remettrait en cause la tradition littéraire française en dépassant la tradition locale de la stricte séparation entre, d’un côté, la littérature générale, « sérieuse […] noble » (ThOp, p. 167), qu’il définit par son obéissance aux canons du réalisme psychologique et du classicisme formel et, de l’autre, la littérature de genre qui « s’enferme avec complaisance dans son rôle de tiers état collabo en continuant de privilégier les mythologies et les narrations traditionnelles, tout en ne sachant pas vraiment faire la différence entre les textes intéressants et les copies de seconde catégorie, quand elle ne sombre pas purement et simplement dans la médiocrité la plus crasse et l’illisible. Entre les deux : territoire zéro. » (ThOp, p. 167).

L’une des différences selon Dantec entre la littérature anglo-saxonne et la littérature française réside dans l’existence en langue anglaise d’une « littérature expérimentale, radicale et futuriste » (ThOp, p. 146), où il compte Burroughs, Ballard, Dick, De Lillo. La tradition française aurait empêché la création d’un tel champ expérimental et aurait ainsi condamné sa production littéraire à rester « superbement isolée dans ce provincialisme chic et passéiste devenu désormais sa marque de fabrique » (ibid.). Cette littérature transgénique anglo-saxonne, « la littérature pop des quatre dernières décennies » (ibid.), représente un modèle pour le récit posthumain de langue française, en constituant « la synthèse accomplie de la littérature d’avant-garde et du roman populaire » (ibid.). Le roman posthumain français créerait un genre jusqu’alors impossible sur les bords de Seine, celui de la littérature pop expérimentale, qui rendrait également caduque l’idée d’une simple opposition entre les deux courants de pensée, catastrophisme ou techno-progressisme :

« Je me retrouve face à l’horripilante dialectique décadente qu’on nous revend depuis des lustres : le cyberoptimisme sauce soja californienne d’un côté, le sociopessimisme mayonnaise exception française, de l’autre, en deux mots : le néant. Nous devons affirmer notre totale insoumission à ces dialectiques mortifères. » (LCG, p. 122)

Le récit posthumain français affiche son intertextualité : La possibilité d’une île est sous l’influence de Demain les chiens de Clifford D. Simak, tout comme Cosmos Incorporated contient des éléments de réécriture des Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick, ce que souligne le titre de l’un des chapitres de Dantec : « Les androïdes rêvent-ils de saints catholiques ? » [22]. Cette conception de la littérature comme laboratoire d’idées – l’un des journaux de Dantec s’appelle Laboratoire de catastrophe générale – et comme possibilité d’intervention sur le réel, comme futurologie appliquée, rejoint les observations de Marina Maestrutti au sujet de la fiction – la science-fiction – comme « expérience de pensée » :

La fiction fonctionne alors comme une sorte « d’expérience de pensée », en suivant une logique scientifique et en respectant les canons de la mise en scène expérimentale sans pour autant réaliser pratiquement l’expérience. Cependant, la science-fiction n’est pas une simple anticipation des développements futurs de la science ou des possibles applications des technologies. Il s’agit certainement d’un genre littéraire, créateur, original et autonome ; mais, dans certains cas, sa capacité à construire des mondes sociologiquement et politiquement cohérents joue un rôle fondamental dans l’imagination des « mondes possibles », dans lesquels se projette la réflexion éthique, sociologique et parfois même scientifique. [23]

Après avoir rappelé l’origine de l’idée du voyage dans l’espace, qui fut d’abord un mythe littéraire élaboré par les écrivains du XXe siècle, Dantec ajoute que « désormais, les écrivains visionnaires du XXIe siècle devront accomplir pour les mondes microscopiques, et surtout « neuroscopiques », le même travail de création de mythes, et donc de production de réalité » (ThOp, p. 51-52).

Sciences et paradigmes selon Dantec

« – Avez-vous conscience d’utiliser certains thèmes d’une façon récurrente ? – Oui, bien sûr. La dernière crise de l’Occident , la fin de l’homme, l’héritage du XXe siècle. La thématique des romans s’organise toujours autour d’un même faisceau de théories : l’évolutionnisme, la physique quantique, les sciences du cerveau. » (ibid., p. 78)

Dantec aime à rappeller qu’une partie importante de la science-fiction a été écrite par des scientifiques : Asimov, Arthur C. Clarke et même Frank Herbert, mais aussi qu’une partie des concepts actuels comme « réalité virtuelle » ou « cyberespace » ont été inventés par des auteurs de science-fiction. À l’opposé d’un auteur comme Truong, Dantec en matière scientifique est un autodidacte. Et de l’autodidacte, il garde ou cultive l’image archétypique du dévoreur compulsif de livres et de savoirs. Cette boulimie s’accompagne d’une pratique des stupéfiants, en particulier à base d’amphétamines. Il est tentant de mettre en parallèle telle page du Manuel de survie en territoire zero, où l’auteur décrit sa « boulimie » personnelle de lecture – « Je ne sais quelle énergie, quelle voracité me pousse à lire en une journée de vingt-cinq heures » (ThOp, p. 529) – avec telle page de fiction où les personnages sont des projections de cette épistémophile démesure : « J’étais devenu un appendice de la bibliothèque de Wolfman. Un appendice qui se nourissait de ce qui le dévorait, c’était assez paradoxal tout ça, mais je m’y étais fait, aux paradoxes. » (VV, p. 314) ou encore avec telle spécification de l’être humain comme « l’animal doté de mémoire, incapable de ne pas apprendre, toujours en quête de connaissance, jamais rassasié, jamais fini, imparfait, et imperfectible » (ThOp, p. 18).

Dantec est l’un des écrivains contemporains de langue française les plus engagés dans la promotion de cette double culture littéraire et scientifique prônée jadis par C. P. Snow : « il est clair désormais que la mécanique quantique et la thermodynamique ne peuvent plus être tenues à l’écart de toute tentative un tant soit peu pertinente d’éclairer notre condition. » (Ibid., p. 137). Mais de quel type de sciences s’agit-il en réalité ? L’épistémè de Dantec s’appuie sur trois axes privilégiés : la physique, les neurosciences, les théories de l’évolution. Cette physique se décline sous plusieurs formes : physique quantique, notamment dans son lien aux neurosciences à la suite des textes de Eccles, thermodynamique avec de nombreuses occurrences de l’entropie, théorie du chaos, fractales, théorie des cordes. De manière emblématique, la rencontre personnelle entre Dantec et Narby a lieu lors d’un colloque intitulé « Sciences-Frontières », « consacré aux marges de la recherche scientifique » (LCG, p. 66), aux frontières de la science. En effet, ce qui intéresse Dantec, ce ne sont pas les paradigmes scientifiques dominants mais au contraire, les discours déviants, marginaux ou marginalisés, les écrits spéculatifs à l’écart du courant officiel, en marge ou aux frontières, comme les discours gnostiques – qui le fascinent tant – par rapport aux dogmes religieux. Les discours scientifiques (ou de facture scientifique) dont il s’inspire sont de manière privilégiée et systématique déviants par rapport aux discours dominants : ils traitent de questions controversées ou ont un caractère d’anticipation, comme si la fiction spéculative de Dantec s’appuyait sur des sciences elles-mêmes spéculatives. Cette prédilection pour les hypothèses difficilement contrôlables dans le présent s’accompagne d’une critique du rationalisme positiviste ; mais en même temps, l’élaboration d’un discours épistémologique chez Dantec doit beaucoup à la pensée popperienne et, en particulier, à l’épistémologie qu’il a fondée sur sa théorie de la falsifiabilité [24]… Autrement dit, sur ce qui, par définition, fait défaut aux théories spéculatives. C’est que l’expérience de pensée est l’équivalent, dans la fiction, de la falsifiabilité dans la science :

« Nous n’écrivons pas d’essais philosophiques au sens propre, mais nous tâchons de voir ce qui se produit quand un certain nombre d’idées philosophiques, métaphysiques ou scientifiques sont introduites dans le processus naratif même de l’œuvre de fiction ainsi transmutée. » (PP, p. 111)

La pensée épistémologique de Dantec se réclame de la philosophie de Popper, l’une des grandes références philosophiques de l’écrivain, à côté de Deleuze et de Nietzsche. Le premier élément popperien chez Dantec est la célèbre théorie de la démarcation face à des discours qui se présentent comme scientifiques mais qui ne remplissent pas ce qui, pour Popper, constitue le véritable critère de scientificité, à savoir la réfutabilité. La théorie de la falsifiabilité popperienne telle qu’elle est reprise chez Dantec lui sert d’abord comme argument dans sa critique du discours darwiniste dominant, qu’il décrit au tout début de son premier journal, Le théâtre des opérations, comme un conformisme positiviste et une « obsession téléologiste » (ThOp, p. 18) :

« Croire que l’évolution naturelle ou historique, procède d’une quelconque téléologie, d’un ensemble de causae finalis, qui plus est en tendant vers une amélioration progressive et continue, est encore une foi vivante, quoique désormais bien camouflée sous des discours apparemment inverses. » (Ibid., p. 22)

Le développement épistémologique inaugural du Journal métaphysique et polémique de 1999 est consacré au darwinisme, plus exactement à une critique du darwinisme orthodoxe. « En clair, les darwinistes orthodoxes nient toute téléologie pour mieux imposer la leur, le “but“, le “sens“, étant cette fois l’adaptation la plus parfaite au “milieu“. » (Ibid., p. 16). L’auteur met en exergue à la quatrième partie de Babylon Babies, « Homo sapiens neuromatrix », une phrase célèbre de Popper concernant l’impossibilité de faire passer le test de la falsifiabilité à la théorie de l’évolution : « La théorie de la sélection naturelle n’est pas une théorie scientifique que l’on peut mettre à l’épreuve mais plutôt un programme de recherches métaphysique. » (BB, p. 461). Quant à la critique de l’historicisme chez Popper et à sa vision de l’indéterminisme comme seule leçon de l’histoire, elle est réécrite par Dantec à la lumière de la théorie du chaos et des lois de la thermodynamique : l’histoire est « un chaos évolutionniste » (ThOp, p. 158), « le chaos darwinien que les humains appellent Histoire » (BB, p. 529). S’il applique la notion deleuzienne de synthèse disjonctive à la pensée de Narby – « osons réunir et séparer Jeremy Narby et Gilles Deleuze » (PP, p. 246) -, il accomplit la même opération pour Deleuze et Popper, dans une vision de l’économie à venir qui lie les deux auteurs afin de penser « une révolution générale de l’économie » (ThOp, p. 224).

Mais plus encore, c’est le roman lui-même, Babylon Babies, qui est placé sous la figure tutélaire de la pensée popperienne avec une citation en exergue qui touche à deux domaines clefs de l’imaginaire et de la pensée de Dantec : la conscience (donc les neurosciences) et la théorie de l’évolution. Or, il s’agit ici d’aspects de la philosophie de Popper que sa réception en France n’a pas privilégiés : la théorie des trois mondes et le compagnonnage avec Eccles. Dantec cite et reprend la théorie popperienne des trois mondes : « Mieux, il semble bien que le biotope humain – le plan d’évolution coexensif naturel de l’homme – soit la cognition en tant que telle, en tant que procesus évolutionniste du « troisième monde », tel que conceptualisé par Popper. » (LCG, p.60). Il y voit une légitimation de son idée de la nécessité d’une métaphysique.

Popper a écrit également un livre avec le neurophysiologue John Eccles, Prix Nobel, en 1977, The Self and its Brain. Mais ce sont surtout les livres suivants de John Eccles, à visée plus spéculative encore, Evolution du cerveau et création de la conscience de 1994 et Comment la conscience contrôle le cerveau de 1997 qui sont utilisés par Dantec. Le recours à la physique quantique chez Eccles pour expliquer le fonctionnement du cerveau – hypothèse jugée encore spéculative aujourd’hui – est l’un des fondements de la conception du fonctionnement du cerveau chez Dantec. À partir des hypothèses de Eccles qui se trouvent en dehors du paradigme dominant – « si, comme l’a démontré sir John Eccles, il se produit dans le cerveau un étrange phénomène quantique qui tend à faire émerger la conscience avant même que la machine neurologique humaine soit activée » (Ibid., p. 694) -, Dantec avance ses propres déductions : « alors il faut bien admettre que cette phénoménale rencontre du Néant et de l’Infini forme la topologie d’une physique cognitive, pour laquelle il devient peu à peu évident que le cerveau est une métamachine capable de faire remonter des informations à rebrousse-temps, dans toutes les dimensions du continuum, contre toutes les lois du Monde créé, parce qu’il est parfois -trop peu souvent certes – le royal instrument de l’Esprit créateur. » (Ibid.). Le fonctionnement quantique du cerveau, pris chez Eccles, est l’une des idées récurrentes chez Dantec, souvent développée sans référence à son auteur : « La cognition, la Connaissance, comme l’ensemble des phénomènes naturels, et à la différence de nos nombreuses élucubrations idéologiques (qui marchent par simple accrétion ou par dualisme), fonctionne par « saut quantique », par « crises ontologiques » […] » (Ibid., p. 61).

Pour ce qui est des théories évolutionnistes, son anti-orthodoxie n’empêche pas l’omniprésence du vocabulaire darwinien. L’aspect hétérodoxe de sa pensée se manifeste dans différents domaines, le premier étant l’association établie par l’auteur entre darwinisme et « lois thermodynamiques de l’évolution humaine » (ThOp, p. 357). Si l’application – spéculative par rapport aux paradigmes existants – des lois thermodynamiques à l’évolution humaine implique un développement chaotique, alors les thèses sur l’origine de l’espèce doivent être réévaluées. Dantec oppose la thèse de l’origine africaine de l’homme avec la thèse « dite multirégionaliste […] plus récente, et moins solide » (Ibid., p. 365), mais à laquelle vont ses préférences. Sa conception du développememt chaotique, liée à ce qu’il retient des lois thermodynamiques, vient appuyer sa préférence et son explication d’une origine multiple de l’homme. Cette conception multirégionaliste est présentée comme finalement plus probable que la conception issue du paradigme africain dominant, en vertu de « ce que nous savons des lois d’évolution de la vie » (Ibid., p. 367) ; mais ce mécanisme thermodynamique est-il vraiment un savoir commun reconnu ? La thèse multirégionaliste « penche vers une apparition plus ou moins simultanée en divers points et une évolution en rameaux divergents et convergents qui créent un buisson foisonnant et difficilement déchiffrables. » (Ibid., p. 365).

Dans le domaine des théories de l’évolution, une figure apparaît qui incarne un savoir non orthodoxe, et même gnostique dans tous les sens du terme, Madame Dambricourt-Malassé (Ibid., p. 366), collaboratrice de Coppens et admiratrice de Teilhard de Chardin. La présentation de sa thèse permet à Dantec de reprendre le commentaire qui avait inauguré le journal, la critique du darwinisme orthodoxe, l’« un des bastions de l’athéisme positiviste institutionnel » (Ibid., p. 369) qui, pour lui, s’incarne dans les figures de Wilson, Dawkins et Gould.

L’épistémologie hétérodoxe de Dantec ou « Comment j’ai écrit certains de mes livres »

« Nous sommes des scientifiques… notre confrérie ne prône pas un modèle unique de pensée, c’est tout. » (BB, p. 547)

C‘est moins aux paradigmes scientifiques officiels que Dantec se réfère qu’à des discours extérieurs au courant principal, en dehors d’une légitimation consensuelle, même lorsqu’ils sont écrits par des scienfitiques. Une nette attirance personnelle le porte vers les essais hétérodoxes contemporains, vers les spéculations scientifiques dont le statut est comparable à celui des discours gnostiques par rapport au dogme dominant. Quelques héros, individuels ou collectifs sont ainsi mis en avant dans le pantheon scientifique de Dantec : John Eccles, Anne Dalbrincourt, Narby, un groupe de scientifiques de Princeton auteurs de la théorie de la ’Quintessential Universe. Dantec donne un aperçu de son attitude face aux sciences à partir de l’exemple du fonctionnement du cerveau. Après avoir sélectionné trois héros de l’hétérodoxie scientifique – l’un pour le lien entre le cerveau et la physique quantique, l’autre pour l’évolution, l’autre pour l’ADN, les trois grands axes de l’epistémè de Dantec -, il parle de « lectures croisées » :

À tous les étages de notre « structure » biologique, des informations sans arrêt circulent, notre corps tout entier est une messagerie biocosmique inséparable de son antenne neurospinale, l’ADN lui-même est un phénomène coévolutif à la céphalisation des organismes vivants – comme une lecture croisée d’Anne Dambrincourt, de John Eccles et de Jeremy Narby permet précisément de l’envisager en toute sérénité – (LCG, p. 694)

L’utilisation, le maniement des références scientifiques chez Dantec se fait sous la forme « de lectures croisées » de textes non reconnus scientifiquement ou hautement spéculatifs. La sérénité n’est pas nécessairement le but recherché et la technique du croisement de lectures – comme on croise aussi des espèces – est une variante apaisée de l’une des reprises les plus récurrentes de la pensée deleuzienne dans le corpus dantecien : la synthèse disjonctive. Le croisement des œuvres, des pensées, des domaines – « osons réunir et séparer Jeremy Narby et Gilles Deleuze » (PP, p. 246) – est l’une des pratiques de production du sens les plus développées chez l’écrivain :

« N’en doutez pas, il fallait bien un siècle comme celui qui va mourir pour qu’on ose produire un jour une synthèse hautement disjonctive entre disons Léon Bloy, Nietzsche et Niels Bohr ! Vous n’imaginez pas non plus le rire qui peut s’emparer d’un cerveau lorsqu’il est confronté directement à cette vérité ! » (LGC, p. 706)

L’un des objectifs du roman à venir, écrit Dantec sera de « nous éclairer sur la nature des processus de production. » (PP, p. 117). C’est une opération que Dantec a commencée dans ses essais en l’appliquant à son propre travail, énonçant sa conception de la littérature et d’une certaine manière aussi sa manière de réécrire la science, de la transformer en science-fiction. Sa vision progammatique du roman à venir décrit en fait sa méthode présente, « susceptible de réaliser des synthèses disjonctives mettant en relation des champs de connaissance autrefois séparés. » (Ibid.).

La littérature chez Dantec se veut associée à un réseau lié au monde de la science, celui du laboratoire. On peut noter qu’une semblable association s’est créée au même moment entre les arts visuels et les sciences, le laboratoire devenant l’atelier de l’artiste [25]. L’on trouve aussi parfois un réseau supplémentaire, relié à l’intertextualité deleuzienne, qui est celui de la « littérature comme machine de troisième espèce », « une machine de guerre nomade, mentale et biochimique » (PP, p. 113) [26]. Mais même ce motif deleuzien est inclus dans la métaphore dominante : « Le roman du XIXe siècle sera lui aussi un produit de laboratoire, une arme virale » (PP, p. 117).

A la fin du second tome de ces journaux, dans une partie qui constitue une sorte d’essai cosmologique intitulé « Le cosmos est vivant », et dont la présentation imite le style de l’article scientifique professionnel avec une bibliographie à la fin, l’auteur fait référence à la théorie de certains scientifiques de Princeton appelée Quintessential Universe, théorie hautement spéculative comme les aime l’auteur, qui vise à expliquer le rôle de l’énergie sombre. Avec une jubilation évidente – ce que renforce la note en bas de page : « « Cela aura au moins le mérite de – qui sait ? – faire taire les cuistres, prétendument latinistes d’élite, qui croient que je tire mes informations du Journal de Mickey. » (LCG, p. 764) – le texte problématise et met en scène la relation entre un discours scientifique – à vrai dire déjà spéculatif – et sa transformation en science-fiction. Dantec généralise alors le processus de production du sens tel qu’il se réalise chez lui aux écrivains de science-fiction :

Un écrivain, s’il se saisit de telles découvertes, doit impérativement les projeter dans son espace de création/destruction, son cosmos à lui, son théâtre des opérations mental. Sa synthèse ne peut se borner à la traduction-compilation des faits et des théories de la science moderne. Il faut, c’est son travail, qu’il en fasse d’authentiques machines de la pensée-action.[…] Mais il lui faut cependant examiner par l’écriture en mouvement ce dont il s’agit, ou plutôt en retracer mentalement la topologie avant de laisser à l’intuition visonnaire le choix de conclure. Et certes nos précautions ne sont pas tout à fait du même genre que celle que doivent prendre les académies scientifiques. (Ibid., p. 758)

Le bricolage est élevé à une dimension cosmique puisque si dieu ne joue pas aux dés, la vie – « le cosmos est vivant » (Ibid.) -, « c’est elle qui aujourd’hui entreprend de “diriger“ l’évolution du cosmos. Ou disons de “bricoler“ avec le trope génésique de l’univers. » (Ibid.). Que le cosmos soit vivant est une intuition obsédante de l’auteur, qui est liée à sa conception de la diffusion de l’ADN : « le cosmos est une forme de vie. Ou plutôt : qu’il est la métaforme de la vie. ». Il l’explicite dans le troisième tome des Journaux : l’origine de la pensée liée à l’ADN et plus exactement au « junk-DNA » [27] est l’équivalent pour le génome de l’énergie sombre, the dark energy dans le cosmos. Le cosmos est une « métaforme de la vie » (LCG, p. 759) comme il l’écrit dans Laboratoire de catastrophe générale, idée qu’il reprend dans American Black Box lorsqu’il écrit que le « code génétique n’est pas un code. C’est une forme de vie. La métaforme de la vie. » (ABB, p. 267).

Ce traité intitulé « Le cosmos est vivant » se présente d’abord comme un résumé d’énoncés scientifiques, à vrai dire déjà spéculatifs, qui propose ensuite un développement personnel reposant sur une intuition : « Or c’est très exactement ce à quoi notre “intuition” de simple “auteur de science-fiction” nous avait conduit, sans que toutes les étapes nécessaires de la science aient été franchies. Mais maintenant, osons dire que grâce aux chercheurs de Princeton et d’ailleurs, c’est fait. » (LCG, p. 771). Cette intuition, Dantec précise qu’il l’avait eue avant même qu’il déploie, pour l’exemple, une transformation du discours « scientifique » de Princeton en une thèse de science-fiction, thèse qui peut être résumée comme suit : la mathématisation de l’univers ne saurait rendre compte de la réalité de l’univers qui n’est pas seulement physique mais biologique, il existe « une activité consciente de l’univers » (Ibid., p. 759) qui « reste cachée aux formes de vie qui ne possédent pas encore les instrumentations conceptuelles et matérielles capables de la percevoir. » (Ibid., p. 773). Il en va du discours des scientifiques de Princeton comme du discours de Narby : ils sont présentés comme venant confirmer une intuition personnelle de l’auteur : « j’avais plus ou moins intuitivement deviné l’existence » (LCG, p. 67) [des données récoltées chez Narby] et l’idée du cosmos vivant serait née de « notre intuition de simple auteur de science-fiction » (Ibid., p. 771). Cette intuition du cosmos vivant est de même nature que celle qui aurait préfiguré les idées de Narby, l’anthropologue du Serpent cosmique et du « réseau global de la vie » (LSP, p. 116).

Bricolage et boîte à outils

Le théâtre des opérations consacre un long paragraphe à des commentaires contre le livre de Sokal, « un minable pamphlet positiviste » (ThOP, p. 459). Le positivisme, le rationalisme universitaire, voilà l’ennemi. Dans un texte du tome suivant, Dantec rappelle les aveuglements épistémologiques du positivisme qu’il relie finalement aux aveuglements politiques totalitaires : d’abord les « nombreux universitaires rationalistes » qui démontrent l’impossibilité de voler aux débuts de l’aviation, puis leurs successseurs qui s’acharnent contre Einstein et ensuite la physique quantique « puis des universitaires – idéologues vinrent clamer du haut de leurs chaires syndicalisées que l’ADN et la théorie de la sélection naturelle étaient de vieux « fantasmes bourgeois », quand il ne s’agissait pas de vulgaire fascisme » (LCG, p. 732). Dantec met de l’avant le critère de falsifiabilité popperien mais dans son plaidoyer, qui est aussi pro domo, pour l’actuelle « polysémie créatrice » (ThOp, p. 454), avec la libre importation de concepts des sciences dures dans les sciences humaines, il est sans doute plus proche de Kuhn qu’il défend contre les attaques des « petits laborantins de la sociologie positiviste. » (Ibid., p. 457) :

 Pourquoi accuser ainsi de débilité ceux qui pensent que certains concepts venus de la physique quantique, des maths, de la cybernétique ou de la biologie pourraient être en mesure de mieux nous faire comprendre l’homme, et ses productions sociales ou culturelles, alors qu’un sir John Eccles, prix Nobel lui, met au même moment en lumière les phénomènes d’ordre probabiliste et quantique qui ne cessent de se produire dans le cerveau, ces phénomènes qui ne cessent de produire la pensée ? (Ibid., p. 455)

S’il ne manifeste pas à l’égard de Kuhn l’allégeance qu’il ne cesse de souligner à l’égard de Popper, la pensée de Kuhn est néanmoins présente dans cette conception de « la polysémie créatrice » – où coexistent des paradigmes différents – qui cherche en effet à dégager ses principes et ses objets de métaphysiques millénaires toujours présents. » (ThOp, p. 454). Cette conception épistémologique, à la fois popperienne et libertaire, réemploie aussi une notion que Lévi-Strauss avait mise en avant, celle du bricolage : « La vie est un immense bric-à- brac », « ce bricolage transfini […] est précisément ce qui caractérise le mieux l’homme et ses créations » (Ibid., p. 452). Et ce bricolage, qui caractérise aussi le travail de l’auteur de science-fiction, nécessite « une petite boîte à outil d’urgence » (Ibid., p. 441).

Dans Babylon Babies, l’explication donnée à Toorop de la connaissance chamanique selon Narby, comme le souligne l’un des personnages, est associée de manière lapidaire à d’autres contextes : « Ça rejoint les intuitions de Deleuze, de Butler, et de bien d’autres, et sans doute jusqu’à Spinoza lui-même. » (BB, p. 556). Une idée que l’on retrouve dans son discours de Cavaillon : « Osons l’alchimie du futur, osons réunir et séparer Jeremy Narby et Gilles Deleuze » (PP, p. 246). Et qu’il développe ensuite davantage dans le premier tome des journaux, sous la forme d’une liste de noms dans une « petite boîte à outils d’urgence à destination de ceux qui parmi les écrivains seraient éventuellement désireux de transmettre l’héritage humain de ce siècle aux mutants du prochain » (ThOp, p. 441). Karl Popper y est nommé pour une « approche quantique et évolutionniste de la connaissance humaine », Nietzsche, Teilhard de Chardin et Bergson pour l’épistémologie, Deleuze, Butler et Bateson « pour comprendre notre condition de neuromachine biologique aux mutations internes continuelles. » (Ibid.). La référence à Butler, dans Babylon Babies comme dans Laboratoire de catastrophe générale, n’est pas explicitée par l’auteur [28]. En revanche, la troisième partie de Babylon Babies, « Amerika on ice », propose en exergue une citation de Donna Harraway – auteur culte d’un A Cyborg Manifesto : Science, Technology and Socalist-Feminism in the Late Twentieth Century – qui est tirée de Simians, Cyborgs and Women : The Reinvention of Nature ; dans le roman, la question du genre est en effet présente à travers une machine neuromatrice bi-sexuée et deux robots homosexuels.

Un texte de Dantec établit un rapport encore plus direct entre son invention de la neuromatrice et la vision du schizophrène chez Deleuze, assimilant la schizophrénie à « une machine matricielle primordiale qui tente de se répliquer à travers toutes les productions de l’homme et qui aujourd’hui y est parvenue, au point que nous ne savons plus ce qu’est le monde en dehors de ses pseudopodes noosphériques. » (ThOp, p. 266). Bien entendu, le réseau sémantique de la schizophrénie est étroitement lié aux écrits deleuziens. Dans ce dialogue fortement didactique entre le personnage principal et le savant, ce dernier reprend l’idée d’un lien entre schizophrénie et capitalisme, lien qui est soutenu par une référence plus générale à Deleuze : « tout est agencement machinique et désirant, comme disait Gilles Deleuze, au-delà du vitalisme et du mécanisme. » (BB, p. 558). Deleuze et Guattari sont encore cités dans un texte consacré justement à l’« économie générale du monde comme processus schizophrénique » (ThOp, p. 47). Dantec place son personnage schizophrène entre deux équivalents, tous deux « aptes à épouser plusieurs personnalités » (BB, p. 557) : le chamane, version héritée – mais contestée – de l’ethnopsychiatrie et la neuromatrice, version cyberpunk. La capacité, attribuée aux chamanes par le savant, de voyager dans l’ADN des êtres vivants est rapprochée de la possibilité, pour le schizophrène, de changer de personnalité. Le savant reprend à son compte l’association entre chamanisme et schizophrénie : la neuromatrice étant leur version technologique, elle peut elle aussi changer de personnalité et s’adapter aux phénomènes de causalité inverse.

Les techno-mythes du cyberpunk , Dantec et le traitement des neurosciences

« La philosophie cyborg considérait la chair et le silicium comme les deux pôles d’un nouveau tao » (Ibid., p. 504).

L’un des grands thèmes de l’imaginaire cyberpunk fut l’implant neuronal, l’insertion et l’association entre neurone et silicone, comme en témoigne le déjà classique Neuromancer de Gibson. L’actualité scientifique contemporaine montre que l’implant neuronal est en train de quitter le domaine de la science-fiction avec les travaux pionniers sur les prothèses neurosensorielles. Cette association entre le neuronal et le silicone que l’on trouve dans Grande Jonction – avec les « neurologiciels » et les « biochips » de Babylon Babies, l’« implant cortical lumière flux/neuronexion avec le triple cerveau/le Livre des Livres s’injecte directement en nous » (VV, p. 790) de Villa Vortex -, trouve son pendant théorique dans des propos maintes fois répétés. Ainsi au début du Théâtre des opérations :

À terme le processus évolutionniste des machines de troisième espèce conduira à l’intégration poussée des puces électroniques et des systèmes nerveux, à tel point que les différences stables et univoques entre les deux genres s’estomperont, et que des nanocomposants informatiques épouseront la structure et le fonctionnement des cellules nerveuses, tandis que les neurones cérébraux, activés par des pharmacopées de pointe et/ou des manipulations transgéniques pourront agir temporairement comme de vugaires mémoires DRAM. (ThOp, p. 52)

« L’implantation de composants informatiques au cœur de notre système nerveux central n’est plus qu’une question d’affinements technologiques […] » (LCG, p. 227), écrit encore Dantec dans le tome suivant des journaux. D’ores et déjà, l’art contemporain, sous la forme du bio-art, art de laboratoire lui-même, a matérialisé ce thème [29]. Les installations de Robin Meier constituent une première recherche esthétique dans le domaine de l’artificialisation des processus cérébraux et une forme pionnière d’équivalent, dans le champ artistique, des textes cyberpunk. Comme l’écrit Marcin Sobieszczanski :

Dans Experiments in Fish / Machine Communication (2007), le réseau de neurones artificiels catégorise les signaux électriques émis par les poissons, apprend leur « grammaire » élémentaire et reverse dans la niche écologique les résultats de son apprentissage catégoriel sous forme des signaux engageant avec les poissons une chaîne de biofeedback où l’entrée sensorielle de l’animal initie la dynamique de la chaîne, au-delà de l’arc réflexe simple, jusqu’à la sphère de la production communicationnelle. [30]

La nouvelle « THX BABY » est fondée sur l’imaginaire de l’implant neuronal, hérité de Gibson et Sterling : « Les divers biologiciels et neuro-univers en provenance de Là-Haut sont des nano-machines vivantes, des sortes de virus programmés pour faire tel type de boulot à l’intérieur de votre système nerveux, appuyer sur tel ou tel bouton, ouvrir telle porte, exciter tel groupe de neurones » (PP, « THX BABY », p. 124). Ce thème est est aussi développé dans Grande Jonction dans sa verson nano-machine. Dans Babylon Babies, Dantec propose une expérience de pensée érotique, sado-masochiste et humoristique de l’utilisation de composants informatiques. Et l’un des grands moments du livre est la jonction entre la culture psychédélique et la culture cyberpunk : « Primo, vous allez prendre une drogue. Deuzio, on va brancher votre cerveau à cette machine, un ordinateur appelé neuromatrice. […] » (BB, p. 541), neuromatrice dont le nom même doit beaucoup à la Neuromachine de B. Sterling [31]. Le thème des neurosciences, l’un des éléments constitutifs de l’univers de Dantec, trouve l’une de ses origines dans la littérature de science-fiction américaine, l’imaginaire cyberpunk avec ses prothèses, ses circuits implantés, la neurochimie, l’interface cerveau-ordinateur.

Par ailleurs, Dantec – et c’est devenu l’une des spécificités de son œuvre – mêle les thèmes scientifiques avec des thèmes religieux d’origine judeo-chrétienne, notamment gnostique. Mais c’est une autre histoire, qui dépasse les limites de l’étude actuelle [32]. La bibliographie à la fin de Villa Vortex se fait un malin plaisir de multiplier les références à des textes issus de la tradition religieuse judeo-chrétienne – Saint-Jean de Patmos, Maître Eckart, le Zohar, etc. – mais ne renvoie à aucun texte scientifique.

Le métahumain et la nécessité des valeurs : l’imaginaire politique

« Créer une nouvelle espèce humaine – une nouvelle biophysique- implique de créer au préalable une nouvelle métaphysique. » (ThOp, p. 502)

Il existe un malentendu sur l’appartenance de Dantec à la mouvance dite posthumaine. Les thèmes traités par l’auteur dans ces livres depuis Babylon Babies et dans certaines nouvelles auparavant, font partie sans conteste de cet imaginaire. Mais contrairement aux cyberpunks et à la mouvance posthumaine américaine, et de manière plus générale en opposition à ceux qui se recommandent du posthumain, Dantec a une vision critique de l’idéologie posthumaine, comme en témoigne la notion de métahumain qu’il a créée pour mieux s’en démarquer. Si Babylon Babies semble un roman posthumain par excellence, l’auteur dans sa présentation du livre se distance de cette idéologie :

Avec Babylon Babies, j’ai essayé de mettre en scène les formes les plus voyantes des nihilismes contemporains. Ces nihilismes représentent toute la gradation que la pensée humaine est en mesure de produire en ce début de XXIe siècle : individualisme hyperconsumériste, mass-médiation générale, désagrégations nationales, tribales et maffieuses, sectarisme néoreligieux, positivisme eugéniste, traçage biotechnologique des individus, anarchisme cybernétique, posthumanité cyborg, percée quasi accidentelle d’une science émergente (rencontre de Dantzik et de Darquandier, et production cataclysmique d’une nouvelle branche évolutionniste d’Homo, (avant que toute réelle ontologie, toute véritable métaphysqiue anthropologique ait pu même former les rudiments d’un projet susceptible d’éduquer un tel être supérieur […] (LCG, p. 349)

L’auteur dresse tout d’abord un « diagnostic » tragique. Il oppose la notion niezstchéenne de surhumain à celle de posthumain. Les conditions d’impréparation psychologique, éthique et métaphysique de l’actuel homo sapiens sont « proprement désastreuses » (Ibid., p. 121) et loin d’être à la hauteur de « ce moment tragique » (Ibid.) qu’est l’avénement posthumain. Dans son style ironique et imprécateur, Dantec voit dans l’homo sapiens contemporain un simple « sursinge capable très bientôt d’interconnecter les cellules de son cerveau avec des machines logiques à hautes performances. Bref un chimpanzé jouant avec une machine à écrire. » (Ibid.). Face aux positivismes, aux logiques économiques et étatiques – et à la différence d’un Sloterdjick qui « semble se résigner à ce que les technosciences soient asservies aux objectifs du capitalisme marchand du troisième type » (Ibid., p. 226) -, l’auteur présente un programme de résistance à ce qu’il considère comme la possibilité d’une nouvelle forme de servitude volontaire : « Qui sait sous quelle nouvelle aberration sociale et métaphysique les hommes ploieront leur volonté et leur conscience, qui sait à quelle tyrannie ils se seront eux mêmes enchaînés ? » (ThOp p. 501).

La version de la mutation anthroplogique que Dantec propose est celle, non pas d’un posthumain dystopique, mais celle du métahumain qui, selon lui, sura apporter des réponses à la hauteur des enjeux épistémologiques, éthiques mais aussi métaphysiques du futur : « Il est donc crucial qu’une pensée alternative, réactive et futuriste se structure immédiatement en prévision de ces temps plus si futurs que ça » (Ibid., p. 502). Les essais de Dantec contiennent ainsi une sorte de politique-fiction du « parc humain » où s’organise une résistance, celle mise en scène dans Grande Jonction ou chez les hackers canadiens de Babylon Babies. Le posthumain est à subir, le métahumain à inventer. Nombreux sont les textes de Dantec qui évoquent la nécessité de dépasser la vision dystopique d’un « Nouveau Monde Très Brave en effet » (LCG, p. 51). Si la mutation anthropologique est inéluctable et déjà à l’œuvre, un « programme d’hominisation supérieur » (ThOp, p. 48) s’impose. « À nous d’œuvrer, dès maintenant pour en faire surgir de nouvelles libertés, à nous d‘inventer les horizons métaphysiques à la mesure, et les contraintes morales à la hauteur. » (Ibid., p. 50).

Alors que « le cyberpunk reste englué dans son ignorance métaphysique » (LCG, p. 34), Dantec tient au contraire que « créer une nouvelle espèce humaine – une nouvelle biophysique- implique de créer au préalable une nouvelle métaphysique. » (ThOp, p. 502). L’auteur tient donc un discours éthique et politique qui est marqué par l’influence de nombreux penseurs de la synthèse disjonctive : Nietzsche, Deleuze, mais aussi la tradition imprécatrice antimoderne française. Discours qui joue d’effets dramatisants face à l’« ère des barbaries terminales » (LCG, p. 237).

Le Laboratoire de catastrophe générale se termine par des salves critiques contre le posthumain, « contre-part tragique à l’émergence du futur. Tragi-comique serait d’ailleurs une expression plus appropriée » (Ibid., p. 849), monde où « la servitude volontaire devient transfinie » (Ibid., p. 851). Et plus tard, American Black Box prend acte de l’heureuse impossibilité, non seulement technique du clonage humain, mais d’abord conceptuelle : « Le clonage n’existe pas. Le clonage est une fiction. » (ABB, p. 265). Il prend acte de la nouvelle prise de conscience de notre ignorance devant la plus grande partie du génome, appelé le « junk-DNA » mais que Dantec, dans un nouvel élan vitaliste, considère comme « une forme de vie. La métaforme de la vie » (Ibid., p. 267).

Un programme de recherche : l’expérience de laboratoire esthétique

Affirmer que l’expérience littéraire est aussi une expérience de laboratoire esthétique implique un programme de recherche. Il existe chez Dantec le projet de faire en sorte que « que le livre épouse dans sa forme les théories scientifiques sur lesquelles il était établi. Transférer dans la forme le sujet. Faire en sorte que sujet et forme ne fassent qu’un. Que des relations s’établissent entre les différents niveaux de narration du livre. » (PP. p. 70).

Au journaliste qui lui demande s’il est d’accord avec le qualificatif de « livre fractal » qui a été conféré à Babylon Babies, Dantec répond en récusant le terme, il écarte l’interprétation dite fractale du roman et s’explique, en termes désenchantés, sur le projet de création d’analogies ou de correspondances entre le thème et la structure : « Fractal ? Pourquoi pas… Mais encore faudrait-il s’entendre sur la définition. Peut-être parce qu’il y avait une volonté mystérieuse de ma part de faire en sorte que la structure générale du livre se retrouve dans certaines de ces microstructures. Et encore, cette chose-là n’a pas été vraiment menée à terme. » (Ibid.) Puis il ajoute : « Ce sont des phénomènes thermodynamiques que j’essayais de mettre en forme, avec encore beaucoup de ratés, à mon avis. […] Vraisemblablement, les narrations linéaires ne sont pas en mesure de présenter une topologie cohérente de cette chose-là » (Ibid.). Le thème fractal existe bien pourtant dans Babylon Babies mais il se réduit à un réseau de récurrences du terme fractal, comme dans cet exemple de « la nervure fractale particulière des plantes héliotropes » (BB, p.153), qui n’est pas sans faire penser à la théorie des analogies et des correspondances dans la pensée dite ésotérique. Dans Villa Vortex, la volonté de correspondance entre le thème du vortex et la forme du récit est un motif dominant du récit, commenté dans le texte même : « Observez le basculement de la narration. C’est comme si tout un monde s’effondrait, comme si tout un univers était aspiré en son centre, tel un trou noir constitutif » (VV, p. 631). La volonté d’élaboration analogique entre le texte de Villa Vortex et la polysémie du terme scientifique de vortex s’exprime d’abord dans les commentaires répétés sur l’existence d’une telle relation, comme si la répétition était l’un de ces actes performatifs dont parle l’auteur, qui « auront produit ce qu’ils disent » (VV, p. 631). Le grand moment de l’analogie dans Villa Vortex se trouve dans le récit de la découverte du lieu exact du crime : « la maison du tueur était un vortex. Elle était la configuration spatiale de son psychisme. Et bien sûr, je fis ce qui devait être fait : descendre directement au sous-sol. […] Je venais ici avec une Théorie. Et cette théorie, c’est un trou. […] » (VV, p. 483). Auparavant, le motif du fractal avait été associée au même lieu : « C’était en quelque sorte le lieu le plus représentatif de la maison. Il s’agissait de son condensé structural, une fractale » (Ibid., p. 473) et le titre de la partie « Le trou noir automne 2001 » (Ibid., p. 585) illustre aussi le vortex psychologique . Ce désir d’analogie chez Dantec repose sur une idée cybernétique à l’image du monde d’aujourd’hui qui « se configure comme une écologie hyper-virale, c’est-à-dire une dynamique performative où code et langage, sans cesse, “permutent“ leur “sens“ et leur “action“ » (ABB, p. 621). L’analogie entre structure du récit et thématique scientifique reste encore du domaine de l’inachevé. La littérature est avant tout un produit de recherche, de laboratoire et sa forme reste encore difficilement envisageable, « se définissant moins par ce qu’elle est que par ce qu’elle n‘est pas, ou pas encore. » (PP. p. 117). Et l’auteur dresse un portrait de ce que cette littérature à venir ne saurait être, qui est aussi une description ironique de certaines techniques propres à l’auteur :

Le tout ne se résumera pas à trouver de brillantes métaphores inspirées peu ou prou de telle ou telle science, ou telle ou telle instrumentation technique, pas plus qu’à simplement produire des modules de jeux formels plus ou moins mathématiques dans lesquels des abaques stylistiques passeraient en revue le champ couvert par la littérature des quinze cents dernières années (Ibid., p. 120)

« Le roman du futur », le « récit à venir » – les références à Blanchot sont explicites dans « Le quatrième monde » de Villa Vortex – sont présentés selon essentiellement deux réseaux métaphoriques, le cybernétique et le neuronal, association que la culture cyberpunk avait explorée en pionnière. Mais là encore ce programme de recherche a pour loi fondamentale la technique du bricolage : « Pour résumer, se pourrait-il que la littérature puisse montrer ainsi, par un bricolage en forme de réseaux, comment fonctionne la matrice même de sa production, à savoir le cerveau humain ? » (Ibid.). Le projet hante l’auteur, semble-t-il, condamné à la frustration. D’où un épisode dépressif à la découverte de Cryptonomicon de Neal Stephenson, « au moment même où j’élabore lentement les deux parties de mon prochain ouvrage de fiction Liber Mundi, “neuromicom“ et “metacortex“, basées sur la structure de l’ADN et les processus de cryptage à l’œuvre dans le « métaprogramme cosmique » (ThOp, p. 214), ouvrage qui ne verra d’ailleurs jamais le jour.

De l’hypothèse Narby à l’effet Narby

Babylon Babies commence littéralement par le nom de Jeremy Narby : Babylon Babies est aussi un « Babylon Narby ». En effet la « Spécial dédicace » [sic], placée avant les citations en exergue et la dédicace aux membres de sa famille, commence ainsi : « À Jeremy Narby, pous ses études sur l’ADN et les rites chamaniques (cf. Le Serpent cosmique, éditions Georg, 1995) ». La réécriture des thèmes du Serpent cosmique, un réseau essentiel du récit, constitue une dette que l’auteur ne cesse de reconnaître. Dans son journal-essai, Dantec célèbre sa rencontre avec Narby, parlant du livre de l’anthropologue comme « une des pierres angulaires » de son roman. Cette réécriture inclut en effet des références à l’auteur du Serpent cosmique et à l’œuvre : « Que connaissez-vous des rites chamaniques d’Amérique du Sud ou de Sibérie ? Que connaissez-vous de Jeremy Narby ? Que connaissez-vous du Serpent Cosmique, monsieur Toorop ? » (BB, p. 552). Par un procédé didactique peu employé dans la technique romanesque, mais ici il est vrai répété pour une autre référence intellectuelle, l’auteur ajoute une note en bas de page dans laquelle il semble répondre à la question citée plus haut : « Anthropologue de l’université de Standford, auteur de la thèse sur l’ADN et les processus cognitifs et leur rapport avec les rites chamaniques, vers 1995. » (Ibid., p. 562).

Né en 1959, Jeremy Narby a été élevé au Canada et en Suisse, il a étudié l’histoire à l’université de Canterbury et obtenu un PhD d’anthropologie à l’université de Standford. Dans le cadre de la préparation de ce doctorat, Narby a passé à partir de 1985 deux ans dans l’Amazonie péruvienne, chez les Ashnaninca, faisant l’inventaire des usages autochtones des ressources de la forêt vierge, avec une visée politique personnelle : aider les Indiens à combattre la destruction écologique programmée par certains secteurs sociaux du pays. Cet engagement politique marque le choix professionnel de l’anthropologue, qui travaille depuis 1989 comme directeur de projets pour l’organisation non gouvernementale « Nouvelle Planète ». Ses deux premiers livres reflétent sa préoccupation première : le premier, intitulé Indigenous People : Field guide for Development de 1988 et le second, Amazonie, de 1990 : l’espoir est indien. Ses livres, écrits en général en français, sont pour la plupart traduits en anglais. C’est en 1995 qu’est publié Le serpent cosmique, l’ADN et les origines du savoir qui rompt, à son corps défendant, l’image de pur acteur social engagé. En 2001, Narby dirige avec Francis Huxley une anthologie dédiée au chamanisme, Chamanes au fil du temps, dans laquelle trois auteurs écrivent sur l’ayahuasca et le thème du serpent cosmique. Parmi ces auteurs figure l’anthropoplogue Luis Leonardo Luna, dont l’article porte sur un concept central du chamanisme d’Amazonie péruvienne : « les plantes qui enseignent ». Le dernier livre de Narby, Intelligence dans la nature : en quête du savoir, écrit en 2005, est une enquête sur la capacité de la nature à transmettre de la connaissance et s’inscrit dans la lignée des enseignements du Serpent cosmique.

Au début de cet ouvrage, Narby faisait allusion à Carlos Castaneda, auteur de livres-culte de la contre-culture comme L’Herbe du diable et la petite fumée paru en 1968 et le Voyage à Ixtlan de 1972, comme dans un rituel pour éloigner le mauvais sort [33]. Connaissant le discrédit associé au nom de Castaneda, il espérait que son sort serait différent, mais il fut comparable : succès public et discrédit de la part des anthropologues et des biologistes. Après la publication du livre de Narby, la question de l’ayahuyasca, virtuellement ignorée durant les trente dernières années dans l’édition française non spécialisée, se met à proliférer. On le retrouve dans la biographie de Manuel Cordova-Rios, écrite par Frank Bruce Lamb [34] en 1971 et traduite en 1999, qui inclut le fameux récit du séjour chez les Huni Kuin qui inspira des scènes de la Forêt d’Emeraude de John Boorman. L’ouvrage classique de Michael Harner, Hallucinogens and Shamanism [35] de 1973 est traduit en 1993. Dans son livre de 1992, Food of the Gods, Terence McKenna [36], essayiste influent de la contre-culture et psychonaute aux marges de l’ethnobotanique, relie l’ayahuasca à la thèse avancée par Robert Gordon Wasson de l’origine enthéogène des religions [37].

La thèse centrale de Narby dans Le serpent cosmique – l’existence d’un lien entre les conceptions chamaniques et le code génétique – est devenue influente dans l’imaginaire contemporain, comme en témoignent son exploitation et ses réécritures par Dantec dans Babylon Babies et d’autres textes, de même que les nombreux sites internet consacrés à ce sujet ou encore les commentaires que lui consacre Roy Ascott. Le succès du récit de Dantec, qui fut traduit en anglais dans la célèbre collection Semiotext(e) (Cambridge, Massachussets, 2005) a contribué à la diffusion des idées de Narby. Le succès de Babylon Babies a relancé les ventes du Serpent cosmique.

Les experiences personnelles de Narby avec l’ayahuasca n’avaient plus à l’époque le moindre caractère pionnier. De nombreuses publications avaient vu le jour, dont le fameux Yage Letters de William Burroughs, co-écrit avec Allan Ginsberg [38] en 1953. En 1968-1969, la grande anthropologue Marlene Dobkin de Rios passa un an en Amazonie péruvienne, près d’Iquitos, étudiant l’utilisation de la plante hallucinogène dans la médecine traditionelle, notamment pour traiter les désordres psychologiques et affectifs. Parmi ses écrits son Visionary Vine : Hallucinogenic Healing in the Peruvian Amazon [39] de 1972, est devenu un ouvrage de référence. L’ethnologue Gerardo Reichel-Dolmatoff dans les années soixante-dix a raconté également ses visions et ses états altérés de conscience liés à l’absorption d’ayahuasca. La liste des spécialistes de l’ayahuasca et du chamanisme amazonien est particulièrement riche : elle compte entre autres les écrits de l’anthropologue ethnobotaniste Richard Evans Schultes [40] – considéré comme le fondateur de l’ethnobotanique moderne – qui jouent un rôle éminent. Le livre des frères Terence and Dennis McKenna [41] , Invisible Landscape, qui raconte leur voyage en Amazonie, s’inspirant des Yage-Letters, exerça une influence sur la connaissance de l’ayahuasca aux États-Unis, en particulier dans les milieux de la contre-culture. Il existe maintenant une forme de tourisme voué à la recherche de la consommation d’ayahuasca.

Le terme « ayahuasca » désigne à la fois une plante et une boisson, la liane et la potion. Cette potion contient, outre la liane appelée ayahuasca, d’autres éléments végétaux [42]. Frédérick Bois-Mariage, psychologue spécialisé en neuropharmacologie souligne le double sens du mot :

« Le terme ayahuasca – qui signifie « liane des esprits ou des morts » dans la langue véhiculaire amérindienne quechua (Incas) – désigne à la fois une plante précise, une liane, pour les botanistes (Banisteriopsis caapi Spruce [ex Grisebach] Morton) et la préparation aqueuse dont elle est toujours l’ingrédient, soit unique soit principal. » [43]

C’est en fait l’autre plante combinée avec la liane dans la potion – généralement des feuilles de chacruna – qui contient les éléments hallucinogènes, essentiellement de la dimethytryptamine (DMT). Consommés seuls, les alcaloïdes de la Chacruna n’ont quasiment aucun effet car ils sont inhibés dans le système digestif digestif par une enzyme, la mono-amine-oxydase (MAO). Et c’est alors qu’intervient la chimie de la liane qui, elle, désinhibe cette enzyme, ce qui a pour effet de laisser la DMT déployer tous ses effets, en stimulant de manière intense l’imagerie mentale. La connaissance des effets de ce mélange remonte chez les Indiens d’Amérique du Sud à environ cinq mille ans, alors qu’aujourd’hui des mouvements religieux fondés sur l’utilisation de l’ayahuasca se sont répandus sur la planète, les plus fameux étant le Santo Daime et le União do Vegetal. Luna a observé qu’au moins soixante douze peuples amazoniens, séparés par la distance, le langage et les différences culturelles, possédaient pourtant une même connaissance de l’ayahuasca et de son utilisation. Narby fait sienne une réflexion de l’ethnobotaniste Richard Evans Schultes : « On se demande comment des peuples de sociétés primitives, sans connaissance ni de chimie ni de physiologie, ont réussi à trouver une solution à l’activation d’un alcaloïde via un inhibiteur de monoamine oxydase. » [44].

Une égo-histoire épistémologique

Le serpent cosmique appartient au genre de l’ego-histoire et comporte deux récits : le premier relate l’enquête anthropologique de terrain en Amazonie péruvienne, le second constitue une auto-analyse de la découverte de l’hypothèse qui porte son nom. Pour l’obtention de son doctorat, Narby cherchait à démontrer comment les Ashaninca utilisaient les ressources de la forêt de manière rationnelle. Mais la découverte des effets de l’ayahuasca et le fait que les propriétés médicales des pantes puissent être enseignées en ingurgitant cette concoction hallucinogène viennent parasiter le projet initial. Cette étrange révélation lui cause de tels soucis épistémologiques qu’il préfère au départ l’ignorer. En effet, pour sa thèse, il jugeait contre-productive l’idée d’une origine hallucinogène des connaissances indiennes alors même qu’il voulait démontrer que les Indiens utilisaient de manière rationnelle les ressources naturelles du bassin, contrairement à l’opinion des autorités publiques péruviennes et des experts étrangers, tous partisans de la déforestation : « En réalité, dans l’arrogance de ma jeunesse, je considérais que l’étude de la mythologie était un passe-temps inutile, voire “ réactionnaire“. » (Le serpent cosmique, p. 33).

Le second récit constitue encore une histoire personnelle, celle de la découverte compliquée de son hypothèse, durant les rigueurs d’un hiver suisse. Narby a en effet réussi – et c’est aussi l’une des clefs du succès de ce livre – à faire d’une enquête de terrain et d’une recherche scientifique un récit autobiographique jouant avec le code du suspens, bref de la littérature : « En racontant ma propre histoire, j’ai voulu créer un récit accessible et compréhensible » (Ibid., p. 151). Cette stratégie d’écriture avec « une approche autobiographique et narrative » (Ibid.) est expliquée par l’auteur à la fin de son livre. Il la légitime en énonçant plusieurs justifications épistémologiques. La première est que l’anthropologie contemporaine se conçoit davantage comme « une forme d’interprétation plutôt qu’une science » (Ibid., p. 150), le regard réflexif sur sa propre activité scientifique était devenu à l’époque une pratique inclue dans la recherche elle-même. S’engageant dans des considérations épistémologiques hostiles au « regard éloigné » de Lévi-Strauss, il se recommande des analyses de Bourdieu : « comme l’a dit Pierre Bourdieu, l’objectivisme omet d’objectiver sa relation objectivante » (Ibid., p. 20), ce qui explique sa conception du travail de terrain : « La plupart du temps, j’écrivais le soir, couché sur ma couverture, juste avant de dormir. Je notais simplement ce que j’avais fait au cours de la journée et les choses importantes que les gens avaient dites. J’essayais même de réfléchir à mes a priori, sachant qu’il était important d’objectiver ma relation objectivante (Ibid., p. 41). La seconde grande raison invoquée en faveur de ce mode de présentation est l’exemple du chamanisme. Comme si Narby cherchait à renouer avec l’idée parfois avancée des origines chamaniques du fait littéraire.

Cette décision s’inspire aussi des traditions chamaniques qui affirment invariablement que les images, les métaphores et les histoires constituent le meilleur moyen de transmettre le savoir – les mythes étant précisément des sortes de « récits scientifiques » ou des histoires à propos du savoir (le mot « science » venant du latin scire, savoir). (Ibid., p. 151).

L’auteur a de facto divisé le livre en deux parties : la partie narrative, suivie d’une partie scientifique, la seconde, celle des notes, extrêmement abondantes, et qui, avec la bibliographie et l’index, représente plus du quart du livre. Le livre ainsi conçu permet deux types de lectures séparées : la lecture d’un récit d’aventure et celle d’un traité de sciences humaines.

Le chapitre initial est consacré à la narration de la première expérience faite avec l’ayahuasca par le jeune anthropologue. Le cerémonial consiste dans l’absorption d’un liquide si âcre qu’il oblige l’auteur à d’autant plus de vomissements qu’il n’a pas daigné suivre la diète préparatoire. Tout en écoutant des mélodies sifflées par le chaman, il perçoit les premières images :

« Je me suis trouvé entouré par ce que je percevais comme deux gigantesques boas d’une taille approximative de soixante-dix centimètres de haut et de douze à quinze mètres de long. J’étais totalement terrifié. » (Ibid., p. 14)

Le récit de l’expérience est mis entre guillemets, ce qui laisse supposer la simple transcription de notes de terrain. Ces notes sont écrites dans un style d’une simplicité d’autant plus frappante qu’elles relatent tout d’abord des faits inouïs – les serpents lui parlent de manière télépathique, lui expliquant qu’il n’est qu’un être humain – puis son effondrement émotif : « Je sens mon esprit craquer, et dans la faille, je vois dans l’arrogance sans fond de mes a priori. » (Ibid.). Le récit des hallucinations est finalement assez bref, moins de deux pages, et ne comporte aucune comparaison avec des narrations d’expériences personnelles similaires vécues par d’autres anthropologues (lesquelles sont en revanche abondamment évoquées dans l’appareil critique). Les informations données plus tard par le chaman, qui est aussi son informant majeur, rejoignent les propos transcrits par l’anthropologue Luna, auteur en 1984 d’un article intitulé « The concepts of plants as teachers », dans lequel il évoque les « plantes enseignantes » : « Ils disent que l’ayahuasca est un docteur. Il posséde un puissant esprit. On le considère comme un être intelligent avec qui l’on peut établir un rapport, et duquel il est possible d’acquérir de la connaissance et de la puissance. » (Ibid., p. 24). Dans son travail de recherche, l’apprenti-ethnologue bute sur l’origine, pour lui irrationnelle, du savoir des autochtones, alors même qu’il cherche à montrer l’utilisation rationnelle des ressources de la nature par ceux-ci. Le livre commence sur ces mots : « La première fois qu’un homme ashaninca m’a dit que les propriétés médicinales des plantes s’apprenaient en absorbant une mixture hallucinogène, j’ai cru qu’il s’agissait d’une plaisanterie. » (Ibid., p. 9). À la fin du séjour, Narby constate qu’il n’a pas « résolu l’énigme de l’origine hallucinatoire du savoir écologique des Ashaninca. » (Ibid., p. 40).

C’est plus tard, alors que l’anthropologue travaille depuis plusieurs années dans le secteur humanitaire de la défense écologique du Bassin amazonien, qu’il est amené, suite à la déception provoquée par la Conférence de Rio de 1992, à réexaminer cette énigme de l’origine du savoir indigène. Dans les rigueurs de l’hiver suisse, il se consacre à des lectures extensives sur le chamanisme occidental. C’est alors qu’il découvre, dans le récit des expériences de Michael Harner, un rapprochement entre les visions serpentines de l’ayahuasca et la structure de l’ADN. Une phrase, à la lecture du texte The way of the shaman, aura des répercussions majeures sur son esprit, parce qu’elle associe les créatures de l’hallucination – dragons, serpents – à une image de l’ADN : « Rétrospectivement, on pourrait dire qu’elles étaient presque comme de l’ADN, excepté qu’à l’époque, en 1961, je ne savais rien au sujet de l’ADN. » (Ibid., p. 61). Cette association fascine l’auteur qui raconte comment naît en lui l’idée d’un lien entre l’ADN et le serpent cosmique rencontré dans les visions de l’ayahuasca :

« Personne n’avait remarqué les liens possibles entre les « mythes » des peuples « primitifs » et la biologie moléculaire. Personne n’avait vu que la double hélice symbolisait depuis des milliers d’années et dans le monde entier le principe vital, ni que les hallucinations regorgeaient d’information génétique. » (Ibid., p. 76)

Le livre décrit longuement le processus de découverte par l’anthropologue de cette vérité paradoxale, de cette conviction qui s’impose par paliers dans un climat d’intensités psychologiques et de lectures boulimiques sur un mode à la Dantec. En effet, il est étrange de voir à quel point Narby semble être un personnage de Dantec : frénésie de savoir, recherche mettant en cause son équilibre psychologique personnel : « J’étais dans un état émotionnel étrange. […] je sentais une sorte de fébrillité intellectuelle […] » (Ibid., p. 77). Analogies avec les autoportraits de Dantec dans Théâtre des opérations ou avec des personnages conçus comme projections de l’écrivain, tel le Kernal de Villa Vortex. L’énoncé de la découverte de Narby inclut le récit de cette découverte dans un style proche du journal – là aussi un journal laboratoire – avec un enjeu qu’il résume dans son dernier livre Intelligence dans la nature :

« J’ai fini par découvrir des liens entre le chamanisme et la biologie moléculaire, dans mon livre Le serpent cosmique, l’ADN et les origines du savoir. J’ai présenté une hypothèse selon laquelle les chamanes accèdent dans leurs visions à des informations relatives à l’ADN, qu’ils appellent « essences animées » ou esprits » [45]

Une fois énoncée cette première conclusion – « les peuples chamaniques affirmaient l’unité cachée de la nature, confirmée par la biologie moléculaire, parce qu’« ils avaient accés, par voie indirecte, précisément à la réalité de la biologie moléculaire » (LSP, p. 85) -, il reste encore à la justifier. Dès le début, Narby – héros et victime de l’épistémologie – a problématisé l’enjeu cognitif et culturel, les dilemmes, paradoxes et impasses de sa recherche : « Assez rapidement, j’ai accepté l’idée que les hallucinations pouvaient constituer une source d’information vérifiable. Ainsi, dès le début, je savais que ma démarche contredisait certains principes de base de la connaissance occidentale. » (Ibid., p. 134).

Narby va avancer une seconde hypothèse pour expliquer le fonctionnement de cette transmission dans le chapitre « Récepteurs et émetteurs », seconde phase du montage intellectuel. Cette hypothèse, celle de l’émission de photons par l’ADN, est largement reprise par Dantec et constitue l’un des réseaux majeurs de Babylon Babies. Se fondant sur des études récentes de Popp, Gu et Li [46], Narby écrit que toutes les cellules des êtres vivants émettraient des photons et que l’ADN serait la source de ces émissions. Il découvre avec stupeur que la longueur d’onde à laquelle l’ADN émet ces photons correspondrait à celle de la lumière visible. Plus encore, l’émission de ces photons d’origine biologique, les « biophotons », se ferait comme dans un laser, sous la forme d’une matière cohérente, source de couleurs vives et de sensations de profondeur holographique, donc pouvant expliquer l’aspect luminescent des images produites par la potion et la sensation tridimensionnelle. Ces travaux cités sur les biophotons font également partie de la zone grise du savoir scientifique, hors des paradigmes dominants :

 Cette connexion me permettait désormais de concevoir un mécanisme neurologique pour mon hypothèse : les molécules de nicotine ou de diméthyltryptamine, contenues dans le tabac ou l’ayahuasca, activent leurs récepteurs respectifs à l’intérieur des neurones, aboutissant à l’excitation de l’ADN et stimulant, entre autres, son émission d’ondes visibles, que les chamanes perçoivent sous formes d’“hallucinations”.  [47]

Narby importe donc un élément, la théorie des biophotons, qui relève d’un savoir encore hétérodoxe, hors-paradigme, selon un mouvement analogue à ce que Dantec appelle son “bricolage” : « […] les chercheurs dans ce nouveau domaine auront certainement encore du travail pour convaincre la majorité de leurs collègues » [48]. Narby soumet son hypothèse – l’importation de la théorie des biophotons pour expliquer le fonctionnement cérébral du chamane amazonien en état d’hallucination -à l’un des auteurs de la théorie qu’il a exportée hors de son contexte originel, Fritz-Albert Popp, dans une recherche de légitimation scientifique, de feedback épistémologique :

Au cours de cet entretien, où il confirma la majeure partie de mes impressions, je lui demandai s’il avait considéré la possibilité d’un lien entre l’émission de photons par l’ADN et la conscience. Il répondit : « Oui, la conscience pourrait être constituée par le champ électromagnétique formé par l’ensemble de ces émissions. Mais comme vous le savez, nous comprenons encore très peu de choses concernant les bases neurologiques de la conscience. » [49]

De fait, chamans et biologistes sont d’accord sur l’existence d’une unité cachée derrière la diversité de la vie et associent cette unité avec la forme à double hélice – les deux serpents entrelacés des chamans et le ruban d’ADN – mais il existe une différence épistémologique que Gregory Escande, spécialiste des effets psychologiques de l’ayahuasca, commente :

« La proposition qu’a développée l’anthropologue J. Narby va à l’encontre des énoncés de la science occidentale pour qui (et selon lui) : 1) la nature est inerte et non-intentionnelle et 2) les hallucinations ne sont pas une « source d’information authentique », mais « au mieux illusions, et au pire phénomènes morbides » (Narby, 1995, p. 48). Son hypothèse, qui s’accorde avec le point de vue indigène – à savoir que l’ayahuasca est un « être intelligent avec qui l’on peut établir un rapport, et duquel il est possible d’acquérir de la connaissance et de la puissance » (Luna, cité par Narby, 1995, p. 24) – est celle-ci : le chaman parvient en ingérant l’ayahuasca à acheminer sa conscience au niveau moléculaire pour lui permettre d’entrer en dialogue avec l’ADN. L’anthropologue considère que le « serpent cosmique » (l’une des médiations culturelles utilisée par les autochtones pour s’approprier ce qui surgit – entre autres – dans les visions, à savoir en l’occurrence une forme double spiralée), dont lui parlent les ayahuasqueros (chamans ingérant l’ayahuasca), pourrait être ce que les occidentaux appellent acide désoxyribo-nucléïque (ADN). Les Indiens lui disent en effet que leur savoir botanique provient de leurs sessions avec l’ayahuasca, que c’est la plante elle-même qui leur communique et leur enseigne les propriétés de la flore amazonienne. » [50]

Personnage à la Dantec, l’auteur va souffrir lui aussi de la dépression consécutive au surmenage, à l’insomnie, vivant aussi une évolution personnelle vers ce qu’il appelle la spiritualité : « Toutefois, il y a eu un prix à payer. En m’impliquant de la sorte dans mon propre travail, j’ai perdu des plumes et des nuits de sommeil. En réalité, l’écriture de ce livre et l’élaboration de l’hypothèse qu’il raconte m’ont profondément bouleversé. […] Ainsi je ne dirai pas dans le détail l’impact de mon travail sur ma propre spiritualité et je ne dirai pas aux lecteurs ce qu’ils doivent penser des connexions que j’ai établies. » (LSP, p.151). Si l’hypothèse de Narby lui a coûté un nombre certain de critiques, Dantec est loin d’être le seul défenseur de la thèse. Roy Ascott, artiste pionnier des nouveaux media et acteur majeur sur la scène internationale des relations entre arts et sciences, fait de Narby un emblème de la pensée du XXIe siècle. Il commence par présenter ses thèses, soulignant que le savoir des chamans et le savoir biochimique étudient le même phénomène par différents canaux. Bien que le savoir chamanique provenant de l’ayahuasca, c’est-à-dire d’une modification volontaire de la neurochimie du cerveau, s’exprime à travers un langage chargé de symbolisme mythologique, une telle connaissance produit une compréhension du même monde interne que celui atteint par les discours conceptuels de la biologie. Il souligne que dans la conception de Narby, les chamans peuvent amener leur conscience jusqu’au niveau moléculaire et avoir accès à de l’information liée à l’ADN, qu’ils nomment « essences animées » ou « esprits », ajoutant que de toutes façons, nous ne connaissons pas la fonction de la majeure partie de l’ADN. L’artiste futurologue écrit :

Je pense qu’il vaut la peine de faire ce compte-rendu de l’œuvre de Narby car elle amplifie l’intuition qu’il y a beaucoup à gagner à la fois dans les sciences biologiques et les arts d’une recherche qui cherche des correspondances et des collaborations entre les deux technologies des machines et des plantes à l’intérieur d’un espace natrificiel des Trois Vs, virtuel, validée et végétal. Sur ce nouveau terrain de la connaissance, la planète se contracte pour rendre la forêt vierge brésilienne voisine de la SicilonValley. [51]

Ascott fait de l’ayahuasca la drogue emblématique du XXIe siècle. Un spécialiste de pharmacologie confirme l’universel attrait que l’ayahuasca possède pour les sciences naturelles et humaines :

 Cette capacité qu’a l’ayahuasca de surprendre, interroger, solliciter et révéler, de l’échelle individuelle à l’échelle sociétale en Occident, trouve un écho particulier dans les sciences. En effet, peu d’objets de connaissance ont la capacité de mobiliser un éventail de sciences et pratiques affiliées aux sciences aussi large que l’ayahuasca. De la biochimie quantique à la science des religions en passant par l’ethnobotanique, la phytochimie, l’ethnopharmacologie, la neuropharmacologie, la psychopharmacologie, la psychophysiologie, les sciences et pratiques cliniques (médecine, psychologie), l’ethnologie et l’anthropologie. [52]

Le monde du biophoton s’est considérablement élargi depuis sa découverte par Fritz Albert Popp en 1976. Les spécialistes canadiennes Louise Poissant et Ernestine Daubier s’en font l’écho dans leur présentation des relations contemporaines entre art et biotechnologies. Elles voient dans la biophotonique un paradigme nouveau dans la physique et un élément essentiel de créativité dans les arts médiatiques, ceux qui sont marqués par les moistmedia et la technoétique mis de l’avant par Roy Ascott. Mais l’on reconnaîtra aussi l’allusion à la pensée de Narby :

 La recherche sur la biophotonique et les champs électromagnétiques revêt une importance particulière pour le développement des moistmedia. On ne trouvera plus paradoxal que notre pensée scientifique fasse appel à des modèles de la conscience et de l’identité humaine fondés sur les traditions spirituelles de cultures jusque là considérées comme étrangères ou marginales. L’art se teintera de plus en plus de nuances psychoactives et l’on trouvera utile de faire le lien entre des modèles archaïques de la conscience comme ceux qu’on trouve en Amazonie ou chez les Tsogho du Gabon, par exemple, et les idées sur la cohérence quantique qui sont exprimées en biophysique et dans la recherche sur la biophotonique.  [53]

L’importation de Narby par Dantec

En juin 1994, paraît dans Drunk, une nouvelle de Dantec intitulée THX BABY, qui repose sur l’imaginaire cyberpunk de l’implant neuronal avec « un neuro-lecteur. C’est une simple broche biocompatible, une sorte d’implant, qu’on fixe soi-même, généralement sur la nuque. » (PP, THX BABY, p. 125). Et le texte d’ajouter : « De cela procède la connaissance, un serpent de verbe pur se déroule en moi, comme un ancien code génétique brutalement réveillé, et décrypté à toute vitesse par des enzymes de lumière. » (Ibid., p. 127). Cette phrase résonne de manière éminement narbienne sauf qu’elle a été écrite un an avant la parution du Serpent cosmique et deux ans avant sa lecture par Dantec. L’on comprend mieux le commentaire de l’écrivain sur le livre de Narby, qui « avait été un tel choc, révélant des données scientifiquement collectées dont j’avais plus ou moins intuitivement deviné l’existence (coexistence métamorphique de l’ADN et du cerveau), que je devais en faire une des pierres angulaires de ce premier “roman d’anthroplogie métahumaine“ que fut Babylon Babies. » (LCG, p. 67).

Cette intuition dans Drunk indique l’émergence d’un réseau métaphorique : celui du thème du code génétique traité comme texte. La métaphore textuelle de l’ADN, qui a été étudiée dans The poetics of DNA de Judith Roof, est développée et explicitée par Dantec dans un article de 1997 intitulé « La fiction comme laboratoire anthropologique expérimental ». Mais cette fois l’intuition a perdu son innocence, se déployant en plusieurs réseaux, dont celui de l’ADN comme texte, comme Poetics de l’ADN : « L’ADN lui-même est un roman » (PP, p. 132). Un autre réseau, déjà présent dans l’article de 1994, déploie les virtualités du « verbe » en soulignant cette fois la dimension religieuse de l’expression : « Au commencement était le Verbe » (Ibid.). Le « verbe pur » de THX BABY est devenu le Verbe de la Genèse judéo-chrétienne, avec une majuscule et en italiques. Mais l’intuition se renforce d’un nouveau réseau où est introduite une référence à Narby, la première dans l’œuvre de Dantec :

 Au commencement était le Verbe. […] Le grand Verbe Cosmique créa le monde, car celui-ci n’est pas le produit du hasard, il répond selon moi à une conjonction de nécessités « narratives », emboîtées dans une géométrie fractale (donc un chaos déterministe) que les biochimistes détectent jusque dans l’organisation de notre ADN, et que les aborigènes de l’Amazonie testent avec bonheur depuis des millénaires, grâce à des substances aujourd’hui illicites, mais qui sont d’ores et déjà les ferments de la prochaine révolution biotechnologique. […]  (PP, p. 133) [54].

L’idiosyncrasie de l’imaginaire de l’ADN chez Dantec inclut aussi un traitement deleuzien, que l’expression « métamorphique » sous-entendait et où le code génétique, le cortex, l’univers et le vivant s’unissent dans l’analogie formelle du pli. En général, l’influence du philosophe est affichée dans le texte même par le biais d’une référence nominale :

 […] le processus paradoxal de la vie même, ce surpli dont parlait Deleuze, ce retournement de la vie, et dont les fondements les plus intimes, la double hélice du code génétique, apparaissent en tant que modèlisation structurale : pliée, repliée, surpliée, hyperpliée sur soi, codex sauvage avalant la chair du monde pour la consumer dans le luxe de la pure beauté,de la pure cruauté, matrice-processeur de tous les possibles.  (ThOp, p 54)

La référence deleuzienne dans cet imaginaire de la « connaissance métamorphique » – où se retrouve aussi, comme dans un texte de Caillois, une rêverie sur des formes archétypiques [55] – est encore soulignée plus loin, avec l’allusion directe au titre même d’une oeuvre du philosophe qui, de son côté, avait plusieurs fois fait allusion à Castaneda et aux enseignements du sorcier yaqui.

 Comme l’ADN, comme le cerveau, comme la pensée, l’univers macrocosmique est plié, replié, surplié, hyperplié sur lui-même ; repliez à l’infini une spirale sur elle-même et vous obtenez sans doute le plus beau système d’information qui se puisse concevoir : linéarité et circularité sublimées par un « principe n » de leur annulation, de leur équilibre dynamique, dans lequel la vie s’exprime comme articulation paradoxale de la « différence » et de la « répétition. (ThOp, p. 686)

Un autre thème récurrent de Dantec se trouve exprimé dans la nouvelle « THX BABY », celui de l’association entre le thème biblique du verbe et celui de la métaphore du code ou du texte pour désigner le « code » génétique, l’ADN. La nouvelle fait référence à la tradition religieuse judéo-chrétienne de deux manières, tout d’abord par le biais d’une référence aux noces de Canaan mais aussi et surtout par une citation de l’Evangile selon Saint-Jean :

« oui, au commencement de tout, il y avait le Verbe qui est la parole de dieu, le Verbe était avec Dieu et le Verbe était dieu… Saint Jean… le seul des évangiles qui fait remonter le Christ aux origines divines de l’univers et il a sûrement raison. » (PP, THX, p. 126)

Ce rapprochement entre le code de la vie dans l’ADN et la notion de Verbe dans la pensée judéo-chrétienne n’avait pas échappé non plus à Narby dans Le Serpent cosmique : « C’est en écrivant mes notes sur le rapport entre les esprits hallucinatoires faits de langage et l’ADN , que je me rappelai le premier verset du premier chapitre de St Jean : “Au début était le logos – le mot, le verbe, le langage“ » (LSP, p. 77). Plus tard, Dantec développe davantage le lien entre l ’ADN et le texte, non plus seulement biblique mais sous la forme plus laïque de la littérature :

 L’ADN est un roman. C’est le roman de notre vie biologique, il est composé de trois milliards de signes, avec un alphabet de quatre lettres, formant environ cent mille paragraphes ou chapitres chacun, un gène, codant l’histoire d’une protéine necessaire […] Vous êtes, je suis, nous sommes le produit d’un texte dupliqué à des millions d’exemplaires dans notre corps, un par cellule. Un roman génétique par personne. (PP, p. 133)

Dans le domaine des arts plastiques, Kac présentait en 1999 une oeuvre intitulée emblématiquement Genesis, autre variation sur le rapprochement entre l’ADN et le Verbe, qu’il décrit ainsi sur son site : « « Genesis » (1998/99) est une oeuvre transgénique qui explore les relations complexes entre la biologie, les systèmes de croyance, les technologies de l’information, les interactions dialogiques, éthiques et l’Internet. L’élément clef de l’oeuvre est un « gène d’artiste », un gène synthétique que j’ai inventé et qui n’existe pas dans la nature. Pour le créer, un verset du livre de la Genèse a été traduit en morse, puis le code morse a été converti en paires de base ADN selon un algorithme de conversion spécifiquement développé pour cette oeuvre. Le verset (Gn 1, 28) dit : « Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! ». Cette phrase a été choisie pour ses implications au regard de la notion équivoque, approuvée par dieu, de la suprématie de l’Homme sur la nature. » [56]

Dantec avait déjà développé ce lien entre ADN et la Bible, avant la lecture de Narby, chez lequel le lien reste seulement mentionné. Mais à la lecture de Narby, il ajoute les notions de chamanisme et de connaissance par l’hallucination. Il existe encore un réseau lié à l’ADN où le texte de Narby vient confirmer les intuitions de Dantec, celui du cosmos vivant. Les recherches de Narby se concluent par l’idée que « les peuples chamaniques affirmaient l’unité cachée de la nature, confirmée par la biologie moléculaire, parce qu’ils avaient accès, par voie indirecte, précisément à la réalité de la biologie moléculaire. » (LSP, p. 85).

La question de l’origine de l’unité moléculaire du vivant avait conduit Francis Crick, l’un des découvreurs de la structure de l’ADN, à des spéculations sur l’origine cosmique de la vie sur terre, déjà dans un article de 1972, puis dans son livre de 1981 Life itself : its Origin and Nature, où il reprend la thèse de la panspermie, qu’il adapte en une « panspermie dirigée ». Cette thèse de Crick relève d’ailleurs de la science-fiction, puisqu’il fait intervenir des fusées et des voyages interstellaires. Lorsque Narby découvre le scénario de science-fiction de Crick, il y voit d’abord une confirmation de l’unité du vivant mais il repousse ce scénario de Crick au profit de ce qu’il considère comme l’hypothèse chamanique. Le destin du texte de Narby est paradoxal. Il réfute l’hypothèse de science-fiction d’un savant, au nom de la plus grande vraisemblance reconnue à la thèse chamanienne, alors même que sa propre thèse va devenir le sujet d’un roman de science-fiction, Babylon Babies. C’est en tant que concept de science-fiction que son hypothèse qui, pourtant, récusait la science-fiction, sera en effet principalement diffusée :

« De mon nouveau point de vue, le scénario de « panspermie dirigée » proposé par Crick – une fusée spatiale transportant de l’ADN sous forme de bactéries congelées à travers les immensités du cosmos – semblait moins probable que celui d’un serpent cosmique d’une puissance inimaginable, omniscient, fluorescent et terrifiant. » (Ibid., p. 82)

L’unité moléculaire du cosmos, sujet récurrent chez Dantec, traité selon des modes stylistiques différents dans sa Poetics de l’ADN, est décrit et célébré comme un « système fondamental sur lequel s’ appuie et s’édifie l’économie générale biologique du cosmos. L’ADN, présent dans tous les êtres vivants connus à ce jour, est un fluide informatif qui irrigue l’univers […] système d’informations, d’échanges et de lutte contre l’entropie, l’ADN est donc bien avant toute chose un procédé d’écriture, au sens économique pur ; l’ADN, c’est le dollar du cosmos. » (ThOp, p. 109). Dans ce qui relève à la fois de l’intertextualité et d’une communauté d’inspiration vitaliste, Narby appelle « réseau global de la vie » (LSP, p. 116) ce que l’auteur de Babylon Babies nomme « le réseau biologique cosmique » (BB, p. 695). L’évocation du thème de l’unité de la nature donne lieu chez Dantec à une belle envolée lyrique, une sorte de Chant du monde cyberpunk, dont certains éléments ne sont pas sans faire penser aux dernières phrases de Tristes Tropiques de Lévi-Strauss :

 Son propre métabolisme, cette machinerie de viande, de sang et d’électricité de bas ampérage n’étant plus qu’une manifestation particulière d’un processeur cosmique dont elle avait toujours soupçonné l’existence, mais dont la présence était désormais manifeste dans chaque iridescence d’atomes ionisés en provenance de l’ampoule halogène, dans chaque grain de poussière, dans chaque grain de poussière, dans chaque rêve d’un chat de passage. Tout autour d’elle vibrait maintenant sur des champs de fréquence biologiques, tout était vivant, tout était lumineux, tout était prodigieusement possible, tout était prévisible, car tout était réel. (Ibid., p. 314)

Ces « champs de fréquence biologique » qui expriment l’unité du vivant peuvent relever sans doute d’une forme de rêverie cosmogonique vitaliste – de fait c’est une intuition première, un phantasme de Dantec au fondement de ses importations et confirmations théoriques – mais cette intuition renvoie d’abord au texte de Narby : à l’image du « réseau global de la vie, à base d’ADN » qui « émet des ondes ultra-faibles » – les « champs de fréquence biologique » chez Dantec – « actuellement à la limite du mesurable, que nous pouvons néanmoins apercevoir en état de défocalisation : hallucination, rêve, etc. » (LSP, p. 116).

Dans Babylon Babies, la référence principale à Narby se fonde sur la théorie des biophotons. Là encore, il existe sinon un paradoxe, du moins une ambiguité. Pour Narby, la théorie des biophotons – plus exactement l’utilisation qu’il fait de cette théorie pour expliquer les techniques chamaniques – constitue une certitude même si elle reste à démontrer scientifiquement. Mais cette théorie, dès lors qu’elle entre dans un roman de science-fiction, devient elle-même un élément de science-fiction, changeant par là de statut. Au mieux une sorte d’expérience de pensée que l’écrivain Dantec met en scène, tout en parsemant le récit de traces quasi-ludiques de sa lecture de Narby. La contre-partie de la publicité considérable faite à la thèse de Narby par la réécriture de Dantec sera sa transformation en une idée de science-fiction, facilement associable à la catégorie particulièrement vivante aujourd’hui du chamanisme cyberpunk. La scène initiale du récit de Narby se passant en Amazonie, une touche d’exotisme vient colorer les textes de Dantec, avec la présence incongrue de l’anaconda. Dans son discours de Cavaillon prononcé devant Narby en 2000, il imagine « l’écrivain à venir » à l’exemple du poète-philosophe nietzschéen, sur le modèle même de ce serpent, version amazonienne des figures philosophiques que sont les animaux dans le Zarathoustra de Nietzsche :

un écrivain d’aujourd’hui se devra donc être toxique, comme le sont tous les grands révélateurs de vérité – ce que Jeremy Narby et Ricardo Tsaquimpq nous ont lumineusemnt démontré hier -, l’écrivain de fiction du troisième millénaire sera un poète-philosophe d’une espèce hautement dangereuse – il sera Anaconda et machine de troisième espèce, intelligence schizo-opérative […] il se devra d’être un authentique saboteur métaphysique. (PP, p. 245)

Dans Babylon Babies, la présence ophidienne amazonienne donne une couleur humoristique au récit : les deux anacondas du vivarium sont dénommés Crick et Watson… et ils s’enroulent comme l’ADN : « Robicek vit apparaître comme un ruban de couleur s’entortillant sur lui-même, il s’était rapproché et avait vu que le ruban était double, et qu’il ressemblait à une échelle se mouvant en spirale. » (BB, p. 348). La symbolique ophidienne – celle du serpent cosmique ruban ADN – associée à la présence du personnage de Marie par qui la mutation anthropique va avoir lieu entre ainsi dans le récit :

« Le sang-message avait formé un double serpent dans le sable. […] Marie savait que c’était un signe de la plus haute importance. […] Sous le serpent chamanique en deux ondes croisées, un texte rudimentaire s’était formé. » (Ibid., p. 116)

Dans le récit de Narby, une scène analogue était racontée, celle de la stupeur de l’anthropologue découvrant une photographie dans La voie du sacré de Huxley : « d’une peinture du serpent d’Arc-en ciel réalisée sur une paroi rocheuse. Je regardai l’image de près et vis deux choses : des espèces de chromosomes, en forme de « u » renversé, tout autour du serpent, et en-dessous, une sorte d’échelle double. » (LSP, p. 84). Le texte de Dantec se fait également réécriture de l’expérience personnelle avec l’ayahuasca que Narby avait racontée :

Je me suis retrouvé entouré par ce que je percevais comme deux gigantesques boas de taille approximative de soixante-dix centimètres de haut et de douze à quinze mètres de long. J’étais totalement terrifié. Ces serpents énormes sont là, j’ai mes yeux fermés et je vois un monde spectaculaire de lumières brillantes, et au milieu des pensées brouillonnnes, les serpents commencent à me parler sans mots. (Ibid., p. 14)

Dans Babylon Babies, la protagoniste vit dans une hallucination une scène analogue, que Dantec réécrit ainsi : « […] deux serpents de cristal vivants s’enroulant sur eux-mêmes […] comme une paire de reptiles jumeaux en pleine mue, flottant au-dessus de la tombe. Elles tenaient des petits serpents d’or dans leurs mains, des ondes enroulées sur elles-mêmes tournoyaient autour de leurs têtes, en anneaux de Möbius quasi vivants. » (BB, p. 364-365). Les ophidiens ribeonucleiques sont aussi des avatars de l’ange de l’annonciation pour la protagoniste appelée Marie et mère porteuse d’enfants mutants dans une intertextualité entre Saintes Ecritures et science-fiction postmoderne : « Un messager ARN viendra de temps en temps te visiter. » (Ibid., p. 365).

Dans l’île de l’utopie, « l’îlot expérimental » (Ibid., p . 713) en plein Pacifique peuplé en partie de d’Amazoniens volontaires, se trouve transplanté le monde de Narby : « Ici, nous cultivons l’ayahuasca et toute une panoplie d’hallucinogènes. » (Ibid., p. 638). La rencontre avec Narby à Cavaillon fin janvier 2000 incite Dantec à faire un voyage en Amazonie, mais ce dessein semble avoir été abandonné. Apparemment Dantec ne s’est jamais encore rendu sur place, du moins n’en a-t-il pas fait état ultérieurement.

Ce jour-là, face à Jeremy qui m’exposait calmement ses aventures dans l’Amazonie chamanique, il me devint évident que mon destin venait à nouveau de percuter un météore de pure transfiguration. Désormais, mes pas me conduiraient directement au cœur de l’Amazonie péruvienne sur ses traces, à la rencontre de l’Ayahuasca. Rendez-vous fut pris pour septembre de cette année. (LCG, p. 66)

Le rôle essentiel de la drogue dans le processus de connaissance et de communicaton dans Babylon Babies, s’il est une immédiate reprise du rôle joué par l’ayahuasca chez Narby, entre dans une conception plus ample de l’auteur psychonaute confirmé : celle des « technologies neurotropiques, autrement dit des drogues » (PP, p. 140). La description d’une situation du futur dans le même texte de 1997, « La fiction comme laboratoire anthropologique expérimental » correspond exactement à la situation décrite dans Babylon Babies, à l’utilisation de drogues – la culture personnelle de Dantec est liée au LSD – « afin de permettre la neuronexion entre cerveaux et intelligences artificielles » (Ibid.). Chez Narby, le processus de connaissance est lié à la connexion entre le cerveau du chaman et l’ADN par le biais du psychotrope naturel. Chez Dantec, le processus est traduit en termes scientifiques et de science-fiction, la neuroconnexion s’établissant entre le cerveau et non pas l’intelligence de la nature – terme cher à Narby – mais l’intelligence artificielle.

L’un des indices de l’émission des biophotons dans le roman se manifeste dans le regard de Marie, animé d’« une lueur qui vibrait aux limites de l’ultraviolet, non pas sous l’effet du tube cathodique, mais de l’état mutagène de l’ensemble de son ADN » (BB, p. 315). Ce texte fait penser aux expériences menées par Edouardo Kac au sein du laboratoire français de l’INRA du professeur Houdebine, qui mena à la création d’Alba, alias GFP Bunny, le lapin né en janvier 2000, dont certains élément du corps deviennent fluorescents quand ils sont soumis à des rayons ultra-violets [57]. L’« aspect luminescent » (LSP, p. 126), l’« état de lumières vives et colorées » (ibid.) est aussi la marque des serpents dans l’hallucination de Narby. Il est possible de suivre à la trace la lumière des biophotons dans Babylon Babies. Ainsi, la machine neuromatrice « détectait depuis quelques jours cette radiation de biophotons en provenance de l’ADN de Marie, mais aussi de celui des bébés, le scanner était formel : en plein dans la fréquence de l’ultraviolet » (BB, p. 642). Or cette radiation est la signature du « Serpent cosmique » : « […] Pour Joe-Jane, le Serpent cosmique correspondait à un état mutant du code génétique, dans lequel les informations stockées dans les milliards de gène accédaient directement au neocortex. » (ibid., p. 643). Pour le chamane amazonien, le serpent cosmique est la médiation qui permet l’accès à la connaissance donnée par les plantes. Pour Narby, le serpent cosmique est une métaphore de l’ADN. Dans Babylon Babies, l’expression « serpent cosmique » désigne un nouveau phénomène où le cerveau a directement accès à la connaissance des informations contenues dans l’ADN, sans avoir à passer par l’hallucination de l’ayahuasca. Ce déréglement signale l’émergence du premier phénomène posthumain. Une autre version encore de la vision chamanique amazonienne se retrouve chez Dantec, qui la transforme non sans humour cette fois en vision amérindienne canadienne : huronne. La transposition est d’abord celle qu’effectue Dantec de la mythologie amazonienne dans la mythologie huronne – exercice de style structural – qui repose sur la sauvegarde du même principe du double pour signifier l’ADN : double serpent/ double éclair/ double hélice : « D’abord apparaît le Faucon-Messager de la mythologie huronne. Il tient dans ses serres un faisceau d’éclairs, à la mode militaire américaine. Ce signe chamanique est très puissant, d’après le centre ADN le double éclair est une transcription directe de la double hélice, cela signifie qu’il est d’une importance cruciale pour toi et la survie du programme anthropique. » (BB, p. 529) Enfin, une véritable leçon sur la thèse de Narby est donnée dans le récit, qui a trait au mythe récurrent dans les cultures chamaniques – même celles où les serpents n’existent pas – d’un « animal monstrueux en forme de double serpent, émettant une très violente lumière » (Ibid., p. 554). Les questions présentées rhétoriquement par le savant retrouvent l’ordre de celles auxquelles Narby s’est confronté : « Pour être clair, exemple : […] les Indiens Ahayuasqueros de l’Amazonie péruvienne […] comment connaissent-ils aussi finement les délicates interactions entre plusieurs pharmacopées très complexes, notamment dans le domaine des plantes psychotropes ? […] La description de la radiation qui émane du Serpent Cosmique est lumineuse, si je puis dire ; il s’agit bien d’une fréquence bleue à dominante ultraviolette se situant dans la plage des biophotons […] Le Serpent Cosmique est double, comme je vous le disais. Les descriptions les plus précises coïncident toutes : il a la forme d’une double hélice enroulée sur elle-même. […] Vous avez compris. Il s’agit très exactement de la structure de l’ADN. » (Ibid., p. 554) Et le personnage termine cette présentation en nommant explicitement l’auteur deces thèses : « C’est précisément ce que Jeremy Narby a découvert dans les années quatre-vingt dix, mais comme il n’était qu’un “vulgaire“ anthropologue, aucun biologiste digne de ce nom n’a accordé foi à ses élucubrations » (Ibid., p. 556). Le roman met en scène un romancier de science-fiction, double de l’auteur, Dantzik, ce qui permet des mises en abyme ironiques sur son propre compte. Liber mundi est le titre du livre que Dantec voulait écrire sur sa poétique de l’ADN : « C’est pour ça que les métaphores de notre ami Dantzik ne sont que des métaphores d’écrivain, Liber Mundi, la puissance du Verbe, tout ça on est d’accord, mais il faut bien comprendre que nos cerveaux sont au livre ce que le cortex des jumelles Zorn est au méganet mondial. » (Ibid., p..614). Le serpent cosmique est de 1995. « La fiction comme laboratoire », premier texte de Dantec, où se trouvent des allusions à Narby, date de 1997, Babylon Babies de 1999, Le laboratoire de catastrophe générale, où Dantec parle de sa rencontre avec Narby, paraît en 2001. L’effet Narby continue. Dans la dernière parution de Dantec à ce jour, Comme le fantôme d’un jazzman dans la station Mir en déroute (2009), on peut lire : « […] La double hélice du code génétique, c’est ça ? […] – Alors c’est ça. Lui il appelle ça le Serpent du Verbe. Il est le code cosmique, il mute tout le temps, il peut prendre une infinité de formes…Par exemple, la Séquence du Dragon est une transcription particulière de ce code, une transcription verbale, symbolique et digitale, ce sont ses propres mots, quelque chose qui court-circuite les réseaux neuroniques de celui pour lequel c’est codé. » [58] À propos du Serpent cosmique de Narby, Dantec parlait de son intuition confirmée de la coexistence métamorphique de l’ADN et du cerveau. Babylon Babies en donnait une version high tech. Le laboratoire de catastrophe générale, une version conceptuelle : « L’ADN est donc une plate-forme hautement mutable, dont le « sens » ne peut être donné que par sa coextension métamorphique à travers le cerveau-conscience avec lequel il établit les hyperrelations paradoxales […] » (LCG, p. 524). Expérience de pensée et fantasme vitaliste, la notion de coexistence métamorphique se situe à la convergence des domaines les plus en pointe de la recherche contemporaine, neurosciences, génétique et nanotechnologies. Elle entre aussi dans le grand réseau de la fréquence « méta » chez Dantec : métahumain bien entendu, mais aussi métaforme, métafiction, métacrise, metakrisis, métaprogramme, métamorphique. Metaverse a été la première dénomination du monde virtuel. L’onde méta de la pensée Dantec traversera-t-elle les concepts pour créer du devenir ?

ps:

Hervé-Pierre LAMBERT : Dantec et Narby : Sciences, épistémologie et fiction

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE – (Hiver 2010)

notes:

[1] L’on désignera dorénavant par des abréviations les livres les plus cités : BB : Babylon Babies, Paris, Gallimard, folio SF, 1999. ThOp : Le théâtre des opérations, Journal métaphysique et polémique, 1999, Paris, Gallimard [Folio, 2000]. ThOp : Laboratoire de catastrophe générale, Journal métaphysique et polémique 2000-2001, Paris, Gallimard, folio, 2001 : LCG ; American Black Box, Le théâtre des opérations, 2002-2006, LGF, coll. Le Livre de Poche, 2009. VV : Villa Vortex, Paris, Gallimard, La Noire, 2003. PP : Périphérique, Paris, Flammarion, 2003. LSP : Le serpent cosmique. Les intiales M.G.D. désigneront Maurice G. Dantec et J.B., Jeremy Narby. Ouvrages de Narby discutés : Intelligence dans la nature, Buchet-Chastel, Paris, 2005 (trad. Intelligence in the Nature, Tarcher, N.Y. 2005) ; Narby Jeremy et Huxley Francis, Chamanes au fil du temps, Paris, Albin Michel, 2002 ; Narby Jeremy, Dubochet, Jacques, Kiefer Bertrand, L’ADN devant le souverain : Science, démocratie et génie génétique, Genève, Georg éditeurs, 1997 ; Narby Jeremy, Le serpent cosmique : L’ADN et les origines du savoir, Genève, Georg éditeurs, 1995 (trad. The Cosmic Serpent : DNA and the Origins of Knowledge, Tarcher, 1999) ; Narby Jeremy, Amazonie, l’espoir est indien, Paris, Favre, 1990 ; Narby Jeremy, Beauclerck John, Townsend, Janet, Indigenous Peoples : A Fieldguide For Development, Oxford, Oxfam, 1988.

[2] « La fiction comme laboratoire anthropologique expérimental », PP, p. 135. (initialement paru in Les Temps Modernes, N° spécial Roman Noir, n°595, août-septembre-octobre 1997).

[3] « La fiction comme laboratoire anthropologique expérimental », PP, p. 139.

[4] « La littérature comme machine de troisième espèce », PP, p. 119.

[5] Claude Debru, Le Possible et les biotechnologies : essai de philosophie dans les sciences, Paris, PUF, 2003, p. 2.

[6] « La fiction comme laboratoire anthropologique expérimental », PP, p. 137.

[7] Voir Dominique Lecourt, Humain, post-humain, Paris, PUF, 2003.

[8] Hans Jonas, Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, trad. J. Greisch, Paris, Flammarion, 1990 (éd. originale 1979).

[9] Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, trad. C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002.

[10] Peter Sloterdijk, Regeln für den Menschenpark, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1999. Trad. fr. Règles pour le parc humain, trad. O. Mannoni, Paris, Mille et une Nuits, 2000.

[11] Yves Michaud, Humain, Inhumain, Trop Humain : « Réflexions sur les biotechnologies, la vie et la conservation de soi à partir de l’œuvre de Peter Sloterdijk », Paris, Flammarion, 2006.

[12] Acronyme américain pour les « Converging technologies », les Technologies Convergentes

[13] Jean-Pierre Dupuy, « Le problème théologico-scientifique et la responsabilité de la science », 2004. Consulté sur http://www.formes-symboliques.org/a…

[14] Basic Books, New York, 2003. Notre traduction : « Notre dernière heure. L’avertissement d’un scientifique : comment la terreur, l’erreur et la catastrophe écologique menacent l’avenir de l’humanité dans ce siècle — sur la Terre et au-delà ». Dupuy fait remarquer que la première version anglaise avait un titre plus exact : « Our Last Century », notre dernier siècle.

[15] Voir Jean-Pierre Dupuy, « De la limite suprême : l’autodestruction de l’humanité », in Les limites de l’humain, Rencontres internationales de Genève, XXXIX, 2003. Lausanne, L’Âge d’Homme, 2004.

[16] Marina Maestrutti , « La singularité technologique : un chemin vers le posthumain ? », Vivant, L’actualité des sciences et débats sur le vivant. Sur http://www.vivantinfo.com/index.php…. Consulté le 2 mars 2006.

[17] Joseph Fahey, « Nous, posthumains : discours du corps futur », Critique n° 709-710 : Mutants, juin-juillet 2000, p. 542. « Automates intelligents » est un site remarqué d’informations en langue française sur les questions du posthumain.

[18] La liste ne saurait être exhaustive. Le choix s’est fait à partir de l’importance actuellement reconnue de ces œuvres.

[19] Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 446.

[20] Yves Michaud, Humain, Inhumain, Trop Humain, op. cit., p.123.

[21] Ibid., p. 146.

[22] Maurice G. Dantec, Cosmos Incorporated, Paris, Albin Michel, 2005., p. 98. D’autres titres contiennent des d’allusions au groupe de musique électronique Kraftwerk et à son « Radioactivité » tandis que « Contraction du domaine de la lutte » est un jeu de mots, dans American Black Box, sur le titre du premier roman de Houellebecq.

[23] Marina Maestrutti, « Le pouvoir de la fiction, ou comment les nanotechnologies sont entrées en débat », Vivant, L’actualité des sciences et débats sur le vivant, http://www.vivantinfo.com/index. Consulté le 02/03/2006.

[24] Après avoir été longtemps traduit par falsifiabilité, le concept popperien de falsification est maintenant traduit par réfutation ou réfutabilité. Dantec utilise le terme falsifiabilité.

[25] Voir Hervé-Pierre Lambert, « Le laboratoire comme atelier d’artiste » in « Le lieu », Recherches en esthétique, (dir) Dominique Berthet, Revue du C.E.R.E.A.P, n°13, décembre 2007.

[26] PP, « La littérature comme machine de troisième espèce » , p. 113.

[27] Narby récuse ce terme de « junk » dans lequel il voit un réflexe péjoratif vers quelque chose d’inconnu et lui substitue le terme de « ADN mystère », in LSP, p. 138.

[28] Si la trace de Butler reste non explicitée , en revanche, la boîte à outils contient le nom de Korzybsky qui fait l’objet de fréquentes références dans les essais et dans la fiction, notamment dans Villa vortex. À vrai dire, la référence à Alfred Korzybsky concerne surtout l’argument de la diffférence entre la carte et le territoire. Dantec ne manque pas de rappeller également la fortune des écrits de Korzybsky dans la science-fiction avec le monde des  de van Vogt.

[29] Voir Hervé-Pierre Lambert : « Les Manifestes dans le courant de l’imaginaire posthumain », Revue Itinéraires LTC (Littérature, Textes, Cultures) : « L’art qui manifeste », Centre d’Etude des Nouveaux Espaces Littéraires, Paris13 – Paris Nord, LCG, 2008. Voir également « L’art posthumain », in Rencontres, Actes du colloque, Berthet D. (éd), Paris, L’Harmattan, 2009.

[30] Marcin Sobieszczanski, « Problèmes philosophiques et esthétiques soulevés par les prothèses neurosensorielles », Archée, novembre 2009. Consulté sur http://archee.qc.ca/

[31] Voir B. Sterling, Neuromachine : The Cyberpunk Anthology, Arbor House 1987

[32] Il n’est d’ailleurs pas le seul. Jean-Michel Truong a écrit Le successeur de Pierre, qui mélange gnose et posthumain. Le catholicisme dont finit par se réclamer l’auteur n’est pas le sujet ici. Il suffira de rappeler que, pour l’auteur, conversion signifie subversion.

[33] Carlos Castaneda, L’herbe du diable et la petite fumée (pour la traduction française : Paris, Le soleil noir, 1972). Du même auteur, Voyage à Ixtlan (pour la traduction française : Paris, Galimard, 1974).

[34] Frank Bruce Lamb, Wizard of the Upper Amazon : The Story of Manuel Córdova Rios, Boston, Houghton Miffin Company, 1971.

[35] Michael Harrner (ed), Hallucinogens and Shamanism, Oxford, Oxford University Press, 1973. Du même auteur, voir The way of Shaman, New York, Harper and Row, 1980.

[36] Terence Mc Kenna, Food of the Gods, New York, Bantam Books, 1992.

[37] Voir l’ouvrage de Robert Gordon Wasson, Stella Kramrish, Jonathan Ott, Persephone’s Quest : entheogens and the origins of religion, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1986.

[38] Allan Ginsberg, William Burroughs, Yage Letters, San Francisco, Cty Lights Books, 1971.

[39] Marlene Dobkin de Rios, Visionary Vine : Hallucinogen Healing in the Peruvian Amazon, Illinois, Waveland Press, 1972.

[40] R. E. Schultes, R. F. Raffauf, Vine of the Soul : Medicine Men, their Plants and Rituals in the Colombian Amazonia, Oracle, Synergetic Press, 1992.

[41] Terence et Dennis McKenna, The invisible Landscape : Mind, Hallucinogens and the I Ching, NewYork, Seabury Press, 1975.

[42] La composition chimique de l’ayahuasca a été étudiée à partir des années cinquante et établie par Claudine Friedberg et Jacques Poisson dès 1965. Narby, pour l’histoire de la composition chimique, se réfère aux travaux de Schultes et Hofmann en 1979.

[43] Frédérick Bois-Mariage, « Ayahuasca : une synthèse interdisciplinaire », Psychotropes, vol. 8, n°1, 2002, p. 79-113.

[44] Cité par J. Narby, Le serpent cosmique, p. 17.

[45] Jeremy Narby, Intelligence dans la nature, op. cit., p. 13.

[46] Voir Popp, Fritz-Albert, Qiao Gu, Ke-Hsueh Li, ”Biophoton emission : experimental background and theoretical approaches”, Modern Physics Letters B 8 (21-22):1269-1296r : 1994.

[47] (Ibid., p. 126.)

[48] Ibid., p. 127.

[49] Ibid., p. 127.

[50] Gregory Escande, « L’usage de psychotropes : entre sauvagerie et enculturation », Psychotropes, Paris, Vol. 7, 2001/1.

[51] Roy Ascott, “When the Jaguar lies down with the Lamb : Speculations on the Post-Biological Culture”, Artnodes, CAiiA-STAR Symposium : « Extreme parameters. New dimensions of interactivity » (11-12 july, 2001). Voir : http://www.uoc.edu/artnodes/eng/art…, nov. 2001 [Notre traduction] : “I think it is worth reciting this account of Narby’s work because it amplifies the intuition that there is much to be gained in both biological sciences and the arts from research which seeks correspondences and collaborations between the two technologies of machines and plants within the natrificial space of the Three VRs, virtual, validated and vegetal. In this new knowledge terrain, the planet shrinks to make the Brazilian rain forest contiguous with Silicon Valley”. À l’opposé, sans vouloir entrer dans les controverses et les détails des critiques faites à l’hypothèse, il peut paraître utile de signaler au moins une réaction venant du domaine des neurosciences. Depuis les études pionnières de Heinrich Klüver sur les motifs géométriques des hallucinations, se sont aussi développés les travaux mathématiques de J. Cowan sur la géométrie des images hallucinatoires comme effet du cortex visuel. Les visions des chamanes constitueraient un phénomène relevant d’une étude interdisciplinaire où jouent notamment les mathématiques et la neurologie. Voir sur la question Bressloff P. C., Cowan J. D., Golubitsky M., Thomas P. J., Wiener M. C. : « Geometric visual Hallucinations, Euclidean symmetry and the functional architecture of striate cortex”, Philos Trans R Soc Lond B Biol Sci., 2001, Mar 29 ; 356 (1407) :299-330. Voir également Ermentrout G. B., Cowan J.D., “A Mathematical Theory of visual hallucination patterns”, Biol Cybern., 1979 Oct, 34 (3):137-50.

[52] Frédéric Bois-Mariage, « Ayahuasca : une synthèse interdisciplinaire », Psychotropes, Paris, 2002/1 , op. cit., p. 84.

[53] Louise Poissant, Ernestine Daubner, Art et biotechnologies, coll Esthétique, Université de Saint-Etienne, 2005. Ce livre est en partie accessible sur books.google.com

[54] « La fiction comme laboratoire anthropologique expérimental », 1997

[55] Voir les développements sur la spirale du langage : « la spirale du langage, c’est la danse derviche de l’esprit » et celle de la pensée, LCG, p. 424-425.

[56] http://www.ekac.org/genfren.html Voir aussi : http://www.fondation-langlois.org/e…

[57] Voir http://www.ekac.org/genfren.html. Voir également H. P. Lambert, « L’art posthumain », Rencontres, 2009, op. cit.

[58] M. Dantec, Comme le fantôme d’un jazzman, Paris, Albin Michel, 2009, p. 91.




La Mémoire : Proust et les neurosciences

Premières études des neurosciences sur l’œuvre de Proust

Les neurosciences incluent la neurobiologie, la neurophysiologie, la neuropsychiatrie, mais aussi la psychologie cognitive, sans omettre la philosophie cognitive. Les sciences du cerveau ont fait grâce aux nouvelles techniques d’imagerie médicale, particulièrement l’image à résonnance magnétique fonctionnelle, des découvertes essentielles au sujet de la localisation et du fonctionnement des différentes activités cognitives. Une neurobiologie des arts visuels, de la littérature et de la musique s’est développée, longtemps disséminée dans des revues scientifiques et médicales avant la récente publication de deux livres, Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature [1] , dirigé par F. Clifford Rose, président de la Société Médicale de Londres, en 2004 et Neurological Disorders in famous Artists [2], dirigé par Julien Bogousslavsky du CHUV de Lausanne et François Boller de l’Inserm en 2005. Si l’une des fonctions majeures actuelles de la neurobiologie des arts est d’étudier les conséquences des désordres neurologiques sur la production des créateurs, artistes visuels, musiciens ou écrivains, les neurosciences traitent surtout des mécanismes des phénomènes cognitifs. Zemir Zeki, l’auteur d’un livre devenu déjà un classique Inner vision : An Exploration of Art and the Brain [3] , connaisseur incontesté de l’art moderne occidental et concepteur d’un livre de dialogue en français avec Balthus, a créé la notion de neuroesthétique qui désigne deux éléments, tout d’abord les études des relations entre les fonctions visuelles, la perception de l’art et l’exploration par les artistes du système visuel mais aussi un concept programmatif des relations entre neurosciences et production artistique, aux présupposés jugés toutefois trop exclusifs par l’esthétique traditionnelle.

« Les avances spectaculaires dans notre connaissance du cerveau visuel nous permettent de commencer à essayer de formuler les lois neuronales de l’art et de l’esthétique, -bref-, d’étudier la neuro-esthétique . »S [4]]

En France, après la parution en 1997 d’un article intitulé « Marcel Proust, Prophète de l’inconscient ou la dialectique des hémisphères dans la création », dans lequel le docteur Jean Cambier s’intéressait surtout à l’« équilibre entre l’activité entre les deux hémisphères » [5] de l’écrivain, la relation entre les neurosciences et la conception proustienne de la mémoire semble commencer avec l’article de Jean-Yes Tadié « Nouvelles recherches sur la mémoire proustienne », présenté devant l’Académie des Sciences Morales et Politiques dans sa séance du 9 novembre 1998. Le spécialiste de La Recherche du temps perdu écrivait en introduction : « la description que Proust nous a donnée du fonctionnement de la mémoire a-t-elle quelque rapport avec celle qu’en fournissent les neurosciences ? » [6] L’auteur qui nomme la première partie de son article « Proust neurologue » rappelle les épisodes relevant de la neurologie dans l’œuvre avec l’invention du personnage du neurologue Du Boulbon et la description de deux pathologies neurologiques l’amnésie et l’aphasie, celle de Charlus après une attaque cérébrale. Le fait le plus révélateur de l’intérêt de Proust pour la neurologie serait son « emploi constant du mot cerveau ». Tadié présente l’étude proustienne des processus de la mémoire de manière problématisée, en commençant par les moyens d’acquisition. Il en distingue trois chez Proust : la répétition, le choc affectif, l’association. Tadié souligne que la mémoire dite involontaire, sans véritable équivalent dans la tradition psychologique anglo-saxonne, constituait depuis longtemps un thème de la littérature française depuis Chateaubriand, Nerval, Baudelaire et l’objet d’études scientifiques avec Ribot et Frédéric Paulhan à l’époque de Proust. S’appuyant sur des références à des neurologues, il met en parallèle la mémoire olfactive et gustative chez Proust avec les enseignements de la neurologie.

« On voit donc que les souvenirs olfactifs, gustatifs, tactiles sont beaucoup plus prêts à revenir, beaucoup plus efficaces lorsqu’il s’agit de reconstituer tout un passé, que les souvenirs visuels, trop usés. Une raison en est sans doute aussi qu’ils sont conservés dans une zone archaïque du cerveau, comme chez les animaux . »

Dans un second temps, Tadié interroge le processus de conservation des souvenirs chez Proust et souligne que la remémoration est pour Proust comme pour le psychologue anglais Bartlett, auteur de Remembering en 1932, une « reconstruction imaginative » [7] . Dans sa conclusion, l’auteur observe la pertinence de la conception proustienne des processus de la mémoire par rapport aux études scientifiques actuelles : « Il semble bien que les neurosciences décrivent le processus de la mémoire comme le romancier, qui n’a pas négligé un seul des domaines maintenant explorés par la science . [8] » Au début de son article, Tadié faisait part de sa surprise déçue devant ce qui lui semblait le manque d’intérêt des neurosciences pour Proust, rarement mentionné dans les manuels anglais, américains et français. Dans son livre suivant [9], Le sens de la mémoire , écrit en collaboration avec le professeur de neurochirurgie Marc Tadié, le spécialiste de Proust semble vouloir pallier ce déficit, ouvrant l’étude à la littérature en général, sans la limiter au cas initial de la mémoire sensitive chez Proust. Comme dans l’article de l’année précédente, le rôle de l’imagination dans la reconstitution du souvenir est souligné. Les auteurs remarquent que les déclencheurs de la mémoire sensitive proustienne sont multisensoriels, aussi bien l’odorat que le goût, l’audition que le toucher. Ils proposent une explication neuroanatomique et neurophysiologique de l’expérience proustienne de la mémoire dite involontaire, s’attachant à l’épisode de la madeleine :

Cette forme de mémoire sensitive a vraisemblablement pour support un circuit reliant directement les neurones à potentialisation à long terme et le noyau amygdalien. […] Le support neuroanatomique est sans doute formé par des connexions synaptiques constituées entre les neurones de l’hippocampe, la circonvolution limbique et le noyau amygdalien, et procède à l’inverse de l’entrée en mémoire [10]. 

Les auteurs affichent un scepticisme sur la valeur des études en laboratoire de ce qu’ils appellent la psychologie comportementale, qui resteraient incapables de cerner la complexité de la mémoire. C’est pourtant dans le domaine de la psychologie cognitive que va se réaliser en alliance avec la nouvelle imagerie du cerveau l’application des neurosciences à l’œuvre proustienne.

Proust et les neurosciences durant les dix dernières années

L’appropriation proustienne par la neurologie s’explique par l’état des travaux spécialisés sur la mémoire sensorielle à partir de la moitié des années Quatre-vingt dix et par une politique de communication dans le cadre d’une concurrence entre équipes. Une série d’études en laboratoire de psychologie cognitive sur la mémoire provoquée par les stimuli sensoriels, notamment olfactifs, corroborées par l’imagerie médicale ont fait partie des avancées scientifiques actuelles dues aux neurosciences. Deux laboratoires, l’un anglais, l’autre américain, en compétition sur le même terrain ont associé leurs recherches à des études sur la conception proustienne de la mémoire. Aux Etats-Unis, il s’agit du laboratoire de Cupchik et Rachel Herz. La liste de leurs publications est éloquente et montre la spécialisation dans l’étude de la mémoire humaine liée à des stimuli olfactifs [11] . Le premier article de Rachel Herz sur le sujet date de 1992 avec « An experimental characterization of odor-evoked memories in humans ». Ces études de psychologie cognitive concernant les domaines de la perception, de l’émotion et de la cognition olfactive vont s’ouvrir au domaine de la neuroimagerie et se corréler avec elles comme en témoignent différents articles dont « Neuroimaging evidence for the emotional potency of odor-evoked memory » [12] . Il faut noter qu’aucune référence particulière n’est faite à Marcel Proust dans ses nombreux articles avant celui de 2002 intitulé : « A naturalistic study of autobiographical memories evoked to olfactory versus visual cues : Testing the Proustian hypothesis » [13] . Cet article résultait d’une expérience relevant d’une opération d’animation et de communication menée par l’Exploratorium Museum de San Francisco, qui présentait une exposition intitulée « Memory » de mai 1998 à janvier 1999 [14]. Les premières lignes de l’article problématisaient l’enjeu de l’expérience : « Dans Du côté de chez Swann, (Proust, 1928), l’odeur d’une madeleine trempée dans une tisane de tilleul déclenche une joie intense et des souvenirs de l’enfance de l’auteur. Cette expérience appelée souvent le phénomène proustien est à la base de l’hypothèse que les souvenirs provoqués par l’odeur sont plus émotionnels que les souvenirs provoqués par d’autres stimuli. Cette proposition est maintenant étayée sur la base d’études descriptives et de laboratoire . [15]

Les modalités de l’expérience sont abondamment décrites. Les participants étaient des visiteurs recrutés sur place, non payés, le temps de participation étant de quinze minutes. Tous originaires de Californie, ils comprenaient vingt-cinq femmes et vingt hommes, d’un âge moyen de trente-quatre ans, avec un niveau minimum d’éducation correspondant au lycée et ayant l’anglais comme première langue, L’expérience aurait pu s’appeler : la preuve de Proust par Johnson and Johnson baby powder. En effet cinq éléments odorants avaient été choisis comme représentatifs de l’enfance, dont cette poudre. L’expérimentation comprenait deux phases, chaque participant étant testé individuellement. Lors de la première phase, il était demander d’associer des souvenirs personnels avec le seul nom de l’objet, comme cette poudre. Les souvenirs étaient classés selon un tableau à six entrées : âge du souvenir, émotion durant la remémoration, etc. Dans une seconde phase, l’on présentait aux participants l’objet sous une forme non plus verbale mais soit visuelle, soit olfactive. Là aussi les intervenants indiquaient leurs réactions à partir des échelles classiques de psychométrie. Les tables obtenues permettaient de tester les différences entre représentations olfactives et visuelles et de comparer ces réponses avec les résultats obtenus à partir du stimulus verbal. Le résultat de l’expérience confirme l’hypothèse que les odeurs accroissent la qualité émotionnelle du souvenir alors que l’action des stimuli visuels ne différent pas des stimuli verbaux. L’étude se veut la démonstration par la psychologie cognitive que les déclencheurs olfactifs augmentent l’intensité émotionnelle des souvenirs autobiographiques, relativement aux déclencheurs verbaux ou visuels. En fait, cette étude qui se déroule lors d’une opération médiatique d’un musée vient confirmer ce que les mêmes scientifiques avaient remarqué durant la décennie précédente par toute une série d’études auxquelles Rachel Herz avait participé. Mais ces études scientifiques n’étaient pas aussi médiatisées et se faisaient sans référence à la littérature. Rachel Herz corrèle ces données de la psychologie expérimentale avec les résultats neurobiologiques acquis grâce à des recherches sur l’imagerie cérébrale qu’elle a elle-même conduites, et rappelle l’implication de l’hémisphère droit aussi bien pour le traitement émotionnel des odeurs que de manière générale pour l’extraction des souvenirs. Toutefois, la conclusion de l’étude est plus nuancée sur la validité des propositions proustiennes et ne corrobore pas complètement « l’hypothèse proustienne ».

« Ainsi, bien que Proust ait pu avoir la préscience de noter la relation entre l’odorat et l’expérience phénoménologique de revivre des émotions du passé, il se peut que sa confiance dans les contenus précis des souvenirs liés aux odeurs aient été mal fondées . [16] »

Mais c’est son propre point de vue sur la conception proustienne de la remémoration et de la vérité du souvenir qui paraît en fait mal fondé.

La paternité de l’idée d’associer Proust à des recherches sur la mémoire, l’idée de tester le syndrome proustien en laboratoire semblent pourtant appartenir à un laboratoire anglais celui de Simon Chu et John Downes qui dès 2000, font paraître deux articles, un « Long live Proust : The odour-cued autobiographical memory bump » [17], article reçu par la revue Cognition, dès le 29 septembre 1998 et un « Odour-evoked Autobiographical Memories : Psychological Investigations of Proustian Phenomena [18]  » dans Chemical Senses. A Liverpool, ils ont ainsi étudié chez un groupe de personnes âgées le pouvoir des odeurs à évoquer des souvenirs, des événements précis et lointains. La comparaison entre les souvenirs liés à des stimuli verbaux et ceux obtenus par des stimuli olfactifs montrent que les réminiscences olfactives concernent des souvenirs liés à une époque plus ancienne, entre l’âge de six et dix ans. Leurs résultats, écrivent-ils, fournissent une confirmation empirique au phénomène dit proustien. Au début de l’étude, les auteurs introduisent ainsi la première tentative chronologique d’expérimentation scientifique de Proust.

L’intérêt pour l’odorat et la mémoire en particulier a été stimulé par la sagesse populaire concernant le pouvoir des odeurs pour faire se souvenir de manière intense des expériences particulières du passé. Un exemple souvent cité est une anecdote littéraire de Proust (1922/1960) dans laquelle l’auteur se souvient avec intensité d’expériences de l’enfance grâce à l’odeur d’une pâtisserie imbibée de thé : […] Les expériences de Proust ont formé la base de ce qui est devenu connu comme le phénomène proustien, la capacité des odeurs à spontanément enclencher des souvenirs autobiographiques qui soient très intenses, émotionnels et très anciens. Cependant, de telles expériences ne sont pas limitées au seul domaine de la liberté artistique. Beaucoup d’individus rapportent des expériences similaires avec des odeurs, même si bien peu peuvent décrire leurs expériences de manière aussi poétique et claires que Proust . [19]

Peut-être plus influencés par le contexte culturel de la philosophie analytique, Chu et Simon problématisent leur travail avec acuité :

« Notre propre approche de la recherche des phénomènes proustiens implique de traduire l’essence des descriptions littéraires anecdotiques de Proust en des hypothèses scientifiques utilisant le langage de la psychologie cognitive contemporaine . [20]]  »

Dans un article critiquant les travaux de Chu sur la mémoire proustienne, « Proust Remembered : Has Proust’s Account of Odor-cued Autobiographical : Memory Recall Really been Investigated ? » [21] , J. Stephan Jellinek remarquait non sans raison et sa critique pourrait aussi s’appliquer aux travaux de Rachel Herz que la tentative de traduire le texte proustien en hypothèses testables repose sur une formulation erronée dès les prémisses car la reformulation se fait en termes de stimuli olfactifs alors que chez Proust, rappelle Jellinek, le stimulus est multisensoriel, à la fois olfactif et gustatif. Dans ce contexte de concurrence entre laboratoire sur des thèmes identiques, la référence proustienne semble jouer un rôle dans la communication des études. Elle apparaît en fin de parcours après que la grande majorité des études ont été réalisées sur les questions de la mémoire sensorielle et notamment olfactive. Si les études du laboratoire américain possèdent dans le domaine de la mémoire olfactive une antériorité et une reconnaissance qui manque à ce laboratoire de Liverpool, celui-ci semble avoir néanmoins le premier émis l’idée d’un rapprochement avec l’œuvre proustienne. Mais c’est la reprise de l’idée par l’équipe américaine qui lui a conféré une plus large audience. La référence à Proust venait conférer un label, voire un prestige à un domaine traditionnellement mésestimé dans une culture puritaine, celui des odeurs. Au même moment, en France, un scientifique s’essayait à la vulgarisation pour un article dans un numéro spécial de La Recherche, consacré à la mémoire. Dans son exercice pédagogique de mise en scène de la mémoire olfactive, Rémi Gervais, de l’Institut des sciences cognitives de Lyon I, adopte une stratégie d’écriture différente. Il met en scène la mémoire olfactive sans référence à la madeleine proustienne et la culture noble pour privilégier un scénario emblématique d’une francité populaire à l’imaginaire rural.

Alors que vous avez entrepris de tondre votre pelouse, vous marquez un temps d’arrêt. C’est l’odeur marquée de l’herbe coupée qui vous envahit. Elle vous évoque une chaîne de souvenirs : l’étable de l’oncle Georges en Corrèze où vous ave passé plusieurs semaines de vacances au début de votre adolescence. Vous revoyez clairement l’étable, la disposition des bêtes et du matériel, puis aussi le gros berger allemand qui vous a fait peur le jour où vous vous êtes retrouvé seul avec lui. Cette expérience, vécue par tout un chacun suggère que certains indices olfactifs auraient un pouvoir évocateur particulièrement puissant et permettraient d’accéder à des souvenirs anciens. Les travaux de psychologie expérimentale et de neurobiologie confirment-ils ce sentiment ? [22]

L’interprétation « postmoderne » d’un scientific writer

Proust was a neuroscientist est le titre d’un livre de 2007, écrit par un jeune journaliste américain Jonah Lehner. Le titre est celui d’un des chapitres du livre consacré également à Walt Whitman, George Eliot, Paul Cézanne, Igor Stravinsky, Virginia Woolf. Toutes ces études ont pour point commun l’idée énoncée dans l’introduction :

« Ce livre est sur des artistes qui ont anticipé les découvertes des neurosciences. Il est sur des écrivains et des peintres et des compositeurs qui ont découvert des vérités sur l’esprit humain – des vérités réelles, tangibles-, que la science est seulement en train de redécouvrir. Leurs imaginations ont prédit les faits du futur . [23]  »

Le journaliste veut prouver que la conception de Proust sur les processus de la mémoire étaient justes et anticipaient les découvertes scientifiques contemporaines : « Il a vraiment eu de nombreuses intuitions sur la structure du cerveau. […] Les neurosciences savent maintenant que Proust avait raison . [24] » Le livre risque d’agacer un public français lettré par les approximations ou les erreurs liées à la connaissance de l’œuvre et de la littérature en général, par exemple lorsque l’auteur écrit : « les romans de Proust jouent de manière tentante avec la fictionnalité (sic) de la mémoire d’une manière très postmoderne », ce qu’il explique ainsi : « le narrateur, qui s’identifie lui-même comme Marcel Proust seulement une fois dans les trois mille pages, commence ses phrases par un « Je » [25] … L’idée que les artistes sont des neuroscientifiques qui s’ignorent est un topos de la littérature neuroesthétique. Elle est particulièrement développée par Semir Seki dans son brillant Inner Vision : An Exploration of Art and the Brain. Pour John Hyman, dans un article intitulé « Art and Neuroscience » [26] , l’idée que les artistes seraient des neurologues en étudiant le cerveau avec leurs propres techniques ne serait qu’une réécriture actualisée de la théorie du savant allemand Helmholtz qui écrivait dès 1871 que les artistes étaient des explorateurs du système visuel. Dans un premier temps, le journaliste se réfère aux articles écrits par les scientifiques déjà évoqués mais il en force le sens. Il retient ainsi de l’article de Rachel Herz une confirmation scientifique de l’hypothèse proustienne alors que la chercheuse présentait une conclusion contrastée. Le premier élément de la mémoire proustienne qu’il met en avant est celui de la mémoire olfactive lié à l’épisode de la madeleine. Le journaliste rappelle qu’en 1911, au moment où l’auteur écrivait cette scène, la physiologie ne possédait aucune théorie pour l’expliquer. Lehner, journaliste vulgarisateur, suppose que son public connaît mal Proust et l’épisode de la madeleine est largement décrit, incluant de longues citations. Il résume à sa manière l’expérience de Rachel Herz pour affirmer le rôle pionnier de Proust en mettant en avant les recherches neurophysiologiques plus que celles de psychologie cognitive :

 C’est parce que l’odorat et le goût sont les seuls sens qui sont connectés directement à l’hippocampe, le centre de la mémoire à long terme du cerveau. Leur marque est indélébile. Tous nos autres sens (vue, toucher et audition) sont d’abord traités par le thalamus, la source du langage et la porte d’entrée de la conscience. Il en résulte que ces sens sont beaucoup moins efficaces à évoquer notre passé. Proust a eu l’intuition de cette anatomie . [27]

Pour larges que soient ces analogies, elles reposent néanmoins sur un nouveau savoir scientifique considéré comme acquis. Mais dans un second temps, comme le jeune vulgarisateur veut montrer le rôle d’anticipation des théories proustiennes dans le domaine de la reconsolidation de la mémoire, il ne peut s’appuyer sur des écrits de scientifiques ayant fait une comparaison ou établi un parallèle avec Proust. Les neurosciences avaient établi une sorte de droit d’inventaire sur la théorie proustienne de la mémoire olfactive, mais dans le domaine de la recherche des processus de la mémoire à long-terme, jusqu’à présent, elles l’ignorent ou l’interprètent de manière erronée Il va donc construire des analogies et des rapprochements à partir d’études qui ne font aucune référence à Proust et dont certaines sont considérées comme hautement spéculatives. Si la validation des thèses proustiennes de la mémoire sensorielle passait par la psychologie expérimentale sur des êtres humains, l’expérimentation concernant les processus de remémoration impliquent des êtres non-humains, des rats et des escargots de mer. C’est à cette animalerie que Proust va être dorénavant confronté. Le journaliste crée donc de lui-même une analogie entre ce qu’il considère la théorie proustienne de la remémoration et des expériences scientifiques connues menées à l’Université de New York en 2000 par l’équipe de Joseph LeDoux et de Tim Otto à Rutgers, qui ont montré le rôle de l’amygdale pour la remémoration. Dans cette analogie entre l’expérimentation animale et la conception proustienne de la mémoire, l’expérience sur les rats viendrait confirmer l’idée proustienne que la mémoire ne dépend pas d’un stockage mais qu’elle est un processus sans fin de remémoration. « Proust avec préscience anticipa la découverte du processus de remémoration . [28] » Le paradoxe est que si la découverte des mécanismes de la mémoire à long-terme sur les rats est sans doute tout aussi valide que l’idée de la remémoration imaginative chez Proust, l’explication de l’une par l’autre peut soulever des problèmes logiques. Le journaliste passe alors de la confirmation par les rats à l’hypothèse du prion un domaine de recherche que lui-même présente comme « controversé », en changeant de laboratoire et d’animal. Il existe en effet une théorie issue du laboratoire du Prix Nobel Eric Kandel pour tenter d’expliquer comment la mémoire peut résister au temps. Kandel l’expose dans un livre de vulgarisation A la recherche de la mémoire. Une nouvelle théorie de l’esprit  [29] , dans lequel aucune allusion n’est faite à Proust.

Le journaliste ouvre une sorte de parenthèse, un récit d’aventure scientifique en fait directement inspiré du livre de Kandel. La preuve de Proust s’appelle l’aplysie, un mollusque étudié d’abord dans des laboratoires français. L’aplysie est un sujet fantastique car elle possède peu de neurones, vingt mille regroupés en neuf ganglions. Le récit met en scène un héros, un jeune indien Kausik Si découvrant que toutes les synapses du système nerveux de l’aplysie présentent une protéine, la CPEB (cytoplasmic polyadenylation element binding protein) dont les extrémités ont toutes les caractéristiques peu banales du prion. Cette théorie encore controversée du rôle du prion pour expliquer le fonctionnement de la mémoire a été publiée dans la revue Cell en 2003 [30] . Une étude suisse « The prion gene is associated with human long-term memory [31] » en 2005 est venue confirmer cette idée du rôle du prion dans la mémoire à long-terme. Sans doute usant d’une de ces pratiques analogiques proches de ce qui avait été dénoncé il fut un temps par Alan Sokal, la stratégie d’écriture du scientist writer américain est de créer un lien entre la conception proustienne de la mémoire comme une reconstruction à la fois réelle mais non nécessairement juste du passé et les développements sur la nouvelle théorie de la mémoire par le prion. Le journaliste conclut ainsi :

Dr Kausik Si, un ancien postdoc du laboratoire du Prix noble, Eric Kandel, croit qu’il a trouvé la “marque synaptique” de la mémoire [le grain assez puissant pour subsister dans les effets électriques extrêmes des neurones]. La molécule que le Dr Kandel et lui ont découverte pourrait très bien être la solution à la recherche de Proust de l’origine du passé . [32

En effet, la théorie du prion est présentée comme une confirmation de la thèse proustienne et son explication.

Les souvenirs, comme le soutenait Proust ne font pas que perdurer stoïquement. La CPEB appuie l’hypothèse de Proust. […] Le modèle de la CPEB demande aussi que nous transformions nos métaphores sur la mémoire. Nos ne pouvons plus imaginer la mémoire comme un miroir parfait de l’existence. Comme Proust le soutenait, le souvenir des choses passées n’est pas nécessairement le souvenir des choses telles qu’elles étaient. Les prions reflètent ce fait, puisqu’ils possèdent un élément de hasard bâti dans leur structure. […] C’est ce que Proust savait : le passé n’est jamais le passé. Aussi longtemps que nous vivons, nos mémoires restent superbement volatiles . [33]

En conclusion, la référence à Proust relève en partie d’une opération de communication dans le cadre d’une concurrence entre laboratoires, pour laquelle il est possible d’avancer une explication anthropologique. Comme l’indiquent les auteurs de l’article « Variabilité et universaux au sein de l’espace perçu des odeurs : approches interculturelles de l’hédonisme olfactif » dans Géographie des odeurs, le puritanisme anglo-saxon considère l’olfactif et le gustatif comme des « sens inférieurs » [34]. De manière plus générale la philosophie de la perception est fondée sur les sens nobles : la vision et l’audition. C’est pourquoi se référer à Proust, dans ce contexte, c’est donner des lettres de noblesse à des études sur des domaines traditionnellement réprouvés. Le fait de s’interroger sur la valeur scientifique de Proust présente un aspect culturellement dérangeant dans la culture française. Dans Inconvenient Fictions : Literature and the Limits of Theory [35], Bernard Harrison, souligne un paradoxe du fait littéraire : la littérature est supposée apporter des gains cognitifs mais le discours littéraire est situé en dehors des normes de vérité. Le comportement traditionnel face à l’œuvre se heure à l’idée de transformer le discours proustien en hypothèse scientifique à évaluer, à l’idée de soumettre le texte à des critères de validité, à des normes scientifiques. Les propositions proustiennes sur la mémoire constitueraient une conjecture scientifique qu’il convient de réfuter ou de confirmer par les méthodes scientifiques. La démarche semble pourtant compatible avec l’esprit même de l’entreprise proustienne. Comme le rappelle Jacques Bouveresse dans La connaissance de l’écrivain, Proust « décrit son entreprise littéraire comme une recherche de la Vérité » [36] . Il s’agit, commente le philosophe :

[…] de la vérité tout court et de la possibilité, pour la littérature, d’atteindre celle-ci et de parvenir à la connaissance par des moyens qui n’appartiennent qu’à elle. « Tout ce qui peut, dit-il, aider à découvrir des lois, à projeter de la lumière sur l’inconnu, à faire connaître plus profondément la vie, est également valable . [37

Situation paradoxale, les neuroscientifiques américains, en utilisant Proust à des fins communicationnelles autant que scientifiques, auraient sans le savoir parachevé l’œuvre proustienne. Il est probable que le feuilleton commencé avec l’article Jean-Yves Tadié de 1998 des relations entre les théories proustiennes de la mémoire et les neurosciences soit loin d’être terminé. Et peut-être immodestement, le nôtre aimerait-il à s’intituler : « Dix ans après » … Un nouvel acteur entre Proust et les neuroscientifiques s’est immiscé, le journaliste scientifique, le scientific writer dans ce que les anglo-saxons se plairaient à nommer un ménage à trois. Aussi bien sur la mémoire sensorielle que sur la remémoration que sur les propriétés de la mémoire à long-terme, quelles seront les prochaines stratégies d’écriture et de communication entre théories scientifiques et discours proustien ?

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (Hiver 2009)

Une première version de cet article a été présentée lors des Journées d’étude des 27 et 28 mars 2008, « Dynamiques de la mémoire : transmission des savoirs et des représentations » à l’Université de Franche-Comté, organisées par Mme Laurence Dahan-Gaida.

ps:

Hervé-Pierre LAMBERT (Centre de Recherches Littérature et poétique comparées. Paris X Nanterre.)

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (Hiver 2009)

notes:

[1] F. Clifford Rose, (éd) Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature, Londres, Imperial College Press, 2004

[2] Julien Bogousslavsky et François Boller (éd), Neurological Disorders in famous Artists, « Frontiers of Neurology and Neuroscience », vol.19, Bâle, Karger, 2005.

[3] Semir Zeki, Inner vision : An Exploration of Art and the Brain, Oxford, Oxford University Press, 1999.

[4] emir Zeki, « Neural concept Formation and Art : Dante, Michelangelo, Wagner », in F. Clifford Rose, (éd) op. cit., p. 13. [Traduit par nous

[5] Jean, Marcel Cambier, « Proust, Prophète de l’inconscient ou la dialectique des hémisphères dans la création », Bulletin Marcel-Proust, no47, 1997, pp. 172-174.

[6] Jean-Yves Tadié, « Nouvelles recherches sur la mémoire proustienne », Revue des Sciences morales et politiques, Paris, no4, 1998, p.71.

[7] Ibid., p. 80

[8] Ibid., p. 80-81.

[9] Seules deux sommités le mentionnent mais rapidement, Schacter, directeur du département de psychologie de Harvard, dans Searching for memory de 1994 et Rosenfield dans L’invention de la mémoire, traduit en français en 1994.

[10] Jean-Yves Tadié et Marc Tadié, Le sens de la mémoire, Paris, Gallimard, 1999, p. 203.

[11] Parmi l’abondante production de l’équipe américaine, l’on peut ainsi citer : Herz, R.S., & Cupchik, G.C. (1992). « An experimental characterization of odor-evoked memories in humans ». Chemical Senses, 17, 519-528.
- (1995). « The emotional distinctiveness of odor-evoked memories. Chemical Senses, 20, 517-528. Herz, R.S. (1996). « A comparison of olfactory, visual and tactile cues for emotional and non-emotional associated memories. Chemical Senses, 21, 614-615.
- (1997). « Emotion experienced during encoding enhances odor retrieval cue effectiveness. » American Journal of Psychology, 110, 489-505.
- (1997). « The effects of cue distinctiveness on odor-based context dependent memory ». Memory & Cognition, 25, 375-380.
- (1998). « Are odors the best cues to memory ? A cross-modal comparison of associative memory stimuli ». Annals of the New York Academy of Sciences, 855, 670-674.

[12] R.S. Herz, J.C. Eliassen, S.L. Beland, T. Souza. « Neuroimaging evidence for the emotional potency of odor-evoked memory. » Neuropsychologia, 42, 2003, p. 371-378.

[13] R.S. Herz, J.W. Schooler, « A naturalistic study of autobiographical memories evoked to olfactory versus visual cues : Testing the Proustian Hypothesis ». American Journal of Psychology, 115, 2002, p. 21-32.

[14] Depuis, Sacha Herz est devenue elle-même une scientific writer, une vulgarisatrice à succès de ses travaux. Voir : Rachel Herz, The Scent of Desire : Discovering Our Enigmatic Sense of Smell, New York, William Morrow/HarperCollins Publishers, 2007.

[15] R.S. Herz, J.W. Schooler, « A naturalistic study of autobiographical memories evoked to olfactory versus visual cues : Testing the Proustian Hypothesis », op. cit., p. 22. [Traduit par nous] « In Swann’s Way (Proust, 1928), the smell of a madeleine biscuit dipped in linden tea triggers intense joy and memory of the author’s childhood. This experience often called the Proust phenomenon, is the basis for the hypothesis that odor-evoked memories are more emotional than memories evoked by other stimuli. Currently, there is descriptive and laboratory based support for this proposition. »

[16] Ibid., p. 30.

[17] S. Chu, J.J. Downes, « Long live Proust : The odour-cued autobiographical memory bump ». Cognition, 75, 2000, B41-B50.

[18] Simon Chu and John J. Downes, « Odour-evoked Autobiographical Memories : Psychological Investigations of Proustian Phenomena », Chem. Senses, Oxford University Press, 25, 2000, p.111-116. http://chemse.oxfordjournals.org/cg… Voir aussi : Simon Chu and John J. Downes. « Proust Nose Best : Odors are better cues of autobiographical memory ». Memory & Cognition, 30, 2002, p.511-518.

[19] Simon Chu and John J. Downes, « Odour-evoked Autobiographical Memories : Psychological Investigations of Proustian Phenomena », op. cit., p. 111. « Interest in olfaction and memory in particular has been stimulated by folk wisdom concerning the power of odours to vividly remind one of particular past experiences. One often-quoted example is a literary anecdote from Proust (1922/1960) in which the author is vividly reminded of childhood experiences by the smell of a tea-soaked pastry : […] Proust’s experiences formed the basis of what has become known as the Proust phenomenon, the ability of odours spontaneously to cue autobiographical memories which are highly vivid, affectively toned and very old. However, such experiences are not merely limited to the realms of artistic licence—many individuals report similar experiences with odours, although few could describe their experiences as poetically and articulately as Proust. » [Traduit par nous]

[20] Ibid., p. 111. « Our own approach to the investigation of Proustian phenomena involves translating the essence of Proust’s anecdotal literary descriptions into testable scientific hypotheses using the language of contemporary cognitive psychology. » [Traduit par nous

[21] J. Stephan Jellinek, « Proust Remembered : Has Proust’s Account of Odor-cued Autobiographical : Memory Recall Really been Investigated ? », Chem. Senses, 29, 2004, p. 455–458

[22] Rémi Gervais, « Neurobiologie des odeurs », La Recherche, 144, juillet-août 2001, p. 63.

[23] Jonah Lehner, Proust was a neuroscientist, Boston, Houghton Mifflin Company, 2007. p. IX. « This book is about artists who anticipated the discoveries of neuroscience. It is about writers and painters and composers who discovered truths about the human mind –real, tangible truths- that science is only rediscovering. Their imaginations foretold the facts of the future. » [Traduit par nous

[24] Ibid., p. 80.

[25] Ibid., p. 88.

[26] John Hyman, « Art and Neuroscience », 2006,

[27] Jonah Lehrer, op. cit., p. 80.« This is because smell and taste are the only senses that connect directly to the hippocampus, the centre of the brain’s long-term memory. Their mark is indelible. All our other senses (sight, touch, and hearing) are first processed by the thalamus, the source of language and the front door to consciousness. As a result, these senses are much less efficient at summoning up our past. Proust intuited this anatomy. » [Traduit par nous

[28] Id., p. 85. [Traduit par nous]« Proust presciently anticipated the discovery of memory reconsolidation. »

[29] Eric Kandel, A la recherche de la mémoire : Une nouvelle théorie de l’esprit, trad. franç., Paris, Odile Jacob, 2007.

[30] Kausik Si, Eric Kandel, S. Lindquist, « A Neuronal Isoform of the Aplysia CPEB Has Prion-Like properties » Cell, 115, 2003, p. 879-891.

[31] A. Papassotiropoulos, M. A. Wollmer, A. Aguzzi, C. Hock, R. M. Nitsch, D. J.-F. De Quervain. « The prion gene is associated with human long-term memory », Human Molecular Genetics, Publié en ligne le 29/06/05.

[32] Jonah Lehrer, op. cit., p. 91. « Dr. Kausik Si, a former postdoc in the lab of Nobel Laureate, Eric Kandel, believes he has found the “synaptic mark” of memory, [the potent grain that persists in the far electrical reaches of neurons.] The molecule he and Dr. Kandel have discovered could very well be the solution to Proust’s search for the origin of the past. » [Traduit par nous

[33] Ibid., p. 94-95 ; « Memories, as Proust insisted, don’t just stoically endure : they also invariably change. CPEB supports Proust’s hypothesis. […] But the CPEB model also requires that we transform our metaphors for memory. No longer can we imagine memory as a perfect mirror of life. As Proust insisted, remembrance of things past is not necessarily the remembrance of things as they were. Prions reflect this fact, since they have an element of randomness built into their structure. [….]This is what Proust knew : the past is never past. As long as we are alive, our memories remain wonderfully volatile. » [Traduit par nous

[34] Robert Dulau et Jean-Robert Pitte, (dir), Géographie des odeurs, colloque, Pierrefonds, mai 1995, Paris, l’Harmattan, 1998.

[35] Bernard Harrison, Inconvenient Fictions : Literature and the Limits of Theory, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1991.

[36] Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain, Sur la littérature, la vérité et la vie, Marseille, Agone, Banc d’essais, 2008, p. 16.

[37] Ibid., p. 19.




Littérature, arts visuels et neuroesthétique

I . Neuroesthétique, neurophysiologie, neuropsychologie

Dans l’introduction à un article de synthèse sur les études récentes dans le domaine de la neuropsychologie de la production en arts visuels, Anjan Chatterjee, du Département de neurologie et du Centre de neuroscience cognitive de l’Hôpital de l’Université de Pennsylvanie, fait une nette distinction entre les deux domaines qu’il pratique, la neuroesthétique et la neurologie des arts tout en soulignant que la neurobiologie des arts, de la littérature et de la musique a longtemps été disséminée dans des articles de revue spécialisée [1], ce qui a nui à une vision globale de ses progrès :

Cet article n’a pas pour fin de décrire une théorie de l’art fondée sur le cerveau. J’ai montré ailleurs (Chatterjee, 2002, 2004) comment la neuroscience cognitive pourrait faire avancer une esthétique empirique. Ici, les buts sont modestes. J’espère regrouper une littérature, en grande partie dispersée dans des livres et dissimulée aux serveurs de recherche [2].

La recherche en neuropsychologie est maintenant mieux connue. Depuis un certain temps, à vrai dire, le mouvement du « Migraine-Art [3] », les livres d’Oliver Sacks et de Marion Roach [4] en avaient élargi l’audience comme le font actuellement les campagnes publiques sur la maladie d’Alzheimer qui intègrent des expositions d’artistes atteints par cette maladie. Toutefois, l’actualité de cette recherche a été marquée par la publication de deux livres qui contribuent à faire le point de la discipline. Il s’agit de Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature [5] , dirigé par F. Clifford Rose en 2004 et Neurological Disorders in famous Artists. J. Bogousslavsky et F. Boller (éd), Neurological Disorders in famous Artists, « Frontiers of Neurology and Neuroscience », vol.19, Bâle, Karger, 2005.]] , dirigé par Julien Bogousslavsky et François Boller en 2005. Encore faut-il s’entendre sur les termes : neuropsychologie, neurophysiologie, et neuroesthétique. Ce que Rose appelle neurologie des arts inclut la neurophysiologie et la neuropsychologie appliquées au domaine artistique : arts visuels, musique littérature. La neurophysiologie du cerveau a fait grâce aux nouvelles techniques d’imagerie médicale, particulièrement l’image à résonnance magnétique fonctionnelle, des découvertes essentielles au sujet de la localisation des différentes activités cognitives. Dans un article intitulé « The Cerebral Localisation of Musical Perception and Musical Memory », les auteurs écrivent ainsi : Grâce à l’arrivée de l’imagerie fonctionnelle il y a vingt-cinq ans et des progrès continus depuis, il est maintenant possible de dresser la carte directement de l’activité du cerveau durant des tâches de perception et d’activité chez des sujets normaux. Fondée sur ces découvertes, la dernière décennie a observé des bouleversements majeurs dans la compréhension du cerveau musical [6] .

Les nouvelles techniques d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle appliquée au cerveau ont permis des avancées essentielles pour la compréhension des processus sensori-moteurs. Dans Inner vision : an exploration of Art and the Brain [7] , Zemir Zeki, l’un des neurophysiologues les plus impliqués dans la recherche des processus neuronaux mis en œuvre dans la vision, étudiait les différentes ères du cerveau spécialisées chacune dans le traitement d’une des composantes de l’image, comme le mouvement, la forme, la couleur. Zemir Zeki, connaisseur incontesté de l’art moderne occidental, a créé la notion de neuroesthétique qui désignait à l’origine les études des relations entre les fonctions visuelles, la perception de l’art et l’exploration par les artistes du système visuel. Puis, la notion de neuroesthétique a été transformée en concept majeur des relations entre neuroscience et production artistique :

Les avances spectaculaires dans notre connaissance du cerveau visuel nous permet de commencer à essayer de formuler les lois neuronales de l’art et de l’esthétique, -bref-, d’étudier la neuro-esthétique [8].

. La notion de neuroesthétique est née à partir du domaine de la neurophysiologie et ce sont des neurophysiologues comme Zéki et le professeur Changeux en France qui vont avancer l’existence de bases neuronales à l’idée de beauté. Dans l’introduction d’un article emblématiquement intitulé, Neural Correlates of Beauty, Zéki écrivait :

Ce travail est un essai pour aborder la question kantienne de manière expérimentale en se renseignant s’il existe des conditions neuronales spécifiques impliquées dans le phénomène de beauté et si elles sont activées par une ou plusieurs structures du cerveau. [9]]

La neuroesthétique s’inscrit donc dans un des grands courants des neurosciences cherchant à découvrir des bases neuronales aux notions a priori abstraites ou relevant traditionnellement d’explications socio-psychologiques comme la justice. L’art étant une activité humaine dépend des lois du cerveau, au même titre que d’autres activités comme la morale, la religion, mais aussi les sciences. Dans L’homme neuronal Jean-Pierre Changeux soutient la thèse de l’identification des événements mentaux à des événements physiques, ce qui relève, écrivait-il du « matérialisme instruit » que Gaston Bachelard appelait de ses vœux. « Le projet même de l’ouvrage que concrétise son titre », soulignait-il, est de jeter une passerelle sur le fossé qui sépare les sciences de l’homme des sciences du système nerveux. [10] ». Ce programme récuse les autres approches qui refuseraient la réduction du psychologique au neurologique. Ainsi le livre rejette notamment l’approche du philosophe cognitiviste Fodor. Et dans une conférence faite à l’occasion de l’exposition L’âme au corps à laquelle il a participé, il rejette ce qu’il appelle les « parasciences », comme « Mesmerisme, spiritisme, psychanalyse [11] », qui relèvent de l’histoire des mentalités. Dans ses conférences « Le vrai, le beau, le bien : réflexions d’un neurobiologiste [12] » de 2003, il décrit ce qu’il nomme une approche neurocognitive fondée sur la biologie du système nerveux. La neuroesthétique est donc à l’origine une notion neurophysiologique, une extension de la neurophysiologie au domaine artistique, mais qui nettement récuse les autres approches. Or, le terme de neuroesthétique a semblé désigner rapidement l’ensemble des relations entre les neurosciences et le champ artistique, l’ensemble des approches cognitives de l’art, alors même que certaines disciplines comme la philosophie cognitive de l’art ou la psychologie cognitive de l’art sont restées critiques envers les présupposés jugés trop exclusifs de la neuroesthétique. Il existe donc deux sens à l’expression, un sens général, flou qui englobe toutes les approches cognitives, ce à leur corps défendant et un sens originel précis mais qui reste encore à un état programmatique et problématique, celui de l’énoncé des lois neuronales de l’art. Quand Anjan Chatterjee fait allusion à la neuroesthétique dans l’article cité en introduction, les titres emblématiques de ses travaux reflètent la dimension encore prospective du domaine, ainsi celui de 2002, « Universal and relative aesthetics : A framework from cognitive neuroscience », et le second en 2004 : « Prospects of a cognitive neuroscience of visual aesthetics [13] ».

C’est Vilayanur Ramachadran [14] qui a présenté l’essai le plus élaboré de neuroesthétique en dressant une liste d’universaux de l’art, sous la forme d’une table de dix lois. Un séminaire tenu à Paris à l’Institut Jean Nicod, en 2005, les « Rencontres Art et Cognition : Art et Neuroscience [15] », étudiant ses questions, a critiqué les théories de l’art avancées par Zeki et Ramachandran. Dans un article critique « Art and Neuroscience », John Hyman reprochait en plus à Ramachandran d’avoir une connaissance trop limitée de l’art, qui en effet, réduisait le champ artistique à la représentation sculpturale des déesses hindoues. John Hyman rappelle que l’idée de Zeki selon laquelle les artistes seraient eux-mêmes des neurologues, étudiant le cerveau avec des techniques qui leur sont proches, est une reprise modernisée de la théorie de Helmholtz en 1871 pour lequel déjà les artistes étaient des explorateurs du système visuel. Dans la réécriture neuronale de cette l’idée, Zeki illustrait en effet chaque ère spécialisée du cortex par un peintre. Ainsi le fauvisme a exploré l’ère nommé V4, spécialisée dans le traitement des couleurs, alors que l’art cinétique correspond à la spécialisation de V5, la partie qui traite du mouvement. Dans sa conférence sur le Beau, Jean-Pierre Changeux reprend l’idée de Zéki, donnant l’exemple de Matisse comme artiste neurophysiologue.

Les approches cognitivistes de l’art ont connu de leur côté un développement considérable. L’on peut citer les travaux de Pierre Livet sur les émotions esthétiques, ceux de Louis Bec à Aix, les travaux de Mario Barillo qui a dirigé l’ouvrage Approches cognitives de la Création Artistique et organise une manifestation de référence à Toulouse, Art/ sciences de la cognition au Musée d’Art Moderne et contemporain des Abattoirs, qui en est à sa troisième édition. Dans Art/cognition, Louis Bec écrivait :

Les pratiques artistiques ne peuvent espérer se soustraire aux différentes formes d’attraction des sciences de la cognition, surtout si l’on considère l’art comme moyen de connaissance, dans la construction des représentations ou de l’interprétation du donné. Surtout si on le considère comme capable d’informer la matière et tout type de supports, si l’on considère l’entreprise artistique comme la construction d’un projet s’édifiant autour du comment et du pourquoi de la conception, du comment et du pourquoi des représentations symboliques à travers lesquelles s’édifient toutes formes d’artefacts. [16]

Dans l’ouvrage dirigé par Mario Barillo, un groupe de philosophes cognitivistes, Bullot, Casati, Dokic et Ludwig défendaient l’approche cognitiviste de l’art fondée sur la relation entre l’individu et ses capacités cognitives qu’ils nomment la « théorie individualiste » en l’opposant à la « théorie structurelle » reposant sur une compréhension culturelle et sociale de l’art dont ils ne nient pas l’intérêt mais qui est incapable de rendre compte de la spécificité cognitive de la perception artistique.

II. La neuropsychologie des arts visuels et de la littérature

La neuropsychologie de l’art regroupe des activités différentes : étude de la représentation picturale des symptômes dans l’histoire de la peinture, diagnostic de maladies neurologiques chez les artistes, étude de la relation entre le handicap cognitif et la production artistique. Cette neurobiologie de l’art est devenue aussi l’affaire des artistes, non seulement par la collaboration clinique avec des neurologues mais dans la mesure où les phénomènes neuropsychologiques sont devenus des sources d’inspiration artistiques pour les créateurs eux-mêmes, comme le montrent les cas de la migraine, de l’épilepsie, voire des attaques cérébrales, alors que généralement les phénomènes neurologiques étaient considérés comme des obstacles à la création. Depuis les dernières années, la neurobiologie semble se pencher de manière systématique sur les désordres neurologiques des créateurs, sur l’étude des relations entre les désordres neurologiques et la production esthétique. Comme le souligne J. Bogousslavsky, « étudier comment un désordre neurologique peut altérer la productivité d’artistes reconnus et d’autres personnes créatives est un domaine largement inexploré. [17] » La fonction majeure actuelle de la neurobiologie des arts est d’étudier les conséquences des désordres neurologiques sur la production des créateurs, artistes visuels, musiciens, écrivains mais en comparant également la manière dont se déclenchent les handicaps cognitifs indus chez les artistes et les personnes non entraînées professionnellement. Comme l’écrit Anjan Chatterjee, « l’art vaut d’être considéré comme une preuve neuropsychologique [A. Chatterjee, « The neuropsychology of visual artistic production », op. cit., p. 1568. [Traduit par nous.] « […] art is worth considering as a neuropsychological probe. »]] » Par ailleurs, si le développement contemporain de la neurobiologie des arts s’inscrit dans le développement actuel des sciences du cerveau, ses domaines d’action intègrent tout d’abord un aspect traditionnel car la neurobiologie des arts est né en même temps que la neurobiologie comme en témoigne l’activité multiple de Jean Charcot. Dés son origine en France, la neurobiologie crée des relations avec le domaine de l’esthétique. Charcot en particulier dans les Leçons du Mardi devant un auditoire en partie mondain aime à illustrer ses diagnostics d’exemple pris dans le domaine de l’art et de la littérature.

III. Le diagnostic

1.Le symptôme neurologique dans l’art pictural

Les recherches de la représentation de symptômes neurologiques dans l’histoire de l’art et la littérature ont partie liées à la naissance de la neurologie. L’on considère que la trace la plus ancienne d’une maladie neurologique, en l’occurrence la poliomyélite, est figurée sur une stèle funéraire d’un prêtre égyptien nommé Ruma, datant de la XIXe dynastie, qui se trouve au Musée Carlsberg de Copenhague. La représentation de l’épilepsie dans l’art pictural a donné lieu à de nombreuses études que Bernt A. Engelsen résume dans son article « Epilepsy in Pictorial Art [18] ». Récemment Carlos Hugo Espinel s’est fait le spécialiste de la recherche des symptômes de troubles neurologiques dans la peinture, ses articles souvent publiés dans Lancet ont ainsi pour objet l’étude d’un autoportrait de Rembrandt de 1659 pour lequel il examine particulièrement le « langage » de la peau [19]. Parmi ses nombreuses études à partir de peintures, l’une des plus notables est consacrée à une fresque de Masaccio de la Chapelle Brancacci à l’église Santa Maria del Carmine de Florence, nommée Saint Pierre baptisant et guérissant un estropié.. Il suggère un diagnostic de poliomyélite dans la peinture de l’attitude du malade et conclut : Au commencement du premier millénaire Galien, et du 15e au 17e siècles Léonard de Vinci, Vésale et Willis firent avancer l’étude de la neuroanatomie. C’est seulement au 19e siècle que Brown-Séquard, Duchenne, et Charcot commencèrent à faire une corrélation entre l’anatomie et la physiologie chez le patient atteint par une pathologie neurologique. Quand, en 1426, Masaccio représenta une personne non seulement avec une infirmité neuromusculaire mais avec des adaptations fonctionnelles, il avait déjà anticipé la discipline de la physiopathologie [20]. . La représentation picturale de l’épilepsie, -ses manifestations convulsives comme les rituels de cure-, ont fait partie des premières recherches de la neurologie dans l’histoire de l’art. L’intérêt de la neurologie de l’art pour l’épilepsie est exemplaire des différents angles de recherche de la neurologie dans le domaine esthétique : recherche des représentations plastiques dans l’histoire de l’art, recherche de diagnostics d’épilepsie chez les artistes, recherche des éléments liés à l’épilepsie comme source d’inspiration. Et dans la dernière décennie, des artistes épileptiques ont fait de ce désordre neurologique connu depuis les Babyloniens la source de leur travail. Bert A. Engelsen rappelle que Lucas Cranach réalisa en 1509 une gravure sur bois de Saint-Valentin, saint des convulsifs, avec une représentation d’épileptique. Un dessin en 1564, de Brueghel l’Ancien, perdu depuis, sur la procession de convulsifs à l’église de Saint-Jean à Moolenbeck a servi de modèle pour des gravures de Hendrick Hondius en 1642 qui représentent des scènes de convulsions [21]. Le motif du Christ exorcisant l’esprit d’un jeune possédé se rencontre dans l’iconographie médiévale pour se perpétuer jusqu’au XVIIIe siècle. L’ultime peinture de Raphaël, Transfiguration (1520) représente un garçon épileptique mais il existe une controverse sur la signification de cette présence, qui serait, soit un rappel de la fonction de thérapeute du Christ, soit une image de la transfiguration elle-même du Christ [22]. Rubens qui a peint une version de ce même tableau a représenté par trois fois des scènes d’épilepsie dans son œuvre dont Le miracle de Saint Ignace de Loyola (1619). Les épisodes d’hallucinations visuelles et d’états altérés de conscience dans l’autobiographie de Loyola ont été également interprétés comme des crises épileptiques par W.G. Lennox et M.A. Lennox dans un ouvrage de référence : Epilepsy and Related disorders (1960).

2. Diagnostic sur la maladie de l’artiste

La relation entre l’écrivain Alphonse Daudet et le neurologue Charcot est emblématique du lien de connivence entre neurobiologie et littérature. Daudet assiste aux Leçons du Mardi de Charcot et Charcot assiste aux Jeudis de Daudet où il est en compagnie de Zola et des Goncourt. Le fils d’Alphonse Daudet, Léon, devenu un célèbre polémiste d’extrême-droite, avait commencé des études de neurologie. Quand la maladie de Daudet, un tabès syphilitique, devint plus oppressante, Charcot resta un ami attentif mais impuissant à le soigner [23]. Léon Daudet remarquait en 1940 que le neurologue n’avait jamais guéri personne mais qu’il était brillant dans la description de tous les symptômes. La relation entre Daudet et Charcot se reflète aussi dans l’une des œuvres de l’écrivain, intitulée A la Salpêtrière. La neurosyphillis a été également objet littéraire, La doulou de Daudet en constituant le modèle par excellence. L’histoire des relations entre la neurologie et la littérature à partir de Charcot inclut Alajouanine, qui fut le médecin et ami de Valéry Larbaud et qui écrivit un des articles du canon de la neurobiologie des arts en 1948, « Aphasie et réalisation artistique ».

Conan Doyle, à l’origine médecin est dit avoir pris comme modèle du détective Sherlock Holmes le docteur Joseph Bell, praticien connu pour ses diagnostics immédiats. Conan Doyle qui souffrait lui-même de névralgie avait fait sa thèse de doctorat sur le tabès, maladie neurologique due à la syphilis. De nombreux articles à partir des années Quatre-vingt ont examiné le thème neurologique dans son œuvre. Un tableau thématique a été fait de la présence de maladies neurologiques dans les cinquante-six nouvelles et quatre romans sur Sherlock Holmes, qui incluent l’encéphalopathie, l’épilepsie, l’attaque cérébrale, les conséquences de l’alcoolisme et des toxines, ce qui s’appelait à l’époque, la catalepsie, etc.

L’intervention actuelle de la neurobiologie au sujet des maladies d’écrivains prend la forme d’un affinement, d’une révision ou d’une révocation des diagnostics faits précédemment, qu’ils soient d’ordre neurologique ou jusqu’alors considérés comme relevant de l’interprétation psychodynamique, c’est-à-dire psychanalytique. L’étude des conséquences du traumatisme crânien de Guillaume Apollinaire offre un exemple de cette transformation d’un diagnostic qui auparavant relevait de l’interprétation psychodynamique. Le neurologue suisse Julien Bogousslavsky s’est livré à une enquête mêlant des aspects classiques, prise en compte des déclarations du patient et de ses familiers, constats médicaux faits à l’époque, et un aspect proche des méthodes scientifiques de la police. En effet, le neurologue a étudié la localisation de l’impact d’éclat d’obus sur le casque du poète, occasionné le 17 mars 1916, le casque ayant été religieusement conservé à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Puis le neurologue a reconstitué le point d’impact sur un crâne et un cerveau standard. Il en conclut à une blessure non guérie par la trépanation, qui serait une atteinte à la partie latérale temporale du lobe droit. Comme l’indiquent ses familiers, le comportement émotionnel et affectif d’Apollinaire a profondément été altéré après ce traumatisme. Alors qu’il écrivait presque quotidiennement une lettre à sa fiancée Madeleine Pagès, il témoigne après la blessure d’un brusque désintérêt envers elle. Sa mort, moins de trois ans après, lors de la grippe espagnole en 1918 empêche la tenue de conclusions définitives sur les changements de son comportement à long terme. Le fait qu’il se remette rapidement à écrire à la fois de la poésie et de la critique d’art, alors même que sa blessure devient un sujet d’inspiration dans Le poète assassiné et Calligrammes, montre que les fonctions cognitives du cerveau n’ont pas été atteintes. En revanche, les changements émotionnels décelables dans sa correspondance et les récits de ses amis dévoilent une perte du sens de l’humour, une grande irritabilité, une intolérance aux stimuli émotionnels, des affects d’angoisse et de tristesse hors d’une véritable dépression. Or, ce comportement nouveau correspond aux symptômes d’un disfonctionnement latéral temporal de l’hémisphère dominant, tels qu’ils viennent d’être récemment étudiés [24]. Bogousslavsky rapproche le cas d’Apollinaire de celui de Gershwin qui souffrit d’une modification affective brutale à la suite d’une lésion au même emplacement, mais non pas à cause d’un traumatisme mais d’un gliome malin.

Il est intéressant de souligner que dans le cas d’Apollinaire, la causalité organique cérébrale de la modification de son comportement émotionnel n’a pas été reconnue par les spécialistes qui paradoxalement préféraient souligner un choc psychologique lié à l’expérience de la guerre, malgré le traumatisme à la tête. Etant donné la nature du comportement purement émotionnel des manifestations cliniques associées à la lésion du temporal latéral droit, il est probable que l’absence de prise en compte et l’erreur d’attribution à des facteurs psychodynamiques sans dysfonction organique cérébrale soient dues en partie à la rareté du syndrome [25].

Le diagnostic neurologique venant infirmer un diagnostic relevant de l’interprétation psychodynamique est emblématique de la rivalité entre sciences cognitives et psychanalyse. L’on retrouve le refus d’un diagnostic psychodynamique, même s’il s’agit cette fois de la psychanalyse sartrienne dans le cas de l’épilepsie chez Flaubert. Toutefois la plupart des diagnostics qui viennent en infirmer d’autres, infirment des diagnostics neurologiques précédents, comme dans les cas bien connus des diagnostics controversés au sujet de Ravel et de Van Gogh. Si Van Gogh a longtemps passé pour le modèle de l’épileptique dans les arts visuels, il n’existe plus aujourd’hui de consensus sur sa pathologie, objet d’au moins une trentaine de diagnostics. Une liste établie en 1995 récapitulait les différents diagnostics neurologiques et neuropsychiatriques le concernant : épilepsie, schizophrénie, neurosyphillis, désordre bipolaire, addiction aux drogues, alcoolisme, delirium tremens, maladie de Ménière, empoisonnement au plomb. La saga des diagnostics sur Van Gogh reste une histoire sans fin. Lors de la même année 2005, le neurologue américain J. R. Hughes signalait l’absence d’évidence d’épilepsie dans le comportement du peintre [26], alors qu’une équipe italo-suisse concluait son diagnostic par un terrain maniaco-dépressif et un syndrome schizo affectif [27]… La recherche de traces dans le comportement de l’artiste et dans sa peinture conduisant à un diagnostic d’épilepsie est analogue à celle effectuée pour les écrivains. Deux cas s’opposent, ceux de Dostoïevski et de Flaubert. Pour Dostoïevski, le diagnostic d’épilepsie fait l’objet d’un consensus, alors que seuls le type d’épilepsie et l’importance de ce dérèglement sur son œuvre font l’objet de différences d’appréciation. La présence d’épileptiques et la place considérable donnée au thème de l’épilepsie dans son œuvre ont également contribué à faire de l’épilepsie chez Dostoïevski l’un des thèmes récurrents de la relation entre la neurologie et l’art. La crise d’épilepsie du Prince Myshkin comme la description de l’expérience d’aura chez Kirillov dans Les diables sont devenus des références classiques. La comparaison entre les différentes scènes d’épilepsie dans l’œuvre montre que la crise épileptique telle qu’elle est présentée par l’auteur est généralement provoquée par une émotion intense.

L’exemple le plus étonnant, cependant est le personnage épileptique de Smerdyakov dans Les Frères Karamazov qui simule des crises afin d’avoir un alibi pour le moment où il a tué son père et ensuite la simulation se transforme en fait réel et il développe une sévère, dangereuse épilepsie [28].

Le type d’épilepsie de Dostoïevski tel qu’il a été décrit par ses amis et sa femme a longtemps été considéré comme correspondant aux séquences classiques du « grand mal », la crise dite tonicoclonique : le moment de prémonition avec l’impression d’aura qui est interprétée comme une des sources de son mysticisme, la convulsion généralisée, la chute, le cri, la convulsion clonique de quelques minutes, un moment d‘inconscience puis un état de confusion. L’un des grands spécialistes de Dostoïevski, H. Kierulf qui fit sa thèse en français en 1971 sur L’épilepsie dans la vie et l’œuvre de Dostoïevski [29], a réalisé une étiologie de l’épilepsie de l’écrivain. Pour lui, l’écrivain a souffert à partir de la seconde moitié des années 1840 d’une épilepsie dont la cause serait d’ordre infectieux, une encéphalite syphilitique qui semble aujourd’hui classée comme une crise partielle complexe. En effet, le type d’épilepsie de Dostoïevski reste l’objet de controverses, les diagnostics oscillant entre une épilepsie du lobe frontal et du lobe temporal. Dans la décennie 1990, riche en avancée neurologique particulièrement sur l’épilepsie, des études internationales ont semblé confirmer, ainsi l’étude de Cirignotta, une épilepsie du lobe temporal avec des crises extatiques [30]. Dans l’un des derniers articles en date, Rossetti et Bogousslavsky proposent également le diagnostic d’une épilepsie partielle dont l’origine vient du lobe temporal.

Flaubert représente le cas d’un écrivain qui a caché sa maladie épileptique, restée un secret de famille. Seul son ami Maxime du Camp a révélé son existence. Flaubert a toujours évité le mot lui-même, parlant de maladie nerveuse. Contrairement à Dostoïevski et Daudet, il n’a jamais utilisé sa maladie comme un thème littéraire même s’il avait pensé écrire un récit à partir d’elle qui se serait appelé La spirale. Dans leur article, Pierre et Hughes Jallon observent que cette maladie cachée, absente de son œuvre a néanmoins eu des conséquences essentielles sur sa vocation d’écrivain, son sentiment d’exclusion et sa vie solitaire [31]. Il est probable que les crises d’épilepsie ont influence sa décision d’abandonner ses études de droit et de s’installer à Croisset. L’interprétation neurologique récuse les diagnostics autres que ceux de l’épilepsie et donc notamment celui d’une forme d’hystérie avancé par Jean-Paul Sartre dans L’idiot de la famille. L’article d’Henri et Yvette Gastaut, « La maladie de Flaubert » en 1982 effectue une mise au point définitive du diagnostic neurologique. La controverse ne saurait reposer sur l’observation de l’épilepsie mais uniquement sur son étiologie. La première attaque eut lieu en 1844, à l’âge de vingt-trois ans, les suivantes semblent être devenues moins fréquentes à partir de 1846. L’étiologie de l’épilepsie repose sur les interprétations avancées par Henri et Yvette Gastaut, soit une malformation artérielle qui pourrait expliquer également la cause de la mort de Flaubert, soit une atrophie cérébrale occipito-temporale [32].

Depuis la première étude sérieuse des pathologies d’Edgar Allan Poe, par Robertson en 1921 qui écartait la thèse épileptique [33], de nombreux diagnostics sont venus tenter d’expliquer son comportement et les raisons de sa mort. Les spéculations concernant cette dernière qui reste un mystère incluent aussi bien une encéphalite, que le delirium tremens, la pneumonie, rabies, un traumatisme crânien, un coma diabétique. En revanche, le diagnostic de l’épilepsie a resurgi. Selon le dernier en date des diagnostics, il semblerait que Poe ait souffert de crises complexes partielles, que les médecins ne pouvaient comprendre dans la mesure où elle a été décrite seulement par John Hughlings Jackson en 1889. La neurologie des arts s’est intéressée à la présence du thème de l’altération de conscience dans son œuvre, notamment pour y chercher une confirmation au diagnostic d’épilepsie. Le début de The Pit and the Pendulum semble offrir sous l’aspect des effets des tortures de l’Inquisition, la description d’une crise épileptique, de même dans Berenice et The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket, peuvent s’interpréter comme description de crise épileptiques certains passages d’états altérés de conscience.

IV. Les conséquences de la maladie neurologique sur la créativité

Les conséquences de la maladie neurologique sur la créativité sont différentes chez l’artiste plasticien et l’écrivain. Pour Chatterjee, l’on peut observer que si les déficits visuo-moteurs ne sont pas épargnés aux artistes, l’entraînement leur permet de pallier ces handicaps et de produire une œuvre qui ne représente pas une diminution de qualité et même au contraire peut initier de nouveaux styles, de nouvelles directions.

1.La maladie d’Alzheimer

Comme le montrent de nombreux cas d’artistes atteints soit de la maladie d’Alzheimer, -comme De Kooning, Utermohlen ou Carolus Horn-, ou d’attaque cérébrale, la capacité de peindre ou de dessiner se détériore beaucoup moins vite que chez les individus qui ne possèdent pas un entraînement professionnel. Cette possibilité de continuer une production artistique malgré un handicap neuropsychologique constitue l’un des intérêts majeurs pour l’étude scientifique qui permet de mieux comprendre le processus de détérioration de représentation du réel. La maladie d’Alzheimer outre les pertes de mémoire provoque des handicaps dans le domaine visuel, altérant l’attention visuelle, la détection du mouvement, la perception de la profondeur, la reconnaissance des couleurs. Au début des années Soixante-dix, de Kooning commence à souffrir de désordres cognitifs sous la forme d’amnésie. Au milieu de cette décennie, après une diminution de sa production, il cesse de peindre. Le diagnostic est particulièrement sévère : maladie d’Alzheimer qui s’ajoute à l’alcoolisme, la dépression, le syndrome de Korsakoff, l’artériosclérose. Le traitement néanmoins est un succès. En 1980, il avait achevé trois peintures, entre 1981 et 1986, sa production monte à deux cent cinquante pièces qui vont constituer les « late paintings » des années Quatre-vingt. [34]. Cette surprenante rémission d’une maladie incurable est due en partie aux soins matériels et psychologiques mais conduit à l’observation neurologique selon laquelle la créativité, la pratique artistique des formes et des couleurs peuvent avoir été des agents thérapeutiques. « Je peins pour vivre », déclarait alors de Kooning. Dans le cas de l’Alzheimer, certains plasticiens ont essayé de continuer une activité artistique et l’acte de dessiner réduit vers la fin à un simple gribouillage semblait être la seule activité qui les rattachait à leur identité oubliée. A quelque mois de sa mort, Carolus Horn faisait des gribouillages qui indiquaient la perte de la connaissance de la technique et aussi la perte de la connaissance du monde visuel, mais encore pouvait-il persévérer dans l’acte créatif [35]. Carolus Horn (1921-1992), célèbre graphiste allemand a commencé à souffrir des signes de la maladie d’Alzheimer, à partir des années Quatre-vingt. Non seulement il a continué de dessiner jusqu’aux derniers jours de son existence, mais il a souvent peint les mêmes objets, des paysages, des édifices, ce qui a permis plus facilement d’analyser l’évolution de sa technique. L’analyse des séries de peintures faites par Horn au cours de sa maladie montre une évolution qui correspond à la progression des handicaps signalés en neurologie. L’explication du dessin relève alors étroitement de la neurologie. Ainsi, l’habilité à représenter géométriquement des relations spatiales qui est chez l’enfant la dernière à se développer est la première à disparaître dans le cas de la maladie d’Alzheimer. Dans celle-ci, la régression des capacités cognitives de l’adulte peut être décrite comme un retour progressif aux compétences de l’enfant. L’une des évolutions caractéristiques de la peinture de Horn réside dans le changement des couleurs. L’utilisation croissante de couleurs sombres, au début de la maladie, reflète son humeur dépressive liée à la connaissance de son état. En revanche, avec la progression de la maladie, les couleurs dominantes sont de plus en plus brillantes, ce qui corroborerait l’idée que les patients souffrent d’une incapacité à discriminer les couleurs bleues et vertes mais gardent la possibilité de discriminer le jaune et le rouge. Les derniers dessins de Horn, à quelques mois de sa mort, sont des gribouillages : « Les derniers dessins semblent refléter la perte de connaissance non seulement de la manière de dessiner le monde visuel mais aussi celle du monde visuel lui-même. » [36]

Dans le cas de la maladie d’Alzheimer et de l’attaque cérébrale avec aphasie, la comparaison montre un grand déséquilibre entre possibilités créatrices de l’artiste visuel et de l’écrivain. Les artistes peuvent témoigner pendant un temps considérable de leurs capacités créatrices et l’étude de la périodisation de la détérioration de celle-ci est l’un des éléments nouveaux et majeurs de la neurobiologie avec maintenant une collaboration entre l’artiste-patient et le neurologue. En revanche, ces deux maladies semblent avoir des répercussions qui empêchent la continuation de la production chez l’écrivain. L’Alzheimer est devenu un sujet littéraire mais vu du dehors, ainsi la littérature de témoignage de Marion Roach ou le film Loin d’elle de Sarah Polley. Cioran n’a jamais écrit sur son Alzheimer. Le peintre William Utermohlen atteint de la maladie d’Alzheimer a volontairement collaboré avec des neurologues jusqu’à sa fin, continuant de faire des autoportraits au fil de la maladie. S’il est loisible d’imaginer un écrivain atteint de cette maladie, collaborant lui aussi dans des conditions semblables avec des neurologues, il est probable que les capacités cognitives demandées par l’écriture d’un récit cesseront bien avant celles demandées par l’acte de peindre. Le cas du peintre d’origine américaine, vivant en Grande-Bretagne, William Utermohlen est riche d’enseignements ; la production du peintre à qui un diagnostic de maladie d’Alzheimer est fait à l’âge de soixante et un ans à la suite de difficultés cognitives montre une évolution caractéristique. Le peintre avait donné son accord pour participer aux recherches sur la détérioration des compétences artistiques dans le contexte de la maladie d’Alzheimer. Une équipe de neurologues a étudié l’évolution des auto-portraits que le peintre a continué de pratiquer, entre soixante et soixante-cinq ans. Les changements dans le style des autoportraits témoignent de la détérioration de l’état cognitif. Le troisième portrait accentue les défauts du second : altération du sens des proportions, difficulté à représenter les éléments du visage, l’arrière–plan est devenu abstrait. Pour le portrait exécuté à soixante-cinq ans, le peintre a abandonné la peinture à l’huile pour le crayon, tout réalisme a disparu au profit d’une forme de primitivisme, les éléments fondamentaux du visage restant reconnaissables. En cinq ans, la détérioration de l’habileté est manifeste, mais, comparée aux compétences d’un artiste amateur atteint au même degré par la maladie, elle reste moins marquée, comme si l’habitude et le talent professionnel amortissaient les handicaps neurologiques ; l’artiste amateur avait au contraire abandonné la production d’œuvres originales pour tenter des copies d’œuvres antérieures. [37] Karolus Horn et Utermohlen sont devenues des figures médiatisées par les associations nationales de lutte contre la maladie d’Alzheimer.

2. L’attaque cérébrale

L’attaque cérébrale est un accident neurologique aux séquelles potentielles particulièrement invalidantes : aphasie, hémiplégie. Dans un article célèbre de 1948, le neurologue français Alajouanine a étudié l’influence de l’aphasie sur le processus créateur à partir de l’exemple de trois artistes, le musicien Ravel [38] , l’écrivain Valéry Larbaud, atteint en 1935 et qui survécut à une hémiplégie du côté droit et une aphasie durant vingt-deux ans, ainsi que chez un peintre dont le nom restait caché dans son article. Il s’agit du peintre Paul-Elie Gerner (1888-1948), ce que le neurologue F. Boller a découvert récemment. Ce dernier, en reprenant le cas de ce peintre victime d’une attaque cérébrale en 1940, à l’âge de cinquante-deux ans, et en comparant son œuvre avant et après cet événement, observait que si l’aphasie n’a pas eu d’influence importante sur la production picturale, toutefois le style avait connu un changement, devenu selon les critères du neurologue, « moins poétique », moins spontané, moins inventif. Gerner décrivait ainsi sa nouvelle condition :

Il y a deux hommes en moi, celui qui peint qui est normal pendant qu’il peint et l’autre qui est perdu dans la brume […] Quand je suis en train de peindre, je suis en dehors de ma vie ; ma manière de voir les choses est même plus aigüe qu’auparavant ; je retrouve tout ; je suis un être entier. Même ma main droite qui me semble étrange, je ne la remarque pas quand je peins. [39] Si le peintre Paul-Elie Gernez pouvait malgré une attaque cérébrale et une aphasie continuer à peindre et même faire de l’acte de peindre le moment privilégié de son existence handicapée, chez Valery Larbaud la même attaque cérébrale suivie d‘une aphasie que celle du peintre a conduit à l’arrêt de sa production. Durant les vint-deux années entre l’attaque et sa mort, son aphasie a évolué du mutisme à un langage réduit, manifestant un phénomène typique de l’aphasie, la répétition d’un seul terme, dans son cas : « Bonsoir, les choses d’ici-bas ». Les autres fonctions cognitives restaient intacts, la mémoire, la compréhension de langues que ce traducteur connaissait parfaitement. La conclusion d’Alajouanine à son étude comparative des effets de l’aphasie sur la production artistique d’un musicien, d’un peintre et d’un écrivain est importante : « Si l’aphasie a détruit le langage littéraire chez l’écrivain s’il a arrêté l’expression sonore chez le musicien, elle a laissé intactes les réalisations plastiques ou figurées. » [40] .

Les études neurologiques montrent que l’effet des lésions cérébrales est différent chez les artistes et les non-artistes. Chez les patients sans compétence artistique, la capacité au dessin est affectée, en cas d’aphasie consécutive à une attaque cérébrale. Chez les artistes, l’effet de l’attaque et de l’aphasie, moins marqué, varie suivant les individus. Le phénomène de négligence unilatérale spatiale a été étudiée pour des artistes, elle est plus commune et plus sévère en cas d’attaque de l’hémisphère droit et en conséquence se manifeste par une négligence de la partie gauche. Parmi les artistes qui ont souffert d’une attaque cérébrale de l’hémisphère droit menant à une telle négligence, l’on compte Lovis Corinth, Anton Räderscheidt, Loring Hughes, Reynolds Brown mais sans doute le cas le plus célèbre est celui de Federico Fellini. La négligence unilatérale gauche dans ses dessins qui ont suivi l’attaque cérébrale de l’hémisphère droit a été étudiée par les neurologues Cantagallo et Salla [41] en 1998. Fellini était conscient du défaut de représentation du côté gauche dans ses dessins. L’un d’entre eux met en scène avec humour cette déficience par rapport à ses dessins antérieurs ; un personnage qui le représente, demande : « Où est la gauche ? ». Au contraire une attaque cérébrale à l’hémisphère gauche chez le peintre bulgare Zlatio Boiyadjiev a provoqué chez lui un profond changement de thématique et de style : la lésion de l’hémisphère gauche aurait produit « une libération de ses possibilités créatrices [42] ». Brown juge que le passage à une thématique fantastique aux couleurs plus riches refléterait chez le Bulgare le sens plus lâche des liens sémantiques dans l’hémisphère droit [43] .

Les cas sont nombreux d’artistes, qui, après une attaque cérébrale suivie d’aphasie ont pu continuer leur œuvre, ainsi le peintre abstrait Afro Basaldella (1912-1979), qui, deux ans après, revint à une inspiration néo-cubiste. Les données montrent que les effets d’attaque cérébrale avec aphasie sur la production artistique sont variables. Certains patients sont affectés, d’autres deviennent plus expressifs ou changent le contenu de leur production. Par ailleurs, les images sont utilisées pour communiquer avec des patients amnésiques et une « Visual Action Therapy » apprend aux aphasiques à communiquer par le dessin. Les phénomènes dépressifs dans la vie de Caspar David Friedrich et leur influence sur son œuvre sont largement connus, mais l’attaque cérébrale l’est moins. Le 26 juillet 1835, le peintre âgé de soixante et un ans souffre d’une attaque cérébrale qui provoque une paralysie du côté droit. La récupération semble rapide, quelques semaines d’alitement, un séjour de cure. Le peintre ne souffrit d’aucune aphasie ou de déficits neuropsychologiques, le diagnostic actuellement avancé à titre d’hypothèse est une attaque subcorticale du côté gauche. Le regard du neurologue [44] décèle dans le dernier portrait de l’artiste fait par Caroline Bardua, Portrait C. D. Friedrich, 1840, quelques mois avant sa mort une paralysie du septième nerf crânien. La main partiellement paralysée, le peintre commence pendant sa cure des études au crayon. Les quatre-vingt œuvres exécutées durant les cinq ans qui séparent l’attaque cérébrale et sa mort sont de petit format, aquarelles, sépias, avec de fréquents motifs funèbres, qui serait le signe d’un phénomène classique, la dépression post-attaque. Et son ultime peinture à l’huile et de grand format, réalisée au début de cette nouvelle période « Meeresufer im Mondschein » est considérée comme son testament artistique.

Le récit d’une attaque cérébrale vécue par un écrivain qui la relaterait ensuite semble inédit, il faudra attendre la traduction du livre du célèbre dramaturge et auteur satirique polonais Slawomir Mrozek, victime d’une attaque en 2002. Pour entraîner sa mémoire et retrouver ses facultés d’expression, l’auteur a rédigé un récit de son attaque cérébrale et de ses conséquences, intitulé Baltazar. Une autobiographie. Cioran est décédé à la suite de la maladie d’Alzheimer. Enfermé dans une maison de santé en France, il avait perdu l’usage du français et ne s’exprimait plus qu’en roumain au personnel hospitalier et aux autres patients qui ne pouvaient le comprendre. La maladie n’a rien ajouté à l’œuvre, elle l’a arrêtée au contraire et transformé l’auteur en personnage d’Ionesco.

V. La représentation de son désordre cognitif par l’artiste lui-même

1. L’épilepsie

La représentation artistique de phénomènes épileptiques est ancienne et l’objet de nombreuses études neurologiques. Suivant les maladies neurologiques, la capacité de continuer une activité artistique diffère chez le plasticien et l’écrivain. L’épilepsie ne constitue pas un obstacle essentiel chez ni l’un ni l’autre. L’épilepsie est un thème littéraire fréquent, que l’écrivain soit lui-même épileptique, comme Dostoïevski ou Huber Aquin, Margiad Evans, Monika Maron, Richard Pollak, Rosita Steenbeek, Herbjorg Wassmo, Ernesto Dalgas, Andreas Burnier, Tryggve Andersen, Margaret Gibson ou que l’écrivain ait observé chez un proche ou par hasard une crise d’épilepsie, comme Kenzaburo Oe et Laura Doermer qui avaient un fils épileptique, Majgull Axelson et Janet Frame qui avaient un membre de la fratrie épileptique, Alfred Tennyson et Klaus Merz avec un père épileptique, Christoph Ramsmayer avec un camarade de classe et Muriel Spark, témoin par hasard dans la rue. Le livre autobiographique de Margiad Evans, A ray of darkness [45] de 1952 décrit de manière détaillée les événements de l’année qui ont précédé sa première grande crise épileptique.

En revanche la représentation de l’épilepsie vécue de l’intérieur par des plasticiens souffrant de ce désordre est récente. Il faut attendre les expériences de Jennifer Hall au début des années 1990 pour que l’épilepsie devienne source d’inspiration revendiquée par les artistes épileptiques [46] , objet d’une représentation visuelle et plastique, thème artistique de la part d’artistes souffrant de cette pathologie. Jennifer Hall, artiste épileptique et directrice d’un centre d’expérimentation artistique, le Do While Studio à Boston, a rassemblé une exposition de travaux de vingt-sept artistes peintres épileptiques sur ce thème. From The Storm est une collection d’œuvres encore visible sur le site du Studio [47] . L’exposition créée à Boston en 1992 fut présentée dans les congrès de neurologie américain, canadien et australien. Ces travaux suggèrent l’expérience de la crise, les hallucinations, et sont accompagnées de commentaires. Jennifer Hal écrit :

L’imagerie que j’utilise dans une série de performances appelées Out of The Body Theatre est tirée du monde dans lequel j’existe lors des crises et de la folie qui vient de ma tempête intérieure. […] Ma capacité à objectiver ces phénomènes est quasi non existante durant une crise, car je suis généralement absorbée par de simples activités de survie ; j’ai connu des crises à répétition qui durent plusieurs jours. […] Mes essais pour communiquer ces expériences se reflètent dans Out of The Body Theatre, dans lequel j’utilise des automates pour incarner les expériences extrêmes que je ne peux verbaliser. D’autres outils incluent des animations digitales, des projections, du théâtre d’ombre, des robots et des marionnettes qui répondent aux mouvements des danseurs humains. [48]

2. La migraine à aura

A l’opposé de l’épilepsie, la migraine est un phénomène neurologique à la fois plus familier et plus discret, mais ces deux désordres neurologiques sont devenus des sources d’inspiration pour les artistes qui les ont expérimentés. Autrefois appelée migraine ophtalmique ou migraine accompagnée, la migraine avec aura précède le plus souvent, la céphalée migraineuse [49] . Dix pour cent des migraines sont accompagnées d’une aura visuelle. Autrefois appelée migraine ophtalmique ou migraine accompagnée, la migraine avec aura précède le plus souvent, la céphalée migraineuse. L’aura est transitoire et disparaît sans laisser de séquelles, en moins de trente minutes habituellement. Elle se manifeste par l’apparition dans le champ visuel des deux yeux, d’un scotome scintillant aux limites polygonales comparé à des « fortifications à la Vauban », ces lignes brisées, brillantes, colorées et mobiles ressemblent aussi à des zigzags, des éclairs. Cette forme de migraine est devenue objet de représentation artistique avec le Migraine-art alors que des relectures neurologiques d’œuvres plus anciennes permettent d’interpréter textes et peintures à partir du scotome typique de la migraine à aura.

Une contribution de Podoll et Robinson a montré l’influence de la migraine ophtalmique dans l’œuvre d’Ignatius Brennan. Ce peintre irlandais contemporain qui souffrait de migraines depuis l’âge de onze ans commente ainsi son travail, décrivant sa perception de l’aura visuelle avec ses zigzags lumineux :

J’ai commencé avec des peintures de mes expériences de migraine, de manière inconsciente plutôt que de manière délibérée, quand j’étais à l’école d’art. Je faisais beaucoup de dessins de paysages à ce moment-là et je trouvais souvent que je dessinais des nuages non pas juste dans le ciel, mais n’importe où, ce qui était, je pense, relié aux vides visuels expérimentés durant la perte de la vision. J’utilisais aussi des formes dentelées en zigzag dans mes dessins, […] Nuages, zigzags et autres images sont partie de mon vocabulaire visuel personnel, mais sont issus certainement de mes expériences de migraine. J’en suis absolument sûr [50].

La galerie des peintres inspirés par la migraine inclurait Hildegard de Bingen, Giorgio de Chirico, Salvador Dali. Depuis Charles Singer, une partie des visions d’Hildegard de Bingen (1098-1179), est interprétée comme des signes d’aura visuelle provenant de migraines [51] , ce qu’Oliver Sack confirma plus tard dans son livre Migraine (1992). Les peintures de Hildegard de Bingen constitueraient le plus ancien témoignage de l’influence de la migraine sur l’inspiration artistique avec dans ses peintures, souvent, la proéminence de points ou de groupes de lumières étincelants et en mouvement. Chirico s’est converti en l’emblème du peintre migraineux du XXe siècle. Le neurologue anglais Fuller et l’historien d’art Gale citaient en 1988 comme exemple de travaux du peintre où se retrouvent l’aura visuelle due à la migraine, les lithographies « Calligrammes » de 1930, « Mythologie » de 1933 et la peinture à l’huile « Le retour au château » de 1969 [52] . Récemment, Ubaldo Nicola et Klaus Podoll ont montré comment les expériences de migraine à aura chez Chirico sont à la source à la fois de peintures mais aussi de textes incluant les Mémoires, Hebdomeros et les essais [53]. . Les visions crées par la migraine ophtalmique se sont transformées en une source d’inspiration artistiques popularisées par la création de manifestations artistiques dans les années Quatre-vingt, mécénées par l’industrie pharmaceutique et par le lancement d’un genre « The migraine art ». La première manifestation, à la fois exposition et compétition, fut organisée à la Clinique de la Migraine de Londres par l’Association britannique sur la migraine avec le soutien du laboratoire pharmaceutique, WB Pharmaceuticals Limited, créateur du Dixarit. Son succès décida du renouvellement de l’opération et de son extension à d’autres pays. En 1991 l’Exploratorium de San Francisco montrait une importante exposition sur « The Migraine Art », intitulée Mosaic Vision. Dans son travail sur la migraine de 1970, Oliver Sacks avait noté une similarité entre les effets visuels de la migraine à aura avec sa vision mosaïque et le style des peintures pointillistes et cubistes. Dans un livre de 1995 sur l’art décoratif, le designer hollandais Arthur O. Eger lançait l’hypothèse d’une source d’inspiration migraineuse chez Picasso. Mais c’est au Congrès mondial des céphalées à Londres en 2000 que l’hypothèse d’un diagnostic de migraine à aura sans maux de tête chez Picasso devint une nouvelle médiatisée comme une information à sensation. Cette thèse reste néanmoins hypothétique dans la mesure où les hallucinations visuelles produites par l’aura peuvent relever aussi d’autre étiologie et qu’il n’existe pas d’observations de contemporains ou d’écrits autobiographiques sur d’éventuelles migraines chez Picasso.

La neurobiologie de l’art regroupe ainsi des activités différentes : localisation cérébrale, étude de la représentation picturale des symptômes dans l’histoire de la peinture et de la littérature, diagnostic de maladies neurologiques chez les artistes, étude de la relation entre le handicap cognitif et la production artistique. Cette neurobiologie de l’art est aussi l’affaire des artistes, dans la mesure où les phénomènes neuropsychologiques sont devenus des sources d’inspiration artistique. Elle s’est enrichie d’une collaboration clinique entre neurologues et créateurs atteints de maladies neurologiques. Elle est devenue un élément incontournable de la connaissance de la littérature, des arts et de la musique.

ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.), Vol. II, 2008

notes:

[1] Parmi ces revues, Epilepsy, Neurology, Neuropsychologia, Cortex, Brain, European Neurology, Lancet, Nature, Journal of counsciousnes studies.

[2] A. Chatterjee, « The neuropsychology of visual artistic production », Neuropsychology 42 (2004) 1568-1583. [Traduit par nous] « This paper is not intended to describe a brain-based theory of art. Elsewhere, I have discussed (Chatterjee, 2002, 2002) how cognitive neuroscience might advance empirical aesthetics. Here, the goals are modest. I hope to bring together this literature, much of which is dispersed in books and is hidden from search-engines. »

[3] Voir site migraine-aura.org

[4] Marion Roach, La mémoire blessée trad. de l’américain par Gabrielle Rolin, Lyon : La Manufacture, 1986. Alzheimer : pour ma mère, trad. de Gabrielle Rolin ; préf. du Dr Paul Henri Chapuy ; avant-propos de Denise Lallich, Lyon : Éd. Horvath, 1996.

[5] F. Clifford Rose, (éd) Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature, Londres, Imperial College Press, 2004.

[6] H. Platel, F. Eustache and J.-. Baron, « The Cerebral Localisation of Musical Perception and Musical Memory » in Clifford Rose, (éd), Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature, op. cit., p. 176. « Thanks to the advent of functional neuroimaging about 25 years ago and continuous developments since, it is now possible to map directly brain activity during perceptual and performance tasks in normal subjects. Based on these findings, the last decade has witnessed major breakthroughs in the understanding of the musical brain » [Traduit par nous] Nous nous sommes limité aux relations de la neurologie essentiellement avec la littérature et les arts visuels, mais la neurologie des arts s’est tout autant appliquée au monde de la musique avec la localisation cérébrale de la perception musicale et de la mémoire musicale, l’analyse des déficits neurologiques en matière de la perception, l’amusie, la reconnaissance et production musicale, les diagnostics neurologiques sur certains musiciens : Ravel, Moussorgski, Haendel et l’attaque cérébrale, Haydn et l’encéphalopathie, et le maintien des aptitudes musicales chez deux musiciens pourtant affectés par des lésions cérébrales : Gershwin et Shebalin.

[7] Semir Zeki, Inner Vision : An Exploration of Art and the Brain, Oxford University Press, USA, 2 nde édition, 2000. Voir aussi : Semir Zeki et Balthus Balthus ou La quête de l’essentiel, Paris, Les Belles Lettres : Archimbaud, 1995. ; A vision of the brain, Oxford, Blackwell sciencific publ., 1994.

[8] Semir Zeki, « Neural concept Formation and Art : Dante, Michelangelo, Wagner », in F. Clifford Rose, (éd) op. cit., p. 13. [Traduit par nous] « Spectacular advances in our knowledge of the visual brain allow us to make a beginning in trying to formulate neural laws of art and aesthetics- in short, to study neuroaesthetics. »

[9] Hideaki Kawabata and Semir Zeki, Neural Correlates of Beauty, Journal of Neurophysiolology, vol 91, april 2004, p. 1699. « This work is an attempt to address the Kantian question experimentally by inquiring into whether there are specific neural conditions implied by the phenomenon of beauty and whether these are enabled by one or more brain structures. » Traduit par nous

[10] Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, Paris, Fayard, 1983, p. 364.

[11] Id, L’âme au corps : philosophie d’une exposition sur Arts et sciences, Paris, Institut de France, Académie des beaux-arts, 1994, p. 6.

[12] Id. « Le vrai, le beau, le bien : réflexions d’un neurobiologiste », phonogrammes, Paris, Bibliothèque Nationale de France, coll Conférences de la Bibliothèque Nationale de France, 2004.

[13] A. Chatterjee, – 2004. « Prospects for a cognitive neuroscience of visual aesthetics. Bulletin of Psychology and the Arts. ». 4, 55-60.
- 2002 « Universal and relative aesthetics : A framework from cognitive neuroscience ». Paper presented at the International Association of Empirical Aesthetics, Takarazuka, Japon.

[14] Vilayanur S. Ramachandran et Sandra Blakeslee, Le fantôme intérieur, préf. de Olivier Sacks, trad. de l’anglais (États-Unis) par Michèle Garène, Paris, Odile Jacob, 2002. Voir aussi : Vilayanur S. Ramachandran Le cerveau, cet artiste, trad. de l’anglais par Anne-Bénédicte Damon, Paris, Eyrolles, DL 2005.

[15] Voir :http://interdisciplines.org/artcogn… et notamment l’article non dénué d’ironie de John Hyman : « Art and Neuroscience ». Il s’agit du site présentant les participations à un séminaire internet sur les rapports entre l’art et la cognition, organisé par le Département d’Etudes Cognitives de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, en 2005.

[16] L. Bec, Art/Cognition, Cyprès/ Ecole d’Art, Aix en Provence, 1994, p. 21-22.

[17] J. Bogousslavsky, F. Boller, (éd), Neurological disorders in Famous Artists, op. cit., p. VIII. [Traduit par nous] « the study of how a neurological disorder can alter productivity in recognized artists and other creative people is a largely unexplored field. »

[18] Bernt A. Engelsen, « Epilepsy in Pictorial Art », in Neurology of the arts, op. cit., pp. 141-153.

[19] Carlos Hugo Espinel, « A medical evaluation of Rembrandt. His self-portrait ; ageing, disease, and the language of the skin », Lancet, 1997 ; 350 : 1835-37.

[20] Id., « Masaccio’s cripple : a neurological syndrome. Its art, medicine, and values », Lancet, 1995 : 346 : 1984-1986. [Traduit par nous] « At the onset of the first millennium Galen, and from the 15th to the 17th centuries Leonardo, Vesalius, and Willis, advanced the study of neuroanatomy. It is only in the 19th century that Brown-Sequard, Duchenne, and Charcot began to correlate the anatomy with physiology in the neurological patient. When, in 1426, Masaccio portrayed a person not only with neuromuscular impairment, but also with functional adaptations, he had already anticipated the discipline of pathophysiology. »

[21] Voir Bernt A. Engelsen, « Epilepsy in Pictorial Art », in F. C. Rose, (éd), Neurology of the Arts, op. cit, p.141.

[22] Pour un rappel de la controverse, voir Bernt A. Engelsen, ibid.

[23] Michel. Bonduelle, « Charcot et les Daudet », Presse Méd., 1992 : 22 : 1641-1648. Michel Bonduelle, médecin et historien de Charcot, raconte comment le fils de l’écrivain est devenu le mémorialiste de Charcot qui lui barra néanmoins l’accès à la carrière tant que Léon Daudet fut marié avec l’une des descendantes de Victor Hugo que Charcot épousa immédiatement après le divorce de celle-ci d’avec Léon…

[24] Voir : – Annoni, JM. Nicola, A. Ghika, J Aybek, S. Gramigma, S. Clarke, S. Bogousslavsky, J. « Troubles du comportement et de la personnalité d’origine neurologique ». Encyclopédie Méd.-chir.,Neurol. 2001- Bogoulavssky, J , Cummings JL, Behaviour and Mood Disorders in Focal Brain Lesions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

[25] Bogoulavssky, J , « Guillaume Apollinaire, the Lover assassinated » in Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit., p. 7-8. [Traduit par nous] « It is interesting to emphasize that in the case of Apollinaire as well, the organic brain causality of his modified emotional behaviour was not recognized by scholars, who paradoxically preferred to underscore a psychological shock associated with war experience, despite the head trauma […] Given the purely emotional – behavioural nature of the clinical manifestations associated with right lateral temporal damage, it is likely that part of the rarity of this syndrome is due to its lack of recognition and miss-attribution to psychodynamic factors without organic cerebral dysfunction. »

[26] Voir J. R. Hughes, « A reappraisal of the possible seizures of Vincent van Gogh », Epilepsy and behaviour, 6 (2005) 504-510.

[27] Voir A. Carota, G. Iaria, A. Berney, J. Bogousslavsky, « Understanding Van Gogh’s Night : Bipolar Disorder », in J. Bogousslavsky, F. Boller, Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit, .pp. 121-131.

[28] Peter Wolf, « Epilepsy in Literature : Writers’ Experiences and Their Reflection in Literary Works », in Neurology of the Arts, op. cit., p. 341. « The most astonishing example, however, is the epileptic character Smerdyakov in The Brothers Karamazov, who fakes seizures to get an alibi for the time when he killed his father, and then the malingering la simulation turns into truth, and he develops a severe, life-threatening status epilepticus. »

[29] Halfdan Kierulf, « The Aetiology of Dostoyevsky’s Epilepsy », ibid., p 353.

[30] F. Cirignotta, CV Todesco, E. Lugaresi, « Temporal lobe epilepsy with ecstatic seizures (so-called Dostoevsky epilepsy) », Epilepsia, 1980 ; 21:705-710.

[31] Voir, Pierre Jallon et Hughes Jallon, « Gustave Flaubert’s Hidden Sickness », in Neurological disorders in Famous Artists, op. cit, pp. 46-55.

[32] H. Gastaut Y. Gastaut et R. Broughton, « Gustave Flaubert’s illness : a case report in evidence against the erroneous notion of psychogenic epilepsy », Epilepsia, 1984 ; 25 : 622-637.

[33] Voir : Carl W. Bazil, « Edgar Allan Poe : Substance Abuse versus Epilepsy », Neurological disorders in Famous Artists, op. cit, pp. 57-64.

[34] Voir : – C. H. Espinel, « de Kooning’s late colours and forms : dementia, creativity, and the healing power of art », The Lancet, 1996, n° 347, pp. 1096-98. – Garrels, G. (1995) « Three toads in the garden. Line, color, and form. In Wilhem de Kooning. The late paintings, the 1980s. Minneapolis : San Francisco Museum of Modern Art and Walker Arts Center.

[35] K. Maurer, D. Prvulovic, « Carolus Horn – When the Images in the Brain Decay » : Evidence of Backward-Development of visual and cognitive Functions in Alzheimer’s Disease, in J. Bogousslavsky, F. Boller, Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit, p. 101-111.

[36] K. Maurer, D. Prvulovic, « Carolus Horn – When the Images in the Brain Decay » : Evidence of Backward-Development of visual and cognitive Functions in Alzheimer’s Disease », in J. Bogousslavsky, F. Boller, Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit, p. 108. Traduit par nous.

[37] S. J. Crutch, R. Isaacs, M. N. Rossor, « Some workmen can blame their tools : artistic change in an individual with Alzheimer’s disease », The Lancet, 357, 30 juin 2001, pp. 2129-2133. Les auteurs en concluaient par la remise en cause du diagnostic de maladie d’Alzheimer chez de Kooning !

[38] La maladie neurologique de Ravel a été l’objet de diagnostics différents. L’aphasie partielle du musicien n’est que l’un des symptômes d’une maladie neurologique qui n’a pas comporté d’attaques cérébrales. Dans « The Terminal Illness and Last Compositions of Maurice Ravel », in Neurological disorders in famous artists, op.cit., Erick Baeck reprend le diagnostic de maladie de Pick : cette démence frontotemporale est une forme de maladie cognitive irréversible progressive qui détruit des parties spécifiques du cerveau, les lobes temporaux et frontaux, à la différence de la maladie d’Alzheimer qui touche presque toutes les régions cervicales.

[39] Cité par A. Chatterjee, in « The neuropsychology of visual artistic production », op. cit., p. 1575. Traduit par nous.

[40] Ibid., p. 241. « If aphasia destroyed literary language in the writer if it stopped sound expression in the musician, it has left untouched plastic or figurated realizations. » Théophile Alajouanine a écrit aussi sur l’écrivain : Valery Larbaud sous divers visages, Paris, Gallimard, 1973.

[41] A. Cantagallo, S. D. Sala, (1998) « Preserved insight in an artist with extrapersonhalo spatial neglect sense », Cortex, 34, 163- 189.

[42] F. Boller, « Alajouanine’s Painter : Paul-Elie Gernez », in J. Bogousslavsky, J. Boller, (éd), Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit., p. 98.

[43] J. Brown, J. Mind, brain and consciousness. The neuropsychology of cognition. New York ; Academic Press. 1977.

[44] Voir B. Dahlenburg, C. Spitzer, « Major depression and stroke in Caspar David Friedrich », in J. Bogousslavsky, F. Boller, (éd), Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit..

[45] Margiad Evans, A ray of darkness, 1e éd 1952, London, John Calder, 1978.

[46] Voir HP Lambert, « Art et cerveau : vers la neuro-esthétique ? », in « Rencontre », Recherches en esthétique, Revue du C.E.R.E.A.P./Paris I, n°12, 2006.

[47]http://www.dowhile.org/physical/pro…

[48] Traduit par nous. Le texte de Jennifer Hall se trouve sur le site cité à la note 11.

[49] L’aura est transitoire et disparaît sans laisser de séquelles, en moins de trente minutes habituellement. Elle se manifeste par l’apparition dans le champ visuel des deux yeux, d’un scotome scintillant aux limites polygonales comparées à des « fortifications à la Vauban », ces lignes brisées, brillantes, colorées et mobiles ressemblent aussi à des zigzags, des éclairs.

[50] Cité par A. Chatterjee, in « The neuropsychology of visual artistic production », op. cit. p. 1576. Traduit par nous. Brennan qui a trouvé une ressemblance entre ses sculptures et les œuvres de Chirico a remporté le Prix de la quatrième compétition nationale sur l’art de la migraine en 1987. L’on peut trouver sur le site migraine-aura.org les renseignements sur les compétitions au sujet de l’art de la migraine

[51] C. Singer, “The visions of Hildegard of Bingen”, in From magic to science, New York, Dover, 1958.

[52] G. N. Fuller, M. V. Gale, « Migraine aura as artistic inspiration », British Medical Journal, 297 (6664) 1670-1672.

[53] U. Nicola, K. Podoll, L’aura di Giorgio de Chirico, Milan, Mimesis Edizioni, 2003

Répondre à cet article