11-Fatigue et repos des lettres. Travail, littérature, relecture

Jonathan Hope, Université du Québec à Montréal, et Pierre-Louis Patoine, Sorbonne Nouvelle

En engageant nos corps, les pratiques littéraires s’inscrivent dans un contexte économique et écologique particulier, aujourd’hui profondément marqué par le capitalisme néolibéral. Ce contexte promeut un usage éphémère du texte où la lecture, vécue comme production-consommation, s’accélère pour permettre une accumulation de connaissances et d’expériences. La littérature travaille; elle devient un travail. Mais elle s’affirme également, parfois, comme une activité non-rentable, synonyme de repos, voire de perte ou à tout le moins d’une certaine forme de stabilité. À cette relation travail / repos se superpose une autre, plus écosystémique : celle entre le jour, moment de l’effort et de l’accomplissement, et de la nuit, moment de paresse, de sommeil, de rêve.

Cet article prolonge la critique historique des rythmes imposés au vivant par la modernité industrielle, notamment capitaliste (mais pas que : la célébration du travail et de la productivité du stakhanovisme soviétique peut en témoigner). Cette critique s’énonce déjà au XIXe siècle avec Le Droit à la paresse de Paul Lafargue (1880) et prend les formes les plus diverses au siècle suivant : au cinéma avec Charlie Chaplin et son film Modern Times (1936), dans la gastronomie avec le mouvement slow food fondé par Carlo Petrini en 1986, ou dans le roman avec La lenteur de Milan Kundera (1995). Elle s’amplifie depuis la dernière décennie, à travers des publications telles qu’Alienation and acceleration de Hartmut Rosa (2010), La société de la fatigue de Byung-Chul Han (2010), Global burn-out signé par Pascal Chabot (2013), The slow professor cosigné par Maggie Berg et Barbara Seeber (2016), ou tout récemment Les hommes lents de Laurent Vidal (2020), et De si violentes fatigues de Romain Huët (2021). Nous nous proposons de reconsidérer notre rapport à la littérature à la lumière de cette critique. C’est en ce sens que nous envisagerons des rapports plus lents à la littérature, notamment la relecture, qui font du texte un espace habitable protecteur.

I. Régimes du travail et de l’épuisement infinis

Comme l’a étudié Roger Ekirch (2015), l’endormissement a une histoire : soumises à des forces sociales et économiques, les pratiques humaines de sommeil ont muté au fil du temps. Une des grandes transformations chez les dormeurs occidentaux, mise au jour par l’historien, est la transition d’un sommeil segmenté (biphasique) à un sommeil consolidé (monophasique). L’effet principal de cette transition serait la catégorisation de l’insomnie comme trouble ou maladie, alors qu’elle correspondrait plutôt à une manière de dormir ancestrale. Dans la mouvance de ces sleep studies, Jonathan Crary (2014) dénonce quant à lui une mutation brutale dans les vies humaines : celle de la perpétuité de la vie active, et la fin du repos, du sommeil et du rêve. Dans sa volonté de domestication biopolitique des corps et des populations, le régime du 24/7 ne saurait endurer la différence que représentent les rythmes circadiens, des rythmes géologiques et biologiques pourtant partagés par la quasi-totalité des choses sur Terre. Pour Crary, la corruption du sommeil et du corps par le travail atteint un point de non-retour avec les lumières du 18e siècle – celles littérales des lampes à gaz comme celles métaphoriques du libéralisme philosophique – qui permettent, intiment de travailler sans fin. Nous voici donc propulsés dans une nouvelle ère, une nouvelle version de l’éternité, réglée sur l’économie de marché.

L’informatisation et le développement des réseaux de radio, de télé, et l’étendue toujours grandissante du world wide web ont exacerbé le devenir infini du travail. L’employé peut, doit dorénavant travailler à toute heure du jour et de la nuit, alors que de plus en plus d’activités ont été ajustées pour transcender les fuseaux horaires d’une planète qui ne dort jamais complètement. Le roman d’anticipation de Cory Doctorow, Eastern Standard Tribe (2004), pousse cette logique jusqu’à imaginer un monde socioéconomique progressivement restructuré par des tribus d’individus qui échappent aux contingences de la géographie en ajustant leur rythme circadien à celui d’un fuseau horaire auquel ils s’identifient. Cette « libération » des rythmes circadiens permet aux systèmes gestionnaires d’envisager le travail permanent, dont le corolaire est la consommation permanente. Celle-ci n’est-elle pas d’ailleurs devenue l’utilité principale d’Internet, une forme technique qui favorise la transformation de la consommation en travail ? Contrairement aux commerces du quartier, Amazon, Cairn.info et Netflix sont ouverts à perpétuité. Nous avons intériorisé, au nom du progrès et de l’innovation technique, les contraintes, les impératifs et les rythmes du capitalisme contemporain, une nouvelle économie du travail qui renforce le caractère destructeur d’une compétition dérégulée, libérée des contraintes physiques et biologiques du cycle diurne-nocturne.

Une telle posture s’accorde bien avec la thèse connue de Max Weber selon laquelle, dans l’Europe luthérienne et calviniste des 16e et 17e siècles, « la valorisation religieuse du travail du métier temporel, exercé sans relâche et de façon permanente et systématique, est tenue pour le moyen suprême de l’ascèse » et constitue une condition de l’expansion de « l’esprit du capitalisme » (2008, 286). La valorisation de l’activité constante, du travail systématique et sans repos, participe ainsi à l’émergence du capitalisme industriel au 18e siècle. Si le contexte religieux local nourrit son développement, celui-ci est également tributaire du commerce triangulaire qui s’érige alors en système global venant encadrer une course à la productivité entre les nations d’Europe occidentale. Le rythme soutenu et toujours plus frénétique de cette course sera importé sur les autres continents et imposé à leurs populations dites « paresseuses »; elle marquera notamment l’industrie sucrière coloniale qui, dès le 17e siècle, développe des techniques de division et d’organisation du travail qui serviront de modèle aux manufactures européennes (Mintz 1986, 47). On pourrait ainsi mettre en continuité, en prenant soin de ne pas les confondre, les rythmes machiniques imposés aux esclaves dans les plantations de canne à sucre des Caraïbes, à ceux qui ont été imposés aux ouvriers des usines au 19e siècle – et qui demeurent aujourd’hui la source de nombreux conflits de travail. D’ailleurs ce n’est pas un moindre paradoxe que dans le capitalisme actionnarial postindustriel, les personnes-cadres s’imposent à elles-mêmes ces rythmes de travail jusqu’à l’épuisement (Chabot 2013, 13). Dans son analyse des sociétés gestionnaires, Vincent De Gaulejac note à ce sujet que « [l]e gestionnaire ne supporte pas les vacances. Il faut que le temps soit utile, productif, donc occupé. Le désœuvrement lui est insupportable » (2009, 83). Si l’« occupation » est déjà promue comme une vertu dans la culture monastique médiévale (Piron 2018, 15-16), et qu’un manuel du 16e siècle destiné au « gentilhomme campagnard » lui recommande de s’assurer que ses « gens ne demeurent oisifs et ne perdent pas une minute de temps sans l’appliquer à quelque besogne » (cité dans Vigarello 2020, 83), c’est bien l’ordre temporel productiviste qui se généralise avec l’organisation moderne du travail qui bouleverse le mode de vie de plus larges pans de la population. Ce nouvel ordre temporel va jusqu’à modifier notre manière de dormir et de vivre la nuit : dans un grand mouvement d’encadrement et de régulation du sommeil, les humains occidentaux aujourd’hui dormiraient en moyenne trois heures et demie de moins par nuit qu’il y a un siècle1. Ceci peut expliquer non seulement pourquoi nous sommes si fatigués (!), mais également le foisonnement de politiques de santé au travail qui insistent sur la qualité de vie. Un employé en santé, qui dort bien, est un employé lucratif : le bien-dormir est alors mis au service de la productivité et strictement adapté à la réalité du travail.

II. Les lettres dans le tourbillon du travail perpétuel

Les pratiques littéraires ne sont pas à l’abri de cette idéologie du travail et de l’épuisement. Un exemple bien connu : Gustave Flaubert associant son art à un dur labeur. Ses correspondances sont criblées de références à l’acharnement avec lequel il abat le travail, y compris ce conseil (souvent cité) à Louise Colet, formulé quelques années avant la rédaction de Madame Bovary : « on n’arrive au style qu’avec un labeur atroce, avec une opiniâtreté fanatique et dévouée » (Barthes 1968, 49). Ailleurs, Flaubert se plaint des journées peu productives, ou de ces centaines de pages de notes préparatoires.

Contemporain de Flaubert, l’américain Henry David Thoreau valorise également un rapport à l’art et à la culture placé sous le signe de l’effort conscient et de l’activité rentable. Personnage ambigu, Thoreau est à la fois une figure emblématique du self-made man (cet homme productif, libéral et démocratique qui réussit sa vie grâce à ses propres efforts et qui contribue à la formation de l’Amérique), et un oisif, ascétique, et environnementaliste assumé. Pourtant, dans Walden, Thoreau inféode régulièrement l’activité artistique au travail acharné. Il écrit en ce sens : « la réforme morale est un effort pour rejeter le sommeil […] Nous devons apprendre à nous ré-éveiller et à nous garder éveillés, non par des aides mécaniques, mais par l’attente infinie de l’aube, qui ne nous abandonne pas dans notre sommeil le plus profond » (2000, 85). Plus loin, Thoreau déclare que l’homme de lettres n’échappe pas à cette logique de travail, décrivant la bonne lecture comme « un exercice noble, une épreuve plus difficile que n’importe quelle activité dont nous avons coutume. Cela réclame un entrainement d’athlète, l’application d’une vie entière à cette tâche » (95-96). Et il ajoute : « Cela seul est lecture, dans un sens élevé, non ce qui nous berce comme un luxe et endort les facultés plus nobles, mais bien ce qui nous demande de nous tenir sur la pointe de pieds, en y consacrant les heures où nous sommes les plus alertes et éveillés » (99). Thoreau propose donc une axiologie des états de conscience, valorisant la lecture comme un travail diurne qui consiste à extraire une plus-value cognitive de l’œuvre d’art, et non comme un loisir nocturne, temps de repos et d’endormissement. Cet éthos de la croissance commande à l’individu une constante amélioration afin qu’il ou elle puisse participer activement et journellement au développement de la société.

Le caractère productif de la littérature est un motif récurrent. Dans « L’ère du soupçon », Nathalie Sarraute fait l’éloge du lecteur travailleur, celui qui « n’a jamais vraiment rechigné devant l’effort » (2019, 64). Autant le lecteur d’œuvres classiques que celui des œuvres plus exigeantes de l’après-guerre refusent « de demander au roman ce que tout bon roman lui a le plus souvent refusé, d’être un délassement facile » (78). Ainsi, ils emboitent le pas au romancier qui doit « découvrir de la nouveauté » et éviter de commettre le « crime le plus grave : répéter les découvertes de ses prédécesseurs » (79). Cette position n’est pas sans rappeler celle défendue quelques années plus tard par Roland Barthes. Dans Le plaisir du texte, Barthes pense une littérature qui serait libérée du stéréotype et de l’idéologie grâce à son rapport privilégié à la nouveauté et à la jouissance.

Pour échapper à l’aliénation de la société présente, il n’y a plus que ce moyen : la fuite en avant […] toutes les institutions officielles de langage sont des machines ressassantes : l’école, le sport, la publicité, l’œuvre de masse, la chanson, l’information, redisent toujours la même structure, le même sens, souvent les mêmes mots : le stéréotype est un fait politique, la figure majeure de l’idéologie. En face, le Nouveau, c’est la jouissance. (2002b, 243-244)

La « vraie » littérature servirait ainsi à créer de la nouveauté qui nous affranchit de la répétition. Pour jouir, il faut « fuir en avant », innover, rester en éveil face aux « machines ressassantes » de l’idéologie. Ailleurs, Barthes attribue à l’écriture la capacité de « produire des sens nouveaux, c’est-à-dire des forces nouvelles, s’emparer des choses d’une façon nouvelle, ébranler et changer la subjugation des sens » (2002a, 100). Ces commentaires participent d’une valorisation du nouveau en art répandue chez les intellectuels européens d’après-guerre. On trouve une de ses formulations les plus saisissantes dans la critique de l’industrie culturelle formulée quelques années plus tôt par Max Horkheimer et Theodor Adorno. Dans leur Dialectique de la Raison, ils dénoncent l’instrumentalisation commerciale de l’art aux mains de l’industrie culturelle :

[L]es éléments inconciliables de la culture, l’art, et le divertissement, sont subordonnées à une seule fin et réduits ainsi à une formule unique qui est fausse : la totalité de l’industrie culturelle. Celle-ci consiste en répétitions. (1983, 202)

L’intensification de la culture de masse s’impose par la réitération. Accompagnant un certain développement hégémonique de la science, de la technique et de l’économie au 20e siècle, celui de l’industrie culturelle aurait exacerbé l’aliénation des classes soumises à son emprise abrutissante. C’est pourquoi, d’après Horkheimer et Adorno, seules les avant-gardes autonomes auxquelles l’industrie culturelle « est totalement opposée » (137) peuvent nous libérer des ronronnements de l’idéologie que véhicule cette industrie.

Des pratiques littéraires désaliénantes, jouissives, seraient alors des pratiques marquées par l’éveil, l’innovation et la productivité. Ainsi, pour Umberto Eco (1965), ce qu’il nomme l’œuvre ouverte est celle qui est propice à l’accroissement de significations et qui invite les lecteurs à produire toujours plus d’interprétations. Il n’est pas anodin à cet égard que l’exemple type de l’œuvre ouverte que propose Eco soit Finnegans Wake de James Joyce : ce roman expérimental emblématique de la modernité investit les états limites du sommeil et du rêve, et exige un lecteur souffrant, dans les mots souvent cités de Joyce, d’une « insomnie idéale » (2012, 95). L’objectif n’est pas de bannir le sommeil afin de travailler le roman, mais, plus sournoisement, de mettre le sommeil au travail de l’interprétation. Dans le même esprit, la « mort de l’auteur » diagnostiquée par Barthes en 1968, libère les lectrices et les lecteurs tout en les faisant entrer dans le régime de la productivité. Barthes écrira justement, dans une perspective proche de celle d’Eco : « [l]e texte [authentique] est une productivité […] le texte ‘travaille’ [la langue], à chaque moment et de quelque côté qu’on le prenne » (2002c, 448).

Pour être clair, il ne s’agit pas ici d’accuser Sarraute, Barthes, Eco, Joyce, Adorno et Horkheimer d’avoir tenté de mettre en place d’un régime productiviste ou gestionnaire de la lecture. Mais il est curieux de constater qu’ils ont par moments mobilisé des références et des valeurs similaires à celles qui se déploient dans le monde du travail intensifié : comme si le projet moderniste visant la création d’expériences littéraires nouvelles et libérant les lecteurs avait trouvé son revers funeste dans un système économique basé sur l’accélération de la production et la croissance de la consommation.

Le caractère innovant incarné par des œuvres exigeantes a pu représenter une sorte de libération, une garantie de l’autonomisation des lettres. Or, le principe d’innovation est progressivement, mais sûrement devenu une nouvelle source d’aliénation. Les systèmes gestionnaires, qui se faufilent et s’imposent dans les milieux de l’enseignement et de la culture, possèdent leur logique propre. Ils normalisent une vision unidimensionnelle et instrumentaliste de la littérature où l’innovation apparaît comme une fin en soi. Aujourd’hui, la justification des lettres par le travail utile et rentable est reconduite, réaffirmée avec force. Une telle pression est à l’œuvre dans l’industrie de l’édition qui doit soutenir le rythme des rentrées littéraires, des salons et des foires, et qui doit se conformer aux exigences sans cesse renouvelées du numérique. Elle est évidente dans nos départements de lettres, notamment avec la quête perpétuelle de nouveaux axes de recherche et la course aux subventions qui investissent et consolident un imaginaire de l’innovation infinie. Pensons notamment aux subventions dites à haut risque / haut rendement, qui célèbrent l’innovation et l’audace, qualités que favoriseraient la flambée de sommes importantes sur de courtes périodes. Alors que les pratiques littéraires sont contraintes à explorer et à expérimenter avec le nouveau, nous sommes en droit de nous demander ce que vaut l’injonction d’innovation elle-même répétée. Paradoxalement, la nouveauté se trouve consacrée en stéréotype, voire, en termes barthésiens, en mythe. Ne gagnerait-on pas à interpréter cette injonction d’innovation comme le symptôme d’une culture prisonnière d’une « tradition du nouveau », dont la seule finalité est sa propre croissance?

III. Bis repetita placent : se reposer dans la relecture

En s’appropriant une éthique de l’innovation, de la production et de l’éveil, le champ de la littérature et les pratiques qui le structurent ont pu participer à l’accélération culturelle et à la dégradation de la vie naturelle. Comment réaménager le champ littéraire afin de résister à ces impératifs de productivité? Comment protéger ses voies d’évasion, et rester sensibles aux logiques cycliques du rêve, de l’oisiveté et du repos? Autrement dit, quels sont les usages homéostasiques de la littérature, des usages qui permettraient de réguler et de stabiliser nos manières d’habiter un quotidien régit une idéologie productiviste? Car ces usages existent bel et bien; or ils restent sous-théorisés. En ce sens, nous manquons de catégories critiques pour parler de ces œuvres qui ne demandent pas de travail et qui ne sont pas innovantes, des œuvres « paresseuses » qui nous emportent et nous absorbent, voire qui nous ennuient. Quelle place donnons-nous aux œuvres faciles et familières, qui refusent l’érotique du Nouveau (Barthes 2002b, 243) et qui ne sont pas cooptées par des régimes de productivité? On pourrait évoquer ici certains exercices d’écritures, par exemple l’écriture automatique des surréalistes, la tenue d’un journal, la fan fiction. Il est d’ailleurs probable que le refus du travail de l’intelligence motive une large part de lectrices et de lecteurs qui recherchent un état physiologique apaisant et réparateur, avoisinant le sommeil. C’est d’ailleurs souvent la lecture qui fait glisser enfants et adultes dans les bras de Morphée. La littérature mène donc aussi bien à l’effort innovant qu’au confort reposant, ou à des expériences divertissantes ou consolatrices, typiques par exemple des romans historiques ou sentimentaux, des genres populaires bien établis.

C’est justement à travers ces genres qu’Emma Bovary et un de ses amants, Léon Dupuis, abordent la littérature. Emma, on le sait, est une grande lectrice de romans sentimentaux et de romans de chevalerie; elle ne peut qu’être perdante dans le cadre réaliste du roman de Flaubert. L’impulsivité et l’insouciance d’Emma sont indissociables de la mise en garde, à peine voilée, que fait Flaubert à l’endroit de ce qu’on appellerait aujourd’hui, la chick lit et la fantasy. Dans une discussion sur leurs préférences littéraires, Léon souligne le grand plaisir qu’il a à lire au coin du feu :

– On ne songe à rien, continuait-il, les heures passent. On se promène immobile dans des pays que l’on croit voir, et votre pensée, s’enlaçant à la fiction, se joue dans les détails ou poursuit le contour des aventures. Elle se mêle aux personnages; il semble que c’est vous qui palpitez sous leurs costumes.
– C’est vrai! C’est vrai! disait-elle. (1964, 602)

Assistant à la discussion, Charles Bovary ne peut s’empêcher de reprocher à sa femme : « elle aime mieux, quoiqu’on lui recommande l’exercice, toujours rester dans sa chambre à lire » (602). Entendons-nous ici Flaubert lui-même valoriser l’effort, l’entrainement et le travail, et condamner la paresse qu’encouragent des œuvres faciles?

Du haut de son poste dans une prestigieuse université de l’Ivy League, Vladimir Nabokov dénigrait Emma Bovary, ou ce qu’elle représente, cette « philistine » étalant sa « vulgarité mentale » (1980, 143)2 : « Emma Bovary est une mauvaise lectrice. Elle lit des livres émotivement, d’une façon superficielle et juvénile » (136). Nabokov qualifie Emma, sans détour, de bad reader, une formule qu’il réutilise dans l’analyse de la discussion littéraire entre Léon et Emma, selon lui une « bible du mauvais lecteur » (150). Nabokov écrit :

Les livres ne sont pas écrits pour ceux qui aiment les poèmes qui font pleurer, ou pour ceux qui aiment des personnages nobles mis en prose, comme le pensent Léon et Emma. Seuls les enfants peuvent être excusés pour s’être identifiés aux personnages d’un livre, ou pour aimer des histoires d’aventures mal écrites. Mais c’est ce que font Emma et Léon. (150)

Or, que Nabokov le veuille ou non, nous avons tous et toutes un peu d’Emma en nous. C’est pour un confort similaire à celui recherché par Emma que des lecteurs et lectrices compulsent ou dévorent des œuvres qui ne leur sont pas désignées (dont ils ne sont pas des « lecteurs idéaux » comme diraient Joyce-Eco), par exemple un adulte « cultivé » lisant une bande dessinée classique ou un roman jeunesse. La reconnaissance de ce partage n’entraîne pas l’abandon de la riche tradition moderniste, des avant-gardes et des œuvres ouvertes; elle n’entraîne pas le désaveu des approches critiques de la littérature. La lecture d’œuvres qui seraient, pour Nabokov, « bien écrites » peut certainement s’opposer aux rythmes machiniques de la Modernité en soustrayant du temps et de l’énergie à l’effort gestionnaire et en le dépensant dans une pratique littéraire. Or, placée sous le signe du progrès, de l’éveil et de la productivité, cette lecture exigeante reproduit la logique du travail infini. Face à cette lecture laborieuse, les lectures de loisir et les lectures-perte-de-temps paraissent alors comme des activités parasites qui contreviennent aux exigences de l’innovation. Tout compte fait, Emma Bovary nous enjoint à revivifier des pratiques de lecture immersive et sensible, de relecture et, pourquoi pas, les « histoires d’aventures mal écrites ».

La relecture – entendue ici comme le recyclage et la réutilisation des textes – est une pratique propre à déstabiliser tout particulièrement les conceptions linéaires du progrès. Étonnamment subversive, la relecture de loisir peut être frappée par l’opprobre (notamment dans un contexte universitaire) : elle est une stagnation mentale, un gaspillage de temps dans un monde où chaque seconde doit être rentable. La relecture devient un plaisir coupable, soumise aux mêmes pressions que le sommeil pris dans la nasse des systèmes gestionnaires. Elle implique le rejet d’une idéologie de l’innovation qui valorise avant tout l’acquisition, l’exploitation et l’élimination de produits culturels. Meyer Spacks, dans son ouvrage On rereading, nous rappelle justement que la relecture est sécurisante, qu’elle nous abrite du stress de la vie quotidienne, qu’elle facilite le sommeil et permet de revenir dans le temps, de ralentir la fuite en avant. Elle joue ainsi un rôle homéostasique car, comme l’explique Spacks, « bien que l’on puisse relire pour mieux comprendre un texte, on peut supposer que les habitués de la relecture (moi y compris) relisent surtout par plaisir, pour se détendre. On cherche parfois à atténuer plutôt qu’à intensifier notre conscience » 2011, 33). Ces caractéristiques cruciales de la relecture entrent en contradiction avec les normes cognitives et comportementales qui règlementent une partie importante du champ littéraire. En réglant la question du récit, de son déroulement et de son dénouement, en réglant aussi l’effet de surprise devant un texte nouveau, la relecture libère des ressources attentionnelles qu’il est possible d’attribuer à d’autres tâches, que ce soit la conscience de divergences entre l’intention de l’auteur et nos réactions de lecteur, ou l’établissement de nouveaux liens avec le contexte socio-historique, ou bien un investissement sensoriel et corporel plus fort. Spacks écrit : « Les relectures successives élargissent l’espace de liberté qui entoure un livre et, ce faisant, les réactions possibles du lecteur » (12). La relecture rend donc possible une nouvelle expérience du texte qui n’est pas fondée sur un travail volontaire :

La relecture, pour moi, est un processus d’attention rehaussée, même lorsqu’elle m’apparait comme un délassement ; et ‘faire attention’ constitue le geste fondateur de la critique littéraire. Cependant, je ne concentre pas délibérément mon attention sur des passages particuliers lorsque je relis. Il faut utiliser la voix passive : l’attention est donnée. Je n’ai pas l’impression de choisir ce que je remarque tout à coup ; c’est le texte qui demande mon attention en des endroits inattendus, et se révèle ainsi sous un jour nouveau. (16)

Spacks envisage ici une relecture réceptive, proche de la « sage passivité » de Wordsworth ou de la « capacité négative » de Keats, qui s’oppose à la « recherche irritée de faits rationnels », à cette lecture enchaînant jugements et interprétations, problèmes et solutions (70). La relecture dépend donc d’une capacité à se laisser affecter par un texte déjà connu, nous le montrant « sous un jour nouveau ». Cette capacité ne nous engage pourtant pas dans un travail délibéré et conscient que demandent la production d’interprétations nouvelles et la maîtrise intellectuelle de formes innovantes. Emma Bovary, faisant justement preuve de cette capacité singulière, serait alors une lectrice non plus mauvaise, mais experte, capable d’atténuer sa conscience et de recevoir le texte dans toute sa puissance expérientielle. Ce faisant, elle se repose sur une parole partagée, celle d’une littérature accueillante qui abrite temporairement ses lectrices de l’aliénation de la vie moderne; une littérature capable d’être lue sans les lumières de la rationalité qui voudrait s’imposer comme unique accès au monde.

Contrevenant au rythme soutenu de la productivité, la relecture favorise la suspension d’une certaine conscience réflexive, plongeant les lecteurs et les lectrices dans des textes déjà connus qui, lorsqu’ils sont largement partagés, participent au maintien d’une culture commune. Se « laisser aller » à ces récits revient donc, pour l’individu, à se reposer entre les mains d’un imaginaire collectif. Cela ne lui permet sans doute pas de rattraper les trois heures et demie de sommeil disparues au fil du dernier siècle, mais à tout le moins le relecteur « passe le temps » en marge de l’ordre temporel dystopique du 24/7 décrit par Crary. Que le repos de l’esprit rationnel passe par une plongée dans le fond commun des lettres, nous rappelle la structure même du sommeil. Dans « Le sommeil, la nuit » Maurice Blanchot faisait d’ailleurs remarquer que les effets bénéfiques du sommeil et du rêve dépassent largement les limites de l’individu. La dormeuse et le rêveur ne sont pas des solitaires qui perdent leur temps, arrachés à l’histoire. Ils vivent plutôt une autre forme de temps, un temps partagé, indissociable de l’organisation sociale, des vicissitudes et des accomplissements de l’espèce. Le sommeil extirpe l’individu de son action délibérée et le met entre les mains d’une communauté, des autres qui veillent. Blanchot note à cet effet que « le sommeil est un acte de fidélité et d’union » (1988, 358) avec le monde.

Comment intégrer nos usages de la littérature à ces trames cycliques de la vie ? La lectrice absorbée et détendue devant un texte familier fait, comme le dormeur, l’expérience d’une certaine désindividuation. Serait-il envisageable de ralentir les rythmes de la culture pour développer une relation familière à celle-ci, une relation habitationnelle où les corps s’abritent de la tension causée par les rythmes machiniques du capitalisme contemporain et de la consommation exhaustive des ressources qu’il implique ? Ainsi, ce ne serait plus par l’invention de nouveaux langages, célébrés par Sarraute, Nabokov, Eco, Barthes, Adorno et Horkheimer, que nous échapperions à la répétition aliénante des discours de pouvoir, mais en opposant, aux injonctions d’innovation et d’accélération, des manières plus tranquilles d’habiter les textes et nos corps, parmi nos semblables et au sein d’un environnement planétaire partagé.


1 « Au fil du vingtième siècle, il y a eu des offensives régulières contre le temps accordé au sommeil – maintenant l’adulte nord-américain moyen dort approximativement six heures et demie par nuit, une érosion des huit heures de la génération précédente, et (c’est difficile à croire), en diminution de dix heures depuis le début du vingtième siècle. Vers la moitié du vingtième siècle, l’adage familier selon lequel « nous passons le tiers de notre vie endormis » semblait avoir une certitude axiomatique, une certitude qui continue d’être minée » (Crary 2014, 11, traduction personnelle).
2 Suzanne Fraysse aborde cette situation par le biais de l’éthique et du désir, en envisageant la mauvaise lectrice que serait Emma à l’aune des habitudes de lecture (élitistes) de Flaubert et Nabokov. Elle dénonce « la mauvaise foi de [leur] posture moralisatrice ». Plus loin, Fraysse remarque, en parfaite résonance avec notre argument, que « [l]a déontologie de la lecture formulée par Nabokov s’entache indiscutablement de préjugés culturels éculés, et que le discours critique actuel, soucieux de légitimer l’étude littéraire au sein des universités, reprend bien souvent à son compte lorsqu’il distingue l’utilisation (libre, ludique, voire délirante) de l’interprétation (sérieuse, légitime) des textes » (2004, par. 37).


Bibliographie

Barthes, Roland, « Flaubert et la phrase », Word nº 24 vol. 1-3, 1968, p. 48-54.

_____ « Dix raisons d’écrire », Œuvres complètes III, Paris, Seuil, 2002a [1969].

_____ Le plaisir du texte, Œuvres complètes IV, Paris, Seuil, 2002b [1973].

_____ « Texte (théorie du) », Œuvres complètes IV, Paris, Seuil, 2002c [1973].

Berg, Maggie & Barbara Seeber, The Slow Professor. Challenging the Culture of Speed in the Academy, University of Toronto Press, 2016.

Blanchot, Maurice, « Le sommeil, la nuit », L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1988 [1955].

Chabot, Pascal, Global burn-out, Paris, Presses universitaires de France, 2013.

Chaplin, Charlie, Modern Times, United Artists, 1936.

Crary, Jonathan, 24/7. Terminal Capitalism and the Ends of Sleep, London, Verso, 2014.

De Gaulejac, Vincent, La société malade de gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Paris, Seuil, 2009.

Doctorow, Cory, Eastern Standard Tribe, New York, Tor Books, 2004.

Eco, Umberto, L’œuvre ouverte, Paris, Seuil 1965 [1962].

Ekirch, Roger, « The Modernization of Western Sleep: or, Does Insomnia Have a History? », Past & Present, vol. 1, nº 226, 2015 p. 149-192.

Flaubert, Gustave, Madame Bovary. Mœurs de province, in Œuvres complètes I, Paris, Seuil, 1964 (1857), p. 573-692.

Fraysse, Suzanne, « Madame Bovary est-elle une mauvaise lectrice? L’éthique de la lecture selon Flaubert et Nabokov », in Nicole Terrien et Yvan Leclerc (dir.), Le bovarysme et la littérature de langue anglaise, Mont Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2004, p. 123-144.

Han, Byung-Chul, La société de la fatigue, traduit de l’allemand par Julie Stroz, Oberhausbergen, Circé, 2010 [Müdigkeitsgesellschaft, 2014].

Horkheimer, Max et Theodor Adorno, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1983 [Dialektik der Aufklärung, 1947].

Huët, Romain, De si violentes fatigues. Les devenirs politiques de l’épuisement quotidien, Presses universitaires de France, 2021.

Joyce, James, Finnegan’s Wake. The Restored Edition, London, Penguin, 2012 [1939].

Kundera, Milan, La lenteur, Paris, Gallimard, 1997 [1995].

Lafargue, Paul, Le droit à la paresse, Paris, Maspero, 1978 [1880].

Spacks, Patricia Meyer, On rereading, Cambridge, Harvard University Press, 2011.

Mintz, Sidney W., Sweetness and Power. The Place of Sugar in Modern History, New York, Penguin Books, 1986.

Nabokov, Vladimir, « Gustave Flaubert. Madame Bovary », Lectures on Literature, New York, Harcourt, 1980 p. 125-178.

Piron, Sylvain, L’occupation du monde, Bruxelles, Zones Sensibles, 2018.

Rosa, Harmut, Alienation and Acceleration. Towards a Critical Theory of Late-Modern Temporality, Aalborg, Nordic Summer University Press, 2010.

Sarraute, Nathalie, L’ère du soupçon. Essais sur le roman, Paris, Gallimard 2019 [1956].

Thoreau, Henry David, Walden and Other Writings, New York, The Modern Library, 2000 [1854].

Vidal, Laurent, Les hommes lents. Résister à la modernité XVe-XXe siècle, Paris, Flammarion, 2020.

Vigarello, Georges, Histoire de la fatigue. Du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 2020.

Weber, Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, traduit de l’allemand par Isabelle Kalinowski, Paris, Flammarion 2008 [Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus, 1920].

 




8-L’expérience de pensée comme expérience esthétique : Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Jorge Luis Borges

Laurence Dahan-Gaida, Université de Franche-Comté

La notion d’expérience de pensée connaît aujourd’hui une extension qui permet de l’appliquer à tous les domaines de la pensée, de la science à la philosophie en passant par le roman, l’art, l’histoire, l’histoire de l’art, la géographie, le droit, l’économie ou encore l’éthique. Dans tous ces domaines, les expériences de pensée mettent en jeu des saynètes imaginaires qui reposent sur une structure narrative du type « Imaginons ce qui se passerait si… ». Elles racontent toujours une histoire plus ou moins complexe. C’est ce type d’histoire que nous raconte Einstein avec ses ascenseurs qui nous entraînent dans l’espace selon une accélération constante, ou Galilée lorsqu’il démontre le principe d’inertie en imaginant des corps chutant depuis la tour de Pise1. Ou encore Paul Langevin lorsqu’il illustre la théorie de la relativité restreinte d’Einstein par « le paradoxe des jumeaux », dans lequel il imagine un homme envoyé dans l’espace à la vitesse de la lumière qui revient sur terre plus jeune que son frère resté sur Terre. Qu’y a-t-il de commun à toutes ces histoires ? Sont-elles de même nature ? Qu’est-ce qui permet de les rassembler sous un même vocable ?

Le fait, tout d’abord, qu’elles mobilisent des compétences similaires qui correspondent à notre capacité d’imaginer certaines situations dans un cadre hypothétique : il s’agit de constructions fictionnelles qui obéissent à un usage contrôlé de l’imagination dans un but d’enquête et d’élucidation. La littérature est pleine de scénarios de ce type, dans lesquels l’auteur propose une situation fictive à travers laquelle il pose un problème qu’il cherche à résoudre. De ce point de vue, les fictions de Borges représentent à la fois un exemple paradigmatique et un cas limite. De fait, chacune de ses fictions peut être lue comme une expérience de pensée : si le monde était une bibliothèque, s’il était une loterie, si l’homme était immortel, si l’homme était incapable d’oubli, etc. À la manière d’un mathématicien qui construit des hypothèses à partir d’axiomes conventionnels, Borges construit une réalité de référence à partir de postulats abstraits qu’il pousse à l’extrême pour introduire du jeu dans nos certitudes et nos savoirs constitués.

La critique tend généralement à rapporter les fictions borgésiennes à des mondes possibles, c’est-à-dire à des domaines susceptibles d’accueillir nos possibles comme nos impossibles. Leur caractère abstrait, purement géométrique, semble en effet donner aux mondes qu’elles décrivent une consistance ontologique qui les rend autonomes par rapport à notre monde. Le lecteur peut y projeter des possibilités d’existence, un système de connaissances, une expérience de vie, une phénoménologie de l’espace-temps. L’originalité de Tlön, Uqbar, Orbis Tertius (1940) à cet égard est que le récit ne part pas d’une réalité sensible offerte à l’observation, mais qu’il propose au lecteur un système cognitif complet, en forme de variation sur l’idéalisme de Berkeley, à partir duquel il doit imaginer un monde qui sera compatible avec les lois de ce système. Borges prend ainsi à rebours la démarche courante qui consiste à partir d’une réalité sensible pour ensuite passer éventuellement à la formulation d’hypothèses et de lois compatibles avec ce monde : la réalité ne préexiste pas à la connaissance, mais elle en est une fonction. Il y a donc inversion des rapports entre la réalité et le discours qui peut être tenu sur elle : la connaissance prend la place du monde physique et devient pour le lecteur une réalité phénoménale d’une autre nature, dont il lui faut appréhender les lois afin de pouvoir induire un monde qui lui soit coextensif. Quel est le sens de ce retournement ? Quel type de rapport institue-t-il entre le monde et la connaissance, entre les choses et les mots ? Et si finalement, Tlön nous invitait moins à explorer d’autres mondes qu’à imaginer d’autres manières de connaître notre monde, en nous proposant l’essai d’une autre pensée en vue d’élargir les limites du possible pensable et imaginable ?

I. La philosophie du « comme si »

Au premier abord, le récit se donne comme un rapport non fictionnel sur la découverte de l’Encyclopédie d’un pays imaginaire, appelé Uqbar, puis d’une planète appelée Tlön, qui est imaginaire au second degré puisqu’elle est censée avoir été produite par l’imagination d’une société secrète formée par les savants d’Uqbar. Il y a donc plusieurs degrés de fiction dans ce récit qui, par ailleurs, multiplie les marques d’authenticité et donc de réalisme : dès le début, il est question d’un personnage nommé Bioy Casares, auteur de l’un des grands romans du 20e siècle, L’invention de Morales, qui a été préfacé par son ami Borges. La mécanique qui consiste à mettre en scène des personnages fonctionnant comme des instances de l’auteur Borges relève d’un genre très prisé par l’écrivain argentin, les métalepses d’auteur, dont l’effet est double : d’un côté, les aspects les plus fantastiques de l’intrigue semblent cautionnés ; de l’autre, tous les personnages, Borges y compris, héritent d’une même étrangeté, ce qui a pour effet d’irréaliser les signes apparemment les plus objectifs du récit et donc les plus menaçants pour la virtualité de la fiction. Dès lors, le lecteur ne sait plus très bien comment se situer dans un monde devenu équivoque, où la frontière entre réel et fiction apparaît comme inconsistante. La métalepse d’auteur est redoublée par d’autres transgressions ontologiques et épistémologiques, notamment la cohabitation dans le récit de personnages historiques et de personnages apocryphes, qui sont mis sur un pied d’égalité. Justus Perthes, Bernard Quaritch, De Quincey, Meinong, Bertrand Russell, Schopenhauer, Dalgarno, Berkeley, Browne et Hume appartiennent à la première catégorie tandis que Ezra Buckley, Gunnar Erfjord et Silas Haslam relèvent de la seconde. Ce dernier a la particularité d’être présenté à la fois comme l’auteur d’une History of the land called Uqbar de 1874 et comme celui d’une histoire générale des labyrinthes (A general history of labyrinths), un genre où Borges excelle et auquel le monde de Tlön est lui-même associé puisqu’il est décrit comme « un labyrinthe ourdi par des hommes et destiné à être déchiffré par les hommes » (466). C’est aussi bien le monde fictif de Tlön que le récit « ourdi » par Borges qui est ainsi désigné, ce qui a pour effet une fois de plus de brouiller les frontières entre réel et fiction. En revanche, le personnage fictif d’Herbert Ashe qui, « sa vie durant […] souffrit d’irréalité » (455), est décrit avec un tel luxe de détails qu’il acquiert plus de réalité que les personnages « historiques ». La plupart de ces derniers — Nestor Ibarra, Ezequiel Martinez Estrada, Drieu la Rochelle, Alfonso Reyes — sont des amis proches de Borges qui les imagine entreprenant « le travail de reconstituer ex ungue leonem les tomes nombreux et massifs [de l’encyclopédie de Tlön] qui manquent » (456). Ils deviennent ainsi des enquêteurs qui appartiennent de plein droit au monde de la fiction. Parmi eux, le lecteur ne sera pas étonné de voir apparaître le nom de Xul Solar, grand ami de Borges qui, en plus de maîtriser sept langues vivantes et quatre langues mortes, est aussi l’inventeur de deux langues visant à réunir les peuples du monde entier. Il n’est donc pas surprenant de le voir réussir à traduire la langue imaginaire de Tlön. La multiplication des personnages d’écrivains et d’intellectuels finit par tisser à même le texte une véritable bibliographie, faisant de ce dernier une sorte d’encyclopédie personnelle où se reflète la biographie de l’auteur Borges. Ces effets de brouillage sont amplifiés par la pratique de la littérature à Tlön, qui répond à des principes poétiques typiquement borgésiens, lesquels sont mis en œuvre dans les autres fictions du volume : l’idée d’un unique auteur de tous les livres existant, un monde où le concept de plagiat n’existe pas et où la critique attribue tous les livres à un seul et même « homme de lettres » (renvoi explicite à « Pierre Ménard, auteur du Quichotte ») ; l’idée une fiction contenant un seul argument décliné dans toutes ses variantes imaginables (comme dans « Le jardin aux sentiers qui bifurquent ») ; l’idée que « tous les hommes qui répètent une ligne de Shakespeare sont William Shakespeare » (460) et que « le sujet de la connaissance est un et éternel » (461) ; l’idée enfin que chaque livre doit contenir son contre-livre, etc. Le monde fictionnel se trouve ainsi parasité par le monde référentiel où Borges, l’auteur, se tient embusqué.

Dans le récit, Borges et son ami Bioy découvrent qu’il n’est fait mention d’Uqbar que dans l’exemplaire que possède Bioy de l’Anglo-American Cyclopœdia (elle-même une réimpression littérale de l’Encyclopédia Britannica de 1902) et seulement dans le sien. Une recherche montre rapidement qu’il n’y a pas d’entrée « Uqbar » dans les autres exemplaires de l’Encyclopédie qui comptent d’ailleurs quatre pages de moins que celui de Bioy. Le jeu des trompe-l’œil et des dédoublements se poursuit lorsque le narrateur reçoit de son ami Herbet Ashe un volume portant le titre A First Encyclopedia of Tlön. Vol XI. Hlaer to Jangr, qui se présente comme :

[…] un vaste fragment méthodique de l’histoire totale d’une planète inconnue avec ses architectures et ses querelles, avec la frayeur de ses mythologies et la rumeur de ses langues, avec ses empereurs et ses mers, avec ses minéraux et ses oiseaux et ses poissons, avec son algèbre et son feu, avec ses controverses théologiques et métaphysiques. Tout cela articulé, cohérent, sans aucune visible intention doctrinale ou parodique. (456)

Le procédé de l’énumération, cher à Borges, lui permet de feindre une totalisation qui est au principe même de l’encyclopédie. À partir de fragments de savoirs, il construit un livre total derrière lequel se cache un monde qui n’existe lui-même qu’à travers ses savoirs. Sur la première page de l’Encyclopédie, le narrateur découvre « un losange bleu avec cette inscription : Orbis Tertius » (456). On a ainsi trois noms (énumérés par le titre), trois mondes, trois livres qui existent à différents niveaux de réalité… ou de fiction.

La seconde partie du récit ne traite plus d’Uqbar, mais de Tlön, qui est l’un des mondes imaginaires dont traitent les légendes et les épopées d’Uqbar ; elle ne fait plus référence aux inventeurs de l’Encyclopédie, mais aux habitants de Tlön. La lecture de l’Encyclopédie révèle que ces derniers sont des idéalistes (au sens philosophique du terme) qui ne connaissent pas le principe de causalité : ne concevant pas que « le spatial dure dans le temps », ils considèrent la perception d’une fumée à l’horizon, puis du champ incendié, puis de la cigarette à moitié éteinte qui produisit le feu […] comme un exemple d’association d’idées » (456). Incapables de faire une lecture indiciaire des phénomènes ou de les relier par des liens de causalité, les habitants de Tlön envisagent l’univers comme « une série de processus mentaux ». Or dans un monde qui ne connaît pas la causalité et où les processus physiques sont vus comme des phénomènes mentaux, il ne devrait pas normalement exister de science. On apprend pourtant que d’innombrables branches de la science et de la philosophie se sont développées à Tlön, mais que ces disciplines sont placées sous le signe du « comme si », c’est-à-dire de la fiction. Toute philosophie est aux yeux des Tlöniens une « Philosophie des Als Ob », un « jeu dialectique » dont ils multiplient à plaisir les variantes. Ils ne cherchent « pas la vérité, pas même la vraisemblance », mais « l’étonnement » car ils considèrent la métaphysique comme « une branche de la littérature fantastique » (459). En monistes idéalistes conséquents, ils sont persuadés que toute prétendue connaissance du réel nous en dit plus sur notre propre esprit que sur son objet. C’est pourquoi ils ont fait de la psychologie l’unique discipline de la culture classique.

La référence au célèbre ouvrage de Vaihinger, Die Philosophie des Als Ob, n’est pas là seulement pour suggérer une équivalence entre le réel et la fiction, mais aussi pour coder le mode de lecture de la nouvelle, que Borges a lui-même définie comme une « fiction scientifique, une sorte d’exercice, un jeu philosophique » basé sur l’idée d’un « livre qui transforme la réalité et qui transforme le passé » (Œuvres 1, 1565). La notion de « fiction scientifique » est empruntée à Hans Vaihinger (1852-1933), qui, par ce terme, entendait ce qu’on appellerait aujourd’hui une expérience de pensée. Le philosophe allemand est le premier à avoir consacré un livre entier aux expériences de pensée, même s’il n’emploie jamais l’expression, à laquelle il préfère le terme de fiction La fiction, au sens de Vaihinger, est à la fois une structure psychique et une logique dont l’auteur résume le principe de la manière suivante : production et usage de méthodes fictives qui, à l’aide de concepts auxiliaires, visent à atteindre des objets de la pensée. Il développe ensuite une typographie des différents genres de fictions (mathématique, symbolique, juridique, éthique, esthétique, etc.), chacun d’eux étant censé déterminer le champ d’une discipline ou d’une vision du monde. Ce qui l’autorise à parler de « fictions scientifiques », c’est que la science elle-même fait appel à des termes fictionnels et à des situations contrefactuelles pour atteindre la vérité. Comme la littérature, elle ne peut se passer de fictions pour faire avancer la connaissance : elle a besoin de formuler des hypothèses, de manipuler des images de pensée, de recourir à l’imagination. Sans hypothèses, sans images mentales, il n’y aurait pas d’innovation scientifique. Les fictions scientifiques, comme les fictions littéraires, induisent un « pacte de lecture » singulier qui permet un accès paradoxal à la vérité : suspension volontaire de l’incrédulité, mouvement d’abduction, invention d’hypothèses, etc. Aux yeux de Vaihinger, les fictions scientifiques ne constituent pas des connaissances véritables, ce sont des constructions utiles, des concepts auxiliaires qui sont utilisés dans un but pratique : non pas en vue d’obtenir une connaissance directe sur le monde, mais pour résoudre plus commodément des problèmes autrement insolubles ou difficilement abordables. Ce sont des hypothèses dont les prémisses peuvent être délibérément fausses, voire contradictoires, mais qui sont intentionnellement formées de cette manière afin de surmonter les difficultés de la pensée. Elles constituent une approche détournée ou indirecte de la vérité, un échafaudage provisoire, un détour de la pensée, dont la puissance heuristique découle de leur cadre fictionnel qui nous pousse à faire des suppositions que notre contexte habituel ne nous aurait pas suggérées.

Pour Vaihinger, le lieu de la fiction est donc inassignable. Reconnaissant la diversité de ses usages et de ses fonctions dans les discours les plus divers, il est convaincu que la connaissance a besoin du « comme si » de la fiction pour progresser. Pas plus qu’elle ne se laisse assigner aux catégories du vrai et du faux, la fiction ne peut être rapportée à un mode de discours ou à une pratique dont elle serait le propre. S’il a ainsi donné un fondement à l’expérience de pensée en science, Vaihinger a également alimenté la réflexion de nombreux théoriciens de la littérature, comme Frank Kermode, Käte Hamburger, Dorrit Cohn, Wolfgang Iser ou encore Lamarque et Olsen.

II. Grandeur et vertiges de l’idéalisme

Tout le récit de Borges est soumis à cette logique du « comme si » qui, tout en caractérisant les systèmes philosophiques de Tlön, en code la lecture. L’auteur argentin veut élaborer dans toute leur radicalité les ramifications et conséquences de l’idéalisme philosophique qui est à ses yeux à la fois la plus invraisemblable et la plus réaliste des théories de la connaissance. D’où les références à Meinong, Kant, Hume et Berkeley qui ponctuent le texte. Berkeley en particulier fascine Borges par l’originalité et l’étrangeté de sa philosophie. Connu pour sa défense de l’immatérialisme, que résume la célèbre formule esse est percipi aut percipere (« être, c’est être perçu ou percevoir »), le philosophe anglais considérait que les choses n’ayant pas la faculté de penser (les « idées ») n’ont d’existence qu’à travers l’esprit (humain ou divin) qui les perçoit. Définissant le monde comme l’ensemble de nos perceptions sensorielles, il faisait l’économie de toute hypothèse sur une réalité indépendante de nous. Sa philosophie était somme toute prudente et économique, mais elle se prête aisément à l’adaptation fantastique qu’en fait Borges, notamment lorsque le narrateur explique que l’existence d’un objet à Tlön ne dépend que de la volonté d’une personne de le percevoir et de le faire exister. Allant plus loin que Berkeley, Hegel et Fichte reprennent l’idée kantienne que la subjectivité est le fondement de toute la philosophie, ouvrant ainsi la voie à un humanisme absolu qui pose la conscience comme réalité ultime et ramène toute existence à la pensée au sens le plus général de ce terme. Tlön, Uqbar, Orbis Tertius est un hommage à cette grandiose prétention de l’humanité en même temps qu’une mise en garde contre ses dangers. Tirant toutes les conséquences de la doctrine idéaliste, Borges inverse l’ordre de préséance entre le monde et sa représentation, donnant la même consistance au monde pensé qu’au monde « réel ». Le monde imaginé prend la place du monde physique et devient pour le lecteur une réalité phénoménale d’une autre nature, dont il lui faut appréhender les lois afin de soutenir le postulat d’un univers supportant ces lois.

Il serait cependant réducteur d’aborder le récit comme une simple illustration littéraire ou comme une radicalisation fictionnelle des postulats de la philosophie idéaliste. Borges ne cherche ni à refléter ni à réfuter ce système de connaissance, mais bien plutôt à le reproblématiser en étendant ses postulats à des limites que notre monde réfuterait. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’allusion à Hume qui aurait noté « pour toujours que les arguments de Berkeley n’admettaient pas la moindre réplique et n’entraînaient pas la moindre conviction. Cette opinion est tout à fait juste quand on l’applique à la terre ; tout à fait fausse dans Tlön » (457). On a donc affaire à deux systèmes de référence distincts dont les logiques s’affrontent jusqu’au moment où la description de Tlön s’interrompt brutalement pour faire place à une postface « fictive » datée de 1947, qui retourne au récit-cadre où sont relatées les recherches du narrateur. Le lecteur apprend alors que la Première Encyclopédie de Tlön a été publiée en 1914, avant d’être traduite dans l’une des langues de Tlön sous le titre Orbis Tertius. Le narrateur rapporte ensuite des incidents étranges qui montrent l’intrusion progressive du monde imaginaire dans le monde réel et suggèrent que Tlön finira par remplacer le monde réel : « Le contact et la fréquentation de Tlön ont désintégré ce monde » (466), de sorte que bientôt « Le monde sera Tlön » (467).

Dans le récit qu’il fait de cette prise de contrôle, le narrateur insiste sur le fait que l’expansion de Tlön — le triomphe donc de la fiction sur le réel — est étroitement liée à sa découverte et à sa médiatisation par différents écrits : son propre récit, mais aussi les revues populaires et la presse. L’insistance du narrateur sur cet aspect vient illustrer un motif cher à Borges qui apparaît au début du récit, celui du miroir dont la monstruosité est imputée à sa capacité à multiplier l’univers et à le divulguer : « Bioy Casares se rappela alors qu’un des hérésiarques d’Uqbar avait déclaré que les miroirs et la copulation étaient abominables parce qu’ils multipliaient le nombre des hommes » (452). Cette remarque prend un caractère performatif du fait qu’elle est répétée sous différentes formes, contribuant ainsi au vacillement général des frontières entre original et copie, réel et fiction. La citation approximative de Bioy est en effet corrigée peu après par la prétendue citation « originale » qui aurait été retrouvée dans un exemplaire piraté du volume XLVI de l’Anglo-American Cyclopœdia : « Le texte de l’encyclopédie disait : “Pour un de ces gnostiques, l’univers visible était une illusion ou (plus précisément) un sophisme. Les miroirs et la paternité sont abominables (mirrors and fatherhood are hateful) parce qu’ils le multiplient et le divulguent” » (453). Il est par ailleurs question du rôle joué par les « revues populaires » qui ont « divulgué avec un excès impardonnable, la zoologie et la topographie de Tlön [qui] ne méritaient pas, peut-être, l’attention continuelle de tous les hommes » (457) ; il est également fait allusion à « la presse internationale [qui] divulgua à l’infini la “découverte” » des 40 volumes de l’Encyclopédie, qui fut ensuite démultipliée par une infinité d’anthologies, de résumés, d’interprétations, etc. Ce n’est pas un hasard si l’on apprend par ailleurs qu’à Tlön « les choses se dédoublent » et qu’elles ont aussi « une propension à s’effacer et à perdre leurs détails quand les gens les oublient » (463). Articulé au thème de la société secrète et du complot universel, ce motif de la divulgation a favorisé une interprétation politique du récit, qui a été vu comme une parabole sur la montée du fascisme et sur le rôle de la presse dans la manipulation de l’opinion publique. À travers Tlön, Borges aurait visé les utopies totalitaires qui substituent à la réalité humaine et sociale, toujours confuse, une abstraction simple :

Il y a dix ans, rapporte le narrateur dans le Post-scriptum, il suffisait de n’importe quelle symétrie ayant une apparence d’ordre — le matérialisme dialectique, l’antisémitisme, le nazisme — pour enflammer les hommes. Comment ne pas se soumettre à Tlön, à la minutieuse et vaste évidence d’une planète ordonnée ? […] Enchantée par sa rigueur, l’humanité oublie et oublie de nouveau qu’il s’agit d’une rigueur de joueurs d’échecs, non d’anges. (466)

Les inventeurs de Tlön ont réussi à emporter l’adhésion de l’humanité en créant une illusion d’ordre : « Au début, on crut que Tlön était un pur chaos, une irresponsable licence de l’imagination ; on sait maintenant que c’est un cosmos, et les lois intimes qui le régissent ont été formulées, du moins provisoirement » (457).

La divulgation de l’Encyclopédie a donc réussi à faire céder la réalité, à la faire partir progressivement en morceaux : non seulement les différentes sciences sont peu à peu remplacées par leurs avatars tlöniens mais les langues elles-mêmes sont en passe de disparaître de la planète. Tout se passe comme si la fiction avait absorbé le réel jusqu’à ce que plus rien n’existe en dehors d’elle. La Terre se dirige vers un état hors causalité, hors science, voire hors langage… Si cette intrusion peut très justement être comprise comme l’expression d’une prise de contrôle idéologique, montrant la puissance de contamination de la fiction, sa force de persuasion, cette interprétation ne suffit pas à rendre compte des questions épistémologiques soulevées par le récit.

III. Les mondes hors-science de Quentin Meillassoux

Dans le Traité de la nature humaine, puis dans l’Enquête sur l’entendement humain, Hume a posé la question de la nécessité des lois de la nature, se demandant ce qui nous garantit que les lois physiques que nous connaissons seront toujours valables dès lors que ni l’expérience ni la logique ne nous permettent d’en avoir l’assurance. En effet, il n’y a aucune contradiction logique à imaginer que les lois se modifient à l’avenir parce qu’aucune expérience de la constance passée des lois ne permet d’en inférer qu’elles perdureront à l’avenir. Ce qui est attaqué par Hume, c’est la position selon laquelle une loi de la nature décrit une connexion nécessaire entre un effet et une cause. En effet, « […] ce n’est pas parce qu’il y a des connexions nécessaires dans la nature (formulées en lois) que nous pouvons faire des prédictions, mais au contraire, c’est parce que nous avons l’habitude de faire des prédictions à partir des conjonctions constantes observées dans l’expérience que nous invoquons le concept infondé (et donc dénué de sens selon Hume) de connexion nécessaire formulable en loi de la nature. Hume opère donc un renversement en proposant une conception dégradée de la notion de la loi de la nature […] » (Brun-Rovet, 275). Au lieu de démontrer la nécessité des lois de la nature, le philosophe sceptique se contente de dévoiler la source psychologique de notre certitude qu’une telle nécessité existe (Meillassoux, 17). Pour lui, seule l’habitude des constances empiriques nous permet de croire que le futur ressemblera au passé, sans que rien de rationnel soit au fondement d’un tel jugement.

Kant a critiqué cette thèse parce qu’elle introduit un élément subjectif (le savant qui constate des régularités) dans la connaissance alors que les lois de la nature impliquent une règle universelle, objective et impersonnelle : la conception humienne des lois de la nature ne permet donc pas de distinguer entre lois véritables et généralisations accidentelles. Si les lois de la nature n’étaient pas nécessaires, il n’y aurait aucun monde ni aucune conscience, seulement un pur chaos, une pure diversité sans ordre ni cohésion (Meillassoux, 33). Si l’hypothèse de Hume se vérifiait, cela signifierait qu’il existe des événements qui ne sont engendrés littéralement par rien, par des surgissements ex nihilo. La contingence des lois naturelles — comme la causalité par exemple — rendrait non seulement tout ordre impossible, mais elle mettrait également hors-jeu toute perception, toute conscience d’objet et donc les conditions mêmes de la science : « la conscience ne saurait survivre à l’absence de science, c’est-à-dire à l’absence de monde susceptible d’être connu par la science » (Meillassoux, 37). Cette conclusion est la conséquence de l’idéalisme kantien, dont Quentin Meillassoux a reconstruit l’argumentation de la manière suivante : comme nous avons seulement affaire à des représentations et non à des choses en soi,

[…] la différence entre les représentations objectives (fruits de mon expérience) et les représentations chimériques (fruits de mon imagination) se réduit à la différence entre les représentations ordonnées par les catégories (donc causalement ordonnées) et celle qui ne sont pas ordonnées par autre chose que l’arbitraire de la succession (rêveries sans concept). Si les choses naturelles cessaient d’obéir à la connexion causale, tout prendrait les allures d’un songe, et nous ne pourrions en aucun cas assurer que nous avons perçu un phénomène étrange, plutôt que rêvé ou fantasmé. (Meillassoux, 38-39)

Autrement dit, puisque la contingence des lois implique l’abolition de la représentation, le fait même qu’il y ait représentation vaut selon Kant comme réfutation de l’hypothèse humienne. Quentin Meillassoux a remis en question cette thèse en essayant de montrer que des mondes « hors science » sont concevables sans incohérence et qu’ils sont racontables par la fiction, y compris par la science-fiction. Par monde hors science, il entend « des mondes où la science expérimentale est en droit impossible, et non de fait inconnue. La fiction hors science définit donc ce régime particulier de l’imaginaire dans lequel il s’agit de concevoir des mondes structurés — ou plutôt déstructurés — de telle sorte que la science expérimentale ne peut y déployer ses théories ni constituer ses objets » (Meillassoux, 10). Pour qu’un monde puisse être dit hors science au sens de Meillassoux, deux exigences doivent être remplies : tout d’abord, il faut que s’y produisent des événements qu’aucune « logique » ne peut expliquer, où aucune logique de rechange — comme la magie par exemple — ne vient prendre la place de la science en offrant un autre régime de maîtrise des phénomènes ou en résorbant l’absurdité des événements dans une logique des causes et des raisons. Ensuite, et c’est la seconde condition, la question de la science doit y être présente, même si c’est sur le mode négatif : soit qu’elle devienne soudain impossible à cause d’un changement dans le monde naturel, soit qu’elle ait déjà disparu, mais qu’elle continue à hanter le monde à la façon d’une absence intensément ressentie. Tlön propose une variation sur ce thème en organisant le face-à-face entre deux mondes : dans le premier, la science existe en tant que telle ; dans le second, elle a été évincée par « le monisme ou idéalisme total » qui, précise le texte, « annule la science » (458). En se substituant à la Terre, Tlön scelle la disparition de la science au profit de cette littérature fantastique à quoi se résume sa métaphysique.

Les fictions de Borges sont généralement envisagées comme des textes relevant de la littérature fantastique dans la mesure où elles font vaciller les frontières du réel et de l’irréel. Le fantastique, selon la célèbre définition de Tzevan Todorov, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. Borges a lui-même entériné ce point de vue en qualifiant tous les récits parus à l’origine dans le Jardin aux sentiers qui bifurquent de récits fantastiques. De plus, le Post-scriptum de 1947 nous apprend que la chronique du narrateur a été publiée dans une Anthologie de la littérature fantastique, ce qui lui donne le même statut que la littérature de Tlön. Mais le récit peut aussi être envisagé comme étant proche de la SF : en effet, le narrateur qualifie le monde de Tlön de « brave new world » (456), ce qui nous incite à voir dans le récit une mise en garde contre un possible monde futur, un avertissement, une anticipation. D’autant que ce « meilleur des mondes » est présenté comme l’œuvre d’un collectif anonyme de savants, d’« une société secrète d’astronomes, de biologistes, d’ingénieurs, de métaphysiciens, de poètes, de chimistes, d’algébristes, de moralistes, de peintres, de géomètres… dirigés par un obscur homme de génie » (456). On aurait alors bien affaire à ce paradoxe, évoqué par Quentin Meillassoux, d’un texte de science-fiction portant sur un monde hors science.

Mais à quoi ressemblerait un monde inaccessible aux sciences de la nature ? Comment imaginer un monde qui ne soit pas soumis à des lois nécessaires, qui échappe aux lois de la causalité, un monde localement capable de comportements absurdes, mais qui possède cependant assez de stabilité et de régularité pour faire l’objet d’une description ? Pour Meillassoux, trois types de mondes hors science sont possibles : tout d’abord, on peut imaginer des mondes irréguliers aux lois causales défaillantes, mais seulement de manière exceptionnelle, en tous cas pas assez pour affecter la science ou la conscience ; deuxièmement, on peut fictionner un monde dont l’irrégularité serait suffisante pour abolir la science, mais pas la conscience, de sorte que la sphère événementielle serait envahie par le désordre acausal : ce serait un monde où il y aurait des « accidents des choses », de « brusques sorties de route », rendant impossible la prévision scientifique (Meillassoux, 54) ; enfin, nous dit Meillassoux, un troisième type de monde hors science peut être imaginé, dans lequel les modifications désordonnées seraient si fréquentes que l’univers se transformerait en pur chaos, à l’instar du chaos décrit par Kant, où la conscience et la science se trouveraient abolies de concert. Ce type d’univers ne serait plus en vérité un monde, mais le triomphe de la contingence et de l’arbitraire sur la constance et la régularité.

Si le récit de Borges semble d’abord s’inscrire dans la première catégorie, il glisse insensiblement vers la seconde lorsque la fiction d’un monde hors science (d’un monde où toutes les sciences sont de simples fictions métaphysiques, une sorte de littérature fantastique) fait place à celle d’une existence sans monde : le monde « réel » devient de moins en moins expérimentable, de moins en moins habitable, ce qui a pour effet de rendre le récit progressivement impossible. La difficulté à élaborer un récit sur un monde hors science est qu’il devrait intégrer ce que la narration cherche normalement à bannir : « non seulement le pur arbitraire, mais l’arbitraire qui peut à tout moment se reproduire » (Meillassoux, 57). C’est bien pourquoi le récit s’arrête au moment où le monde imaginaire de Tlön prend la place du monde réel.

IV. Fiction et connaissance

Le texte de Borges est construit sur une série de paradoxes : d’un côté, on apprend que la philosophie de Tlön abolit toute science puisque, dans un système idéaliste, il n’y a pas de distinction possible entre monde objectif et représentations subjectives ; de l’autre, le lecteur est confronté à une prolifération encyclopédique des savoirs les plus divers qui se relativisent à mesure qu’ils se multiplient. Cette contradiction n’est qu’apparente : en l’absence de critère pour démêler le savoir de la fiction, tous les savoirs imaginables deviennent possibles et plus aucune hiérarchie ne peut être établie entre eux. Tous les savoirs acquièrent la même consistance, toutes les constructions imaginables ont droit de cité, ce qui mène inévitablement à leur multiplication et à leur relativisation mutuelle. C’est ce qui explique que l’essentiel du récit (toute la deuxième partie) soit consacré à la description des savoirs de Tlön alors même qu’ils sont disqualifiés en tant que connaissances puisque assimilés à des fictions, à un avatar de la littérature fantastique. Le geste par lequel les savoirs sont relativisés au niveau diégétique est reproduit au niveau méta-diégétique : le motif de l’encyclopédie favorise en effet la mise en tension de plusieurs types de textes et de discours — philosophie, métaphysique, encyclopédie, narration, science — qui, par leur porosité, jettent un doute sur nos propres systèmes de connaissance. Borges veut-il suggérer que notre monde ne serait pas mieux représenté par la science et la philosophie que par les connaissances de l’Encyclopédie de Tlön ? Cherche-t-il à signaler les limitations de la connaissance humaine, l’impossibilité de saisir l’univers dans son objectivité, en dehors de tout point de vue, de toute construction théorique… donc en dehors de toute fiction ? Son but est-il de défendre un relativisme épistémologique radical, qui disqualifie tous nos savoirs en les réduisant à de pures fictions ?

Cette incertitude est renforcée par l’ambiguïté de la voix narrative. D’un côté, le narrateur présente son récit comme un rapport objectif et digne de foi : il imite la stratégie du discours scientifique — qui est aussi celle du récit mimétique — en mobilisant des connaissances vraisemblables, étayées par des explications rigoureuses et des méthodes à l’apparence scientifique. De plus, les théories qu’il emprunte à la science ou à la philosophie conservent la logique intrinsèque des disciplines d’origine, ce qui leur donne l’apparence de systèmes cohérents et consistants. Mais en même temps, il se présente comme un écrivain potentiel qui, au début du récit, se proposait de réaliser un roman à la première personne, « dont le narrateur omettrait ou défigurerait les faits et tomberait dans diverses contradictions, qui permettraient à peu de lecteurs — à très peu de lecteurs — de deviner une réalité atroce ou banale » (452). Un écrivain qui d’ailleurs publiera son récit dans une anthologie de la littérature fantastique avant de le présenter, dans le postscriptum, comme une chronique historique : « ici se termine la partie personnelle de mon récit. Le reste est dans la mémoire (si ce n’est dans l’espoir ou la frayeur) de tous mes lecteurs » (465). Dès lors, quel crédit accorder au récit apparemment factuel du début, qui rapporte la découverte d’Uqbar ? Feinte du narrateur qui, sous couvert de rapporter des faits réels, a produit une pure fiction, une histoire fantastique, celle précisément que nous sommes en train de lire ? L’Encyclopédie, qui au début avait été fallacieusement présentée comme le résumé « véridique » d’un savoir « réel », ne serait finalement que « la compilation d’un monde illusoire », le résumé fictif d’un savoir lui-même fictif, la simulation d’une simulation ?

À cet égard, le titre du recueil où paraît « Tlön », Ficciones, ne doit pas nous induire en erreur. Choisi par l’éditeur, il n’a pas eu tout d’abord la faveur de Borges qui le trouvait trop explicite, déflorant inutilement le sujet de textes qui oscillaient entre l’essai et le fantastique. S’il finit par accepter ce titre, c’est qu’il lui permettait de répondre à ses détracteurs qui utilisaient le terme de « fiction » pour dénigrer sa littérature. Le titre choisi pour la nouvelle section de l’édition de 1944, « Artifices » (« Artificios »), semblait mieux convenir pour Borges parce qu’il suggérait « l’habileté, l’adresse […], la prédominance de l’élaboration artistique sur la nature ainsi que l’idée de dissimulation ; derrière l’artifex latin et le terme espagnol artifice, on devine l’artiste, l’auteur » (Bernès, Œuvres 1, 1542). Cette définition de l’artifice ne fait que retrouver l’étymologie du mot « fiction » qui renvoie au fait de construire, de fabriquer, ce qui rend la fiction précisément suspecte d’artifice. Elle pose qu’une œuvre est avant tout un objet de langage, un « artifice » formel à travers lequel s’affirme la toute-puissance de l’écrivain. La reconnaissance de ce caractère fabriqué, artificiel, est l’effet perlocutoire visé par Borges, qui veut produire une œuvre de fiction et faire reconnaître son intention fictionnelle par le lecteur. La fiction en effet ne demande pas à être crue en tant que « vérité », mais bien plutôt en tant que « fiction », ce désir étant la condition première de son efficacité. C’est d’ailleurs lorsqu’elle affirme son caractère fictionnel que la littérature peut le mieux prétendre à la connaissance, l’usage de la fiction étant précisément ce qui la rapproche de la pensée conjecturelle ou hypothétique de la science. Car la fiction n’est ni le propre de la science ni celui de la littérature comme on le croit parfois. Il n’y a pas d’un côté le discours littéraire, censé avoir le monopole de la fiction et de l’autre, le discours scientifique considéré comme simple enregistrement littéral du réel. Une telle opposition fait perdre à la fiction sa légitimité à dire quelque chose du monde et donc toute capacité cognitive. En même temps, elle prive le discours scientifique des ressources de l’imagination sans lesquelles la connaissance serait impossible. Il n’y a pas, d’un côté, un langage capable de dire le vrai et le faux, mais sans référence (la fiction) et, de l’autre, des choses énoncées se contentant de vérifier des énoncés par leur simple présence (la science). La fiction n’est ni le contraire de la vérité ni l’exposition romancée de telle ou telle vérité, mais un traitement spécifique du monde qui impose le détour par le « faux » pour atteindre le « vrai ».

Ce qui fait l’originalité de Tlön à cet égard, c’est la manière dont y est modelée l’opposition de ces deux notions aux frontières aléatoires. Ne revendiquant ni le vrai ni le faux, Borges déconstruit leur opposition en s’adonnant aux jeux subtils du « vrai faux » et du « faux vrai ». Pour ce faire, il déplace la question de la vérité du plan épistémologique au plan ontologique. En donnant à la fiction la consistance d’un « monde », il la leste d’un poids ontologique qui est comme la reconnaissance implicite de sa capacité à proposer une alternative à notre actualité. Ce passage de l’épistémologie à l’ontologie est au cœur du livre de Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, où il propose d’abandonner le mode de connaissance de type référentiel au profit de l’idée de plusieurs modes d’existence, tous réels et capables de vérité, mais selon différents modes de véridiction. L’adjectif « scientifique » est ainsi envisagé comme un simple mode de véridiction parmi d’autres et il devient possible de dire « en vérité » quelque chose de quelque chose de plusieurs façons différentes. Son ambition est de rendre à la fois comparables et différenciables les sciences et les autres « pratiques de vérité », non pas en redécoupant autrement les catégories épistémologiques, mais en proposant une nouvelle ontologie des êtres dont elles s’occupent (Enquête, 181). Latour nous engage ainsi à accepter l’idée qu’il y a plusieurs régimes de vérité, plusieurs types de raison, plusieurs modes d’existence. Son ontologie plate ne postule pas une réalité préexistante dont il s’agirait de définir les liens avec la fiction, mais elle accorde à cette dernière un mode d’existence spécifique à côté d’autres objets de même niveau. Ce pluralisme ontologique fait émerger une vision de l’être comme construction, en train de se faire, qui répond assez bien à la cosmogenèse décrite par Borges. En effet, le récit ne rapporte pas seulement la dislocation de notre monde sous l’effet de la fiction, mais il relate aussi la genèse d’un univers aux dimensions plus vastes que celles d’Uqbar (simple contrée) ou de Tlön (qui a la dimension d’une planète) : Orbis Tertius. Selon Arturo Echavarría, Orbis Tertius pourrait être une synthèse de la Terre et de Tlön, un univers donc qui engloberait une pluralité de mondes (152-155). Le récit dès lors ne porterait pas sur la prise de contrôle du monde réel par un monde possible, mais sur ce que William James — dont on connaît l’influence sur Borges — a appelé un « multivers », soit un monde dont l’unité repose sur la communication entre une pluralité de mondes ou de systèmes distincts qui sont situés sur un même plan d’expérience et constamment en train de se faire, de tisser leurs innombrables fils dans toutes les directions.

V. Esthétique et connaissance

Dans sa philosophie du Als ob, Vaihinger partait d’une hypothèse constructiviste associant fictionnalisme et connaissance, en vue de dégager la valeur cognitive du possible pour la philosophie et, plus largement, pour la pensée. Il existe en effet une connaissance par les possibles comme il existe une connaissance par l’expérience, qui nous donne une prise cognitive plus ferme sur le réel en nous émancipant de l’actuel. Le possible est à la fois un aiguillon pour comprendre comment le monde est devenu tel qu’il est et « une manière de l’envisager sur l’arrière-plan de ce qu’il n’est pas », autrement dit « une manière de connaître le monde, qui ne consiste plus à l’expliquer, mais à l’évaluer » (Chauvier, 258). Or évaluer suppose une méthode comparative fondée sur le contraste entre réel et possible, autrement dit sur la multiplication des perspectives. Car il y a dans les choses beaucoup plus que ce qu’une perspective particulière peut révéler : ce qu’une perspective découvre, une autre le recouvre. Le déplacement de perspectives, qui introduit des variations dans nos schémas de compréhension, est donc une composante indispensable de la pensée par le possible. Or la fiction narrative est le seul moyen d’accéder au possible : non pas un possible donné par l’expérience vécue, qui en fixerait pour ainsi le cadre a priori, mais un possible raconté ou écrit. En décrivant les choses différemment, les fictions narratives rendent possible une modification du point de vue, un changement de perspective. Elles nous donnent accès à ce qui pourrait ou aurait pu avoir lieu, mais aussi à des concepts possibles, à des théories ou des systèmes de pensée dont nous aurions pu être équipés. Elles peuvent ainsi contribuer à transformer nos schémas de raisonnement, en montrant leur contingence ou en exhibant des possibilités qu’ils ne développaient pas. Ce faisant, les fictions narratives produisent de la connaissance, mais avec des moyens très différents de ceux de la philosophie traditionnelle. Comme le rappelle Cora Diamond :

Tout comme on peut faire des mathématiques en prouvant, mais aussi en traçant quelque chose et en disant, « regardez ceci », la pensée […] procède par arguments et aussi autrement (par exemple) par des histoires et des images. L’idée que nous n’avons pas de pensée à moins que nous ne puissions réécrire notre point de vue sous la forme d’une argumentation d’une forme reconnue est l’effet d’une mythologie de ce qui est accompli par les arguments. (13)

Si on peut dire de la littérature qu’elle produit de la connaissance, ce n’est pas au sens où elle produirait des connaissances objectives ou universelles : l’ambiguïté, la polysémie lui sont consubstantielles comme elles le sont à nos vies. C’est ce qui la distingue du discours argumentatif de la philosophie, y compris dans le monde de Tlön : « Les livres sont également différents. Les livres de fiction embrassent un seul argument, avec toutes les permutations imaginables. Ceux qui sont de nature philosophique contiennent invariablement la thèse et l’antithèse, le pour et le contre rigoureux d’une doctrine » (439). Faire suivre chaque thèse de son antithèse sans viser ni synthèse ni dépassement dialectique, c’est faire émerger un espace d’intellection où l’argumentation et la démonstration cèdent la place à la juxtaposition d’arguments contraires ou de références philosophiques hétéroclites. C’est inviter le lecteur à une sorte de parcours à travers des positions incompatibles, de sorte que l’on peut « habiter avec égale gratuité deux paysages intellectuels en forme alternée » (Almaida, 84).

Si l’auteur argentin a souvent été décrit comme un « conteur philosophique », ce n’est donc pas au sens où il déploierait sa pensée dans des excursus théoriques, mais parce qu’il la tisse dans la trame de ses fictions, dans des formes qui ne sont pas argumentatives, mais poétiques, créant ainsi des effets de transversalité épistémologique. Cette intrication de la pensée et de la fiction correspond, selon Dario Gonzales, à cette étape de la pensée philosophique où elle « pense sans penser » (Gonzales, 46). Une pensée qui ne pense pas, c’est une pensée qui ne pense pas encore, une pensée incapable de penser son propre mouvement à partir d’une certitude extérieure à son mouvement. C’est une pensée non stabilisée qui diffère le moment de sa pleine constitution, pour se situer à une étape que la philosophie elle-même présuppose : « celui de l’expression suffisante d’une idée avant que celle-ci soit proprement affirmée comme pensée véritable » (Gonzales, 47). L’accomplissement non-conceptuel de cette expression se réalise à travers la « valeur esthétique » que Borges mesure d’après un critère spécifique : le caractère inquiétant des idées, « ce qu’elles recèlent de singulier et de merveilleux » (Oeuvres 2, 153). Selon Dario Gonzales, cette valeur esthétique est la « perplexité, valeur qui s’établit par “l’allusion à des pensées contradictoires” (47). Comme il l’explique il “ne s’agit pas de ramener l’expression à une forme esthétique préalable à la forme conceptuelle, apparemment plus simple, plus immédiate, mais de résister d’abord à la forme conceptuelle afin qu’une certaine valeur esthétique puisse surgir en tant qu’effet secondaire de cette résistance” (ibid.). Les fictions borgésiennes n’illustrent pas une thèse, elles ne cherchent pas à démontrer des vérités, mais elles proposent des artifices esthétiques qui mettent “en sursis […] la raison spéculative et sémantique” (Almaida, 84). Se situant hors de l’opposition vrai/faux, elles ne sont régies ni par une contrainte de vérité ni par un respect de la vraisemblance, mais liées par un “contrat paradoxal d’irresponsabilité réciproque” entre l’auteur et le récepteur, “qui les situe au-delà ou en deçà du vrai et du faux” (Genette, 99). Plutôt que de trier le vrai du faux, Borges se plaît en effet à parcourir des “territoires en opposition”, dont l’antagonisme n’est pas résolu parce qu’il “n’y a pas d’acte d’énonciation proprement dit, mais un simple ordonnancement prosodique de perplexités” (Almaida, 82). En philosophie, on considère normalement que l’énonciation d’un fait prend en charge ce fait et lui ajoute une valeur de véridiction, intervenant ainsi dans la signification même de l’énoncé. Or le mode d’énonciation propre aux fictions borgésiennes rend impossible cet effet de véridiction parce qu’il use de procédés qui empêchent de résoudre les oppositions : la juxtaposition polémique, l’indécidabilité, la contradiction élèvent la pensée au rang de véritable “acte poétique dans lequel les contradictions ne demandent pas à être sanctionnées mais parcourues” (Almaida, 91). Ce type d’agencement formel n’est pas surnuméraire par rapport à la pensée, mais il en tient lieu, l’architecture poétique du récit étant indissociable de l’expérience de pensée qui s’y actualise. Le travail de la forme, en effet, ne consiste pas à chercher celle qui est la plus appropriée pour un contenu de connaissance préexistant puisque c’est la forme elle-même qui construit la connaissance. Comme l’écrit Philippe Sabot : “l’écriture littéraire produit une expérience de pensée dans le mouvement même où elle se produit sous la forme d’un texte” (9), puisque la spéculation y fait corps avec son propre régime discursif, la pratique d’écriture valant comme une pratique de pensée. C’est dire que les expériences de pensée littéraires sont toujours à la fois des expériences sur la pensée et des expériences sur la forme qui est l’“opérateur théorique” du texte (Sabot, 104).

Faire une expérience de pensée au sens de Borges signifie donc essayer une autre pensée que la nôtre, c’est faire un “essai de pensées” en vue d’élargir les limites du possible concevable. Ce qui suppose un certain type d’énonciation, dans lequel la spéculation fait corps avec son propre régime discursif, où le contenu devient à lui-même sa propre forme, afin d’effacer toute distance entre le DIRE et le FAIRE. Avec ses Fictions, Borges a inauguré une nouvelle façon de raconter, un genre narratif singulier qui emprunte ses caractéristiques formelles à la fois au conte et aux expériences de pensée scientifiques qui ont pour trait commun la brièveté, revendiquée par Borges dans le prologue de la première section du recueil : “Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que les livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire” (Œuvres 1, 451). Investissant à nouveaux frais la richesse et la pertinence de la forme brève, Borges l’a renouvelée de l’intérieur en lui donnant une concision et une abstraction qui contrastent avec l’extension des mondes possibles qu’elles proposent (Macé, 216). Le caractère schématique, épuré, désincarné de ses fictions les rapproche en même temps des expériences de pensée scientifiques avec lesquelles elles partagent non seulement la brièveté, mais aussi la quasi absence d’intrigue et de personnages, le caractère réducteur, conceptuel, abstrait. À l’inverse des tendances modernes, Borges reste en effet attaché aux récits à forme close, à structure très fermée et à construction quasi géométrique, ce pourquoi il renoue volontiers avec les formes littéraires les plus archaïques, comme le conte. Sa visée n’est pas démonstrative, mais interrogative : elle a pour horizon une “métaphysique de la perplexité” qui ne vise ni à montrer l’absurdité des problèmes philosophiques posés par l’idéalisme ni à relativiser nos savoirs en les ramenant à des fictions métaphysiques, mais à renouer avec l’étonnement qui est à l’origine de la philosophie. Chez les métaphysiciens tlöniens, l’étonnement relève d’une tâche, il exige une recherche aussi attentive et rigoureuse que celle qui est consacrée traditionnellement aux valeurs de la vérité et du vraisemblable. Cette tâche, l’écriture borgésienne l’assume par le choix d’une méthode qui inverse les rapports entre l’inconnu et le connu. En défamiliarisant nos savoirs traditionnels, en extrayant de leur description un monde, il suggère que notre représentation habituelle du monde ne répond à aucune nécessité : elle s’est imposée à nous par la seule force de l’habitude, par l’effet d’une convention, d’une hypothèse dont rien ne garantit qu’elle ne cèdera pas un jour la place à des modes de pensée alternatifs, tout aussi convaincants, tout aussi définitifs dans leur prétention.

1 Si certains historiens des sciences pensent que cette expérience a été réalisée expérimentalement, suivant en cela les dires de l’un des premiers biographes de Galilée, Vincenzo Viviani, la plupart d’entre eux s’accorde à dire qu’il s’agit d’un mythe et que l’expérience n’a été réalisée qu’en pensée.

 

Bibliographie

Almaida, Ivan, “L’illustre incertitude. Borges, Wittgenstein et l’énonciation philosophique”, Variaciones Borges 3/1997, p. 81-99.

Borges, Jorge Luis, “Tlön, Uqbar, Orbis Tertius”, in Œuvres complètes, tome 1, édition établie, annotée et présentée par J.-P. Bernès, traductions par J. — P. Bernès, R. Caillois, C. Esteban, N. Ibarra et F. Rosset, Paris, Gallimard, 2010 [1993].

_____ Œuvres complètes, tome 2, édition établie, annotée et présentée par J.-P. Bernès, traductions par J. — P. Bernès, R. Caillois, C. Esteban, N. Ibarra et F. Rosset, Paris, Gallimard, 2010 [1999].

Brun-Rovet, Etienne, “L’expérience de pensée : du monde possible au monde réel”, in Les détours du savoir. Expérience de pensée, fiction et réalité, D. Bellis et E. Brun-Rovet (dirs), Paris, Nouveau monde éditions, 2009, p. 275-294.

Dorianne Butruille, “‘Tlön, Uqbar, Orbis Tertius’ de Jorge Luis Borges : la création d’un monde et la recréation du monde”, Fabula/Les colloques, Territoires du récit bref. De l’image dans la fiction à l’imaginaire en science-fiction [fabula.org/colloques/document5283.php], consulté le 6 octobre 2020.

Chauvier, Stéphane, Le sens du possible, Paris, Vrin, 2010.

Cometti, Jean-Pierre, Philosopher avec Wittgenstein, Paris, PUF, 1996.

Diamond, Cora, L’esprit réaliste. Wittgenstein, la philosophie et l’esprit, Paris, PUF, 2004.

Echavarría, Arturo, Lengua y literatura de Borges, Vervuert, Iberoamericana, 2006.

Genette, Gérard, Fiction et diction, Paris, Seuil, 2004.

Gonzales, Dario, « Borges et l’économie des idées », Variaciones Borges 7 / 1999, p. 28-49.

Latour, Bruno, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012.

Louis, Anne-Marie, Borges ante el fascismo, Oxford, Peter Lang, 2007.

Macé, Marielle, “‘Le Total fabuleux’ les mondes possibles au profit du lecteur”, in Françoise Lavocat (dir), La théorie littéraire des mondes possibles, Paris, CNRS éditions, 2010, p. 205-222.

Meillassoux, Quentin, Métaphysique et fiction des mondes hors science, Paris, Aux forges de Vulcain, 2013.

Sabot, Philippe, Philosophie et littérature, Paris, PUF, 2002.

Todorov, Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970.

Vaihinger, Hans, Die Philosophie des Als Ob : System der theoretischen, praktischen und religiösen Fiktionen der Menschheit, Felix Meiner Verlag, Leipzig, 1923.

Versins, Pierre, Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, Paris, L’Âge d’Homme, 1972 (rééd. 1984).

 

 

1 Si certains historiens des sciences pensent que cette expérience a été réalisée expérimentalement, suivant en cela les dires de l’un des premiers biographes de Galilée, Vincenzo Viviani, la plupart d’entre eux s’accorde à dire qu’il s’agit d’un mythe et que l’expérience n’a été réalisée qu’en pensée.




9 – Raconter Tchernobyl : le monstrueux chez Christa Wolf et Eva Kristina Mindszenti

Laurence Perron, Université du Québec à Montréal et Université Rennes 2

« Hibakusha » est le nom japonais que l’on donne aux victimes d’Hiroshima et de Nagasaki. Sa traduction littérale en français serait « victimes de la bombe ». Le mot, né d’un contexte historique bien particulier, projette désormais une ombre funeste sur plusieurs catastrophes nucléaires qui ont succédé aux évènements d’août 1945, tel que la catastrophe de Tchernobyl en 1984 ou, plus récemment celle de Fukushima en 2011, et qui ont elles aussi marqué elles aussi l’imaginaire collectif, tout particulièrement en influençant l’idée collective que nous avons du monstre contemporain. C’est pourquoi, afin d’aborder efficacement la représentation du monstre radioactif au sein de la production romanesque engendrée par ces désastres successifs (plus précisément Les Inattendus d’Eva Krisitna Mindszenti et Incident : nouvelles d’un jour de Christa Wolf), il est nécessaire de fournir en premier lieu une rapide généalogie de l’hibakusha et délinéer les particularités de sa progressive « tératologisation ».

L’existence civile des hibakushas a longtemps été niée – et leur dénombrement bâclé – par le gouvernement japonais alors qu’il se trouvait sous tutelle américaine, autant en raison des pressions effectuées par les États-Unis, qui préféraient évidemment taire l’impact des bombardements dont ils avaient été les responsables, que par les japonais, pour qui les hibakushas deviennent de véritables monstres moraux et physiques alors mis au ban de la société. Ils sont à la fois effrayants en raison de leur apparence mais aussi par leur potentiel de dangerosité, étant donné qu’à l’époque on connaît très peu les répercussions à long terme de radiations élevées sur le corps ou sur l’environnement. Leur présence inquiète donc, mais elle soulève aussi l’animosité puisqu’en tant que victimes de l’agression nucléaire qui a mené à la reddition du Japon, ils sont la trace visible d’une honte collective, celle causée par la défaite nationale. Ultimement, ils sont à l’échelle mondiale le signe résiduel d’une autre monstruosité, celle de l’homme et de sa technique, du progrès scientifique lorsqu’il est subordonné aux intérêts idéologiques des politiques. Pourtant, alors qu’on leur dénie une existence légale, ces corps déformés ou abîmés par les radiations, devant lesquels le discours social et l’expertise médicale étaient eux-mêmes impuissants, demeuraient quant à eux bien réels.

Les hibakushas, dans l’imaginaire collectif, représentent alors ce qui transparaît malgré la volonté d’oubli de toute une population. Ils sont la marque manifeste d’un fléau qui, d’abord spectaculaire, a continué d’étendre ses ramifications dans les sphères de l’invisible, au niveau subatomique, sur plusieurs générations1. Ils cristallisent alors une angoisse qui s’étend à toute la question nucléaire :

[la radioactivité] nous atteint sans cesse et, cependant, [elle] n’est visible nulle part ou presque, [elle] échappe à l’emprise des êtres humains. Cette dualité paradoxale est un fait : réalité massive, permanente, répandue en tout lieu, omnipotente, et, en même temps, discrétion, quasi-absence, secret, tabou. (Delfour, 12)

L’hibakusha est la trace apparente d’un interdit du discours – d’un indicible – mais aussi d’un mal dont la source est inobservable à l’œil nu – d’un invisible. Bien que l’on connaisse tous l’existence de l’évènement historique de 1946, « [d]e ce crime, [nous dit Jean-Jacques Delfour,] peu d’images, peu de témoignages, aucun jugement. L’assassinat atomique entre dans l’histoire sous un voile majestueux d’impunité totale » (165). Une absence de documentation sérieuse a longtemps laissé à l’imagination le champ libre et, si chacun connaît plus ou moins l’existence de ces victimes dès l’explosion de Fat man et de Little Boy, il n’en reste pas moins que ce sont rarement les survivants eux-mêmes auxquels on donne la parole2. Le monstre reste soumis au mutisme, car on aurait bien peur à vrai dire d’entendre sa voix – qui risque, on s’en doute, de ressembler d’un peu trop près à la nôtre.

L’ouvrage Notes d’Hiroshima, de l’auteur nobélisé Kenzaburō Ōe, atteste d’un souci manifeste de transmettre ces témoignages éludés. Vingt ans après Hiroshima et Nagasaki, Tchernobyl aura ses propres hibakushas, dont Svetlana Aleksievitch retranscrira le discours dans La Supplication (1998). Les deux ouvrages empruntent la forme du reportage et posent la question de l’écriture journalistique comme forme de création en tant qu’elle est un processus de montage et d’assemblage des voix, ce qui explique peut-être en partie la nobélisation de leurs auteurs3. Ils posent un geste créatif singulier et se laissent en même temps traverser d’un dire collectif qui, depuis longtemps, cherche ses voies d’expression. On y parvient peut-être en partie à « dé-monstrer » ces survivants pour s’extirper d’un régime scopique de la monstration/monstruosité et entrer plutôt dans une logique énonciative de démonstration/dé-monstration. Cela dit, le texte de Svetlana Aleksievitch est porté par une volonté de contribuer à la mise en mot du drame en même temps qu’il met fortement l’accent sur l’incapacité de rendre intelligible une telle expérience. Cette idée selon laquelle le langage échoue à circonscrire un tel événement traverse tout l’ouvrage d’Aleksievitch et crée inévitablement une tension : en effet, comment comprendre le statut d’un texte qui sans cesse remet en cause la validité de ses propres fondements ? Comment concevoir la manière dont est pensée cette tentative, qui dénonce à l’avance son échec à venir ?

Certains des intervenants interrogés par Aleksievitch se contentent de parler de leur propre impuissance à effectuer une ressaisie de l’événement par la parole. Ils diront « Je ne suis pas écrivain et je ne pourrai pas le décrire » (Aleksievitch, 47) ou « nous ne savons pas comment tirer le sens de cette horreur » (100). D’autres étendent cette incapacité à toute forme d’énonciation subséquente, comme cet homme qui affirme que « [d]es dizaines de livres ont été écrits. De gros pavés. Il y a eu de nombreux commentaires. Mais [que] cet événement déborde du champ de l’analyse […] » (143). Il doute alors de la capacité du langage à cerner l’évènement. En d’autres cas plus drastiquement, certains étendent, de manière rétroactive, ce constat d’échec à toute production littéraire ayant précédé la catastrophe. Pour plusieurs, Pouchkine, Tolstoï ou Tchekhov ne veulent plus rien dire dans un monde post-Tchernobyl4. Il apparaît clair que, si Tchernobyl crée « [u]ne continuité radioactive pour des millénaires, [celle-ci s’accompagne aussi d’une] faible continuité mémorielle, due au défaut de représentation » (Delfour, 150).

Parce qu’il s’agit d’un accident, on peine davantage à faire entrer cette catastrophe dans une logique justificative5. « La centrale nucléaire est une manœuvre sémiologique : elle fait écran aux essais nucléaires et à leur pollution aussi universelle que tue » (Delfour, 100) et c’est pourquoi l’entrée de la catastrophe de Tchernobyl dans le discours est d’autant plus laborieuse qu’il n’y a pas d’appareil rhétorique qui soit en mesure de la prendre en charge efficacement. L’incident, causé par des problèmes de maintenance, ainsi que ses répercussions drastiques, sont entre autres le fait d’un silence et d’une apathie étatique, d’un gouvernement qui n’a pas su prendre les mesures appropriées6. Les témoins qui se livrent à Aleksievitch, d’ailleurs, le sentent bien : « J’ai lu des ouvrages sur Hiroshima et Nagasaki. J’ai vu des documentaires. C’est horrible, mais compréhensible : une guerre atomique, le rayon de l’explosion… Tout cela, je peux bien me le représenter. Mais ce qui s’est passé ici n’entre pas dans ma conscience » (Aleksievitch 138).

Comme quoi le nucléaire impose le silence parce que les mots pour le dire n’ont pas encore été forgés. Curieux, alors, qu’autant d’auteurs, cinéastes, bédéistes, s’essaient à mettre Tchernobyl en mots, proposant « une mise en image de la nucléarité du monde contemporain dont ils contribuent à la fois à diffuser la nouvelle et à amortir le choc » (Delfour, 162). On y retrouve peut-être le réflexe de vouloir pallier à l’inintelligibilité du réel par le recours à la fiction7. Beaucoup de ces textes se révèlent ennuyants pour différentes raisons, la principale étant sans doute que, bien qu’on y déniche des monstres, on n’y détecte pas, à proprement parler, de formalisation de cette figure, c’est-à-dire qu’aucune poétique particulière ne répond ou ne s’associe à son surgissement. Or, qu’on parle d’accident ou de guerre nucléaire, il va sans dire que la technologie atomique a créé un nouveau monstre – le monstre radioactif, sur lequel il s’agira de se pencher. Après une aussi longue contextualisation, il semblera peut-être étrange d’annoncer qu’il ne sera désormais plus question directement d’Aleksievitch. Cette introduction est cependant un ancrage nécessaire aux réflexions que nous nous proposons de livrer dans une analyse comparatiste du roman Les inattendus, de l’auteure hongroise Eva Kristina Mindszenti, et d’Incidents : nouvelles d’un jour, de l’auteure allemande Christa Wolf. Une analyse comparée de ces deux textes semble pertinente dans la mesure où on y trouve un traitement de la figure du monstre fondé sur des préoccupations similaires mais toutefois résolues par des stratégies de formalisation quant à elles singulières. Pour Wolf et Mindszenti, le monstre radioactif est une créature marginale, hors-discours. Il faudra donc exposer les stratégies mises en œuvre par ces deux auteures afin de formaliser une monstruosité propre à Tchernobyl en analysant pour cela le travail de déconstruction syntaxique et d’altérisation de la langue, pour démontrer qu’il est le résultat d’une « poétique de la radioactivité ». Par « poétique de la radioactivité », nous entendons simplement une stratégie de mise en forme esthétique de la radioactivité qui dépasserait la simple thématisation. Le terme de radioactivité paraît préférable à celui de nucléaire, le premier semblant mieux refléter le fait que ce sont les effets des radiations qui font l’objet d’une poétisation et non la bombe elle-même – qui, quant à elle, semble se mériter un imaginaire propre. Le terme de radioactivité permet de mieux laisser entendre la question atomique (au sens d’infime) et anatomique (mais aussi physiologique, somatique) posée par les manipulations humaines de l’atome et indique bien qu’il importe de penser cet imaginaire en termes d’effets sur le corps, souvent monstrueux, qu’il soit textuel ou biologique. En se basant sur ces deux ouvrages, nous tenterons de cerner ce qui est davantage une intuition préliminaire qu’une tendance générale – hypothèse localisée qu’il faudrait soumettre à de plus amples évaluations. Ce travail n’a donc pas la prétention d’incorporer toutes les productions traitant de Tchernobyl puisqu’il s’agit d’un exercice mené à partir d’un corpus romanesque restreint et non pas d’une démarche inductive traitant d’un grand nombre de cas.

Les Inattendus est narré par Klará, une jeune femme cloîtrée dans le village hongrois d’Hófehér. Elle prend un emploi à l’hôpital accueillant les enfants victimes de Tchernobyl afin de quitter le foyer familial et s’attache alors aux « petits monstres » dont elle s’occupe. Incidents, quant à lui, raconte la journée d’une femme en avril 1986. Ces vingt-quatre heures sont marquées par deux événements déterminants : l’explosion du quatrième réacteur nucléaire de Tchernobyl et l’opération chirurgicale du frère de la narratrice. L’opération est épineuse mais nécessaire puisqu’une tumeur au cerveau risque de le rendre gravement handicapé si elle n’est pas retirée. Il faut d’ailleurs mentionner qu’une traduction plus fidèle au titre original allemand, Störfall, serait plutôt « accidentel », un mot qui résonne davantage avec celui qu’a choisi Mindszenti. Ensemble, ces deux titres évoquent l’idée d’une chose qui se dérobe aux prévisions, un déraillement de l’ordre des choses. Mais alors, peut-on se demander, qu’est-ce qui déraille chez Wolf comme chez Mindszenti ?

I. Mindszenti : mutisme du monstre et prolifération de la ponctuation

D’emblée, le texte de Mindszenti se place sous le signe de la liminalité, ne serait-ce que d’un point de vue géographique. La petite ville d’Hófehér, où l’auteure plante l’action, se situe sur l’un des rivages de la rivière Ipoly, qui sépare le territoire hongrois du territoire slovaque. Cette division, instaurée dès le départ, se présente avant tout comme une distinction d’ordre linguistique. Lorsque s’ouvre le roman, on peut lire que « [l]’Ipoly est la frontière. […] À sa gauche, à sa droite, deux églises. En tout point, identiques. Nos sermons sont en Hongrois. Les leurs, en langue slave » (11).La frontière est donc produite par le cours d’eau, mais aussi par la langue. Le fait que celle-ci soit changeante, aqueuse, ne semble pas étranger à l’idée du caractère fluctuant des limites, surtout dans un contexte est-européen, territoire dont la carte a si souvent été redessinée. Or, c’est dans cette rivière que l’on jette les enfants difformes(12) qui sont abandonnés à Hófehér. Ils sont alors relégués à une marge représentée par la rivière, placés entre deux dialectes. Klará, la narratrice, spécifie elle-même que « [la] rivière est une crevasse […]. Dans la vase, bourrelets légers, se devinent les os des nouveau-nés sacrifiés8 » (32). Ces enfants monstres semblent alors tomber dans la faille de la langue, dans cet interstice fluide entre deux espaces langagiers, et donc dans l’indicible. Certaines citations rapprochent aussi les enfants du fleuve en créant des accointances sémantiques, comme c’est le cas lors d’un épisode où Adám, l’un des petits monstres, subit une crise de larmes. La narratrice dit alors que « [s]on buste d’usage inerte est secoué de vagues », que « [s]es difformités s’estompent sous le ressac » (39, je souligne). C’est sans doute pour cette raison, entre autres, qu’une correspondance se crée entre les lits grillagés de l’hôpital, qu’occupent les monstres, et le lit de la rivière, les deux devenant le berceau d’un secret horrifiant, celui des corps déformés par l’accident nucléaire9. Parce que le rêve est lui aussi un espace interstitiel, les monstres s’immiscent d’abord par son biais dans le monde de la narratrice. Dans ses cauchemars récurrents, les enfants-monstres boivent un liquide amer dont l’odeur, dit-elle, « soude » sa langue à son palais, faisant craqueler ses lèvres, rendant difficile la prononciation (17). Dans ces interludes oniriques, elle apparaît aussi comme monstrueuse, puisque ses jambes fusionnent l’une à l’autre. Cette double soudure l’immobilise et la réduit au silence et inaugure un lien symbolique fort du texte, celui unissant l’immobilité et le silence sous le signe du monstrueux10.

C’est donc de la brèche que sont issus les enfants monstrueux, qu’il s’agisse de la faille du quatrième réacteur ou de celle que trace l’Ipoly, séparant le normal de l’anormal, la veille du sommeil, la mort de la vie et, surtout, de façon encore plus marquée, le silence de la parole. En effet, l’apparition des enfants monstres au sein du texte s’accompagne régulièrement d’un lexique proche du silence, du murmure, du monologue, auquel s’accolent souvent les thèmes de la prostration et de l’immobilité. Il en est ainsi lors du premier quart de travail de la narratrice, où le vocabulaire employé est fortement connoté en ce sens :

Leurs soliloques produisaient un rugissement paisible. Ils gisaient droits. Immobiles. Figés dans la mollesse par des maladies neurologiques. […] Enfermés dans leur lit. Enclos dans un monologue intérieur. J’ai pris une chaise et attendu que quelqu’un m’ordonne de changer leurs couches. Immobile. Figée dans la contemplation des arbres […]. Dehors était une image. Parfaitement. Immobile. Nous gisions. Parfaitement. Immobiles. (67, je souligne)

Elle dira aussi plus loin que la beauté des monstres est atone (29) ou qu’ils sont indiciblement beaux (29). Mais le monstrueux n’est pas seulement ce qui échappe à la langue ; c’est aussi ce qui la fait dérailler. Les seuils s’estompant dans la réalité à laquelle est confrontée Klará, il semble qu’il faille les rétablir par le discours. C’est alors la ponctuation qui assume ce rôle de restauration en même temps qu’il l’empêche d’advenir tout à fait.

En effet, les réflexions de la narratrice oscillent entre un effort de distanciation et une tentative de rapprochement provoqués ou rendus par des faits linguistiques. Au champ lexical du silence ou du monologue s’ajoutent par conséquent le découpage des phrases en plusieurs segments, séparés par des points qui rendent la phrase asyntaxique. Elle s’en trouve ainsi désarticulée, à la manière des corps étranges des enfants, « [b]risée aux mêmes endroits que les difformités du nouveau-né » (60). Inversement, cette abondance de signes de ponctuation crée une surdétermination syntaxique de la phrase : elle se trouve désormais pourvue d’un nombre impressionnant de jointures, jointures dont les monstres sont privés, puisque leurs membres sont soudés. Plusieurs épisodes du texte renforcent cette intuition : regardant l’une des jeunes filles discuter au téléphone en langue étrangère, Klará se répète « Mais non. Je. Ne. Suis. Pas comme elle » (22). L’abondance envahissante des signes de ponctuation marque un arrêt, une imperméabilité des mots les uns aux autres. Ils semblent prévenir une contamination. La narratrice les emploie d’abord pour bien rétablir artificiellement la frontière qui la sépare des monstres et qu’elle voit disparaitre petit à petit à leur contact. Chaque point apparaissant dans la phrase l’en distinguant, créant des barrages étanches ou des interstices syntaxiques où Klará espère voir les enfants s’engouffrer. La barrière entre les monstres et les non-monstres est alors érigée par l’aspect hachuré de la parole, son étanchéité est le fait d’une stratégie syntaxique de découpage.Mais la mise à distance change progressivement d’objet, puisque si Klará cherche d’abord à se différencier des monstres elle finit plutôt par se distancier d’elle-même, de sa propre histoire11. À la fin du roman, la narratrice se met à parler d’elle-même à la troisième personne, devient alors cette « elle » à qui elle ne veut d’abord pas ressembler. Le fait de constater que ces monstres ne sont pas aussi muets qu’ils le paraissent mais parlent plutôt une langue étrangère provoque son désarroi : « Ils gémissent, ils râlent, ils sourient. Certains ânonnent. Leur langage est indistinct. […] [À] l’hôpital, [Klará] étudie aussi les langues étrangères » (60).

Certes, les monstres sont statiques, voire paralysés, mais ils possèdent tout de même une certaine forme de mobilité dont les hongrois sont eux-mêmes dépourvus, celle que génère la liberté de naviguer à travers le discours. En ce sens, ils déambulent davantage que la communauté d’Hófehér, qui ne sait parler que dans ses propres mots et se cloîtrer dans une autarcie linguistique. Dans son travail de distinction, l’abus de ponctuation vient produire a contrario un bégaiement de la phrase. Dès lors, le départage initié par la narratrice désinvestit en quelque sorte la phrase de son sens et la rapproche des monstres, qui sont sensés ne pas parler. La description du langage des enfants, défini comme « [d]iscours saccadés, hachés, crachés » (60), pourrait par ailleurs s’appliquer au discours de la narratrice. Cette ambivalence du rôle occupé par le déraillement syntaxique est d’ailleurs renforcée par l’emploi de structures en miroir au sein de certains passages déjà cités dans lesquels certaines phrases sont reprises presque telles quelles à l’exception d’un changement de pronom, ce qui rapproche alors les sujets des deux phrases. On voit bien par exemple comment les retours successifs du mot « immobile », dans l’extrait de la page 19, génèrent cette proximité nouvelle. Le terme, présenté alternativement au pluriel et on singulier, crée une porosité de la frontière entre l’individu (la narratrice) et la collectivité (les monstres) qui sont séparés par la ponctuation mais réunis par le retour du même adjectif.

Quoique le monstre soit aussi taciturne que l’Ipoly, il possède en revanche le cri, manifestation informe du langage12, modalité du dire qui se trouve encore à l’extérieur de la parole. Tchernobyl, en ce sens, ne peut être que crié, et il est tout à fait cohérent que ses victimes ne puissent s’exprimer que dans l’ordre de l’inarticulé. Ce sont elles, finalement, qui parviennent le mieux à parler de l’accident, celui-ci n’était pas en mesure d’entrer dans l’ordre du langage. On ne s’étonne alors pas de la méfiance manifestée par la narratrice envers la langue, qui devient, selon elle, la source de l’incapacité à dire. Dans ce renversement, le monstre, parce qu’il hurle ou gémit, n’est plus le signe du manque mais plutôt d’une abstention. Pour Mindzsenti, il n’y a que le monstre et le poète qui peuvent être absous, ce qui rapproche leurs deux régimes d’énonciation. Elle aura des mots très durs pour ceux qui n’appartiennent pas à l’une ou l’autre de ces catégories :

Il y a une chose que je déteste chez nous. C’est notre langue. Notre langage […]. L’homme est misérable devant la force de ce qu’il prononce. Le privilège de son chien, c’est qu’il ne dit mot. Sa supériorité nait de son mutisme. […] L’humain parle. C’est sa faiblesse. Son chien agit. […] Nous sommes handicapés par notre langage. Nous sommes des handicapés de la langue. (70-71)

Si celui qui parle est dénoncé comme étant le véritable handicapé, c’est sans doute parce que son discours, béquille inadéquate, fait défaut lorsqu’il se mesure aux terrains inégaux, désaffectés et corrompus de Tchernobyl. Face à l’impossible à dire, confrontée au manque de mots justes, aux écueils de la langue et à son caractère lacunaire, Klará est catégorique : pour sortir victorieux de ce combat mené contre l’absence de sens, il ne faut, surtout pas, avoir le dernier mot.

II. Christa Wolf : barres et obliques de l’énonciation monstrueuse

Dans Incidents, la narratrice de Wolf fait preuve d’un même type de méfiance envers la langue et ses revers. S’il n’est jamais question du silence des chiens, elle dit en revanche qu’elle s’est déjà « laissée aller à [imaginer] que les dauphins […] avaient pu un jour, dans la nuit des temps, refuser après mûre réflexion le don de la parole, qui leur a peut-être aussi été offert […] » (113). Elle sous-entend par la suite que ce refus constitue un choix plus judicieux que celui pour lequel aurait opté l’homme. Dans cette petite plaquette, le monstre est présent de manière beaucoup moins explicite que chez Mindszenti13. Pourtant, il est bien là : le corps du frère en est le premier dépositaire, lui qui se retrouve découpé sur la table d’opération, livré aux mains anonymes de quelque Frankenstein moderne. Ce corps-cobaye, à la fois mis en souffrance et sauvé par la science, devient l’origine d’une réflexion sur l’anomalie génétique et ses fondements. Elle se décline par exemple du côté de la défaillance cellulaire ou encore dérive vers des considérations sur l’origine des espèces, insinuant que l’homme aurait évolué vers sa propre monstruosité14. Pour Wolf, la monstruosité éthique et morale de l’homo sapiens progresserait trop rapidement pour que son apparence physique puisse la rattraper et en devenir la trace corporelle manifeste. Dans cette optique, Tchernobyl serait évidemment la punition que se mériteraient les hommes d’avoir trop voulu savoir. En ce sens, le véritable monstre du texte est incarné par la science et les scientifiques15. Les corps affectés par les radiations n’en incarnent que la trace visible : ils sont présentés comme le symptôme d’un châtiment divin visant à punir l’orgueil de l’homme, notamment par le concours d’un grand nombre de références à l’imaginaire babélien. Cette convocation n’est pas du tout innocente puisqu’elle relie la problématique de l’ambition et de l’avancée technique effrénée à la question que pose la langue ou, plutôt, l’absence d’une langue partagée par tous. La technique devient chez Wolf un langage qu’on espère universel et que, pourtant, une simple poignée d’élus est en mesure de comprendre. Ainsi, comme chez Mindszenti, le langage du monstre est toujours un langage étranger, puisque « [l]es physiciens continuent de nous parler dans leur langue incompréhensible pour nous […], nous qui nous demandons ce que sont « quinze mille millirem de fall-out à l’heure » » (52). Lisant des pamphlets sur la commémoration d’Hiroshima, la narratrice n’a « guère été étonnée qu’il s’agisse de textes ayant pour sujet la « confusion des langues » […] » (52). Parcourant à nouveau le texte de la Genèse, elle a « l’impression [de lire] ce très vieux texte pour la première fois » (98). Car, rappelle-t-elle, la tour de Babel aurait été construite par les hommes dans l’espoir de toucher au ciel ; or, difficile de ne pas penser que c’est précisément ce que font les scientifiques de Tchernobyl en contaminant les cieux de radiations invisibles.

À ce nouveau récit incompréhensible de la catastrophe répond donc une compréhension différente des textes d’autrefois mais aussi une nouvelle incompréhensibilité du langage d’avant. Wolf propose de constantes réflexions sur l’impossibilité de narrer la catastrophe mais surtout sur celle de désormais dire quoi que ce soit sans y référer16. Plusieurs impossibilités se superposent ainsi, notamment celle du retour vers un état où Tchernobyl ne changeait pas les connotations des mots, mais aussi celle d’une parole qui échappe à un effet de différé et de rétroaction. En soutenant entre autres qu’elle parle d’« un jour […] à propos duquel [elle] ne peu[t] écrire au présent » (11), Wolf signifie qu’il ne subsiste aucune possibilité de parler d’un autre lieu que de celui qui succède à la catastrophe, que celle-ci a désormais irrémédiablement envahi tous les espaces de la langue17. Si les rayons radioactifs contaminent les sols, c’est dans langage qu’ils se propagent avant tout, créant les plus importants dégâts.

Le texte est par exemple ponctué de références au mot « nuage » et à l’incapacité pour qui que ce soit de l’employer sans qu’on y entende dorénavant une allusion au nuage radioactif. Pour Wolf, « le fait que nous appelions cela « nuage » est simplement un signe de l’incapacité de notre langue à suivre le rythme des progrès de la science » (37). Elle dira, par exemple, qu’elle serait « curieuse de savoir quel poète osera le premier chanter à nouveau un nuage blanc. Car « [u]n nuage invisible, d’une toute autre substance, s’était chargé d’attirer sur lui nos sentiments », reléguant « le nuage blanc de la poésie aux archives » (67). À l’époque de sa grand-mère, ajoute-t-elle encore, « sous le mot nuage, on ne pouvait pas s’imaginer autre chose que de la vapeur d’eau condensée » (18). Les nuages ayant cessé d’être visibles et le danger avec lui18, le corps du texte, en même temps que celui des victimes, est désormais le seul endroit où la trace de ce nuage est apparente.

Cette obsession pour un danger imperceptible en dehors des dommages collatéraux qu’il provoque s’étend à toutes les sphères du texte et se fonde entre autres sur de nombreux parallèles que la narratrice établit entre l’accident nucléaire et l’opération du frère19. Ils s’articulent majoritairement autour d’une grande quantité de réflexions sur l’œil et le regard20, le visible et l’impalpable. C’est aussi en interrogeant sa propre capacité de monstration, que le texte relève d’un imaginaire du monstre. Ici, ce dernier n’est plus visible puisqu’il est désormais camouflé dans les strates subatomiques du vivant. C’est le cas de la tumeur du frère, dont l’idée est insupportable pour la narratrice, principalement parce qu’il est impossible de la discerner à l’œil nu et qu’il faut avoir recours au regard machinique pour la rendre perceptible. Le frère risque par ailleurs de perdre la vue lors de son opération : c’est donc qu’un incident chirurgical pourrait l’en priver comme l’accident nucléaire frustre Wolf d’une expérience captable du danger. En parallèle se multiplient les réflexions sur le langage en tant que tache aveugle de l’homme21, ce qui reconduit cet imaginaire scopique tout en posant à nouveau la parole comme défaillance.

La langue, comme les corps des victimes et les nuages, a été contaminée, corrompue dans sa structure même (moléculaire ou syntaxique) par quelque chose d’invisible. Aux réflexions sur l’incapacité de dire se joint donc aussi une disruption de la voix narrative et de la composition du texte. En effet, la construction d’Incidents est parcellaire, fractale, disloquée. Le texte n’est pas divisé en chapitres, il s’agit d’un long monologue où se succèdent des paragraphes épars abruptement interrompus par un demi-cadratin, qui sectionne alors les phrases en deux. Le premier paragraphe du roman à se « fendre » ainsi parle justement de fission22 alors même qu’il fissure la phrase et décompose le texte en particules. À propos d’une conversation téléphonique avec sa fille, la narratrice dira d’ailleurs qu’elles avaient « peur qu’un mot de trop pût rompre une digue qui devait encore tenir bon » (43). Les petits traits, semble-t-il, représentent ces digues, qui empêchent le reste de la phrase d’advenir, contiennent un possible débordement du langage, ce dernier paraissant s’arrêter au seuil de révélations dont il s’approche sans pouvoir les formuler.

Les cadratins officient aussi comme des sutures entre les paragraphes ; ce sont par eux qu’ils sont interrompus, mais aussi liés. Le texte semble alors découpé, suturé, composé de membres disparates qui ensemble parviennent à faire corps, à devenir parole. Dans une perspective monstrueuse, difficile de ne pas penser alors à Frankenstein et à sa créature. Cette structure textuelle éclatée et dont on peine à garder le contrôle rappelle l’incapacité des dirigeants à gérer correctement le drame de Tchernobyl, mais est aussi susceptible de renvoyer au classique de Mary Shelley dans la mesure où l’homme se trouve impuissant face aux dangers de la créature qu’il a mise au monde. Cette évocation est inévitablement renforcée par le travail des médecins sur le corps du frère. Par ailleurs, sans qu’on sache bien en quoi consiste son emploi, on comprend à certains commentaires de la narratrice que ce frère travaille dans le milieu de la physique et qu’il n’est pas totalement étranger au projet de Tchernobyl. Il serait en mesure de traduire les termes techniques utilisés par les physiciens : il parle donc la langue des monstres et agit pour eux en guise de traducteur23. Créature de la marge dont le corps malade, puis découpé, est monstrueux, le frère appartient aussi à l’univers des monstres parce qu’il peut s’adresser aux scientifiques autant qu’à la sœur.

Mais les traits d’unions n’apparaissent pas qu’au moment de fracturer des paragraphes puisqu’ils divisent aussi certains mots, comme « « a-tome » en grec [ou] « in-dividu » en latin : [soit] indivisible » (39). Selon Wolf, « [c]eux qui ont inventé ces mots ne connaissaient ni la fission nucléaire ni la schizophrénie […] » (39). La narratrice est investie de la conviction qu’il faut désormais rompre ces mots comme l’a auparavant été ce qu’ils désignent (le sujet, la matière et, surtout, la conception unitaire que l’homme en avait jusqu’alors). Les dédoublements et les scissions du discours sont alors placés là pour rendre compte de ceux ayant lieu dans l’identité du sujet comme dans sa structure moléculaire. Il faut donc briser la fausse unité de la langue et ses potentialités d’adéquation, comme il faut mettre fin à l’illusion d’un sujet unifié : « Je – ce fameux JE qui, pour les besoins de la réflexion. A tendance à se dissocier du MOI […]. » (42) Dans le texte de Wolf, c’est bien plus que la centrale nucléaire qui entre en fission en 1986 puisque la réaction en chaîne entraîne aussi une corruption du langage. À la manière de Mindszenti, l’auteure rejoue elle aussi l’accident nucléaire en produisant des désordres syntaxiques ou des détraquements orthographiques dans lesquels on peut, sans doute, voir les véritables incidents évoqués par le titre.

III. Existe-t-il une « poétique de la radioactivité » ? Dédoublements et doubles hélices

Chez Wolf comme chez Mindszenti, le danger représenté par les radiations se situe sur le plan subatomique et génétique. Il provoque une altération drastique des corps sans pourtant être visible à l’œil nu. Les déraillements de la syntaxe, notamment au niveau des signes de ponctuation, sont révélateurs de ce nous appelions en introduction une « poétique de la radioactivité ». En effet, ces auteures font non seulement preuve de méfiance envers la langue, mais choisissent pour cela d’user de son plus petit dénominateur typographique, la lettre ou le caractère. Elles minent de l’intérieur cet organisme qu’on appelle texte et dont elles délient les composantes, à la manière de l’uranium. Pour rendre compte de l’horreur de Tchernobyl, il importerait d’altérer la phrase au niveau de sa plus petite unité, de corrompre le texte, la langue, tout comme la radiation nucléaire corrompt le corps organique des victimes. Il faut distordre la parole munis d’outils discrets, qui soient eux aussi les plus invisibles possibles, œuvrant alors au niveau microscopique tout en produisant des lésions apparentes sur la surface du texte ou du corps, rendant plus laborieuse la lecture de l’un, plus illisible la peau de l’autre. La méfiance envers ce qu’on ne voit pas dans la langue ferait alors écho à la méfiance de ce qu’on ne voit pas dans l’air qu’on respire.

Chez Mindszenti et Wolf, le corps monstrueux, ultimement, est davantage le corps du texte que celui des victimes de Tchernobyl – et c’est là une des forces de ces étranges romans, aussi hybrides que leurs personnages, puisqu’ils font l’économie d’un traitement misérabiliste ou voyeuriste de la question pour se préoccuper davantage de la poétisation possible de la figure monstrueuse. Ainsi, le corps du monstre affecte le corps du texte plus qu’il ne rôde dans sa diégèse même. Ceci étant dit, il serait faux de penser que cette particularité se limite aux récits sur Tchernobyl, puisqu’un type de formalisation semblable peut s’observer dans de multiples fictions portant sur le monstre. Qu’est-ce qui rendrait alors ces textes-ci différents ? Qu’est-ce qui en ferait la spécificité par rapport à un corpus sur le monstre plus général ? Mais encore, quel type de discours Tchernobyl permet-il de tenir sur le monstre et, inversement, qu’est-ce que la convocation du monstrueux permet de produire comme discours sur la catastrophe ?

Il faut, pour commencer de répondre à cette question, rappeler d’abord que l’effet des radiations est avant toute chose une affaire de distorsion de l’empreinte génétique entraînant une potentielle stérilité. En effet, si cela ne mène pas toujours à des malformations visibles, on sait désormais que l’exposition à un certain niveau de radiations est susceptible de modifier les structures de l’ADN. Or, l’ADN étant l’encodage du corps, il constitue en quelque sorte la langue dans lequel se déchiffre l’identité biologique de quelqu’un, l’écriture dans laquelle se rédige les instructions permettant au corps de fonctionner. Ainsi les radiations, en dégradant le code génétique, altèrent ce discours génératif et génétique du corps, sa syntaxe, et provoquent son dysfonctionnement. Les molécules d’ADN peuvent mourir des suites d’une radiation tout comme elles peuvent se reconstituer, parfois fautivement, ce qui met en péril les capacités reproductrices de l’individu exposé. De manière générale, Tchernobyl véhicule d’ores et déjà un imaginaire de la stérilité, puisque les radiations rendent les produits de la terre impropres à la consommation24.

S’il y a altération du code génétique25 par les radiations, il est alors peu étonnant qu’un imaginaire monstrueux de la filiation généalogique soit un enjeu nodal de textes portant sur Tchernobyl et que cet imaginaire soit modelé par une même « poétique de la radioactivité ». Nous clorons par conséquent cette réflexion en abordant la manière dont une telle poétique engage le récit dans une complexification des enjeux de filiation qui n’est pas étrangère à un imaginaire discursif plus généralisé sur la catastrophe de Tchernobyl. Jean-Jacques Delfour nous rappelle après tout que le nucléaire est un monde sans enfants (Delfour, 210), c’est-à-dire que sa capacité d’autodestruction en fait désormais un legs impossible et empoisonné. Le monde tel que transformé par le nucléaire ne peut désormais plus être donné en héritage aux générations futures autrement qu’à la manière d’un problème reporté. Parlant des centrales comme des « enfants chéris » des nucléologues (73), Delfour rappelle aussi que l’Enola Gay (l’avion qui servit à larguer la première bombe atomique) a été nommé en l’honneur de la mère du pilote. Pour lui, « ces métaphores familiales […] masquent, sous l’imagerie d’une sainte famille, d’abominables machines de mort […] » (112), ils sont des mots écrans d’où découlerait en retour une méfiance du familier puisque, sous les traits du connu et de l’intime, se cache désormais le danger d’un possible déraillement pouvant aller jusqu’à l’annihilation.

Dans Les Inattendus, ce bouleversement passe souvent par l’inversion. Les petits monstres de l’hôpital sont souvent qualifiés de vieillards26 alors que la narratrice réfère régulièrement à sa propre personne en se décrivant comme un fœtus encore à naître27, ce qui invertit déjà l’ordre généalogique habituel en subvertissant la chronologie du vivant. Faisant allusion aux secrets familiaux, elle soutient par exemple que « [p]eu importe qui enfanta qui : nous voilà unis par les liens fraternels de l’hérésie. Je suis aussi le grand frère de mon père » (23-24). Or, ce secret hérétique qui parvient à lier entre eux les membres d’une même famille est double puisqu’il englobe à la fois la mort du fils aîné, qu’on suppose déformé par les radiations, et les crimes collectifs de la nation hongroise durant le XXe siècle. L’entrée de l’histoire dans le monstrueux (et inversement) bouleverse donc les rapports de filiation, bouscule l’ordre de la narration dans lequel s’inscrit un récit national, faisant déchoir les pères dirigeants, alors infantilisés. De la même façon, le monstrueux, même intime, oblige une semblable inversion de la chronologie familiale : alors qu’elle rejette ses propres parents et que les parents de ses patients abandonnent leurs rejetons difformes28, Klará se rapproche aussi des petits monstres en parlant d’eux comme de ses propres enfants (86, 87), tissant par là une appartenance en dehors des liens familiaux. La relation avec les monstres est alors une stratégie de fuite hors de la logique mortifère d’une filiation qui est devenue la véritable source du monstrueux dans sa pulsion itérative et mimétique.

Wolf problématise elle aussi cette question, notamment lorsqu’elle fait référence aux scientifiques de la centrale, qui « ne connaissent […] ni père ni mère. Ni frère ni sœur. Ni femme ni enfant […] » (75), affirmant qu’ils sont plutôt « de légitimes descendants du scientifique obsédé par la « vérité » », des « rejetons illégitimes qui se réclament indûment de lui […] » (75). Les ravages de la science sont alors présentés comme une tare génétique ou un virus que se transmettrait une descendance de scientifiques. Le monstrueux au sens moral produit donc une nouvelle lignée dans laquelle les physiciens soviétiques viennent s’inscrire. La narratrice de Wolf fera montre d’une méfiance répétée envers les œufs que pondent ses poules (11, 17). Si soupçonner la possible radioactivité des produits de consommation courante est un réflexe ordinaire après la catastrophe, il est intéressant que, pour cristalliser cette angoisse, Wolf choisisse un œuf, convoquant par-là l’enjeu de la fécondité. Simultanément, elle crée en d’autres endroits des parallèles entre le colmatage de l’accident et « [l]es passions qui avaient conduit aux combats acharnés avec le frère », qu’il faut « [repousser] dans ce cratère qui s’est formé en nous de bonne heure et fait office de dernier dépôt de stockage pour sentiments radioactifs insupportables » (104). C’est donc que la logique de filiation à l’œuvre dans le texte s’apparente à celle selon laquelle s’organise la gestion de la crise nucléaire, ce qui n’est visiblement pas un effort de valorisation de l’une ou de l’autre de la part de la narratrice. Dans Incidents, ce motif de l’animosité fraternelle est récurrent et se cristallise dans la figure régulièrement convoquée de Caïn29. Or, en plus d’être l’assassin de son frère, Caïn est le premier des agriculteurs. Il constitue donc l’une des premières références majeures à la culture de la terre qui parsèment le texte de Wolf30. La journée décrite dans Incidents est en effet consacrée en grand partie au jardinage et au déracinement des mauvaises herbes, qu’elle assimile à la fois à la tumeur du frère et à l’effet néfaste des radiations :

C’est vraiment une satisfaction indescriptible de saisir de la main droite une touffe d’orties, de suivre avec l’index gauche les méandres de sa racine sous la terre jusqu’à ce qu’on trouve un point propice à partir duquel on puisse arracher dans toute sa longueur, avec persévérance et précaution, le vigoureux rhizome, profond et ramifié […]. [D]écortiquer jusqu’à sa toute dernière cellule la tumeur qui s’est implantée très, très près de l’hypophyse et l’extirper de son environnement sain. […] Au lieu de poursuivre cette idée, j’ai préféré me consacrer aux orties […]. (34-35)

L’imaginaire botanique permet donc de cristalliser en un seul et même geste, celui du déracinement, les différents sillons sémantiques du texte. Curieusement, Mindszenti use de stratégies similaires : Klará, par exemple, revient souvent en pensée sur les lieux de son enfance, le verger familial, qu’il faudra vendre ou abandonner faute de descendance31. Le déclin du verger renvoie alors à celui de la lignée, dont il dépend. Mais contrairement à la relation aux parents, qui se place sous le signe d’une absence de fructification, la mise en relation avec les monstres semble établir pour la narratrice un nouvel ordre de filiation. Lorsqu’elle se surprend à faire des grimaces devant le miroir (et donc à produire une monstruosité artificielle sur son visage), Klará songe que « [d]ans ces instants, [elle n’est] plus une ronce, [elle] porte aussi des fruits. » (54). Le lexique par lequel s’expriment et surgissent les liens d’appartenance navigue donc constamment autour d’un imaginaire de la croissance ou de l’étiolement végétal.

Cette omniprésence d’un imaginaire botanique peut sans doute s’expliquer si on comprend le végétal en tant que vecteur d’un imaginaire plus vaste de la gestation ; celle des bébés monstres, celle du secret, celle des plantes qui « explosent » après l’accident32 – une idée qu’éclaire bien une expression comme « arbre généalogique ». L’arbre, ses racines secrètes ou leur absence, permet de figurer l’angoisse suscitée par un achoppement de la filiation, une suspicion face à la croissance – qui risque si rapidement, après Tchernobyl, de devenir excroissance monstrueuse. Les deux dangers les plus couramment associés à la radioactivité sont après tout l’apparition du cancer et la réduction ou la disparition de la fertilité. C’est pour cette raison que les deux manifestations symptomatiques de l’angoisse produite par Tchernobyl dans le texte passent par l’apparition du thème de la croissance végétale (un imaginaire de la germination est ainsi rapatrié dans le texte) et celle du dédoublement (un cancer étant une dysfonction des cellules dont la reproduction, devenue métastasique, est déréglée33).

Ce motif du double, accolé à celui de la reproduction (du même), mériterait qu’on l’observe de plus près puisqu’il advient souvent par le biais d’une angoisse profonde provoquée par l’idée d’une démultiplication, mais aussi par l’évocation d’une séparation, d’une scission plutôt qu’une réplication du sujet en deux. La fausse gémellité présentée par Mindszenti est décrite dans le texte comme une « soudure » (63) qui n’est possible qu’avant l’indépendance de la sœur. L’autarcie familiale est par conséquent la genèse de cette soudure dont on a déjà dit qu’elle s’associe dans ce roman à l’imaginaire du monstre. Les répétitions soutenues sur la suite des pères rappellent aussi la réaction du corps face aux radiations, qui ne sait reproduire que de l’identique – des tumeurs. Cette conséquence cancérigène des radiations sur l’organisme et le déversement de cette inquiétude dans la langue dépasse par ailleurs le cadre de ces deux romans. Delfour insiste également à ce sujet : à son avis, la « prolifération onomastique [de mots pour décrire la radioactivité] semble [être] un cancer lexical […] pour ainsi dire métastasique. Dans l’imaginaire collectif, ce sont des êtres [les éléments radioactifs] semblables aux tumeurs […]. » (Delfour, 60) Il ira jusqu’à dire que « [l]a centrale nucléaire est la sœur jumelle de la bombe atomique. » (100) Or, les cauchemars de Klará sont habités par la hantise d’avoir pris la place d’une autre, qui aurait été identique et pourtant différente, une Klará quant à elle légitime – le pendant inaltéré de l’être divisé qu’elle incarne.

Wolf fait appel à un imaginaire très semblable en évoquant le conte du « Petit frère et de la petite sœur ». Il s’agit d’un récit des frères Grimm où deux orphelins échappent à leur marâtre et se réfugient dans une forêt. La soif les tenaille mais un sort lancé aux rivières fait en sorte que quiconque buvant de cette eau devient une bête. Le jeune frère cède pourtant à la tentation et se transforme en cervidé. Lorsque la marâtre apprend que les enfants ont survécu, elle tue la jeune sœur et la remplace par sa propre fille, physiquement identique à l’exception de l’un de ses yeux. Or, la narratrice de Wolf est hantée par la peur de n’être pas la petite sœur mais plutôt son double mauvais34 – double dont, justement, l’œil fait défaut, seule trace de la substitution. Or, on a déjà insisté sur l’importance de la question du visible et démontré à quel point elle hante ce récit. On pourrait aussi y déceler un écho de l’importance de la soif dans le texte de Mindszenti qui, parce qu’elle initie la soudure dans Les innatendus, se rapporte métonymiquement au monstrueux. Dans ce conte, on voit bien également que la condamnation du petit frère est une punition pour avoir cédé à la tentation de boire (d’assouvir une soif, peut-être celle du savoir), tentation qui menace de le transformer en une bête fauve, comme le rappelle Mindszenti (61). Cette mutation rapproche le personnage du monstre et associe par conséquent une fois de plus cette figure au personnage du frère. La menace qui plane sur le geste de s’abreuver donne également une nouvelle dimension à certains propos de Wolf, comme lorsqu’elle dit que « nous [les hommes] avons sucé avec le lait cet impérieux besoin de domination et de soumission […] » (86). Si cette remarque reconduit le thème important du péché de connaissance, elle le relie aussi à la question de la filiation par analogie au lait (et donc à l’allaitement) à la fois nourricier et nocif pour qui le boit. Puisqu’il s’agit de créer des parallèles avec Mindszenti, notons par ailleurs qu’il s’agit chez Wolf d’une adresse au frère absent, donc d’un discours monologique, comme l’est celui des monstres et de la narratrice dans Les inattendus, qui est aussi concerné en filigrane par le problème du frère disparu.

Il apparaît vite évident que, s’il faut s’interrompre dans le défrichement de ces intrications entre filiation, dédoublement et botanique, ce n’est certainement pas faute de matière. Le décryptage de ces thématiques mériterait qu’on lui consacre une étude complète. Il faut se contenter ici de signaler qu’elles permettent déjà de mieux comprendre cette « poétique de la radioactivité » encore à définir, notamment en répétant l’angoisse générée par la scission mais aussi en faisant écho à la compulsion de répétition de certains signes de ponctuation. Les motifs de la reproduction et de la disparition, de la coupure et de la soudure, renvoient à l’ambivalence des usages typographiques de Wolf et Mindszenti. Loin d’être un simple actant du texte, le monstre devient un véritable enjeu d’énonciation et prend ses racines thématiques autant aux niveaux souterrains du texte qu’à leur surface même, se dissimule, se dérobe et s’invisibilise au regard du lecteur à la manière de la radiation, sans pour autant lui faire la grâce de ses effets pernicieux et inquiétants. Il brise la ligne du texte en même temps qu’il rompt la lignée dont parle celui-ci, à moins que ce ne soit la fameuse structure à double hélice qu’il ne fragmente. Parlant d’êtres marginaux, ces textes se placent eux-mêmes dans une situation périphérique, excentrée par rapport aux discours socio-historiques ou documentaires qui les ont précédés et à ceux qui les suivront.

Or, cette caractéristique fascinante d’une poétique timidement baptisée de « radioactive » n’a pas fini d’intriguer puisque, dans les deux textes à l’étude, elle se double d’un rapport architextuel au conte. En effet, s’il a été question de la reprise du texte des frères Grimm par Wolf, il faut encore mentionner que Mindszenti, en baptisant le village de son roman Hófehér, ne renvoie à aucun village existant. Plutôt que d’un toponyme réel, il s’agit du nom que porte le conte de Blanche Neige en hongrois, un conte contenant lui aussi les motifs de la belle-famille néfaste et de l’usurpation. Si cette correspondance ne suffirait pas à fonder une analyse comparée de Wolf et Mindszenti basée sur la reprise d’un genre, ce curieux choix apparaît comme révélateur du statut que se donne le texte. Le conte, en tant que récit initiatique, sert à indiquer au sujet en phase de transition le rôle qu’il devra désormais occuper dans la collectivité. Le rite mis en scène par le conte place donc le sujet dans une phase liminaire où il doit abandonner son ancienne position dans la communauté sans encore être agrégé au groupe sous son nouveau statut.

À ce titre, le monstre correspond parfaitement à la catégorie du « personnage liminaire », imaginée par Marie Scarpa (180) dans ses analyses ethnocritiques. Mais si le monstre est coincé entre deux états, l’un qu’il peine à quitter et l’autre qu’il ne parvient pas à endosser absolument, c’est avant tout le langage qui semble, dans ces textes, placé dans une délicate situation de liminalité. Si une indétermination de l’identité constitue un caractère spécifique des périodes de marges illustrées au sein du conte35, on peut penser que le monstre, mais surtout la parole (et peut-être alors la parole monstrueuse), sont ici captés dans leur traversée d’une telle phase transitoire et comme croqués dans cet état d’indécidabilité où il leur appartient de redéfinir leurs virtualités respectives. Ce n’est donc plus seulement le protagoniste monstrueux qui se retrouve placé en état de marginalité, mais aussi la parole vis-à-vis de son antériorité. On pourrait oser aller plus loin, avancer qu’il est possible qu’encore une fois cet état de fait participe d’une « poétique de la radioactivité » en ce qu’elle serait éminemment quantique. La nature du monstre et de la parole y resterait constamment indécidable, labile, dépendante de l’observateur qui souhaite s’adonner à sa scrutation. Si cette investigation reste certes à mener, c’est pour notre part ici que nous choisissons de refermer, comme la boîte qui enferme le chat de Schrödinger, les livres de Mindszenti et de Wolf, pour s’offrir alors le luxe de l’équivoque et de l’incertitude.

Bibliographie

Aleksievich, Svetlana, La supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse, Paris, J.-C. Lattès, 1998.

Chassay, Jean-François, Au cœur du sujet : imaginaire du gène, Montréal, Quartanier, « Erres essais », 2013.

Chassay, Jean-François, Hélène Machinal et Myriam Marrache-Gouraud, Signatures du monstre, Presses Universitaires de Rennes, 2017.

Delfour, Jean-Jacques, La Condition nucléaire, Paris, L’Échappée, 2014.

Mindszenti, Eva Kristina, Les Inattendus, Paris, Stock, 2006.

Ōe, Kenzaburō, Notes de Hiroshima, Paris, Gallimard, « folio », 2012.

Scarpa, Marie, « Le personnage liminaire », in L’Ethnocritique de la littérature, Presses de l’Université du Québec, 2011.

Wolf, Christa, Incident : nouvelles d’un jour, Aix-en-Provence, Alinéa, 1989.


1 L’impact environnemental des radiations sur les territoires concernés, qui met longtemps à se résorber, fait bel et bien en sorte que les impacts de la bombe s’étendent sur plusieurs générations.

2 Il existe désormais une véritable littérature de la bombe, constituée en courant artistique, enseignée et, dans ses débuts, majoritairement composée de survivants comme Yōko Ōta, Tamiki Hara, Shinoe Shoda et Sadako Kurihara.

3 En plus du côté « humanitaire » (presque « onusien ») de ces œuvres.

4 J’en donne quelques exemples : « [J]usqu’ici aucun livre ne m’a aidée, ne m’a permis de comprendre […].  Et soudain, il n’y a plus de livre utilisable » (Aleksievitch, 1998, 115) ; « [J]e suis encore incapable de comprendre tout à fait, je n’ai jamais rien lu de tel nulle part » (123) ; « Je leur récite Pouchkine [aux enfants] et ils me regardent avec des yeux froids, détachés… un autre monde les entoure… » (131).

5 Contrairement, par exemple, à l’initiative étasunienne de 1946, qu’on qualifie souvent de « nécessaire ».

6 On a voulu cacher à la population l’effet des radiations pour éviter la panique mais surtout pour éviter la mise à mal de l’idéologie communiste et la viabilité d’un usage pacifique du nucléaire.

7 Et pourtant, dans les récits portant sur Tchernobyl, la propension des romanciers à récupérer le contenu des témoignages qui sont livrés dans La Supplication pour en produire des épisodes romanesques est remarquable. Comme si, finalement, le manque à dire et l’impossibilité de rendre le drame dans toute son ampleur par le récit factuel appelait une prise en charge de l’événement par l’imaginaire, mais qu’un devoir d’authenticité, de fidélité événementielle subsistait. Beaucoup de textes, et c’est là un avis en partie personnel, manquent d’intérêt pour cette raison ; parce qu’ils sont inscrits dans une logique du type « d’après une histoire vraie », ils finissent par miner de l’intérieur leur entreprise de traduction d’un vécu précisément en se cantonnant à celui-ci et en ne débordant jamais d’un mandat de transmission du factuel vers le fictionnel. Ces initiatives sont nombreuses mais assez répétitives. Séparément, elles sont plutôt inintéressantes à lire ; prises dans un ensemble, elles deviennent un phénomène symptomatique révélateur.

8 L’Ipoly est aussi, de l’aveu de la narratrice, le lit d’un secret particulier, celui de la faute nazie, puis de la faute communiste. Plusieurs références indirectes sont faites à ces évènements : « Nous pouvons faire mine de ne pas le connaitre [le secret]. Ou d’être agnostiques, et de nous en moquer. Nous pouvons jurer ne pas être coupables des agissements de nos pères et les renier, les renier tous. Mais le secret a perlé. Certains ont parlé. Quelques spécialistes témoignent : Hófehér est un point stratégique dans les archives de la sorcellerie magyare. Il y a bien longtemps, les rondes de sorcières virevoltèrent sur ses berges. […] À cette époque, les deux rives de l’Ipoly nous appartenaient » (Mindszenti, 24). Puis : « Nos campagnes sont baignées d’obscurantisme. Les croyances remplacent la bibliothèque et l’université. Constituent notre savoir. Les cultes païens aussi apaisent les doutes. L’Ipoly garde leurs secrets. Comment croire, en voyant nos maisons silencieuses, nos vies de labeur, que nos aïeux prirent part à des rites de magie rouge ? » (Mindszenti, 25).

9 La narratrice le laisse bien entendre, elle qui pressent et subit les effets de ce secret : « Chut. L’Ipoly recèle un mystère. Chut. Elle baptise les sorcières. En son lit, le clapotis devint grondement. » (Mindszenti, 32)

10 La mort, autre espace liminaire, produit le même type de dynamique. Lorsque Klará est confrontée au cadavre du petit Ferenc, un déraillement se produit au niveau du discours comme de la syntaxe : « Le contact avec un cadavre est incompréhensible. L’approcher est se poser au seuil. Au seuil. De ce qui fut un humain. L’approcher est se risquer au seuil. Le seuil. […] Une page vierge de tout sens. De tout verbe » (Mindszenti, 67).

11 Ce renversement culmine au dernier chapitre, alors qu’elle se met à parler d’elle à la troisième personne : « Ils eurent un fils. Ils le nommèrent Nándor. L’enfant mourut. Brisée, la femme attendit longtemps avant d’enfanter de nouveau. Ce fut une fille. Ils l’appelèrent Dorá. Dorá se sentait seule sans Nándor. La femme conçut un autre enfant, ce fut Klará. Si Nándor avait survécu, ma mère n’aurait pas délayé nos naissances. […] Pourtant, nous ne serions pas là. À notre place, d’autres Klará et Dorá vivraient. Elles évolueraient dans notre maison […]. À elles reviendraient les souvenirs familiaux. Apa et Mama ne verraient pas la différence. […] Dans mon immatérialité, corps nébuleux à ne jamais venir, je sentirais, peut-être, que quelque chose m’aurait été volé. […] Klará aurait des cauchemars la nuit. […] Peut-être l’autre Klará aurait-elle dû naître. Je suis un imposteur. […] J’ai des cauchemars la nuit. Le destin sacrifia un fils pour que naissent deux filles inattendues. Mes parents. Mes parents m’auraient-ils mieux aimée si j’avais été l’autre ? Ses parents l’auraient-ils aimé mieux si Adám avait été un autre ? Adám survécut douze ans, avec ses organes atrophiés, hypertrophiés, malades. Selon la logique, Adám ne serait pas né. Selon la logique, il n’aurait pas survécu. Personne, aujourd’hui, ne peut douter de sa légitimité. De la légitimité de nos monstres. Moi-même, j’envie leur sommeil sans rêves » (Mindszenti, 89-90).

12 « Une voix. Des voix m’appellent. Elles hurlent. C’est terrifiant. Les hurlements sont continuels. Depuis l’étage du dessous. Depuis les dortoirs. Aide-moi. Ces voix sont réelles. Le tourment explose à chaque syllabe. Non. Ne m’appelez pas. Ne prononcez pas mon nom. Je veux l’oublier. Sans nom, on peut encore rêver de n’avoir pas existé. Taisez-vous. Taisez-vous, c’est un ordre. Le silence. […] Les patients hurlent au dortoir. Ils appellent, une minute. Je descends » (Mindszenti, 81).

13 Ce qui ne l’empêche pas d’en faire mention explicitement à quelques reprises, à des moments significatifs du texte. Ainsi par exemple le roman s’achève sur cet énigmatique épisode : « Tard dans la nuit, j’ai été réveillée en sursaut par une voix et par des sanglots. La voix a crié au loin : A faultless monster ! Les sanglots, je me suis aperçu au bout d’un certain temps que c’était de moi qu’ils venaient. J’étais assise dans le lit et je sanglotais. Mon visage était baigné de larmes. A l’instant, dans mon rêve, une lune en décomposition, énorme et répugnante, venait, tout près de moi, de s’abîmer derrière l’horizon. Une grande photo de ma mère morte était accrochée dans le ciel noir de la nuit. J’ai crié. Comme il serait dur, frère, de dire adieu à cette terre » (Wolf, 125). On retrouve encore une référence explicite ici : « Mais je n’ai pas pu oublier cet instant, tout en sachant depuis longtemps que toutes les peaux peuvent se fissurer et que des fissures peuvent sourdre les monstres » (Wolf, 91).

14 Dans un extrait, la narratrice imagine par exemple que les transformations biologiques, génétiques, n’ont pas su rattraper les avancées de la technique humaine, sans quoi chaque humain serait alors muni d’un compteur Geiger incorporé. À titre informatif, un compteur Geiger sert à déterminer le niveau de radiation (rems) d’un objet. Voici la citation : « On ne nous aura quand même pas mis sur le chemin de la vie, dans la nuit des temps, avec pour tout bagage des sens aussi grossiers. Même si réclamer un compteur Geiger incorporé peut sembler plutôt présomptueux, voire comique. Qui aurait pu prévoir, il y a des millions d’années, qu’un beau jour, c’est justement cet instrument-là qui augmenterait les chances de survie de notre espèce – » (Wolf, 24).

15 Wolf l’écrit explicitement : « [Les scientifiques] défendaient leur travail, j’espère : leur utopie.  » Des monstres ?  » Mais est-ce que j’ai dit qu’ils étaient des monstres ? Est-ce que les utopies de notre époque font inévitablement surgir des monstres ? Étions-nous des monstres lorsqu’au nom d’une utopie – justice, égalité, humanité pour tous – que nous ne voulions pas émettre au lendemain, nous combattions ceux dont cette utopie ne servait (ne sert) pas les intérêts, et avec nos propres doutes, ceux qui osaient douter que la fin justifier les moyens ?  Que la science, le nouveau Dieu, allait nous fournir toutes les solutions que nous lui demanderions ? La question est-elle mal posée ? » (40).

16 Ce type de commentaires abonde dans le texte : « [J]’ai trouvé que le livre que j’aurais voulu lire un jour comme celui-ci n’était probablement pas encore écrit » (70) ; « tout ce que j’ai pu penser et ressentir est sorti du cadre de la prose » (71) ; « Nous n’avons pas trop dit – nous avons dit trop peu, et ce trop peu trop craintivement et trop tard » (73).

17 Qui nous rappelle la phrase célèbre d’Adorno sur l’impossibilité de faire de la poésie après la Shoah.

18 L’homme, désormais, ne vit plus que suspendu entre deux nuages, laisse entendre Wolf lorsqu’elle cite Joseph Konrad : « Et cette lumière, qui a dû le guider lui aussi, il l’a vue comme « une tache de soleil cheminant sur la plaine, comme un éclair entre les nuages ». Nous vivons dans cet éclair – que cela dure aussi longtemps que la terre tourne » (124).

19 Notamment en fondant des parallèles entre l’activité cérébrale et celle d’un réacteur nucléaire (Wolf, 51).

20 Lorsqu’elle apprend que le frère n’a pas perdu la vue lors de l’opération, elle formule explicitement cette ambivalence de la vision : « Je vois. Et pendant des jours, le mot « voir » nous sera à nouveau présent dans toute l’étendue de ses sens multiples » (69).

21 « La langue [est la tache aveugle]. Parler, formuler, prononcer. […] La langue. La parole. Cela vaut la peine d’y revenir. […] Une fois qu’une espèce s’est mise à la parole, elle ne peut plus y renoncer. La langue ne fait pas partie de ce que l’on peut accepter à titre d’expérience, à l’essai » (Wolf, 104).

22 « Il s’était mis à se consumer [le but du progrès] en même temps que la matière fissile à l’intérieur d’un réacteur. Un cas rare – » (Wolf, 13).

23 Elle écrira par exemple ceci à l’intention du frère : « Toi, je suppose que tu connais toutes les significations possibles du terme technique GAU (accident hypothétique le plus grave) – » (53).

24 Mindszenti propose elle aussi quelques remarques à ce sujet : « Tout est rude, ici. Ce climat l’été brûle nos terres. L’hiver, la glace assiège nos portes. Les malades ne sortent pas » (78).

25 Mes connaissances en génétiques étant limitées, je ne m’avancerai pas plus avant au sujet de ces questions (d’ailleurs, les études quant aux répercussions des radiations sont encore jeunes et il est difficile de dire quel réel impact elles ont sur le corps). Je me contenterai donc de mentionner cet imaginaire de la mutation en tant qu’il est avant tout un imaginaire. Ce qui m’intéresse avant tout relève du domaine de la fiction et de la manière dont y est réélaboré ce thème.

26 « Les petits de l’hôpital ils ne sont pas comme ça. […] rien ne peut les briser. Il faudrait, de toute manière, des instruments d’une extrême sophistication pour le faire, des instruments étudiés pour. Ils vivent à l’opposé de ce qu’ils devraient être. La jeunesse est gracieuse, gaie, légère. Ils râlent, bavent, souffrent. Ce sont des vieillards. […] Et je peux l’affirmer : à Hófehér, nos vieillards sont des enfants sages » (Mindszenti, 85).

27 « Je suis mon propre fœtus. C’est-à-dire : rien encore. Alors j’attends. […] Je n’escompte ni amour, ni famille, ni enfants. […] J’attends probablement de naître » (Mindszenti, 36).

28 « Je me suis demandé pourquoi ils désiraient emmurer un parfait étranger [leur propre fils] dans leur caveau de famille » (Mindszenti, 87) ; « Un père m’a fait plaisir. Je l’ai entendu nous traiter de véritables chiennes. C’est vrai. Une chienne, elle s’occupera toujours du bébé d’une autre » (Mindszenti, 39).

29 « Je lis que le lien entre l’acte de tuer et celui d’inventer ne s’est jamais rompu en nous depuis l’avènement de l’agriculture. Caïn, l’agriculteur inventeur ? Le fondateur de la civilisation ? » (Wolf, 73) ; « Suis-je donc le gardien de mon frère ? […] après cela, Caïn peut-il tout simplement continuer comme avant ? Malveillant ; envieux ; jaloux de ses prérogatives d’ainé, c’est-à-dire de l’amour exclusif du père et de l’expression matérielle de cet amour : le patrimoine » (Wolf, 65).

30 En effet, l’exergue en fait déjà mention : « Le lien entre l’acte de tuer et celui d’inventer ne s’est jamais rompu entre nous. Tous deux sont nés de l’agriculture et de la civilisation. Carl Sagan. » (Wolf, 9)

31 « Le verger, la maison, il faudra bien les vendre, quand Apa et Mama seront morts. La maison, le verger du père du père du père de mon père, il faudra les vendre. Ou les abandonner. » (Mindszenti, 41)

32 Le texte de Wolf, par exemple, s’ouvre sur cette phrase-ci : « Un jour, à propos duquel je ne peux écrire au présent, les cerisiers auront été en fleur. » « J’aurai évité de penser : « explosé » ; les cerisiers ont explosé – comme il y a seulement un an, bien que n’étant plus tout à fait ignorante, je pouvais encore le penser, et même le dire sans réticence » (11).

33 « Il n’y a pas en toi que ces cellules stupides et décrépites qui, s’ennuyant à mourir, condamnées à la répétition perpétuelle, ne peuvent plus faire qu’une seule chose : former des tumeurs » (Wolf, 22).

34 « Mais une nuit, tu me demandas si je n’étais pas par hasard la fausse sœur que la méchante et jalouse belle-mère avait troquée contre la vraie, sans que le roi ni personne d’autre ne s’en aperçoive […] » (Wolf, 87).

35 L’ethnocritique (voir Jean-Marie Privat et Marie Scarpa) soutient que le personnage de conte vit une transformation identitaire, souvent métaphorique, qui le fait passer d’un statut social à un autre, et que cette transformation est précédée d’une période d’exclusion et de marginalisation du personnage avant son retour dans la société sous une nouvelle forme (les garçons devenant des hommes ou les jeunes filles traversant leur puberté en sont les exemples les plus récurrents. Souvent, leur maturation est précédée d’un égarement ou d’une épreuve qui prend place hors de la communauté et sans son aide).




10 – De l’alerte à la distraction – pour une critique esthétique et politique de la concentration

Bruno Trentini, Université de Lorraine

Ce travail sur les processus attentionnels et les états cognitifs afférents provient d’un constat sociétal qui peut sembler paradoxal : de nombreuses pratiques ludiques très populaires mettent les personnes dans un état de stress ou de recherche d’efficacité semblable à l’état dans lequel mettent de nombreux emplois. Que ce soit les shoot ’em up des jeux vidéo, le paintball et le laser tag ou encore l’accrobranche, de nombreuses pratiques récréatives sont stressantes. Que ce soit le jardinage, la menuiserie ou les loisirs dits créatifs, de nombreuses autres pratiques sont soumises à un effort de concentration, voire à un désir de production et de rendement. Contrairement à certaines préconceptions, et malgré l’idée véhiculée par l’opposition créée par les sociétés néolibérales entre travail et loisir, les pratiques culturelles investies pendant le temps libre miment à de nombreux égards les modes de vie sociaux du temps obligé. L’adulte ressemble alors à l’enfant qui joue en imitant les contraintes des adultes – enfant duquel le même adulte se moque se disant qu’à sa place il ne s’imposerait pas de plein gré ce genre de contraintes.

Ce constat se comprendrait si les modes de vie pris en modèle n’étaient ni critiquables ni critiqués par cette même société, mais ce ne semble pas être le cas : la recherche de l’évasion et la volonté de déconnecter du travail structurent au contraire l’envie d’activités annexes. Les casques de réalité virtuelle sont peut-être la réponse paradigmatique au besoin d’évasion, mais les mondes dans lesquels ils permettent de s’immerger sont paradoxalement aussi stressants et orientés vers un objectif à atteindre que la réalité de laquelle on chercherait à échapper.

Des nouvelles pratiques ludiques dénuées de toute relation à la productivité et à l’accomplissement existent. Certains jeux en open world permettent par exemple d’explorer le monde représenté indépendamment des quêtes1 ; leur analyse reste un angle intéressant pour étudier l’avènement d’activité allant à contre-courant des modes de vies néolibéraux. Toutefois, deux points viennent nuancer l’intérêt qu’on peut porter à ces pratiques : en plus d’être réservées aux personnes qui sont mentalement et matériellement en mesure de se le permettre, ces pratiques ludiques peuvent être interprétées comme une pause, une détente momentanée ou une soupape de décompression. Au lieu de contrevenir aux comportements issus des sociétés néolibérales, ces pratiques rendraient alors d’autant plus certaines l’efficacité et la rentabilité : favoriser la détente sans tendre vers l’addiction, quelle que soit l’intention sous-jacente, c’est aussi prendre soin d’entretenir la puissance productive efficace au lieu de la consumer et de risquer de ne pas parvenir à la remplacer. Aussi ces pratiques dénuées de finalité sont-elles dans le prolongement d’autres comportements sociaux relevant d’une procrastination. Toutes ces manières de passer le temps peuvent s’interpréter en disant que le temps libre, qui est en propre en dehors de toute utilité, peut paraître angoissant aux personnes engluées dans les modes de vie néolibéraux.

Pour penser des pratiques culturelles ludiques et immersives aptes à contrevenir aux modes de vies des sociétés contemporaines néolibérales, il ne faut pas que ces pratiques viennent remplir un temps laissé libre par le travail en vue de mieux y retourner. Il faut alors identifier des expériences permises par ces pratiques culturelles qui ne sont pas des parenthèses étanches aux expériences routinières, mais qui peuvent impacter le quotidien en resurgissant. Sans cela, l’objectif néolibéral pourrait espérer jouir d’une éventuelle mise en pause pour mieux reprendre le travail et éviter tout épuisement professionnel. La piste de recherche explorée par ce présent texte consiste à supposer que l’état mental dans lequel ces expériences plongent les individus peut avoir un réel impact : la plasticité des processus cognitifs responsables des expériences notamment immersives n’est en effet pas sans mémoire. Autant on ne s’immerge pas dans un jeu vidéo ou un roman dès la console allumée ou le livre ouvert, autant on n’en sort pas dès sa fermeture. L’état mental suit une dynamique et possède un mouvement inertiel. L’expérience artistique profite d’ailleurs fréquemment des résurgences de l’expérience de confrontation aux œuvres : selon le mot d’Oscar Wilde, la perception du brouillard londonien est due à la fréquentation des œuvres des artistes qui le représentent (67). Il s’agit alors ici de prolonger cette thèse de la résurgence de l’art en comprenant en quoi certaines activités culturelles modifient l’état cognitif de qui les pratique et en quoi cela peut impacter leurs modes de vie au-delà de ces expériences.

Les états cognitifs des individus sont fortement influencés par les activités valorisées par leurs sociétés, notamment par la nature du travail. La recherche du rendement accru a modifié le rapport à la production et a engendré la répartition des tâches responsable d’une relation spécifique au monde : si la répétition d’une tâche unique ne demande pas de concentration, la conscience s’endort (Bergson, Conscience, 11) ; et si elle demande au contraire une forte concentration, l’individu se voit contraint de renoncer à son attention latente au monde. Dans les deux cas, les modes de vie néolibéraux plongent les individus les subissant dans des états cognitifs particuliers. Il semblerait que la voie pour sortir de ces comportements mercenaires passe par une absence de concentration et un détachement du monde. Ce texte espère montrer une autre voie qui resterait ancrée dans le monde et qui irait davantage vers des comportements relatifs à la déambulation. Il s’agit de convoquer la figure du flâneur dont parle Walter Benjamin (42-56) et de l’étudier au regard de la notion de distraction telle qu’analysée par Henri Bergson (Pensée, 151). Le flâneur est une figure que l’on retrouve souvent pour étudier des pratiques contemporaines (Guérin ; Nuvolati), y compris au regard d’une flânerie digitale en ligne (Skees ; Lee). L’enjeu n’est pas de revenir sur cette figure2, mais de comprendre comment l’incarner au quotidien afin de contrarier les modes de vies contemporains très axés sur une concentration ciblée et restreinte. Pour cela, il faut distinguer nettement la concentration de l’attention : alors que, au premier abord, une personne concentrée et une personne attentive semblent pourvues de la même aptitude socialement valorisée, un des enjeux de ce texte consiste à établir des différences entre ces deux aptitudes. Il en ressort que seule la première peut participer à nourrir la productivité alors que la seconde s’oppose très souvent aux comportements prônés socialement.

Synthétiquement, l’idée de ce texte est de cartographier les états cognitifs – et concomitamment les expériences immersives – en fonction de leur relation à un éventuel environnement : être concentré c’est souvent être absorbé par une unique chose sans considération pour ce qui se passe autour de soi ; en revanche, être attentif c’est être en alerte. De ce fait, une attention poussée à l’extrême, donc potentiellement attirée par toutes les modifications environnementales, a tous les traits de la distraction. Ainsi, l’hypothèse défendue ici est que les pratiques culturelles qui mettent les individus en alerte permettent de réactiver un état basal de perception et d’action qui est au fondement de la possibilité de toute déambulation et distraction enracinées dans le monde.

I. Examen de la notion d’état modifié de conscience au regard de l’opposition online/offline et suggestion de la notion d’état modifié de cognition

Les nombreux travaux sur l’immersion et les nombreuses acceptions des expériences immersives s’entendent généralement sur un point qui fonde leur cohérence : l’immersion a la particularité de plonger la personne immergée ailleurs que dans le monde réel – sans nécessairement qu’elle s’absente mentalement totalement de ce dernier. On se plongerait dans un roman, un film, un jeu vidéo comme on se plongerait dans ses pensées. Ainsi a-t-on souvent rapproché l’état d’immersion dans un environnement de l’état d’absorption mental. Les études littéraires peuvent parfois se dispenser de distinguer ces deux états ; les études en arts plastiques, peut-être emportées par le thème de l’absorbement3 à la suite des travaux de Michael Fried (30), ont pu également composer sans cette distinction. Toutefois, rapprocher l’immersion et l’absorption laisse planer l’idée que l’immersion consiste principalement en une mise entre parenthèses plus ou moins relative de l’environnement réel. Cette idée n’est pas satisfaisante : ce n’est pas parce qu’une personne immergée semble ailleurs qu’il est nécessairement pertinent de décrire l’immersion comme un processus d’abstraction de l’environnement. Il serait préférable de décrire l’immersion comme un processus d’adaptation à l’environnement. La dynamique immersive ne consisterait donc pas tant à quitter un environnement pour un autre qu’à modifier son environnement jusqu’à en avoir une expérience autre. Les approches cognitives permettent alors de décrire l’immersion comme passant par un état cognitif dans lequel les individus perçoivent un nouvel environnement-propre (Uexküll) par un changement de leurs associations perceptives (Hume) et donc de leurs affordances (Gibson, affordance) – même s’ils savent que cette nouvelle manière de percevoir le monde est différente de la manière routinière (Trentini). Par conséquent, il semble pertinent de distinguer deux processus souvent confondus : l’un plus spécifiquement lié à une mise entre parenthèses et une abstraction de tout environnement – qui se traduit par une personne absorbée – ; l’autre caractérisé par l’habitat d’un environnement modifié par rapport à l’environnement routinier – qui se traduit par une personne immergée. Par exemple, être absorbé dans ses pensées ne conduit pas l’individu à habiter un environnement immersif, mais ressemble davantage à la soustraction de tout territoire habitable.

Le paradigme de la cognition située a développé une distinction précieuse pour penser la différence entre des états qui sont en prise à l’environnement et des états qui en sont soustraits. Si ce paradigme propose une distinction pertinente, c’est notamment parce que l’hypothèse fondamentale de la cognition située est que toute cognition trouve son ancrage dans le rapport à l’environnement et qu’aucune ne lui est originellement indépendante (Gibson, Ecological). Il s’agit en quelque sorte d’un prolongement de l’hypothèse empiriste contre l’hypothèse innéiste, mais mû par l’idée que, très vraisemblablement, l’état cognitif ancestral des êtres humains est ancré dans l’environnement pour des questions de survie. Cette hypothèse fondamentale rend ainsi nécessaire la théorisation des états qui ne sont plus actuellement lié à l’environnement puisque force est de constater que les processus cognitifs ne sont plus systématiquement orientés vers une action à faire en prise avec l’environnement. Ainsi, la distinction mise en avant par la cognition située entraîne deux ensembles de cognition selon qu’elle est en prise avec un environnement ou qu’elle s’en est soustraite. La première, enracinée et branchée, est dite online ; la seconde, déracinée et débranchée, est au contraire offline(Wilson). Percevoir un point d’eau quand on a soif engage une cognition online alors que résoudre mentalement un problème théorique emprunterait davantage une cognition offline. Sous le crible de cette précision, l’état d’une personne plongée dans ses pensées se distingue alors de celui d’une personne plongée dans un jeu vidéo : même si le jeu vidéo immerge la personne dans un environnement qui est fictif, ce qui importe est qu’elle est en prise avec un environnement, que ses processus cognitifs sont donc actuellement enracinés dans un environnement4

La distinction online/offline engage à voir d’un nouveau point de vue la notion d’état modifié de conscience (appelé EMC dans la suite de l’article). Traditionnellement, cette notion a émergé à la suite des études au sujet de l’hypnose et des expériences de mort imminente (Ludwig ; Tart), deux expériences qui ont la spécificité d’être particulièrement soustraites à tout environnement, et qui, de ce fait, relèvent de cognition offline. Cela n’implique toutefois pas que tous les EMC soient offline, de nombreux sont connectés à un environnement – comme par exemple l’EMC induit par le sommeil paradoxal. Les EMC relatifs à un environnement permettent de construire une continuité avec l’immersion : certaines expériences de hors-corps par exemple – ou out-of-body experience – sont peut-être un paradigme d’EMC induits par un dispositif visant une immersion dans un environnement (Guterstam & Ehrsson). Ainsi, en complément des taxinomies des EMC, répertoriées par Martin Fortier, suivant leur étiologie – autrement dit suivant si l’EMC est induit par un psychotrope, un choc émotionnel, etc. –, leur physiologie – qui étudie les EMC en troisième personne notamment par le prisme des mouvements oculaires, de la contraction musculaire, etc. – et leur phénoménologie – qui les étudie en première personne – (Fortier, 48), il faudrait peut-être une cartographie des EMC au regard de leur composante écologique – autrement dit suivant si l’EMC est davantage online ou davantage offline. Cette nouvelle cartographie ne serait pas tant une cartographie des EMC qu’une cartographie des états de conscience en général : en effet, supposer une modification dans les états de conscience présuppose un état de conscience de référence qui n’est pas facile à circonscrire. La littérature sur les EMC prend généralement pour référence l’état habituel de conscience, avec plus ou moins de précautions pour définir cet état et les modalités de leur modification. Les difficultés épistémologiques pour placer la frontière entre état normal et état modifié ont déjà clairement été étudiées (Fortier). Au-delà de ces difficultés, la notion même d’EMC véhicule encore deux idées communément admises qui sont à étudier précautionneusement :

— 1. la notion même d’EMC suppose que les états non modifiés de conscience ont un socle commun qui les distinguerait de ceux qui sont modifiés. Pourtant, l’état de veille usuel généralement pris comme état de référence n’est pas monolithique : l’état de conscience d’une personne qui beurre une biscotte en essayant de ne pas la casser a peu à voir avec l’état de conscience de la même personne qui se brosse machinalement les dents. Le premier requiert de la concentration, le second est devenu automatique. Si, au lendemain de cette action de routine, la personne a une douleur due à un aphte, le brossage de dent requerra une concentration non automatique : pourquoi cet état ne serait-il alors pas un état modifié de conscience ? Si l’on accepte qu’il y a eu une modification, pourquoi l’action de beurrer la tartine de la veille n’en implique-t-elle pas ? Alors qu’il étudiait non pas les EMC mais l’interprétation, Shusterman a fait le même constat au sujet de la descente d’un escalier qui ne convoque pas les mêmes processus suivant si elle se fait avec ou sans mal à la cheville : de manière routinière, on ne porte pas attention à la manière dont on pose ses pieds sur les marches, mais une douleur à la cheville rend l’attention nécessaire (62). Autrement dit, ce n’est pas que la douleur à la cheville permet de prendre conscience de l’attention qu’on porte tout le temps à ses mouvements, au contraire, c’est que, de manière routinière, la conscience n’a aucune raison d’être aiguë et, de ce fait, aucune attention n’est portée aux mouvements devenus depuis longtemps automatiques. Ces quelques remarques mettent en avant que les comportements routiniers ne puissent pas être subsumés sous un même état de conscience, notamment parce que l’habitude, qui est le propre de la routine, passe par une diminution de la conscience et parce que la concentration, qui est nécessaire quand l’habitude ne s’est pas encore installée ou qu’elle se rompt, est tellement orientée vers une tâche qu’elle rend difficile toute expérience réfléchissante. Paradoxalement, l’état non modifié de conscience est donc en fait souvent un état de non-conscience ou de conscience au mieux latente et en puissance. De cela vient la seconde préconception ;

— 2. la notion d’EMC laisse penser que l’état habituel est un état de conscience. Ce second point, en plus d’être, tout comme le premier, discutable théoriquement, pose un problème éthique : il véhicule de fausses idées sur l’être humain en valorisant une attention réflexive et intentionnelle sans interruption sur le monde. Autrement dit, il valorise une relation qui n’est pas en prise au monde, mais qui est face au monde et en retrait du monde – le face-à-face et le retrait adviennent ne serait-ce que parce qu’on a alors conscience du monde. Cette attitude a été construite comme le propre de l’être humain par les cultures occidentales, puis valorisée par les modes de vies des mêmes sociétés. Et si elle a indéniablement son importance d’un point de vue pratique, par exemple au regard du code pénal, il faudrait toutefois veiller à déconstruire la préconception d’une conscience qui serait continue. Cela permettrait de reconnaître que, fort heureusement, de nombreux comportements ne nécessitent pas de pleine conscience. Ainsi, la conscience ne devrait pas être pensée comme un état stable, habituel et basal, mais davantage comme une puissance qui parfois s’actualise. La conscience émerge rarement et ne dure guère de temps – Descartes a par exemple dû recourir au doute méthodique pour atteindre une expérience consciente. La conscience devient possible lorsque rien ne vient détourner l’attention du sujet de son expérience alors réflexive. Autrement dit, la conscience, dans ce sens fort, même lorsqu’elle est conscience du monde, est nécessairement offline puisqu’elle n’est pas en prise avec le monde.

À la suite de ces deux remarques, il est clair que la notion de conscience apporte peu à l’opposition online/offline. Une conscience qu’on aimerait croire habituelle se révèle être un état fortement modifié au regard du paradigme de la cognition située. Par conséquent, il semble plus cohérent d’un point de vue épistémologique de se passer dorénavant tant que possible de la notion de conscience pour définir un état qui serait habituel. Il sera alors question dans la suite du texte d’« état modifié de cognition ». Cette différence n’est pas uniquement une question de vocabulaire ou d’étiquette. Aussi, il serait faux de croire que ce déplacement conceptuel laisserait inchangée la cartographie des états mentaux. Le critère convoqué pour séparer différents états n’est plus du tout le même. L’état est modifié au regard non plus d’une cognition prétendument habituelle et qui n’a en fait rien de monolithique, mais modifié au regard de ce qu’on peut supposer être une cognition ancestrale et basale du genre humain : celle d’un être en état de survie et d’alerte et donc d’un être qui n’a pas le temps, d’un point de vue pratique, d’avoir conscience. Ainsi :

— l’état basal de cognition consistant par exemple à fuir un prédateur, chasser une proie ou chercher des fruits est ancestralement online ;

beurrer sa biscotte avec concentration et se brosser machinalement les dents sont deux états modifiés de cognition online distincts ;

— l’hypnose introspective, se perdre dans ses pensées et résoudre mentalement un problème théorique sont des états modifiés de cognition offline distincts ;

— jouer à un shoot ’em up ou essayer de sortir d’un jeu d’escape room mettent les individus dans un état de cognition fortement semblable à l’état basal.

II. Fight or flight response lors d’expériences immersives : l’état d’alerte n’est pas un état de concentration

Les états dans lesquels plongent les dispositifs du type shoot ’em up ou escape room semblent au premier abord proches des comportements visant la réussite et la victoire – des comportements que la bourgeoisie a participé à instaurer au sein des jeux et des sports (De Saint-Martin). Sauf à réinventer l’usage de tels dispositifs, ils ne laissent aucune place au détachement sans stress. Le succès de ces dispositifs ne peut-il alors qu’être dû à la congruence entre, d’une part, les valeurs mises à l’honneur par ces activités et, d’autre part, les sociétés qui les pratiquent ? Le recours à l’hypothèse d’une cognition online, façonnée par des comportements ancestraux liés à des considérations de survie, permet d’envisager d’autres pistes pour expliquer ce succès. Il apparaît en effet à présent que ces dispositifs permettent aussi de réactiver un état basal de cognition souvent désigné par l’anglais « fight or flight response » – « réponse combat-fuite » en français. Ceci ouvre la voie à deux manières parfaitement compatibles et complémentaires de rendre compte de l’emprise que ces pratiques exercent sur les personnes :

— ces pratiques ne sont pas tant une voie extraordinaire d’échapper au quotidien qu’une manière au contraire parfaitement ordinaire de quitter un quotidien habituel, routinier, courant, mais un quotidien pour lequel la cognition basale ne serait pourtant pas adaptée ;

— une autre explication possible au succès de ces pratiques culturelles réactivant une cognition basale peut se trouver dans la nature de l’immersion proposée. En effet, les situations d’urgence, donc dans lesquelles les processus cognitifs doivent être efficaces, ont de grandes chances de donner lieu à une immersion rapide et avec une vraisemblance accrue. Les situations proposées sont étroitement semblables aux pressions écologiques ayant façonné les processus cognitifs : alors, dans l’urgence, autant se comporter comme si ce n’était pas un jeu. S’il est vrai que l’immersion a généralement besoin d’habitude et de répétition, l’urgence impliquant une survie – fût-elle d’avatar – permet de s’en dispenser. Bernard Perron émet une remarque allant dans le sens de cette hypothèse lorsqu’il constate que les émotions les plus fréquemment – car selon lui les plus facilement – induites dans les jeux vidéo sont celles de peur et de colère (349-350, 360).

Ces pistes, et en particulier la seconde, pourraient donner lieu à des protocoles expérimentaux comparant par exemple la vitesse de réponse motrice lors de situations d’alerte à celles observées dans d’autres situations (voire tout simplement en récoltant les impressions liées à la vraisemblance de la situation). Si l’on peut comparer par IRM et PET-scan les activités cérébrales sous hypnose et celles quotidiennes, on ne peut en revanche pas les comparer à l’activité cérébrale d’un être humain en état de survie et d’alerte – tout simplement parce que l’observation dans ces conditions n’est actuellement pas possible d’un point de vue du dispositif de mesure. Rien ne permet donc de confirmer que ces situations qui miment la survie s’accompagnent chez l’être humain d’une activité cérébrale semblable à la survie réelle. Il y a en revanche de bonnes raisons de supposer qu’il existe des différences notables : l’état d’alerte recréé par les environnements immersifs a beau être vraisemblable, la survie n’y est la plupart du temps que simulée. De cette simulation vient que l’alerte et la peur peuvent être davantage motrices qu’inhibitrices. Ceci a son importance puisque la possibilité de braver la mort sans risque est sans doute à prendre en compte dans le succès de ces dispositifs. Kant notait que le chef de guerre, avec son courage, attire plus le respect, au regard du jugement esthétique, que l’homme d’état, qui, tout en maintenant la paix, entretient lâcheté et mollesse : c’est en ce sens que la guerre a, selon Kant, quelque chose de sublime (245). Toutefois, le tout n’est pas de braver la mort ; encore faut-il la braver avec fougue pour qu’il y ait quelque chose de sublime. Il faudrait alors faire une distinction entre deux modalités du risque : braver la mort en tant que chef de guerre n’est pas semblable à la braver en tentant un numéro de funambule. Le chef de guerre doit être attentif – au sens d’être en alerte – et peut être fougueux, le funambule doit être concentré – au sens de focalisé sur une tâche circonscrite – et ne peut pas, pour cette raison, être en proie à la fougue. Cette distinction suppose de ne pas confondre l’attention et la concentration alors même qu’être attentif et être concentré sont souvent utilisés comme synonymes l’un de l’autre. Dans la mesure où attention et concentration sont deux comportements généralement tournés vers le monde, l’opposition entre une cognition online et une autre offline n’est ici pas directement pertinente. C’est tout de même en convoquant le prisme écologique et la relation à l’environnement que la distinction devient claire. La différence entre attention et concentration s’inscrit ainsi dans la différence entre l’état basal de cognition et un des états modifiés de cognition online :

— l’attention est un état d’alerte, un état cognitif de veille portant sur l’ensemble de l’environnement. Il faut en effet être apte à percevoir ce qui se passe tout autour de soi. Certes l’attention est toujours sélective, mais l’état d’alerte n’est pas une sélection délimitée par une zone ou une tâche. L’état d’alerte passe par une attention dont la sélection n’est pas consciente mais est le fruit des pressions écologiques qui ont façonné la cognition basale ;— au contraire, la concentration est un état restreint à une partie de l’environnement et à une tâche précise à accomplir. La concentration suppose une cognition sélective amenant une inhibition partielle de la globalité de l’environnement. Ainsi, une personne très concentrée – à beurrer sa biscotte sans la casser par exemple – est moins attentive à ce qui se passe au-delà de la tâche sur laquelle elle se focalise. En ce sens, et en dépit d’une distinction online/offline, la concentration a des traits communs avec le fait d’être absorbé par ses pensées ou par une tâche mentale. Une personne concentrée à l’extrême à une tâche sélective est moins prompte à réagir à un danger imminent qu’une personne extrêmement distraite par l’environnement du fait d’une attention au monde très vive. Au regard de ce critère écologique, la concentration s’apparente à l’absorption et à la rêverie mentale alors que la distraction n’a plus rien en commun avec ces états et s’apparente dès lors à l’alerte et la vive attention globale.

S’il est vrai que l’attention et l’état d’alerte peuvent sembler apparentés à un esprit de compétition et de gain, ces comportements ne sont finalement pas si souvent que cela valorisés par les sociétés néolibérales contemporaines. La séparation des tâches à l’origine d’une expertise accrue et d’une meilleure efficacité est ce qui permet de satisfaire l’exigence de rendement de ces sociétés. Or, la séparation des tâches ne passe pas par une attention alerte, mais par une concentration ciblée et restreinte. Au contraire, la personne attentive se verra bien vite attirée par autre chose que sa tâche – surtout si cette autre chose éveille des réflexes ancestraux liés à la proie, au prédateur ou au partenaire sexuel. La pression au profit de la concentration et au détriment de l’attention se construit dès la jeune enfance et induit d’ailleurs une confusion entre attention et concentration : les personnes qui ont des problèmes de concentration passent souvent pour des personnes qui manquent d’attention, pour des personnes dissipées. Ce jugement provient de la même confusion. En fait, parmi elles se trouvent souvent des personnes très attentives au sens de l’alerte : un rien attire leur attention, ce qui leur confère une prise au monde spécifique et un rapport à autrui étroit. Au lieu de trouver le moyen de valoriser ces comportements, les sociétés néolibérales encouragent malheureusement les élèves à rester imperturbables à ce qui se passe en dehors de la tâche sur laquelle il leur a été demander de se concentrer – ce qui par ailleurs « dissipe » sans doute autant d’énergie que l’état d’alerte. Le fait que l’attention a pu devenir une denrée rare convoitée par les sociétés néolibérales (Citton, Économie, 7-8) est peut-être dû au fait que les processus attentionnels en général ont été tellement domestiqués par la culture et l’éducation qu’ils en sont devenus prédictibles, qu’ils en ont perdu leur spontanéité et, de ce fait, qu’ils puissent être manipulés comme une marchandise. Ce qui se monnaie est précisément l’aptitude à attirer une attention globale pour en faire une concentration ciblée. Passer d’une économie de l’attention à une écologie de l’attention (Citton, Écologie) c’est aussi comprendre que l’attention, d’un point de vue écologique, n’est pas de la concentration, c’est aussi donc parvenir à se défaire du joug de la concentration pour retrouver une distraction attentionnelle.

III. Évoluer dans des environnements immersifs relatifs à l’alerte ouvre la voie à la distraction

L’inattention devrait plus précisément s’appeler une inconcentration. Contrairement à de nombreuses préconceptions construites socialement, ce qu’on appelle trop hâtivement « inattention » est souvent en fait une attention accrue tournée vers le monde. Cette confusion vient sans doute de celle que l’on peut faire entre, d’une part, une attention tellement tournée vers le monde qu’elle en devient instable et, d’autre part, un état de rêverie mental. Une fois cette confusion levée, il devient clair que l’état d’alerte partage de nombreuses affinités cognitives avec la distraction. On peut définir la distraction avec Bergson comme l’aptitude à percevoir le monde indépendamment de ce qu’on peut en faire, indépendamment de son utilité ; la perception, alors dépourvue de toute agentivité peut passer d’un objet à un autre et peut saisir une ambiance (Pensée, 151 ; Matière, 24). La distraction pourrait se comprendre comme un état d’alerte sécurisé, un état d’alerte quiet. Le tableau récapitulatif qui suit permet de cartographier les différents états cognitifs mentionnés au regard des distinctions online/offline, attention/concentration et stress/quiétude.

 

États cognitifs online

États cognitifs offline

Avec attention diffuse et sans concentration

stress quiétude>

stress quiétude

état d’alerte

état de distraction5

état d’anxiété

état de rêverie mentale

Avec concentration et sans attention diffuse

Réalisation d’une tâche minutieuse

Raisonnement et réflexion

Ainsi, aussi étrange que cela aurait pu paraître de prime abord, le fait de porter son attention pendant une promenade sur telle fleur, telle forme d’arbre, de percevoir là un écureuil et ici une coccinelle mobilise globalement les mêmes processus cognitifs que ceux qui permettent, dans un shoot ’em up ou lors d’un paintball, de repérer les adversaires. Autrement dit, parmi les figures de la modernité, si l’on a pris l’habitude de distinguer le flâneur du chiffonnier (Berdet) du fait que le second glane alors que le premier est dépourvu de toute visée utilitaire, tous deux partagent en fait un état cognitif semblable. Ainsi, l’hypothèse forte – et de ce fait discutable – qui peut être émise à la suite de ces constats réside dans l’idée qu’évoluer en état d’immersion au sein d’environnements qui mettent l’individu dans une situation d’alerte simulée développe la possibilité et la fréquence de comportements distraits au monde et permet ainsi d’échapper aux contraintes sociales favorisant la concentration.

Il peut toutefois sembler étrange d’avoir à en passer par là : pourquoi ne pas valoriser les expériences culturelles immédiatement liées à la distraction ? De telles expériences existent, l’exposition Pierre Huyghe au centre Pompidou de Paris en 2013, du fait de sa scénographie refusant la rétrospective chronologique, plongeait par exemple les personnes dans une ambiance sans parcours imposé et les laissait librement déambuler d’œuvre en œuvre. Cependant, et indépendamment de la pertinence de cette scénographie, l’expérience proposée ressemble davantage à de la dérive situationniste qu’à de la distraction bergsonienne. La dérive est intéressante en ce qu’elle permet de se créer son propre parcours (Debord, dérive), mais l’idée même de parcours impose un cadre auquel il est difficile d’échapper. Encore faudrait-il permettre de se dispenser de la question latente : « ai-je bien fait d’emprunter ce chemin ? » – une question qui évoque souvent, pour les personnes peu sûres de leurs choix, la crainte d’un jugement de valeur social. La transposition de la dérive dans la ville à la dérive dans l’exposition amène une autre question inévitable, corrélée à la précédente : « n’ai-je rien manqué ? », question qui dénature l’attitude de la dérive en l’insérant, contre son principe et en dépit de la position de Guy Debord dans sa Société du spectacle, dans le cadre du spectacle et des produits culturels à consommer. La sociologie de la culture a aussi montré que des scénographies d’exposition dépourvues de fléchage mettent davantage mal à l’aise les personnes issues des classes populaires que celles appartenant aux classes moyenne et favorisée (Bourdieu & Darbel). Autant il serait sûrement souhaitable d’arriver à une situation où tout le monde arrive à se passer de ce genre de cadre autoritaire, autant, tant que ce n’est pas le cas, il serait dommage de défavoriser les personnes qui justement ont le plus besoin de remparts contre la concentration accrue que demandent au quotidien les modes de vie néolibéraux. Ainsi, l’impératif culturel, qui va dans le sens de la concentration, est vraisemblablement trop présent et trop pressant pour que le public parvienne à s’en abstraire et à errer dans une exposition avec distraction. De même, si l’on suppose que la contemplation est une forme de résistance, il reste à apprendre aux personnes l’aptitude à contempler autre chose que de l’art. Contempler de l’art n’est en effet pas tant une forme de résistance que le produit d’une injonction sociale. Ce n’est ainsi pas en contemplant de l’art qu’on apprendrait nécessairement à contempler autre chose. Voilà pourquoi, pour parvenir à camper un état de distraction au quotidien, il semble plus efficace de passer par l’état d’alerte que de passer par la distraction artistique. Cela n’implique pas pour autant que l’art soit d’aucune utilité dans cet engagement.

Rapprocher l’état d’alerte d’une forme d’attention quiète au monde n’est pas nouveau et s’ancre dans une tradition esthétique au moins depuis les théories du paysage qui tissent un lien entre le regard porté à un paysage et le point de vue de surveillance surplombant le monde (Roger ; Thomas) : les deux requièrent une attention vive sans concentration fermée. L’artialisation du monde a ainsi recours aux mêmes processus que la traque de la proie et que la veille par le prédateur. Le sentiment du sublime tel qu’il a été théorisé au XVIIIe siècle n’est pas non plus étranger à ce rapprochement (Burke ; Kant). Une des conditions du sublime est justement d’atteindre un équilibre instable entre la crainte pour sa survie et l’assurance d’être en sécurité : à une juste distance – physique comme psychologique – l’individu appréhendant par exemple des éclairs est à la fois aux aguets, avec ses sens en alerte, à la fois étrangement confiant que son intégrité sera sauve. Et en se détachant d’une posture spectatorielle trop contemplative, l’art contemporain se saisit déjà du lien unissant alerte et expérience esthétique. Sans doute l’œuvre contemporaine la plus paradigmatique de cet état au monde est Capital Affair que Gianni Motti a réalisée avec Christoph Büchel en 2002 lors de son exposition au Helmhauss, à Zurich. En cachant dans le musée un chèque de 50000 francs suisses – somme touchée pour réaliser l’exposition – encaissable par qui le trouve, l’exposition plonge les visiteurs dans un état d’alerte et de traque tout à fait semblable à celui dans lequel peut plonger une expérience d’escape game. La réalité de l’enjeu confère d’ailleurs à la situation une urgence d’autant plus palpable. De ce fait, les personnes sont attentives à tout ce qui les entoure. Elles tentent de percevoir le moindre détail incongru, la moindre aspérité. C’est d’ailleurs par ce prisme que la galerie Perrotin communique sur l’œuvre : « le public se retrouve en situation d’explorer le contenant avec un degré d’attention et de concentration habituellement réservé au contenu (l’art lui-même). Ainsi, bien que ce dernier soit a priori absent, il n’aurait pu être plus concrètement présent6. » Le public ne s’est peut-être pas reposé pendant l’exposition, sans doute certaines personnes râleront-elles de ressortir bredouilles, mais cette expérience leur permet de mieux devenir attentives au quotidien de leur environnement.

Conclusion

Une des manières de mobiliser une réponse face à la dégradation des habitats naturels passerait peut-être par une meilleure expérience de ces derniers, une meilleure manière de les habiter. Contre certaines préconceptions, œuvrer pour une attention accrue au monde n’implique pas nécessairement de lutter contre les habitats immersifs non naturels. En effet, au-delà de l’environnement concerné, il faut tenir compte des modalités par lesquelles le rapport à l’environnement a lieu ; en cela, les environnements immersifs permettent de réactiver un rapport au monde basal lié à l’alerte. S’il est vrai que l’état cognitif de l’alerte prépare et favorise l’état cognitif de la distraction – parce que les deux sont des formes accrues d’attention tournée vers l’environnement dans sa globalité –, il est probable que la multiplication d’expériences immersives simulant l’alerte œuvre en faveur de meilleures manières d’habiter le monde réel. Si ce n’est pas le cas, les expériences d’alerte et d’attention diffuse restent tout de même des remparts contre les modes de vie néolibéraux qui, en favorisant la concentration ciblée au détriment de l’attention diffuse, inhibent l’attention à son environnement. La déconstruction de la valeur sociale de la concentration n’est pas chose facile. John Cage en 1952 avec4’33’’ selon l’interprétation de David Tudor, s’adressait à un public prêt à écouter de la musique, un public concentré en avance à une tâche qui ne se présentait pas encore et qui ne se présenta jamais puisque le musicien interprète 4 minutes et 33 secondes de silence total, laissant le public entre attente, embarras, agacement et sourire. Indépendamment de l’intérêt de Cage pour le silence ou du renversement scène/salle qu’induit sa pièce en faisant du public la principale source de son, on pourrait interpréter cette œuvre comme une manière d’abandonner la concentration préconstruite par l’injonction culturelle au profit d’une attention environnementale plus globale où il n’y aurait plus de perceptions parasites à une musique justement parce que l’absence de musique jouée sur scène transfigure les perceptions parasites en musique ; parce que ce qui compte n’est pas tant la forme des perceptions que l’état cognitif dans lequel elles sont reçues. C’est pourquoi la cartographie des états cognitifs, insistant notamment sur la dichotomie issue du paradigme de la cognition située <online/offline, peut permettre de repenser la notion actuelle d’état modifié de conscience et ainsi renouveler les approches théoriques qui se saisissent des manières d’habiter l’environnement.

Bibliographie

Benjamin W., Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages [1939], Paris, Cerf, 1989.
Berdet M., « Chiffonnier contre flâneur : construction et position de la Passagenarbeit de Walter Benjamin », Archives de Philosophie, tome 75(3), 2012, p. 425-447.
Bergson H., La Pensée et le Mouvant [1934], Paris, PUF, 1998.
_____ Matière et Mémoire [1896], Paris, PUF, 2004.
_____ La Conscience et la Vie [1919], Paris, PUF, 2013.
Bourdieu P. et Darbel A., L’Amour de l’art, les musées d’art européens et leur public, Paris, Éditions de Minuit, 1966.
Burke E., Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau [1757], Paris, Vrin, 2009.
Citton Y. (dir.), Économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme?, Paris, La Découverte, 2014.
_____ Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014.
Debord G., « Théorie de la dérive », Les Lettres nues, no 9 (novembre), 1956, p. 7-13.
_____ La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.
De Saint Martin M. « La noblesse et les “sports” nobles », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 80 (novembre), 1989, p. 22-32.
Fortier M., « Pour une science de la diversité de la conscience : vers une redéfinition multidimensionnelle des états modifiés de conscience », Intellectica, no 67, 2017.
Fried M., La Place du spectateur, Paris, Gallimard, 1990.
Gibson J. J., « The theory of Affordance », in R. Shaw et J. Bransford (dir.), Perceiving, Acting, and Knowing, Hillsdale NJ / London, Lawrence Erlbaum Associates, 1977, p. 67-82.
_____ The Ecological Approach to Visual Perception [1979], Hillsdale NJ / London, Lawrence Erlbaum Associates, 1986.
Guérin M., « Passage Walter Benjamin », La Pensée de midi, no 2 (septembre), 2000, p. 32-35.
Guterstam A. & Ehrsson H., « Disowning one’s seen real body during an out-of-body illusion », Consciousness and Cognition, vol. 21, n° 2, 2012, p. 1037-1042.
Hume D., An Enquiry Concerning Human Understanding [1748], The Harvard Classics, 1910.
Kant E., Critique de la faculté de juger [1790], Paris, Flammarion, 1995.
Lee C., « Le flâneur urbain et la masse-nomade. Réflexion inspirée des textes de Benjamin et de Kracauer dans les années 1920-1930 », Sociétés, no 112, 2011, p. 123-135.
Ludwig AM., « Altered States of Consciousness », Arch Gen Psychiatry, vol. 15, n° 3, 1966, p. 225–234.
Nuvolati G., « Le flâneur dans l’espace urbain », Géographie et cultures, n° 70 (décembre), 2009, p. 7-20.
Perron B., « Jeu vidéo et émotions », in S. Genvo (dir.), Le game design de jeux vidéo. Approches de l’expression vidéoludique, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 347-366.
Roger A., Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997.
Shusterman R., Sous l’interprétation [1991], Paris, l’Éclat, 1994.
Skees M., « Digital Flânerie: Illustrative Seeing in the Digital Age », Critical Horizons, vol. 11, n° 2, 2010, p. 265-287.
Tart C. T., Altered states of consciousness, Oxford, Doubleday, 1972.
Thomas J.-F., « Sur l’expression de la notion de paysage en latin : observations sémantiques », Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes, 2006/1, p. 105-125.
Trentini B., « Immersions réelles et virtuelles : des expériences esthétiques modifiant perception et corps propre », in B. Andrieu, Figures de l’art no 26, arts immersifs – dispositifs & expériences, PUPPA, 2014, p. 153-164.
Uexküll (Von) J., Mondes animaux et monde humain, suivi de Théorie de la signification [1934], Paris, Denoël, 1965.
Wilde O., Le Déclin du mensonge, Paris, Complexe, 1986.
Wilson M., « Six views of embodied cognition », Psychonomic Bulletin & Review, vol. 9, n° 4, 2002, p. 625-636.
Wilson M., « How did we get from there to here? », in P. Calvo et T. Gomila, Handbook of Cognitive Science: An Embodied Approach, Elsevier, 2008, p. 375-393.

 


1 Le jeu vidéo indépendant Journey (2012) développé par le studio thatgamecompany est un exemple radicalisant même ce principe en proposant un univers à explorer presque privé d’enjeux.

2 D’autres figures auraient d’ailleurs pu être évoquées : le promeneur de Rousseau et la dérive situationniste auraient pu être davantage mis en avant, mais ces deux comportements sont en fait très différents du flâneur et du distrait. Le promeneur déambule certes, mais en profite pour se plonger dans ses pensées – comme le péripatéticien ou Nietzsche pouvaient le faire. La dérive, quant à elle, sera évoquée succinctement en troisième partie.

3 S’il est stimulant métaphoriquement de confronter immersion et absorption, deux images liées au liquide, la traduction française a préféré utiliser le terme « absorbement » pour le distinguer de l’absorption ayant fortement pris un sens physique. Selon Littré, Bossuet employait déjà ce terme pour désigner « l’état d’une âme entièrement absorbée dans la contemplation » – sans doute au regard d’un ravissement de l’âme en Dieu. Les contemporains de Diderot, principale référence pour Fried, utilisaient ce terme pour rendre compte de « l’état d’une âme ou d’une personne occupée entièrement » (30).

4 Une précision resterait à apporter : peut-on dire d’une personne qui joue à un jeu vidéo qu’elle interagit avec l’éventuel environnement représenté par le jeu ou qu’elle interagit avec la manette de jeu ? D’un point de vue physique, elle interagit certes avec la manette, mais ce n’est sans doute pas satisfaisant d’un point de vue cognitif : suivant l’habitude que la personne a avec le jeu, la manette s’oublie. Considérer que l’interaction n’a lieu qu’à l’échelle de la manette, ce serait alors considérer qu’on ne peut agir qu’avec les intermédiaires immédiatement en contact avec le corps. Poussée à l’extrême, cette hypothèse entraîne qu’on interagit avec un crayon lorsqu’on écrit ou dessine – et non pas (aussi) avec le papier – voire même qu’une personne gantée, quoiqu’elle fasse avec ses mains, ne peut interagir qu’avec ses gants. Sans doute faudrait-il développer davantage cette position, mais voilà quelques arguments par l’absurde en faveur du critère cognitif et au détriment du critère physique : ce que la physique ne peut penser que comme un intermédiaire immédiat, la cognition peut le comprendre comme un outil apte à devenir une prothèse et de ce fait apte à prolonger le corps.

5 L’arrangement du tableau permet de mettre en avant la proximité entre l’état d’alerte et l’état de distraction, comme si ce dernier était presque un état basal de cognition, un état d’alerte qui serait paradoxalement simultanément quiet.

6 Citation issue du texte accompagnant les illustrations de l’exposition sur la page web du site de la galerie Perrotin dédiée à Capital Affair, [https://www.perrotin.com/fr/artists/Gianni_Motti/146/capital-affair/25153].

 




1-Ursula Le Guin – Penser en mode SF

Je voudrais d’abord remercier les organisateurs et organisatrices pour cette occasion, qui est pour moi, et peut-être pour nous, une épreuve1.

Dans le très beau film que Fabrizio Terranova a consacré à Donna Haraway, « Story Telling for Earthly Survival » (2019), Haraway pose la question « Comment se fait-il que l’écriture et les auteur.e.s de SF ne deviennent pas des illustrations d’arguments ou des illustrations de pensées, mais des pensées elles-mêmes ? » (33m 50s)

Cette question fait épreuve, non pas bien sûr pour les lecteurs et lectrices que les romans d’Ursula Le Guin ont fait sentir, penser et imaginer, mais pour ceux d’entre nous, penseurs académiques, qui sommes mis usuellement en position de commenter, mais qui sentiraient, comme Haraway, qu’il s’agit de résister à la tentation de commenter au sens de ramener ses textes à l’illustration de thèmes qui nous sont familiers. Je voudrais tenter de commenter au sens de « penser avec », d’explorer avec Le Guin l’expérience pensante (et donc aussi affective) que ses textes nous proposent.

Je partirai de la célèbre nouvelle, Ceux qui partent d’Omelas (1973), parce que, dans ce cas, Ursula Le Guin prend elle-même le relai d’un autre penseur.

C’est en effet William James, qui a imaginé, dans « Les moralistes et la vie morale », « un monde qui assure à des milliers d’êtres un bonheur permanent à la seule condition qu’une âme isolée, à la frontière lointaine des choses, soit condamnée à mener une existence de torture et de solitude. » (1896, 204)

William James était un esprit libre. Il ne théorisait pas mais faisait confiance à ses lecteurs. Ici, il les appelait à éprouver avec lui « le caractère hideux d’un bonheur accepté à ce prix. » (Ibid.)

Mais Ursula Le Guin quant à elle a peut-être senti que William James était allé trop vite. Car dans cette nouvelle, la narratrice prend la parole, s’adresse directement à ses lecteurs, leur demande d’accepter qu’à Omelas, le bonheur des habitants est, malgré ce marchandage, noble et intelligent. Et cela, alors même, insiste-t-elle, que tous savent que la souffrance d’un enfant enfermé dans un sinistre caveau est la condition sine qua non de ce bonheur.

Ursula Le Guin me semble avoir délibérément adopté ici le style des « expériences de pensée » qui peuplent aujourd’hui la philosophie morale. Je pense surtout aux situations mettant en scène un dilemme, par exemple celui du conducteur de tramway hors contrôle, qui, s’il choisit de prendre une voie latérale, épargnera la vie de cinq personnes travaillant sur sa voie, mais au prix d’en écraser une sur la voie latérale.

De telles expériences de pensée demandent que nous acceptions la situation telle qu’elle est posée, car elles sont faites pour illustrer un problème général. En l’occurrence il s’agit de choisir entre la morale kantienne du devoir qui interdira de sacrifier la vie d’un seul, même pour en sauver cinq, et la morale utilitariste du calcul coût/bénéfice. Ou alors, il s’agit d’outiller une recherche empirique faisant varier le coût et le bénéfice. Deux ou cinq personnes ? Des enfants ou des adultes ? Travaillant sur les voies ou se promenant imprudemment ?

Or, ce qui est frappant dans Ceux qui partent d’Omelas, ce qui fait tant la vibration propre à la nouvelle que la différence avec la plupart des questions philosophiques qu’elle a suscitées, est que nul n’y discute, nul ne met en doute la véracité du dilemme, nul ne dénonce ou ne tente d’en convaincre d’autres, nul ne calcule le coût et le bénéfice. Et ceux qui, la nuit, en silence, quittent la ville n’aident en rien l’enfant – ils n’ont même pas pris de décision collective. Le Guin l’écrit, ceux qui partent d’Omelas s’en vont seuls, et nul ne sait où ils vont.

En d’autres termes, la nouvelle de Le Guin semble parfaitement amorale, dénuée de tout message, frustrant toute prétention à en faire l’illustration d’un argument conclusif. Tant la noble intelligence des habitants d’Omelas que l’impuissance de ceux qui partent à modifier la situation entravent toute discussion.

La nouvelle de Le Guin n’est ni une expérience de pensée, ni une allégorie dénonçant l’injustice de notre société. C’est, me semble-t-il, une pensée qui répond à une autre pensée, en l’occurrence celle de William James. Car dans le texte où William James évoque le caractère obscène d’un bonheur payé au prix du malheur d’un enfant, il s’agissait avant tout de préparer les lecteurs à sentir le caractère tout aussi obscène de la tâche d’un philosophe moral qui entreprendrait de fonder un système moral quel qu’il soit. Car il ratifierait par là l’exclusion, voire la persécution, d’innombrables autres manières de donner valeur au monde et à nos vies.

Le philosophe moral selon William James devrait se laisser hanter par les plaintes de tout ce dont le système moral auquel lui-même adhère demande le sacrifice. Un tel philosophe ne serait pas relativiste ou cynique pour autant, plaide James, mais il s’interdirait d’ajouter le poids d’une quelconque autorité aux valeurs qui, de fait, prévalent déjà dans la société où il vit. Il s’interdirait de bâtir un système moral fondé sur un idéal qui l’autorise à ignorer la multitude de ses victimes. Et c’est peut-être là ce qui a fait penser Ursula Le Guin lorsqu’elle a décrit Omelas.

Ceux qui partent d’Omelas le font en silence, mais peut-être leur absence hante-t-elle les habitants, comme James demandait que le philosophe se laisse hanter par les plaintes des victimes. Car nul, à Omelas, ne semble s’étonner de ces départs, ne semble défendre la légitimité du choix dont dépend leur bonheur. Ils savent, et ils savent que d’autres n’ont pu supporter ce savoir.

Et, qui sait, peut-être est-ce là ce qui donne à leur bonheur cette intelligence noble sur laquelle Le Guin insiste tant. Elle-même ne sait pas. Ne pourrait-on dire alors que cette œuvre de fiction traduit un engagement qui relaie celui de William James, « garder les portes et les fenêtres ouvertes » (voir James 1911, 94-95) ?

Je le souligne, garder ouvert n’a pas la passivité d’un « laisser ouvert ». C’est par un exercice de ce mode de pensée que l’on appelle « imagination » que l’on peut, sans cynisme ni relativisme, résister à la tentation de souscrire aux raisons que nous nous donnons pour accepter l’ordre des choses, pour soutenir qu’il ne pouvait être autrement.

Et c’est ici qu’il est crucial pour moi de distinguer entre imagination et imaginaire.

Dans « Sita Dulip’s Method », qui introduit le recueil Changing Planes (2003), Le Guin raconte la découverte que fit Sita Dulip lors d’une escale interminable, l’avion qu’elle devait prendre étant, comme cela arrive, en retard. Cette attente d’un avion en retard donne à l’aéroport ce qui est sans doute, écrit Le Guin, sa vérité :

L’aéroport n’est pas le prélude au voyage, ni non plus un espace de transition : c’est un arrêt. Un point de blocage. Une constipation. L’aéroport est l’endroit d’où vous ne pouvez aller nulle part ailleurs. Un non-lieu dans lequel le temps ne passe pas et où n’existe aucun espoir de vie qui ait du sens. Un terminus : la fin. L’aéroport n’offre rien d’autre à l’être humain que l’accès à l’intervalle entre deux avions. (2, traduction personnelle)

Sauf que, bien sûr, en anglais, changing planes, c’est changer d’avion mais aussi changer de plan. Et être entre deux avions, c’est aussi être entre deux plans. Sila Dilup a découvert que, pour les humains, ce qui est subi à l’aéroport, la « combinaison spécifique d’inconfort énervé, d’indigestion et d’ennui était ce qui facilitait le voyage interplanaire, déjà usité par bien d’autres espèces habitant d’autres plans, mais dont la plupart n’ont pas à souffrir comme nous le faisons » (6, traduction personnelle).

L’expérience de ce temps arrêté, stérile vécu dans un aéroport, en attente d’une correspondance, peut évoquer la manière dont je voudrais caractériser l’imaginaire, pour le distinguer de l’imagination. On est dans l’entre-deux mais on y reste coincé, parce que l’image qui vous habite est dénuée de toute capacité de faire monde. C’est le cas de beaucoup de promesses d’inspiration technoscientifique. « Un jour, nous pourrons… », que ce soit échapper à cette planète que nous aurons dévastée, et en terraformer une autre, ou ressusciter les espèces disparues à partir de leurs génome conservés, ou vaincre la vieillesse, voire la mort…

Mais ces possibles, parce qu’ils sont imaginaires, restent abstraits, résolument muets quant à leurs implications et à leurs conséquences. Ce qui se présente comme « progrès technique », notamment, n’est jamais qu’un simple instrument pour des fins inchangées. Et, s’il se concrétise, il aura des conséquences d’autant plus imprévues et souvent non désirées que l’imaginaire du progrès a présidé à sa naissance. Pensez au rôle, aujourd’hui, des réseaux sociaux.

En revanche, la possibilité de voyages interplanaires est la possibilité de visiter des mondes, non pas des mondes rendus prévisibles par le tourisme de masse mais des mondes qui surprennent, avec lesquels il s’agit de se familiariser. Ursula Le Guin nous dit comment c’est souvent l’imagination d’une situation qui, pour elle, est au point de départ d’une fiction, mais cette situation doit recevoir la capacité de réclamer un monde auquel elle appartiendrait. Un monde fictif bien sûr, mais qui se doit d’être consistant, c’est-à-dire de rendre indissociables sa création et l’exploration de ce qu’il demande.

L’imagination, lorsqu’elle tisse les implications et les conséquences, les tenants et les aboutissants enchevêtrés, met en jeu des forces propositionnelles et transformatrices qui obligent l’auteure à devenir habitante de ce monde, ou en tout cas visiteuse. Et pour ce faire, elle doit transformer des possibles qui rôdaient dans les interstices de sa propre époque en ressources pour faire exister autre chose.

Si, dans Omelas, Ursula Le Guin a relayé William James, c’est peut-être parce que sa nouvelle a pour vocation de nous hanter, refusant toute solution imaginaire, que ce soit celle d’une décision collective de libérer l’enfant et de remplacer le bonheur offert par un bonheur construit, ou celle d’une Omelas bis, fondée par ceux qui ont quitté la ville. La voix de la narratrice, omniprésente dans la nouvelle, s’adressant directement à ses lecteurs et lectrices, me semble leur demander de ne s’identifier imaginairement ni avec les habitants d’Omelas, ni avec ceux qui partent.

Et c’est peut-être parce qu’il s’agit précisément ici de ne pas nous raconter d’histoires. Nous pouvons rêver d’échapper au point de blocage que constitue pour nous Omelas, mais il n’est pas sûr que notre époque nous rende capables d’imaginer l’histoire qui permettrait de débloquer la situation, d’échapper au dilemme.

Garder les portes ouvertes, cultiver ce que j’appellerais une attitude spéculative, c’est-à-dire répondant aux possibles qui insistent effectivement dans les interstices de notre expérience, c’est refuser l’imaginaire qui permet de s’évader du monde dont nous avons l’expérience. Dans Words Are My Matter (2016), Le Guin remarque que « pour pouvoir ouvrir des portes, vous devez avoir une maison » (25, traduction personnelle). Ce qui signifie aussi que, contrairement à l’imaginaire qui est littéralement sans histoire, nous faisant penser et sentir en rond sur le mode d’une abstraction lancinante, l’imagination mise en œuvre par la science fiction spéculative est située.

Les portes qu’Ursula Le Guin ouvre, ou garde ouvertes, sont celles dont l’insistance se fait sentir dans nos maisons, à notre époque. La possibilité de résister aux états de fait qu’elle manifeste et met en histoire est celle dont son époque a rendu l’écrivain capable.

En novembre 2014, dans le discours prononcé lors de la remise de la médaille de la National Book Foundation, Ursula Le Guin annonça qu’elle partageait cette récompense avec « tous les écrivains qui ont été depuis si longtemps exclus de la littérature – mes camarades auteurs de fantasy et de science fiction, écrivains de l’imagination » (Words, 113, traduction personnelle).

Et elle ajouta :

Des temps difficiles s’annoncent, et nous aurons besoin de la voix d’écrivains capables de discerner des alternatives à la manière dont nous vivons aujourd’hui, capables de percevoir, au-delà de notre société paralysée par la peur, au-delà de ses obsessions technologiques, d’autres façons d’exister, et capables même d’imaginer des raisons réelles d’espérer. Nous avons besoin d’écrivains qui puissent se souvenir de la liberté – des poètes, des visionnaires – des réalistes pour une réalité plus vaste. (Ibid., je souligne)

Et c’est peut-être à ce besoin que Donna Haraway (2016) a fait écho lorsqu’elle a proposé de faire de l’acronyme SF la signature de ce que j’appellerais un « mode de pensée ». SF se décline alors en un ensemble apparemment disparate, qui inclut Science Fiction, mais aussi Speculative Fabulation, Speculative Feminism, et encore Scientific Fact et So Far.

So Far, est le cri même de la résistance contre la normalité à laquelle prétendent les états de fait. Cela a pu s’imposer comme « normal », mais seulement jusqu’ici ! Et même si nous sommes incapables d’imaginer une issue à la situation d’Omelas, nous n’avons pas à nous incliner devant un dilemme indépassable. Nous n’avons peut-être que des échappées imaginaires à proposer, mais seulement so far : les choses pourraient être autrement.

C’est un cri qui, proféré avec d’autres accents, convient aussi aux féministes des années soixante-dix, et à cette nouvelle génération de femmes qui, à cette époque, publièrent de la science fiction en tant que femmes, et non plus dissimulées derrière un pseudonyme masculin. Elles avaient été rendues capables par leur époque, les unes avec les autres et grâce aux autres, de percevoir que les choses pouvaient effectivement être autrement. Elles étaient réalistes, mais la réalité qu’elles faisaient percevoir incluait la force dont les femmes avaient été séparées, donnait des mots et des histoires à ce qui rôdait dans les interstices de l’expérience de leurs lectrices.

Et l’œuvre d’Ursula Le Guin témoigne en elle-même de ce que science fiction, la fabulation spéculative ou la fantasy spéculative, ne se distinguent entre elles que par les moyens mis en œuvre pour élargir le sens de la réalité, pour la libérer de l’opposition entre possible et impossible.

Ainsi que la magie soit pratiquée sur Terremer (le Cycle de Terremer comprend cinq romans et des nouvelles publiées entre 1964 et 2018) ne nous confronte pas au « tout est possible » qu’on serait tenté d’associer à la « fantasy », en l’occurrence à l’idée intemporelle et abstraite d’une toute puissance de l’esprit capable de plier magiquement la réalité à ses désirs ou à sa volonté. Le cauchemar que constituerait une telle toute puissance est plutôt le thème central de De l’autre côté du rêve (The Lathe of Heaven, 1971). Sur Terremer, la magie est un art ou une technique qui a ses règles et ses dangers, et qui pose des problèmes déontologiques à ceux et celles qui la manient.

Fille d’anthropologue, Le Guin suit en ce sens les récits ethnographiques, qui nous font sentir que d’autres manières de faire monde sont possibles. Notre rapport à ce que nous appelons « le » monde n’a pas de privilège ni de droit à en exclure d’autres en les renvoyant à la superstition.

Il reste que ce qui est possible sur Terremer est impossible dans le cadre de la réalité dite scientifique, alors que le cycle de Hain, qui relève à sa manière de la science fiction baptisée dure, met en scène des techniciens et des chercheurs directement inspirés de ceux qui nous sont familiers, tel le physicien Shevek, dont les travaux vont rendre possible le célèbre ansible. N’avons-nous pas affaire ici au thème classique du progrès, de l’avancée des connaissances, bien plutôt qu’à cette réalité plus large dont parle Le Guin ? Mais aussi, que viennent donc faire les « faits scientifiques » dans le mode de pensée SF que propose Haraway ?

Cependant, on peut retourner la question. Que signifierait le mode de pensée SF si les faits scientifiques en étaient exclus ? Une telle exclusion confirmerait, me semble-t-il, le genre d’opposition stable qui domine aujourd’hui nos modes de pensée académiques.

Pour les spécialistes de ce qu’on appelle aux États-Unis les humanités critiques, les « faits scientifiques » sont associés à l’idée d’une autorité qui les rendrait foncièrement hostiles à toute contestation de l’ordre assigné aux choses. Les faits demanderaient notre soumission, autoriseraient à dire : « Vous pouvez toujours rêver, mais les faits sont là, et on ne lutte pas contre les faits. » C’est pourquoi bien des critiques ont fait le choix de combattre l’autorité des faits, d’en faire des fictions dont seuls les humains seraient responsables, des constructions purement humaines à propos d’une réalité foncièrement muette. Et aujourd’hui les scientifiques que ce choix rendit furieux ont beau jeu de rétorquer que les critiques récoltent maintenant ce qu’ils ont semé : « Vous avez préparé le cauchemar d’un Donald Trump tournant le dos à la menace du désordre climatique parce qu’elle le dérange. »

Le mode de pensée SF n’a jamais été mobilisé par ce dilemme abstrait : « Qui est responsable de ce que nous savons, la nature ou l’humain ? » La science fiction spéculative n’a que faire d’abstractions lourdes, telles que responsabilité, nature ou humain, qui nous donnent l’impression de savoir ce dont nous parlons mais ne communiquent qu’avec des arguments polémiques, pas avec des histoires.

Si les faits scientifiques figurent dans la déclinaison SF, ce n’est pas en tant que faisant autorité mais comme participant à la fabrique des mondes, de mondes qui posent la question des rapports qui les tissent, de ceux qui prévalent aujourd’hui, de ceux qui pourraient exister demain. En tant que tels, les faits scientifiques sont relatifs non pas à nos catégories humaines, mais aux rapports que nous nous rendons capables de créer avec autre chose que nous-mêmes, et à ce que nous faisons de ces rapports – et c’est ici qu’intervient la différence à faire les faits scientifiques comme création de rapports et les faits scientifiques comme armant les prétentions de « la science ».

Dans « L’Auteur des graines d’acacias » (1974), le sens du message inscrit par une fourmi sur une graine d’acacias est débattu pas les chercheurs en thérolinguistique, et ils spéculent à propos d’un avenir où leurs collègues s’étonneront de ce que, à leur époque, on ne déchiffrait même pas le langage des aubergines. L’humour de la nouvelle de Le Guin tient au contraste entre l’histoire bouleversante de création de rapports nouveaux que suppose la thérolinguistique et le type de prose de l’académicien, qui, lui, reste ce qu’il est aujourd’hui, comme si cette institution qu’on appelle « la science » s’était maintenue inchangée.

Mais l’humour lui-même pourrait nous situer. Il pourrait rendre sensible un point de blocage qui fait que nous louons ou dénonçons « la science » mais envisageons fort peu les devenirs dont elle pourrait être susceptible. Et c’est ici que penser en mode SF me mène à la question du rôle des sciences sociales et humaines dans ce blocage. Car c’est à elles qu’aurait pu ou dû appartenir d’explorer les devenirs possibles de cette institution appelée « la science » qui, dans sa forme actuelle, ne remonte qu’au 19ème siècle. Qu’elles aient accepté la pseudo-unité des pratiques scientifiques comme normale, même si c’est pour dénoncer l’emprise de « la science », signifie qu’elles ont accepté le modèle du fait faisant autorité que porte cette institution. Et la première victime de ce modèle a été l’imagination – leur propre imagination non celle des véritables créateurs de faits, les expérimentateurs.

Si j’ai commencé mon intervention en montrant que toute transformation de Omelas en expérience de pensée massacrait le sens de cette nouvelle, c’est parce qu’il se serait agi alors d’une expérience de pensée propre aux sciences humaines. Rappelons-nous du conducteur du tramway hors contrôle. On peut aussi penser à la fameuse chambre chinoise de Searle. Chaque fois le protagoniste est privé de toute possibilité d’échapper à une situation définie de manière purement discursive, littéralement pris comme un rat, forcé de jouer le rôle que lui confère l’argument.

De telles mises en scène ressemblent à, mais n’ont rien à voir avec, les fameuses expériences de pensée propre à la physique, qui, elles, imaginent des mondes dramatisant les conséquences d’une hypothèse risquée, sur le mode du « si j’ai raison, alors… »

Ainsi lorsque Galilée posa la question de savoir où tomberait une pomme lâchée du haut du mât d’un bateau en mouvement, il intervenait dans la grande controverse académique de l’époque. S’il avait raison, contre les aristotéliciens pour qui elle tombera en avant ou en arrière du mât selon le mouvement du bateau, si, comme il le soutint, elle tombe au pied du mât, alors la terre peut se mouvoir sans que nous puissions observer les conséquences de son mouvement. Nous verrons les corps tomber à la verticale comme si la terre était immobile.

Or, l’expérience du bateau en mouvement n’avait jamais eu lieu. C’était une expérience de pensée. Nous pourrions la faire aujourd’hui mais essayez, à l’époque de Galilée, de lâcher une pomme du haut d’un mât d’un bateau poussé par le vent, ou descendant une rivière agitée : l’endroit où la pomme tombera dépendra des circonstances.

C’est au laboratoire que Galilée a appris à redéfinir le mouvement, et pour dramatiser les conséquences de ce qu’il avait appris, pour donner à ce qu’il savait désormais la force d’intervenir dans une controverse astronomique, il a dû raréfier la scène, éliminer tout ce qui brouillerait les conséquences. Son bateau ressemble plutôt à un train, un espace clos se mouvant à vitesse uniforme. Toutes les expériences de pensée des sciences expérimentales mettent en scène de tels mondes fictifs, raréfiés, mais ces fictions n’illustrent pas une thèse, elles prolongent l’imagination propre à la pratique expérimentale.

Au laboratoire, l’imagination a pour leitmotiv la question « et si ? » : « Et si mon hypothèse était juste, et cette question ouvre sur la possibilité d’un suspense : « Je devrais obtenir ce résultat. » C’est pourquoi, en cas de réussite il arrive que les expérimentateurs dansent dans leur laboratoire. Puis viennent des questions dont le leitmotiv est « mais alors ! » qui explorent imaginativement les conséquences envisageables de cette réussite, par exemple le « Mais alors la terre peut tourner sans que l’on observe les conséquences de son mouvement ! »

Et c’est précisément pourquoi les expériences de pensée des expérimentateurs constituent leur manière propre d’envisager une réalité plus vaste, celle que demandent leurs hypothèses pour pouvoir déployer toutes leurs conséquences. Les descendants de Galilée pratiquent à leur manière un mode de pensée SF car ils font de l’imagination un usage actif et spéculatif, ne s’adressant jamais à des états de fait mais à des faits qui les intéressent en tant que « conséquents », porteurs de conséquences possibles.

Bien sûr, la manière dont l’imagination expérimentale met à l’aventure nos idées et nos définitions ne peut être imitée. S’il n’y a pas de véritables expériences de pensée en sciences humaines, c’est parce que toute hypothèse portant sur ce dont sont capables les humains devrait s’adresser à un monde dense, où ses conséquences devraient pouvoir proliférer sur des modes multiples et enchevêtrés. Impossible dès lors de dramatiser une seule conséquence en éliminant toutes les autres, c’est-à-dire d’imaginer des « si… alors » qui susciteront la production de faits interprétables. Impossible de mettre en scène un monde fictif raréfié sans le mutiler, sans priver ceux qui l’habitent de leurs puissances de sentir, d’imaginer, de penser.

D’où ces situations imaginaires qui sont autant de cauchemars pour le conducteur du tramway hors contrôle ou pour le malheureux enfermé dans la chambre chinoise.

Mais les scientifiques qui font œuvre d’imagination dans leur laboratoire sont aussi dans l’imaginaire lorsqu’ils prêtent aux faits qu’ils y ont obtenus le pouvoir de rester fiables lorsqu’ils sortent de ce lieu. C’est-à-dire lorsqu’ils entrent dans un monde dense et enchevêtré, un monde qui se rit bien des preuves obtenues, parce qu’il ne connaît que des conséquences en cascade, des changements de signification inopinés, des interdépendances fécondes ou inquiétantes.

Prendre au sérieux ce monde qui ne cesse de décevoir les « si j’ai raison… » scientifiques, qui multiplie les conséquences enchevêtrées, demanderait des chercheurs l’exercice d’une imagination que l’institution que l’on appelle « la science » non seulement ne leur apprend pas mais qu’elle proscrit activement. Malheur à celui ou celle qui pose des questions dites non scientifiques, c’est comme s’il se laissait séduire et corrompre, il est perdu pour la science. Le mode SF doit inclure les faits scientifiques pour que les scientifiques prennent le goût d’une réalité plus vaste, au lieu d’en faire un lieu de perdition.

La question du fait scientifique en mode SF, demande d’envisager le fait expérimental, celui qui fait ses preuves dans le milieu raréfié que constitue le laboratoire, comme ce qui a mis les autres sciences, depuis la biologie et l’écologie jusqu’aux sciences humaines et sociales, face à un choix : soit conserver l’association entre faits et ambition de prouver, soit prolonger autrement le « et si ? » de l’imagination expérimentale.

L’institution de « la science » traduit le choix de la généralisation de l’association entre fait et preuve. Elle empêche donc de penser la variété des faits et transforme la preuve en droit. Contre l’imagination, elle impose la méthode, chargée d’extraire des faits dits objectifs, quelle que soit la violence mutilante de l’opération. En revanche, on pourrait dire que la science fiction dont Ursula Le Guin a fait l’éloge, a hérité à sa manière du prolongement de l’imagination expérimentale. Elle fabrique des mondes qui mettent à l’aventure nos idées et nos définitions. Elle met ce qui semble aller de soi sous le signe de la spéculation, du « cela aurait pu être autrement ».

Il m’est difficile, de ce point de vue, de séparer l’œuvre d’Ursula Le Guin des années soixante / soixante-dix, cette époque de contestation pratique, politique et culturelle qui mit à l’aventure l’ensemble des évidences portant sur la rationalité de notre dite « civilisation ». C’est l’époque que le philosophe Stephen Toulmin a, dans Cosmopolis (1990), associé non à une contre-culture, mais à une seconde renaissance, brisant la chape des savoirs autorisés qui exigent la certitude de la preuve.

C’est à partir de cette époque que, me semble-t-il, la science fiction que je nomme spéculative a bel et bien occupé la place de l’imagination exclue par nos sciences sociales et humaines, aussi bien positives que critiques. Elle a survécu à l’écrasement de la Seconde renaissance de Toulmin et au blocage général de l’imagination. À sa manière elle a repris la question « et si ? » mais les mondes qu’elle crée ne sont pas raréfiés pour dramatiser les conséquences d’une hypothèse, ils se densifient à mesure que l’hypothèse explore ses répercussions.

Les fictions spéculatives ne mettent pas en scène une idée mais un monde peuplé de personnages aux prises avec une situation qui les affecte, qui les fait sentir, penser et agir sur des modes contrastés, conflictuels, hésitants. Certains peuvent être porte-paroles d’une idée, mais cette idée, elle est ce par quoi ils sont habités, et, en tant que telle, elle participe à l’épaisseur de la situation, mais elle n’a pas le pouvoir de définir le sens de cette situation.

Lorsqu’elle nie avoir des idées quand elle écrit, Le Guin n’est donc pas modeste. Elle défend la densité enchevêtrée des mondes qu’elle crée. C’est pourquoi il est toujours dangereux pour un commentateur de croire reconnaître l’idée qui serait au centre de son histoire ou le personnage qui serait son porte-parole.

Ainsi, remarque-t-elle dans Words Are My Matter (86) beaucoup de commentateurs de Tehanu (1990) se sont attardés sur la manière dont la vieille Mousse répond à Tenar, qui l’interroge sur les pouvoirs des femmes. Mousse, dont la voix se met à chanter comme un instrument de musique, évoque des racines immémoriales plongées dans l’obscur, plus profondes que l’océan, plus anciennes que l’émergence des terres. « Personne, absolument personne ne sait ni ne peut dire ce que je suis, ce qu’est une femme, une femme de pouvoir, le pouvoir d’une femme » (107), déclame-t-elle. Et elle conclut : « Qui se risquerait à questionner les ténèbres ? Qui serait prêt à demander leur nom aux ténèbres ? » (Ibid.)

Le Guin note que cette évocation incantatoire de ce qui n’a pas de nom a fait l’objet de commentaires mettant en avant l’idée d’une mystique féminine, d’un savoir des profondeurs qui met au défi la rationalité masculine. Mais, écrit-elle, ces commentaires ont négligé ce que Tenar répond au « qui se risquerait » solennel de Mousse : « Moi, déclara-t-elle. […] J’ai vécu suffisamment longtemps dans les ténèbres. » (Ibid.)

Et c’est ce « moi » de Tenar que Le Guin revendique. Avec Tenar, elle résiste à une proposition qui mène à « transformer la connaissance des femmes en culte, nous flatter de connaître des choses que les hommes ne savent pas, parler de la sagesse profonde et irrationnelle des femmes » (Words, 85, traduction personnelle). Mais cela n’en fait pas pour autant la porte-parole d’une idée. Ni Tenar ni Le Guin n’ont d’idée à opposer à Mousse. Ce qu’elles partagent est un refus de laisser les mots aux hommes, de renoncer à la fabrique de mots qui vibrent juste, qui font exister ce qu’ils nomment, qui activent l’imagination et évitent l’obscurité envoûtante des profondeurs. Tenar refuse l’imaginaire, elle est cette réaliste d’une réalité plus large.

C’est pourquoi Ursula Le Guin – même si, écrit-elle, elle a appris des auteurs féministes des années 60-70 à écrire en tant que femme à propos des femmes – n’en est pas devenue pour autant théoricienne du féminisme, ni non plus militante. Terremer, dans le roman Tehanu, inclut désormais de manière explicite la différence entre les sorcières méprisées et les mages dont le pouvoir se paie par une chasteté rigoureuse. Mais Ursula Le Guin ne théorise pas les genres. Elle découvre plutôt, avec ses personnages, ce dont, hommes ou femmes ou autres, ils pourraient devenir capables.

Lorsqu’elle dit son accord avec Ténar, elle écrit :

Femmes, sortez de la cave, de la cuisine ou de la chambre des enfants. La maison toute entière est nôtre. Et vous, les hommes, il est temps que vous appreniez à vivre dans cette cave obscure dont vous semblez avoir si peur, et aussi dans la cuisine et la chambre des enfants. Et lorsque vous l’aurez fait, venez, parlons ensemble, autour du foyer, dans la salle de séjour de notre maison commune. Nous avons beaucoup de choses à nous dire, beaucoup de choses à apprendre. (Words, 86-87, traduction personnelle)

Et la nécessité d’apprendre n’implique pas la condamnation de ce qui a été. Dans Un Homme du peuple (1995), Havzhiva, envoyé de l’Ékumen, est plongé dans un monde dont les esclaves ont conquis la liberté mais qui est toujours marqué par une profonde inégalité de genre. Il sait que les choses vont changer, et il sait que sa présence contribuera inévitablement à activer ce changement, mais il sait aussi que son savoir d’historien ne doit pas lui servir de guide.

De l’extérieur, note-t-il, on peut voir les motifs, ce qui ne va pas, ce qui manque. « On veut réparer. Mais on ne peut pas. Il faut être à l’intérieur, dans le tissage. Il faut faire partie du tissage. » (189) Il faut apprendre à appartenir à un monde pour apprendre la manière dont les choses peuvent y changer. Et ce changement n’implique pas forcément la condamnation de ceux qui ont manié un pouvoir oppressif et dévastateur.

Dans Le vent d’ailleurs (2001), les mages craignent que l’art magique, qui a été mis au service du refus de la mort, ne disparaisse lorsque les morts, que ce refus a voués à une éternité stérile, pourront enfin rejoindre la terre. Mais le Portier ne partage pas cette crainte. Le choix de la maitrise, qui a séparé les humains des dragons, a pu entraîner une catastrophe, mais il implique aussi le bonheur de créer, de façonner. « Mais nous avons appris la Création. Nous l’avons faite nôtre. On ne peut pas nous la reprendre. Pour la perdre, nous devons l’oublier, la jeter. » (213)

Faire l’hypothèse que le Portier, comme Tenar et Havzhiva, parlent à l’occasion pour Ursula Le Guin, c’est peut-être aussi faire l’hypothèse que le Portier, parlant de l’art magique, parle aussi de tous les arts de création, scientifiques et techniques notamment, qui ont servi le pouvoir et qui peuvent être dénoncés comme tels. Mais bien sûr, Le Guin parle aussi de son art, art de fiction et de poésie, art de façonner les mots et les phrases. L’art des mots n’est pas innocent. Peut-être la science est-elle, comme les théoriciennes du féminisme ont bien des raisons de l’affirmer, une institution redoutablement genrée, reléguant dans les caves obscures ce qui échappe au pouvoir de prouver. Mais nommer, sur Terremer, est tout aussi redoutable. Pour Le Guin, rien de ce qui suscite la joie de créer, de fabriquer n’est condamné à être rejeté mais, comme elle l’écrit, « nous avons beaucoup de choses à apprendre.

Associer Ursula Le Guin au mode de pensée SF proposé par Donna Haraway, c’est donc ne pas avoir peur d’associer les arts de la magie et ceux de la preuve, mais leur demander à tous deux d’apprendre à se libérer de la peur qui leur fait se vouer à la chasteté, à la crainte de la corruption, d’apprendre à accepter que ce que nous créons, nous ne le maîtrisons pas.

Et accepter, pour Le Guin, n’a rien à voir avec se résigner. Là encore, je crois, Havzhiva parle pour elle : « Ouvrir mon esprit et accepter. C’est ça que j’ai appris en grandissant. À accepter. Pas à changer le monde : à changer l’âme. Pour qu’elle puisse s’intégrer au monde. Trouver sa juste place dans le monde. » (« Un Homme du peuple », 192)

Elle-même, comme auteure, doit également accepter sa juste place dans le monde que crée sa fiction. L’histoire n’a pas été construite pour permettre à l’auteure de dire ce qu’elle pense. Certes certains protagonistes le lui permettent parfois, mais ce qui importe est que ce soit le tissage même de l’histoire qui le permette, en des moments où ils rencontrent une vérité qu’ils sont devenus capables de formuler.

Ursula Le Guin le dit et le redit, « Quand je l’écris, une histoire ou un poème peut me révéler des vérités. Je ne les y mets pas. Je les trouve dans l’histoire à laquelle je travaille. » (Words, 48, traduction personnelle)

Peut-être pourrions-nous imaginer que ce que dit Le Guin de l’histoire qu’elle tisse, mais qui la tisse tout aussi bien, un physicien ou un chimiste pourrait le dire de son laboratoire, et certains biologistes d’aujourd’hui de ce que les vivants les obligent à apprendre, les forçant à abandonner les généralités abstraites qu’ils avaient confondu avec la vérité enfin scientifique de la vie. Et chaque fois ils le diraient sur un mode qui est celui de la gratitude. Réalisme et gratitude sont liés. On n’éprouve pas de gratitude envers-soi-même, mais envers quelque chose d’autre qui aurait pu se refuser.

Chaque praticien, l’écrivain, l’expérimentateur, le biologiste, tant d’autres, peut vivre des moments de gratitude lorsqu’il obtient la perception d’une réalité plus vaste. Car sa pratique était obligée par la possibilité de cet événement, mais ne lui en garantissait pas le droit.

Nous pourrions alors transposer aux rapports entre scientifiques et créateurs de fiction ce que Le Guin dit des rapports entre hommes et femmes : « Nous avons beaucoup de choses à nous dire, beaucoup de choses à apprendre. » Et nous pourrions le dire avec cette confiance que seule peut donner ce que Gilles Deleuze appelait la vérité du relatif pour l’opposer à la relativité du vrai. Car la vérité du relatif, la vérité issue d’une pratique, la vérité née des obligations qui tissent cette pratique à ses praticiens, n’a aucun besoin de s’imposer contre une autre, née d’autres obligations. C’est l’imaginaire qui rêve de vérité transcendant la diversité des pratiques et des circonstances. L’imagination n’est jamais hors sol, abstraite, il lui faut être située, attachée, avoir une maison pour ouvrir des portes.

Dans Le vent d’ailleurs, Ursula Le Guin met en garde contre la tentation d’imaginer pouvoir nous émanciper de nos attaches terrestres, à la manière des dragons de Terremer. Les dragons, qui parlent la langue de la création sans avoir besoin de l’apprendre, n’ont pas de maison. Ils n’ont donc pas à ouvrir de porte pour échapper à ce qui les paralyse. Ils ont la liberté du vent. Nous, qui avons fait le choix d’attachements qui nous situent, il nous appartient d’apprendre à ouvrir ces portes, d’expérimenter avec les possibles. À honorer les vérités qui nous situent sans leur prêter le pouvoir imaginaire d’échapper à la contingence et au changement.

Pour finir ce trajet tout en méandres, peut-être pourrions-nous revenir à la question qui l’a accompagné, celle de ces sciences humaines et sociales qui sont hantées par l’objectivité et ont abjuré la spéculation. Comment les penser en mode SF ? Comment pourraient-elles cultiver la gratitude ? Comment pourraient-elles échapper au vœu de chasteté qui les protège de ce qu’elles assimilent à des croyances ? Comment pourraient-elles créer des vérités qui fassent percevoir une réalité plus vaste et non des généralités abstraites qui semblent avoir pour vocation de vider cette réalité de tout possible ? Comment pourraient-elles trouver leur juste place dans ce monde ?

C’est par sa pratique, et avec sa pratique, qu’Ursula Le Guin a pensé et imaginé. D’autres, telles les femmes de Yeowe ont pensé à travers la création de pratiques de lutte. Mais ce sont peut-être les envoyés de l’Ékumen, dont la pratique est au centre de la nouvelle « Un Homme du peuple » qui ont été pour Le Guin l’occasion d’une expérimentation spéculative portant sur la manière dans les sciences sociales, humaines et historiques pourraient trouver leur juste place dans nos mondes.

On le sait, les envoyés de l’Ékumen ne doivent surtout pas penser leurs savoirs comme arme de lutte et de dénonciation. Ils savent beaucoup de choses mais leur pratique leur demande de rester neutres. Et cela, non pour être « objectifs » mais par obligation pratique. S’il doit y avoir changement, ce sera celui dont les peuples qui les accueillent se seront rendus capables. Si des portes doivent s’ouvrir, ce sera parce que celles et ceux qui habitent cette maison les auront ouvertes.

La pratique des envoyés ne traduit ni tolérance, ni détachement. Ils savent que leur seule présence fissure l’évidence de l’ordre établi, fait penser et imaginer, implique que les choses pourraient être autrement. Havzhiva ne s’en cache pas. Il n’a rien à cacher, mais la manière dont il fait attention, pose des questions, écoute, raconte, sont autant de manières de faire savoir ce qui lui importe, ce qui importe à tout envoyé de Hain : que le changement soit l’œuvre de ceux qui le porteront. Par sa seule présence, il apporte certes les germes du changement, mais ces germes doivent être nourris par le sol qui les reçoit.

Et Havzhiva, lui aussi, peut faire l’expérience de la gratitude lorsque son propre savoir s’est tissé avec ce monde où il a été envoyé et qui lui a appris comment il pouvait changer. Si la fiction que j’appelle spéculative et les sciences sociales et humaines ont des choses à se dire, ce pourrait être à partir d’une question commune, susceptible d’être partagée sur des modes différents. Cette question serait : comment notre époque nous rend-elle aujourd’hui capables de penser et d’imaginer comment elle pourrait changer ? Cette question demanderait d’apprendre à penser sur le mode du so far, attentif aux possibles qui poussent dans les interstices.

Ce que j’ai appelé un mode de pensée SF, que j’ai repris de Donna Haraway, est une proposition sérieuse, une proposition pour aujourd’hui. Car aujourd’hui les définitions faisant autorité nous étranglent et nous condamnent. Nous sommes dans la situation de blocage qu’Ursula Le Guin associait au transit entre deux vols. Nous sommes comme en suspens, coupés de toute prise autre qu’imaginaire, dans une réalité rétrécie, aux vitres incassables et aux portes verrouillées. C’est pourquoi nous autres, académiques, avons vitalement besoin des récits que rapportent ceux et celles qui explorent des possibles, et cela pour nous en faire les relais plutôt que pour les commenter, ou alors devrions-nous les commenter au sens de « penser avec eux ». Oser penser sur le mode SF, c’est-à-dire tenter de transmettre à nos étudiants d’autres choses que des raisons de désespérer, me semble pour nous un devoir.

Bibliographie

Haraway, Donna J., 2016, Staying with the Trouble. Making Kin in the Chthulucene, Durham and London, Duke University Press. Voir aussi Haraway 2013, « SF: Science Fiction, Speculative Fabulation, String Figures, So Far », Ada – A Journal of Gender New Media & Technology, n° 3 [adanewmedia.org/2013/11/issue3-haraway/], consulté le 18 avril 2020.

James, William, 1916 [1896], « Les moralistes et la vie morale », La Volonté de croire, trad. Loÿs Moulin, Paris, Ernest Flammarion [gallica.bnf.fr], p. 200-229.

_____ 2006 [1911], Introduction à la philosophie, trad. Stéphan Galetic, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond.

Le Guin, Ursula K., 2018 [1973], « Ceux qui partent d’Omelas », Aux douze vents du monde, Saint-Mammès, Le Bélial’.

_____ 1988 [1974], « L’Auteur des graines d’acacia », Les Quatre vents du désir, trad. Martine Laroche & Philippe Rouille, Paris, Presses Pocket.

_____ 1991 [1990], Tehanu, trad. Isabelle Delord-Philippe, Paris, Robert Laffont, coll. « Ailleurs et demain » (version epub).

_____ 2007 [1995], « Un Homme du peuple », Quatre chemin de pardon, trad. Marie Surgers, Nantes, L’Atalante, p. 127-193.

_____ 2012 [2001], Le vent d’ailleurs, trad. Patrick Dusoulier, Paris, Robert Laffont, coll. « Ailleurs et demain ».

_____ 2014 [2003], Changing Planes: Stories, Boston, Houghton Mifflin Harcourt.

_____ 2019 [2016], Words Are My Matter: Writings on Life and Books, Boston, Houghton Mifflin Harcourt.

Terranova, Fabrizio, 2019, Donna Haraway: Story Telling for Earthly Survival, New York, Icarus Films.

Toulmin, Stephen, 1990, Cosmopolis: The Hidden Agenda of Modernity, Chicago, University of Chicago Press.

1 Cet article est tiré d’une conférence plénière donnée lors du colloque Héritages d’Ursula Le Guin, organisé à la Sorbonne Nouvelle du 18 au 21 juin 2019.




7 – Penser avec Isabelle Stengers

Penser avec Isabelle Stengers c’est courir plusieurs risques. D’abord celui d’être stengerisé (ou, comme un clin d’oeil à Mesmer, Stengerized), c’est-à-dire d’être possédé par une magie stengerienne et ne plus parvenir à mettre ses affirmations à l’épreuve. Stengers nous met elle-même en garde contre un tel piège lorsqu’elle nous invite à résister à Gilbert Simondon.[1] Cette difficulté se présente à nous non pas parce qu’elle cherche à nous faire adhérer à un mode de pensée –soit sous la forme d’un culte ou d’un dogme– mais plutôt parce qu’elle construit des mondes qui activent la pensée. À la manière d’une poète, elle nous fait visiter des mondes qui sont habités par des pratiques dont la légitimité a fréquemment été mise à l’épreuve ; notamment l’hypnose et la sorcellerie.[2] Son approche hérétique, qui propose de porter attention à ce qui est mobilisé par ces pratiques, c’est-à-dire à ce qu’elles catalysent, en contraste avec ce dont elles témoignent ou cherchent à expliquer, vise à activer la pensée depuis ses pièges potentiels plutôt que depuis une hiérarchie entre les savoirs. Les sciences, écrit-elle, « ne tiennent pas leur existence de la disqualification, à laquelle on les identifie, des pratiques de savoir dits « préscientifiques », voire non rationnels ».[3] Stengers nous invite à questionner pourquoi nous accordons plus de valeur au médecin qu’au charlatan, à la médicine moderne qu’à la médicine médiévale, et, simultanément, à interroger à qui nous attribuons l’autorité de ces distinctions. En portant une attention nouvelle aux défaites et aux échecs des pratiques de savoir dits «préscientifiques», -une attention qui cherche à se défaire des jugements, des allant de soi et des a priori– elle active un nouveau partage de forces qui génère de nouvelles cartographies de pouvoir. C’est ainsi qu’elle entre dans les mailles de notre pensée, en mettant au défi nos modes de partage et de valorisation, et en nous obligeant à tisser d’autres possibles. Comment alors entrer dans son œuvre?

Isabelle Stengers est chimiste et philosophe. Ses recherches sont souvent « classées » dans la catégorie philosophie ou philosophie des sciences. Or, sa façon de saisir la différentielle, la multiplicité et les ramifications des objets, techniques, pratiques, dispositifs, et problématiques qui animent et qui sont animés par son travail – on y passe notamment du féminisme aux mathématiques, de l’hypnose aux OGM, de la physique aux toxicomanes, des changements climatiques au charlatan, de la sorcellerie à la psychanalyse, du capitalisme à la mécanique quantique – génère un excès qui résonne bien au-delà du champ de la philosophie et de l’étude des sciences. Son travail est un véritable manifeste pour l’invention de nouveaux modes d’habitation du monde, pour la création de nouvelles atmosphères et de nouvelles temporalités, et pour la construction de surfaces d’inscription commune. Les possibles qui en émergent ont en effet le potentiel de créer de nouveaux environnements de pensée à l’extérieur du champ de sa pratique. Écologiste est donc peut-être un meilleur terme pour capturer la portée politique de son travail. Non seulement parce qu’elle adresse les changements climatiques et, de manière plus globale, la crise écologique, mais aussi, et peut-être même surtout, parce qu’elle fait de l’écologie une pratique (sur laquelle je reviendrai). Comme l’écrit Martin Schaffner, l’écologie qu’elle revendique dans son travail est « une écologie qui s’infiltre dans tous les champs de la vie, humaine et non humaine ».[4]  L’écologie, ou l’étude de la relation de l’animal à son environnement organique et inorganique vient de oekologie, terme lui-même dérivé du Grec oikos qui signifie « maison, » « patrimoine, » « lieu d’habitation ». Écologiste donc, au sens où elle construit de nouveaux habitats et aussi au sens où elle questionne les modes d’habitation et les comportements qui érigent ceux-ci, d’une part, et l’héritage, le patrimoine qu’ils lèguent et transmettent, d’autre part. Comment alors entrer dans son œuvre, qui s’apparente maintenant à un véritable chantier de construction? Y entrer se présente en effet comme une épreuve politique, à la manière des entrées multiples invoquées par Deleuze et Guattari en référence au travail de Kafka. Comment entrer dans l’œuvre de Kafka, demandent-t-ils? « C’est un rhizome, un terrier ».[5] Ils nous mettent rapidement en garde : chercher une façon d’interpréter le terrier constitue un piège de la pensée, une façon de tromper l’ennemi. On entrera donc :

[…] par n’importe quel bout, aucun ne vaut mieux que l’autre, aucune entrée n’a de privilège, même si c’est presque une impasse, un étroit boyau, un siphon, etc. On cherchera seulement avec quels autres points se connecte celui par lequel on entre, par quels carrefours et galeries on passe pour connecter deux points, quelle est la carte du rhizome, et comment elle se modifierait immédiatement si l’on entrait par un autre point. Le principe des entrées multiples empêche seul l’introduction de l’ennemi, le Signifiant, et les tentatives pour interpréter une œuvre qui ne se propose en fait qu’à l’expérimentation.[6]

À l’image de l’œuvre de Kafka, celle de Stengers se propose aussi à l’expérimentation. Interpréter celle-ci serait un piège où l’on s’auto-constituerait comme ennemi. Comment alors expérimenter avec Stengers?

En résonance avec Deleuze et Guattari, Didier Debaise explique que l’intérêt du travail de Stengers est en quelque sorte insaisissable depuis une cohérence formée de considérations ou de préoccupations théoriques. Il insiste aussi sur la faible valeur de la recherche d’une lignée explicative qui serait jusque-là restée cachée. Il nous invite plutôt à apprécier la nouvelle fonction que son travail attribue à la philosophie. Cette nouvelle fonction, il la situe au niveau d’une capacité, d’un souci, d’une habileté à porter attention à l’idiot (un personnage qui a souvent été méprisé et auquel Stengers, après Deleuze, rend justice en insistant sur son pouvoir actif de problématisation). L’idiot, Debaise nous prévient, n’est pas porteur d’un trait ou d’une dimension psychologique qui permettrait de faire l’économie d’une taxonomie sociale. Il est plutôt celui qui s’adresse « activement aux événements afin d’en soustraire leur portée problématique ».[7] L’idiot est celui qui demande, écrit Stengers, « que nous ne nous précipitions pas, que nous ne nous sentions pas autorisés à nous penser détenteurs de la signification de ce que nous savons ».[8] Il est donc, encore une fois dans les mots de Stengers, « celui qui toujours ralentit les autres, celui qui résiste à la manière dont la situation est présentée, dont les urgences mobilisent la pensée ou l’action ».[9] C’est donc cette nouvelle façon de mobiliser la pensée et l’action qui fait pivot: l’idiot ralentit la pensée; il met à l’épreuve la cohérence du temps et de l’espace ; il provoque un moment d’hésitation où de nouvelles distributions du pouvoir deviennent possible. L’idiot, en d’autres termes, fait événement. Il refuse le statu quo et libère la vie dans les choses en s’insérant dans l’intervalle entre la pensée et l’action, entre la perception et l’action. Debaise ajoute que cette nouvelle fonction philosophique est active et activée dans le travail écrit de Stengers, et, simultanément, dans son ethos qui, ensemble, témoignent de ce que William James appelait un « tempérament ». La philosophie, explique Debaise en citant James « exprime une certaine attitude, le but et le tempérament d’une intelligence et d’une volonté réunies, plutôt qu’une discipline aux contours nettement définis ».[10] En dialogue positif, ou en relais de Debaise, c’est donc ce tempérament, ou cette indiscipline, qui nous guidera dans nos expérimentations. N’est-il pas possible de se comporter comme une idiote et d’expérimenter avec Stengers, sans justement être philosophe ou scientifique? N’est-il pas possible de se comporter comme une idiote et de pratiquer l’écologie, de construire de nouvelles formes d’habitation, sans être écologiste, ingénieure ou architecte?

Mon objectif n’est pas d’identifier un bon protocole de pensée dont l’application servirait à légitimer ou à cautionner une épistémologie « stengerienne », mais bien de susciter un intérêt pour relayer son travail. Dans un contexte de déception sociale, de guerre, de crise sanitaire et climatique, de malgérance et d’injustice, Isabelle Stengers donne envie de transformer la déception en intérêt, de replier les problèmes, de relever ses manches. « Le cœur doit aussi y battre » nous dit-elle dans Le non-savoir des psy.[11] Dans le milieu académique, où la méritocratie et la compétition prévalent malheureusement trop souvent sur le partage et sur l’invention collective de techniques d’attachement aux problématiques qui nous concernent, Stengers nous propose tout simplement de prendre le temps. Elle nous invite à nous intéresser aux questions plutôt qu’aux réponses, une approche contre-intuitive dans un climat qui exige des solutions et des résolutions. Son travail exige donc une reconsidération des modes d’attachement et des temporalités qui sous-tendent la recherche (ici comprise comme une aventure).

Stengers pense en situation. Il est donc difficile, sinon impossible, d’introduire son travail depuis des considérations génériques. Dans un numéro spécial de Substance qui lui est dédié, Isabelle Stengers et la dramatisation de la philosophie, on est rapidement confrontés à cette réalité. En effet plusieurs contributeurs au numéro ne cherchent pas tant à expliquer ou à vulgariser la pensée de Stengers, qu’à faire sentir la manière dont elle participe au tissage des fils de leur pensée. Voilà une manifestation de cette magie stengerienne. Stengers nous offre les conditions de s’attacher différemment aux problématiques qui nous occupe. Si bien que penser avec elle, c’est en quelque sorte s’en éloigner. Au lieu de suggérer des points d’entrée ou des catégories analytiques, ou encore de suivre une généalogie disciplinaire ou conceptuelle, je propose quatre techniques d’expérimentation : 1) la création d’une santé ; 2) la pratique du non-savoir ; 3) la construction d’une géopolitique de la pensée-habitation et ; 4) le relais, l’héritage. Loin des réponses préfabriquées, des protocoles bien régis et des remèdes génériques et/ou universaux, ces quatre propositions sont des techniques d’attachement au monde qui impliquent un réagencement des temporalités et de l’ordre spatial/géopolitique produit par les discours/pratiques de savoir. Et, plus spécifiquement, dans le cas qui nous occupe, ceux de la médecine et de la psychiatrie. Elles sont des techniques qui ne peuvent être mises en œuvre – ou à l’épreuve – sans tout à la fois être transformées. La technique est en effet processuelle : elle se réinvente dans l’évolution d’une pratique.[12] Sans chercher à créer des cohérences totalisantes ces techniques sont plutôt des invitations à construire des formes d’appartenance. Elles visent, comme Brian Massumi le formule si bien « un souci d’appartenance en tant que telle. »[13]

C’est ce souci d’appartenance qui agit ici comme une transversale organisante. Je m’intéresse à comment la pensée de Stengers donne lieu à de nouvelles formes d’appartenance et donc à de nouveaux modes d’organisation collective de production du savoir. Afin de saisir ceux-ci dans leurs dimensions constructives et productives, je me concentre sur les contraintes que sa pensée impose sur l’organisation académique et disciplinaire. L’académie et l’université, avec leurs savoirs spécialisés organisés en disciplines se présente comme un lieu fertile pour expérimenter avec Stengers et interroger les modes de valorisation qui encadrent et délimitent les pratiques de savoir. Ce sont donc les architectures disciplinaires et académiques qui seront ici convoquées. J’introduis donc ces quatre techniques d’expérimentation comme des contraintes plutôt que comme des prescriptions autoritaires. « Respecter une contrainte, » écrit Stengers en relayant Whitehead, « ce n’est pas respecter une limite, c’est refuser une facilité ».[14]

I. Tempérament guérisseuse. Technique : créer une santé

Nous avons besoin de repeupler l’imagination, besoin de guérir nos imaginations tant du scientisme que du moralisme, des modes de jugement paresseux qui nous ont été inoculés.[15]

On visite Stengers comme on visite la shaman, la médecin, l’hypnotiseuse, la sorcière ou la guérisseuse. Parce que l’on cherche un nouveau mode d’activation, une transformation, un changement qui brisera la linéarité du temps. On est possédé par un problème auquel on cherche à s’attacher différemment, autour duquel on souhaite formuler un diagnostique. Pour Stengers, un diagnostique possède un pouvoir performatif. C’est-à-dire qu’il ne répond pas à une question sans en même temps poser un problème.[16] On cherche donc à formuler un diagnostique performatif qui nous permettra de nous remettre (et non pas de nous soumettre), mais aussi de problématiser le nouveau sens que prend notre existence, la nouvelle ligne de fuite qui se dessine dans l’immanence du problème qui nous intéresse et nous concerne. Le sens de la remise est ici central. Le corps, écrit Stengers, ne peut répondre à un traitement « sans aussi, et par le fait même, ‘se fabriquer’ à partir de ce traitement ».[17] George Canguilhem et José Gil l’ont aussi expliqué : la guérison et le rituel thérapeutique ne nous ramènent pas à un état originel. Ils sont plutôt le théâtre de métamorphoses.[18] Ils sont, comme Stengers parle de l’hypnose, « des invitations à différer »,[19] des occasions productrices de différences, des événements qui brisent la linéarité du temps et, dans le même mouvement, la cohérence l’espace. Penser avec Stengers c’est donc s’éloigner des découvertes, ou des redécouvertes de vérités et/ou d’états pré-existants, et accepter l’invitation à s’engager dans des activités constructives et processuelles. On cherchera donc à produire du sens plutôt qu’à reconnaître un état ou une maladie, à créer une santé plutôt qu’à la recouvrir, à problématiser plutôt qu’à résoudre. Il ne s’agit pas pour autant de s’inscrire dans une futurologie qui célébrerait l’idéal humaniste d’un monde meilleur à venir.[20] Problématiser, c’est chercher à activer un changement au présent. Pour le meilleur et pour le pire.

Penser avec Stengers c’est chercher à libérer la vie dans les événements. Loin d’une nostalgie, d’un romantisme ou d’une ontologisation de la vie, il s’agit ici d’une vie à construire, d’un véritable « passage de Vie » au sens où Deleuze parlait de la littérature. Dans Critique et clinique, Deleuze explique que la littérature est une activité créatrice de santé qui est inséparable du devenir, d’une part, et d’une fonction fabulatrice d’imagination, de l’autre. Créer une santé, précise-t-il, ce n’est pas guérir un corps, un peuple, ou un problème malade. La maladie s’entend plutôt comme une contre-valeur de la santé, comme un arrêt de son processus. Le vivant malade, expliquait Canguilhem, est « passif et incapable de résister aux variations du milieu alors que la santé c’est une marge de tolérance des infidélités du milieu ».[21] Pour Deleuze, la création d’une santé, c’est l’invention d’un « peuple qui manque, » d’une « possibilité de vie ».[22] Ce peuple qui manque « n’est pas un peuple appelé à dominer le monde. C’est un peuple mineur, éternellement mineur, pris dans un devenir-révolutionnaire ».[23] Créer une santé est donc une affaire de devenir. Or, celui-ci, ajoute Deleuze, « n’a rien à voir avec un état dont (…) [il] pourrait se réclamer. Devenir n’est pas atteindre à une forme (identification, imitation, Mimésis), mais trouver la zone de voisinage, d’indiscernabilité ou d’indifférenciation ».[24] L’écrivaine créatrice de santé cherche donc à créer des zones de voisinage plutôt que des caractères formels. Elle délire non pas comme une malade, mais pour créer une santé. Elle écrit pour s’adresser à un peuple qui manque plutôt que pour partager ses névroses ou ses psychoses. Pour Deleuze, l’écrivaine jouit d’une petite santé. Même si ce qu’elle voit et entend l’épuise, sa petite santé la mène à des devenirs qu’une « grosse santé dominante rendrait impossibles ».[25] Petite santé certes, mais si créer une santé n’est pas guérir, la différence entre guérison et création d’un peuple produit ici une confusion de sens. Peut-être Deleuze cherchait-il à résister au piège moderne de la prétention scientifique à la guérison? Un sujet sensible non seulement dans l’histoire de la médecine, mais aussi dans celle de la psychanalyse. En revanche, Stengers, dans son travail sur la médecine moderne, sur l’hypnose et sur la psychanalyse, crée un nouvel habitat où guérison et création d’un peuple s’arriment dans un projet politique.

Au lieu de se positionner au carrefour de l’activité rationnelle et du monde phénoménologique, Stengers se concentre sur les différences et singularités des modes de valorisation des pratiques qu’elle mobilise afin de saisir leur valeur constructive, leur visée[26] et leur portée politique. Dans Le Médecin et le charlatan, elle nous invite à poser une série de questions : Contre quoi la médecine moderne s’invente-elle? Qu’est-ce qui permet de distinguer le médecin du charlatan? Les médecins diplômés des guérisseurs traditionnels? La médecine moderne de la médecine médiévale? Stengers ne cherche pas ici à démontrer la supériorité morale ou l’efficace de la médecine moderne, mais à mettre en lumière les modes d’attachement auxquels elle donne lieu. Sa méthode consiste à produire des contrastes entre le médecin et le charlatan. Stengers précise que les contrastes se distinguent des oppositions par leur valeur constructive. En produisant des contrastes, elle allège les pratiques et les controverses du poids moderne qui pèse sur elles pour les saisir dans leur devenir comme créatrices de mondes. C’est ainsi qu’elle contraste la médecine moderne et la figure du charlatan pour construire « l’intelligibilité (..) de leur différence qualitative ».[27] Plutôt que d’approcher la différence depuis une « doctrine ou des pratiques, »[28] elle formule un énoncé évocateur : « la guérison ne prouve rien ».[29] « L’objectif poursuivi par la médecine (guérir), » précise-t-elle, « ne suffit pas à faire la différence entre pratique rationnelle et pratique de charlatan »[30] puisque le charlatan se réfère également à un modèle de scientificité pour revendiquer « ses guérisons comme preuve ».[31] En d’autres termes, la guérison, qu’elle soit « prouvée » par le médecin ou par le charlatan, ne permet pas de saisir la différence qualitative de leur pratique. Dans ce contexte, puisque la guérison cherche à prouver, plutôt qu’à faire différer, elle ne donne pas non plus lieu à un peuple minoritaire. Stengers explique que le modèle de vérité scientifique qui est revendiqué par le médecin et par le charlatan est impliqué dans une mise en scène qui empêche de mettre la preuve à l’épreuve. Afin de réintroduire l’épreuve, Stengers propose de rompre « avec la perspective générale qui fait coïncider rationalité et triomphe de l’expérimentation, »[32] au profit d’une liaison entre rationalité et art de guérir. Elle nous invite ainsi à nous intéresser à « l’art moderne de guérir »[33] et aux « obligations positives » qui « définissent la singularité »[34] de cet art, en focalisant notre attention sur des « sites où il s’agit de guérir et non de prouver ».[35] Elle propose de considérer et d’investir le corps comme un de ces sites.

Pour s’éloigner de la chasse au charlatan et de l’art de la preuve, elle se concentre sur le corps et sur la manière dont il intervient dans le processus de guérison (en contraste avec comment il s’y soumet). « Le corps souffrant, » écrit-elle, « n’est pas un témoin fiable » puisqu’il est « susceptible de guérir pour de mauvaises raisons ».[36] Il fait donc « obstacle à la preuve ».[37]  Stengers investit les mauvaises raisons pour lesquelles le corps peut guérir afin d’activer une minoration autour de la guérison. Loin des mises en scène expérimentales et des épreuves par comparaisons, elle propose de ramener la maladie « au point de vue du malade où l’imagination ne fait pas obstacle au fait expérimental ». La création d’un peuple à venir et la fonction fabulatoire de l’imagination entrent ici en contact. En relais de Deleuze, Stengers propose l’imagination comme force créatrice de santé, comme force qui révèle la vie dans les choses et aussi comme force qui a le pouvoir de nous situer. Comme elle l’indique notamment dans sa contribution pour ce numéro, et aussi dans Réactiver le sens commun: Lecture de Whitehead en temps de débâcle, nous devons « résister à la normalisation et à l’anesthésie de l’imagination »,[38] car ce qui est en cause est la « canalisation de notre imagination ».[39] La médecine moderne, précise-t-elle, reconnaît l’imagination pour mieux l’éviter, pour disqualifier le problème plutôt que de le comprendre.[40] En demandant de quoi le corps vivant est capable, Stengers reconnaît l’imagination non pas pour mieux la refuser, mais plutôt pour refuser l’élimination des « causes » et des « prétendants illégitimes ».[41] Stengers cherche ici à comprendre plutôt qu’à expliquer, c’est-à-dire, à « identifier positivement des modes d’action fiables ».[42] C’est ainsi qu’elle fait du corps un site « problématique où une rencontre doit s’opérer ».[43]

Stengers ne s’arrête pas là. Elle complexifie l’intervention du corps dans le processus de guérison en ajoutant que « la médicine ne peut aujourd’hui être réduite à une réponse à la souffrance individuelle car elle n’est pas seulement l’affaire du médecin et de son malade ».[44] Cette ouverture du processus de guérison à tout le champ social résonne avec Deleuze puisque le corps est ici saisi comme un devenir plutôt que réduit à des caractères formels, c’est-à-dire qu’il est saisi depuis les zones de voisinage qui l’animent et qu’il génère. La guérison, comme l’invention d’un peuple à venir, s’actualise donc dans des nouveaux rapports au collectif. Stengers explique cette création collective depuis le travail de l’ethnopsychiatre Tobie Nathan qui porte notamment sur les contraintes productives des thérapies traditionnelles. Ces contraintes, explique-t-elle, « affilie[nt] le malade au monde où prend sens ce qu’il vit, et par rapport auquel il peut se construire comme membre d’un groupe pour qui ce qu’il vit a une signification ».[45] La guérison est donc moins une solution à un problème qu’un processus de construction collective[46] où l’on « s’invente comme composante d’une cité et non pas comme un objet de définition médicale et policière ».[47]

La médecine est donc pour Stengers un problème inséparable de ce qui fait exister les collectifs.[48] Créer une santé, ou s’adresser à la guérison d’un corps, ce n’est donc pas s’adresser seulement à un corps individuel, ou au couple corps-souffrant/médecin, mais bien s’adresser au corps social tout entier. À la question de Deleuze, « quelle santé suffirait à libérer la vie partout où elle est emprisonnée? »,[49] Stengers répond par une santé tripolaire : d’abord un art de guérir comme l’art d’une métamorphose, ensuite la création d’un peuple à venir et, enfin, la construction d’un habitat pour celui-ci. Avec Stengers, on comprend en effet que l’invention d’un peuple est aussi l’invention d’un milieu d’habitation. La production d’un mode d’existence, écrit-elle, « implique un ‘pari’, un risque, la création d’un point de vue au sujet de quoi, à partir de maintenant, va devenir un milieu ».[50] Créer une santé remplit donc une fonction triple d’imagination, de construction collective et de partage géopolitique. Pour revenir sur nos préoccupations institutionnelles et académiques, puisque la création d’une santé permet de produire du sens et du collectif plutôt que de mettre en scène ou de prouver un fait individuel, il s’agit donc de saisir l’occasion d’interroger -et de mettre à l’épreuve- nos présuppositions à l’égard des problèmes que nous créons. Si créer une santé n’est pas prouver, quels types de savoirs cette création donne-t-elle lieu à? En d’autres termes, quels types de savoirs et modes d’adresses sont-ils susceptibles de susciter notre imagination, d’opérer une minoration ainsi qu’un nouveau partage spatial?

II. Tempérament shaman. Technique : pratiquer le non-savoir

Pour un mathématicien, les matrices sont des opérateurs de transformation : elles demandent donc à opérer, elles demandent quelque chose à transformer. Ce qui signifie que ce dont nous avons l’expérience devrait être transformé par l’application des catégories, mais n’en deviendra pas l’illustration.[51]

Stengers nous lance le défi de mettre « en problème le rôle politique du savoir ».[52] De s’intéresser à sa production et de considérer cette production comme une expérimentation éthique. Au lieu de démontrer ou de prouver un savoir, on s’intéressera plutôt à ce qu’il active, motive et mobilise. Stengers, comme Haraway, propose de saisir « l’agentivité du monde dans le savoir »[53] et de concevoir le savoir comme vivant, c’est-à-dire de s’aventurer dans une conversation avec le monde plutôt que dans un processus de découverte qui le réduirait à une ressource. Défi de taille, qui exige notamment de porter une attention particulière à nos manières d’écrire et de parler. En effet, les stratégies d’extraction et d’exploitation qui font du monde une ressource se matérialisent de multiples façons. Par exemple, dans le milieu académique, on rencontre trop souvent la formulation « X coined the term Y » (i.e. X a inventé l’expression Y), un mode d’adresse qui fait de la production de concepts un mode d’occupation territoriale en droite ligne des pratiques coloniales et capitalistes. La pensée, Stengers nous met en garde, « n’a jamais le pouvoir de définir, c’est-à-dire de s’approprier ce qui est proposé ».[54] Le savoir doit rencontrer l’événement et non pas être soumis à des croyances, des désirs ou des besoins humains, institutionnels ou carriéristes. Nous rencontrons les événements comme des aventures, comme des épreuves. Il faut donc chercher à se défaire de notre emprise intelligible sur le monde ainsi que des évidences qui démontrent ou prouvent et plutôt chercher à « être du monde, » c’est-à-dire à créer de nouveaux intérêts, de nouveaux modes d’attachement qui mettent au défi nos capacités à « être présent au monde ». S’adresser à un peuple qui manque c’est donc « présenter une proposition dont l’enjeu n’est pas de dire ce qui est, pas non plus de dire ce qui doit être, mais de faire penser ».[55]

III. Tempérament architecte. Technique : construire une géopolitique de la pensée-habitation

Nous ne savons plus très bien ce que signifie habiter le monde moderne.[69] 

On pourrait dire que pour Whitehead une civilisation est une aventure qui se pense elle-même à travers ceux qui sont concernés par elle.[70]  

La crise du logement n’est pas seulement un problème urbain. La propriété privée, la destruction des communs et l’individualisation des désirs n’est en effet pas seulement l’affaire de promoteurs immobiliers. Le milieu universitaire et académique n’échappe malheureusement pas aux enjeux contemporains liés à l’habitation et à la mobilité. La professionnalisation des savoirs, ajoutée aux pressions multiples, particulièrement au niveau du rayonnement –souvent calculé au nombre de publications– force les universitaires à inscrire leur démarche et leur pensée dans des logiques économiques et/ou concurrentielles qui menacent de les exproprier. On peut notamment penser aux articles à auteur.e unique qui, aujourd’hui encore, constituent la norme dans les sciences humaines et sociales, et demeurent plus valorisés que ceux écrits collectivement. Penser ensemble, à tout le moins dans le milieu universitaire, relève donc d’un véritable athlétisme. Dans ce contexte, il semble extrêmement pertinent de questionner les modalités de coexistence qui sont susceptibles d’alléger la production de connaissances du fardeau institutionnel engendré par la professionnalisation des savoirs. Il semble en effet nécessaire d’interroger le potentiel des habitats que nous construisons à activer une redistribution et un nouveau partage de l’espace susceptibles de donner lieu à une habitation collective du monde.

Stengers reconnaît l’efficacité et la productivité des disciplines pour les communautés scientifiques, mais elle nous invite à « sortir de la routinisation et des fausses sécurités » [99] dont elles se parent. Elle ajoute que la discipline « empêche de penser, et de prendre du recul » puisqu’elle « voue à la compétition et au refus de tout ce qui pourrait « faire perdre du temps » ».[100] Déclaration plutôt déprimante, notamment pour des universitaires en début de carrière! Alors que les partenariats et pratiques collaboratives entre disciplines, instituts, centres de recherche et autres sont valorisées et encouragées, les savoirs non-disciplinaires, qu’ils soient anti, trans, ou multi- disciplinaires, trouvent difficilement un habitat. En Amérique du Nord comme en Europe, il est pratiquement impossible de décrocher un emploi dans une institution universitaire sans avoir une formation dans une discipline bien précise. Les problèmes sont donc adressés depuis des considérations anthropologiques, historiques, sociologiques, médiatiques, etc. Stengers ne voue guère plus de pouvoir à l’interdisciplinaire, qu’elle nous propose de comprendre comme un « partage de propriétaires ».[101] Pourrait-on alors trouver hospitalité dans des pratiques transdisciplinaires? Est-ce que le trans- peut agir comme une possibilité de résistance au réductionnisme? Et, de manière plus pragmatique, est-ce que la transdisciplinarité peut être un ethos plutôt qu’un branding? En effet, est-ce que la discipline, l’interdisciplinaire, le multi, pluri et/ou le transdisciplinaire ne se rapprochent pas davantage d’une représentation de la pensée, d’un mode de distribution (plutôt que de partage) qui obéirait aux règles d’un territoire trop bien défini? En contraste avec la discipline, le tempérament dont Debaise parlait, en faisant référence à James, n’agit-il pas comme diagnostic performatif de notre époque? Comme une possibilité de créer une santé, de s’adresser à un peuple à venir, et de faire milieu? Le tempérament, en contraste avec la discipline, ne s’adresse-t-il pas à nos modes d’organisation de la pensée, à nos capacités à réfléchir ensemble, plutôt qu’à des divisions par catégorisations, territoriales, disciplinaires ou autres? Le tempérament ne permet-il pas de pratiquer l’attitude philosophique dont parlait Whitehead comme « une tentative d’élargir le champ de l’application de toute notion qui entre dans la pensée courante? »[102] Alors que le « trans » de la transdisciplinarité a déjà été capturé dans des logiques néo-libérales[103] qui reconnaissent la diversité et la pluralité des savoirs et qui célèbrent cette hétérogénéité dans des « deliverables »,[104] penser avec Stengers c’est plutôt saisir le fil à tisser, le « phil- » de la philosophie, plutôt que le « trans », de la transdisciplinarité. C’est donc un réel amour pour la construction de problèmes qui se dégage de son œuvre.

Pour faire milieu, Stengers propose l’écologie des pratiques qu’elle introduit comme « [l’]invention des manières dont pourraient apprendre à coexister des pratiques différentes, répondant à des obligations divergentes ».[105] L’écologie, dans son travail « est donc la science des multiplici­tés, des causalités disparates et des créations non intentionnelles de signification ».[106] Or, l’écologie, précise Stengers, ne permet pas de « déduire l’identité de chacun en fonction de son rôle ».[107] C’est-à-dire qu’elle n’impose pas « un point de vue unitaire d’où pourrait se déduire le rôle assigné à chacun ».[108] Elle désigne plutôt « une problématique processuelle […] susceptible d’intégrer des termes disparates »[109] et ce, sans pour autant être « une science des fonctions ».[110] Les palabres africaines sont pour Stengers des expérimentations écologiques au sens où « chacun reconnaît tous les autres comme légitimes et insuffisants ».[111] Pratiquer l’écologie, c’est donc apprécier la différentielle des visées et pratiques plutôt que de produire une réduction, une confusion ou une hiérarchie entre les savoirs. C’est se comporter à sa manière, « mais avec les autres et grâce aux autres ».[112] C’est donc aussi mettre à l’épreuve ses propres modes d’appartenance, d’interdépendance et d’attachement. Stengers nous oblige à questionner nos manières d’habiter et notre capacité à créer des collectifs. Elle exige aussi que nous interrogions leur temporalité. On cherche à activer un changement au présent, mais il faut savoir saisir la portée temporelle de celui-ci.

IV. Tempérament héritière. Technique : pratiquer le relais

Il est des histoires qui ont besoin d’être sans cesse réactivées afin de pouvoir être relayées avec de nouvelles données et de nouvelles inconnues. (…) Relayer, c’est savoir que, s’il doit y avoir fidélité, elle passera par une transformation.[113]

S’il y a eu oubli du passé, il n’y a pas eu déguisement, mais bien plutôt volonté – puis habitude – d’oubli.[114]

Les techniques introduites ici proposent d’habiter un milieu et non d’occuper un territoire. Elles sont des lignes de fuite plutôt que des points d’entrée, puisque l’objectif n’est pas de s’installer dans la pensée de Stengers, ou d’occuper avec elle un territoire, mais bien de la relayer, pour hériter autrement. Stengers nous invite à questionner nos manières de construire et d’habiter les problèmes. Elle nous invite aussi à interroger nos manières d’héritier, de relayer, de fabriquer des alliances, des pactes, des filiations. Problématiser, pratiquer le non-savoir, c’est donc aussi questionner la qualité des problèmes que nous léguons. C’est demander de quoi ils sont capables. C’est questionner l’héritage qu’ils portent-ils pour les générations futures. Stengers nous oblige « à penser avec les conséquences de nos pensées ».[115] À cet égard, elle nous invite notamment à refuser de transmettre une malédiction. Elle nous met par exemple en garde contre la misanthropie qui accompagne plusieurs discours sur l’Anthropocène. Non seulement faut-il savoir saisir la temporalité des problèmes et habitats que nous construisons, il faut également refuser de les inscrire dans des devenirs déjà connus. Donna Haraway nous rappelle que Stengers nous lance le défi de résister aux aventures qui sont prises dans des destins prédéterminés. Par exemple, si le capitalisme se présente comme la seule option, si les vélocités qu’il impose semblent les seules temporalités possibles, si le slogan « Ralentissez et les capitalistes accéléreront » est la seule réponse à une prise sur le temps, nous devons admettre la pauvreté de nos schémas de pensée et nos incapacités à construire d’autres possibles.

Stengers propose le relais comme comme technique opératoire qui continue et transforme. En nous invitant à pratiquer le relais, elle nous lance le défi de refuser « la complaisance avec laquelle nous collaborons à l’oubli de ce qui dérange ».[116] En contraste avec la violence de la tabula rasa, qui ne parvient jamais à tout effacer, le relais agit comme mémoire. En effet, Stengers nous rappelle que relayer « ce n’est pas tourner le dos, c’est hériter autrement ».[117] Relayer, est donc « une continuation qui est aussi une métamorphose ».[118] Stengers joue avec le sens anglais de rappeler, remember, pour produire une série d’images dynamiques du relais: « re-membrer, re-faire, re-sentir, re-composer, re-nouer, rassembler ». [119] Le relais est donc une technique de l’écologie des pratique qui assemble à nouveau des « élément hétérogènes en une composition continue qui ‘fait sens.’ »[120] Stengers insiste sur le pouvoir de la fiction (du récit) comme manière « d’habiter des problèmes » sans les résoudre et donc sans « connaître la réponse ». Alors que la narration, lorsqu’elle est entièrement tendue vers le dénouement d’une intrigue ou la résolution d’une énigme « ignore l’hésitation parce qu’elle sait la réponse », le relais agit comme une épreuve temporelle ; il fait compter/importer autrement. Il permet de présenter une « histoire hétérogène sans se perdre dans des chemins obscurs, et sans lui imposer un faux sens de continuité, une simplification qui la transformerait en destin ».[121] Ce qui en résulte n’est toutefois pas une solution, mais « un rebondissement, la création d’une proposition qui tout à la fois accepte l’issue historique […] et en relance la portée et les conséquences ».[122] Stengers pense donc le relais comme une manière de s’inscrire dans le temps, qui conteste son ordonnancement par des récits majoritaires, comme la création d’une santé brise la linéarité d’une certaine temporalité médicale.

Santé, cohabitation, peuple à venir, non-savoir, pensée-habitation, controverse, idiotie et indiscipline sont intimement liés sans toutefois être interchangeables. Si leur pratique partage une visée, c’est celle de la jouissance. Pour Stengers, l’existence « n’est pas un objet de connaissance, mais ce dont nous jouissons, ce dont nous avons une appréhension concrète en tant que jouissance ».[123] En continuation des travaux de Whitehead, elle nous invite aussi à apprécier « la jouissance même du partenariat ».[124] L’appartenance, comme un mode d’attachement qui fait corps traverse les différents tempéraments présentés ici et s’entend comme une jouissance collective. Si les tempéraments introduits ici cautionnent une façon de pratiquer, c’est en effet celle le « refus de s’ennuyer ».[125] Le refus de s’ennuyer comme un risque, le risque de choisir la voie mineure et le chemin de l’hétérodoxie. Penser Stengers, c’est donc s’engager dans une épreuve de jouissance où il faut « apprendre à apprendre »,[126] à risquer sa propre démarche. Son travail est en effet, comme José Gil qualifie celui de Deleuze et Guattari, un va et vient entre le champ thérapeutique et le champ de pouvoir social et économique.[127]

Penser avec Stengers, c’est donc courir plusieurs risques. Celui d’être désorienté et de perdre pied. Celui de ralentir tout le monde. Celui de créer une santé. Celui de participer à l’émergence de collectifs. Celui de construire des habitats et des surfaces d’inscription communes. Celui d’être possédé, et aussi situé, par l’imagination. Penser avec Stengers, c’est donc courir le risque de s’aventurer dans une affaire non pas imprécise ou générale, mais imprévue.[128] Une aventure où l’on est invité à différer, devenir, involuer.

 

[1] Stengers, Isabelle, « Résister à Simondon? », Multitudes, 4:18, 2004, p. 55-62.

[2] Voir notamment : Stengers, Isabelle (2002), L’hypnose entre magie et science, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond ; et Pignarre, Philippe et Isabelle Stengers (2007), La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte.

[3] Stengers, Isabelle (1997), Cosmopolitiques 1, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, p. 25.

[4] Stengers, Isabelle (2019), Résister au désastre, Wild Project, p. 10.

[5] Deleuze, Gilles et Guattari, Félix (1975), Kafka, Pour une littérature mineure, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 7.

[6] Ibid.

[7] Debaise, Didier, « The Minoritarian Powers of Thought: Thinking beyond Stupidity with Isabelle Stengers », SubStance, 47:1, 2018, p. 19.

[8] Stengers Isabelle (2007), « La proposition cosmopolitique », dans Jacques Lolive et Olivier Soubeyran, L’émergence des cosmopolitiques, Paris, La Découverte, p. 47.

[9] Ibid.

[10] William James cité par Debaise, Didier, « The Minoritarian Powers of Thought », p. 17.

[11] Stengers, Isabelle et Gille, Didier (1989), « Préface », dans Chertok, Léon, Le non-savoir des psy. L’hypnose entre psychanalyse et biologie, Le Plessis-Robinson, Payot, p. 14.

[12] Manning, Erin et Massumi, Brian (2014), Thought in the Act: Passage in the Ecology of Experience, University of Minnesota Press, p. 89.

[13] Massumi, Brian, Parables for the Virtual, p.255-256 (ma traduction).

[14] Stengers, Isabelle (2020), Réactiver le sens commun : Lecture de Whitehead en temps de débâcle, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, p. 14.

[15] Stengers, Résister au désastre, p. 70.

[16] Stengers, Cosmopolitiques 1, p. 24.

[17] Stengers, Médecins et sorciers, p. 161.

[18] Canguilhem, George (2005), Le Normal et la pathologique, Paris, Presses Universitaires de France ; et Gil, José (1991), Métamorphoses du corps, Paris, La Différence.

[19] Stengers, L’hypnose entre magie et science, p. 45.

[20] Stengers, Isabelle (2005), « Introductory Notes on an Ecology of Practices », Cultural Studies Review, n° 11, p. 1.

[21] Canguilhem, Le Normal et le pathologique, p. 130.

[22] Deleuze, Gilles (1993), Critique et clinique, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 15.

[23] Ibid. p. 14.

[24] Ibid. p. 11.

[25] Ibid. p. 14.

[26] Stengers note que « [l]a visée n’est pas l’expression d’une intention », dans Réactiver le sens commun, p. 185.

[27] Stengers, Isabelle (1993), L’invention des sciences modernes, Paris, La Découverte, p. 177.

[28] Stengers, Médecins et sorciers, p. 125.

[29] Ibid.

[30] Ibid.

[31] Ibid., p. 126.

[32] Ibid., p.153.

[33] Ibid., p.131.

[34] Ibid., p.157.

[35] Ibid., p.158.

[36] Ibid., p.129.

[37] Ibid., p.146.

[38] Stengers, Réactiver le sens commun, p. 120.

[39] Ibid., p. 118.

[40] Stengers, Médecins et sorciers, p. 142.

[41] Ibid., p.154.

[42] Ibid.

[43] Stengers, « Préface », p. 15.

[44] Stengers, Médecins et sorciers, p. 167.

[45] Ibid., p. 159.

[46] Ibid.

[47] Ibid., p. 165-166.

[48] Ibid., p. 166.

[49] Deleuze, Gilles, Critique et clinique, p. 14.

[50] Stengers, Cosmopolitiques 1, p. 57.

[51] Stengers, Réactiver le sens commun, p. 155.

[52] Beaucamp, Sabine et Stengers, Isabelle (2013), « Vers une pluralité des sciences », Agir par la culture, https://www.agirparlaculture.be/isabelle-stengers-vers-une-pluralite-des-sciences/

[53] Haraway, Donna (1988), « Situated Knowledge: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, 14:3, p. 593.

[54] Stengers, Réactiver le sens commun, p. 178.

[55] Stengers, « La propositions cosmopolitique », p. 45.

[56] Stengers, « Préface », p. 14.

[57] Ibid., p. 11.

[58] Duruz, Nicolas (2013), Éloge du non-savoir, François Roustang, thérapeute et philosophe, Editions Esprit, n° 7, p. 81.

[59] Ibid., p. 79.

[60] Stengers, L’hypnose entre magie et science, p. 16.

[61] Ibid., p. 85-86.

[62] Duruz, Éloge du non-savoir, p. 83.

[63] Stengers, « Préface », p. 19.

[64] Ibid.

[65] Stengers, Réactiver le sens commun, p. 79.

[66] Ibid., p. 95.

[67] Ibid., p. 69.

[68] Stengers, « La propositions cosmopolitique », p. 48.

[69] Stengers, Réactiver le sens commun, p. 108.

[70] Ibid., p. 37.

[71] Foucault, Michel, « Polémique, politique et problématisations ; entretien avec P. Rabinow », mai 1984, Dits Ecrits tome IV, texte n°342, http://1libertaire.free.fr/MFoucault262.html.

[72] Grelet, Stany, Philippe Mangeot et Mathieu Potte-Bonneville, « Une politique de l’hérésie. Entretien avec Isabelle Stengers », Vacarme, 2:19, 2002, p. 13.

[73] Ibid., p. 6.

[74] Stengers, Réactiver le sens commun, p. 100.

[75] Ibid., p. 83.

[76] Ibid., p. 11.

[77] Ibid.

[78] Ibid., p. 76.

[79] Ibid., p. 110.

[80] Stengers, Cosmopolitiques 1, p. 64.

[81] Stengers, Réactiver le sens commun, p. 64.

[82] Stengers, Isabelle (2020), « Ursula Le Guin – Penser en mode SF », Épistémocritique, hors-série.

[83] Foucault, « Polémique, politique et problématisations ».

[84] Stengers, Isabelle (2010), Cosmopolitics 1, Minneapolis, Minnesota University Press, p. 129 (ma traduction).

[85] Grelet et al., « Une politique de l’hérésie », p. 13.

[86] Deleuze, Gilles, Critique et Clinique, p. 12.

[87] Stengers, L’invention des sciences modernes.

[88] Stengers, « Préface », p. 12.

[89] Stengers, L’hypnose entre magie et science, p. 14.

[90] Ibid., p. 80.

[91] Stengers, Isabelle (1992), La volonté de faire science. À propos de la psychanalyse, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, p. 10.

[92] Stengers, Réactiver le sens commun, p. 69.

[93] Ibid.

[94] Ibid., p. 14.

[95] Ibid., p. 71.

[96] Ibid.

[97] Ibid.

[98] Stengers, Isabelle (2005), « Introductory Notes on an Ecology of Practices », Cultural Studies Review 11:1, p. 187.

[99] Dosse, François (2013), « La Nouvelle Alliance, une triple entente », dans L’empire du sens, Paris, La Découverte, p. 387.

[100] Grelet et al., « Une politique de l’hérésie », p. 6.

[101] Dosse, « La Nouvelle Alliance, une triple entente », p. 387.

[102] Whitehead cité dans Stengers, « La proposition cosmopolitique », p. 12.

[103] Manning, Erin et Massumi, Brian (2014), Thought in the Act: Passage in the Ecology of Experience, University of Minnesota Press.

[104] Ibid.

[105] Stengers, « La proposition cosmopolitique », p. 47.

[106] Stengers, Isabelle (1997), « La guerre des sciences », Cosmopolitique 1, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, p. 62-63.

[107] Ibid., p. 61.

[108] Ibid., p. 62.

[109] Ibid., p. 60-61.

[110] Ibid., p. 61.

[111] Grelet et al., « Une politique de l’hérésie », p. 7.

[112] Stengers, Réactiver le sens commun, p. 70.

[113] Despret, Vincianne, Stengers, Isabelle, et al. (2011), Les faiseuses d’histoires. Que font les femmes à la pensée?, Paris, La Découverte, p. 46-47.

[114] Stengers, Isabelle, « Thermodynamique : La réalité physique en crise », Cosmopolitiques 3, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, p. 21.

[115] Stengers, Réactiver le sens commun, p. 180.

[116] Stengers, « Préface », p. 21.

[117] Stengers, Réactiver le sens commun, p. 180.

[118] Ibid., p. 188.

[119] Ibid., p. 157.

[120] Ibid.

[121] Stengers, Cosmopolitics 1, p. 130 (ma traduction).

[122] Stengers, Isabelle, « Thermodynamique », p. 27-28.

[123] Stengers, Réactiver le sens commun, p. 75.

[124] Ibid., p. 148.

[125] Stengers, « Préface », p. 12.

[126] Stengers, Isabelle, La volonté de faire science, p. 81.

[127] Gil, Métamorphoses du corps.

[128] Deleuze, Critique et clinique, p. 11.




Le Guin / Stengers : aventures de pensée

Tout pouvoir humain peut être contrecarré et renversé par des humains.
Résistance et changement souvent viennent de l’art, et très souvent de notre art, l’art des mots.
– Ursula K. Le Guin

 

Sommaire :

1 – Isabelle Stengers, Université Libre de Bruxelles : Ursula Le Guin – Penser en mode SF
2 – Pierre Cassou-Noguès, Université Paris 8, Habiter, l’espace, la Terre
3 – Noémie Moutel, Université de Caen Normandie : « Sur », d’Ursula K. Le Guin : une nouvelle d’exploration écoféministe pour l’Anthropocène
4 – Hélène Barthelmebs, Université du Luxembourg : Constructions des identités féminines dans le Cycle de Terremer d’Ursula K. Le Guin et évolution de la pensée critique féministe
5 – Thierry Drumm, Université Libre de Bruxelles : De quoi les romans peuvent-ils nous rendre capables ? Ursula K. Le Guin, Tenar et le feu de l’imagination
6 – Eliane Beaufils, Université Paris 8 : Des grands récits aux petites histoires : ne plus être face au monde mais dans le monde dans trois performances contemporaines
7 – Marie-Pier Boucher, Université de Toronto : Penser avec Isabelle Stengers
8 – Laurence Dahan-Gaida, Université de Franche-Comté : L’expérience de pensée comme expérience esthétique : Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Jorge Luis Borges

Sous-dossier : écologies de l’attention

9 – Laurence Perron, Universités du Québec à Montréal et Rennes 2 : Raconter Tchernobyl : le monstrueux chez Christa Wolf et Eva Kristina Mindszenti
10 – Bruno Trentini, Université de Lorraine : De l’alerte à la distraction – pour une critique esthétique et politique de la concentration
11 – Jonathan Hope, Université du Québec à Montréal, et Pierre-Louis Patoine, Sorbonne Nouvelle : Fatigue et repos des lettres. Travail, littérature, relecture


Ce numéro a été conçu en hommage à la grande dame de la science-fiction et de la fantasy américaine, Ursula K. Le Guin (1929-2018). Grande, comme sont grands les territoires sur lesquels elle entraîne nos imaginations : des archipels de Terremer jusqu’aux planètes de l’Ekumen, d’une Californie future jusqu’à l’antiquité romaine, Le Guin nous plonge dans des mondes où se pensent éthique et esthétique planétaires, communautés inter-espèces, sociétés anarchistes ou hermaphrodites, savoir indigène, intelligence végétale… des mondes qui mettent en jeu notre épistémè, moderne et occidental, pour mieux en percevoir les nuances, ses ombres violentes comme ses lumières. À une époque où l’humanité fait face au dérèglement climatique et à la sixième extinction de masse, à l’épuisement des sols et à la destruction des forêts ; alors que nous vivons toujours avec les tristes conséquences de l’entreprise coloniale et que se développe des formes nouvelles d’impérialisme, que prolifèrent les conflits armés, et que subsistent d’importantes inégalités liées à l’identité de genre ou aux caractéristiques physiques, Le Guin nous entraîne ailleurs, au-delà de notre quotidien, nous permettant ainsi de réimaginer notre monde, et nous donnant des raisons, et des manières, d’espérer.

Loin des idéologies toutes faites et des idées bien arrêtées, les récits et essais d’Ursula Le Guin nous invitent à l’aventure, à la pensée complexe et à l’engagement. Chacune à sa manière, les différentes contributions de ce numéro répondent à cette invitation, revisitant ce qui fait « science » dans la fiction de l’autrice, ce qui fait savoir, entre féminisme et écologie, philosophie de la connaissance et théorie de l’habiter.

Nous plongeant dans des histoires où la fiction s’entrelace aux science humaines (à l’anthropologie, notamment) l’écrivaine aura dessiné pour nous une méthode pour « penser en mode SF », pour reprendre ici l’expression de la philosophe Isabelle Stengers, qu’elle emprunte elle-même à Donna Haraway. Dans son article « Ursula Le Guin – Penser en mode SF », Stengers revisite une série de nouvelles, de romans et d’essais de l’écrivaine (entre autres « Ceux qui partent d’Omelas », « Un Homme du peuple », « Sita Dulip’s Method », les romans du cycle de Terremer, les essais de Words Are My Matter), explorant la manière dont la fiction spéculative, en construisant des mondes consistants, nous permet – plus que toute « expérience de pensée » menée en sciences humaines et sociales – de percevoir, niché dans les interstices du présent, les germes d’un futur plus juste et plus joyeux. Stengers nous offre ici l’occasion de considérer les littératures de l’imaginaire, non pas comme un réservoir d’allégories, mais comme un terrain où faire des expériences, où les images ont la capacité de produire des mondes dans lesquels les corps et les pensées des personnages, de l’auteur et des lecteurs s’entretissent. En comparant le travail Le Guin à celui du scientifique, qui élabore des hypothèses et les met à l’épreuve au laboratoire, ou encore en le situant dans le contexte de la contre-culture des années 1960 et 1970, et de la pensée féministe, Stengers nous invite à suivre l’écrivaine et à penser en mode SF.

C’est à cette tâche que s’attèle Pierre Cassou-Noguès dans « Habiter, l’espace, la Terre ». Philosophe dont la pratique emprunte depuis plusieurs années les chemins de la fiction (par exemple dans Technofictions, 2019, ou dans Mon zombie et moi, 2010), Cassou-Noguès s’appuie ici sur trois textes d’Ursula Le Guin (les nouvelles « Paradise Lost » et « Newton’s Sleep », ainsi que l’essai « Living in a Work of Art »), pour repenser la question de l’habiter, à contre-courant d’une certaine doxa écologiste contemporaine, bio-régionaliste et valorisant l’ancrage au sol et à la terre/Terre. En mettant Le Guin en rapport avec Heidgger, Husserl, Levinas et Le Corbusier, Cassou-Noguès se demande alors ce que signifie « vivre dans une œuvre d’art », dans un habitat façonné par un autre.

Dans « « Sur » : une nouvelle d’exploration écoféministe pour l’Anthropocène », Noémie Moutel se penche elle aussi sur la question de l’habitation, mais aussi de l’exploration, deux pratiques mises en scène dans cette nouvelle que Le Guin fait paraître en 1982. En dialogue avec la philosophe Émilie Hache, Moutel revient sur la notion de « maison », et sur la manière dont celle-ci peut devenir le site d’une réécriture alternative de l’histoire – autrefois dite « héroïque » – de l’expansion territoriale occidentale (dont l’exploration de l’Antarctique devient ici une métonymie). En produisant une nouvelle toponymie de l’Antarctique, non-conquérante et émancipatoire, les exploratrices de « Sur » deviennent alors des modèles pour une habitation écoféministe du territoire.

Le féminisme est également au cœur des préoccupation d’Hélène Barthelmebs qui, dans « Constructions des identités féminines dans le Cycle de Terremer et évolution de la pensée critique féministe », nous propose une analyse de la figure de la sorcière, en regard de la culture phallocentrée qui caractérise l’archipel de ce monde fantasy. Comment le « pouvoir féminin » s’affirme-t-il dans ce cycle commencé dans les années 1960, et que Le Guin revisitera jusqu’en 2001 ? Barthelmebs nous entraîne dans une enquête anthropologique, suivant la figure de la sorcière entre destin individuel des personnages et histoire collective de Terremer. Elle démontre ainsi la manière dont ce cycle dépasse la pensée binaire qui opposerait la série « femmes / nature / négatif / sorcellerie » à « hommes / culture / positif / magie ».

Nous restons en Terremer avec Thierry Drumm, qui se demande « De quoi les romans peuvent-ils nous rendre capables ? ». En se concentrant sur le personnage de Tenar, qui apparaît pour la première fois dans Les Tombeaux d’Atuan (1970), Drumm considère l’œuvre de Le Guin comme le site d’une pratique spécifique, capable de transformer, par le « feu de l’imagination », nos manières de penser et de sentir. En s’appuyant sur l’essai « The Carrier Bag Theory of Fiction », il montre comment la pratique romanesque de l’écrivaine trace une alternative au récit héroïque de « l’Homme Civilisé » et à sa « conception gladiatoriale de la fiction ».

Ce même essai de Le Guin inspire Éliane Beaufils, qui passe par la « théorie de la fiction-panier » pour pour discuter de trois performances (Testversuch Phase I, de Folke Köbberling, Lydia Stäubli et Corinna Voigt ; 36.5 A Durational Performance with the Sea, de Sarah Cameron Sunde ; et Cracks, de Charlotta Ruth). Son article, « Des grands récits aux petites histoires : ne plus être face au monde mais dans le monde dans trois performances contemporaines », montre que la force heuristique de la pensée de l’écrivaine porte au-delà du champ restreint de la littérature. Face à ce que Bruno Latour nomme le Nouveau Régime climatique, Beaufils nous présente le travail de ces artistes contemporaines qui remplacent l’héroïsme par une sensibilité au monde, à ses rythmes lents, et aux vies précaires dont il est tissé.

Avec Marie-Pier Boucher, il s’agit à nouveau de « Penser avec Isabelle Stengers », dans un article qui nous permet de situer celui de la philosophe dans le contexte plus large de ses travaux. En passant, entre autres, par L’invention des sciences modernes (1993), L’hypnose entre magie et science (2002) ou encore par Réactiver le sens commun : Lecture de Whitehead en temps de débâcle (2020), Boucher esquisse la philosophie de la connaissance sur le fond de laquelle se joue la rencontre entre Stengers et Le Guin. Mais plus qu’une épistémologie, c’est un « tempérament stengerien » qui apparaît ici, ce tempérament qui module la pensée de l’imagination, de la fiction et du récit que la philosophe déploie au contact de l’écrivaine.

Dans sa contribution à ce numéro, Stengers revisite la question de l’expérience de pensée, grâce à Le Guin (et à William James et Donna Haraway). Cette même question occupe ici Laurence Dahan-Gaida. Mais pour la résoudre, elle se tourne plutôt vers Borges, auteur dont Le Guin était par ailleurs une grande lectrice (ayant notamment rédigé l’introduction pour l’édition anglaise de son Antologia de la Literature, parue chez Carroll & Graf en 1990). Dans « L’expérience de pensée comme expérience esthétique : Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Jorge Luis Borges », Dahan-Gaida démontre que la fiction spéculative nous permet « l’essai d’une autre pensée en vue d’élargir les limites du possible pensable et imaginable », et d’ainsi expérimenter d’autre manières de connaître notre monde. Empruntant aux travaux du philosophe Hans Vaihinger (1852-1933), mais aussi à Meillassoux et à Latour, sa contribution nous rappelle que la littérature arrive à dépasser l’illustration, ou la « radicalisation fictionnelle » d’une pensée (par exemple philosophique), en l’ancrant dans des mondes qui la re-problématisent. La littérature apparaît ainsi comme une « pensée qui ne pense pas ».

Finalement, ce numéro réunis trois articles hors-dossiers sous la rubrique « Écologies de l’attention ». Ils traitent en effet, chacun à sa manière, de la capacité de la littérature (ou plus largement des pratiques culturelles) à moduler notre rapport à l’environnement, que celui-ci soit transformé par des politiques industrielles désastreuses (« Raconter Tchernobyl : le monstrueux chez Christa Wolf et Eva Kristina Mindszenti », de Laurence Perron) ou menacé par une idéologie productiviste qui s’insinue jusque dans nos styles cognitifs et interprétatifs (« De l’alerte à la distraction – pour une critique esthétique et politique de la concentration », de Bruno Trentini, et « Fatigue et repos des lettres. Travail, littérature, relecture », de Jonathan Hope et Pierre-Louis Patoine).

Dans son article, Laurence Perron expose les stratégies stylistiques mises en œuvre par Wolf et Mindszenti pour réintégrer, dans le langage, le monstre radioactif, version Tchernobyl. Elle dessine ainsi les contours d’une « poétique de la radioactivité » qui, en dépassant la simple thématisation, arrive à reproduire, dans le corps textuel, les ravages dont sont victimes les corps irradiés.

Bruno Trentini s’attache quant à lui à distinguer et d’articuler les états d’alerte, de concentration et de distraction, dans le cadre de pratiques culturelles comme le jeu vidéo ou l’art contemporain. Il défend l’hypothèse que l’état écologique de l’alerte – un mode attentionnel très englobant, qui s’oppose ainsi à la concentration – fonde la possibilité d’une flânerie et d’une distraction enracinées dans le monde. L’alerte et la distraction apparaissent alors comme des modes de résistance face aux exigences cognitives de notre société productiviste, qui valorise d’abord la concentration.

Jonathan Hope et Pierre-Louis Patoine proposent également de nous attarder sur la manière dont nous portons attention au texte littéraire, opposant une lecture travaillante, rentable et productrice de profits intellectuels, et des pratiques de lecture (dont la relecture) qui tendraient à ralentir et à apaiser le rythme de la production culturelle. En passant par Max Weber, Thoreau, Sarraute, Barthes, Nabokov et par des penseurs contemporains comme Jonathan Crary ou Patricia Meyer Spacks, cet article pense aux usages « homéostasiques » de la littérature, corps de paroles partagées sur laquelle la lectrice peut se reposer.




2-Habiter, l’espace, la Terre

Pierre Cassou-Noguès

Pourrions-nous habiter l’espace, un espace homogène, où nous flotterions sans lieu particulier et sans rapport à la terre ? Habiter le vide ou en plein air, entouré seulement d’un invisible éther. Certes, il nous faudrait un vaisseau spatial, et toute une organisation qui imposerait des contraintes, auxquelles devraient se plier nos habitudes et nos corps. Mais c’est aussi le cas lorsque l’on habite une maison (a fortiori un appartement dans un ensemble) qui figure une sorte une donnée sur laquelle on n’a pas de pouvoir mais que l’on peut seulement bricoler. Où se fait, dans l’imagination, la différence ? L’habitation est-elle liée à la terre, comme le veut Heidegger et certains courants de l’écocrique ? Est-ce aussi le cas de l’imagination qui, dans la fiction, dessine ces formes d’habiter ? Ou bien justement celle-ci dispose-t-elle d’un espace plus vaste qui ne l’oblige pas toujours à retomber sur terre ? Pouvons-nous par l’imagination en décoller pour habiter ailleurs, au milieu de l’espace ?

I. « Paradise Lost »

Le vaisseau, Discovery, traverse l’espace entre deux planètes, la Terre, le plus souvent appelée Dichew, une déformation de son nom en chinois, et une autre planète du même type, Shindyshew, une autre déformation du chinois pour dire la Nouvelle Terre. Le voyage est prévu pour durer six générations. Il a été planifié par la génération 0. Le récit suit le développement et l’âge adulte de plusieurs enfants de la génération 5. Après 141 ans, le rapport à la Terre s’est distendu. Les communications, d’abord fréquentes, sont devenues rares avant de cesser presque entièrement. Les motivations initiales de la génération 0, le but même de ce voyage ne sont plus aussi clairs. Ils peuvent être différemment interprétés. A ce flottement près, les passagers vivent dans un environnement, un monde, qui a été pensé pour eux par d’autres.
Dans son organisation matérielle d’abord. Tout y est réglé. Le partage de l’espace est strictement défini, une pièce et demie, 960 pieds cubiques par personne, qu’il est possible d’assembler pour constituer des logements familiaux, ou des appartements pour des couples qui peuvent à nouveau se diviser. Le nombre des voyageurs est fixé, et la procréation n’est autorisée que pour remplacer les morts. La matière, dans le vaisseau, est constamment recyclée. Nourriture, eau, les corps humains eux-mêmes repassent dans la chaîne alimentaire. Puisque rien ne se gagne, dans l’espace, rien ne doit non plus se perdre.
L’organisation politique du vaisseau, le rôle du Conseil, les nominations, les votes, sont établis par une sorte de constitution. Tout se passe de façon démocratique, sans violence, ni abus d’autorité. Si le récit a un tour dystopique, celui-ci est ailleurs. Le contrôle, le pouvoir ne s’exerce pas tant sur le contenu des décisions qui sont prises que sur le cadre dans lequel elles peuvent se prendre.
L’éducation même des générations futures a également été planifiée par la génération 0. C’est pour cela que les enfants, bientôt adultes, de la génération 5 en savent si peu sur la Terre, d’où ils viennent, et sur la Nouvelle Terre, où ils vont. Ils ont certes des cours d’histoire. Ils ont accès à des environnements en réalité virtuelle qui imitent la Jungle, ou le Centre Ville, des atmosphères terrestres. Mais le contenu de ces cours comme de ces environnements a été déterminé par la génération 0, en fonction des tâches dévolues aux générations futures, et évolue donc en fonction des générations. Il est prévu que la génération 6 qui doit atteindre la Nouvelle Terre aura accès à d’autres cours et environnements virtuels que les générations précédentes destinées seulement à voyager. Il s’agit de maintenir l’état d’esprit le plus propice au voyage, chez les voyageurs, comme il s’agit, par le recyclage des matières, de maintenir en état de fonctionnement le vaisseau qui les abrite. Comme le dit le bibliothécaire à Luis, « To speculate about our destination […] is to increase anxiety, impatience, and erroneous expectations. […]. Our job is to travel » (Le Guin 2004, 281).
Les enfants de la génération 5 naissent donc dans un cadre artificiel et conçu pour durer, dans lequel chaque élément a un sens, une fonction, y compris les êtres mêmes qui l’habitent.
« Everything had been thought about, seen to, provided for. All the necessities of life. Why am I here ? Why am I ? A purpose for living : a reason. That, too, The Zeroes had to provide. » (289) La seule nouveauté, que la génération 0 n’avait pas prévue, sort justement des limitations imposées à l’éducation des générations futures. C’est une religion qui ne dit pas son nom, la Béatitude (« Bliss »). Le contact avec la Terre s’étant rompu, et la Nouvelle Terre restant distante dans l’espace, comme dans le temps, et mal connue, les adeptes de la Béatitude, qui s’appellent eux-mêmes les anges, tiennent que le but du voyage n’est pas dans l’exploration et la colonisation de la Nouvelle Terre mais dans le voyage lui-même : « There’s nothing outside the ship – literally nothing, spiritually nothing. Origin and destination are now metaphors. They have no reality. Journey is the sole reality. The voyage is its own end » (324).
Les intentions de la génération 0 sont donc ainsi réinterprétées. Les concepteurs du vaisseau auraient voulu extraire leurs descendants des horreurs de l’existence terrestre pour les placer dans un environnement protégé et quasi-immuable, dans lequel seulement la Béatitude est possible : une sorte de paradis arraché à la pesanteur qui règne sur Terre : « The life of the ship was bliss itself – the joyful mortal imitation of immortal reality » (298).
Il est question d’interdire cette secte mais, outre l’influence qu’ils ont prise, il apparaît que les anges, à cause justement de leurs croyances, contribuent mieux que quiconque au fonctionnement réglé du vaisseau, et à la poursuite du voyage. La Béatitude vient remplir le vide laissé par l’ignorance dans laquelle sont maintenues les générations intermédiaires. Ou plus exactement elle justifie cette ignorance, lui donne un sens et renforce donc le contrôle exercée par la génération 0 sur les suivantes :

Having read history, and experienced Jungle and Inner city, Luis wondered if part of the Zero generation’s intent might have been to give a least a few thousand people a place where they could escape such horrors. A place where human existence could be controlled, as in a laboratory experiment. A controlled experiment in control. Or controlled experiment in freedom ? (278)

Est-il possible de vivre en liberté dans un environnement contrôlé, aussi bien en ce qui concerne l’organisation matérielle, la structure des relations inter-personnelles, que le développement intellectuel des individus ? En liberté, ou non, la génération 5 se développe dans un environnement strictement contrôlé par d’autres. Jusqu’à la rencontre avec la Nouvelle Terre, qui arrive un demi-siècle plus tôt que prévu.

II. « Newton’s Sleep »

Cette nouvelle, d’une dizaine d’années antérieure à « Paradise Lost », semble retracer les difficultés de la génération Zéro, celle des concepteurs. Elle se focalise sur une famille, un père, une mère et deux enfants, qui a fui la Terre ravagée par les émeutes, la famine, les virus, pour, avec quelques milliers d’autres, se réfugier dans un vaisseau, le Spes, qui reste en orbite autour de la Lune mais devrait s’en détacher, sortir même du système solaire, les descendants de cette génération Zéro étant ainsi promis à une dérive sans but ou, comme le voulaient les « anges » de « Paradise Lost », sans autre but que cette dérive elle-même, que cette vie isolée dans un environnement contrôlé. Ike milite pour que soient débranchés les moniteurs qui leur permettent encore d’observer la Terre, et pour couper tout lien avec celle-ci :

It would – simplify […] It would be honest. It would turn us from clinging to the past, free us toward actuality and the future … If they decide to build the Big Ship and cut free from the solar system – what relevance is anything about earth going to have to those people ? They will be true space dwellers. And that’s the whole idea – that freedom. (Le Guin 1994, 28)

Il n’y a pas de Nouvelle Terre en vue. Le seul but de cette fuite, de ce déracinement, est d’atteindre par une organisation parfaitement rationnelle de tous les aspects de la vie, dans un environnement artificiel et maîtrisé, une bonheur qui n’était pas possible sur Terre : « what man had sought so long, and never found, never could find, on earth : a rational happiness » (28).
Le Spes sombre pourtant rapidement dans le chaos. Des tensions naissent. C’est d’abord un antisémitisme latent, puis une série d’hallucinations collectives, ou l’apparition de fantômes, que Ike est l’un des seuls à ne pas voir, jusqu’à ce qu’il bute lui-même contre un impossible caillou. Il ne le voit pas mais il peut le toucher de la main : il demande alors à sa fille de lui apprendre à voir.
La morale de l’histoire est claire. Elle est du reste explicitée par Le Guin elle-même dans l’introduction du recueil. Ike représente une raison abstraite : « a truly rational man who denies the existence of the irrational, which is to say, a true believer who can’t see how and why the true belief isn’t working » (10). Et, si la raison ne suffit pas, c’est que nous sommes malgré nous attachés à la Terre avec laquelle donc nous ne pouvons pas couper le lien : « I love both the idea and the reality of the exploration of space, and was only trying to make the whole idea less smugly antiseptic. I really do think that we have to take our dirt with us wherever we go. We are dirt. We are Earth » (11).
La morale est la même dans « Paradise Lost ». Les adeptes de la Béatitude refusent de quitter le vaisseau au moment où celui-ci atteint la Nouvelle Terre, et finissent par repartir pour un voyage sans destination, abandonnant les « outsiders » sur cette planète. Il ne fait pas de doute, dans la nouvelle, que les anges ont tort, et renoncent ainsi à une vie plus complète, moins abstraite et plus joyeuse. La scène, à la fin du texte, où Hsing et Luis dansent pieds nus dans la poussière, dans la terre, le montre bien. C’est également la poussière, la terre que trouvent d’abord les outsiders lorsqu’ils sortent du vaisseau : « [Hsing] tried to hold on to the skin of the world [le vaisseau qui a été jusqu’à présent son monde] but it was smooth ceramic and would not let her hold it. Cold mother, hard mother, dead mother. She opened her eyes again and looked down past Alejo’s silky black head at her feet and saw her feet standing in dirt » (349).
Établir, ou rétablir, le contact avec la terre, constitue une seconde, et peut-être véritable, naissance à laquelle justement les anges renoncent, préférant rester dans le ventre du vaisseau-mère. Retour à la Terre donc. T. Payne, par exemple, a parfaitement raison d’associer les deux nouvelles, « Newton’s Sleep » et « Paradise Lost » dans une même éco-critique qui refuse de séparer les êtres humains de leur monde naturel et, finalement, de la Terre. Il y a toutefois une différence entre les deux nouvelles. Alors que les occupants du Spes sombrent dans le chaos, dès qu’ils coupent le lien à la terre, les anges ont trouvé un mode de vie, une façon d’habiter leur vaisseau et, à travers lui, un espace que l’on pourrait dire atopique, sans lieu, ou dé-territorialisé.

III. « Living in a Work of Art »

La même problématique, savoir comment vivre dans un environnement conçu par un autre, se retrouve dans un texte de 2008, inclus dans le recueil Words Are My Matter. Le Guin y décrit la maison dans laquelle elle a grandi à Berkeley. Celle-ci a été construite par l’architecte Bernard Maybeck. Or habiter l’œuvre d’un architecte dont « la personnalité marque tellement ses bâtiments que l’on peut souvent identifier un ‘Maybeck’ au premier coup d’oeil » (2016, 51, ma traduction), c’est évidemment vivre, comme les enfants de la génération 5, dans un monde orchestré pour soi par un autre. C’est dès le début sur ce point qu’insiste LeGuin. Contrairement à d’autres architectes plus célèbres (Le Guin fait référence à Frank Lloyd Wright et de façon implicite à Le Corbusier), Maybeck ne construit pas des bâtiments pour y mettre en œuvre des principes abstraits. Il construit pour de futurs habitants :

This consideration of the future interaction of the house and its inhabitants is no less sophisticated and complex for being unfashionably modest. It asserts that the builder of the house has a relationship with the (future) dwellers in the house (whether he knows them or not), and that that relationship implies a responsibility towards them on the part of the architect […]. We are familiar with the idea that an architect should consider the natural environment and the social setting and make his building appropriate to them. We are not used to this idea that the house should also be appropriate to the individuals who will inhabit it ; indeed we are not used to our architects thinking about individuals at all.

La maison est bien donc pensée pour ses occupants. Ceux-ci se trouvent vivre dans ensemble conçu pour eux dans une intention déterminée. Dans la maison de Maybeck, l’intention est de leur offrir « satisfaction » et « repos » :

[Maybeck] had a premodern understanding of the connection between dwelling place and dweller. It would be extremely silly to call a Maybeck house a ‘machine for living’. In 1908, the year after he build the house I grew up in, he wrote: « The house after all is only the shell and the real interest must come from those who are to live in it. If this is done carefully and with earnestness, it will give the inmates a sense of satisfaction and rest and will have the same power over the mind as music or poetry or any healthy activity in any kind of human experience. »

C’est peut-être à ce genre d’espace que songe Luis lorsque, dans le passage précédemment cité, il se demande si cette expérience contrôlée que représente la vie dans le vaisseau peut néanmoins offrir une forme liberté. Dans la suite de « Paradise Lost », les enfants du début étant devenus adultes, Bingdi, sans adhérer à la Béatitude, décide néanmoins de rester dans le vaisseau, justement parce que celui-ci lui offre une vie en paix : « I want to live my life in peace, doing no harm and receiving no harm. And, judging by the films and books, I think this may be the best place, in all the universe, to live such a life » (2004, 346).
Le vaisseau a des points communs avec la maison dans la description qu’en fait Le Guin. L’un comme l’autre matérialise, sinon le contrôle du moins l’influence de celui qui l’a conçu sur l’enfant qui y grandit : « A house so carefully and deliberately planned and intended to give pleasure has got to have an influence on a person living in it, and perhaps most of all on a child, because for a little child the house is pretty much the world » (Le Guin 2016, 59).
La maison est un « monde » aussi bien que le vaisseau. Bien que Le Guin précise que la maison se trouve à Berkeley et parle du jardin, elle ne dit pratiquement rien de ce qui l’entoure, de ce qu’il y a de l’autre côté de la clôture. Elle évoque la baie de San Francisco uniquement en tant qu’elle fait la vue, lointaine, inaccessible, aperçue des fenêtres du premier étage. L’enfant qui y vit ne semble pas sortir du lopin, pas plus que la génération 5 ne sort dans l’espace vide qui entoure le vaisseau.
Le mot de monde est du reste ambigu. Ni le vaisseau, ni la maison ne sont des mondes au sens où l’on parle de « mondes possibles » qui n’ont pas d’extérieur dans l’espace et dont on ne sortirait que par un saut métaphysique. Si la maison, comme le vaisseau, sont dits « mondes », c’est dans la mesure où ils ont un extérieur mais un extérieur vide : ce n’est rien. « They knew that life was inside: light, warmth, breath, companionship. They knew that outside was nothing. The void. Death. Death silent, immediate, absolute » (Le Guin 2004, 289).
La présence de cet extérieur vide, autour du vaisseau, fait inversement de celui-ci une sorte de maison. Les passagers ont chacun leur espace personnel, cette pièce et demie qui leur est attribuée à la naissance, un « homespace », ainsi que l’accès à des espaces partagés : le pont d’où se commande le vaisseau, ou le réfectoire. Cependant, à aucun moment, ces espaces partagés ne sont considérés comme un « dehors ». Le mot « dehors » (« outside », vingt-neuf occurrences d’après mes calculs) est réservé pour l’espace vide autour du vaisseau. Les espaces personnels ne constituent donc pas un « intérieur » qui serait opposé à un « extérieur », ou un « dehors ». Ils font plutôt penser à la chambre de l’enfant dans la maison familiale. Le dehors n’est pas de l’autre côté de la porte mais de l’autre côté des murs, ou de la barrière qui délimite le jardin.
Il arrive du reste aux passagers de sortir du vaisseau pour s’occuper de la carrosserie du vaisseau, ou de sa « peau ». Cette tâche, réservée aux hommes, est dite « dermatologique ». Ou encore c’est l’EVA (« doing EVA ») d’après l’acronyme « Extra Vehicular Activity » auquel, dans ce texte où figurent déjà des anges, vient s’ajouter la référence biblique à Ève la première femme. La maison de Maybeck comme le vaisseau de « Paradise Lost » sont associés à la figure de la mère : mère-vaisseau (dans un passage cité plus haut) dont sortent les « outsiders » et qui est alors morte pour eux, mère-maison qu’adorent et maltraitent Le Guin et ses frères (Le Guin 2016, 59). C’est une inversion par rapport au Spes de « Newton’s Sleep », qui se trouve rattaché à la figure de Ike, l’homme de la raison, qui en est l’un des concepteurs et veut y « simplifier » tous les aspects de la vie. Si le Spes est bien l’ancêtre du vaisseau de « Paradise Lost », la figure qui lui est associée a changé. A la différence du Spes de « Newton’s Sleep », le Discovery de « Paradise Lost » (le nom du vaisseau est rarement utilisé dans cette nouvelle) ouvre une forme de vie, un mode d’habiter, aussi bien que la maison de Maybeck. Et, dans ces deux cas, l’habitation est opposée à un dehors vide, sans structure : c’est-à-dire qu’elle n’a pas de lieu.
Il reste que, dans le passage cité plus haut, Le Guin oppose la maison de Maybeck à une machine à habiter. Or, littéralement, le vaisseau est une « machine à habiter » : le vaisseau est une machine et une machine qui définit un mode d’habiter. L’expression mérite un détour.

IV. Machine à habiter

L’expression de machine à habiter est forgée par Le Corbusier dans son livre manifeste de 1923, Vers une architecture. L’époque est industrielle, l’architecture ne l’est pas. Les logements sont encombrés d’éléments de style qui ne peuvent pas être produits en série, et ne sont pas non plus adaptés aux nouveaux modes de vie. Le Corbusier prend l’exemple des avions (puis des paquebots et des automobiles). Leur conception répond à un problème précis : ils doivent pouvoir voler, transporter un ou plusieurs passagers, leur coût de fabrication doit être aussi bas que possible. Et c’est parce que l’engin répond à ce problème, sans y ajouter un style superflu, qu’il peut manifester une esthétique particulière. « Il faut donc transformer totalement les usages en honneur chez MM. les architectes, tamiser le passé et tous ses souvenirs à travers les mailles de la raison, poser le problème comme se le sont posé les ingénieurs de l’aviation et construire en série des machines à habiter » (Le Corbusier 1923, 100).
Ike, le père-concepteur du Spes, dans « Newton’s Sleep », ne dirait pas autre chose. Il critique par exemple la reconstitution des environnements terrestres qui distinguent les différents secteurs du vaisseau (lui-même et la famille Rose habitent dans le « Vermont »). Ces environnements, ces ambiances sont comme les « styles » qu’entend écarter Le Corbusier, des rémanences d’une époque révolue, qui, à la fois, compliquent la construction des logements, ne sont pas adaptés à la vie qui y est menée et dénaturent l’esthétique de la machine à habiter :

« […] don’t make any landscapes […] It’s a matter of honesty. Let’s use each area honestly, let it find its own aesthetic, instead of distinguishing it in any way. If Spes is our world, let’s accept it as such. The next generation – what will these pretenses of earth scenery mean to them ? » (Le Guin, 1994, 28)

Si la machine à habiter, celle de Le Corbusier du moins, doit permettre d’inscrire l’architecture dans l’époque industrielle, elle n’entend y sacrifier ni l’esthétique, ni le confort : « La beauté ? Il y en a toujours lorsqu’il en existe l’intention et les moyens qui sont la proportion; la proportion ne coûte rien au propriétaire, mais seulement à l’architecte. Le cœur ne sera touché que si la raison est satisfaite et celle-ci peut l’être quand les choses sont calculées. Il ne faut pas avoir honte d’habiter une maison sans combles pointus, de posséder des murs lisses comme des feuilles de tôle, des fenêtres semblables aux châssis des usines. Mais ce dont on peut être fier, c’est d’avoir une maison pratique comme sa machine à écrire » (Le Corbusier 1923, 201).
La référence à une « machine à habiter » ne signifie donc pas que le logement répondrait à une logique industrielle, mécanique, une logique autonome, qui écraserait celle de la vie, celle des occupants avec leurs gestes, leurs habitudes. Au contraire, elle a pour fonction de réinscrire le logement dans son époque (celle industrielle des machines) et dans son environnement (dans le cas du vaisseau, l’espace sans Terre), en éliminant un superflu qui gêne les mouvements et irrite l’œil, s’adaptant ainsi au mode de vie des occupants et, par là, prenant une beauté qui lui est propre.
L’image de la machine à habiter en est cependant venue à représenter une approche purement technique du logement. Heidegger y est sans doute pour quelque chose (mais on trouverait des textes analogues chez Adorno) : « Y a-t-il encore, en ce temps, quelque chose de tel qu’un « chez soi », une habitation, une demeure ? Non, il y a des machines à habiter, des concentrations urbaines, bref : le produit industrialisé, et non plus une maison » (Heidegger 1990, 327-328).
Dans la conférence « Construire, habiter, penser » (1951), Heidegger, à l’opposé du renouveau de l’architecture que prône Le Corbusier, prend pour exemple de « maison » la ferme dans la Forêt Noire, dont la structure même évoque le rapport à la terre qui l’entoure, au ciel neigeux et qui laisse une place au lit de l’enfant, à celui des morts du passé, et à l’autel où l’on prie. La maison, l’habiter, doit ménager le quadriparti, sauver la Terre, accueillir le ciel, attendre les divinités, accompagner les mortels.
Le vaisseau spatial, tel que le décrit Le Guin, ne peut pas être une « maison », donnant lieu à un « habiter » au sens de Heidegger. Pour le philosophe allemand, il n’y a d’habiter que sur une Terre où se distinguent, dans l’activité même de bâtir, des lieux particuliers. C’est aussi un rapport à la Terre qu’invoque Le Guin, dans l’introduction déjà citée du recueil Fisherman : « Je crois que nous devrions emmener avec nous notre terre [dirt] partout où nous allons. Nous sommes terre, nous sommes Terre. » Pourtant, et quoi qu’en dise elle-même Le Guin dans cette introduction, se met en place sur le vaisseau de « Paradise Lost », loin de la Terre, et sans terre, un mode de vie, qui donne aux passagers le repos, la paix, une forme d’habiter qui semble même s’approcher de celle qu’offre la maison de Maybeck.
Dans une perspective phénoménologique, ou post-phénoménologique, on pourrait imaginer que le vaisseau lui-même se reconstitue comme Terre. C’est un tel devenir Terre de l’avion, ou du bateau, qu’esquisse Husserl dans le texte « L’arche-originaire Terre ne se meut pas » : « Si je suis né enfant de marin, une part de mon développement a lieu sur le navire et celui-ci ne se caractérisera pas, pour moi, comme navire par rapport à la Terre […], il sera ma « Terre », ma patrie originaire » (Husserl 1989, 22). Le vaisseau constituant le sol de ma vie, il s’y rétablira les structures qui caractérisent pour les autres la vie terrestre. Je jugerai d’abord le vaisseau immobile et c’est par rapport à ce sol que je déterminerai le mouvement et le repos. J’y distinguerai des lieux particuliers : un « chez moi », mon espace personnel, ma cabine, et par rapport à celui-ci un dehors, le pont, et des dehors proches et des dehors lointains et des horizons dont je sais qu’ils existent mais que je ne peux pas atteindre.
Cependant, Le Guin décrit dans la nouvelle « Paradise Lost » une forme d’habiter qui justement ne passe pas par le rétablissement des structures habituelles de la vie terrestre. En particulier, on l’a déjà remarqué, ne se distinguent pas pour les passagers, des « chez soi » et des « dehors » : il n’y a qu’un seul dehors, qui est le même pour tous, c’est l’espace vide, ou un espace géométrique que rien ne remplit, dont les directions sont interchangeables. La vie des passagers rappelle plutôt un passage de Levinas sur Gagarine. Contre Husserl et Heidegger qui insistent sur la localisation active de la vie ou de l’habiter humain, Levinas évoque une existence radicalement dé-territorialisée : « Pour une heure, un homme a existé en dehors de tout horizon – tout était ciel autour de lui, ou, plus exactement, tout était espace géométrique. Un homme existait dans l’absolu de l’espace homogène » (Levinas 1976, 302).
C’est ce mode d’existence que le vaisseau matérialise, et dont Le Guin fait un habiter, qui n’est plus limité dans la durée. Dans l’espace vide, les passagers du vaisseau ont un chez-soi. L’espace n’est plus structuré que par l’opposition entre le ici du vaisseau (l’ici du chez soi) et le dehors, lequel ne comporte plus de direction, ni de lieux puisqu’il ne s’agit plus d’aller quelque part. Le chez soi n’est nulle part. On pourrait parler d’un habiter atopique et y voir une forme radicale de la machine à habiter, au-delà même de celle qu’imagine Le Corbusier. Si celui-ci réinscrit en effet l’habitation dans son époque industrielle en s’inspirant de la conception des avions, la machine à habiter que représente le vaisseau appartient à une autre époque, imaginaire : celle du voyage interplanétaire ou, plus exactement, spatial. Les passagers, les habitants, peuvent oublier ou mettre en doute que le but du voyage soit de relier deux planètes, et préférer flotter dans l’espace, dériver sans carte, ni instrument de navigation. Or, en passant dans l’époque spatiale, la machine à habiter perd toute référence à un environnement spécifique (ville ou banlieue ou campagne), toute référence à la Terre, toute référence même à un quelconque lieu. Ce n’est pas qu’elle n’ait pas d’environnement, ou de dehors, ce serait impossible, mais ce dehors est vide, c’est un environnement nul, il n’y a rien. Et la machine à habiter ne se définit plus alors que par la mise en adéquation entre des contraintes de fonctionnement, ce en quoi elle est « machine », et le mode de vie des habitants (vie biologique, habitudes sociales, etc.), ce en quoi elle est « habitée ». Dans ses machines à habiter, Le Corbusier n’entendait aucunement faire abstraction de leur environnement spécifique, qui représentait une donnée, ou une contrainte, supplémentaire. Mais l’environnement nul du vaisseau spatial en fait la plus rigoureuse « machine à habiter ».

V. Craquements et frissons

Cette mise en adéquation des contraintes de fonctionnement et des modes de vie est une co-adaptation de la machine à habiter et de ses habitants. La machine est bien pensée pour les voyageurs mais ceux-ci doivent s’y acclimater, et, comme on l’a vu, ce processus leur donne l’impression d’être contrôlés par d’autres, la génération 0, qui ont conçu la machine. Cette acclimatation, ce contrôle, n’est du reste pas parfait : « No matter how you civilized it, the body remained somewhat wild, or savage, or natural. It had to keep up its animal functions, or die. It could never be fully tamed, fully controlled » (2004, 277).
Le vaisseau emporte des humains, des plantes, nécessaires à l’alimentation, et des bactéries, nécessaires à la vie humaine et végétale. Le développement des plantes n’est jamais totalement prédictible. Les bactéries mutent et doivent être surveillées. Pourtant, aucun incident ne marque les cinq générations qui se succèdent dans le vaisseau. Les maladies infectieuses ne sont plus même un souvenir mais une entrée dans les livres d’histoire. L’esprit lui-même semble pouvoir être contrôlé : « What about the controller, the civiliser itself, the mind? Was it civilised? Did it control itself? There seemed to be no reason why it should not » (2004, 277).
Les difficultés que rencontrent les voyageurs semblent plutôt être d’ordre psychosomatiques ou « psychogénétiques », dans un cette zone obscure où l’esprit et le corps ne se distinguent plus nettement. Les premières générations, et particulièrement les hommes entre trente et quarante ans, « souffrent de démangeaisons, léthargie, douleurs articulaires, nausées, faiblesse, difficultés à se concentrer » (Le Guin 2004, 290, ma traduction). À la suite de cette épidémie, essentiellement masculine, la charge de la « dermatologie » du vaisseau, qui consiste à « réparer et maintenir la peau du monde là où elle entre en contact avec l’espace » (290) et qui implique donc de sortir du vaisseau, est confiée aux hommes. La troisième génération connaît pendant quelques années un nombre anormalement élevé de fausses couches. Dans la quatrième et la cinquième générations, apparaît un nouveau syndrome, appelé TSS, « tactile sensitivity syndrome » :

The symptoms were random pains and extreme neural sensitivity. TSS sufferers avoided crowds, could not eat in the refectories, complained that everything they touched hurt ; they used dark glasses and earplugs and covered their hands and feet with things called sox. As no explanation or cure had been found, myths of prevention sprang up and folk remedies flourished. (291)

Aucune explication n’est donnée quant à la cause de ces afflictions, ou leur succession. Elles semblent rester marginales, n’occasionnant pas de dysfonctionnement majeur dans la poursuite du voyage. Aucun des enfants que suit le récit n’en est affligé. Il est possible que la pratique de la Béatitude en diminue les effets : « The angels asserted that no practitioner of Bliss suffered from TSS and that to escape it, all you had to do was learn to rejoice » (292).
Mises à part les fausses couches de la troisième génération, ces syndromes semblent toujours être liés à la peau et à une hypersensibilité de celle-ci : hypersensibilité des quatrième et cinquième générations mais aussi démangeaisons qu’éprouvent les hommes des deux premières générations et qui semblent se résorber lorsque ceux-ci sont chargés de la dermatologie du vaisseau. Ce mode d’habiter semble se refléter sur le corps des habitants dans des affections de la peau (l’eczéma) que l’on dit aussi atopiques, n’étant liées à aucun lieu particulier du corps mais se déplaçant sur celui-ci. Comme si peut-être ce contrôle, cette adaptation à la machine, qui ne peut pas être parfaite, engendrait une sorte de manie, une sensibilité exacerbée à ce qui justement y échappe, jusqu’au moment où la Béatitude donne sens à ce contrôle et à son imperfection : la vie dans le vaisseau est l’expression mortelle, donc imparfaite, d’une immobilité immortelle.
L’habiter, le fait de vivre dans un ensemble conçu par un autre, ne se fait pas sans friction. C’est aussi le cas dans la maison de Maybeck. Celle-ci est bâtie en planches de sequoia qui craquent, donnant à entendre des pas, et des présences. Le Guin raconte la nuit d’un de ses cousins, qui, endormi dans la chambre en face de l’escalier, entend quelqu’un monter qui disparaît dès que lui-même apparaît sur le palier. De peur, le cousin finit par installer une couchette sur le balcon. Le Guin évoque aussi la première fois qu’elle-même reste seule dans la maison, et cette « lente panique » qui monte en elle : « I tried to be brave but little by little the shadows and the creakings were too much for me » (Le Guin 2016, 62).
Si elle finit par s’y habituer, c’est en prenant ces craquements dans une sorte de jeu imaginaire :

Redwood floors have a kind of delayed resilience ; compressed by a footfall, they snap back … after a while … hours perhaps. Once you understand the phenomenon, it is more or less endurable. As an adolescent I rather liked to hang over the deep well of the stair case and listen to the invisible people ascending it, or later, to lie in my small room and listen to my self walking around up in the attic, the floor repeating every step I had taken there that afternoon. (Le Guin 2016, 62-63)

Les craquements perdent leur caractère effrayant lorsqu’ils sont « compris » mais surtout repris par l’imagination, qui joue à y distinguer des êtres invisibles ou, comme après un voyage dans le temps, à y reconnaître ses propres pas.
C’est aussi peut-être par ces craquements que la maison de Maybeck se distingue d’une machine à habiter. L’architecte ne les avaient pas prévus. La matière même, ces arbres dont la vie propre fait encore écho dans la maison, vient rattacher celle-ci à la Terre où se sont enracinés ces mêmes arbres : ils introduisent donc un rapport à la Terre qui fait justement défaut dans le vaisseau spatial.
Dans la nouvelle « Newton’s Sleep », c’est le problématique rapport à la Terre, l’effort même des passagers pour se détacher de la Terre, qui produit dans le vaisseau une série d’apparitions : d’abord une vieille femme au corps brûlé, puis une foule en haillons, des plantes aussi. Les apparitions sont intangibles, inaudibles. On peut marcher au travers. Ike, l’homme de la raison, ne les voit pas. Les passagers les considèrent tantôt comme des hallucinations, tantôt comme des fantômes. Ils y voient l’effet de la pauvreté de leur environnement (Le Guin 1994, 42), ou celui de leur culpabilité (43), une sorte de folie ou une réalité dont le mode d’existence serait inconnu. Ils ne réussissent pas à leur donner sens :

Call them hallucinations, then – Helena said – although I liked ghosts better. ‘Ghosts’ may be in fact more accurate. But we don’t know how to coexist with ghosts. It is not something we’re trained in. We have to learn how to do it as we go along. And believe me we have to. They are not going away […] We who are aware if them have to learn what kind of existence they have, and why. (47)

C’est faute de savoir co-exister avec les apparitions que les passagers se heurtent les uns aux autres et que le vaisseau sombre dans le chaos. Mais cette co-existence avec les apparitions semble supposer de pouvoir leur donner un sens, un statut, et cela par l’imagination, comme Le Guin adolescente domestique les bruits de la maison en jouant à y percevoir différents personnages. La même idée intervient dans une autre nouvelle « Dancing with Ganam » du même recueil. Il s’agit encore d’un voyage spatial. Celui-ci utilise un mystérieux effet « Churten », que les personnages ne contrôlent, ni ne comprennent. Leur hypothèse est que la « réalité » perçue à l’arrivée dépend de la coordination entre l’imagination des voyageurs :
Only when you all worked together to construct a joint, coherent reality could the ship begin to respond to it and record it, right ? 
– Yes. But it’s very difficult – Shan said – to live without the notion that there is, somewhere, if one could just find it, a fact.
– Only fiction – said Forest – unrelenting, fact is one of our finest fictions. (1994, 118)
En liant le fait à la fiction, Le Guin ne défend pas ce que, au regard de la politique contemporaine, on appellerait des fausses nouvelles, des fake news. Dans un passage de Words Are My Matter, Le Guin prend soin de distinguer la « fiction » et le « mensonge » [lie] ou le « vœu pieux » [wishful thinking]. Le mensonge, comme la fausse nouvelle, reste attaché à un mythe du fait, et vise seulement à remplacer un fait par un autre. La fiction s’en détache délibérément et explicitement pour donner un aperçu sur la réalité qui n’est plus de l’ordre du fait :

Fiction is invention, but it is not lies. It moves on a different level of reality from either fact-finding or lying. […] Don Quixote indulges his longing to be a knight till he loses touch with reality and makes an awful mess of his life. That’s wishful thinking. Miguel Cervantes, by working out and telling the invented story of a man who wishes he were a knight, vastly increased our store of laughter and our human understanding. (2016, 108)

Dans la nouvelle « Dancing for Ganam », l’idée qu’il n’y a pas de faits sinon comme fictions, est immédiatement nuancée par plusieurs éléments. Les voyageurs doivent d’abord collaborer entre eux pour constituer la fiction la plus stable possible, faute de faire face à l’expérience la plus chaotique : « a sort of shit-planet » (1994, 114). D’autre part, la fiction qui permet de co-exister avec ce qui apparaît doit toujours être considérée comme telle. Il ne s’agit donc pas d’y croire, de la prendre pour une vue univoque sr la réalité : « And look : on the fiction theory, we should be careful not to « believe » Dalzul’s records, or the ship’s tapes. They’re fictions » (119).
Enfin, la fiction semble encore devoir s’attacher à la Terre. La meilleure façon, pour les voyageurs, de synchroniser leurs fictions, de mettre leurs fictions à l’unisson, est de chanter et finalement de danser « pour » la planète elle-même : Ganam, comme Hsing et Luis dans la scène finale de « Paradise Lost », dansent pour et sur cette nouvelle Terre qu’ils ont abordée. Il semble, dans ces nouvelles, que l’on ne danse pas dans l’espace mais seulement les pieds sur Terre.
L’ambiguïté avec laquelle, dans « Paradise Lost » est évoqué le possible effet de la Béatitude dans la résolution des « syndromes » d’hypersensibilité s’explique sans doute dans cette perspective. Les syndromes ne sont pas visuels mais plutôt tactiles. Cependant, ils relèvent bien d’une hypersensibilité qui fait apparaître pour ceux qui en sont atteints des présences que les autres ne remarquent pas. Ce passage du registre visuel (dans « Newton’s Sleep ») ou auditif (dans « Living in a Work of Art ») au registre tactile tient peut-être à ceci que les concepteurs du vaisseau ont déjà organisé un système d’hallucinations visuelles, dans un jeu de réalité virtuelle qui permet aux passagers de faire l’expérience des environnements de la Terre. Le champ visuel serait déjà comme saturé d’un virtuel, contrôlé et reconnu pour tel. C’est alors par le toucher, plutôt que par la vision ou l’ouïe, que les corps se soustraient à ce contrôle. Mais, justement, la Béatitude donne sens à ce contrôle imparfait, qui représente une version mortelle d’un paradis éternel. Elle le reprend dans son imaginaire. Le défaut de la Béatitude ne serait pas dans ce qu’elle peut avoir d’irréel mais dans le fait de constituer une religion, un système de croyances, au lieu de laisser jouer l’imagination librement. Le Guin adolescente, penchée au-dessus de la cage d’escalier, ne croit pas à l’existence des personnages qu’elle entend monter. Elle se contente de les imaginer : donnant sens aux bruits, apaisant l’effroi qu’ils lui causent d’abord, tout en maintenant stable la réalité. Alors que pour les adeptes de la béatitude, « [b]elief dismisses reality. […] It is dangerous to confuse reality and unreality – he said promptly – to confuse desire with power, ego with cosmos. » (Le Guin 2004, 299)
Cette remarque est faite par un personnage qu’il ne faut pas forcément prendre au mot. Il reste que la Béatitude est une religion, ce que n’est pas l’imagination. Et c’est bien par l’imagination que Le Guin adolescente apprend à co-exister avec les fantômes de la maison. Il reste, d’autre part, que la Béatitude coupe le rapport à la Terre lequel semble faire la solidité des fictions, dans les nouvelles de Le Guin. La fiction aboutit (dans « Dancing for Ganam », comme dans « Paradise Lost ») à une danse sur ou à la Terre.

VI. Les éléments de la fiction

La fiction, en tant que telle, l’image non pas comme objet d’une croyance mais comme jeu, stabilise les voyageurs sur Ganam (dont le vaisseau s’enfonçait d’abord dans le sol d’une « planète de merde »). Elle apaise la panique de la jeune Le Guin face aux craquements de la maison de Maybeck ou atténue l’hypersensibilité tactile des passagers de « Paradise Lost ». Cette thérapie par l’imagination peut rappeler les exercices que Bachelard évoque dans Les rêveries de la volonté pour surmonter le vertige une fois éprouvé en montant à la cathédrale de Strasbourg (Bachelard 1948, 301 et suivantes, cf. aussi Cassou-Noguès 2019). Le vertige, comme la panique, comme l’hypersensibilité, se joue dans cette zone où ce que l’on voudrait distinguer comme esprit et corps se brouille.
Pour Bachelard, le vertige vient d’un déséquilibre perçu entre les différents éléments qui forment notre environnement. On sent trop d’air en haut du clocher, comme on peut sentir dans une cave trop de terre, la phobie de l’écrasement remplaçant alors celle de la chute. Mais la cure est la même et passe par l’imagination. Il faut se fortifier par l’imagination et, selon ses phobies, s’habituer à tomber puis à s’envoler dans sa chute, ou à pénétrer sous la Terre pour en explorer les interminables boyaux et gouffres. Ce sont ces infinis travaux de l’imagination (comme on parle des douze travaux d’Hercule) qui permettent de s’acclimater aux différents éléments de notre environnement et à leurs possibles déséquilibres. C’est une gymnastique immobile :

Contempler l’univers avec une imagination des forces de la matière, c’est refaire tous les travaux d’Hercule, c’est lutter contre toutes les forces naturelles opprimantes avec des efforts humains, c’est mettre le corps humain en action contre le monde. […] Si l’on pouvait étudier les travaux d’Hercule dans leurs rêveries dynamiques, comme des images de la volonté première, on accéderait à une sorte d’hygiène centrale qui a déjà, à peu près, toutes les vertus de l’hygiène effectuée. Imaginer lyriquement un effort, donner à un effort imaginaire les splendides images légendaires, c’est vraiment tonifier l’être entier, sans encourir la partialité musculaire des exercices de la gymnastique usuelle. (Bachelard 1948, 362-363)

L’imagination telle que l’analyse Bachelard n’a pas les mêmes contenus que les fictions de Le Guin. Les poésies que, pour l’essentiel, étudie Bachelard ou les « rêveries » auxquelles lui-même se livre, dans la Poétique de l’espace notamment, ne ressemblent évidemment pas aux nouvelles de Le Guin, ni aux fictions qu’elle prête à ses personnages. Bachelard vise à fonder une poétique. Il n’y est pratiquement pas question de récit. Bachelard s’intéresse aux différentes valeurs que prennent, dans quelques vers, ou une description, les éléments cosmologiques, l’air, l’eau, le feu, la terre. C’est que, pour le philosophe, l’imaginaire humain possède une structure immobile, innée à l’humain, organisée autour de ces quatre éléments qui y prennent des valeurs parfois contradictoires mais que l’on peut retrouver indépendamment du contexte culturel. Il s’agit d’analyser cette structure imaginaire qui est hors de l’histoire, ne connaît pas de progrès, ni de transformation, mais se retrouve dans la poésie, comme l’inconscient se retrouve dans les rêves. Si l’imagination peut avoir une portée thérapeutique, c’est un peu comme la psychanalyse en amenant à la conscience, à l’expression explicite des éléments latents dans l’esprit humain et en rétablissant entre eux une sorte d’équilibre.
Dans les nouvelles de Le Guin évoquées ci-dessus, la portée thérapeutique de l’imagination tient à ce qu’elle permet de donner un sens (un sens parmi d’autres possibles puisqu’il s’agit de fiction et non de croyance ou de religion) à un indéterminé, un bruit, une image, un contact, qui vient du dehors. A en croire Le Guin lorsqu’elle discute de ses nouvelles, ou à suivre la morale explicite de ces histoires, l’imagination prend toute sa portée lorsqu’elle vient finalement s’appuyer, comme les pieds des danseurs, sur la terre.
L’imaginaire de Bachelard semble être à la fois plus étroit et plus large que l’imagination de Le Guin. Plus étroit dans la mesure où il est lié à une structure fixe, innée, mais plus large puisque les rêveries, pour Bachelard, peuvent être portées par n’importe lequel des quatre éléments, alors que l’imagination pour Le Guin doit toujours retomber sur terre. Le rôle que Bachelard donne aux rêves d’envol, une gymnastique intérieure qui prévient le vertige, est comparable à celui que prend la danse lorsqu’elle répond à l’angoisse du dehors qu’éprouve les « outsiders ». Mais il s’agit, pour Bachelard, d’apprendre par l’imagination à voler dans l’air, ou dériver dans l’eau, ou se réchauffer au feu des volcans, aussi bien qu’à danser sur la terre. Pour suivre Bachelard dans ses rêveries, il faudrait ignorer ce que dit Le Guin elle-même de « Newton’s Sleep » et apprendre plutôt avec les passagers de « Paradise Lost » à habiter l’espace.

Conclusion

– I don’t want to be in another person’s world, I want to be in mine, she said.
– You read novels’, he said
– Sure. But I do reading. The writer puts the story there, and I do it. I make it be. The v-programmer uses me to do his story. Nobody uses my body and my mind but me. (Le Guin 2004, 283)

On pourrait discuter de la distinction qu’établit Hsing entre la littérature, à laquelle le lecteur donnerait lui-même corps, et la VR qui le lui prendrait, qui utiliserait à son propre profit le corps et l’esprit du joueur. Le romancier n’utilise-t-il pas, ne manipule-t-il pas aussi le corps et l’esprit du lecteur ? Comment, par degré ou par principe, s’établit la différence entre le rapport du romancier à son lecteur et celui du programmeur au joueur ? Cependant, Hsing n’est pas seulement une lectrice, elle est aussi un personnage de fiction que l’auteur, Le Guin en l’occurrence, semble utiliser pour produire son histoire. Hsing, si elle en prenait conscience, s’y refuserait certainement : « personne d’autre moi n’utilise mon corps et mon esprit ». Pourrait-elle faire l’histoire dans laquelle elle figure comme celles qu’elle lit ? Les personnages de fiction font-il l’histoire plutôt que l’auteur ? La question est de savoir si le romancier peut sortir de lui-même, avec l’aide de ses personnages, si ceux-ci ont une autonomie propre, sortir d’un univers qu’il contrôle et dans lequel il serait lui-même enfermé, comme l’écrivain pour Bachelard est enfermé dans un imaginaire dont la structure est infiniment riche, se prête à d’infinies expressions mais reste néanmoins figée ?
Dans les textes de Le Guin, il ne fait pas de doute que l’on peut sortir de soi aussi bien que des vaisseaux spatiaux et des maisons tels qu’ils ont été d’abord conçus. Cela parce qu’il y a une matérialité qui échappe au contrôle, au contrôle névrotique comme à celui de la raison, et qui entraîne au dehors. C’est vrai des voyages dans l’espace comme de l’écriture romanesque. Et cette matérialité est toujours associée à l’élément terre. Dans le poème qui donne son titre au recueil de textes Words Are My Matter, cette matérialité des mots est celle d’une pierre (Le Guin 2016, « Epigraph »). Ou, plus explicitement encore dans l’article « Making up a Story » :

It can be useful to think of writing as gardening. You plant the seeds, but each plant will take its own way and shape. The gardener is in control, yes ; but plants are living, willful things. Every story has to find its own way to light. […] Watch it, water it, let it grow. […] The writing of fiction is endlessly surprising to the writer. (Le Guin 2016, 110)

Le Guin prend soin de l’expliciter, les commentateurs l’ont remarqué, la « morale » à tirer des nouvelles « Paradise Lost » et « Newton’s Sleep » est claire : « We are dirt. We are Earth ». Il n’y a de vie, sinon abstraite et instable, que dans un certain rapport à la Terre. Pourtant, le vaisseau de « Paradise Lost » ouvre une forme d’habiter, qui, comme la maison de Maybeck, avec laquelle il a un certain nombre de points communs, procure à ses hôtes la paix. Cet habiter, sans lieu, ni terre, cet habiter dans une machine dé-territorialisée pourrait, mieux que les rêves d’envol de la poétique de Bachelard, donner forme à une vie extra-terrestre, ou multi-élementaire. Certes, il y a dans les essais de Le Guin, dans ce qu’elle dit de ses récits, dans leur conclusion, une proximité à l’éco-criticisme. Mais dans leur mouvement propre, ils vont au-delà, donnant à penser des vies possibles plus larges, des vies possibles qui traversent les éléments cosmologiques : « The great stories of imagination have meanings beyond any message » (Le Guin 2016, 110).

Bibliographie

Bachelard, Gaston, La terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948.
Cassou-Noguès, Pierre, « Bachelard and the Imorg », in Phobic Postcards, Substance@work, 2019, en ligne [http://substancejournal.sites.lmu.edu/phobic-postcards/bachelard].
Heidegger, Martin, « Bâtir, habiter, penser », Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1951.
_____ Question IV, Paris, Gallimard « Tel », 1990.
Husserl, Edmund, La Terre ne se meut pas, trad. D. Franck, Paris, Minuit, 1989.
Goetz, Benoît, Théorie des maisons, Paris, Verdier, 2011.
Le Corbusier, Vers une architecture (deuxième édition), Paris, Crès, 1924 [1923].
Le Guin, Ursula K., « Newton’s Sleep », A Fisherman of the Inland Sea, New York, Harper, 1994, p. 22-51.
_____ « Paradise Lost », The Birthday of the World, Londres, Gallancz, 2004.
_____ « Living in a Work of Art », Words Are My Matter, New York, Small Beer Press, 2016.
Levinas Emmanuel, « Heidegger, Gagarine et nous », in Difficile liberté. Essais sur le judaïsme (deuxième édition), Paris, Albin Michel, 1976, p. 299-303.
Payne, Tonia, « We are dirt. We are Earth. Ursula Le Guin and the problem of extraterrestrialism », in C. Gersdorf et al. (dir), Nature in Literary and Cultural Studies, Amsterdam, Rodopi, 2006, p. 229-248.




3-« Sur », d’Ursula K. Le Guin : une nouvelle d’exploration écoféministe pour l’Anthropocène

 

Préambule

Lorsque j’étais jeune adulte nomade aux États-Unis (2005-2009), je me promenais toujours avec un sac qui contenait de petites pierres semi-précieuses : de l’améthyste (pour tempérer les addictions), de la pyrite (pour la bonne fortune), du cuivre (pour sentir les forces telluriques), de l’obsidienne (pour garder en mémoire le chemin des peuples autochtones), de la citrine (pour la lucidité), et de l’hématite (pour l’ancrage). Ces pierres me soutenaient dans mon exploration du continent nord-américain, car je les avais associées à des forces philosophiques et physiologiques. Elles m’invitaient à m’enraciner dans la terre et dans l’histoire. Dans mon sac, elles côtoyaient du tabac (pour offrir aux esprits des lieux), un carnet et un stylo (pour tenter de ne pas tout oublier), un collier ou un bracelet tissé que l’on m’avait offert (pour me souvenir que partout, l’amitié était possible) et un livre : Oh, The Places You’ll Go, de Dr Seuss. Une édition en petit format à la couverture rigide et violette comme les jacinthes des bois. Le poids de ce livre dans mon sac me rappelait ses premières lignes : « Congratulations ! Today is your day. You’re off to great places, you’re off and away…1 » (4). Au colloque Héritages d’Ursula Le Guin, qui s’est tenu à l’Institut du Monde Anglophone de la Sorbonne Nouvelle, en juin 2019, il m’a semblé que nous étions de ces petits êtres auxquels s’adresse Dr Seuss, disposés à découvrir d’immenses mondes imaginés.
A l’ère de l’Anthropocène, nous commençons à accepter que les grands voyages, les arpentages de mondes nouveaux, doivent s’envisager par l’imagination bien plus que par l’avion. L’opportunité qui m’est donnée d’écrire dans ce numéro d’Épistémocritique est une précieuse occasion d’évoquer la place qu’occupe désormais l’œuvre d’Ursula K. Le Guin dans mon sac à dos de ressources écoféministes. Les horizons que Le Guin aide à imaginer y ont remplacé l’améthyste et l’obsidienne de mes jeunes années. Ainsi que le suggère ardemment Isabelle Stengers dans ce numéro, il nous faut désormais cultiver l’étendue et la souplesse de nos imaginations pour « transformer des possibles qui rodaient dans les interstices de [notre] propre époque en ressources pour faire exister autre chose » (« Penser en mode SF », non paginé). Pour savoir où puiser cette inspiration transformatrice, il nous faut maintenir le dialogue avec ces êtres de fiction, et ces livres qui les contiennent, comme avec des forces « avec lesquelles nous apprenons constamment à penser, à sentir, à agir dans des mondes animés », ainsi que le souligne Thierry Drumm, également dans ce numéro (« De quoi les romans peuvent-ils nous rendre capables ? », non paginé).
En ce sens, les bibliographies et chronologies indicatives des productions littéraires et théoriques écoféministes mises en annexe de la traduction française de Dreaming the Dark2 par la philosophe en écologie politique Émilie Hache font d’elle une aiguilleuse du ciel écoféministe. Son répertoire d’autrices, de chercheuses et de récits écoféministes réunit les héroïnes de chair et de fiction, et dessine des constellations qui nous indiquent des directions possibles, nous invite à reprendre nos boussoles, et à déployer nos imaginations, sans prendre l’avion. C’est ainsi que j’ai pris connaissance de l’existence de la nouvelle « Sur », d’Ursula Le Guin, et c’est ainsi que ses protagonistes sont devenues mes camarades. C’est par là que « Sur » est devenue pour moi un exemple tutélaire d’une exploration écoféministe du monde.

Introduction

J’aimerais commencer mon analyse en mettant en regard deux extraits : le premier de la plume d’Ursula Le Guin, le second de celle d’Émilie Hache. Ces deux citations aideront à inscrire le travail de l’autrice de science-fiction dans le champ de l’écoféminisme.
Dans son introduction à la réédition, en 1976, d’un court roman intitulé The Word for World is Forest, qu’elle avait publié pour la première fois en 1972, Ursula Le Guin décrit ses engagements politiques de l’époque :

Tout au long des années 1960, dans ma ville natale des États-Unis, j’avais aidé à organiser et participé à des manifestations pacifistes, d’abord contre les tests de la bombe atomique, puis contre la poursuite de la guerre au Vietnam […] 1968 fut une année amère pour celles et ceux qui s’opposaient à la guerre. Les mensonges et l’hypocrisie redoublaient, ainsi que les massacres. De plus, il devenait clair que l’éthique qui approuvait la déforestation, la destruction des terres arables et le meurtre des non-combattants au nom de la « paix » était seulement un corolaire de l’éthique qui permet l’appropriation de ressources naturelles pour le profit privé ou le PNB, ainsi que le meurtre des créatures de la Terre au nom de « l’homme ». La victoire de l’éthique de l’exploitation, dans toutes les sociétés, semblait aussi inévitable qu’elle était désastreuse. (7, ma traduction)

En 1986, elle donne une conférence intitulée « The Carrier Bag Theory of Fiction », que l’on retrouvera éditée dans Dancing at the Edge of the World : Thoughts on Words, Women, Places, en 1989. Au fil de cette conférence, Le Guin développe ce qu’Émilie Hache désigne comme une « théorie fictionnelle du sac (à dos, à provision, en plastique) », qu’elle synthétise par les mots suivants :

Le Guin propose une théorie fictionnelle du sac (à dos, à provision, en plastique) par contraste avec les récits de science-fiction habituels de conquêtes, construits autour de héros virils dont le seul équipement se résume généralement à une arme, laissant le détail de l’intendance [housekeeping] à moins important. e. s qu’eux. Cette attention portée aux choses avec lesquelles se construisent les mondes, à ce avec quoi nous pensons, est ce dont nous avons besoin pour nous prémunir des récits écologiques héroïques, apocalyptiques ou non, dans lesquels il est désormais question de conquérir la « nouvelle frontière » qu’est le climat, sans se soucier de casser des œufs, ces derniers se trouvant dans des sacs portés par d’autres qu’eux… Il s’agit au contraire de trouver les moyens de ne pas considérer savoir à l’avance ce qui fera événement au sens ici de ce qui régénèrera, de ce qui préservera. (« Retour sur Terre », introduction à « De l’univers clos au monde infini », 24)

En premier lieu, dans le contexte contre-culturel et transatlantique de la fin des années 1960, Le Guin exprime son engagement antimilitariste, et tisse une corrélation entre, d’une part, la déforestation et la destruction des terres agricoles, et d’autre part le meurtre en masse des habitants et habitantes de ces terres. Elle indique que le massacre de la population vietnamienne, et l’anéantissement de leurs terres vivrières, de leur habitat, au sens large et noble du terme, sont constitutifs d’une « éthique de l’exploitation », qui permet la destruction des créatures terrestres au nom de l’homme. Ici, « homme » n’est pas à entendre au sens d’humanité, mais bien à celui d’un système patriarcal régi par un principe de non-mixité de genre, qui est un système d’exploitation des autres formes de vie.
Deuxièmement, la synthèse que Hache propose de « The Carrier Bag Theory of Fiction » illustre comment Le Guin relie, dans sa fiction, l’exploitation de l’environnement naturel par un système de domination masculine, et l’imaginaire héroïque qui lui est associé. Elle avance alors l’idée qu’une littérature qui nous élèverait (dans les deux sens du terme) à penser l’actuelle crise écologique plus collectivement, et plus réalistement, serait une littérature de la régénération, une littérature de la préservation, qui s’intéresserait plus aux faits d’apparence anodine, aux coopérations fluides, aux résiliences réfléchies, qu’au courage conquérant d’explorateurs de l’espace et autres inventeurs d’îles survivalistes réservées à d’égoïstes élites.
Pour montrer comment la nouvelle « Sur », publiée pour la première fois en 1982 dans The New Yorker, contient en germe une perspective écoféministe sur l’Anthropocène, je reviendrai d’abord sur l’exploit historique de l’exploration de l’Antarctique par l’espèce humaine, et sur le pendant science-fictionnel inventé par Le Guin dans ce court récit. Dans un second temps, j’analyserai les modalités d’exploration et d’habitation mises en œuvre par nos héroïnes (celles de chair et celles de fiction). Nous verrons ensuite de quelle façon Le Guin propose de construire sur les ruines de l’expansion territoriale occidentale, tout ceci afin de démontrer que la nouvelle « Sur » fonctionne en tant que contre-proposition écoféministe, qui vise à renouveler notre orientation, dans l’espace, tout autant que dans l’histoire.

I. Quand le tissu sert de sac, ou bien de drapeau

L’Histoire officielle date la découverte du Pôle Sud au 14 décembre 1911, et l’attribue au norvégien Roald Amundsen et à son équipe. La nouvelle « Sur » parodie le style des récits d’exploration territoriale populaires au tournant du XIXe et du XXe siècle, et attribue à une équipée fictive et féminine d’avoir atteint les coordonnées géographiques du Pôle Sud à l’hiver 1909. Le sous-titre de la nouvelle indique l’appartenance du récit à la tradition des récits d’exploration de l’Ère Héroïque de l’Empire britannique : « Relation succincte de l’Expédition du Yelcho en Antarctique, 1909-1910 ». En 1895, la British Royal Geographic Society le Pôle Sud comme étant le dernier territoire inconnu sur terre. La conquête du Pôle Sud par des explorateurs blancs clôt une longue période de colonisation du globe par les puissances impériales occidentales. Cet exploit est généralement présenté comme l’issue d’une compétition héroïque. Une course oppose l’équipe d’Amundsen à celle du Britannique Robert Falcon Scott. Amundsen, ses hommes et ses chiens, atteignent le pôle le 14 décembre 1911. Scott et son équipe y parviennent le 17 janvier 1912, pour y voir planté le drapeau norvégien. Sur la route du retour, l’équipe britannique meurt de froid à 20 kilomètres d’un dépôt de nourriture et de pétrole, prise dans un blizzard. Le journal de Scott est retrouvé dans sa poche, son dernier geste ayant été d’y écrire. Cet exploit historique est donc teinté d’échec, comme si l’héroïsme et la défaite devaient aller de pair pour raconter la grandeur de l’homme.
La non-mixité de genre qui caractérise la composition du groupe d’exploratrices inventé par Ursula Le Guin dans la nouvelle « Sur », révèle en creux l’étendue de l’emprise patriarcale au début du XXe siècle. Eva, Pepita, Dolores, Carlota, Zoe, Berta, Teresa, Juana et la narratrice mentent aux hommes dont elles dépendent économiquement afin de disparaître de l’environnement social où elles sont confinées. Ces femmes péruviennes, argentines et chiliennes concoctent, par et pour elles-mêmes, leur propre mission d’exploration polaire. La non-mixité dans laquelle elles s’organisent est conditionnelle de leur aventure. Elles ont recours à des « machinations alambiquées », à de « purs mensonges », elles doivent « employer des astuces », afin de se « rendre libres » (« Sur », 332), c’est-à-dire afin de s’extraire de l’emprise patriarcale sur leurs gestes, pensées, choix et modes de décision.
Le capitaine Pardo, en charge du navire qui les débarque en Antarctique, en 1909, redouble de recommandations : « restez bien sages — ne faites pas de voyages — ne prenez pas de risques — attention aux engelures — n’utilisez pas d’outils tranchants — faites attention aux crevasses dans la glace » (334), formulant ainsi autant d’injonctions liées au genre des protagonistes : faites attention a vos corps, n’utilisez pas d’outils dangereux, n’allez pas au-devant du danger, restez à votre place. L’équipée n’obéira pas à ces conseils avisés et paternalistes, et atteindra le pôle à l’hiver 1909, soit deux ans avant l’exploit canonique de Roald Amundsen. D’un côté, l’histoire des vainqueurs, et un drapeau planté aux coordonnées géographiques du Pôle Sud, le 11 décembre 1912. De l’autre, les sacs de voyage d’exploratrices subalternes et anonymes. Le geste littéraire de Le Guin ne doit toutefois pas être envisagé comme un simple renversement d’une certitude historique. Plutôt que la prouesse en elle-même, ce sont les finalités des tentatives de conquête du Pôle Sud par les puissances impériales qui sont subverties par celles des personnages de Le Guin. Point de drapeau, point d’honneurs, point de nations fières de leur exploit.
« Sur » est une nouvelle qui refuse de continuer de raconter « comment Caïn est tombé sur Abel, comment la bombe est tombée sur Nagasaki, comment le napalm est tombé sur les villageois, comment les missiles vont tomber sur l’Empire du Mal » (« La théorie de la fiction-panier », non paginé). Au contraire, la nouvelle contient, soutient, et porte ses protagonistes. En imaginant, par la fiction, que des femmes en sac à dos aient précédé des hommes munis de drapeaux, Le Guin aide à penser que l’appétit de la découverte puisse ne laisser aucune trace. Elle montre ainsi qu’il serait possible de refuser de s’inscrire dans la téléologie de la conquête masculine. Mais s’il n’y a pas de traces de leur passage, quelle histoire écrivent ces héroïnes ?
Elena Glasberg, dans « Refusing History at the End of the Earth », publié en 2002, explique que le paradoxe littéraire par lequel l’équipée s’exclut de toute possibilité de notoriété, et y accède néanmoins par la plume de l’écrivaine, est le véritable point de mire visé par le récit : « Le Guin coupe épistémologiquement l’herbe sous le pied de sa supercherie minutieusement conçue, en refusant le statut auquel pourrait prétendre sa contre-histoire. C’est le caractère littéraire (au sens fictif) qui lui permet d’accéder à une fable subalterne que les exigences positivistes de l’historiographie interdisent. » (112, ma traduction)

II. Habiter le monde

Glasberg et Le Guin ouvrent un espace de réflexion politique ; peut-on écrire un récit alternatif et s’émanciper tout à fait du récit dominant ? Peut-on subvertir à la fois les modalités et les finalités d’une idéologie hégémonique, en l’occurrence ici celle qui sous-tend la conquête et l’exploitation de nouveaux espaces ? Les femmes de l’équipée ont pour objectif d’observer un paysage inconnu. La narratrice raconte : « Y aller, voir — rien de moins, rien de plus […] Notre but se limitait à l’observation, et à l’exploration. […] Une ambition simple, je crois, et surtout modeste » (« Sur », 323). Cette humilité face à leur destination conditionne leur façon d’approcher l’espace, et de l’occuper.
Lorsqu’elles mettent pied-à-terre, huit manchots d’Adélie les saluent, qu’elles considèrent d’emblée comme des habitants de l’Antarctique, en leur attribuant des facultés de compréhension et d’interaction. La narratrice lit dans leurs « fortes exclamations un intérêt non dénué d’une certaine désapprobation : « Où diable étiez-vous donc ? Pourquoi avez-vous mis si longtemps à venir ? » (325). Les manchots leur indiquent alors la cabane, Hut Point, construite par les précédentes missions d’exploration.
Dans le regard de la narratrice, les manchots sont doués d’agentivité, de sensibilité, et de volonté. Les exploratrices les prennent en compte à la manière d’un autre groupe de subalternes, celui-ci issu d’une communauté animale. Elles-mêmes éduquées à être des subalternes, elles peuvent éprouver de l’empathie pour et faire preuve de solidarité avec d’autres groupes identifiés comme tels : « toutes les neuf nous étions, et nous sommes, de naissance et par éducation, de façon non équivoque et irrévocable, du côté de l’équipage, et non des officiers » (326).
Les abords de l’habitat construit à Hut Point sont jonchés d’ossements et d’ordures, l’intérieur est repoussant. L’une des exploratrices propose de mettre feu au taudis. Aucune n’émet l’idée d’y faire le ménage. La narratrice énonce alors une potentielle maxime écofeministe, dont nous allons brièvement examiner la traduction : « housekeeping, the art of the infinite, is no game for amateurs » (Le Guin, « Sur », The New Yorker, 41). Publiée en 1988, la version française propose : « le travail ménager, cet art du jamais fini, n’est pas un jeu d’amateurs » (Rouillé et Laroche, Les quatre vents du désir, « Sur », 329). J’aimerais proposer une variation, car housekeeping renvoie plutôt au maintien de la maison, et au travail domestique, du latin domus, et du grec oikos, où le terme « écologie » prend son sens, qu’à l’idée de travail ménager. L’art de la domesticité, est qualifié d’infini, et non pas de jamais fini. En insérant l’adverbe de négation jamais, la proposition de traduction publiée ferme l’envergure de l’adjectif infini. Comme les étendues blanches de l’Antarctique qu’elles ont décidé d’arpenter, la liberté que les femmes de l’expédition se sont octroyées est infinie. On pourrait donc sublimer la remarque de la narratrice sur la domesticité en une formule qui dirait : prendre soin de là où l’on vit, art infini des tâches quotidiennes, n’est pas un jeu d’amateurs.
C’est bien l’infini des perspectives qui s’ouvrent aux héroïnes qui anime leur décision d’aller construire ailleurs, et autrement. En révisant le concept de nature à l’aune des théories critiques du genre, le prisme écofeministe implique une utilisation intersectionnellement équilibrée des deux concepts qui le compose : l’écologie et le féminisme. La façon dont l’équipée procède à la construction de son habitat répond à ces critères.
Ne voulant pas reproduire l’abattoir-décharge qui entoure la cabine de leurs prédécesseurs ni s’exposer inutilement aux intempéries, elles décident de creuser leur habitat dans la glace. Berta et Eva en sont « ses architectes-décoratrices en chefs, ses plus ingénieuses constructrices-excavatrices, et ses occupantes les plus assidues et satisfaites. Sans cesse, elles inventaient de nouvelles améliorations pour la ventilation ; elles nous apprenaient a installer des lucarnes faitières ; ou bien encore elles nous révélaient quelque nouvelle adjonction creusée dans la glace vivante. » (333, j’ai rendu la traduction inclusive).
Les modalités de construction qu’imagine ici Le Guin sont influencées par la mouvance écologiste contre-culturelle des années 1960-70, comme le note Glasberg :

La description qu’elle fait du campement des femmes est l’entorse la plus radicale que contienne son histoire à l’imitation réaliste des récits d’exploration historiques qui façonne l’ensemble de la nouvelle : celle-ci se transforme alors franchement en utopie, invoquant un style nord-américain reconnaissable, invoquant aussi tout un répertoire de pratiques visant à vivre près de la terre, en connexion avec l’environnement naturel. (107, ma traduction)

III. S’orienter dans les ruines

Le Guin met ludiquement en mouvement des subalternes subitement dotées du pouvoir d’innover, de tracer des limites, de nommer et de répondre elles-mêmes à leurs besoins. Tandis que les modes organisationnels des équipes d’Amundsen et de Scott s’appuient sur un fonctionnement de type militaire, où les rôles sont régimentés et hiérarchisés, les voyageuses d’Amérique du Sud décident en chemin d’une organisation volontairement horizontale : « nous convînmes que si une situation devait se présenter, ou un danger extrêmement pressant exigerait que toutes obéissent sans discussion à une seule voix, l’honneur peu enviable de parler avec cette voix m’incomberait en premier ; que si j’étais hors d’état de le faire, Carlota, puis Berta prendraient ma place » (327). La narratrice insiste sur le caractère « peu enviable » du statut de celle qui doit décider, et se félicite que l’équipée n’ait jamais eu recours à ce pouvoir. Là encore, c’est en tant que subalternes qu’elles mettent en place ce système organisationnel.
Dispensées du rapport de domination où elles évoluent socialement, elles s’octroient alors le pouvoir de nommer ce qui les entoure. Non pas pour dominer l’espace, mais pour s’y orienter. Elles ont temporairement, et fictionnellement, accès à un pouvoir qui leur est, en réalité, refusé depuis des siècles, en tant que femmes, et en tant que natives d’un peuple racisé : « nous donnâmes des noms à ces pics, sans nous prendre trop au sérieux, car nous ne nous attendions pas à ce que nos découvertes parviennent à l’attention des géographes ». Les sommets et glaciers sont ainsi renommés : « Le Grand Nez de Bolivar » ; « Je suis le General Rosas » ; « Le Faiseur de Nuages » ; « L’orteil de Qui ? » et « Le Trône de Notre-Dame de la Croix du Sud » (339).
L’humilité et l’humour avec lesquels elles nomment le relief qu’elles arpentent participent d’une même non-hiérarchisation des formes de vie et d’existence que l’attention qu’elles prêtent aux autochtones de l’Antarctique. Creusant le sillon d’une historiographie féministe émancipatoire, Le Guin montre que l’écofeminisme, en tant que pratique et conscience culturelle, n’est presque pas de la science-fiction. En produisant le récit d’une contre-histoire qui n’a pas vocation à renverser l’ordre établi, mais à le déstabiliser, Le Guin effectue un geste littéraire et écoféministe de réappropriation, mieux exprimé encore dans le terme anglais reclaim. Émilie Hache en propose une définition en introduction de l’anthologie de textes écoféministes au titre éponyme : “[Reclaim] signifie tout à la fois réhabiliter et se réapproprier quelque chose de détruit, de dévalorisé, et de le modifier comme d’être modifiée par cette réappropriation” (23). L’effet produit est ainsi bilatéral, il agit dans deux directions opposées. Les femmes ne laissent ni empreintes de pas ni drapeau au Pôle Sud, mais elles ont tout de même foulé du pied une wilderness métaphorique, celle de l’exploration de l’inconnu, qui leur était interdite. Elles sont en retour modifiées par cette aventure, ayant rassemblé les conditions d’exploration de leur propre wildness, de leur part sauvage, c’est-à-dire non domestiquée par le contexte social prévalent.
Le contact qu’elles établissent alors, entre elles, et vis-à-vis d’elles-mêmes, constitue l’espace écopoétique que Le Guin dessine dans cette nouvelle. Une fois leur habitat construit et fonctionnel, Berta se fabrique un atelier où elle sculpte la glace, sachant fort bien que ses œuvres ne seront pas exposées : “peut-être sont-elles encore là-bas, sous la neige, dans cette bulle sous la Grande Barrière […] Mais elle n’aurait pu les rapporter dans le Nord. Telle est la rançon de sculpter dans l’eau” (333). Peut-être que d’écrire de la science-fiction, qui plus est écoféministe, revient à sculpter de l’eau, car là où ruissellera le récit n’est pas maîtrisable. Au retour dans leurs sphères domestiques respectives, les femmes taisent l’aventure, ne souhaitant même pas que leur exploit en fût un : « j’étais contente que nous n’y eussions laissé aucune trace, car un homme pourrait bien y venir quelque jour, avec le désir d’être le premier. Pour quel idiot ne se serait-il pas pris, s’il avait trouvé une marque! Et cela lui aurait sans doute brisé le cœur » (341).
Les exploratrices ont au contraire à cœur de transmettre leur épopée sous forme de légendes, ou de comptines. La narratrice les invente pour expliquer à ses enfants pourquoi il lui manque des orteils, qu’elle dit mangés par le loup blanc nommé Blizzard. Elle leur raconte comment « la cousine Juana buvait une tasse de thé, en se tenant debout sur le derrière du monde sous sept soleils, et bien d’autres contes de fées… » (342).

Conclusion

Dans The Mushroom at the End of the World, On the Possibility of Life in Capitalist Ruins, paru en 2015, l’anthropologue Anna Tsing propose d’envisager la précarité comme une condition de notre temps. C’est dans cet espace précaire que les femmes du récit construisent une histoire, sur les ruines d’une expansion territoriale presque achevée. Elles construisent sans que l’instabilité de leur condition ne les décourage. Bien au contraire, cette précarité les libère, les inspire, et les rassemble.
Au cours de l’année 2019, j’ai proposé l’étude de cette nouvelle d’Ursula Le Guin à un collectif écoféministe d’éco-construction, les Cruel.le. s Truel.le. s. Organisé. e. s en mixité choisie sans hommes-cis, ces femmes-cis, femmes-trans et hommes-trans se réapproprient la possibilité de construire des habitats écologiques, en se transmettant savoirs-faire, et savoirs-vivre, dans un souci d’équilibrer horizontalement les relations entre celles et ceux qui savent, et celles et ceux qui apprennent.
Lors d’un chantier, nous avons isolé une cabane en bois de 16 m² avec une tonne de terre argileuse, et une demi tonne de paille, approvisionnées localement, à seize personnes par jour, pendant six jours. À la façon des exploratrices de « Sur », horizontalement organisé. e. s, intergénérationnellement rassemblé. e. s, et transféministement engagé. e. s, nous avons cuisiné, échangé, appris, construit, et terminé notre ouvrage. Nous avions renommé les façades de la cabane pour nous orienter, en hommage à des héroïnes que nous avions en commun. Nous sommes ainsi entré. e. s dans un temps suspendu, difficile à expliquer à quiconque entend le mot patriarcat comme un concept, et non comme une force tangible, qui empêche de penser, de dire, de publier, de se rassembler, de s’épanouir. Un temps pourtant nécessaire à raconter, à expliquer, à faire vivre par le récit et au travers des mémoires. Pour à chaque fois me confronter au même scepticisme : ne serions-nous pas en train de reproduire le caractère exclusif que nous reprochons au patriarcat ? Pourquoi vous organisez-vous entre vous, et pas avec nous ? Et parfois, à bout de souffle ou à bout d’idées pour répondre, je leur disais : « vous connaissez Ursula Le Guin ? »

 

 

Bibliographie

Dr Seuss, Oh The Places You’ll Go, New York, Random House, 1990.
Glasberg, Elena, « Refusing History at the End of the Earth », Tulsa Studies in Women’s Literature, vol 21, n° 1, printemps 2002, p. 99-121.
Hache, Émilie, « Préface, chronologies et bibliographies indicatives », Rêver l’Obscur, trad. Morbic, Paris, Editions Cambourakis, coll. « Sorcières », 2015.
_____ « Retour sur Terre » (introduction), De L’univers clos au monde infini, Paris, Éditions Dehors, 2014.

_____ « Reclaim Ecofeminism! » (introduction), Reclaim, recueil de textes écoféministes, Paris, Editions Cambourakis, collection « Sorcières », 2016.
Le Guin, Ursula K., The Word for World is Forest, New York, GP Putnam’s Sons, 1976.
_____ « Sur », The New Yorker, New York, juillet 1982, p. 38-46.
_____ « The Carrier Bag Theory of Fiction », Dancing at the Edge of the World: Thoughts on Words, Women, Places, New York, Grove Press, 1989, p. 165-171.
_____ « Sur », Les quatre vents du désir, trad. P. Rouillé et M. Laroche, Paris, Pocket, 1988.
_____ « La théorie de la fiction-panier », trad. A. G. Cohen, octobre 2018 [www.terrestres.org/2018/10/14/la-theorie-de-la-fiction-panier/].
Moutel, Noémie, « Explorations écoféministes : transmission de savoirs et coopération en mixité choisie », Séminaire des ateliers du genre, Université de Caen, 4 avril 2019 [http ://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/forge/5945].
_____ « La Métaphore du Viol de la Terre : Principes Ecoféministes », Essais, Revue Interdisciplinaire d’Humanités, Université Bordeaux-Montaigne, printemps 2017.
Tsing, Anna Lowenhaupt, The Mushroom at the End of the World, On the Possibility of Life in Capitalist Ruins, Princeton, Princeton University Press, 2015.

 

1– « Félicitations ! Aujourd’hui c’est ton jour. Tu pars pour de grandes destinations, tu décolles et t’en vas… » (ma traduction).

 

2– Publié par Beacon Press en 1997 pour la première fois, Dreaming the Dark (Rêver l’Obscur) est un essai de l’activiste écoféministe états-unienne Starhawk.



4-Construction des identités féminines dans le
Cycle de Terremer
d’Urusla K. Le Guin et évolution de la pensée critique féministe

par Hélène Barthelmebs

Dès le XVe siècle, avec entre autres le tristement célèbre Malleus Maleficarum ou Marteau des Sorcières (1482), c’est le caractère fondamentalement féminin de la sorcellerie qui est pointé, comme le souligne l’historien Jules Michelet dans La sorcière (1862). Les femmes y apparaissent prédisposées aux pouvoirs occultes et à la magie noire. Mauvaises par essence, il convient de les domestiquer, de les civiliser, de les contrôler afin de les intégrer aux normes sociales. En 2018, Mona Chollet revient d’ailleurs à travers un manifeste féministe sur ces figures de sorcières, devenues intemporelles, pour les analyser en tant que construction sociale dans Sorcières. La Puissance invaincue des femmes. Elle y démontre que la sorcellerie a représenté une possibilité d’accusation au service du patriarcat : elle est un outil de domination, qui reflète avant tout la peur d’un soulèvement des femmes, d’un empowerment pour reprendre la terminologie féministe.

Pour cette réflexion1, nous proposons une analyse de la construction des figures littéraires des sorcières en regard de la pensée phallocentrée qui caractérise les territoires de Earthsea (Terremer). Débuté en 1968, lors de la période qui a vu émerger la deuxième vague des études de genre, et continué en 1990, le Earthsea Cycle écrit par Ursula Kroeber Le Guin se caractérise par une réflexion très actuelle sur la place des femmes. Sans créer un monde – dans ce cycle tout du moins – qui repousse les frontières dans lesquelles nous pensons les genres sexués, cette œuvre constitue une double (r)évolution, d’abord en marquant l’accession d’une femme au monde fermé de la science-fiction et de la fantasy, ensuite avec la place accordée à des personnages féminins traditionnellement maintenus dans l’ombre. Comme souvent, c’est à la manière des épopées antiques que s’ouvre le Earthsea Cycle ; à la différence toutefois que le narrateur omniscient ne s’y attache pas d’emblée à « des haut-faits des ancêtres glorieux2 » mais à ce qui les précède, ici l’enfance du personnage de Ged, dit Sparrowhawk (l’Épervier), narrant ainsi un avant à ce qui se présente comme un mythe :

Of these some say the greatest, and surely the greatest voyager, was the man called Sparrowhawk, who in his day became both Dragonlord and Archmage. His life is told of in the Deed of Ged and in many songs, but this is a tale of the time before his fame, before the songs were made3 (Le Guin, Earthsea Quartet, 13).

C’est cette approche du mythe, tel que le définit Mircea Eliade dans Aspects du mythe (1963), c’est-à-dire en tant que récit d’une création4, qui retient notre attention : dans le récit de ce héros en devenir, dans ces descriptions d’un monde en plein bouleversements, de quelle manière les différences entre femmes et hommes sont-elles construites ? Nous proposons ainsi de lire Earthsea comme un mythe de création des différences entre femmes et hommes.

Pour le dire autrement, l’utopie qui sous-tend l’écriture de Earthsea permet d’explorer les différences entre femmes et hommes et de (d)énoncer la hiérarchisation genrée. En rebondissant sur le constat que faisait Annis Prat5 au sujet de la collusion entre le soi et le collectif dans ce cycle d’Ursula K. Le Guin, le fil conducteur de cette réflexion s’attachera aux tensions entre identité individuelle et identité collective au travers des figures de sorcières comme affirmation d’un pouvoir féminin.

I. Earthsea Cycle comme réflexion féministe

Sans entrer dans une discussion portant sur la fantasy, force est de constater qu’Ursula K. Le Guin se démarque des standards d’un genre littéraire longtemps dominé par des écrivains masculins. Comme le souligne Catherine Dufour dans un article du Monde diplomatique paru peu après le décès de l’autrice en janvier 2018, « ce n’est qu’à la fin des années 1960 qu’un prix prestigieux fut attribué́ à une femme, Ursula K. Le Guin. Il est vrai, circonstance quelque peu atténuante, que les autrices ne représentaient alors que 10 à 15 % des écrivains du genre » (27). La fantasy, au demeurant éloignée des genres dits majeurs (à l’instar du traité ou de l’essai), est longtemps restée sous domination masculine, qu’il s’agisse de ses autrices ou de ses histoires. Il faudra effectivement attendre les années 1970, avec la deuxième vague des études de genre, pour que les femmes soient enfin représentées sur la scène de la science-fiction et de la fantasy. Ursula K. Le Guin fait partie des pionnières qui ont ouvert la voie aux écrivaines. Elle accède à la notoriété dès 1969 avec la parution de The Left Hand of Darkness (La Main gauche de nuit) ; par la suite, son œuvre sera à de nombreuses reprises saluée par la critique, ce qui renforce encore l’accession de l’autrice au rang de classique. Particulièrement prolixe, Ursula K. Le Guin est l’autrice d’une œuvre variée : une vingtaine de romans, plus de cent cinquante nouvelles, six recueils de poésie, ainsi que des essais et des livres pour enfants. Elle obtient par cinq fois le prix Hugo, par six fois le prix Nebula et dix-neuf prix Locus. Il convient ici de préciser que la consécration d’Ursula K. Le Guin par l’obtention de prix littéraires l’avait mise en compétition non seulement avec des écrivains, mais aussi avec des écrivaines, à l’instar de Joanna Russ. La posture d’abord non militante – jusqu’aux années 1980 – qu’adopte l’autrice, face à des autrices plus engagées dans la lutte pour l’égalité entre femmes et hommes, explique sans doute que son œuvre ait été davantage retenue par des instances de légitimation et une critique qui, au demeurant, étaient davantage l’apanage des hommes.6 De fait, la légitimité des écrivaines sur la scène littéraire toute entière reste sujette à caution7, y compris dans des genres qui ont été moins valorisés, à l’image de la fantasy ou de la science-fiction.

S’impose à nos yeux une lecture féministe de l’œuvre d’Ursula K. Le Guin, à l’aune des outils et réflexions fournis par les études de genre. Cela, d’autant plus que la réception identifie clairement le cycle Earthsea comme empreint de féminisme : « Her range was enormous, from the fantasy classic A Wizard of Earthsea (1968) to the great explorations of genetic engineering, gender, war and environmental despoliation in works such as The Dispossessed (1974)8 » (Barr, 29). À titre d’illustration, le personnage de Tenar – sur lequel nous reviendrons – a d’ailleurs été classé à la sixième place du « Top 10 » des héroïnes féministes dans la littérature jeunesse, qu’établit l’écrivaine finnoise Maria Turtschaninoff pour The Guardian, aux côtés des personnages féminins tels que la Princesse Eilonwy des Chronicles of Prydain (1964-1968) de Lloyd Alexander ou encore Sophie Hatter du Howl’s Moving Castle (1986) de Diana Wynne Jones – mis en film, de même que Les Contes de Terremer, par le Studio Ghibli, respectivement en 2004 et en 2005. Ce classement, pour tout aussi arbitraire qu’il puisse être, a le mérite de souligner le statut de personnage principal auquel accède ces héroïnes. Élisabeth Vonarburg revient sur les affinités entre féminisme et science-fiction :

D’abord, la SF a pour ancêtre l’utopie, et imagine donc des modèles de société autres, tout comme le féminisme est obligé de le faire ; ensuite, [elle] permet d’aborder les problèmes des femmes d’un point de vue créatif et non réactif comme la littérature normative ; enfin, la distance mythique retrouvée dans la SF permet aux autrices et aux lectrices d’accéder pleinement au registre héroïque, qui leur est souvent dénié par la littérature normative (1994, 453).

La fantasy tout comme la science-fiction offrent un terreau fertile pour l’exploration des rapports genrés. Au moment s’amorce le Earthsea Cycle, les personnages féminins sont encore cantonnés à des rôles secondaires ; il ne fait pas exception quant à la place accordée traditionnellement aux femmes dans les œuvres littéraires, où elles apparaissent dans des rôles de compagnes de héros ou de potentielles conquêtes amoureuses, à l’instar de Arwen chez Tolkien ou de Viviane dans les nombreuses réécritures du cycle arthurien9, ou d’antagonistes monstrueux, à l’image de Shelob chez Tolkien (inspiré de la mère de Grendel dans Beowulf), les méchantes sorcières dans les contes et leurs adaptations Disney, etc. Si leurs places restent parfois importantes, elles laissent toutefois la part belle à un héros exclusivement masculin. Constitué à l’origine de trois opus (A Wizard of Earthsea 1968, The Tombs of Atuan 1971, The Farthest Shore 1974) le cycle s’attache à la figure centrale de Ged, à l’exception toutefois du deuxième tome dans lequel le lectorat ne retrouve le mage qu’au moment de sa rencontre avec Arha, qui polarise l’attention de ce deuxième opus. Avec le contexte de prolongation du cycle en 1990, l’autrice se détache des codes d’écriture phallocentrés pour explorer plus précisément la place des femmes dans l’univers de Earthsea. Le roman Tehanu (1990) ainsi que le recueil Tales from Earthsea (2001) font une plus large place aux sorcières : les personnages de Therru (Tehanu), d’Arha (Tenar) ou encore de Orm Irian se voient placés au centre de la narration et déploient une réflexion quant à la condition féminine dans des sociétés présentées comme traditionnelles et patriarcales. Le dernier opus du cycle, The Other Wind (2001) vient marquer une réconciliation entre les espèces humaines, hardiques et dragons. Tehanu y retrouve sa véritable nature de femme-dragon, marquant ainsi le retour à l’équilibre par son hybridité.

Par ailleurs – et cela constitue notre fil conducteur –, les quelques femmes qui émaillent le récit apparaissent toutes liées à la sorcellerie et/ou aux forces chtoniennes. Ce terme désigne les forces qui relèvent de l’intérieur de la terre (χθών), des enfers telluriques et souterrains. Dans la mythologie grecque, elles s’opposent aux forces ouraniennes ou éoliennes, i.e. célestes. Au sein de l’univers de Terremer, où il n’y a finalement de femmes que sorcières, cette séparation se trouve nettement exploitée : si les hommes tirent leur pouvoir d’un don inné couplé à la connaissance des « vrais noms », les femmes appartiennent quant à elles aux forces telluriques ; cela n’est pas sans rappeler les structures anthropologiques de l’imaginaire telles que les a théorisées Gilbert Durand dans Les Structures anthropologiques de l’imaginaire (1969). La cause de l’oppression des sorcières, qui sont sous la plume d’Ursula K. Le Guin les représentantes des femmes, réside justement dans cette bipartition genrée de la puissance, car « To them [the men], the Old Powers are abominable. Women’s powers are suspect, because [men] suppose them all connected with the Old Powers10 » (Le Guin, Tales from Earthsea, 85). Tout procède dans cette œuvre comme si les femmes, pour sortir de l’ombre, ne pouvaient en passer que par ce rôle social éminemment ambigu, à mi-chemin entre puissance et asservissement à des forces qui les dépassent. L’historien Jules Michelet, dans La Sorcière (1862), rappelle à ce propos que, si les sorcières peuvent se prévaloir de pouvoirs surnaturels, elles n’en sont pas moins les victimes de sociétés qui leur refusent d’échapper par ce biais à leur condition. Elles demeurent subordonnées à un ordre phallocentrique du monde. Nous pourrions même dire phallogocentrique (xvii), selon le terme forgé par Jacques Derrida dans Marges de la philosophie (1972), c’est-à-dire soumises à une philosophie occidentale qui accorde la primauté au logos et au phallus, en instituant un discours centré sur une libido – dans tous les sens du terme – masculine.

II. Femmes et pouvoirs occultes dans Earthsea Cycle

Le statut de la sorcellerie féminine est d’emblée présenté comme moins important, et de moindre puissance, que la magie masculine. La sorcellerie conjuguée au féminin soulève la méfiance, le doute et le mépris :

Village witches, though they might know many spells and charms and some of the great songs, were never trained in the High Arts or the principles of magery. No woman was so trained. Wizardry was a man’s work, a man’s skill; magic was made by men. There had never been a woman mage. Through some few had called themselves wizard or sorceress, their power had been untrained, strength without art or knowledge, half frivolous, half dangerous.11 (Le Guin,Tehanu, 32)

Le lectorat voit se découper une frontière entre sorcellerie féminine (sorceress) et magie masculine (wizard), qui oppose respectivement une « forme populaire de magie noire12 » et un « art fondé sur une doctrine qui postule la présence dans la nature de forces immanentes et surnaturelles13 ». Et, de fait, les hommes occupent le sommet de la pyramide sociale et dominent la hiérarchie qui structure la pratique de la magie : l’école de Roke leur est exclusivement réservée, le titre de mage ne se décline qu’au masculin, et le respect témoigné aux mages se voit présenté comme une coutume importante. Pourtant, une analyse plus attentive nuance fortement ce constat et amène à considérer les stratégies d’écriture de l’autrice.

Tout d’abord, les sorcières échappent à la condition féminine commune, celle de femmes ordinaires. Celles-ci ont en commun de receler un pouvoir, inquiétant sans être défini comme dangereux, qui les fait accéder au rang de sujets à part entière, bien qu’elles demeurent méprisées : « “Don’t you understand?” he said, exasperated with her for not understanding, because he had not understood. “A wizard can’t have anything to do with women. With witches. With all that”14 » (Le Guin, Tales from Earthsea, 201). Pourtant, c’est bien parce qu’elles sont puissantes qu’elles apparaissent dans le récit.

1. « Ils la craindront ! »

Certes méprisées et considérées comme inférieures aux mages, elles n’en recèlent pas moins un pouvoir inquiétant : « “They will fear her!15” » (Le Guin, Tehanu, 19) s’exclamera d’ailleurs la mage Ogion en découvrant la petite Terruh dans Tehanu. Pressentant sa nature réelle, puissante et terrible, il la reconnaît pour ce qu’elle est au-delà des apparences. Le pouvoir féminin, intimement lié aux puissances chtoniennes, apparaît comme une réponse à la domination patriarcale qui s’exerce à l’encontre des femmes. Maintenues dans un statut inférieur, les femmes de Terremer sont pourtant à l’origine des connaissances transmises aux hommes. Ogion enjoindra Tenar à éduquer l’enfant en s’exclamant : « Teach her, Tenar… teach her all16 » (Le Guin, Tehanu, 21), soulignant dans cette exclamation que ce sont toutes les femmes qui doivent pouvoir accéder à une éducation qui ne soit pas « doing what a woman should do: bed, breed, bake, cook, clean, spin, sew, serve17 » (Le Guin, Tehanu, 31). Se faisant, l’autrice prend fait et cause pour l’accès des femmes aux savoirs et à la connaissance. Ce topos, récurrent dans l’Histoire littéraire, rejoint les plaidoyers féministes depuis Christine de Pizan jusqu’à Simone de Beauvoir – pour s’arrêter à l’autrice du Deuxième sexe qui marque l’entrée dans la deuxième vague18 du féminisme.

Comme le souligne Ursula K. Le Guin dans son avant-propos aux Tales from Earthsea, la nécessité d’une quête anthropologique s’est imposée à elle ; le recueil de nouvelles vise à « éclairer la manière dont certaines traditions et institutions de l’Archipel apparurent » (Le Guin, Tales from Earthsea, 14, traduction personnelle). Elle revient dans le premier conte, intitulé « The Finder » (traduit par « Le Retrouvier » en français), sur la création de l’École de Roke où sont formés les magiciens. Si dans la trilogie d’origine, il est explicitement mentionné qu’elle est réservée aux seuls hommes – laissant donc supposer qu’ils sont les seuls dépositaires d’une magie noble – la nouvelle écrite après 1990 vient démentir cette affirmation. Originellement, l’École a été fondée, sur l’île de Morred, par « les femmes de la Main ». Cette dénomination renvoie bien entendu à un grand nombre de fondatrices parmi les fondateurs de l’École ; Médra, le personnage principal, rencontrera d’ailleurs plusieurs d’entre elles durant le périple qui l’amènera à devenir Maître Portier. C’est donc un pouvoir féminin qui a donné naissance au plus haut lieu de magie existant dans l’univers de Earthsea. Cependant, Ursula K. Le Guin se garde de tout manichéisme : si les femmes sont certes majoritaires sur l’île, elles n’ont pas pour autant exclu les hommes qui ont tout à fait leur place parmi elles. Se faisant, l’écrivaine peint un univers qui, dirigé par des femmes, se montre bien plus juste que celui qui adviendra sous la pression des seuls magiciens qui, eux, souhaitent « a separate house, so they can keep themselves pure. (Le Guin, Tales from Earthsea, 136) »19 Ce que le lectorat retrouve dans la nouvelle « Darkrose and Diamond » qui reprend l’institution du célibat des prêtres, mais ici toujours les mages. Comment ne pas faire ici le parallèle avec le catholicisme dans lequel seuls les mâles sont détenteurs du savoir divin, et pour cela se protègent de la tentation féminine.

Cette égalité de traitement originelle entre femmes et hommes amène à envisager une équité au niveau de leurs pouvoirs : sorcellerie et magie étaient considérées comme semblables, mais de nature différente. Il était donc possible aux sorcières et aux magiciens d’œuvrer de concert et de partager buts et lieux de vie. Cela nous permet, à l’instar de Lynette Douglas et de Deirdre Byrne dans leur article « Womanspace : The Underground and the Labyrinth in Ursula K. Le Guin’s Earthsea narratives » (2014), d’envisager l’œuvre d’Ursula K. Le Guin comme relevant des théories féministes développées par la deuxième vague des études de genre. Représenté, entre autres, par Luce Irigaray, Adrienne Rich ou encore Carol Gilligan, le si décrié French feminism – qui s’inscrit dans la deuxième vague féministe, mais prône une reconnaissance des différences – envisage l’égalité entre les genres par une remise en question des structures de pouvoir actuelles en valorisant notamment les spécificités féminines. Ursula K. Le Guin développe effectivement un monde dans lequel le pouvoir féminin relève de caractéristiques qui lui sont propres et qui se voient socialement valorisées et acceptées. L’autrice est néanmoins consciente que la source de l’inégalité repose sur la manière dont la construction sociale des sexes pense la primauté masculine :

Veil said, « if you’ll forgive me, dear brother. Men are of more account to other men than women and children are. We might have fifty witches here and they’ll pay little heed. But if they knew we had five men of power, they’d seek to destroy us again. »

« So though there were men among us we were the women of the Hand, » said Ember.20 (Le Guin, Tales from Earthsea, 118)

Ainsi, les sorcières représentent moins que les magiciens, et dès lors il s’agit de les maintenir sous domination – comme en témoigne la « pyramide sociale » qui interdit aux femmes l’accès à l’école de Roke. Pourtant, cette volonté de maîtriser les sorcières trouvent surtout sa source dans une dangerosité perçue comme ontologique : leur puissance, car indomptable et chtonienne, éveille la crainte et la méfiance. Cela se retrouve dans le mythe de la Femme Sombre qui « was in league with the Old Powers of the earth […] weaving vast spells over land and sea that compelled men to her evil will…21 » (Le Guin, The Farthest Shore, 74). Le discours social construit donc un genre féminin qui serait dangereux et mortifère par essence.

Le personnage de Tenar est à ce titre un travail scripturaire des identités féminines. Elle est dite « la Dévorée » dans les tombeaux d’Atuan, car sa vie toute entière a été sacrifiée aux Innommables, ces puissances obscures qui règnent sur des profondeurs sombres et silencieuses. Cet univers chtonien est exclusivement féminin : nul homme n’y a accès, à l’exception d’eunuques. Cela amène à questionner les identités féminines en ce qu’elles peuvent receler de spécifique. La sorcière tante Mousse (Aunt Moss) propose d’ailleurs à Tenar une définition de cette nature féminine insaisissable :

A woman’s a different thing entirely. Who knows where a woman begins and ends? Listen mistress, I have roots, I have roots deeper than this island. Deeper than the sea, older than the raising of the lands. I go back into the dark… I go back into the dark! Before the moon I am, what a woman is, a woman of power, a woman’s power, deeper than the roots of trees, deeper than the roots of islands, older than the Making, older than the moon. Who dares ask questions of the dark? Who’ll ask the dark its name?22 (Le Guin, Tehanu, 57)

Il y a ainsi un caractère insaisissable/indéfini (where a woman begins and ends), originel (before, deeper, older) et lié à la « noirceur » fertile (puisque liée aux racines et précédant et donnant lieu à « the Making » de la puissance féminine, qui échappe aussi à la « magie phallogocentrée » basée sur les noms (who’ll ask the dark its name). Ces caractéristiques renforcent l’impossibilité d’appréhender et de saisir – tant au sens commun que philosophique – une identité féminine. Ce faisant, elles échappent à la conceptualisation et se voit donc construite comme dangereuses. Ce constat de la menace que constituent les femmes s’applique particulièrement au personnage de Therru, qui apparaît emblématique de la position sociale réservée aux femmes. Violée, brûlée sur la moitié de son corps et laissée pour morte par ses propres parents, la fillette est recueillie par Tenar dans Tehanu. Si elle est prise en pitié par quelques sorcières, elle subit surtout la méfiance des habitants de l’île de Gont qui la suspecte d’être responsable des violences subies, et ce d’autant qu’elle en porte des stigmates qui l’enlaidissent. C’est là un point primordial sur lequel insiste Ursula K. Le Guin : les victimes féminines semblent immanquablement porter la faute des crimes qu’elles ont subis – déculpabilisant du même coup le ou les bourreaux. Cela reste aujourd’hui un sujet d’actualité et une des causes pour lesquelles se regroupent les féministes. Il y a donc une double peine pour la jeune fille : elle est non seulement victime de mauvais traitements et de violence, mais aussi de la pression populaire. Il n’en demeure pourtant pas moins que Terruh est porteuse d’un pouvoir bien supérieur à celui de ses persécuteurs : elle se révèlera être un être hybride, mi-femme, mi-dragon, qui prendra son envol à la fin du Other Wind, le dernier opus du cycle. Dans la nouvelle « Dragonfly » (mot signifiant « Libellule » en français, mais où l’on entend clairement « vol de dragons ») sa nature hybride de dragon lui confère une force intérieure qui est synonyme d’émancipation et de libération. Le pouvoir de Terruh/Tehanu, tout comme celui Omr Irien de la nouvelle « Le Conseil du Dragon » dans The Other Wind, repose justement sur une nature duelle :

My name was Irian, of the Domain of Old Iria on Way. I am Orm Irian now. Kalessin, the Eldest, calls me daughter. I am sister to Orm Embar, whom the king knew, and grandchild of Orm, who killed the king’s companion Erreth-Akbe and was killed by him. I am here because my sister Tehanu called me.23 (Le Guin, The Other Wind, 176)

Hybrides, femmes et dragons recèlent les caractéristiques de deux espèces, et échappent ainsi aux caractérisations identitaires monolithiques. De plus, il y a appartenance à une généalogie transhistorique et mythique qui se combine ici à une sororité incluant Tehanu : leur histoire commune transcende la courte histoire commune des hommes – de même que la puissance féminine ancestrale est plus ancienne que la « magie masculine ». Ainsi, femmes et dragons ont en commun d’appartenir aux marges des sociétés de Earthsea et de recéler des pouvoirs inquiétants dont les hommes se méfient. Tout aussi indomptables et inquiétants, dragons et femmes apparaissent comme radicalement autres. Maria Rosariò Monteiro précise au sujet de la triade dragons-femmes-mort qu’elle reste en périphérie du récit : « They intervene, they act, but Ged, mages and society as a whole do not know them, do not understand their nature. » (Ursula K. Le Guin, Literature and otherness, 64) Ce faisant, les femmes échappent à l’économie patriarcale des sexes et agissent à la manière de révélateurs de la domination patriarcale qui est à l’œuvre dans Earthsea. En liant dragons et femmes, Ursula K. Le Guin file une métaphore qui leur confère une même origine et un même savoir ontologique qui échappe à la bicatégorisation en Bien et Mal, grâce à une hybridité fondatrice. Et ce, contrairement aux hommes, car :

The dragons are avaricious, insatiable, treacherous; without pity, without remorse. But are they evil? Who am I, to judge the acts of dragons?… They are wiser than men are. It is with them as with dreams, Arren. We men dream dreams, we work magic, we do good, we do evil. The dragons do not dream. They are dreams. They do not work magic: it is their substance, their being. They do not do; they are.24 (Le Guin, Earthsea Quartet – The Earthsea Shore, 334-335)

En plaçant ce constat dans la bouche d’un homme, Ursula K. Le Guin renforce la puissance de l’assertion : ce ne sont pas les femmes qui se vantent de cette nature autre, mais un Archimage respecté qui tire une conclusion quant à une nature féminine à rapprocher de celle des dragons – et qui s’oppose donc à celles des hommes. Cela est d’autant plus important que l’autrice remet par là-même en question la justification naturelle de la domination masculine : leur oppression est un fait de culture, non de nature.

2. Des rôles féminins pas si secondaires…

Comme le remarque Melanie A. Rawls, « in the last three books of the series, Le Guin’s female characters evolve from relatively weak women, whose influence on their world is negligible and suspect, into powerful women who are the agents, subjects and representatives of radical change in Earthsea » (129). Les femmes, bien que soumises à un ordre du monde patriarcal, possèdent tout de même la capacité de refuser leur condition subalterne et de s’opposer à une structure sociale oppressante. Dans la société patriarcale de Earthsea, ce sont les mères qui nomment leurs enfants. Ceci est d’autant plus frappant que Ursula K. Le Guin place le fait de nommer, en tant que métonymie de la connaissance, au centre-même de son œuvre. « The name he bore as a child, Duny, was given him by his mother, and that and his life were all she could give him, for she died before he was a year old25 » (Le Guin, A Wizard of Earthsea Earthsea Quartet, 9). Nommer, d’un point de vue religieux chrétien, demeure pourtant un privilège tout masculin ; à l’instar d’Adam qui est chargé par Dieu de baptiser l’ensemble des animaux de la Création. Or, la source de la magie masculine se trouve justement dans le fait de connaître le véritable nom, en langue ancienne, des êtres et des choses. Les forces ouraniennes masculines relèvent de la connaissance, là où les forces chtoniennes renvoient à une nature féminine. Ged lui-même soulignera qu’elles « are not for men to use. They were never given into our hands, and in our hands they work only ruin26 » (Le Guin, Earthsea Quartet – A Wizard of Earthsea, 118). Particulièrement importantes dans The Tombs of Atuan, Les puissances obscures sont désignées comme étant les « Innommables » (Nameless Ones), i.e. ce qui ne peut être nommé, donc ce qui échappe à toute conceptualisation. Nous retrouvons ici l’idée de spécificités féminines chère aux féministes de la deuxième vague, mais aussi la métaphore freudienne de « continent noir » (Freud, 5-92) qui désigne la part d’ombre de la féminité et de la sexualité féminine. Être femme revient donc à ne pouvoir être circonscrite par la pensée sociale ; ce qui les rend d’autant plus dangereuses.

Le personnage de Tenar représente le seul personnage féminin marquant de l’œuvre originale des années 1970. Ursula K. Le Guin, après lui avoir consacré The Tombs of Atuan, la ramène sur le devant de la scène avec Tehanu. La jeune fille est née sous le nom Tenar – le lecteur l’apprend dès la première ligne de l’opus qui lui est dédié, et redeviendra Tenar grâce à Ged qui connaît son vrai nom. Elle recouvre ainsi une identité vraie et juste qui correspond à son identité. Sortir des Tombeaux revient pour elle à accéder au libre-arbitre et à la possibilité de choisir de sa propre destinée. À la fin des Tombeaux d’Atuan, elle renoncera d’ailleurs à la possibilité d’apprendre la magie pour se marier et avoir des enfants.27 Pourtant, cette happy end ne marque pas l’aboutissement du personnage : c’est en femme ordinaire que le lectorat la retrouve dans Tehanu. Là aussi, Ursula K. Le Guin se fait précurseuse en plaçant en personnage principal une vieille femme qui, une nouvelle fois, sauvera la situation. « How often do we get to see grandmothers be heroines in fantasy literature? » s’interroge d’ailleurs Maria Turtschaninoff (2016). Mettre en scène une vieille femme revient à sortir des archétypes féminins traditionnels qui ont été véhiculés en littérature, car elles relèvent au mieux d’un désintérêt social, au pire d’un silence réprobateur.

La trilogie d’origine ne laisse que peu de place personnages féminins, à l’exception de Tenar. Les femmes y apparaissent dans des rôles a priori mineurs et secondaires. Bien que cela semble être conforme au genre littéraire de la fantasy dans lequel les personnages masculins sont majoritaires et occupent le devant de la scène, les sorcières apparaissent ici comme un contre-pouvoir fort. Deux personnages toutefois croisent la route de Ged et contribue à faire de lui Sparrowhawk :

  • La tante de Ged. Si elle reste anonyme, son rôle n’en est pas moins essentiel dans le parcours du futur Archimage, car elle découvre ses prédispositions et son pouvoir. Décrite comme ignorante et finalement peu bénéfique, elle sera la première à « sensing the latent power within Ged28 » (Le Guin, Earthsea Quartet – A Wizard of Earthsea, 15). Devenant son premier mentor, la sorcière de village lui enseigne les rudiments d’une magie du quotidien. De manière tout à fait subtile, l’autrice inscrit Ged dans une famille de femmes puissantes : sa mère qui le nomme, sa tante qui découvre sa prédisposition à la magie, à l’instar de Loutre/Sterne qui sera aussi guidé en premier lieu par une femme. À travers elles, c’est l’archétype de la sage-femme (midwife) de Earthsea qui se dessine. Loin d’être de simples accoucheuses, elles sont littéralement des femmes-sages car ce sont elles qui possèdent les connaissances.

  • La Dame de la cour de Terrenon, Serret. Celle-ci tient un rôle bien plus néfaste, car elle est intimement liée à des forces obscures, chtoniennes, auxquelles elle s’emploie à lier Ged afin de les contrôler. Se leurrant sur ses propres capacités, elle apparaît simultanément puissante et asservie à ces Anciennes Puissances ; à l’instar d’Arha d’ailleurs. Lors de l’épisode de la Pierre de Terrenon, elle finira par se raviser et sauver Sparrowhawk, réalisant que le prix de sa puissance de sorcière se trouve dans l’asservissement auquel elle est soumise, mais qu’elle est capable de s’en affranchir.

À ces deux sorcières s’ajoutent encore la sorcière de dix-Aulnes, qui apparaît comme un double de Dame Serret, car elle aussi, d’ascendance sorcière par sa mère, incite Ged à réveiller des forces qui le dépassent ; la Dame d’O et la mythique Elfaranne, « la belle dame de la Geste d’Enlade » (Le Guin, 2018a, 89), femme de Morred, pour qui Ged se laissera tenter par sa part d’ombre ; Lark, une amie de Tenar dans Tehanu qui, de même que Tante Mousse, incarnera une certaine sagesse quant à la sorcellerie et la nature féminine ; et enfin Aunt Moss, qui est en fait la sorcière de Re Albi, Hatha. Derrière des dehors quelque peu frustres, elle s’avère être une puissante sorcière qui sera une alliée pour Terruh. C’est aussi elle qui s’attachera à définir la source de la sorcellerie, en tant que pouvoir féminin incontrôlable et insaisissable. Elle reviendra sur cette définition en soulignant la différence entre magie féminine et sorcellerie masculine : « [women’s magic] goes down deep. It’s all roots. It’s like an old blackberry thicket. And a wizard’s power’s like a fir tree, maybe, great and tall and grand, but it’ll blow right down in a storm. Nothing kills a blackberry bramble29 » (Le Guin, Tehanu, 100).

Un dernier mot au sujet de ses rôles féminins primordiaux dans les récits de Earthsea pour évoquer le personnage de Ard. Citée dans « The Bones of the Earth », cette figure mythique de la magie de Earthsea a été le maître d’Helleth (Dulse), lui-même formant par la suite Aihal (Ogion), qui enseignera à Ged les rudiments de ses connaissances en matière de magie. Dans cette généalogie fabuleuse (tous ont œuvré pour sauver l’île de Gont), un élément est révélé par l’autrice de manière a priori fortuite, le sexe d’Ard :

– « She didn’t say where she’d learned it. »

– « She? »

– « Ard. My teacher. »  Heleth [Dulse] looked up, his face unreadable, its expression possibly sly. « You didn’t know that? No, I suppose I never mentioned it. I wonder what difference it made to her wizardry, her being a woman. Or to mine, my being a man »30. (Le Guin, Tales from Earthsea, 168)

C’est donc une femme qui est à l’origine du pouvoir qui sauvera Gont du désastre, mais notons qu’il faudra attendre les Tales pour que cela soit révélé : la coutume de Gont, telle qu’elle est décrite dans les trois premiers opus, ne fait la part belle qu’aux seuls hommes. Relevons que cette (re)visibilisation des savoirs et des connaissances féminins est aujourd’hui, en 2020, au centre des préoccupations féministes. Ainsi, femmes et forces chtoniennes forment une association signifiante à l’ensemble du Earthsea Cycle. Gardons toutefois à l’esprit que cela relève d’une mise à l’écart des femmes par les cultures de Earthsea ; comme le souligne Lisa Blomquist, il s’instaure entre sorcières et société : « Witches, as they defined them, were thus both separated from human society and crucially intertwined with it » (5).

III. Les puissances féminines dans le pouvoir masculin

Le pouvoir féminin, tout aussi puissant soit-il, reste cloisonné, séparé, emprisonné dans le Earthsea Cycle. L’archipel symbolise un monde masculin dominé par une pensée phallocentrée et défiante face aux femmes, comme en témoigne l’adage en cours à Gont « Weak as woman’s magic […] Wicked as woman’s magic31 » (Le Guin, Earthsea Quartet – A Wizard of Earthsea, 16). Cela est tout à fait explicite dans l’opus des Tombeaux d’Atuan. Tenar est symboliquement dévorée32 par les Puissances chtoniennes lors du rite qui l’institut Première Prêtresse ; se faisant, elle appartient à ce qu’il est convenu de nommer pudiquement « le Lieu » qui présente d’ailleurs des caractéristiques féminines33. Ce serait même une dimension féminine maternelle qui caractérise la manière dont Ursula K. Le Guin envisage les forces chtoniennes : que ce soient les Innommables des Tombeaux d’Atuan ou les Puissances Anciennes qui ont présidé à la fondation de l’École de Roke, l’autrice insiste sur le fait qu’elles sont souterraines et labyrinthiques. Cela rappelle bien entendu la matrice féminine qui détient le pouvoir mystérieux de donner la vie. C’est bien un avatar d’une déesse primitive, d’une Terre-mère qui est donné à voir au lecteur. D’ailleurs, la traduction française du titre originel, Earthsea, permet à cet égard une analogie facile entre le nom du monde créé par Ursula K. Le Guin et les déesses primitives grâce à leur homophonie [tɛʀmɛʀ]. Le genre féminin, sous la plume de l’autrice, se voit défini sous cet angle, à l’instar de la Femme Sombre, dont il est question dans Tales from Earthsea, qui « lived in a cave under Roke Knoll, never coming into daylight34 » (Le Guin, Tales from Earthsea, 74) et des Innommables servis par Arah. Cela est encore renforcé par la figure du labyrinthe35 qui caractérise ces mondes souterrains : « becomes her only self, her privacy, possession, and the narrowest of liberties » (Gilman, 200).

Tenar règne certes sur les Mondes souterrains en tant que « Arch-Priestess », mais cela n’est qu’apparence : elle est soumise, 1) à l’autorité de ses deux « High Priestess[es] of the Twin Gods », Thar et Kossil, qui ont barre sur elle, 2) à la domination des forces « who ruled before the world of men came to be, the ones not named36 » (Le Guin, The Tombs of Atuan, 11), et surtout, 3) au bon vouloir des Rois Kargues, appelés les Dieux-Rois. En effet, le Lieu est coupé du monde des hommes : situé au milieu du désert, ce temple tenu par des femmes apparaît comme une enclave, « ce qui n’est jamais qu’une autre façon de le juguler en le tenant à distance, de sorte qu’il n’interfère pas dans le jeu politique. » (Bergue). Effectivement n’y vivent que des femmes et des eunuques, reclus dans un univers totalement clos et refermé sur lui-même. Comment ne pas penser à un gynécée ou à un harem qui, pour autant que s’y joue le pouvoir féminin, reste finalement sous domination masculine ? Les femmes y exercent un pouvoir bien réel, mais pourtant dérisoire tant il est sous contrôle : elles sont au beau milieu d’un désert et nul ne vient accomplir les rites. Le pouvoir d’Arha se trouve bien plus limité qu’il n’y paraît : elle n’a de fait aucune marge de manœuvre qui relève de son seul libre-arbitre. Afin de pallier la folie qui guette dans cet univers hiérarchisé et excessivement codifié et organisé ne lui est laissé qu’un seul exutoire, celui du meurtre des prisonniers pour les sacrifices dus aux Innommables. Il lui est donné un pouvoir de vie ou de mort sur eux, mais cela ne lui est que concédé. Comme le lui précise sa prêtresse Kossil, « The Priest of the Tombs knows best what manner of death will please her Masters, and it is hers to choose. They are many ways37 » (Le Guin, The Tombs of Atuan, 202). Néanmoins, ce droit de vie ou de mort, lui-même, reste illusoire :

Do not speak to them, mistress. They are defilement. They are yours, but not to speak to, nor to look at, nor to think upon. They are yours to give to the Nameless Ones38. (Le Guin, The Tombs of Atuan, 202)

Tenar reste esclave de ses propres prérogatives. Pourtant, si les Tombeaux d’Atuan ont tout du sanctuaire inviolé et inviolable, îlot peuplé de femmes dans un univers régi par les Dieux-Rois, c’est l’alliance d’un pouvoir féminin et d’une magie masculine qui renversera la domination des forces occultes. En se liant à Tenar, Ged lui permettra de recouvrer son propre nom – son identité – et de s’extraire des Tombeaux, qui sont avant tout sa propre tombe. Son départ hors des Mondes souterrains provoque la chute du règne des Innommables :

The stones that stood were moving. They jerked, and leaned slowly like the masts of hips. One of them seemed to twitch and rise taller; then a shudder went through it, and it fell […] The stones that still stood upright toppled into it and were swallowed39. (Le Guin, The Tombs of Atuan, 356)

L’alliance avec Ged lui permet d’abattre un pouvoir qui la dépassait et la subjuguait littéralement. Se faisant, l’autrice remet en question le patriarcat qui caractérisent les sociétés traditionnelles : c’est une femme, seule, jeune et finalement faible, qui renverse des forces chtoniennes. C’est là, nous semble-t-il, que se déploie une vision très féministe : les femmes dans l’univers de Earthsea ne sont jamais plus puissantes qu’au moment où elles s’extraient de leur condition de dominées pour accéder au statut d’être émancipé et autonome. Ursula K. Le Guin prêche là pour une égalité entre les sexes qui est à la base des mouvements féministes. C’est finalement un équilibre entre les genres qui se dessine dans le cycle de Earthsea. « Equilibrium40 » que le lectorat retrouve dans l’œuvre comme visée finale de tout acte, qu’il soit magique ou non : plus qu’une révolution, Ursula K. Le Guin tend à une acceptation des différences entre femmes et hommes, ainsi qu’à une adhésion des femmes à un destin qui, s’il peut paraître banal – il est effectivement loin de celui vécu par de grands héros épiques – n’en est pas moins présenté comme vecteur d’émancipation.

Conclusion. Des dualités fondatrices

Ursula Le Guin dépasse la dichotomie qui oppose les couples « femmes/nature/ négatif/sorcellerie » et « hommes/culture/positif/magie41 », afin de donner à voir un pouvoir féminin qui trouve sa source dans une nature mystérieuse. Elle énonce et dénonce par là-même les inégalités femmes/hommes et l’hégémonie masculine dans un genre qui reste emblématique de la domination patriarcale. Ainsi, si les mages représentent l’ordre du monde, les sorcières l’interrogent et le discutent. Se faisant, l’autrice interroge les genres dans leur dualité féminine/masculine : « If women had power, what would men be but women who can’t bear like children? And what would women be but men who can?42 » (Le Guin, Tehanu, 245).

La fantasy lui permet de mettre en scène un univers qui heurte les représentations prescrites des genres. L’univers de Earthsea dénonce la domination masculine, mais aussi la solution qui consisterait à construire des espaces réservés aux femmes, à l’instar des Tombeaux d’Atuan. Dans ce cycle, le lectorat voyage finalement de la pensée phallocentrée qui sous-tend les sociétés patriarcales dans les premiers opus à la magnification d’un pouvoir féminin, synonyme d’émancipation et de puissance dans les derniers tomes.

Ce schéma a pour ambition de présenter de manière synthétique la pensée féministe d’Ursula K. Le Guin en relation avec les enjeux de pouvoir. Si les romans A Wizard of Earthsea et The farthest Shore ne questionne finalement que peu les enjeux genrés, The Tombs of Atuan va amener une rencontre entre pouvoir masculin et magie féminine. Ce faisant, elle dénote une réflexion quant au genre des forces occultes qui n’était pas présent dans les opus un et trois de Earthsea ; c’est pourquoi nous classons volontairement ce roman à part – bien qu’il soit le deuxième dans l’ordre chronologique. Notons que ces trois œuvres ont été écrites durant la deuxième vague féministe, sans pour autant refléter les questionnements genrées qui lui sont contemporains. Il faudra attendre la seconde partie du cycle pour voir émerger une mise en tension de la puissance féminine. L’évolution de la pensée d’Ursula K. Le Guin la conduit à remettre en question dans les années 1990 des constructions sociales genrées telles qu’elle les avait dépeintes en 1970. Nous retrouvons là une remise en question poétique qu’elle a également menée d’un point de vue critique dans son article « Is Gender Necessary : redux » (1989)43 qui tend à corriger des points de vue – exposés dans « Is Gender Necessary ? » (1989) – au sujet de la mise en scène masculine de The Left Hand of the Darkness (1971). Elle fait donc évoluer sa pensée quant aux genres sexués et la place des femmes dans ses œuvres au sein-même de ce cycle qui, dès lors, peut être envisagé comme représentatif du cheminement de son autrice.

Bibliographie

Barr M. S., « Ursula K. Le Guin: an appreciation », Nature, vol. 555, mars 2018.

Barthelmebs-Raguin H., « Discursivité des sorcières au XXe siècle, ou l’émancipation par les figures des marges », French Studies, vol. 73, n° 2, avril 2019, p. 234-252 [doi.org/10.1093/fs/knz001].

Bergue V., « “What are they afraid of us for ?”, Autre, exclue, monstre ou hybride, figures de la femme dans “Terremer” d’Ursula K. Le Guin », Litter@Incognita, n° 4 L’hybride à l’épreuve des regards croisés, 2012 [http://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2018/01/09/la-ville- contemp…ite-au-generique/] (consulté le 15 septembre 2019).

Besson A., La Fantasy, Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2007.

_____ Constellations : des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, Paris, CNRS Éditions, 2015.

Blomquist L. T., Rehabilitating the Witch: The Literary Representation of the Witch from the Malleus Maleficarum to Les Enfants du sabbat, thèse de doctorat, Rice University, 2012 [http://hdl.handle.net/1911/70211] (consulté le 28 février 2022).

Derrida J., « tympan », Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, coll. « critique », 1972.

Douglas L. et D. Byrne, « Womanspace: The underground and the labyrinth in Ursula K. Le Guin’s Earthsea narratives », Literator, vol. 35, n° 1, 2014 [dx.doi.org/10.4102/lit.v35i1.1070] (consulté le 10 janvier 2019).

Dufour C., « Une Pionnière sous les étoiles », Le Monde diplomatique, mai 2018.

Eliade M., Aspects du mythe, Paris, Folio, coll. « Essais », 1998 [1963].

Freud S., « La question de l’analyse profane », Œuvres complètes XVIII, trad. P. Folliot, Paris, Presses Universitaires de France, 2002 [1926].

Gilman G., « Girl, implicated: The child in the labyrinth in the fantastic », Journal of the Fantastic in the Arts, vol. 2, n° 20, 2009, p. 199-203.

Langlet I., La science-fiction. Lecture et poétique d’un genre littéraire, Paris, Armand Colin, 2006.

Le Guin U. K., A Wizard of Earthsea, New York, Bantam, 1968.

_____ The Tombs of Atuan, New York, Atheneum, 1970.

_____ The Farthest Shore, New York, Atheneum, 1972.

_____ Tehanu, New York, Atheneum, 1990.

_____ The Earthsea Quartet, London, Penguin Books, 1993.

_____ « Is Gender Necessary ? Redux », Dancing at the Edge of the World, New York, Grove, 1989.

_____ Tales from Earthsea, New York, Harcourt, 2001.

_____ The Other Wind, New York, Harcourt, 2001.

_____ Le Cycle de Terremer I (comprenant Le sorcier de Terremer, Les tombeaux d’Atuan, et L’ultime rivage, trad. P. R. Hupp et F. Maillet, Paris, Robert Laffont, 2018a.

Michelet J., La sorcière, Paris, Garnier-Flammarion, 1966 [1862].

Miyazaki G., Les Contes de Terremer [long-métrage], Buena Vista International, 2005.

Prat A., Archetypal Patterns in Women’s Fiction, Bloomington, Indiana university Press, 1981.

Rosarì Montero M., « Ursula K. Le Guin. Literature and otherness », Faces de Eva. Estudos sobre a Mulher, n° 40, 2018.

Saint-Martin L., « Écriture et combat féministe : Figures de la sorcière dans l’écriture des femmes au Québec », Quebec Studies, n° 12, 1991.

Turtschanimoff M., « Top 10 feminist heroes in fiction », The Guardian, 14 janvier 2016.

Vonarburg, É., « La science-fiction et les hérönes de la modernité », Philosophiques, vol. 21, n° 2, automne 1994 [www.erudit.org/fr/revues/philoso/1994-v21-n2- philoso1799/027287ar/] (consulté le 25 novembre 2018).


1 Cette réflexion fait suite à l’article « Discursivité des sorcières au vingtième siècle, ou l’émancipation féminine par les figures des marges », French Studies, vol. 73, n° 2, avril 2019, p. 234-252 [https://doi.org/10.1093/fs/knz001] (consulté le 28 févier 2022).

2 Il s’agit là de la définition-même de l’épopée, mot emprunté du grec Eποποιΐα, de ἔπος ‘parole’ et ποιεῖν ‘faire’. « Épopée », Trésor de la Langue Française informatisé [http://stella.atilf.fr/].

3 « Certains disent que parmi eux, le plus grand, et sans doute le plus intrépide voyageur, fut celui qu’on appelait Épervier, et qui fut en son temps à la fois Seigneur des Dragons et Archimage. Sa vie est contée dans la Geste de Ged et dans bien des chansons, mais ceci est une histoire d’avant sa renommée, avant que les chansons n’aient été écrites » (Le Guin, 2018a, 13). Sauf mention contraire, les traductions sont issues de l’édition française de 2018.

4 « Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements. […] C’est toujours le récit d’une création : on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être. » (Eliade 1963, 16)

5 « […] a collusion between the hero’s evolving self and society’s imposed identity » (Prat 1981, 29).

6 Nous retrouvons ici un débat similaire à celui qui a agité la scène littéraire francophone au moment de l’accession de Marguerite Yourcenar à l’Académie française en 1968.

7 On pourra notamment consulter à ce propos : Christine Planté, La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur (Paris, Seuil, 1989) ; Sonya Stephens (dir.), A History of Women’s Writing in France (Cambridge, Cambridge University Press, 2000) ; Vicki Mistacco (dir.), Les Femmes et la tradition littéraire. Anthologie du Moyen Âge à nos jours (New Haven et Londres, Yale University Press, 2006-2007, 2 vols.) ; Martine Reid, Des femmes en littérature (Paris, Belin, 2010) ; Chantal Savoie (dir.), Histoire littéraire des femmes : cas et enjeux (Québec, Éditions Nota bene, 2010).

8 « Sa palette créative était importante, du classique fantastique A Wizard of Earthsea (1968) aux grandes explorations du génie génétique, du genre, de la guerre et de la spoliation de l’environnement dans des œuvres telles que The Dispossessed (1974) » (traduction personnelle).

9 À titre d’exemples modernes, nous retrouvons la fée Viviane dans L’Enchanteur (1984) de René Barjavel, dans The Lady of the Lake de Walter Scott qui inspira La Donna del Lago (1819) de Rossini, ou encore dans The Pendragon Cycle (1987-1999) de Stephen Lawhead et Avalon Series (1983-2009) de Marion Zimmer Bradley.

10 « Les Puissances Anciennes sont une abomination. Et les pouvoirs des femmes suspects, car selon eux tous liés à ces Puissances » (Le Guin, 2018c, 135).

11 « Aucune femme n’était formée à cela [la magie]. La magie était l’œuvre et le métier d’un homme ; la thaumaturgie était faite par les hommes. Il n’y avait jamais eu de mage femme. Bien que quelques-unes s’intitulassent sorcière ou magicienne, leur pouvoir était en friche : force sans art ni savoir, mi-frivole, mi-dangereux » (Le Guin, 2018b, 82).

12 « Sorcellerie », Trésor de la Langue Française informatisé, op. cit.

13 « Magie », Trésor de la Langue Française informatisé, op. cit.

14 « Tu ne comprends pas ? demanda-t-il [Diamant], exaspéré, car il ne comprenait pas non plus. Un magicien ne peut rien avoir à faire avec les femmes. Avec les sorcières. Avec tout ça. » (Le Guin, 2018c, 201).

15 « Ils la craindront » (Le Guin, 2018b, 33).

16 « Apprenez-leur, Tenar… apprenez-leur à toutes » (traduction personnelle).

17 « faire ce qu’une femme devrait faire : se coucher, se reproduire, cuire, cuire, nettoyer, tourner, coudre, servir » (traduction personnelle).

18 Parfois décriées dans le monde francophone, les « vagues féministes » (feminist waves) constituent un découpage temporel de l’émergence et de l’évolution des mouvements féministes en Occident.

19 « une Maison séparée, afin qu’ils puissent rester purs » (Le Guin, 2018c, 136).

20 « – J’espère que tu voudras bien me pardonner, cher frère, mais notre problème, ce sont les hommes, rétorqua Voile. Ils représentent davantage aux yeux des autres hommes que les femmes et les enfants. Il pourrait y avoir cinquante sorcières ici, et ils ne nous prêteraient guère d’attention. Mais s’ils savaient qu’on a là cinq hommes de pouvoir, ils essaieraient encore de nous anéantir.

– C’est pourquoi, même s’il y avait des hommes parmi nous, nous étions les femmes de la Main, ajouta Braise » (Le Guin, 2018c, p. 118).

21 « liguée avec les puissances Anciennes […] tissait de vastes sortilèges sur la terre et la mer qui asservissaient les hommes à sa volonté maléfique » (Le Guin, 2018c, 120).

22 « une femme est un être entièrement différent. Qui sait où commence la femme et où elle finit ? […] Qui se risquerait à questionner les ténèbres ? Qui serait prêt à demander leur nom aux ténèbres ? » (Le Guin, 2018b, 71).

23 « Je m’appelais Irien, du Domaine du Vieil Irie sur Wey. Je suis désormais Orm Irien. Kalessin, le Vénérable Aîné, m’appelle sa fille. Je suis la sœur d’Orm Embar, que le roi a connu, et la petite-fille d’Orm, qui tua le compagnon du roi, Erreth-Akbe, et qui fut tué par lui. Je suis ici parce que ma sœur Tehanu m’a appelée. » (Le Guin, 2018d, 176).

24 « Les dragons sont avares, insatiables, perfides ; sans pitié, ni remords. Mais sont-ils mauvais ? Qui suis-je pour juger les actes des dragons ?… Ils sont plus sages que les hommes. Il en est d’eux comme des rêves, Arren. Nous, les hommes, faisons des rêves, de la magie, du bien et du mal. Les dragons ne rêvent pas. Ils sont eux-mêmes des rêves. Ils ne font pas de magie : c’est leur substance même, leur être. Ils ne font pas : ils sont ! » (Le Guin, 2018a, 543).

25 « Le nom qu’il port[e] durant son enfance, Duny, lui avait été donné par sa mère, et ce nom ainsi que sa vie furent tout ce qu’elle put lui offrir » (Le Guin, 2018a, 14).

26 « les Anciens Pouvoirs de la terre ne sont pas pour l’usage des hommes. Ils n’ont jamais été remis entre nos mains, et entre nos mains ils ne peuvent accomplir que ruine » (Le Guin, 2018a, 156).

27 Bien qu’elle renonce à cette possibilité, notons que cela relève d’un choix personnel qui n’enlève rien à ses capacités ; c’est pourquoi nous continuons à la considérer comme étant sorcière.

28 « compr[endre] qu’il avait en lui le germe du pouvoir » (Le Guin, 2018a, 15).

29 « [la magie des femmes] descend profondément. Ce sont toutes des racines. C’est comme un vieux bosquet de mûres. Et le pouvoir d’un sorcier est comme un sapin, peut-être, grand et grand et grand, mais il explosera dans une tempête. Rien ne tue une ronce de mûre » (traduction personnelle).

30 « – […] Elle ne m’a jamais dit d’où elle le [un sort] tenait. D’ici, bien sûr… Le savoir revêt de nombreuses formes, au fond.

– Elle ?

– Ard. Mon mentor. (Le vieux magicien regarda Ogion, d’un air impassible, et peut-être narquois.) Tu l’ignorais ? Je n’y ai jamais fait allusion, j’imagine. Je me demande en quoi sa magie féminine différait. Ou la mienne, masculine… » (le Guin, 2018c, 244).

31 « Faible comme la magie féminine, fielleuse comme la magie féminine » (Le Guin, 2018b, 47).

32 Elle sera d’ailleurs nommée « La Dévorée » (The Eaten One). Pour de plus amples analyses de l’usage des noms dans Earthsea Cycle, voir Laura Comoletti, Michael Drout (2001), « How They Do Things with Words: Language, Power, Gender, and the Priestly Wizards of Ursula K. Le Guin s Earthsea Books », Children’s Literature, n° 29, 2001, p. 113-141.

33 À ce sujet, on lira avec profit Lynette Douglas et Deirdre Byrne 2014, op. cit.

34 « vivait dans une grotte sous le Tertre de Roke, sans jamais sortir en plein jour » (Le Guin, 2018c, 120).

35 On pourra consulter à ce sujet l’excellent article de Stoltzfus, « Robbe-Grillet’s labyrinths : Structure and meaning », Contemporary Literature, vol. 22, n° 3, 1981, p. 292-307 [http://dx.doi.org/10.2307/1208281] (consulté le 14 janvier 2019).

36 « ceux qui régnaient avant que naisse le monde des hommes, ceux qu’on ne nomme pas » (Le Guin, 2018b, 273).

37 « La Prêtresse des Tombeaux est celle qui sait le mieux quelle sorte de mort plaira le mieux à ses Maîtres, et c’est à elle de choisir. Il existe bien des manières » (Le Guin, 2018b, 295).

38« Ne leur [les prisonniers] parlez pas, maîtresse. Ce serait vous souiller. Ils vous appartiennent, mais vous ne devez ni leur parler, ni les regarder, ni penser à eux. Ils vous appartiennent pour que vous les donniez aux Innommables » (Le Guin, 2018b, 295).

39 « Les pierres dressées bougeaient. Elles tressautaient et s’inclinaient lentement comme des mâts de navires. L’une d’elles parut se tordre et grandir ; puis un frémissement la parcourut, et elle tomba […]. Les pierres encore debout culbutèrent et furent englouties dans l’abîme. » (Le Guin, 2018b, 407-408).

40 L’équilibre se trouve au centre de la philosophie taoïste qui caractérise la pensée d’Ursula K. Le Guin. Voir notamment : The Earthsea Quartet, The Wizard of Earthsea, 44).

41 À ce sujet, on peut notamment consulter Pierre Bourdieu, « Schéma synoptique des oppositions pertinentes », La Domination masculine, Paris, Liber, 1998 ou encore Gilbert Durand, Les Structures anthropologie de l’imaginaire, op. cit.

42 « L’humanité́ et la magie sont bâties sur la même pierre angulaire : le pouvoir appartient aux hommes. Si les femmes avaient du pouvoir, que seraient les hommes sinon des femmes incapables d’avoir des enfants ? » (traduction personnelle).

43 Comme le notaient Irène Langlet et Alexis Yannopoulos dans une communication intitulée « Ursula K. Le Guin & Angélica Gorodischer : des affinités particulières », présentée lors de la journée d’études Féminisme et science-fiction. Autour de Ursula K. Le Guin, organisée par Magali Nachtergael et Valérie Stiénon, le 23 janvier 2019 à l’Université Paris 13.




5-De quoi les romans peuvent-ils nous rendre capables ? Ursula K. Le Guin, Tenar et le feu de l’imagination

Thierry Drumm

I. Les idées n’expliquent rien

II. Les portes de mondes

: Les Tombeaux d’Atuan (1970)2.

Terremer, 283)

The Wave in the Mind) sans laquelle ne saurions entrer et rester dans l’histoire. Bien qu’il s’agisse là d’un aspect tout sauf accessoire des pratiques de fiction, ce n’est pas à ce rythme de l’écriture que je m’intéresserai ici, mais à ces mondes et à ces personnages qu’ils nous apportent, afin de tenter de saisir quelque chose des rapports que nous pouvons construire, avec eux, à certains aspects cruciaux de notre situation aujourd’hui.

III. L’Homme Civilisé et le récit héroïque

Danser, 193, traduction modifiée)

Danser, 202)

4.

Danser, 169). Si le récit héroïque fait partie des outils du maître, s’il appuie et justifie la maison du maître, alors il nous faut cultiver d’autres types de récits, il nous faut d’autres histoires5.

Danser, 64, traduction modifiée).

Danser, 202). Cela ne signifie aucunement que les romans offriraient une sorte de salut garanti, une zone d’immunité antihéroïque. J’ai mentionné plus haut, avec Le Guin, la capacité puissante du récit héroïque à mouvoir nos langues, à s’immiscer dans ce que nous entendons, à occulter ce que nous entrevoyons. Mais les romans n’en restent pas moins des lieux où se cultivent des capacités désastreuses pour tout héroïsme et menaçantes pour l’Homme Civilisé.

V. Voir par en dessous

Les Tombeaux d’Atuan, in Terremer, 323-324)

Terremer, 977)

7.

VI. Le feu de l’imagination

Wave, 284)

Contes de Terremer, in Terremer, 1040).

Il est temps de retrouver Tenar, sur l’île de Gont, près du village de la Chênais. Dans le quatrième roman de Terremer, Tehanu, nous la voyons se rendre un jour chez le tisserand, que les autres habitants appellent Éventail (Fan), en raison du magnifique objet accroché au mur de sa maison. L’éventail

Terremer, 871)

Tenar s’extasie, et le vieil homme lui demande si elle a jamais vu l’envers de l’éventail. À sa réponse négative, l’éventail est décroché, et le tisserand lui tend l’objet fermé et retourné en lui recommandant de l’ouvrir lentement.

Elle obtempéra. Des dragons s’animèrent en même temps que bougeaient les branches de l’éventail. Finement peints sur la soie jaunie, de magnifiques dragons rouges, bleus et vert pâle étaient disposés en groupe tout comme étaient groupés les personnages du recto, parmi les nuages et les pics de montagnes.

Tiens-le à contre-jour, dit le vieil Éventail.

Terremer, 871-872)

No Time, 81).

VII. Escapisme

Car la fantasy est vraie, bien entendu. Elle n’est pas factuelle mais elle est vraie. Les enfants le savent très bien. Les adultes aussi – et c’est précisément pour cette raison que beaucoup en ont peur. Ils savent que sa vérité met au défi, voire menace tout ce qui est faux, tout ce qui est factice, tout ce qui est superflu, tout ce qui est sans importance, dans la vie qu’ils se sont laissé imposer. (Langage, 32)

Wave, 219).

Terremer revisité, in Terremer, 1792).

Bibliographie

_____ The Wave in the Mind: Talks and Essays on the Writer, the Reader, and the Imagination, Boston, Shambhala, 2004.

_____ , Seattle, Aqueduct Press, 2009.

_____ _____ Words Are My Matter: Writings about Life and Books, 2000-2016, with A Journal of a Writer’s Week, Easthampton, Small Beer Press, 2016.

_____ No Time to Spare: Thinking About What Matters, New York, Houghton Mifflin Harcourt, 2017.

_____ Terremer – Intégrale, Librairie générale française (Le Livre de poche), 2018.

_____ _____ Lorde, A., Sister Outsider. Essais et propos d’Audre Lorde, traduit par M. C. Calise, ainsi que G. Gonik, M. Hélie-Lucas et H. Pour, Genève, éditions Mamamélis, Laval, éditions TROIS, 2003.

Pignarre, P. et I. Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2005.

College English, vol. 34, n°1, 1972, p. 18-30.

 


1

2 Et pour la même raison, je ne visiterai ici aucun des autres mondes fictionnels dont Le Guin nous entretient.

3 J’ai modifié ici et là les traductions existantes, non pour proposer de meilleures traductions, mais pour conserver, lorsque cela importait à mon propos, certains aspects du texte original.

4

5

6Danser, 199.

7Terremer revisité, in Terremer, 1783-1784).

8Wave, 284).

9Wave, 284-285).

10Conduire, 144, traduction modifiée).

11Words, 47).

12 Il ne fait aucun doute que d’autres adjectifs de lieu conviendraient.




6-Des grands récits aux petites histoires : ne plus être face au monde mais dans le monde dans trois performances contemporaines

Eliane Beaufils

The Carrier Bag Theory of Fiction, Le Guin 2018) pour étudier des dispositifs théâtraux participatifs. Ce rapprochement pourrait étonner, car de tels travaux esthétiques sont bien loin des écritures fantasy ou des sciences-fictions chères à l’autrice : il s’agit en effet de performances profondément ancrées dans le hic et nunc. Elles répondent cependant à leur manière à la nécessité soulignée par Le Guin de faire récit autrement.

Acte I – Des fictions-paniers et de leur théorie

J’ai dit qu’il était difficile de raconter une histoire prenante sur la façon dont on vient d’arracher le grain d’avoine sauvage de son épi, mais je n’ai pas dit que c’était impossible. (Le Guin 2018)

1. De ce fait, l’envie de partir à la chasse au gros gibier n’aurait pas obéi à la stricte nécessité. Cependant, en sus du butin, les chasseurs ramenaient des histoires. Or les narrations de survie, de combat avec les gros animaux, de la mort du compagnon (ou de son sauvetage), sont des histoires foncièrement dramatiques. Elles sont également devenues masculines : piquer, lancer, foncer, cibler, chasser, faire la guerre, a été dès lors associé à la virilité. Ces histoires qui regorgent de héros et de conflits auraient ainsi marqué la pensée humaine et la civilisation patriarcale. De fait, on peut les rattacher à maints drames et épopées, de l’3.

4. Mais il est vrai que si on rapporte la tentative de diffuser les fictions-panier au cadre plus large de toutes les narrations contemporaines, y compris médiatiques, il y est fait une très large consommation d’histoires tragiques, hystériques, et dramatiques. Ces histoires veulent toutes faire effet d’événement et composent ce que le philosophe Byung Chul Han appelle le « théâtre d’affects » contemporain : les spectacles, mais aussi les réseaux sociaux, les émissions de radio ou de télévision, ou encore les intrigues mélodramatiques des fictions audiovisuelles cherchent très souvent à « décharger des affects » (5 ? C’est le lieu de la scène, du piédestal, des Héros, supportés par la singularité des acteurs. Si le théâtre posdramatique présente moins de héros et plus de personnages quelconques, comment passer outre cette singularité des acteurs ? De manière générale, on accède au monde scénique par les personnages, selon Elinor Fuchs (1996), et cette position les rapproche d’emblée de Héros, quelle qu’épurée ou fragmentée fusse l’écriture de la pièce.

happenings organisés à New York par Claes Oldenburg, Ken Dewey, etc.). Les dispositifs suivants se détachent cependant d’une Fiction et d’une Action par leur minimalisme et leur insertion fluide dans le quotidien.

a) Testversuch Phase 16

La dimension physique de l’expérience n’avait au demeurant rien de dérisoire, car elle lui permettait de mieux se graver dans le corps et la mémoire de chacun.e, et de dépasser un peu le clivage nature/culture.

b) Sarah Cameron Sunde, 36.5 A Durational Performance with the Sea

Cette deuxième performance est effectuée par une seule femme, l’artiste elle-même. Elle fait suite à plusieurs jours, voire plusieurs semaines d’enquête sur les marées, leurs durées, leurs caractéristiques en divers points de la côte, la façon dont elles marquent le paysage et les activités des gens, et dont on peut l’accompagner de manière chorégraphique. Le 15 août 2013, Sarah Sunde se rend en un lieu précis sur la plage de sable fin de Bass Harbor dans le Maine. Pieds nus, vêtue d’un pull rouge, elle se tient debout en ce point. Au bout de quelque temps, l’eau vient border ses pieds. Puis elle les recouvre, monte le long des chevilles, des mollets et rejoint ses genoux. La performeuse reste immobile, cependant que l’eau monte doucement jusqu’au bassin, l’entoure à la taille, et monte encore, à la poitrine, au cou et jusqu’à la bouche. Puis elle reflue doucement, au rythme où elle est montée.

Là encore il est possible de parler d’un commencement qui initie un autre rapport à l’environnement à travers un acte relativement non spectaculaire inscrit au cœur du quotidien. D’une certaine façon, on collecte des impressions et la conscience des liens qui nous connectent à de vastes mouvements planétaires et à d’infimes vies marines en un certain lieu, là, sur la plage.

7. Notons que la notion d’identité performative, telle que la développe Judith Butler, est inspirée de Nietzsche. Le philosophe est un des premiers à faire remarquer que le « je » ainsi que nombre de nos pensées relèvent de « fictions » (Par-delà le bien et le mal, aphorisme 17) : ils constituent des présupposés qui nous font penser mais dont il convient de relever la nature instrumentale. C’est grâce à ces fictions qu’on peut s’assumer comme sujet. Quand on se raconte une histoire/ l’histoire de la performance, il y a donc à plusieurs égards une part de fiction.

c) Charlotta Ruth, Cracks

à faire.

10 » (2013, 493). Dès qu’une situation vient à l’esprit comme telle, avec toutes ses incertitudes et ses particularités, abstraction faite d’un but et d’une cause, c’est déjà une situation de crise. Et sa dimension problématique va de pair avec son ouverture, le fait qu’elle ouvre sur autre chose sans proposer de solution. Mais le ressenti d’une crise pourrait peut-être contribuer à faire imaginer des voies pratiques nouvelles, qui pourraient – devraient – s’inscrire dans la vie quotidienne.

i.e. de faire sens pour et avec les autres.

Et la lecture critique de l’universitaire devait à son tour passer par différents moments de récit pour tenter d’approcher les expériences qui se tissent – en trois actes.

Conclusion

Si les différents dispositifs produisent une narration, il s’agit de narrations incomplètes dans lesquelles il faut s’intégrer pour qu’elles s’accomplissent. De ce point de vue, ces histoires appellent une activité particulièrement vive de l’imagination. Le travail commun contribue à développer une imagination de l’agir, et s’étend au futur.

changer de contenant (mots/fictions/performances) régulièrement.

Erlebnis ou de l’émotion, qui emmêle le sujet profondément dans ses assujettissements.11 (2016, 104, traduction personnelle)

 

Bibliographie

Œuvres III, Gallimard, 2000, p. 114-151.

Breithaupt, Fritz, Kulturen der Empathie, Suhrkamp, 2009.

Déchery, Chloé, Corporéités quotidiennes : nouvelles pratiques du corps en scène dans la performance en France et en Angleterre, 1991-2011, thèse soutenue à l’université Paris 10-Nanterre, 2011.

Formis, Barbara, Esthétique de la vie ordinaire, Presses Universitaires de France, 2010.

Fuchs, Elinor, The Death of Character: Perspectives on Theater after Modernism, Indiana Univ. Press, 1996.

Han, Byung-Chul, Psychopolitik. Neoliberalismus und die neuen Machttechniken, Fischer, 2016.

Hâche, Émilie et Bruno Latour (dir.), De l’univers clos au monde infini, Dehors, 2014.

Haraway, Donna, Staying With the Trouble. Making Kin in the Chthulucene, Duke Univ. Press, 2017.

Heterotopien. Perspektiven der intermedialen Ästhetik, transcript, 2013, p. 487-500.

Critical Inquiry, n° 30, 2004 [www.bruno-latour.fr/sites/default/files/89-CRITICAL-INQUIRY-GB.pdf].

www.terrestres.org/2018/10/14/la-theorie-de-la-fiction-panier/].

Lehmann, Hans-Thies, Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002 [1999].

1987 [1886].

Épistémocritique, vol. 20.

Strathern, Marilyn, The Gender of Gift: Problems with Women and Problems with Society in Melanesia, Univ. of California Press, 1988.


1Nature Human Behaviour, 2019 [doi:10.1038/s41562-019-0614-6].

2

3 , B-Books, 2016.

4 Il s’appuie notamment sur les théâtres, au demeurant très différents les uns des autres, de Robert Wilson, Heiner Müller ou René Pollesch.

5 Rappelons qu’il est étymologiquement lié au verbe grec drân, agir.

6 Cette performance est issue de la collaboration de Folke Köbberling, Lydia Stäubli et Corinna Voigt (UNCCN). Notons que le campus des Nations Unies se situe à Bonn, dans les anciens locaux du gouvernement allemand, et qu’ainsi le festival reposait sur de nombreuses coopérations d’artistes avec des chercheurs et hommes politiques.

7 Je m’appuie ici sur le concept d’identité performative élaboré par Judith Butler dans le prolongement d’Austin et de Derrida. Selon la philosophe, chacun.e se construit, en reprenant à son compte des qualités, des parties de discours pour se désigner et se présenter aux autres. Chacun.e se rend intelligible par la reprise de schèmes narratifs et de concepts, même s’il.elle déplace ainsi constamment un peu le sens des mots ou du discours. On pourra se reporter entre autres à son maître ouvrage, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2006 [1990].

8 https://www.36pt5.org/ (consulté le 15 avril 2020).

9 Donna Haraway (2017) rejette l’appellation d’anthropocène et lui préfère celle de capitalocène ou de chthulucène.

10».

11 Le philosophe fait ici référence à la différence bien connue opérée par Walter Benjamin entre un vécu bref et sans conséquence (Erlebnis), et une expérience historique ou authentique (Erfahrung). Voir par exemple Tarragoni (2105).