9 – Raconter Tchernobyl : le monstrueux chez Christa Wolf et Eva Kristina Mindszenti

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Laurence Perron, Université du Québec à Montréal et Université Rennes 2

« Hibakusha » est le nom japonais que l’on donne aux victimes d’Hiroshima et de Nagasaki. Sa traduction littérale en français serait « victimes de la bombe ». Le mot, né d’un contexte historique bien particulier, projette désormais une ombre funeste sur plusieurs catastrophes nucléaires qui ont succédé aux évènements d’août 1945, tel que la catastrophe de Tchernobyl en 1984 ou, plus récemment celle de Fukushima en 2011, et qui ont elles aussi marqué elles aussi l’imaginaire collectif, tout particulièrement en influençant l’idée collective que nous avons du monstre contemporain. C’est pourquoi, afin d’aborder efficacement la représentation du monstre radioactif au sein de la production romanesque engendrée par ces désastres successifs (plus précisément Les Inattendus d’Eva Krisitna Mindszenti et Incident : nouvelles d’un jour de Christa Wolf), il est nécessaire de fournir en premier lieu une rapide généalogie de l’hibakusha et délinéer les particularités de sa progressive « tératologisation ».

L’existence civile des hibakushas a longtemps été niée – et leur dénombrement bâclé – par le gouvernement japonais alors qu’il se trouvait sous tutelle américaine, autant en raison des pressions effectuées par les États-Unis, qui préféraient évidemment taire l’impact des bombardements dont ils avaient été les responsables, que par les japonais, pour qui les hibakushas deviennent de véritables monstres moraux et physiques alors mis au ban de la société. Ils sont à la fois effrayants en raison de leur apparence mais aussi par leur potentiel de dangerosité, étant donné qu’à l’époque on connaît très peu les répercussions à long terme de radiations élevées sur le corps ou sur l’environnement. Leur présence inquiète donc, mais elle soulève aussi l’animosité puisqu’en tant que victimes de l’agression nucléaire qui a mené à la reddition du Japon, ils sont la trace visible d’une honte collective, celle causée par la défaite nationale. Ultimement, ils sont à l’échelle mondiale le signe résiduel d’une autre monstruosité, celle de l’homme et de sa technique, du progrès scientifique lorsqu’il est subordonné aux intérêts idéologiques des politiques. Pourtant, alors qu’on leur dénie une existence légale, ces corps déformés ou abîmés par les radiations, devant lesquels le discours social et l’expertise médicale étaient eux-mêmes impuissants, demeuraient quant à eux bien réels.

Les hibakushas, dans l’imaginaire collectif, représentent alors ce qui transparaît malgré la volonté d’oubli de toute une population. Ils sont la marque manifeste d’un fléau qui, d’abord spectaculaire, a continué d’étendre ses ramifications dans les sphères de l’invisible, au niveau subatomique, sur plusieurs générations1. Ils cristallisent alors une angoisse qui s’étend à toute la question nucléaire :

[la radioactivité] nous atteint sans cesse et, cependant, [elle] n’est visible nulle part ou presque, [elle] échappe à l’emprise des êtres humains. Cette dualité paradoxale est un fait : réalité massive, permanente, répandue en tout lieu, omnipotente, et, en même temps, discrétion, quasi-absence, secret, tabou. (Delfour, 12)

L’hibakusha est la trace apparente d’un interdit du discours – d’un indicible – mais aussi d’un mal dont la source est inobservable à l’œil nu – d’un invisible. Bien que l’on connaisse tous l’existence de l’évènement historique de 1946, « [d]e ce crime, [nous dit Jean-Jacques Delfour,] peu d’images, peu de témoignages, aucun jugement. L’assassinat atomique entre dans l’histoire sous un voile majestueux d’impunité totale » (165). Une absence de documentation sérieuse a longtemps laissé à l’imagination le champ libre et, si chacun connaît plus ou moins l’existence de ces victimes dès l’explosion de Fat man et de Little Boy, il n’en reste pas moins que ce sont rarement les survivants eux-mêmes auxquels on donne la parole2. Le monstre reste soumis au mutisme, car on aurait bien peur à vrai dire d’entendre sa voix – qui risque, on s’en doute, de ressembler d’un peu trop près à la nôtre.

L’ouvrage Notes d’Hiroshima, de l’auteur nobélisé Kenzaburō Ōe, atteste d’un souci manifeste de transmettre ces témoignages éludés. Vingt ans après Hiroshima et Nagasaki, Tchernobyl aura ses propres hibakushas, dont Svetlana Aleksievitch retranscrira le discours dans La Supplication (1998). Les deux ouvrages empruntent la forme du reportage et posent la question de l’écriture journalistique comme forme de création en tant qu’elle est un processus de montage et d’assemblage des voix, ce qui explique peut-être en partie la nobélisation de leurs auteurs3. Ils posent un geste créatif singulier et se laissent en même temps traverser d’un dire collectif qui, depuis longtemps, cherche ses voies d’expression. On y parvient peut-être en partie à « dé-monstrer » ces survivants pour s’extirper d’un régime scopique de la monstration/monstruosité et entrer plutôt dans une logique énonciative de démonstration/dé-monstration. Cela dit, le texte de Svetlana Aleksievitch est porté par une volonté de contribuer à la mise en mot du drame en même temps qu’il met fortement l’accent sur l’incapacité de rendre intelligible une telle expérience. Cette idée selon laquelle le langage échoue à circonscrire un tel événement traverse tout l’ouvrage d’Aleksievitch et crée inévitablement une tension : en effet, comment comprendre le statut d’un texte qui sans cesse remet en cause la validité de ses propres fondements ? Comment concevoir la manière dont est pensée cette tentative, qui dénonce à l’avance son échec à venir ?

Certains des intervenants interrogés par Aleksievitch se contentent de parler de leur propre impuissance à effectuer une ressaisie de l’événement par la parole. Ils diront « Je ne suis pas écrivain et je ne pourrai pas le décrire » (Aleksievitch, 47) ou « nous ne savons pas comment tirer le sens de cette horreur » (100). D’autres étendent cette incapacité à toute forme d’énonciation subséquente, comme cet homme qui affirme que « [d]es dizaines de livres ont été écrits. De gros pavés. Il y a eu de nombreux commentaires. Mais [que] cet événement déborde du champ de l’analyse […] » (143). Il doute alors de la capacité du langage à cerner l’évènement. En d’autres cas plus drastiquement, certains étendent, de manière rétroactive, ce constat d’échec à toute production littéraire ayant précédé la catastrophe. Pour plusieurs, Pouchkine, Tolstoï ou Tchekhov ne veulent plus rien dire dans un monde post-Tchernobyl4. Il apparaît clair que, si Tchernobyl crée « [u]ne continuité radioactive pour des millénaires, [celle-ci s’accompagne aussi d’une] faible continuité mémorielle, due au défaut de représentation » (Delfour, 150).

Parce qu’il s’agit d’un accident, on peine davantage à faire entrer cette catastrophe dans une logique justificative5. « La centrale nucléaire est une manœuvre sémiologique : elle fait écran aux essais nucléaires et à leur pollution aussi universelle que tue » (Delfour, 100) et c’est pourquoi l’entrée de la catastrophe de Tchernobyl dans le discours est d’autant plus laborieuse qu’il n’y a pas d’appareil rhétorique qui soit en mesure de la prendre en charge efficacement. L’incident, causé par des problèmes de maintenance, ainsi que ses répercussions drastiques, sont entre autres le fait d’un silence et d’une apathie étatique, d’un gouvernement qui n’a pas su prendre les mesures appropriées6. Les témoins qui se livrent à Aleksievitch, d’ailleurs, le sentent bien : « J’ai lu des ouvrages sur Hiroshima et Nagasaki. J’ai vu des documentaires. C’est horrible, mais compréhensible : une guerre atomique, le rayon de l’explosion… Tout cela, je peux bien me le représenter. Mais ce qui s’est passé ici n’entre pas dans ma conscience » (Aleksievitch 138).

Comme quoi le nucléaire impose le silence parce que les mots pour le dire n’ont pas encore été forgés. Curieux, alors, qu’autant d’auteurs, cinéastes, bédéistes, s’essaient à mettre Tchernobyl en mots, proposant « une mise en image de la nucléarité du monde contemporain dont ils contribuent à la fois à diffuser la nouvelle et à amortir le choc » (Delfour, 162). On y retrouve peut-être le réflexe de vouloir pallier à l’inintelligibilité du réel par le recours à la fiction7. Beaucoup de ces textes se révèlent ennuyants pour différentes raisons, la principale étant sans doute que, bien qu’on y déniche des monstres, on n’y détecte pas, à proprement parler, de formalisation de cette figure, c’est-à-dire qu’aucune poétique particulière ne répond ou ne s’associe à son surgissement. Or, qu’on parle d’accident ou de guerre nucléaire, il va sans dire que la technologie atomique a créé un nouveau monstre – le monstre radioactif, sur lequel il s’agira de se pencher. Après une aussi longue contextualisation, il semblera peut-être étrange d’annoncer qu’il ne sera désormais plus question directement d’Aleksievitch. Cette introduction est cependant un ancrage nécessaire aux réflexions que nous nous proposons de livrer dans une analyse comparatiste du roman Les inattendus, de l’auteure hongroise Eva Kristina Mindszenti, et d’Incidents : nouvelles d’un jour, de l’auteure allemande Christa Wolf. Une analyse comparée de ces deux textes semble pertinente dans la mesure où on y trouve un traitement de la figure du monstre fondé sur des préoccupations similaires mais toutefois résolues par des stratégies de formalisation quant à elles singulières. Pour Wolf et Mindszenti, le monstre radioactif est une créature marginale, hors-discours. Il faudra donc exposer les stratégies mises en œuvre par ces deux auteures afin de formaliser une monstruosité propre à Tchernobyl en analysant pour cela le travail de déconstruction syntaxique et d’altérisation de la langue, pour démontrer qu’il est le résultat d’une « poétique de la radioactivité ». Par « poétique de la radioactivité », nous entendons simplement une stratégie de mise en forme esthétique de la radioactivité qui dépasserait la simple thématisation. Le terme de radioactivité paraît préférable à celui de nucléaire, le premier semblant mieux refléter le fait que ce sont les effets des radiations qui font l’objet d’une poétisation et non la bombe elle-même – qui, quant à elle, semble se mériter un imaginaire propre. Le terme de radioactivité permet de mieux laisser entendre la question atomique (au sens d’infime) et anatomique (mais aussi physiologique, somatique) posée par les manipulations humaines de l’atome et indique bien qu’il importe de penser cet imaginaire en termes d’effets sur le corps, souvent monstrueux, qu’il soit textuel ou biologique. En se basant sur ces deux ouvrages, nous tenterons de cerner ce qui est davantage une intuition préliminaire qu’une tendance générale – hypothèse localisée qu’il faudrait soumettre à de plus amples évaluations. Ce travail n’a donc pas la prétention d’incorporer toutes les productions traitant de Tchernobyl puisqu’il s’agit d’un exercice mené à partir d’un corpus romanesque restreint et non pas d’une démarche inductive traitant d’un grand nombre de cas.

Les Inattendus est narré par Klará, une jeune femme cloîtrée dans le village hongrois d’Hófehér. Elle prend un emploi à l’hôpital accueillant les enfants victimes de Tchernobyl afin de quitter le foyer familial et s’attache alors aux « petits monstres » dont elle s’occupe. Incidents, quant à lui, raconte la journée d’une femme en avril 1986. Ces vingt-quatre heures sont marquées par deux événements déterminants : l’explosion du quatrième réacteur nucléaire de Tchernobyl et l’opération chirurgicale du frère de la narratrice. L’opération est épineuse mais nécessaire puisqu’une tumeur au cerveau risque de le rendre gravement handicapé si elle n’est pas retirée. Il faut d’ailleurs mentionner qu’une traduction plus fidèle au titre original allemand, Störfall, serait plutôt « accidentel », un mot qui résonne davantage avec celui qu’a choisi Mindszenti. Ensemble, ces deux titres évoquent l’idée d’une chose qui se dérobe aux prévisions, un déraillement de l’ordre des choses. Mais alors, peut-on se demander, qu’est-ce qui déraille chez Wolf comme chez Mindszenti ?

I. Mindszenti : mutisme du monstre et prolifération de la ponctuation

D’emblée, le texte de Mindszenti se place sous le signe de la liminalité, ne serait-ce que d’un point de vue géographique. La petite ville d’Hófehér, où l’auteure plante l’action, se situe sur l’un des rivages de la rivière Ipoly, qui sépare le territoire hongrois du territoire slovaque. Cette division, instaurée dès le départ, se présente avant tout comme une distinction d’ordre linguistique. Lorsque s’ouvre le roman, on peut lire que « [l]’Ipoly est la frontière. […] À sa gauche, à sa droite, deux églises. En tout point, identiques. Nos sermons sont en Hongrois. Les leurs, en langue slave » (11).La frontière est donc produite par le cours d’eau, mais aussi par la langue. Le fait que celle-ci soit changeante, aqueuse, ne semble pas étranger à l’idée du caractère fluctuant des limites, surtout dans un contexte est-européen, territoire dont la carte a si souvent été redessinée. Or, c’est dans cette rivière que l’on jette les enfants difformes(12) qui sont abandonnés à Hófehér. Ils sont alors relégués à une marge représentée par la rivière, placés entre deux dialectes. Klará, la narratrice, spécifie elle-même que « [la] rivière est une crevasse […]. Dans la vase, bourrelets légers, se devinent les os des nouveau-nés sacrifiés8 » (32). Ces enfants monstres semblent alors tomber dans la faille de la langue, dans cet interstice fluide entre deux espaces langagiers, et donc dans l’indicible. Certaines citations rapprochent aussi les enfants du fleuve en créant des accointances sémantiques, comme c’est le cas lors d’un épisode où Adám, l’un des petits monstres, subit une crise de larmes. La narratrice dit alors que « [s]on buste d’usage inerte est secoué de vagues », que « [s]es difformités s’estompent sous le ressac » (39, je souligne). C’est sans doute pour cette raison, entre autres, qu’une correspondance se crée entre les lits grillagés de l’hôpital, qu’occupent les monstres, et le lit de la rivière, les deux devenant le berceau d’un secret horrifiant, celui des corps déformés par l’accident nucléaire9. Parce que le rêve est lui aussi un espace interstitiel, les monstres s’immiscent d’abord par son biais dans le monde de la narratrice. Dans ses cauchemars récurrents, les enfants-monstres boivent un liquide amer dont l’odeur, dit-elle, « soude » sa langue à son palais, faisant craqueler ses lèvres, rendant difficile la prononciation (17). Dans ces interludes oniriques, elle apparaît aussi comme monstrueuse, puisque ses jambes fusionnent l’une à l’autre. Cette double soudure l’immobilise et la réduit au silence et inaugure un lien symbolique fort du texte, celui unissant l’immobilité et le silence sous le signe du monstrueux10.

C’est donc de la brèche que sont issus les enfants monstrueux, qu’il s’agisse de la faille du quatrième réacteur ou de celle que trace l’Ipoly, séparant le normal de l’anormal, la veille du sommeil, la mort de la vie et, surtout, de façon encore plus marquée, le silence de la parole. En effet, l’apparition des enfants monstres au sein du texte s’accompagne régulièrement d’un lexique proche du silence, du murmure, du monologue, auquel s’accolent souvent les thèmes de la prostration et de l’immobilité. Il en est ainsi lors du premier quart de travail de la narratrice, où le vocabulaire employé est fortement connoté en ce sens :

Leurs soliloques produisaient un rugissement paisible. Ils gisaient droits. Immobiles. Figés dans la mollesse par des maladies neurologiques. […] Enfermés dans leur lit. Enclos dans un monologue intérieur. J’ai pris une chaise et attendu que quelqu’un m’ordonne de changer leurs couches. Immobile. Figée dans la contemplation des arbres […]. Dehors était une image. Parfaitement. Immobile. Nous gisions. Parfaitement. Immobiles. (67, je souligne)

Elle dira aussi plus loin que la beauté des monstres est atone (29) ou qu’ils sont indiciblement beaux (29). Mais le monstrueux n’est pas seulement ce qui échappe à la langue ; c’est aussi ce qui la fait dérailler. Les seuils s’estompant dans la réalité à laquelle est confrontée Klará, il semble qu’il faille les rétablir par le discours. C’est alors la ponctuation qui assume ce rôle de restauration en même temps qu’il l’empêche d’advenir tout à fait.

En effet, les réflexions de la narratrice oscillent entre un effort de distanciation et une tentative de rapprochement provoqués ou rendus par des faits linguistiques. Au champ lexical du silence ou du monologue s’ajoutent par conséquent le découpage des phrases en plusieurs segments, séparés par des points qui rendent la phrase asyntaxique. Elle s’en trouve ainsi désarticulée, à la manière des corps étranges des enfants, « [b]risée aux mêmes endroits que les difformités du nouveau-né » (60). Inversement, cette abondance de signes de ponctuation crée une surdétermination syntaxique de la phrase : elle se trouve désormais pourvue d’un nombre impressionnant de jointures, jointures dont les monstres sont privés, puisque leurs membres sont soudés. Plusieurs épisodes du texte renforcent cette intuition : regardant l’une des jeunes filles discuter au téléphone en langue étrangère, Klará se répète « Mais non. Je. Ne. Suis. Pas comme elle » (22). L’abondance envahissante des signes de ponctuation marque un arrêt, une imperméabilité des mots les uns aux autres. Ils semblent prévenir une contamination. La narratrice les emploie d’abord pour bien rétablir artificiellement la frontière qui la sépare des monstres et qu’elle voit disparaitre petit à petit à leur contact. Chaque point apparaissant dans la phrase l’en distinguant, créant des barrages étanches ou des interstices syntaxiques où Klará espère voir les enfants s’engouffrer. La barrière entre les monstres et les non-monstres est alors érigée par l’aspect hachuré de la parole, son étanchéité est le fait d’une stratégie syntaxique de découpage.Mais la mise à distance change progressivement d’objet, puisque si Klará cherche d’abord à se différencier des monstres elle finit plutôt par se distancier d’elle-même, de sa propre histoire11. À la fin du roman, la narratrice se met à parler d’elle-même à la troisième personne, devient alors cette « elle » à qui elle ne veut d’abord pas ressembler. Le fait de constater que ces monstres ne sont pas aussi muets qu’ils le paraissent mais parlent plutôt une langue étrangère provoque son désarroi : « Ils gémissent, ils râlent, ils sourient. Certains ânonnent. Leur langage est indistinct. […] [À] l’hôpital, [Klará] étudie aussi les langues étrangères » (60).

Certes, les monstres sont statiques, voire paralysés, mais ils possèdent tout de même une certaine forme de mobilité dont les hongrois sont eux-mêmes dépourvus, celle que génère la liberté de naviguer à travers le discours. En ce sens, ils déambulent davantage que la communauté d’Hófehér, qui ne sait parler que dans ses propres mots et se cloîtrer dans une autarcie linguistique. Dans son travail de distinction, l’abus de ponctuation vient produire a contrario un bégaiement de la phrase. Dès lors, le départage initié par la narratrice désinvestit en quelque sorte la phrase de son sens et la rapproche des monstres, qui sont sensés ne pas parler. La description du langage des enfants, défini comme « [d]iscours saccadés, hachés, crachés » (60), pourrait par ailleurs s’appliquer au discours de la narratrice. Cette ambivalence du rôle occupé par le déraillement syntaxique est d’ailleurs renforcée par l’emploi de structures en miroir au sein de certains passages déjà cités dans lesquels certaines phrases sont reprises presque telles quelles à l’exception d’un changement de pronom, ce qui rapproche alors les sujets des deux phrases. On voit bien par exemple comment les retours successifs du mot « immobile », dans l’extrait de la page 19, génèrent cette proximité nouvelle. Le terme, présenté alternativement au pluriel et on singulier, crée une porosité de la frontière entre l’individu (la narratrice) et la collectivité (les monstres) qui sont séparés par la ponctuation mais réunis par le retour du même adjectif.

Quoique le monstre soit aussi taciturne que l’Ipoly, il possède en revanche le cri, manifestation informe du langage12, modalité du dire qui se trouve encore à l’extérieur de la parole. Tchernobyl, en ce sens, ne peut être que crié, et il est tout à fait cohérent que ses victimes ne puissent s’exprimer que dans l’ordre de l’inarticulé. Ce sont elles, finalement, qui parviennent le mieux à parler de l’accident, celui-ci n’était pas en mesure d’entrer dans l’ordre du langage. On ne s’étonne alors pas de la méfiance manifestée par la narratrice envers la langue, qui devient, selon elle, la source de l’incapacité à dire. Dans ce renversement, le monstre, parce qu’il hurle ou gémit, n’est plus le signe du manque mais plutôt d’une abstention. Pour Mindzsenti, il n’y a que le monstre et le poète qui peuvent être absous, ce qui rapproche leurs deux régimes d’énonciation. Elle aura des mots très durs pour ceux qui n’appartiennent pas à l’une ou l’autre de ces catégories :

Il y a une chose que je déteste chez nous. C’est notre langue. Notre langage […]. L’homme est misérable devant la force de ce qu’il prononce. Le privilège de son chien, c’est qu’il ne dit mot. Sa supériorité nait de son mutisme. […] L’humain parle. C’est sa faiblesse. Son chien agit. […] Nous sommes handicapés par notre langage. Nous sommes des handicapés de la langue. (70-71)

Si celui qui parle est dénoncé comme étant le véritable handicapé, c’est sans doute parce que son discours, béquille inadéquate, fait défaut lorsqu’il se mesure aux terrains inégaux, désaffectés et corrompus de Tchernobyl. Face à l’impossible à dire, confrontée au manque de mots justes, aux écueils de la langue et à son caractère lacunaire, Klará est catégorique : pour sortir victorieux de ce combat mené contre l’absence de sens, il ne faut, surtout pas, avoir le dernier mot.

II. Christa Wolf : barres et obliques de l’énonciation monstrueuse

Dans Incidents, la narratrice de Wolf fait preuve d’un même type de méfiance envers la langue et ses revers. S’il n’est jamais question du silence des chiens, elle dit en revanche qu’elle s’est déjà « laissée aller à [imaginer] que les dauphins […] avaient pu un jour, dans la nuit des temps, refuser après mûre réflexion le don de la parole, qui leur a peut-être aussi été offert […] » (113). Elle sous-entend par la suite que ce refus constitue un choix plus judicieux que celui pour lequel aurait opté l’homme. Dans cette petite plaquette, le monstre est présent de manière beaucoup moins explicite que chez Mindszenti13. Pourtant, il est bien là : le corps du frère en est le premier dépositaire, lui qui se retrouve découpé sur la table d’opération, livré aux mains anonymes de quelque Frankenstein moderne. Ce corps-cobaye, à la fois mis en souffrance et sauvé par la science, devient l’origine d’une réflexion sur l’anomalie génétique et ses fondements. Elle se décline par exemple du côté de la défaillance cellulaire ou encore dérive vers des considérations sur l’origine des espèces, insinuant que l’homme aurait évolué vers sa propre monstruosité14. Pour Wolf, la monstruosité éthique et morale de l’homo sapiens progresserait trop rapidement pour que son apparence physique puisse la rattraper et en devenir la trace corporelle manifeste. Dans cette optique, Tchernobyl serait évidemment la punition que se mériteraient les hommes d’avoir trop voulu savoir. En ce sens, le véritable monstre du texte est incarné par la science et les scientifiques15. Les corps affectés par les radiations n’en incarnent que la trace visible : ils sont présentés comme le symptôme d’un châtiment divin visant à punir l’orgueil de l’homme, notamment par le concours d’un grand nombre de références à l’imaginaire babélien. Cette convocation n’est pas du tout innocente puisqu’elle relie la problématique de l’ambition et de l’avancée technique effrénée à la question que pose la langue ou, plutôt, l’absence d’une langue partagée par tous. La technique devient chez Wolf un langage qu’on espère universel et que, pourtant, une simple poignée d’élus est en mesure de comprendre. Ainsi, comme chez Mindszenti, le langage du monstre est toujours un langage étranger, puisque « [l]es physiciens continuent de nous parler dans leur langue incompréhensible pour nous […], nous qui nous demandons ce que sont « quinze mille millirem de fall-out à l’heure » » (52). Lisant des pamphlets sur la commémoration d’Hiroshima, la narratrice n’a « guère été étonnée qu’il s’agisse de textes ayant pour sujet la « confusion des langues » […] » (52). Parcourant à nouveau le texte de la Genèse, elle a « l’impression [de lire] ce très vieux texte pour la première fois » (98). Car, rappelle-t-elle, la tour de Babel aurait été construite par les hommes dans l’espoir de toucher au ciel ; or, difficile de ne pas penser que c’est précisément ce que font les scientifiques de Tchernobyl en contaminant les cieux de radiations invisibles.

À ce nouveau récit incompréhensible de la catastrophe répond donc une compréhension différente des textes d’autrefois mais aussi une nouvelle incompréhensibilité du langage d’avant. Wolf propose de constantes réflexions sur l’impossibilité de narrer la catastrophe mais surtout sur celle de désormais dire quoi que ce soit sans y référer16. Plusieurs impossibilités se superposent ainsi, notamment celle du retour vers un état où Tchernobyl ne changeait pas les connotations des mots, mais aussi celle d’une parole qui échappe à un effet de différé et de rétroaction. En soutenant entre autres qu’elle parle d’« un jour […] à propos duquel [elle] ne peu[t] écrire au présent » (11), Wolf signifie qu’il ne subsiste aucune possibilité de parler d’un autre lieu que de celui qui succède à la catastrophe, que celle-ci a désormais irrémédiablement envahi tous les espaces de la langue17. Si les rayons radioactifs contaminent les sols, c’est dans langage qu’ils se propagent avant tout, créant les plus importants dégâts.

Le texte est par exemple ponctué de références au mot « nuage » et à l’incapacité pour qui que ce soit de l’employer sans qu’on y entende dorénavant une allusion au nuage radioactif. Pour Wolf, « le fait que nous appelions cela « nuage » est simplement un signe de l’incapacité de notre langue à suivre le rythme des progrès de la science » (37). Elle dira, par exemple, qu’elle serait « curieuse de savoir quel poète osera le premier chanter à nouveau un nuage blanc. Car « [u]n nuage invisible, d’une toute autre substance, s’était chargé d’attirer sur lui nos sentiments », reléguant « le nuage blanc de la poésie aux archives » (67). À l’époque de sa grand-mère, ajoute-t-elle encore, « sous le mot nuage, on ne pouvait pas s’imaginer autre chose que de la vapeur d’eau condensée » (18). Les nuages ayant cessé d’être visibles et le danger avec lui18, le corps du texte, en même temps que celui des victimes, est désormais le seul endroit où la trace de ce nuage est apparente.

Cette obsession pour un danger imperceptible en dehors des dommages collatéraux qu’il provoque s’étend à toutes les sphères du texte et se fonde entre autres sur de nombreux parallèles que la narratrice établit entre l’accident nucléaire et l’opération du frère19. Ils s’articulent majoritairement autour d’une grande quantité de réflexions sur l’œil et le regard20, le visible et l’impalpable. C’est aussi en interrogeant sa propre capacité de monstration, que le texte relève d’un imaginaire du monstre. Ici, ce dernier n’est plus visible puisqu’il est désormais camouflé dans les strates subatomiques du vivant. C’est le cas de la tumeur du frère, dont l’idée est insupportable pour la narratrice, principalement parce qu’il est impossible de la discerner à l’œil nu et qu’il faut avoir recours au regard machinique pour la rendre perceptible. Le frère risque par ailleurs de perdre la vue lors de son opération : c’est donc qu’un incident chirurgical pourrait l’en priver comme l’accident nucléaire frustre Wolf d’une expérience captable du danger. En parallèle se multiplient les réflexions sur le langage en tant que tache aveugle de l’homme21, ce qui reconduit cet imaginaire scopique tout en posant à nouveau la parole comme défaillance.

La langue, comme les corps des victimes et les nuages, a été contaminée, corrompue dans sa structure même (moléculaire ou syntaxique) par quelque chose d’invisible. Aux réflexions sur l’incapacité de dire se joint donc aussi une disruption de la voix narrative et de la composition du texte. En effet, la construction d’Incidents est parcellaire, fractale, disloquée. Le texte n’est pas divisé en chapitres, il s’agit d’un long monologue où se succèdent des paragraphes épars abruptement interrompus par un demi-cadratin, qui sectionne alors les phrases en deux. Le premier paragraphe du roman à se « fendre » ainsi parle justement de fission22 alors même qu’il fissure la phrase et décompose le texte en particules. À propos d’une conversation téléphonique avec sa fille, la narratrice dira d’ailleurs qu’elles avaient « peur qu’un mot de trop pût rompre une digue qui devait encore tenir bon » (43). Les petits traits, semble-t-il, représentent ces digues, qui empêchent le reste de la phrase d’advenir, contiennent un possible débordement du langage, ce dernier paraissant s’arrêter au seuil de révélations dont il s’approche sans pouvoir les formuler.

Les cadratins officient aussi comme des sutures entre les paragraphes ; ce sont par eux qu’ils sont interrompus, mais aussi liés. Le texte semble alors découpé, suturé, composé de membres disparates qui ensemble parviennent à faire corps, à devenir parole. Dans une perspective monstrueuse, difficile de ne pas penser alors à Frankenstein et à sa créature. Cette structure textuelle éclatée et dont on peine à garder le contrôle rappelle l’incapacité des dirigeants à gérer correctement le drame de Tchernobyl, mais est aussi susceptible de renvoyer au classique de Mary Shelley dans la mesure où l’homme se trouve impuissant face aux dangers de la créature qu’il a mise au monde. Cette évocation est inévitablement renforcée par le travail des médecins sur le corps du frère. Par ailleurs, sans qu’on sache bien en quoi consiste son emploi, on comprend à certains commentaires de la narratrice que ce frère travaille dans le milieu de la physique et qu’il n’est pas totalement étranger au projet de Tchernobyl. Il serait en mesure de traduire les termes techniques utilisés par les physiciens : il parle donc la langue des monstres et agit pour eux en guise de traducteur23. Créature de la marge dont le corps malade, puis découpé, est monstrueux, le frère appartient aussi à l’univers des monstres parce qu’il peut s’adresser aux scientifiques autant qu’à la sœur.

Mais les traits d’unions n’apparaissent pas qu’au moment de fracturer des paragraphes puisqu’ils divisent aussi certains mots, comme « « a-tome » en grec [ou] « in-dividu » en latin : [soit] indivisible » (39). Selon Wolf, « [c]eux qui ont inventé ces mots ne connaissaient ni la fission nucléaire ni la schizophrénie […] » (39). La narratrice est investie de la conviction qu’il faut désormais rompre ces mots comme l’a auparavant été ce qu’ils désignent (le sujet, la matière et, surtout, la conception unitaire que l’homme en avait jusqu’alors). Les dédoublements et les scissions du discours sont alors placés là pour rendre compte de ceux ayant lieu dans l’identité du sujet comme dans sa structure moléculaire. Il faut donc briser la fausse unité de la langue et ses potentialités d’adéquation, comme il faut mettre fin à l’illusion d’un sujet unifié : « Je – ce fameux JE qui, pour les besoins de la réflexion. A tendance à se dissocier du MOI […]. » (42) Dans le texte de Wolf, c’est bien plus que la centrale nucléaire qui entre en fission en 1986 puisque la réaction en chaîne entraîne aussi une corruption du langage. À la manière de Mindszenti, l’auteure rejoue elle aussi l’accident nucléaire en produisant des désordres syntaxiques ou des détraquements orthographiques dans lesquels on peut, sans doute, voir les véritables incidents évoqués par le titre.

III. Existe-t-il une « poétique de la radioactivité » ? Dédoublements et doubles hélices

Chez Wolf comme chez Mindszenti, le danger représenté par les radiations se situe sur le plan subatomique et génétique. Il provoque une altération drastique des corps sans pourtant être visible à l’œil nu. Les déraillements de la syntaxe, notamment au niveau des signes de ponctuation, sont révélateurs de ce nous appelions en introduction une « poétique de la radioactivité ». En effet, ces auteures font non seulement preuve de méfiance envers la langue, mais choisissent pour cela d’user de son plus petit dénominateur typographique, la lettre ou le caractère. Elles minent de l’intérieur cet organisme qu’on appelle texte et dont elles délient les composantes, à la manière de l’uranium. Pour rendre compte de l’horreur de Tchernobyl, il importerait d’altérer la phrase au niveau de sa plus petite unité, de corrompre le texte, la langue, tout comme la radiation nucléaire corrompt le corps organique des victimes. Il faut distordre la parole munis d’outils discrets, qui soient eux aussi les plus invisibles possibles, œuvrant alors au niveau microscopique tout en produisant des lésions apparentes sur la surface du texte ou du corps, rendant plus laborieuse la lecture de l’un, plus illisible la peau de l’autre. La méfiance envers ce qu’on ne voit pas dans la langue ferait alors écho à la méfiance de ce qu’on ne voit pas dans l’air qu’on respire.

Chez Mindszenti et Wolf, le corps monstrueux, ultimement, est davantage le corps du texte que celui des victimes de Tchernobyl – et c’est là une des forces de ces étranges romans, aussi hybrides que leurs personnages, puisqu’ils font l’économie d’un traitement misérabiliste ou voyeuriste de la question pour se préoccuper davantage de la poétisation possible de la figure monstrueuse. Ainsi, le corps du monstre affecte le corps du texte plus qu’il ne rôde dans sa diégèse même. Ceci étant dit, il serait faux de penser que cette particularité se limite aux récits sur Tchernobyl, puisqu’un type de formalisation semblable peut s’observer dans de multiples fictions portant sur le monstre. Qu’est-ce qui rendrait alors ces textes-ci différents ? Qu’est-ce qui en ferait la spécificité par rapport à un corpus sur le monstre plus général ? Mais encore, quel type de discours Tchernobyl permet-il de tenir sur le monstre et, inversement, qu’est-ce que la convocation du monstrueux permet de produire comme discours sur la catastrophe ?

Il faut, pour commencer de répondre à cette question, rappeler d’abord que l’effet des radiations est avant toute chose une affaire de distorsion de l’empreinte génétique entraînant une potentielle stérilité. En effet, si cela ne mène pas toujours à des malformations visibles, on sait désormais que l’exposition à un certain niveau de radiations est susceptible de modifier les structures de l’ADN. Or, l’ADN étant l’encodage du corps, il constitue en quelque sorte la langue dans lequel se déchiffre l’identité biologique de quelqu’un, l’écriture dans laquelle se rédige les instructions permettant au corps de fonctionner. Ainsi les radiations, en dégradant le code génétique, altèrent ce discours génératif et génétique du corps, sa syntaxe, et provoquent son dysfonctionnement. Les molécules d’ADN peuvent mourir des suites d’une radiation tout comme elles peuvent se reconstituer, parfois fautivement, ce qui met en péril les capacités reproductrices de l’individu exposé. De manière générale, Tchernobyl véhicule d’ores et déjà un imaginaire de la stérilité, puisque les radiations rendent les produits de la terre impropres à la consommation24.

S’il y a altération du code génétique25 par les radiations, il est alors peu étonnant qu’un imaginaire monstrueux de la filiation généalogique soit un enjeu nodal de textes portant sur Tchernobyl et que cet imaginaire soit modelé par une même « poétique de la radioactivité ». Nous clorons par conséquent cette réflexion en abordant la manière dont une telle poétique engage le récit dans une complexification des enjeux de filiation qui n’est pas étrangère à un imaginaire discursif plus généralisé sur la catastrophe de Tchernobyl. Jean-Jacques Delfour nous rappelle après tout que le nucléaire est un monde sans enfants (Delfour, 210), c’est-à-dire que sa capacité d’autodestruction en fait désormais un legs impossible et empoisonné. Le monde tel que transformé par le nucléaire ne peut désormais plus être donné en héritage aux générations futures autrement qu’à la manière d’un problème reporté. Parlant des centrales comme des « enfants chéris » des nucléologues (73), Delfour rappelle aussi que l’Enola Gay (l’avion qui servit à larguer la première bombe atomique) a été nommé en l’honneur de la mère du pilote. Pour lui, « ces métaphores familiales […] masquent, sous l’imagerie d’une sainte famille, d’abominables machines de mort […] » (112), ils sont des mots écrans d’où découlerait en retour une méfiance du familier puisque, sous les traits du connu et de l’intime, se cache désormais le danger d’un possible déraillement pouvant aller jusqu’à l’annihilation.

Dans Les Inattendus, ce bouleversement passe souvent par l’inversion. Les petits monstres de l’hôpital sont souvent qualifiés de vieillards26 alors que la narratrice réfère régulièrement à sa propre personne en se décrivant comme un fœtus encore à naître27, ce qui invertit déjà l’ordre généalogique habituel en subvertissant la chronologie du vivant. Faisant allusion aux secrets familiaux, elle soutient par exemple que « [p]eu importe qui enfanta qui : nous voilà unis par les liens fraternels de l’hérésie. Je suis aussi le grand frère de mon père » (23-24). Or, ce secret hérétique qui parvient à lier entre eux les membres d’une même famille est double puisqu’il englobe à la fois la mort du fils aîné, qu’on suppose déformé par les radiations, et les crimes collectifs de la nation hongroise durant le XXe siècle. L’entrée de l’histoire dans le monstrueux (et inversement) bouleverse donc les rapports de filiation, bouscule l’ordre de la narration dans lequel s’inscrit un récit national, faisant déchoir les pères dirigeants, alors infantilisés. De la même façon, le monstrueux, même intime, oblige une semblable inversion de la chronologie familiale : alors qu’elle rejette ses propres parents et que les parents de ses patients abandonnent leurs rejetons difformes28, Klará se rapproche aussi des petits monstres en parlant d’eux comme de ses propres enfants (86, 87), tissant par là une appartenance en dehors des liens familiaux. La relation avec les monstres est alors une stratégie de fuite hors de la logique mortifère d’une filiation qui est devenue la véritable source du monstrueux dans sa pulsion itérative et mimétique.

Wolf problématise elle aussi cette question, notamment lorsqu’elle fait référence aux scientifiques de la centrale, qui « ne connaissent […] ni père ni mère. Ni frère ni sœur. Ni femme ni enfant […] » (75), affirmant qu’ils sont plutôt « de légitimes descendants du scientifique obsédé par la « vérité » », des « rejetons illégitimes qui se réclament indûment de lui […] » (75). Les ravages de la science sont alors présentés comme une tare génétique ou un virus que se transmettrait une descendance de scientifiques. Le monstrueux au sens moral produit donc une nouvelle lignée dans laquelle les physiciens soviétiques viennent s’inscrire. La narratrice de Wolf fera montre d’une méfiance répétée envers les œufs que pondent ses poules (11, 17). Si soupçonner la possible radioactivité des produits de consommation courante est un réflexe ordinaire après la catastrophe, il est intéressant que, pour cristalliser cette angoisse, Wolf choisisse un œuf, convoquant par-là l’enjeu de la fécondité. Simultanément, elle crée en d’autres endroits des parallèles entre le colmatage de l’accident et « [l]es passions qui avaient conduit aux combats acharnés avec le frère », qu’il faut « [repousser] dans ce cratère qui s’est formé en nous de bonne heure et fait office de dernier dépôt de stockage pour sentiments radioactifs insupportables » (104). C’est donc que la logique de filiation à l’œuvre dans le texte s’apparente à celle selon laquelle s’organise la gestion de la crise nucléaire, ce qui n’est visiblement pas un effort de valorisation de l’une ou de l’autre de la part de la narratrice. Dans Incidents, ce motif de l’animosité fraternelle est récurrent et se cristallise dans la figure régulièrement convoquée de Caïn29. Or, en plus d’être l’assassin de son frère, Caïn est le premier des agriculteurs. Il constitue donc l’une des premières références majeures à la culture de la terre qui parsèment le texte de Wolf30. La journée décrite dans Incidents est en effet consacrée en grand partie au jardinage et au déracinement des mauvaises herbes, qu’elle assimile à la fois à la tumeur du frère et à l’effet néfaste des radiations :

C’est vraiment une satisfaction indescriptible de saisir de la main droite une touffe d’orties, de suivre avec l’index gauche les méandres de sa racine sous la terre jusqu’à ce qu’on trouve un point propice à partir duquel on puisse arracher dans toute sa longueur, avec persévérance et précaution, le vigoureux rhizome, profond et ramifié […]. [D]écortiquer jusqu’à sa toute dernière cellule la tumeur qui s’est implantée très, très près de l’hypophyse et l’extirper de son environnement sain. […] Au lieu de poursuivre cette idée, j’ai préféré me consacrer aux orties […]. (34-35)

L’imaginaire botanique permet donc de cristalliser en un seul et même geste, celui du déracinement, les différents sillons sémantiques du texte. Curieusement, Mindszenti use de stratégies similaires : Klará, par exemple, revient souvent en pensée sur les lieux de son enfance, le verger familial, qu’il faudra vendre ou abandonner faute de descendance31. Le déclin du verger renvoie alors à celui de la lignée, dont il dépend. Mais contrairement à la relation aux parents, qui se place sous le signe d’une absence de fructification, la mise en relation avec les monstres semble établir pour la narratrice un nouvel ordre de filiation. Lorsqu’elle se surprend à faire des grimaces devant le miroir (et donc à produire une monstruosité artificielle sur son visage), Klará songe que « [d]ans ces instants, [elle n’est] plus une ronce, [elle] porte aussi des fruits. » (54). Le lexique par lequel s’expriment et surgissent les liens d’appartenance navigue donc constamment autour d’un imaginaire de la croissance ou de l’étiolement végétal.

Cette omniprésence d’un imaginaire botanique peut sans doute s’expliquer si on comprend le végétal en tant que vecteur d’un imaginaire plus vaste de la gestation ; celle des bébés monstres, celle du secret, celle des plantes qui « explosent » après l’accident32 – une idée qu’éclaire bien une expression comme « arbre généalogique ». L’arbre, ses racines secrètes ou leur absence, permet de figurer l’angoisse suscitée par un achoppement de la filiation, une suspicion face à la croissance – qui risque si rapidement, après Tchernobyl, de devenir excroissance monstrueuse. Les deux dangers les plus couramment associés à la radioactivité sont après tout l’apparition du cancer et la réduction ou la disparition de la fertilité. C’est pour cette raison que les deux manifestations symptomatiques de l’angoisse produite par Tchernobyl dans le texte passent par l’apparition du thème de la croissance végétale (un imaginaire de la germination est ainsi rapatrié dans le texte) et celle du dédoublement (un cancer étant une dysfonction des cellules dont la reproduction, devenue métastasique, est déréglée33).

Ce motif du double, accolé à celui de la reproduction (du même), mériterait qu’on l’observe de plus près puisqu’il advient souvent par le biais d’une angoisse profonde provoquée par l’idée d’une démultiplication, mais aussi par l’évocation d’une séparation, d’une scission plutôt qu’une réplication du sujet en deux. La fausse gémellité présentée par Mindszenti est décrite dans le texte comme une « soudure » (63) qui n’est possible qu’avant l’indépendance de la sœur. L’autarcie familiale est par conséquent la genèse de cette soudure dont on a déjà dit qu’elle s’associe dans ce roman à l’imaginaire du monstre. Les répétitions soutenues sur la suite des pères rappellent aussi la réaction du corps face aux radiations, qui ne sait reproduire que de l’identique – des tumeurs. Cette conséquence cancérigène des radiations sur l’organisme et le déversement de cette inquiétude dans la langue dépasse par ailleurs le cadre de ces deux romans. Delfour insiste également à ce sujet : à son avis, la « prolifération onomastique [de mots pour décrire la radioactivité] semble [être] un cancer lexical […] pour ainsi dire métastasique. Dans l’imaginaire collectif, ce sont des êtres [les éléments radioactifs] semblables aux tumeurs […]. » (Delfour, 60) Il ira jusqu’à dire que « [l]a centrale nucléaire est la sœur jumelle de la bombe atomique. » (100) Or, les cauchemars de Klará sont habités par la hantise d’avoir pris la place d’une autre, qui aurait été identique et pourtant différente, une Klará quant à elle légitime – le pendant inaltéré de l’être divisé qu’elle incarne.

Wolf fait appel à un imaginaire très semblable en évoquant le conte du « Petit frère et de la petite sœur ». Il s’agit d’un récit des frères Grimm où deux orphelins échappent à leur marâtre et se réfugient dans une forêt. La soif les tenaille mais un sort lancé aux rivières fait en sorte que quiconque buvant de cette eau devient une bête. Le jeune frère cède pourtant à la tentation et se transforme en cervidé. Lorsque la marâtre apprend que les enfants ont survécu, elle tue la jeune sœur et la remplace par sa propre fille, physiquement identique à l’exception de l’un de ses yeux. Or, la narratrice de Wolf est hantée par la peur de n’être pas la petite sœur mais plutôt son double mauvais34 – double dont, justement, l’œil fait défaut, seule trace de la substitution. Or, on a déjà insisté sur l’importance de la question du visible et démontré à quel point elle hante ce récit. On pourrait aussi y déceler un écho de l’importance de la soif dans le texte de Mindszenti qui, parce qu’elle initie la soudure dans Les innatendus, se rapporte métonymiquement au monstrueux. Dans ce conte, on voit bien également que la condamnation du petit frère est une punition pour avoir cédé à la tentation de boire (d’assouvir une soif, peut-être celle du savoir), tentation qui menace de le transformer en une bête fauve, comme le rappelle Mindszenti (61). Cette mutation rapproche le personnage du monstre et associe par conséquent une fois de plus cette figure au personnage du frère. La menace qui plane sur le geste de s’abreuver donne également une nouvelle dimension à certains propos de Wolf, comme lorsqu’elle dit que « nous [les hommes] avons sucé avec le lait cet impérieux besoin de domination et de soumission […] » (86). Si cette remarque reconduit le thème important du péché de connaissance, elle le relie aussi à la question de la filiation par analogie au lait (et donc à l’allaitement) à la fois nourricier et nocif pour qui le boit. Puisqu’il s’agit de créer des parallèles avec Mindszenti, notons par ailleurs qu’il s’agit chez Wolf d’une adresse au frère absent, donc d’un discours monologique, comme l’est celui des monstres et de la narratrice dans Les inattendus, qui est aussi concerné en filigrane par le problème du frère disparu.

Il apparaît vite évident que, s’il faut s’interrompre dans le défrichement de ces intrications entre filiation, dédoublement et botanique, ce n’est certainement pas faute de matière. Le décryptage de ces thématiques mériterait qu’on lui consacre une étude complète. Il faut se contenter ici de signaler qu’elles permettent déjà de mieux comprendre cette « poétique de la radioactivité » encore à définir, notamment en répétant l’angoisse générée par la scission mais aussi en faisant écho à la compulsion de répétition de certains signes de ponctuation. Les motifs de la reproduction et de la disparition, de la coupure et de la soudure, renvoient à l’ambivalence des usages typographiques de Wolf et Mindszenti. Loin d’être un simple actant du texte, le monstre devient un véritable enjeu d’énonciation et prend ses racines thématiques autant aux niveaux souterrains du texte qu’à leur surface même, se dissimule, se dérobe et s’invisibilise au regard du lecteur à la manière de la radiation, sans pour autant lui faire la grâce de ses effets pernicieux et inquiétants. Il brise la ligne du texte en même temps qu’il rompt la lignée dont parle celui-ci, à moins que ce ne soit la fameuse structure à double hélice qu’il ne fragmente. Parlant d’êtres marginaux, ces textes se placent eux-mêmes dans une situation périphérique, excentrée par rapport aux discours socio-historiques ou documentaires qui les ont précédés et à ceux qui les suivront.

Or, cette caractéristique fascinante d’une poétique timidement baptisée de « radioactive » n’a pas fini d’intriguer puisque, dans les deux textes à l’étude, elle se double d’un rapport architextuel au conte. En effet, s’il a été question de la reprise du texte des frères Grimm par Wolf, il faut encore mentionner que Mindszenti, en baptisant le village de son roman Hófehér, ne renvoie à aucun village existant. Plutôt que d’un toponyme réel, il s’agit du nom que porte le conte de Blanche Neige en hongrois, un conte contenant lui aussi les motifs de la belle-famille néfaste et de l’usurpation. Si cette correspondance ne suffirait pas à fonder une analyse comparée de Wolf et Mindszenti basée sur la reprise d’un genre, ce curieux choix apparaît comme révélateur du statut que se donne le texte. Le conte, en tant que récit initiatique, sert à indiquer au sujet en phase de transition le rôle qu’il devra désormais occuper dans la collectivité. Le rite mis en scène par le conte place donc le sujet dans une phase liminaire où il doit abandonner son ancienne position dans la communauté sans encore être agrégé au groupe sous son nouveau statut.

À ce titre, le monstre correspond parfaitement à la catégorie du « personnage liminaire », imaginée par Marie Scarpa (180) dans ses analyses ethnocritiques. Mais si le monstre est coincé entre deux états, l’un qu’il peine à quitter et l’autre qu’il ne parvient pas à endosser absolument, c’est avant tout le langage qui semble, dans ces textes, placé dans une délicate situation de liminalité. Si une indétermination de l’identité constitue un caractère spécifique des périodes de marges illustrées au sein du conte35, on peut penser que le monstre, mais surtout la parole (et peut-être alors la parole monstrueuse), sont ici captés dans leur traversée d’une telle phase transitoire et comme croqués dans cet état d’indécidabilité où il leur appartient de redéfinir leurs virtualités respectives. Ce n’est donc plus seulement le protagoniste monstrueux qui se retrouve placé en état de marginalité, mais aussi la parole vis-à-vis de son antériorité. On pourrait oser aller plus loin, avancer qu’il est possible qu’encore une fois cet état de fait participe d’une « poétique de la radioactivité » en ce qu’elle serait éminemment quantique. La nature du monstre et de la parole y resterait constamment indécidable, labile, dépendante de l’observateur qui souhaite s’adonner à sa scrutation. Si cette investigation reste certes à mener, c’est pour notre part ici que nous choisissons de refermer, comme la boîte qui enferme le chat de Schrödinger, les livres de Mindszenti et de Wolf, pour s’offrir alors le luxe de l’équivoque et de l’incertitude.

Bibliographie

Aleksievich, Svetlana, La supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse, Paris, J.-C. Lattès, 1998.

Chassay, Jean-François, Au cœur du sujet : imaginaire du gène, Montréal, Quartanier, « Erres essais », 2013.

Chassay, Jean-François, Hélène Machinal et Myriam Marrache-Gouraud, Signatures du monstre, Presses Universitaires de Rennes, 2017.

Delfour, Jean-Jacques, La Condition nucléaire, Paris, L’Échappée, 2014.

Mindszenti, Eva Kristina, Les Inattendus, Paris, Stock, 2006.

Ōe, Kenzaburō, Notes de Hiroshima, Paris, Gallimard, « folio », 2012.

Scarpa, Marie, « Le personnage liminaire », in L’Ethnocritique de la littérature, Presses de l’Université du Québec, 2011.

Wolf, Christa, Incident : nouvelles d’un jour, Aix-en-Provence, Alinéa, 1989.


1 L’impact environnemental des radiations sur les territoires concernés, qui met longtemps à se résorber, fait bel et bien en sorte que les impacts de la bombe s’étendent sur plusieurs générations.

2 Il existe désormais une véritable littérature de la bombe, constituée en courant artistique, enseignée et, dans ses débuts, majoritairement composée de survivants comme Yōko Ōta, Tamiki Hara, Shinoe Shoda et Sadako Kurihara.

3 En plus du côté « humanitaire » (presque « onusien ») de ces œuvres.

4 J’en donne quelques exemples : « [J]usqu’ici aucun livre ne m’a aidée, ne m’a permis de comprendre […].  Et soudain, il n’y a plus de livre utilisable » (Aleksievitch, 1998, 115) ; « [J]e suis encore incapable de comprendre tout à fait, je n’ai jamais rien lu de tel nulle part » (123) ; « Je leur récite Pouchkine [aux enfants] et ils me regardent avec des yeux froids, détachés… un autre monde les entoure… » (131).

5 Contrairement, par exemple, à l’initiative étasunienne de 1946, qu’on qualifie souvent de « nécessaire ».

6 On a voulu cacher à la population l’effet des radiations pour éviter la panique mais surtout pour éviter la mise à mal de l’idéologie communiste et la viabilité d’un usage pacifique du nucléaire.

7 Et pourtant, dans les récits portant sur Tchernobyl, la propension des romanciers à récupérer le contenu des témoignages qui sont livrés dans La Supplication pour en produire des épisodes romanesques est remarquable. Comme si, finalement, le manque à dire et l’impossibilité de rendre le drame dans toute son ampleur par le récit factuel appelait une prise en charge de l’événement par l’imaginaire, mais qu’un devoir d’authenticité, de fidélité événementielle subsistait. Beaucoup de textes, et c’est là un avis en partie personnel, manquent d’intérêt pour cette raison ; parce qu’ils sont inscrits dans une logique du type « d’après une histoire vraie », ils finissent par miner de l’intérieur leur entreprise de traduction d’un vécu précisément en se cantonnant à celui-ci et en ne débordant jamais d’un mandat de transmission du factuel vers le fictionnel. Ces initiatives sont nombreuses mais assez répétitives. Séparément, elles sont plutôt inintéressantes à lire ; prises dans un ensemble, elles deviennent un phénomène symptomatique révélateur.

8 L’Ipoly est aussi, de l’aveu de la narratrice, le lit d’un secret particulier, celui de la faute nazie, puis de la faute communiste. Plusieurs références indirectes sont faites à ces évènements : « Nous pouvons faire mine de ne pas le connaitre [le secret]. Ou d’être agnostiques, et de nous en moquer. Nous pouvons jurer ne pas être coupables des agissements de nos pères et les renier, les renier tous. Mais le secret a perlé. Certains ont parlé. Quelques spécialistes témoignent : Hófehér est un point stratégique dans les archives de la sorcellerie magyare. Il y a bien longtemps, les rondes de sorcières virevoltèrent sur ses berges. […] À cette époque, les deux rives de l’Ipoly nous appartenaient » (Mindszenti, 24). Puis : « Nos campagnes sont baignées d’obscurantisme. Les croyances remplacent la bibliothèque et l’université. Constituent notre savoir. Les cultes païens aussi apaisent les doutes. L’Ipoly garde leurs secrets. Comment croire, en voyant nos maisons silencieuses, nos vies de labeur, que nos aïeux prirent part à des rites de magie rouge ? » (Mindszenti, 25).

9 La narratrice le laisse bien entendre, elle qui pressent et subit les effets de ce secret : « Chut. L’Ipoly recèle un mystère. Chut. Elle baptise les sorcières. En son lit, le clapotis devint grondement. » (Mindszenti, 32)

10 La mort, autre espace liminaire, produit le même type de dynamique. Lorsque Klará est confrontée au cadavre du petit Ferenc, un déraillement se produit au niveau du discours comme de la syntaxe : « Le contact avec un cadavre est incompréhensible. L’approcher est se poser au seuil. Au seuil. De ce qui fut un humain. L’approcher est se risquer au seuil. Le seuil. […] Une page vierge de tout sens. De tout verbe » (Mindszenti, 67).

11 Ce renversement culmine au dernier chapitre, alors qu’elle se met à parler d’elle à la troisième personne : « Ils eurent un fils. Ils le nommèrent Nándor. L’enfant mourut. Brisée, la femme attendit longtemps avant d’enfanter de nouveau. Ce fut une fille. Ils l’appelèrent Dorá. Dorá se sentait seule sans Nándor. La femme conçut un autre enfant, ce fut Klará. Si Nándor avait survécu, ma mère n’aurait pas délayé nos naissances. […] Pourtant, nous ne serions pas là. À notre place, d’autres Klará et Dorá vivraient. Elles évolueraient dans notre maison […]. À elles reviendraient les souvenirs familiaux. Apa et Mama ne verraient pas la différence. […] Dans mon immatérialité, corps nébuleux à ne jamais venir, je sentirais, peut-être, que quelque chose m’aurait été volé. […] Klará aurait des cauchemars la nuit. […] Peut-être l’autre Klará aurait-elle dû naître. Je suis un imposteur. […] J’ai des cauchemars la nuit. Le destin sacrifia un fils pour que naissent deux filles inattendues. Mes parents. Mes parents m’auraient-ils mieux aimée si j’avais été l’autre ? Ses parents l’auraient-ils aimé mieux si Adám avait été un autre ? Adám survécut douze ans, avec ses organes atrophiés, hypertrophiés, malades. Selon la logique, Adám ne serait pas né. Selon la logique, il n’aurait pas survécu. Personne, aujourd’hui, ne peut douter de sa légitimité. De la légitimité de nos monstres. Moi-même, j’envie leur sommeil sans rêves » (Mindszenti, 89-90).

12 « Une voix. Des voix m’appellent. Elles hurlent. C’est terrifiant. Les hurlements sont continuels. Depuis l’étage du dessous. Depuis les dortoirs. Aide-moi. Ces voix sont réelles. Le tourment explose à chaque syllabe. Non. Ne m’appelez pas. Ne prononcez pas mon nom. Je veux l’oublier. Sans nom, on peut encore rêver de n’avoir pas existé. Taisez-vous. Taisez-vous, c’est un ordre. Le silence. […] Les patients hurlent au dortoir. Ils appellent, une minute. Je descends » (Mindszenti, 81).

13 Ce qui ne l’empêche pas d’en faire mention explicitement à quelques reprises, à des moments significatifs du texte. Ainsi par exemple le roman s’achève sur cet énigmatique épisode : « Tard dans la nuit, j’ai été réveillée en sursaut par une voix et par des sanglots. La voix a crié au loin : A faultless monster ! Les sanglots, je me suis aperçu au bout d’un certain temps que c’était de moi qu’ils venaient. J’étais assise dans le lit et je sanglotais. Mon visage était baigné de larmes. A l’instant, dans mon rêve, une lune en décomposition, énorme et répugnante, venait, tout près de moi, de s’abîmer derrière l’horizon. Une grande photo de ma mère morte était accrochée dans le ciel noir de la nuit. J’ai crié. Comme il serait dur, frère, de dire adieu à cette terre » (Wolf, 125). On retrouve encore une référence explicite ici : « Mais je n’ai pas pu oublier cet instant, tout en sachant depuis longtemps que toutes les peaux peuvent se fissurer et que des fissures peuvent sourdre les monstres » (Wolf, 91).

14 Dans un extrait, la narratrice imagine par exemple que les transformations biologiques, génétiques, n’ont pas su rattraper les avancées de la technique humaine, sans quoi chaque humain serait alors muni d’un compteur Geiger incorporé. À titre informatif, un compteur Geiger sert à déterminer le niveau de radiation (rems) d’un objet. Voici la citation : « On ne nous aura quand même pas mis sur le chemin de la vie, dans la nuit des temps, avec pour tout bagage des sens aussi grossiers. Même si réclamer un compteur Geiger incorporé peut sembler plutôt présomptueux, voire comique. Qui aurait pu prévoir, il y a des millions d’années, qu’un beau jour, c’est justement cet instrument-là qui augmenterait les chances de survie de notre espèce – » (Wolf, 24).

15 Wolf l’écrit explicitement : « [Les scientifiques] défendaient leur travail, j’espère : leur utopie.  » Des monstres ?  » Mais est-ce que j’ai dit qu’ils étaient des monstres ? Est-ce que les utopies de notre époque font inévitablement surgir des monstres ? Étions-nous des monstres lorsqu’au nom d’une utopie – justice, égalité, humanité pour tous – que nous ne voulions pas émettre au lendemain, nous combattions ceux dont cette utopie ne servait (ne sert) pas les intérêts, et avec nos propres doutes, ceux qui osaient douter que la fin justifier les moyens ?  Que la science, le nouveau Dieu, allait nous fournir toutes les solutions que nous lui demanderions ? La question est-elle mal posée ? » (40).

16 Ce type de commentaires abonde dans le texte : « [J]’ai trouvé que le livre que j’aurais voulu lire un jour comme celui-ci n’était probablement pas encore écrit » (70) ; « tout ce que j’ai pu penser et ressentir est sorti du cadre de la prose » (71) ; « Nous n’avons pas trop dit – nous avons dit trop peu, et ce trop peu trop craintivement et trop tard » (73).

17 Qui nous rappelle la phrase célèbre d’Adorno sur l’impossibilité de faire de la poésie après la Shoah.

18 L’homme, désormais, ne vit plus que suspendu entre deux nuages, laisse entendre Wolf lorsqu’elle cite Joseph Konrad : « Et cette lumière, qui a dû le guider lui aussi, il l’a vue comme « une tache de soleil cheminant sur la plaine, comme un éclair entre les nuages ». Nous vivons dans cet éclair – que cela dure aussi longtemps que la terre tourne » (124).

19 Notamment en fondant des parallèles entre l’activité cérébrale et celle d’un réacteur nucléaire (Wolf, 51).

20 Lorsqu’elle apprend que le frère n’a pas perdu la vue lors de l’opération, elle formule explicitement cette ambivalence de la vision : « Je vois. Et pendant des jours, le mot « voir » nous sera à nouveau présent dans toute l’étendue de ses sens multiples » (69).

21 « La langue [est la tache aveugle]. Parler, formuler, prononcer. […] La langue. La parole. Cela vaut la peine d’y revenir. […] Une fois qu’une espèce s’est mise à la parole, elle ne peut plus y renoncer. La langue ne fait pas partie de ce que l’on peut accepter à titre d’expérience, à l’essai » (Wolf, 104).

22 « Il s’était mis à se consumer [le but du progrès] en même temps que la matière fissile à l’intérieur d’un réacteur. Un cas rare – » (Wolf, 13).

23 Elle écrira par exemple ceci à l’intention du frère : « Toi, je suppose que tu connais toutes les significations possibles du terme technique GAU (accident hypothétique le plus grave) – » (53).

24 Mindszenti propose elle aussi quelques remarques à ce sujet : « Tout est rude, ici. Ce climat l’été brûle nos terres. L’hiver, la glace assiège nos portes. Les malades ne sortent pas » (78).

25 Mes connaissances en génétiques étant limitées, je ne m’avancerai pas plus avant au sujet de ces questions (d’ailleurs, les études quant aux répercussions des radiations sont encore jeunes et il est difficile de dire quel réel impact elles ont sur le corps). Je me contenterai donc de mentionner cet imaginaire de la mutation en tant qu’il est avant tout un imaginaire. Ce qui m’intéresse avant tout relève du domaine de la fiction et de la manière dont y est réélaboré ce thème.

26 « Les petits de l’hôpital ils ne sont pas comme ça. […] rien ne peut les briser. Il faudrait, de toute manière, des instruments d’une extrême sophistication pour le faire, des instruments étudiés pour. Ils vivent à l’opposé de ce qu’ils devraient être. La jeunesse est gracieuse, gaie, légère. Ils râlent, bavent, souffrent. Ce sont des vieillards. […] Et je peux l’affirmer : à Hófehér, nos vieillards sont des enfants sages » (Mindszenti, 85).

27 « Je suis mon propre fœtus. C’est-à-dire : rien encore. Alors j’attends. […] Je n’escompte ni amour, ni famille, ni enfants. […] J’attends probablement de naître » (Mindszenti, 36).

28 « Je me suis demandé pourquoi ils désiraient emmurer un parfait étranger [leur propre fils] dans leur caveau de famille » (Mindszenti, 87) ; « Un père m’a fait plaisir. Je l’ai entendu nous traiter de véritables chiennes. C’est vrai. Une chienne, elle s’occupera toujours du bébé d’une autre » (Mindszenti, 39).

29 « Je lis que le lien entre l’acte de tuer et celui d’inventer ne s’est jamais rompu en nous depuis l’avènement de l’agriculture. Caïn, l’agriculteur inventeur ? Le fondateur de la civilisation ? » (Wolf, 73) ; « Suis-je donc le gardien de mon frère ? […] après cela, Caïn peut-il tout simplement continuer comme avant ? Malveillant ; envieux ; jaloux de ses prérogatives d’ainé, c’est-à-dire de l’amour exclusif du père et de l’expression matérielle de cet amour : le patrimoine » (Wolf, 65).

30 En effet, l’exergue en fait déjà mention : « Le lien entre l’acte de tuer et celui d’inventer ne s’est jamais rompu entre nous. Tous deux sont nés de l’agriculture et de la civilisation. Carl Sagan. » (Wolf, 9)

31 « Le verger, la maison, il faudra bien les vendre, quand Apa et Mama seront morts. La maison, le verger du père du père du père de mon père, il faudra les vendre. Ou les abandonner. » (Mindszenti, 41)

32 Le texte de Wolf, par exemple, s’ouvre sur cette phrase-ci : « Un jour, à propos duquel je ne peux écrire au présent, les cerisiers auront été en fleur. » « J’aurai évité de penser : « explosé » ; les cerisiers ont explosé – comme il y a seulement un an, bien que n’étant plus tout à fait ignorante, je pouvais encore le penser, et même le dire sans réticence » (11).

33 « Il n’y a pas en toi que ces cellules stupides et décrépites qui, s’ennuyant à mourir, condamnées à la répétition perpétuelle, ne peuvent plus faire qu’une seule chose : former des tumeurs » (Wolf, 22).

34 « Mais une nuit, tu me demandas si je n’étais pas par hasard la fausse sœur que la méchante et jalouse belle-mère avait troquée contre la vraie, sans que le roi ni personne d’autre ne s’en aperçoive […] » (Wolf, 87).

35 L’ethnocritique (voir Jean-Marie Privat et Marie Scarpa) soutient que le personnage de conte vit une transformation identitaire, souvent métaphorique, qui le fait passer d’un statut social à un autre, et que cette transformation est précédée d’une période d’exclusion et de marginalisation du personnage avant son retour dans la société sous une nouvelle forme (les garçons devenant des hommes ou les jeunes filles traversant leur puberté en sont les exemples les plus récurrents. Souvent, leur maturation est précédée d’un égarement ou d’une épreuve qui prend place hors de la communauté et sans son aide).

Laurence Perron

Laurence Perron termine un doctorat en sémiologie à l'UQAM sous la direction de Joanne Lalonde et en littérature comparée à Rennes II sous la direction d'Emmanuel Bouju. Financés par le CRSH et le FRQSC, ses travaux portent sur la figure intermédiale et intergénérique de l’enquêtrice et sa queerisation, notamment à travers une étude des rapports possibles entre intermédialité photolittéraire, intergénéricité (biographique, policier) et gender studies. Membre du CELLAM et du centre Figura, Laurence Perron se consacre aussi depuis 2017 à l’édition du magazine Spirale et collabore à Lettres québécoises ainsi qu’aux travaux de recherche du laboratoire NT2. Elle est cofondatrice du collectif contrefeux (2020), avec lequel elle a créé l’espace d’exposition photographique La chambrée.