6-Des grands récits aux petites histoires : ne plus être face au monde mais dans le monde dans trois performances contemporaines

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Eliane Beaufils

Cette contribution part des intuitions théoriques développées par Ursula K. Le Guin dans son bref essai de 1986 « La théorie de la fiction-panier » (The Carrier Bag Theory of Fiction, Le Guin 2018) pour étudier des dispositifs théâtraux participatifs. Ce rapprochement pourrait étonner, car de tels travaux esthétiques sont bien loin des écritures fantasy ou des sciences-fictions chères à l’autrice : il s’agit en effet de performances profondément ancrées dans le hic et nunc. Elles répondent cependant à leur manière à la nécessité soulignée par Le Guin de faire récit autrement.

Faire récit autrement est une des voies maîtresses selon la romancière pour (se) penser différemment en humain et transformer notre relation à l’environnement. De nombreux philosophes de la sortie de l’anthropocène, tels Donna Haraway, Emilie Hâche et Bruno Latour, ont par ailleurs été inspirés par Le Guin pour appeler plus largement de leurs vœux un changement d’esthétique qui permette de considérer autrement l’inscription humaine sur Terre (Hâche et Latour 2014). Au-delà de fictions, c’est en effet l’aisthesis, le rapport sensible au monde qui est en jeu, car il infléchit notablement la manière de le penser. De ce point de vue, les performances participatives répondent doublement à cette aspiration : elles proposent non seulement des changements d’histoires, mais ces changements sont fondés sur une autre manière de faire récit. Elles racontent performativement. Et c’est précisément parce qu’elles sont performatives que ces esthétiques donnent lieu à des histoires.

Afin d’étudier ces divers entrelacements entre fictions et pratiques, cet article reviendra d’abord sur la fiction-panier et les difficultés à inventer de nouvelles histoires, qu’elles fussent « panier » ou autres, au théâtre. Puis il présentera trois performances, et analysera les narrations qui les sous-tendent. Il reviendra ensuite sur les manières dont elles joignent le faire à la parole, et dont elles invitent les spectateurs.rices à dépasser la position frontale de sujets pensants, face à un environnement sur lequel il.elles auraient une large prise et emprise. Ces esthétiques semblent pouvoir donner corps à la fiction pour en faire pleinement « une fiction-panier » reposant sur le quotidien et qu’on peut emporter avec/chez soi.

Acte I – Des fictions-paniers et de leur théorie

J’ai dit qu’il était difficile de raconter une histoire prenante sur la façon dont on vient d’arracher le grain d’avoine sauvage de son épi, mais je n’ai pas dit que c’était impossible. (Le Guin 2018)

Dans son essai, la romancière revient sur notre besoin fondamental d’histoires, avec un grand H, fondées sur une action, avec un grand A, et menées par des héros, encore une fois avec un grand H. Elle montre que l’humanité s’est racontée sa propre histoire comme celle d’une conquête, une épopée vaste et linéaire, ponctuée par de nombreuses Actions, et de non moins nombreux Héros. Notre histoire réelle suit selon elle le fil de nos histoires fictionnelles et vice versa. Or ces fictions seraient nées de conquêtes, elles-mêmes nées d’une certaine façon de l’oisiveté : dans la plupart des contrées préhistoriques, la cueillette et le menu fretin (lapins, oiseaux, poissons) auraient suffi à assurer la subsistance des humains. Ces occupations cependant n’auraient représenté qu’une quinzaine d’heures par semaine1. De ce fait, l’envie de partir à la chasse au gros gibier n’aurait pas obéi à la stricte nécessité. Cependant, en sus du butin, les chasseurs ramenaient des histoires. Or les narrations de survie, de combat avec les gros animaux, de la mort du compagnon (ou de son sauvetage), sont des histoires foncièrement dramatiques. Elles sont également devenues masculines : piquer, lancer, foncer, cibler, chasser, faire la guerre, a été dès lors associé à la virilité. Ces histoires qui regorgent de héros et de conflits auraient ainsi marqué la pensée humaine et la civilisation patriarcale. De fait, on peut les rattacher à maints drames et épopées, de l’Illiade aux blockbusters actuels2 ou aux valeurs néolibérales (conquête, projets, mobilité…). Cela signifie que ces histoires ont partie liée à des modes de subjectivation. Les récits héroïques soutiennent en effet les mécanismes de reconnaissance et de gratification. Ils traversent les cultures humaines, en particulier « occidentales » depuis les pharaons guerriers et les croisés jusqu’aux héros des entreprises néolibérales mais aussi universitaires et artistiques3.

Le Guin propose d’abandonner ces schèmes narratifs qui deviennent des schèmes de subjectivation ; il conviendrait même de les abandonner d’autant plus qu’ils mènent à nos « histoires préférées », les histoires tragiques. Elle rejoint ici l’argument bien connu de l’anthropologue Marilyn Strathern (1998) : tous les mots utilisés par un groupe humain comptent dans sa perception et dans l’élaboration du sens. Les histoires a fortiori aussi. Car elles proposent des schèmes narratifs qui peuvent être repris, et qui influencent la manière dont nous racontons les histoires. La romancière suggère alors de nous intéresser à ce qui ne fait guère l’objet de narrations : les activités quotidiennes, cueillir les graines, acheminer la cueillette chez soi, stocker les récoltes, entretenir la maison, etc. Ce sont les activités fondatrices de la civilisation. Elles sont notamment conditionnées par un objet : le contenant (sac, jarre, filet, besace, pot, ce qui permet de transporter et de garder les récoltes).

Raconter d’autres histoires humbles et quotidiennes, impliquerait en outre de renoncer à des épopées linéaires, décrivant une progression vers un but. Un but n’est-il pas synonyme de grandeur ? Toute fin est comme extraite du quotidien, cette fin dusse-t-elle coïncider avec une catastrophe. Concevoir ces histoires « sans fin » signifierait renoncer à des héros, s’en remettre à « des ruses plus que des conflits » ; privilégier des anecdotes, « pleines de commencements sans fin, d’initiation, de pertes » (Le Guin 2108).

L’entreprise lui paraît difficile dans le cadre romanesque. On pourrait objecter qu’au 20e siècle, de multiples écritures « pleines de commencements sans fin » se sont développées, à commencer par les flux de conscience (de Virginia Woolf à Nathalie Sarraute) ou le théâtre postdramatique. Notons que le théoricien du théâtre postdramatique, Hans-Thies Lehmann (2002), éprouve la nécessité de conceptualiser de nouvelles formes théâtrales précisément parce qu’elles rompent avec toute linéarité, finalité, multiplient les activités scéniques « sans fin » et les personnages « sans caractère »4. Mais il est vrai que si on rapporte la tentative de diffuser les fictions-panier au cadre plus large de toutes les narrations contemporaines, y compris médiatiques, il y est fait une très large consommation d’histoires tragiques, hystériques, et dramatiques. Ces histoires veulent toutes faire effet d’événement et composent ce que le philosophe Byung Chul Han appelle le « théâtre d’affects » contemporain : les spectacles, mais aussi les réseaux sociaux, les émissions de radio ou de télévision, ou encore les intrigues mélodramatiques des fictions audiovisuelles cherchent très souvent à « décharger des affects » (« Affekte entledigen » ; Han 2016, 63) et à faire consommer des émotions et du suspense autant que des histoires. Cela explique peut-être que les paisibles manifestations climatiques soient à peine mentionnées dans les journaux télévisés. Par rapport aux années 1980, date à laquelle Le Guin rédige son texte, les pôles d’action se sont en outre multipliés sur la planète avec l’effondrement de l’opposition Est-Ouest, et avec le nombre de médias en concurrence les uns avec les autres. L’humanité s’est de plus terriblement rapprochée de la catastrophe climatique : trois facteurs qui ajoutent à la tentation de la dramatisation permanente.

Enfin, s’il semble difficile à la romancière d’élaborer des récits en prose très humbles, pleins de commencements sans fin, l’entreprise pourrait être encore plus malaisée au théâtre : le drame n’est-il pas le lieu même du conflit, et de l’Action5 ? C’est le lieu de la scène, du piédestal, des Héros, supportés par la singularité des acteurs. Si le théâtre posdramatique présente moins de héros et plus de personnages quelconques, comment passer outre cette singularité des acteurs ? De manière générale, on accède au monde scénique par les personnages, selon Elinor Fuchs (1996), et cette position les rapproche d’emblée de Héros, quelle qu’épurée ou fragmentée fusse l’écriture de la pièce.

Par ailleurs, ces esthétiques restent souvent très théâtrales en instaurant une importante rupture avec le quotidien. Or les penseurs du Post-Anthropocène qui s’inspirent de Le Guin tels Emilie Hâche, Donna Haraway ou Isabelle Stengers dans le présent numéro mettent tous l’accent sur la nécessité à se situer aujourd’hui dans la continuité de ce que nous sommes, et de l’époque trouble notamment dans laquelle nous sommes engagés (époque Chthulu, pour Haraway 2017). De nombreuses performances, installations, chorégraphies et œuvres plastiques développent cependant un « art du quotidien », ancré dans des actions anodines ou peu spectaculaires, nourri de gestes et langages familiers (voir notamment Formis 2010 et Déchery 2011). C’est précisément dans le prolongement de ces travaux que se situent les dispositifs participatifs qui proposent des fictions-paniers d’un nouveau genre.

Acte II – Elaborer de nouvelles histoires

 d’un étrange réalisme, mais la réalité est étrange. (Le Guin 2018)

Avant d’aborder les divers dispositifs, il convient de mentionner la vogue de spectacles immersifs ou participatifs cherchant à faire du spectateur un spect-acteur. Cette vogue s’est étendue depuis le milieu des années 2000 aux politiques municipales ou muséales de « l’événementiel ». De fait, tout spectacle immersif ou participatif est susceptible de déplacer les perceptions, d’accentuer l’investissement des spectateurs, de faire découvrir un lieu, une action, un faire collectif – les jouissances se conjuguent mais deviennent aussi un loisir à la mode auquel on participe sans toujours nourrir une véritable disponibilité esthétique. Il serait tout à fait susceptible de participer du « théâtre d’affects » contemporain. Aussi, après avoir célébré les esthétiques relationnelles et la portée utopique des formes participatives, il est d’usage aujourd’hui de nourrir une certaine circonspection face à ces approches qui reprennent souvent des formes développées dans les années 1960 (par exemple chez Augusto Boal et son « théâtre de l’opprimé » ou dans les happenings organisés à New York par Claes Oldenburg, Ken Dewey, etc.). Les dispositifs suivants se détachent cependant d’une Fiction et d’une Action par leur minimalisme et leur insertion fluide dans le quotidien.

a) Testversuch Phase 16

Ce dispositif faisait partie de la programmation du festival Save the World de 2014, organisé à Bonn, au sein d’une grande friche industrielle. Le programme du festival était très riche : les visiteurs pouvaient participer à des workshops de recyclage ou des repas de gastronomie durable, envoyer leurs enfants à des ateliers de bricolage, et voir des pièces de théâtre plus ou moins métaphoriques et didactiques portant sur les politiques ou futurs climatiques. Parmi deux petites propositions participatives, l’une d’elles prenait appui sur les caractéristiques matérielles de la friche industrielle. Les artistes conviaient les spectateurs à une conférence-performance portant sur l’extension préoccupante des sols imperméabilisés. Ils leur expliquaient que les constructions routières et immobilières ne cessaient de s’étendre à un rythme élevé et contribuaient massivement à la dévitalisation expresse des sols. Ceux-ci sont particulièrement pollués là où étaient installées les industries. Les artistes remettaient alors à chaque spectateur.rice un marteau et un burin. Chacun.e était appelé.e à se mettre à l’œuvre à même le sol de la grande Halle Breuel. Tous et toutes débutaient une action de déperméabilisation en tapant sur le goudron pour l’extraire et mettre à nu le sol. Cette opération permettrait peut-être ensuite de procéder à des plantations sur la friche.

La performance relevait tout à la fois d’une « initiation », d’un « commencement sans fin », et d’une « perte » : perte vis-à-vis des sols dévitalisés mais aussi vis-à-vis d’une action qui ne saurait aboutir dans le cadre imparti de la performance. Si le protocole était très simple, il lançait une action, ainsi qu’une fiction : comme la performance ne s’achèverait pas, elle resterait de l’ordre de l’invitation. Elle était nourrie en amont par les récits tenus aux spectateurs.rices, et était par ailleurs suspendue en aval aux hypothèses et réflexions développées par les spectateurs.rices eux-mêmes.

Par le biais d’une expérience très localisée, les spectateurs.rices prenaient en effet conscience des échelles en jeu, de la quantité de sols affectée, du travail que représenterait une large déperméabilisation et la réaffectation des sols à la vie. La performance les amenait à repenser les lieux publics et partagés. Sa dimension dérisoire invitait à son urgente généralisation. La tentative extrêmement humble et fort peu héroïque, en ceci proche de la cueillette, montrait donc la voie d’activités nécessaires et communes, étendues au cœur du quotidien : elle invitait à écrire une histoire plus grande.

La dimension physique de l’expérience n’avait au demeurant rien de dérisoire, car elle lui permettait de mieux se graver dans le corps et la mémoire de chacun.e, et de dépasser un peu le clivage nature/culture.

b) Sarah Cameron Sunde, 36.5 A Durational Performance with the Sea

Cette deuxième performance est effectuée par une seule femme, l’artiste elle-même. Elle fait suite à plusieurs jours, voire plusieurs semaines d’enquête sur les marées, leurs durées, leurs caractéristiques en divers points de la côte, la façon dont elles marquent le paysage et les activités des gens, et dont on peut l’accompagner de manière chorégraphique. Le 15 août 2013, Sarah Sunde se rend en un lieu précis sur la plage de sable fin de Bass Harbor dans le Maine. Pieds nus, vêtue d’un pull rouge, elle se tient debout en ce point. Au bout de quelque temps, l’eau vient border ses pieds. Puis elle les recouvre, monte le long des chevilles, des mollets et rejoint ses genoux. La performeuse reste immobile, cependant que l’eau monte doucement jusqu’au bassin, l’entoure à la taille, et monte encore, à la poitrine, au cou et jusqu’à la bouche. Puis elle reflue doucement, au rythme où elle est montée.

L’artiste est immobile mais elle participe d’un mouvement presque cosmique, qui relie l’attraction de la lune aux dynamiques maritimes, et aux milliers de vies mues par ces flux et reflux de la marée. Elle reste telle un dolmen, ou une huitre, ou un arbre immobile au creux du vent et des oiseaux. Son travail lui demande une extrême concentration et l’aptitude à la méditation pendant les six heures de marée montante, puis les six autres heures du reflux, perturbée par l’effort requis pour rester debout et combattre le froid. C’est une endurance-performance, si ce n’est que des passants s’arrêtent régulièrement. Certains contemplent la performeuse longuement. D’autres traversent l’étendue d’eau et se joignent à elle dans le silence. Certains ont lu la présentation écrite placée plus loin sur la plage, en un lieu stable, qui les introduit à la performance et les invitent à rejoindre la performeuse ; d’autres non. Le plus souvent, Sarah Sunde est accompagnée au bout de deux ou trois heures. Ses compagnons viennent et partent. Elle a effectué sa performance en Californie, au Mexique, au Bengladesh, au Kenya ou encore au Brésil : sur six continents. Les gens de tous pays sont captivés par l’immobilité de la performeuse submergée, par-delà les cultures et activités locales.

Là encore il est possible de parler d’un commencement qui initie un autre rapport à l’environnement à travers un acte relativement non spectaculaire inscrit au cœur du quotidien. D’une certaine façon, on collecte des impressions et la conscience des liens qui nous connectent à de vastes mouvements planétaires et à d’infimes vies marines en un certain lieu, là, sur la plage.

Peut-on parler d’un nouveau récit ? La partition ressemble à la précédente (texte et invitation) mais elle est plus ténue puisqu’elle ne repose pas dans ce cas sur une introduction assortie d’une invitation. Elle ne dépend parfois que du.de la spectateur.rice. Si pour Rancière toute action effectuée dans le cadre artistique relève de la fiction, cette action est néanmoins fermement campée dans le réel, elle fait irruption dans le quotidien. Mais au moment où chacun.e choisit d’agir d’une manière ou d’une autre, il.elle opte pour l’interprétation et la portée donnée à cette action. Et si la réflexivité intérieure n’a pas toujours besoin de mots, du moins le corps parle-t-il. Quand les passant.es rejoignent la performeuse, il s’agit même d’un geste fort : un « faire-avec », avec la performeuse, la mer ou l’océan. Chacun.e met en jeu son identité performative, choisit d’écrire sa vie de telle ou telle manière et « l’affirme »7. Notons que la notion d’identité performative, telle que la développe Judith Butler, est inspirée de Nietzsche. Le philosophe est un des premiers à faire remarquer que le « je » ainsi que nombre de nos pensées relèvent de « fictions » (Par-delà le bien et le mal, aphorisme 17) : ils constituent des présupposés qui nous font penser mais dont il convient de relever la nature instrumentale. C’est grâce à ces fictions qu’on peut s’assumer comme sujet. Quand on se raconte une histoire/ l’histoire de la performance, il y a donc à plusieurs égards une part de fiction.

Comme le disent plusieurs participants visibles sur les vidéos8, la performance devient de plus un lieu de rencontres, de discussions et d’échanges. Chacun.e perçoit l’immobilité de Sarah et l’activité de l’eau. Sa propre activité ou sa contemplation. Beaucoup sont interpelé.es et en discutent. Tous.tes participent à une histoire, qui s’inscrira dans leur chair et peut-être dans celle de leurs compagnons : l’espace-temps n’est plus le même après la performance, car la matérialité de l’espace mais aussi du temps est aiguisée et elle est mise en relation avec les corps. Cette histoire est commune, elle engage une appréhension de la collectivité et du destin collectif qui s’étend au non-humain. Les longues temporalités de l’agir, qui ne sont pas usuelles, contribuent à son ancrage. Les différentes vidéos effectuées sont consultables sur internet et accroissent la part des participant.es potentiel.les.

c) Charlotta Ruth, Cracks

Le troisième dispositif, Cracks est proposé par la chorégraphe austro-suédoise Charlotta Ruth dans le cadre d’un autre festival, Earthbound, fin septembre 2018 à Aarhus au Danemark. Le cadre du festival est cette fois un centre de congrès au sein d’un parc. L’artiste demande à chacun.e de se munir d’un calepin, d’un crayon, et d’une craie. Elle lui remet une feuille qui invite chacun.e à se promener dans le parc pour dénicher des fissures : sur les troncs des arbres, sur les sols verdoyants, sur le bois des bancs ou le goudron des allées. Il.elle est invité.e à passer le doigt dessus, à observer attentivement la matière, voire à se projeter en elle. On peut en dessiner les contours à la craie pour la mettre en relief. Puis écrire les associations qui viennent à l’esprit sur son calepin, inventer des termes ou des histoires de la fissure.

Après ce temps de collecte de fissures et de mots, Charlotta rassemble tous les participant.es et leur demande de retrouver et de sillonner à nouveau le parcours qu’il.elles ont fait précédemment. Ainsi les fissures observées à petite échelle et de manière subjective (quoiqu’interspécifique) sont placées dans un environnement plus vaste, celui du parc, qui dépend lui-même de phénomènes à l’échelle de la région, du climat. Les temporalités humaines croisent alors les temporalités non humaines, la collecte est mise en perspective.

Dans un troisième temps, les participants discutent en petits groupes de leur expérience. À la différence des exemples précédents, deux temps de récit sont donc compris dans le dispositif : pendant la collecte de fissures, puis en groupe. Les petites histoires des fissures et des sensations sont englobées dans une histoire collective, qui pourrait s’étendre en un grand récit, bien que toujours très humble et ancré dans l’environnement immédiat.

La performance introduit ainsi une modeste rupture de l’espace-temps par la contemplation, le temps pris à examiner chaque fissure. Et elle introduit une rupture dans notre rapport à la matérialité, lorsqu’on « éprouve » la fissure, qu’on fait l’épreuve des matérialités impliquées.

Elle pourrait ainsi jeter les bases d’une autre conscience de l’environnement, une conscience qui n’est pas, ou moins, médiée par la pensée et les savoirs, mais qui nous permet d’éprouver les liens qui nous nouent aux plantes, aux matières et au climat. Elle ouvre sur une esthétique de vie.

Acte III – Des changements de pensée ?

Ces trois dispositifs peuvent être lus comme des concrétisations radicales des propositions d’Ursula K. Le Guin. D’une part, le minimalisme et l’humilité des actions en jeu sont encore plus accentués que dans l’horizon que dessine la théorie de la fiction-panier. D’autre part, c’est le rapport à la narration et à la transmission surtout qui est radicalisé : à la fiction racontée, à la transmission fixée dans une forme, se substituent des protocoles et des histoires effectuées par les spectateurs.rices, ainsi que des histoires à faire.

On pourrait objecter que ces histoires ont pour objet des circonstances non habituelles et moins quotidiennes qu’uniques. Mais les situations en jeu sont particulières. Elles sont profondément inscrites dans notre époque Chthulu9, en attente de catastrophe : elles sont ancrées dans les sols et les mers détruits ou endommagés, où la chance de voir se propager la vie devient aléatoire, ce qui tient à la relation désastreuse que les contemporains entretiennent avec toutes les formes de vie. Or, selon le philosophe Andreas Hetzel, « là où la situation nous devient consciente comme situation, elle est d’ores et déjà devenue crise, elle attend une réponse, qui ne peut venir que sous forme d’une nouvelle situation10 » (2013, 493). Dès qu’une situation vient à l’esprit comme telle, avec toutes ses incertitudes et ses particularités, abstraction faite d’un but et d’une cause, c’est déjà une situation de crise. Et sa dimension problématique va de pair avec son ouverture, le fait qu’elle ouvre sur autre chose sans proposer de solution. Mais le ressenti d’une crise pourrait peut-être contribuer à faire imaginer des voies pratiques nouvelles, qui pourraient – devraient – s’inscrire dans la vie quotidienne.

De ce point de vue, les histoires lancées par les performances répondent au vœu d’Isabelle Stengers dans ce numéro: elles partent d’une réalité située et initient des situations qui ouvrent l’imagination. Ce sont des situations qui « réclame[nt] un monde auquel elle[s] appartiendrai[en]t » (Stengers 2020). L’imagination y « tisse les implications et les conséquences, met en jeu des forces propositionnelles et transformatrices » (Stengers 2020). Elles refusent des solutions imaginaires, mais sont aptes à « nous hanter », de même que nous hantent les actions de la marée, les micro-perceptions des fissures ou la revitalisation de sols éteints– jusqu’à ce qu’une voie de pensée ou d’action se dessine éventuellement.

La nature moins fictionnelle que performative des dispositifs est à cet égard déterminante. La pensée performative est une pensée qui ne se précède guère, qui s’éprouve et se déplie lentement. La rencontre sensible et subjective accompagne les réflexions, chacun.e est dans l’impossibilité de faire de la situation un objet qu’on observerait de face et de loin (« ob »), en tant que sujet qui dispose d’un objet. On ne préjuge pas de ces objets en effet, la participante n’est pas face à la matière ou la nature, mais « en » elle. Il y a une forme de plongée dans les rencontres, accompagnées de réponses autopoïétiques : associations, imaginations, mots nouveaux. Ces découvertes sont l’occasion d’aborder les problèmes non comme des « matters of fact » mais comme des « matters of concern » (Latour 2004). Si dramatisation il y a, elle est une douce intensification de la vie, elle est, pour reprendre les mots de Le Guin, « sans but et sans conflit ».

Le fait que se croisent plusieurs perspectives – court et long terme, échelles micro- et macroscopiques – accentue l’impossibilité de la prise de distance et du surplomb. C’est pourquoi l’imagination doit nécessairement rester ouverte. La multiplication des perspectives va en outre de pair avec celle de « commencements sans fin ».

Et cependant, comme on l’a souligné, les histoires que génèrent ces trois performances ou dispositifs sont susceptibles de se situer dans la continuité de la vie de chacun.e. S’y déplient des formes d’agir constructifs qui sont aussi des « cueillettes » et des « cultures ». De même que dans les exemples préhistoriques ou aborigènes d’Ursula le Guin, la culture de l’environnement est immédiatement corrélée au soin pris au développement de la vie ainsi qu’à la culture d’un système de pensée. Les performances ont le mérite de rendre ce lien entre les cultures de pensée et les cultures matérielles sensible, dicible et racontable, c’est-à-dire partageable.

Il importe de souligner que ces histoires performatives contribuent non seulement à évincer certaines dualités entre la pensée et le faire, et à avoir des répercussions sur l’identité performative de tou.tes les participant.e.s, mais qu’elles sont nourries de partage. Ce partage d’une action humble est aussi ce qui caractérise les fictions-paniers. Il ramène à la dimension fondamentalement collective de toute culture – et de toute vie. C’est pourquoi Donna Haraway met également l’accent sur la sympoïèse, ou « making-with » (2017). Cette sympoïèse s’étend même ici à l’eau, aux sols, sous forme de « communication sensuelle » (Haraway 2017) : les participant.e.s éprouvent la sécheresse qui craquèle bancs et sols, ou les fissures qui ressemblent à des respirations de la matière, il.elles font « avec eux ».

De ce fait, l’imagination est à tous points de vue active, elle s’extrait des imaginaires faits d’images constituées, transmises ; elle s’émancipe des modes de reconnaissance et des valeurs dominantes (marchandes). Cela a une implication sur le langage utilisé : les « fissures » tissent un réseau de nouvelles relations. Et pendant la performance de Sarah Sunde ou de la déperméabilisation des sols, ce sont d’abord les gestes qui prennent le relais. Ces resignifications par des langages verbaux ou gestuels sont une manière de trouver un sens, i.e. de faire sens pour et avec les autres.

Last but not least, de ces expériences, les participant.es peuvent élaborer des histoires. Quand ils discutent, écrivent ou bricolent, ils affectent la matière de l’expérience d’une forme et deviennent conteurs au sens où l’entend Walter Benjamin (2000). Sont conteurs ceux qui racontent une histoire habitée de subjectivité et de subjectivation. Une histoire qui permet à l’expérience de s’ancrer et de se transmettre ; qui ne vit que d’être dite sur le mode de l’échange et non de l’information. C’est en cela qu’elle a du sens.

Et la lecture critique de l’universitaire devait à son tour passer par différents moments de récit pour tenter d’approcher les expériences qui se tissent – en trois actes.

Conclusion

Si les différents dispositifs produisent une narration, il s’agit de narrations incomplètes dans lesquelles il faut s’intégrer pour qu’elles s’accomplissent. De ce point de vue, ces histoires appellent une activité particulièrement vive de l’imagination. Le travail commun contribue à développer une imagination de l’agir, et s’étend au futur.

Les performances non seulement font récolter des impressions, elles apprennent aux participant.es à les récolter, et à faire histoire, ce qui les rend doublement performatives. De manière générale, ce sont des travaux dans le partage sensible qui ouvrent la voie à l’expérience : expérience singulière, qui est aussi celle qui peut se raconter. Et quand on raconte, se produit une resignification des mots. Ce qui montre qu’il n’importe pas uniquement « de mettre des choses dans le panier », mais qu’on peut changer de contenant (mots/fictions/performances) régulièrement.

Selon Byung Chul Han, une expérience repose précisément sur une discontinuité, un arrachement à ses assujettissements :

[…] au contraire du Erlebnis, l’Erfahrung repose sur une discontinuité. Faire une Erfahrung signifie se transformer. Dans un entretien, Foucault fait remarquer que l’expérience chez Nietzche, Blanchot et Bataille permet au sujet de s’arracher à soi, « si bien qu’il n’est plus tout à fait lui-même, ou qu’il est amené à se détruire ou se dissoudre ». Être-sujet signifie être assujetti. L’expérience l’arrache à son assujettissement. Elle s’oppose à la psychopolitique de l’Erlebnis ou de l’émotion, qui emmêle le sujet profondément dans ses assujettissements.11 (2016, 104, traduction personnelle)

On retrouve ici chez Byung Chul Han une préférence pour le non-spectaculaire, le non-pathétique, en écho aux fictions-paniers et en opposition au « théâtre d’affects ». Il se peut d’ailleurs que l’imagination fictionnelle repose souvent sur l’émotion, y compris sur l’empathie. En effet, l’empathie d’un spectateur télévisuel ou d’un lecteur est toujours liée à des cultures de l’empathie, ainsi que l’analyse Fritz Breithaupt (2009). On éprouve de l’empathie pour quelqu’un qu’on comprend, dont on retrace une histoire. Plus la narration est développée, plus l’empathie est développée. Ce qui implique qu’on se fonde sur des histoires connues, où on se reconnait, et qui sont toujours liées à des modes de subjectivation. L’empathie comme la narration implique donc le danger d’une certaine circularité : comment développer une empathie si on met en cause les modes de subjectivation qui les sous-tendent ? La narration irait de pair avec l’empathie, irait de pair avec l’imagination, et avec les savoirs… et pour la libérer on peut donc passer par des fragmentations radicales, ouvrant la voie à une véritable resubjectivation, et à des empathies avec des sols, des mers, par-delà ou avec les vivants. On abandonne alors la position d’un sujet face au monde, pour se contenter d’être un sujet dans le monde, dans des formes de co-appartenance renouvelées.

 

Bibliographie

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Stengers, Isabelle, 2020, « Ursula Le Guin – Penser en mode SF », Épistémocritique, vol. 20.

Strathern, Marilyn, The Gender of Gift: Problems with Women and Problems with Society in Melanesia, Univ. of California Press, 1988.

Tarragoni, Federico, « Benjamin, dialecticien de la culture », Acta fabula (Essais critiques), vol. 16, n° 3, mars 2015 [www.fabula.org/acta/document9210.php].


1 Je n’ai pas trouvé d’études scientifiques qui attestent du temps passé et suppose qu’il devait être assez variable d’un environnement à l’autre. Le Guin s’appuie néanmoins sur de larges lectures ainsi que sur le savoir de ses parents anthropologues. Par ailleurs, depuis les travaux controversés de Richard B. Lee dans les années 1960, l’études ethnographique des chasseurs-cueilleurs contemporains indique que ceux-ci disposent de plus de temps libre et travaillent moins que les agriculteurs, voir par exemple : M. Dyble, J. Thorley, A. E. Page, D. Smith, et A. B. Migliano, « Engagement in agricultural work is associated with reduced leisure time among Agta hunter-gatherers », Nature Human Behaviour, 2019 [doi:10.1038/s41562-019-0614-6].

2 Certains croient à l’efficacité des narrations dominantes, et d’aucuns disent même que des blockbusters peuvent préparer les masses, par l’imaginaire, à une survie future indigente. Ainsi le philosophe Bert Olivier souligne dans ses différentes publications la fonction manipulatoire du kitsch et de l’imaginaire, compris un peu comme le définit Isabelle Stengers dans le présent numéro : comme ce qui n’ouvre pas l’imagination mais réserve des solutions illusoires et toutes faites. Voir par exemple B. Olivier (2009), Philosophy and the Arts, Peter Lang, 2009, chapitre 4 « Kitsch and Contemporary Culture ».

3 De nombreuses publications reviennent actuellement sur les généalogies des valeurs néolibérales, qui affectent les artistes et universitaires, qui doivent revoir leurs positionnements. Elles conduisent les chercheurs à revenir aux Lumières et à l’humanisme, sans remonter néanmoins au-delà, au néolithique ou paléolithique. Citons pour mémoire Eve Chiapello et Luc Boltanski, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 1999 ; Bojana Kunst, Artist at Work. Proximity of Art and Capitalism, Zero Books, 2015 ; Neztwerk Kunst&Arbeit, Art Works : Ästhetik des Postfordismus , B-Books, 2016.

4 Il s’appuie notamment sur les théâtres, au demeurant très différents les uns des autres, de Robert Wilson, Heiner Müller ou René Pollesch.

5 Rappelons qu’il est étymologiquement lié au verbe grec drân, agir.

6 Cette performance est issue de la collaboration de Folke Köbberling, Lydia Stäubli et Corinna Voigt (UNCCN). Notons que le campus des Nations Unies se situe à Bonn, dans les anciens locaux du gouvernement allemand, et qu’ainsi le festival reposait sur de nombreuses coopérations d’artistes avec des chercheurs et hommes politiques.

7 Je m’appuie ici sur le concept d’identité performative élaboré par Judith Butler dans le prolongement d’Austin et de Derrida. Selon la philosophe, chacun.e se construit, en reprenant à son compte des qualités, des parties de discours pour se désigner et se présenter aux autres. Chacun.e se rend intelligible par la reprise de schèmes narratifs et de concepts, même s’il.elle déplace ainsi constamment un peu le sens des mots ou du discours. On pourra se reporter entre autres à son maître ouvrage, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2006 [1990].

8 https://www.36pt5.org/ (consulté le 15 avril 2020).

9 Donna Haraway (2017) rejette l’appellation d’anthropocène et lui préfère celle de capitalocène ou de chthulucène.

10 « wo uns die situation als situation bewusst wird, ist sie bereits in eine krise geraten, die auf eine antwort drängt, welche nur in der konstruktion einer neuen situation bestehen kann ».

11 Le philosophe fait ici référence à la différence bien connue opérée par Walter Benjamin entre un vécu bref et sans conséquence (Erlebnis), et une expérience historique ou authentique (Erfahrung). Voir par exemple Tarragoni (2105).

Éliane Beaufils

Éliane Beaufils est maître de conférences en études théâtrales à l’université Paris 8. Agrégée d’allemand, diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris, elle a enseigné à l’ENSAM et dans les universités de Hambourg, Strasbourg, Francfort et Paris 4-Sorbonne. Elle est l’auteur de Violences sur les scènes allemandes (Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2010), Quand la scène fait appel… (L’Harmattan, 2014), ainsi que d’une trentaine d’articles français et allemands dans des revues et des ouvrages collectifs. Ses recherches portent sur les mises en scène et performances contemporaines, la performativité des corps et des voix, la réception de la violence et de la douleur, la pensée poétique, en particulier dans le théâtre de langues allemande et flamande.