3-« Sur », d’Ursula K. Le Guin : une nouvelle d’exploration écoféministe pour l’Anthropocène

image_pdfimage_print

 

Préambule

Lorsque j’étais jeune adulte nomade aux États-Unis (2005-2009), je me promenais toujours avec un sac qui contenait de petites pierres semi-précieuses : de l’améthyste (pour tempérer les addictions), de la pyrite (pour la bonne fortune), du cuivre (pour sentir les forces telluriques), de l’obsidienne (pour garder en mémoire le chemin des peuples autochtones), de la citrine (pour la lucidité), et de l’hématite (pour l’ancrage). Ces pierres me soutenaient dans mon exploration du continent nord-américain, car je les avais associées à des forces philosophiques et physiologiques. Elles m’invitaient à m’enraciner dans la terre et dans l’histoire. Dans mon sac, elles côtoyaient du tabac (pour offrir aux esprits des lieux), un carnet et un stylo (pour tenter de ne pas tout oublier), un collier ou un bracelet tissé que l’on m’avait offert (pour me souvenir que partout, l’amitié était possible) et un livre : Oh, The Places You’ll Go, de Dr Seuss. Une édition en petit format à la couverture rigide et violette comme les jacinthes des bois. Le poids de ce livre dans mon sac me rappelait ses premières lignes : « Congratulations ! Today is your day. You’re off to great places, you’re off and away…1 » (4). Au colloque Héritages d’Ursula Le Guin, qui s’est tenu à l’Institut du Monde Anglophone de la Sorbonne Nouvelle, en juin 2019, il m’a semblé que nous étions de ces petits êtres auxquels s’adresse Dr Seuss, disposés à découvrir d’immenses mondes imaginés.
A l’ère de l’Anthropocène, nous commençons à accepter que les grands voyages, les arpentages de mondes nouveaux, doivent s’envisager par l’imagination bien plus que par l’avion. L’opportunité qui m’est donnée d’écrire dans ce numéro d’Épistémocritique est une précieuse occasion d’évoquer la place qu’occupe désormais l’œuvre d’Ursula K. Le Guin dans mon sac à dos de ressources écoféministes. Les horizons que Le Guin aide à imaginer y ont remplacé l’améthyste et l’obsidienne de mes jeunes années. Ainsi que le suggère ardemment Isabelle Stengers dans ce numéro, il nous faut désormais cultiver l’étendue et la souplesse de nos imaginations pour « transformer des possibles qui rodaient dans les interstices de [notre] propre époque en ressources pour faire exister autre chose » (« Penser en mode SF », non paginé). Pour savoir où puiser cette inspiration transformatrice, il nous faut maintenir le dialogue avec ces êtres de fiction, et ces livres qui les contiennent, comme avec des forces « avec lesquelles nous apprenons constamment à penser, à sentir, à agir dans des mondes animés », ainsi que le souligne Thierry Drumm, également dans ce numéro (« De quoi les romans peuvent-ils nous rendre capables ? », non paginé).
En ce sens, les bibliographies et chronologies indicatives des productions littéraires et théoriques écoféministes mises en annexe de la traduction française de Dreaming the Dark2 par la philosophe en écologie politique Émilie Hache font d’elle une aiguilleuse du ciel écoféministe. Son répertoire d’autrices, de chercheuses et de récits écoféministes réunit les héroïnes de chair et de fiction, et dessine des constellations qui nous indiquent des directions possibles, nous invite à reprendre nos boussoles, et à déployer nos imaginations, sans prendre l’avion. C’est ainsi que j’ai pris connaissance de l’existence de la nouvelle « Sur », d’Ursula Le Guin, et c’est ainsi que ses protagonistes sont devenues mes camarades. C’est par là que « Sur » est devenue pour moi un exemple tutélaire d’une exploration écoféministe du monde.

Introduction

J’aimerais commencer mon analyse en mettant en regard deux extraits : le premier de la plume d’Ursula Le Guin, le second de celle d’Émilie Hache. Ces deux citations aideront à inscrire le travail de l’autrice de science-fiction dans le champ de l’écoféminisme.
Dans son introduction à la réédition, en 1976, d’un court roman intitulé The Word for World is Forest, qu’elle avait publié pour la première fois en 1972, Ursula Le Guin décrit ses engagements politiques de l’époque :

Tout au long des années 1960, dans ma ville natale des États-Unis, j’avais aidé à organiser et participé à des manifestations pacifistes, d’abord contre les tests de la bombe atomique, puis contre la poursuite de la guerre au Vietnam […] 1968 fut une année amère pour celles et ceux qui s’opposaient à la guerre. Les mensonges et l’hypocrisie redoublaient, ainsi que les massacres. De plus, il devenait clair que l’éthique qui approuvait la déforestation, la destruction des terres arables et le meurtre des non-combattants au nom de la « paix » était seulement un corolaire de l’éthique qui permet l’appropriation de ressources naturelles pour le profit privé ou le PNB, ainsi que le meurtre des créatures de la Terre au nom de « l’homme ». La victoire de l’éthique de l’exploitation, dans toutes les sociétés, semblait aussi inévitable qu’elle était désastreuse. (7, ma traduction)

En 1986, elle donne une conférence intitulée « The Carrier Bag Theory of Fiction », que l’on retrouvera éditée dans Dancing at the Edge of the World : Thoughts on Words, Women, Places, en 1989. Au fil de cette conférence, Le Guin développe ce qu’Émilie Hache désigne comme une « théorie fictionnelle du sac (à dos, à provision, en plastique) », qu’elle synthétise par les mots suivants :

Le Guin propose une théorie fictionnelle du sac (à dos, à provision, en plastique) par contraste avec les récits de science-fiction habituels de conquêtes, construits autour de héros virils dont le seul équipement se résume généralement à une arme, laissant le détail de l’intendance [housekeeping] à moins important. e. s qu’eux. Cette attention portée aux choses avec lesquelles se construisent les mondes, à ce avec quoi nous pensons, est ce dont nous avons besoin pour nous prémunir des récits écologiques héroïques, apocalyptiques ou non, dans lesquels il est désormais question de conquérir la « nouvelle frontière » qu’est le climat, sans se soucier de casser des œufs, ces derniers se trouvant dans des sacs portés par d’autres qu’eux… Il s’agit au contraire de trouver les moyens de ne pas considérer savoir à l’avance ce qui fera événement au sens ici de ce qui régénèrera, de ce qui préservera. (« Retour sur Terre », introduction à « De l’univers clos au monde infini », 24)

En premier lieu, dans le contexte contre-culturel et transatlantique de la fin des années 1960, Le Guin exprime son engagement antimilitariste, et tisse une corrélation entre, d’une part, la déforestation et la destruction des terres agricoles, et d’autre part le meurtre en masse des habitants et habitantes de ces terres. Elle indique que le massacre de la population vietnamienne, et l’anéantissement de leurs terres vivrières, de leur habitat, au sens large et noble du terme, sont constitutifs d’une « éthique de l’exploitation », qui permet la destruction des créatures terrestres au nom de l’homme. Ici, « homme » n’est pas à entendre au sens d’humanité, mais bien à celui d’un système patriarcal régi par un principe de non-mixité de genre, qui est un système d’exploitation des autres formes de vie.
Deuxièmement, la synthèse que Hache propose de « The Carrier Bag Theory of Fiction » illustre comment Le Guin relie, dans sa fiction, l’exploitation de l’environnement naturel par un système de domination masculine, et l’imaginaire héroïque qui lui est associé. Elle avance alors l’idée qu’une littérature qui nous élèverait (dans les deux sens du terme) à penser l’actuelle crise écologique plus collectivement, et plus réalistement, serait une littérature de la régénération, une littérature de la préservation, qui s’intéresserait plus aux faits d’apparence anodine, aux coopérations fluides, aux résiliences réfléchies, qu’au courage conquérant d’explorateurs de l’espace et autres inventeurs d’îles survivalistes réservées à d’égoïstes élites.
Pour montrer comment la nouvelle « Sur », publiée pour la première fois en 1982 dans The New Yorker, contient en germe une perspective écoféministe sur l’Anthropocène, je reviendrai d’abord sur l’exploit historique de l’exploration de l’Antarctique par l’espèce humaine, et sur le pendant science-fictionnel inventé par Le Guin dans ce court récit. Dans un second temps, j’analyserai les modalités d’exploration et d’habitation mises en œuvre par nos héroïnes (celles de chair et celles de fiction). Nous verrons ensuite de quelle façon Le Guin propose de construire sur les ruines de l’expansion territoriale occidentale, tout ceci afin de démontrer que la nouvelle « Sur » fonctionne en tant que contre-proposition écoféministe, qui vise à renouveler notre orientation, dans l’espace, tout autant que dans l’histoire.

I. Quand le tissu sert de sac, ou bien de drapeau

L’Histoire officielle date la découverte du Pôle Sud au 14 décembre 1911, et l’attribue au norvégien Roald Amundsen et à son équipe. La nouvelle « Sur » parodie le style des récits d’exploration territoriale populaires au tournant du XIXe et du XXe siècle, et attribue à une équipée fictive et féminine d’avoir atteint les coordonnées géographiques du Pôle Sud à l’hiver 1909. Le sous-titre de la nouvelle indique l’appartenance du récit à la tradition des récits d’exploration de l’Ère Héroïque de l’Empire britannique : « Relation succincte de l’Expédition du Yelcho en Antarctique, 1909-1910 ». En 1895, la British Royal Geographic Society le Pôle Sud comme étant le dernier territoire inconnu sur terre. La conquête du Pôle Sud par des explorateurs blancs clôt une longue période de colonisation du globe par les puissances impériales occidentales. Cet exploit est généralement présenté comme l’issue d’une compétition héroïque. Une course oppose l’équipe d’Amundsen à celle du Britannique Robert Falcon Scott. Amundsen, ses hommes et ses chiens, atteignent le pôle le 14 décembre 1911. Scott et son équipe y parviennent le 17 janvier 1912, pour y voir planté le drapeau norvégien. Sur la route du retour, l’équipe britannique meurt de froid à 20 kilomètres d’un dépôt de nourriture et de pétrole, prise dans un blizzard. Le journal de Scott est retrouvé dans sa poche, son dernier geste ayant été d’y écrire. Cet exploit historique est donc teinté d’échec, comme si l’héroïsme et la défaite devaient aller de pair pour raconter la grandeur de l’homme.
La non-mixité de genre qui caractérise la composition du groupe d’exploratrices inventé par Ursula Le Guin dans la nouvelle « Sur », révèle en creux l’étendue de l’emprise patriarcale au début du XXe siècle. Eva, Pepita, Dolores, Carlota, Zoe, Berta, Teresa, Juana et la narratrice mentent aux hommes dont elles dépendent économiquement afin de disparaître de l’environnement social où elles sont confinées. Ces femmes péruviennes, argentines et chiliennes concoctent, par et pour elles-mêmes, leur propre mission d’exploration polaire. La non-mixité dans laquelle elles s’organisent est conditionnelle de leur aventure. Elles ont recours à des « machinations alambiquées », à de « purs mensonges », elles doivent « employer des astuces », afin de se « rendre libres » (« Sur », 332), c’est-à-dire afin de s’extraire de l’emprise patriarcale sur leurs gestes, pensées, choix et modes de décision.
Le capitaine Pardo, en charge du navire qui les débarque en Antarctique, en 1909, redouble de recommandations : « restez bien sages — ne faites pas de voyages — ne prenez pas de risques — attention aux engelures — n’utilisez pas d’outils tranchants — faites attention aux crevasses dans la glace » (334), formulant ainsi autant d’injonctions liées au genre des protagonistes : faites attention a vos corps, n’utilisez pas d’outils dangereux, n’allez pas au-devant du danger, restez à votre place. L’équipée n’obéira pas à ces conseils avisés et paternalistes, et atteindra le pôle à l’hiver 1909, soit deux ans avant l’exploit canonique de Roald Amundsen. D’un côté, l’histoire des vainqueurs, et un drapeau planté aux coordonnées géographiques du Pôle Sud, le 11 décembre 1912. De l’autre, les sacs de voyage d’exploratrices subalternes et anonymes. Le geste littéraire de Le Guin ne doit toutefois pas être envisagé comme un simple renversement d’une certitude historique. Plutôt que la prouesse en elle-même, ce sont les finalités des tentatives de conquête du Pôle Sud par les puissances impériales qui sont subverties par celles des personnages de Le Guin. Point de drapeau, point d’honneurs, point de nations fières de leur exploit.
« Sur » est une nouvelle qui refuse de continuer de raconter « comment Caïn est tombé sur Abel, comment la bombe est tombée sur Nagasaki, comment le napalm est tombé sur les villageois, comment les missiles vont tomber sur l’Empire du Mal » (« La théorie de la fiction-panier », non paginé). Au contraire, la nouvelle contient, soutient, et porte ses protagonistes. En imaginant, par la fiction, que des femmes en sac à dos aient précédé des hommes munis de drapeaux, Le Guin aide à penser que l’appétit de la découverte puisse ne laisser aucune trace. Elle montre ainsi qu’il serait possible de refuser de s’inscrire dans la téléologie de la conquête masculine. Mais s’il n’y a pas de traces de leur passage, quelle histoire écrivent ces héroïnes ?
Elena Glasberg, dans « Refusing History at the End of the Earth », publié en 2002, explique que le paradoxe littéraire par lequel l’équipée s’exclut de toute possibilité de notoriété, et y accède néanmoins par la plume de l’écrivaine, est le véritable point de mire visé par le récit : « Le Guin coupe épistémologiquement l’herbe sous le pied de sa supercherie minutieusement conçue, en refusant le statut auquel pourrait prétendre sa contre-histoire. C’est le caractère littéraire (au sens fictif) qui lui permet d’accéder à une fable subalterne que les exigences positivistes de l’historiographie interdisent. » (112, ma traduction)

II. Habiter le monde

Glasberg et Le Guin ouvrent un espace de réflexion politique ; peut-on écrire un récit alternatif et s’émanciper tout à fait du récit dominant ? Peut-on subvertir à la fois les modalités et les finalités d’une idéologie hégémonique, en l’occurrence ici celle qui sous-tend la conquête et l’exploitation de nouveaux espaces ? Les femmes de l’équipée ont pour objectif d’observer un paysage inconnu. La narratrice raconte : « Y aller, voir — rien de moins, rien de plus […] Notre but se limitait à l’observation, et à l’exploration. […] Une ambition simple, je crois, et surtout modeste » (« Sur », 323). Cette humilité face à leur destination conditionne leur façon d’approcher l’espace, et de l’occuper.
Lorsqu’elles mettent pied-à-terre, huit manchots d’Adélie les saluent, qu’elles considèrent d’emblée comme des habitants de l’Antarctique, en leur attribuant des facultés de compréhension et d’interaction. La narratrice lit dans leurs « fortes exclamations un intérêt non dénué d’une certaine désapprobation : « Où diable étiez-vous donc ? Pourquoi avez-vous mis si longtemps à venir ? » (325). Les manchots leur indiquent alors la cabane, Hut Point, construite par les précédentes missions d’exploration.
Dans le regard de la narratrice, les manchots sont doués d’agentivité, de sensibilité, et de volonté. Les exploratrices les prennent en compte à la manière d’un autre groupe de subalternes, celui-ci issu d’une communauté animale. Elles-mêmes éduquées à être des subalternes, elles peuvent éprouver de l’empathie pour et faire preuve de solidarité avec d’autres groupes identifiés comme tels : « toutes les neuf nous étions, et nous sommes, de naissance et par éducation, de façon non équivoque et irrévocable, du côté de l’équipage, et non des officiers » (326).
Les abords de l’habitat construit à Hut Point sont jonchés d’ossements et d’ordures, l’intérieur est repoussant. L’une des exploratrices propose de mettre feu au taudis. Aucune n’émet l’idée d’y faire le ménage. La narratrice énonce alors une potentielle maxime écofeministe, dont nous allons brièvement examiner la traduction : « housekeeping, the art of the infinite, is no game for amateurs » (Le Guin, « Sur », The New Yorker, 41). Publiée en 1988, la version française propose : « le travail ménager, cet art du jamais fini, n’est pas un jeu d’amateurs » (Rouillé et Laroche, Les quatre vents du désir, « Sur », 329). J’aimerais proposer une variation, car housekeeping renvoie plutôt au maintien de la maison, et au travail domestique, du latin domus, et du grec oikos, où le terme « écologie » prend son sens, qu’à l’idée de travail ménager. L’art de la domesticité, est qualifié d’infini, et non pas de jamais fini. En insérant l’adverbe de négation jamais, la proposition de traduction publiée ferme l’envergure de l’adjectif infini. Comme les étendues blanches de l’Antarctique qu’elles ont décidé d’arpenter, la liberté que les femmes de l’expédition se sont octroyées est infinie. On pourrait donc sublimer la remarque de la narratrice sur la domesticité en une formule qui dirait : prendre soin de là où l’on vit, art infini des tâches quotidiennes, n’est pas un jeu d’amateurs.
C’est bien l’infini des perspectives qui s’ouvrent aux héroïnes qui anime leur décision d’aller construire ailleurs, et autrement. En révisant le concept de nature à l’aune des théories critiques du genre, le prisme écofeministe implique une utilisation intersectionnellement équilibrée des deux concepts qui le compose : l’écologie et le féminisme. La façon dont l’équipée procède à la construction de son habitat répond à ces critères.
Ne voulant pas reproduire l’abattoir-décharge qui entoure la cabine de leurs prédécesseurs ni s’exposer inutilement aux intempéries, elles décident de creuser leur habitat dans la glace. Berta et Eva en sont « ses architectes-décoratrices en chefs, ses plus ingénieuses constructrices-excavatrices, et ses occupantes les plus assidues et satisfaites. Sans cesse, elles inventaient de nouvelles améliorations pour la ventilation ; elles nous apprenaient a installer des lucarnes faitières ; ou bien encore elles nous révélaient quelque nouvelle adjonction creusée dans la glace vivante. » (333, j’ai rendu la traduction inclusive).
Les modalités de construction qu’imagine ici Le Guin sont influencées par la mouvance écologiste contre-culturelle des années 1960-70, comme le note Glasberg :

La description qu’elle fait du campement des femmes est l’entorse la plus radicale que contienne son histoire à l’imitation réaliste des récits d’exploration historiques qui façonne l’ensemble de la nouvelle : celle-ci se transforme alors franchement en utopie, invoquant un style nord-américain reconnaissable, invoquant aussi tout un répertoire de pratiques visant à vivre près de la terre, en connexion avec l’environnement naturel. (107, ma traduction)

III. S’orienter dans les ruines

Le Guin met ludiquement en mouvement des subalternes subitement dotées du pouvoir d’innover, de tracer des limites, de nommer et de répondre elles-mêmes à leurs besoins. Tandis que les modes organisationnels des équipes d’Amundsen et de Scott s’appuient sur un fonctionnement de type militaire, où les rôles sont régimentés et hiérarchisés, les voyageuses d’Amérique du Sud décident en chemin d’une organisation volontairement horizontale : « nous convînmes que si une situation devait se présenter, ou un danger extrêmement pressant exigerait que toutes obéissent sans discussion à une seule voix, l’honneur peu enviable de parler avec cette voix m’incomberait en premier ; que si j’étais hors d’état de le faire, Carlota, puis Berta prendraient ma place » (327). La narratrice insiste sur le caractère « peu enviable » du statut de celle qui doit décider, et se félicite que l’équipée n’ait jamais eu recours à ce pouvoir. Là encore, c’est en tant que subalternes qu’elles mettent en place ce système organisationnel.
Dispensées du rapport de domination où elles évoluent socialement, elles s’octroient alors le pouvoir de nommer ce qui les entoure. Non pas pour dominer l’espace, mais pour s’y orienter. Elles ont temporairement, et fictionnellement, accès à un pouvoir qui leur est, en réalité, refusé depuis des siècles, en tant que femmes, et en tant que natives d’un peuple racisé : « nous donnâmes des noms à ces pics, sans nous prendre trop au sérieux, car nous ne nous attendions pas à ce que nos découvertes parviennent à l’attention des géographes ». Les sommets et glaciers sont ainsi renommés : « Le Grand Nez de Bolivar » ; « Je suis le General Rosas » ; « Le Faiseur de Nuages » ; « L’orteil de Qui ? » et « Le Trône de Notre-Dame de la Croix du Sud » (339).
L’humilité et l’humour avec lesquels elles nomment le relief qu’elles arpentent participent d’une même non-hiérarchisation des formes de vie et d’existence que l’attention qu’elles prêtent aux autochtones de l’Antarctique. Creusant le sillon d’une historiographie féministe émancipatoire, Le Guin montre que l’écofeminisme, en tant que pratique et conscience culturelle, n’est presque pas de la science-fiction. En produisant le récit d’une contre-histoire qui n’a pas vocation à renverser l’ordre établi, mais à le déstabiliser, Le Guin effectue un geste littéraire et écoféministe de réappropriation, mieux exprimé encore dans le terme anglais reclaim. Émilie Hache en propose une définition en introduction de l’anthologie de textes écoféministes au titre éponyme : “[Reclaim] signifie tout à la fois réhabiliter et se réapproprier quelque chose de détruit, de dévalorisé, et de le modifier comme d’être modifiée par cette réappropriation” (23). L’effet produit est ainsi bilatéral, il agit dans deux directions opposées. Les femmes ne laissent ni empreintes de pas ni drapeau au Pôle Sud, mais elles ont tout de même foulé du pied une wilderness métaphorique, celle de l’exploration de l’inconnu, qui leur était interdite. Elles sont en retour modifiées par cette aventure, ayant rassemblé les conditions d’exploration de leur propre wildness, de leur part sauvage, c’est-à-dire non domestiquée par le contexte social prévalent.
Le contact qu’elles établissent alors, entre elles, et vis-à-vis d’elles-mêmes, constitue l’espace écopoétique que Le Guin dessine dans cette nouvelle. Une fois leur habitat construit et fonctionnel, Berta se fabrique un atelier où elle sculpte la glace, sachant fort bien que ses œuvres ne seront pas exposées : “peut-être sont-elles encore là-bas, sous la neige, dans cette bulle sous la Grande Barrière […] Mais elle n’aurait pu les rapporter dans le Nord. Telle est la rançon de sculpter dans l’eau” (333). Peut-être que d’écrire de la science-fiction, qui plus est écoféministe, revient à sculpter de l’eau, car là où ruissellera le récit n’est pas maîtrisable. Au retour dans leurs sphères domestiques respectives, les femmes taisent l’aventure, ne souhaitant même pas que leur exploit en fût un : « j’étais contente que nous n’y eussions laissé aucune trace, car un homme pourrait bien y venir quelque jour, avec le désir d’être le premier. Pour quel idiot ne se serait-il pas pris, s’il avait trouvé une marque! Et cela lui aurait sans doute brisé le cœur » (341).
Les exploratrices ont au contraire à cœur de transmettre leur épopée sous forme de légendes, ou de comptines. La narratrice les invente pour expliquer à ses enfants pourquoi il lui manque des orteils, qu’elle dit mangés par le loup blanc nommé Blizzard. Elle leur raconte comment « la cousine Juana buvait une tasse de thé, en se tenant debout sur le derrière du monde sous sept soleils, et bien d’autres contes de fées… » (342).

Conclusion

Dans The Mushroom at the End of the World, On the Possibility of Life in Capitalist Ruins, paru en 2015, l’anthropologue Anna Tsing propose d’envisager la précarité comme une condition de notre temps. C’est dans cet espace précaire que les femmes du récit construisent une histoire, sur les ruines d’une expansion territoriale presque achevée. Elles construisent sans que l’instabilité de leur condition ne les décourage. Bien au contraire, cette précarité les libère, les inspire, et les rassemble.
Au cours de l’année 2019, j’ai proposé l’étude de cette nouvelle d’Ursula Le Guin à un collectif écoféministe d’éco-construction, les Cruel.le. s Truel.le. s. Organisé. e. s en mixité choisie sans hommes-cis, ces femmes-cis, femmes-trans et hommes-trans se réapproprient la possibilité de construire des habitats écologiques, en se transmettant savoirs-faire, et savoirs-vivre, dans un souci d’équilibrer horizontalement les relations entre celles et ceux qui savent, et celles et ceux qui apprennent.
Lors d’un chantier, nous avons isolé une cabane en bois de 16 m² avec une tonne de terre argileuse, et une demi tonne de paille, approvisionnées localement, à seize personnes par jour, pendant six jours. À la façon des exploratrices de « Sur », horizontalement organisé. e. s, intergénérationnellement rassemblé. e. s, et transféministement engagé. e. s, nous avons cuisiné, échangé, appris, construit, et terminé notre ouvrage. Nous avions renommé les façades de la cabane pour nous orienter, en hommage à des héroïnes que nous avions en commun. Nous sommes ainsi entré. e. s dans un temps suspendu, difficile à expliquer à quiconque entend le mot patriarcat comme un concept, et non comme une force tangible, qui empêche de penser, de dire, de publier, de se rassembler, de s’épanouir. Un temps pourtant nécessaire à raconter, à expliquer, à faire vivre par le récit et au travers des mémoires. Pour à chaque fois me confronter au même scepticisme : ne serions-nous pas en train de reproduire le caractère exclusif que nous reprochons au patriarcat ? Pourquoi vous organisez-vous entre vous, et pas avec nous ? Et parfois, à bout de souffle ou à bout d’idées pour répondre, je leur disais : « vous connaissez Ursula Le Guin ? »

 

 

Bibliographie

Dr Seuss, Oh The Places You’ll Go, New York, Random House, 1990.
Glasberg, Elena, « Refusing History at the End of the Earth », Tulsa Studies in Women’s Literature, vol 21, n° 1, printemps 2002, p. 99-121.
Hache, Émilie, « Préface, chronologies et bibliographies indicatives », Rêver l’Obscur, trad. Morbic, Paris, Editions Cambourakis, coll. « Sorcières », 2015.
_____ « Retour sur Terre » (introduction), De L’univers clos au monde infini, Paris, Éditions Dehors, 2014.

_____ « Reclaim Ecofeminism! » (introduction), Reclaim, recueil de textes écoféministes, Paris, Editions Cambourakis, collection « Sorcières », 2016.
Le Guin, Ursula K., The Word for World is Forest, New York, GP Putnam’s Sons, 1976.
_____ « Sur », The New Yorker, New York, juillet 1982, p. 38-46.
_____ « The Carrier Bag Theory of Fiction », Dancing at the Edge of the World: Thoughts on Words, Women, Places, New York, Grove Press, 1989, p. 165-171.
_____ « Sur », Les quatre vents du désir, trad. P. Rouillé et M. Laroche, Paris, Pocket, 1988.
_____ « La théorie de la fiction-panier », trad. A. G. Cohen, octobre 2018 [www.terrestres.org/2018/10/14/la-theorie-de-la-fiction-panier/].
Moutel, Noémie, « Explorations écoféministes : transmission de savoirs et coopération en mixité choisie », Séminaire des ateliers du genre, Université de Caen, 4 avril 2019 [http ://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/forge/5945].
_____ « La Métaphore du Viol de la Terre : Principes Ecoféministes », Essais, Revue Interdisciplinaire d’Humanités, Université Bordeaux-Montaigne, printemps 2017.
Tsing, Anna Lowenhaupt, The Mushroom at the End of the World, On the Possibility of Life in Capitalist Ruins, Princeton, Princeton University Press, 2015.

 

1– « Félicitations ! Aujourd’hui c’est ton jour. Tu pars pour de grandes destinations, tu décolles et t’en vas… » (ma traduction).

 

2– Publié par Beacon Press en 1997 pour la première fois, Dreaming the Dark (Rêver l’Obscur) est un essai de l’activiste écoféministe états-unienne Starhawk.

Noémie Moutel

Noémie Moutel est agrégée de civilisation des mondes anglophones, doctorante et chargée d'enseignements à l'Université de Caen Normandie depuis 2013. Elle a récemment publié « La Métaphore du Viol de la Terre: une proposition écoféministe » dans Écologies et Humanités et « Theodore Roszak's Glade in the Memoirs of Elizabeth Frankenstein: an Ecofeminist Dwelling of Emancipation » dans Dwellings of Enchantment: Writing and Reenchanting the Earth, édité par Bénédicte Meillon.