4-Construction des identités féminines dans le
Cycle de Terremer
d’Urusla K. Le Guin et évolution de la pensée critique féministe

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par Hélène Barthelmebs

Dès le XVe siècle, avec entre autres le tristement célèbre Malleus Maleficarum ou Marteau des Sorcières (1482), c’est le caractère fondamentalement féminin de la sorcellerie qui est pointé, comme le souligne l’historien Jules Michelet dans La sorcière (1862). Les femmes y apparaissent prédisposées aux pouvoirs occultes et à la magie noire. Mauvaises par essence, il convient de les domestiquer, de les civiliser, de les contrôler afin de les intégrer aux normes sociales. En 2018, Mona Chollet revient d’ailleurs à travers un manifeste féministe sur ces figures de sorcières, devenues intemporelles, pour les analyser en tant que construction sociale dans Sorcières. La Puissance invaincue des femmes. Elle y démontre que la sorcellerie a représenté une possibilité d’accusation au service du patriarcat : elle est un outil de domination, qui reflète avant tout la peur d’un soulèvement des femmes, d’un empowerment pour reprendre la terminologie féministe.

Pour cette réflexion1, nous proposons une analyse de la construction des figures littéraires des sorcières en regard de la pensée phallocentrée qui caractérise les territoires de Earthsea (Terremer). Débuté en 1968, lors de la période qui a vu émerger la deuxième vague des études de genre, et continué en 1990, le Earthsea Cycle écrit par Ursula Kroeber Le Guin se caractérise par une réflexion très actuelle sur la place des femmes. Sans créer un monde – dans ce cycle tout du moins – qui repousse les frontières dans lesquelles nous pensons les genres sexués, cette œuvre constitue une double (r)évolution, d’abord en marquant l’accession d’une femme au monde fermé de la science-fiction et de la fantasy, ensuite avec la place accordée à des personnages féminins traditionnellement maintenus dans l’ombre. Comme souvent, c’est à la manière des épopées antiques que s’ouvre le Earthsea Cycle ; à la différence toutefois que le narrateur omniscient ne s’y attache pas d’emblée à « des haut-faits des ancêtres glorieux2 » mais à ce qui les précède, ici l’enfance du personnage de Ged, dit Sparrowhawk (l’Épervier), narrant ainsi un avant à ce qui se présente comme un mythe :

Of these some say the greatest, and surely the greatest voyager, was the man called Sparrowhawk, who in his day became both Dragonlord and Archmage. His life is told of in the Deed of Ged and in many songs, but this is a tale of the time before his fame, before the songs were made3 (Le Guin, Earthsea Quartet, 13).

C’est cette approche du mythe, tel que le définit Mircea Eliade dans Aspects du mythe (1963), c’est-à-dire en tant que récit d’une création4, qui retient notre attention : dans le récit de ce héros en devenir, dans ces descriptions d’un monde en plein bouleversements, de quelle manière les différences entre femmes et hommes sont-elles construites ? Nous proposons ainsi de lire Earthsea comme un mythe de création des différences entre femmes et hommes.

Pour le dire autrement, l’utopie qui sous-tend l’écriture de Earthsea permet d’explorer les différences entre femmes et hommes et de (d)énoncer la hiérarchisation genrée. En rebondissant sur le constat que faisait Annis Prat5 au sujet de la collusion entre le soi et le collectif dans ce cycle d’Ursula K. Le Guin, le fil conducteur de cette réflexion s’attachera aux tensions entre identité individuelle et identité collective au travers des figures de sorcières comme affirmation d’un pouvoir féminin.

I. Earthsea Cycle comme réflexion féministe

Sans entrer dans une discussion portant sur la fantasy, force est de constater qu’Ursula K. Le Guin se démarque des standards d’un genre littéraire longtemps dominé par des écrivains masculins. Comme le souligne Catherine Dufour dans un article du Monde diplomatique paru peu après le décès de l’autrice en janvier 2018, « ce n’est qu’à la fin des années 1960 qu’un prix prestigieux fut attribué́ à une femme, Ursula K. Le Guin. Il est vrai, circonstance quelque peu atténuante, que les autrices ne représentaient alors que 10 à 15 % des écrivains du genre » (27). La fantasy, au demeurant éloignée des genres dits majeurs (à l’instar du traité ou de l’essai), est longtemps restée sous domination masculine, qu’il s’agisse de ses autrices ou de ses histoires. Il faudra effectivement attendre les années 1970, avec la deuxième vague des études de genre, pour que les femmes soient enfin représentées sur la scène de la science-fiction et de la fantasy. Ursula K. Le Guin fait partie des pionnières qui ont ouvert la voie aux écrivaines. Elle accède à la notoriété dès 1969 avec la parution de The Left Hand of Darkness (La Main gauche de nuit) ; par la suite, son œuvre sera à de nombreuses reprises saluée par la critique, ce qui renforce encore l’accession de l’autrice au rang de classique. Particulièrement prolixe, Ursula K. Le Guin est l’autrice d’une œuvre variée : une vingtaine de romans, plus de cent cinquante nouvelles, six recueils de poésie, ainsi que des essais et des livres pour enfants. Elle obtient par cinq fois le prix Hugo, par six fois le prix Nebula et dix-neuf prix Locus. Il convient ici de préciser que la consécration d’Ursula K. Le Guin par l’obtention de prix littéraires l’avait mise en compétition non seulement avec des écrivains, mais aussi avec des écrivaines, à l’instar de Joanna Russ. La posture d’abord non militante – jusqu’aux années 1980 – qu’adopte l’autrice, face à des autrices plus engagées dans la lutte pour l’égalité entre femmes et hommes, explique sans doute que son œuvre ait été davantage retenue par des instances de légitimation et une critique qui, au demeurant, étaient davantage l’apanage des hommes.6 De fait, la légitimité des écrivaines sur la scène littéraire toute entière reste sujette à caution7, y compris dans des genres qui ont été moins valorisés, à l’image de la fantasy ou de la science-fiction.

S’impose à nos yeux une lecture féministe de l’œuvre d’Ursula K. Le Guin, à l’aune des outils et réflexions fournis par les études de genre. Cela, d’autant plus que la réception identifie clairement le cycle Earthsea comme empreint de féminisme : « Her range was enormous, from the fantasy classic A Wizard of Earthsea (1968) to the great explorations of genetic engineering, gender, war and environmental despoliation in works such as The Dispossessed (1974)8 » (Barr, 29). À titre d’illustration, le personnage de Tenar – sur lequel nous reviendrons – a d’ailleurs été classé à la sixième place du « Top 10 » des héroïnes féministes dans la littérature jeunesse, qu’établit l’écrivaine finnoise Maria Turtschaninoff pour The Guardian, aux côtés des personnages féminins tels que la Princesse Eilonwy des Chronicles of Prydain (1964-1968) de Lloyd Alexander ou encore Sophie Hatter du Howl’s Moving Castle (1986) de Diana Wynne Jones – mis en film, de même que Les Contes de Terremer, par le Studio Ghibli, respectivement en 2004 et en 2005. Ce classement, pour tout aussi arbitraire qu’il puisse être, a le mérite de souligner le statut de personnage principal auquel accède ces héroïnes. Élisabeth Vonarburg revient sur les affinités entre féminisme et science-fiction :

D’abord, la SF a pour ancêtre l’utopie, et imagine donc des modèles de société autres, tout comme le féminisme est obligé de le faire ; ensuite, [elle] permet d’aborder les problèmes des femmes d’un point de vue créatif et non réactif comme la littérature normative ; enfin, la distance mythique retrouvée dans la SF permet aux autrices et aux lectrices d’accéder pleinement au registre héroïque, qui leur est souvent dénié par la littérature normative (1994, 453).

La fantasy tout comme la science-fiction offrent un terreau fertile pour l’exploration des rapports genrés. Au moment s’amorce le Earthsea Cycle, les personnages féminins sont encore cantonnés à des rôles secondaires ; il ne fait pas exception quant à la place accordée traditionnellement aux femmes dans les œuvres littéraires, où elles apparaissent dans des rôles de compagnes de héros ou de potentielles conquêtes amoureuses, à l’instar de Arwen chez Tolkien ou de Viviane dans les nombreuses réécritures du cycle arthurien9, ou d’antagonistes monstrueux, à l’image de Shelob chez Tolkien (inspiré de la mère de Grendel dans Beowulf), les méchantes sorcières dans les contes et leurs adaptations Disney, etc. Si leurs places restent parfois importantes, elles laissent toutefois la part belle à un héros exclusivement masculin. Constitué à l’origine de trois opus (A Wizard of Earthsea 1968, The Tombs of Atuan 1971, The Farthest Shore 1974) le cycle s’attache à la figure centrale de Ged, à l’exception toutefois du deuxième tome dans lequel le lectorat ne retrouve le mage qu’au moment de sa rencontre avec Arha, qui polarise l’attention de ce deuxième opus. Avec le contexte de prolongation du cycle en 1990, l’autrice se détache des codes d’écriture phallocentrés pour explorer plus précisément la place des femmes dans l’univers de Earthsea. Le roman Tehanu (1990) ainsi que le recueil Tales from Earthsea (2001) font une plus large place aux sorcières : les personnages de Therru (Tehanu), d’Arha (Tenar) ou encore de Orm Irian se voient placés au centre de la narration et déploient une réflexion quant à la condition féminine dans des sociétés présentées comme traditionnelles et patriarcales. Le dernier opus du cycle, The Other Wind (2001) vient marquer une réconciliation entre les espèces humaines, hardiques et dragons. Tehanu y retrouve sa véritable nature de femme-dragon, marquant ainsi le retour à l’équilibre par son hybridité.

Par ailleurs – et cela constitue notre fil conducteur –, les quelques femmes qui émaillent le récit apparaissent toutes liées à la sorcellerie et/ou aux forces chtoniennes. Ce terme désigne les forces qui relèvent de l’intérieur de la terre (χθών), des enfers telluriques et souterrains. Dans la mythologie grecque, elles s’opposent aux forces ouraniennes ou éoliennes, i.e. célestes. Au sein de l’univers de Terremer, où il n’y a finalement de femmes que sorcières, cette séparation se trouve nettement exploitée : si les hommes tirent leur pouvoir d’un don inné couplé à la connaissance des « vrais noms », les femmes appartiennent quant à elles aux forces telluriques ; cela n’est pas sans rappeler les structures anthropologiques de l’imaginaire telles que les a théorisées Gilbert Durand dans Les Structures anthropologiques de l’imaginaire (1969). La cause de l’oppression des sorcières, qui sont sous la plume d’Ursula K. Le Guin les représentantes des femmes, réside justement dans cette bipartition genrée de la puissance, car « To them [the men], the Old Powers are abominable. Women’s powers are suspect, because [men] suppose them all connected with the Old Powers10 » (Le Guin, Tales from Earthsea, 85). Tout procède dans cette œuvre comme si les femmes, pour sortir de l’ombre, ne pouvaient en passer que par ce rôle social éminemment ambigu, à mi-chemin entre puissance et asservissement à des forces qui les dépassent. L’historien Jules Michelet, dans La Sorcière (1862), rappelle à ce propos que, si les sorcières peuvent se prévaloir de pouvoirs surnaturels, elles n’en sont pas moins les victimes de sociétés qui leur refusent d’échapper par ce biais à leur condition. Elles demeurent subordonnées à un ordre phallocentrique du monde. Nous pourrions même dire phallogocentrique (xvii), selon le terme forgé par Jacques Derrida dans Marges de la philosophie (1972), c’est-à-dire soumises à une philosophie occidentale qui accorde la primauté au logos et au phallus, en instituant un discours centré sur une libido – dans tous les sens du terme – masculine.

II. Femmes et pouvoirs occultes dans Earthsea Cycle

Le statut de la sorcellerie féminine est d’emblée présenté comme moins important, et de moindre puissance, que la magie masculine. La sorcellerie conjuguée au féminin soulève la méfiance, le doute et le mépris :

Village witches, though they might know many spells and charms and some of the great songs, were never trained in the High Arts or the principles of magery. No woman was so trained. Wizardry was a man’s work, a man’s skill; magic was made by men. There had never been a woman mage. Through some few had called themselves wizard or sorceress, their power had been untrained, strength without art or knowledge, half frivolous, half dangerous.11 (Le Guin,Tehanu, 32)

Le lectorat voit se découper une frontière entre sorcellerie féminine (sorceress) et magie masculine (wizard), qui oppose respectivement une « forme populaire de magie noire12 » et un « art fondé sur une doctrine qui postule la présence dans la nature de forces immanentes et surnaturelles13 ». Et, de fait, les hommes occupent le sommet de la pyramide sociale et dominent la hiérarchie qui structure la pratique de la magie : l’école de Roke leur est exclusivement réservée, le titre de mage ne se décline qu’au masculin, et le respect témoigné aux mages se voit présenté comme une coutume importante. Pourtant, une analyse plus attentive nuance fortement ce constat et amène à considérer les stratégies d’écriture de l’autrice.

Tout d’abord, les sorcières échappent à la condition féminine commune, celle de femmes ordinaires. Celles-ci ont en commun de receler un pouvoir, inquiétant sans être défini comme dangereux, qui les fait accéder au rang de sujets à part entière, bien qu’elles demeurent méprisées : « “Don’t you understand?” he said, exasperated with her for not understanding, because he had not understood. “A wizard can’t have anything to do with women. With witches. With all that”14 » (Le Guin, Tales from Earthsea, 201). Pourtant, c’est bien parce qu’elles sont puissantes qu’elles apparaissent dans le récit.

1. « Ils la craindront ! »

Certes méprisées et considérées comme inférieures aux mages, elles n’en recèlent pas moins un pouvoir inquiétant : « “They will fear her!15” » (Le Guin, Tehanu, 19) s’exclamera d’ailleurs la mage Ogion en découvrant la petite Terruh dans Tehanu. Pressentant sa nature réelle, puissante et terrible, il la reconnaît pour ce qu’elle est au-delà des apparences. Le pouvoir féminin, intimement lié aux puissances chtoniennes, apparaît comme une réponse à la domination patriarcale qui s’exerce à l’encontre des femmes. Maintenues dans un statut inférieur, les femmes de Terremer sont pourtant à l’origine des connaissances transmises aux hommes. Ogion enjoindra Tenar à éduquer l’enfant en s’exclamant : « Teach her, Tenar… teach her all16 » (Le Guin, Tehanu, 21), soulignant dans cette exclamation que ce sont toutes les femmes qui doivent pouvoir accéder à une éducation qui ne soit pas « doing what a woman should do: bed, breed, bake, cook, clean, spin, sew, serve17 » (Le Guin, Tehanu, 31). Se faisant, l’autrice prend fait et cause pour l’accès des femmes aux savoirs et à la connaissance. Ce topos, récurrent dans l’Histoire littéraire, rejoint les plaidoyers féministes depuis Christine de Pizan jusqu’à Simone de Beauvoir – pour s’arrêter à l’autrice du Deuxième sexe qui marque l’entrée dans la deuxième vague18 du féminisme.

Comme le souligne Ursula K. Le Guin dans son avant-propos aux Tales from Earthsea, la nécessité d’une quête anthropologique s’est imposée à elle ; le recueil de nouvelles vise à « éclairer la manière dont certaines traditions et institutions de l’Archipel apparurent » (Le Guin, Tales from Earthsea, 14, traduction personnelle). Elle revient dans le premier conte, intitulé « The Finder » (traduit par « Le Retrouvier » en français), sur la création de l’École de Roke où sont formés les magiciens. Si dans la trilogie d’origine, il est explicitement mentionné qu’elle est réservée aux seuls hommes – laissant donc supposer qu’ils sont les seuls dépositaires d’une magie noble – la nouvelle écrite après 1990 vient démentir cette affirmation. Originellement, l’École a été fondée, sur l’île de Morred, par « les femmes de la Main ». Cette dénomination renvoie bien entendu à un grand nombre de fondatrices parmi les fondateurs de l’École ; Médra, le personnage principal, rencontrera d’ailleurs plusieurs d’entre elles durant le périple qui l’amènera à devenir Maître Portier. C’est donc un pouvoir féminin qui a donné naissance au plus haut lieu de magie existant dans l’univers de Earthsea. Cependant, Ursula K. Le Guin se garde de tout manichéisme : si les femmes sont certes majoritaires sur l’île, elles n’ont pas pour autant exclu les hommes qui ont tout à fait leur place parmi elles. Se faisant, l’écrivaine peint un univers qui, dirigé par des femmes, se montre bien plus juste que celui qui adviendra sous la pression des seuls magiciens qui, eux, souhaitent « a separate house, so they can keep themselves pure. (Le Guin, Tales from Earthsea, 136) »19 Ce que le lectorat retrouve dans la nouvelle « Darkrose and Diamond » qui reprend l’institution du célibat des prêtres, mais ici toujours les mages. Comment ne pas faire ici le parallèle avec le catholicisme dans lequel seuls les mâles sont détenteurs du savoir divin, et pour cela se protègent de la tentation féminine.

Cette égalité de traitement originelle entre femmes et hommes amène à envisager une équité au niveau de leurs pouvoirs : sorcellerie et magie étaient considérées comme semblables, mais de nature différente. Il était donc possible aux sorcières et aux magiciens d’œuvrer de concert et de partager buts et lieux de vie. Cela nous permet, à l’instar de Lynette Douglas et de Deirdre Byrne dans leur article « Womanspace : The Underground and the Labyrinth in Ursula K. Le Guin’s Earthsea narratives » (2014), d’envisager l’œuvre d’Ursula K. Le Guin comme relevant des théories féministes développées par la deuxième vague des études de genre. Représenté, entre autres, par Luce Irigaray, Adrienne Rich ou encore Carol Gilligan, le si décrié French feminism – qui s’inscrit dans la deuxième vague féministe, mais prône une reconnaissance des différences – envisage l’égalité entre les genres par une remise en question des structures de pouvoir actuelles en valorisant notamment les spécificités féminines. Ursula K. Le Guin développe effectivement un monde dans lequel le pouvoir féminin relève de caractéristiques qui lui sont propres et qui se voient socialement valorisées et acceptées. L’autrice est néanmoins consciente que la source de l’inégalité repose sur la manière dont la construction sociale des sexes pense la primauté masculine :

Veil said, « if you’ll forgive me, dear brother. Men are of more account to other men than women and children are. We might have fifty witches here and they’ll pay little heed. But if they knew we had five men of power, they’d seek to destroy us again. »

« So though there were men among us we were the women of the Hand, » said Ember.20 (Le Guin, Tales from Earthsea, 118)

Ainsi, les sorcières représentent moins que les magiciens, et dès lors il s’agit de les maintenir sous domination – comme en témoigne la « pyramide sociale » qui interdit aux femmes l’accès à l’école de Roke. Pourtant, cette volonté de maîtriser les sorcières trouvent surtout sa source dans une dangerosité perçue comme ontologique : leur puissance, car indomptable et chtonienne, éveille la crainte et la méfiance. Cela se retrouve dans le mythe de la Femme Sombre qui « was in league with the Old Powers of the earth […] weaving vast spells over land and sea that compelled men to her evil will…21 » (Le Guin, The Farthest Shore, 74). Le discours social construit donc un genre féminin qui serait dangereux et mortifère par essence.

Le personnage de Tenar est à ce titre un travail scripturaire des identités féminines. Elle est dite « la Dévorée » dans les tombeaux d’Atuan, car sa vie toute entière a été sacrifiée aux Innommables, ces puissances obscures qui règnent sur des profondeurs sombres et silencieuses. Cet univers chtonien est exclusivement féminin : nul homme n’y a accès, à l’exception d’eunuques. Cela amène à questionner les identités féminines en ce qu’elles peuvent receler de spécifique. La sorcière tante Mousse (Aunt Moss) propose d’ailleurs à Tenar une définition de cette nature féminine insaisissable :

A woman’s a different thing entirely. Who knows where a woman begins and ends? Listen mistress, I have roots, I have roots deeper than this island. Deeper than the sea, older than the raising of the lands. I go back into the dark… I go back into the dark! Before the moon I am, what a woman is, a woman of power, a woman’s power, deeper than the roots of trees, deeper than the roots of islands, older than the Making, older than the moon. Who dares ask questions of the dark? Who’ll ask the dark its name?22 (Le Guin, Tehanu, 57)

Il y a ainsi un caractère insaisissable/indéfini (where a woman begins and ends), originel (before, deeper, older) et lié à la « noirceur » fertile (puisque liée aux racines et précédant et donnant lieu à « the Making » de la puissance féminine, qui échappe aussi à la « magie phallogocentrée » basée sur les noms (who’ll ask the dark its name). Ces caractéristiques renforcent l’impossibilité d’appréhender et de saisir – tant au sens commun que philosophique – une identité féminine. Ce faisant, elles échappent à la conceptualisation et se voit donc construite comme dangereuses. Ce constat de la menace que constituent les femmes s’applique particulièrement au personnage de Therru, qui apparaît emblématique de la position sociale réservée aux femmes. Violée, brûlée sur la moitié de son corps et laissée pour morte par ses propres parents, la fillette est recueillie par Tenar dans Tehanu. Si elle est prise en pitié par quelques sorcières, elle subit surtout la méfiance des habitants de l’île de Gont qui la suspecte d’être responsable des violences subies, et ce d’autant qu’elle en porte des stigmates qui l’enlaidissent. C’est là un point primordial sur lequel insiste Ursula K. Le Guin : les victimes féminines semblent immanquablement porter la faute des crimes qu’elles ont subis – déculpabilisant du même coup le ou les bourreaux. Cela reste aujourd’hui un sujet d’actualité et une des causes pour lesquelles se regroupent les féministes. Il y a donc une double peine pour la jeune fille : elle est non seulement victime de mauvais traitements et de violence, mais aussi de la pression populaire. Il n’en demeure pourtant pas moins que Terruh est porteuse d’un pouvoir bien supérieur à celui de ses persécuteurs : elle se révèlera être un être hybride, mi-femme, mi-dragon, qui prendra son envol à la fin du Other Wind, le dernier opus du cycle. Dans la nouvelle « Dragonfly » (mot signifiant « Libellule » en français, mais où l’on entend clairement « vol de dragons ») sa nature hybride de dragon lui confère une force intérieure qui est synonyme d’émancipation et de libération. Le pouvoir de Terruh/Tehanu, tout comme celui Omr Irien de la nouvelle « Le Conseil du Dragon » dans The Other Wind, repose justement sur une nature duelle :

My name was Irian, of the Domain of Old Iria on Way. I am Orm Irian now. Kalessin, the Eldest, calls me daughter. I am sister to Orm Embar, whom the king knew, and grandchild of Orm, who killed the king’s companion Erreth-Akbe and was killed by him. I am here because my sister Tehanu called me.23 (Le Guin, The Other Wind, 176)

Hybrides, femmes et dragons recèlent les caractéristiques de deux espèces, et échappent ainsi aux caractérisations identitaires monolithiques. De plus, il y a appartenance à une généalogie transhistorique et mythique qui se combine ici à une sororité incluant Tehanu : leur histoire commune transcende la courte histoire commune des hommes – de même que la puissance féminine ancestrale est plus ancienne que la « magie masculine ». Ainsi, femmes et dragons ont en commun d’appartenir aux marges des sociétés de Earthsea et de recéler des pouvoirs inquiétants dont les hommes se méfient. Tout aussi indomptables et inquiétants, dragons et femmes apparaissent comme radicalement autres. Maria Rosariò Monteiro précise au sujet de la triade dragons-femmes-mort qu’elle reste en périphérie du récit : « They intervene, they act, but Ged, mages and society as a whole do not know them, do not understand their nature. » (Ursula K. Le Guin, Literature and otherness, 64) Ce faisant, les femmes échappent à l’économie patriarcale des sexes et agissent à la manière de révélateurs de la domination patriarcale qui est à l’œuvre dans Earthsea. En liant dragons et femmes, Ursula K. Le Guin file une métaphore qui leur confère une même origine et un même savoir ontologique qui échappe à la bicatégorisation en Bien et Mal, grâce à une hybridité fondatrice. Et ce, contrairement aux hommes, car :

The dragons are avaricious, insatiable, treacherous; without pity, without remorse. But are they evil? Who am I, to judge the acts of dragons?… They are wiser than men are. It is with them as with dreams, Arren. We men dream dreams, we work magic, we do good, we do evil. The dragons do not dream. They are dreams. They do not work magic: it is their substance, their being. They do not do; they are.24 (Le Guin, Earthsea Quartet – The Earthsea Shore, 334-335)

En plaçant ce constat dans la bouche d’un homme, Ursula K. Le Guin renforce la puissance de l’assertion : ce ne sont pas les femmes qui se vantent de cette nature autre, mais un Archimage respecté qui tire une conclusion quant à une nature féminine à rapprocher de celle des dragons – et qui s’oppose donc à celles des hommes. Cela est d’autant plus important que l’autrice remet par là-même en question la justification naturelle de la domination masculine : leur oppression est un fait de culture, non de nature.

2. Des rôles féminins pas si secondaires…

Comme le remarque Melanie A. Rawls, « in the last three books of the series, Le Guin’s female characters evolve from relatively weak women, whose influence on their world is negligible and suspect, into powerful women who are the agents, subjects and representatives of radical change in Earthsea » (129). Les femmes, bien que soumises à un ordre du monde patriarcal, possèdent tout de même la capacité de refuser leur condition subalterne et de s’opposer à une structure sociale oppressante. Dans la société patriarcale de Earthsea, ce sont les mères qui nomment leurs enfants. Ceci est d’autant plus frappant que Ursula K. Le Guin place le fait de nommer, en tant que métonymie de la connaissance, au centre-même de son œuvre. « The name he bore as a child, Duny, was given him by his mother, and that and his life were all she could give him, for she died before he was a year old25 » (Le Guin, A Wizard of Earthsea Earthsea Quartet, 9). Nommer, d’un point de vue religieux chrétien, demeure pourtant un privilège tout masculin ; à l’instar d’Adam qui est chargé par Dieu de baptiser l’ensemble des animaux de la Création. Or, la source de la magie masculine se trouve justement dans le fait de connaître le véritable nom, en langue ancienne, des êtres et des choses. Les forces ouraniennes masculines relèvent de la connaissance, là où les forces chtoniennes renvoient à une nature féminine. Ged lui-même soulignera qu’elles « are not for men to use. They were never given into our hands, and in our hands they work only ruin26 » (Le Guin, Earthsea Quartet – A Wizard of Earthsea, 118). Particulièrement importantes dans The Tombs of Atuan, Les puissances obscures sont désignées comme étant les « Innommables » (Nameless Ones), i.e. ce qui ne peut être nommé, donc ce qui échappe à toute conceptualisation. Nous retrouvons ici l’idée de spécificités féminines chère aux féministes de la deuxième vague, mais aussi la métaphore freudienne de « continent noir » (Freud, 5-92) qui désigne la part d’ombre de la féminité et de la sexualité féminine. Être femme revient donc à ne pouvoir être circonscrite par la pensée sociale ; ce qui les rend d’autant plus dangereuses.

Le personnage de Tenar représente le seul personnage féminin marquant de l’œuvre originale des années 1970. Ursula K. Le Guin, après lui avoir consacré The Tombs of Atuan, la ramène sur le devant de la scène avec Tehanu. La jeune fille est née sous le nom Tenar – le lecteur l’apprend dès la première ligne de l’opus qui lui est dédié, et redeviendra Tenar grâce à Ged qui connaît son vrai nom. Elle recouvre ainsi une identité vraie et juste qui correspond à son identité. Sortir des Tombeaux revient pour elle à accéder au libre-arbitre et à la possibilité de choisir de sa propre destinée. À la fin des Tombeaux d’Atuan, elle renoncera d’ailleurs à la possibilité d’apprendre la magie pour se marier et avoir des enfants.27 Pourtant, cette happy end ne marque pas l’aboutissement du personnage : c’est en femme ordinaire que le lectorat la retrouve dans Tehanu. Là aussi, Ursula K. Le Guin se fait précurseuse en plaçant en personnage principal une vieille femme qui, une nouvelle fois, sauvera la situation. « How often do we get to see grandmothers be heroines in fantasy literature? » s’interroge d’ailleurs Maria Turtschaninoff (2016). Mettre en scène une vieille femme revient à sortir des archétypes féminins traditionnels qui ont été véhiculés en littérature, car elles relèvent au mieux d’un désintérêt social, au pire d’un silence réprobateur.

La trilogie d’origine ne laisse que peu de place personnages féminins, à l’exception de Tenar. Les femmes y apparaissent dans des rôles a priori mineurs et secondaires. Bien que cela semble être conforme au genre littéraire de la fantasy dans lequel les personnages masculins sont majoritaires et occupent le devant de la scène, les sorcières apparaissent ici comme un contre-pouvoir fort. Deux personnages toutefois croisent la route de Ged et contribue à faire de lui Sparrowhawk :

  • La tante de Ged. Si elle reste anonyme, son rôle n’en est pas moins essentiel dans le parcours du futur Archimage, car elle découvre ses prédispositions et son pouvoir. Décrite comme ignorante et finalement peu bénéfique, elle sera la première à « sensing the latent power within Ged28 » (Le Guin, Earthsea Quartet – A Wizard of Earthsea, 15). Devenant son premier mentor, la sorcière de village lui enseigne les rudiments d’une magie du quotidien. De manière tout à fait subtile, l’autrice inscrit Ged dans une famille de femmes puissantes : sa mère qui le nomme, sa tante qui découvre sa prédisposition à la magie, à l’instar de Loutre/Sterne qui sera aussi guidé en premier lieu par une femme. À travers elles, c’est l’archétype de la sage-femme (midwife) de Earthsea qui se dessine. Loin d’être de simples accoucheuses, elles sont littéralement des femmes-sages car ce sont elles qui possèdent les connaissances.

  • La Dame de la cour de Terrenon, Serret. Celle-ci tient un rôle bien plus néfaste, car elle est intimement liée à des forces obscures, chtoniennes, auxquelles elle s’emploie à lier Ged afin de les contrôler. Se leurrant sur ses propres capacités, elle apparaît simultanément puissante et asservie à ces Anciennes Puissances ; à l’instar d’Arha d’ailleurs. Lors de l’épisode de la Pierre de Terrenon, elle finira par se raviser et sauver Sparrowhawk, réalisant que le prix de sa puissance de sorcière se trouve dans l’asservissement auquel elle est soumise, mais qu’elle est capable de s’en affranchir.

À ces deux sorcières s’ajoutent encore la sorcière de dix-Aulnes, qui apparaît comme un double de Dame Serret, car elle aussi, d’ascendance sorcière par sa mère, incite Ged à réveiller des forces qui le dépassent ; la Dame d’O et la mythique Elfaranne, « la belle dame de la Geste d’Enlade » (Le Guin, 2018a, 89), femme de Morred, pour qui Ged se laissera tenter par sa part d’ombre ; Lark, une amie de Tenar dans Tehanu qui, de même que Tante Mousse, incarnera une certaine sagesse quant à la sorcellerie et la nature féminine ; et enfin Aunt Moss, qui est en fait la sorcière de Re Albi, Hatha. Derrière des dehors quelque peu frustres, elle s’avère être une puissante sorcière qui sera une alliée pour Terruh. C’est aussi elle qui s’attachera à définir la source de la sorcellerie, en tant que pouvoir féminin incontrôlable et insaisissable. Elle reviendra sur cette définition en soulignant la différence entre magie féminine et sorcellerie masculine : « [women’s magic] goes down deep. It’s all roots. It’s like an old blackberry thicket. And a wizard’s power’s like a fir tree, maybe, great and tall and grand, but it’ll blow right down in a storm. Nothing kills a blackberry bramble29 » (Le Guin, Tehanu, 100).

Un dernier mot au sujet de ses rôles féminins primordiaux dans les récits de Earthsea pour évoquer le personnage de Ard. Citée dans « The Bones of the Earth », cette figure mythique de la magie de Earthsea a été le maître d’Helleth (Dulse), lui-même formant par la suite Aihal (Ogion), qui enseignera à Ged les rudiments de ses connaissances en matière de magie. Dans cette généalogie fabuleuse (tous ont œuvré pour sauver l’île de Gont), un élément est révélé par l’autrice de manière a priori fortuite, le sexe d’Ard :

– « She didn’t say where she’d learned it. »

– « She? »

– « Ard. My teacher. »  Heleth [Dulse] looked up, his face unreadable, its expression possibly sly. « You didn’t know that? No, I suppose I never mentioned it. I wonder what difference it made to her wizardry, her being a woman. Or to mine, my being a man »30. (Le Guin, Tales from Earthsea, 168)

C’est donc une femme qui est à l’origine du pouvoir qui sauvera Gont du désastre, mais notons qu’il faudra attendre les Tales pour que cela soit révélé : la coutume de Gont, telle qu’elle est décrite dans les trois premiers opus, ne fait la part belle qu’aux seuls hommes. Relevons que cette (re)visibilisation des savoirs et des connaissances féminins est aujourd’hui, en 2020, au centre des préoccupations féministes. Ainsi, femmes et forces chtoniennes forment une association signifiante à l’ensemble du Earthsea Cycle. Gardons toutefois à l’esprit que cela relève d’une mise à l’écart des femmes par les cultures de Earthsea ; comme le souligne Lisa Blomquist, il s’instaure entre sorcières et société : « Witches, as they defined them, were thus both separated from human society and crucially intertwined with it » (5).

III. Les puissances féminines dans le pouvoir masculin

Le pouvoir féminin, tout aussi puissant soit-il, reste cloisonné, séparé, emprisonné dans le Earthsea Cycle. L’archipel symbolise un monde masculin dominé par une pensée phallocentrée et défiante face aux femmes, comme en témoigne l’adage en cours à Gont « Weak as woman’s magic […] Wicked as woman’s magic31 » (Le Guin, Earthsea Quartet – A Wizard of Earthsea, 16). Cela est tout à fait explicite dans l’opus des Tombeaux d’Atuan. Tenar est symboliquement dévorée32 par les Puissances chtoniennes lors du rite qui l’institut Première Prêtresse ; se faisant, elle appartient à ce qu’il est convenu de nommer pudiquement « le Lieu » qui présente d’ailleurs des caractéristiques féminines33. Ce serait même une dimension féminine maternelle qui caractérise la manière dont Ursula K. Le Guin envisage les forces chtoniennes : que ce soient les Innommables des Tombeaux d’Atuan ou les Puissances Anciennes qui ont présidé à la fondation de l’École de Roke, l’autrice insiste sur le fait qu’elles sont souterraines et labyrinthiques. Cela rappelle bien entendu la matrice féminine qui détient le pouvoir mystérieux de donner la vie. C’est bien un avatar d’une déesse primitive, d’une Terre-mère qui est donné à voir au lecteur. D’ailleurs, la traduction française du titre originel, Earthsea, permet à cet égard une analogie facile entre le nom du monde créé par Ursula K. Le Guin et les déesses primitives grâce à leur homophonie [tɛʀmɛʀ]. Le genre féminin, sous la plume de l’autrice, se voit défini sous cet angle, à l’instar de la Femme Sombre, dont il est question dans Tales from Earthsea, qui « lived in a cave under Roke Knoll, never coming into daylight34 » (Le Guin, Tales from Earthsea, 74) et des Innommables servis par Arah. Cela est encore renforcé par la figure du labyrinthe35 qui caractérise ces mondes souterrains : « becomes her only self, her privacy, possession, and the narrowest of liberties » (Gilman, 200).

Tenar règne certes sur les Mondes souterrains en tant que « Arch-Priestess », mais cela n’est qu’apparence : elle est soumise, 1) à l’autorité de ses deux « High Priestess[es] of the Twin Gods », Thar et Kossil, qui ont barre sur elle, 2) à la domination des forces « who ruled before the world of men came to be, the ones not named36 » (Le Guin, The Tombs of Atuan, 11), et surtout, 3) au bon vouloir des Rois Kargues, appelés les Dieux-Rois. En effet, le Lieu est coupé du monde des hommes : situé au milieu du désert, ce temple tenu par des femmes apparaît comme une enclave, « ce qui n’est jamais qu’une autre façon de le juguler en le tenant à distance, de sorte qu’il n’interfère pas dans le jeu politique. » (Bergue). Effectivement n’y vivent que des femmes et des eunuques, reclus dans un univers totalement clos et refermé sur lui-même. Comment ne pas penser à un gynécée ou à un harem qui, pour autant que s’y joue le pouvoir féminin, reste finalement sous domination masculine ? Les femmes y exercent un pouvoir bien réel, mais pourtant dérisoire tant il est sous contrôle : elles sont au beau milieu d’un désert et nul ne vient accomplir les rites. Le pouvoir d’Arha se trouve bien plus limité qu’il n’y paraît : elle n’a de fait aucune marge de manœuvre qui relève de son seul libre-arbitre. Afin de pallier la folie qui guette dans cet univers hiérarchisé et excessivement codifié et organisé ne lui est laissé qu’un seul exutoire, celui du meurtre des prisonniers pour les sacrifices dus aux Innommables. Il lui est donné un pouvoir de vie ou de mort sur eux, mais cela ne lui est que concédé. Comme le lui précise sa prêtresse Kossil, « The Priest of the Tombs knows best what manner of death will please her Masters, and it is hers to choose. They are many ways37 » (Le Guin, The Tombs of Atuan, 202). Néanmoins, ce droit de vie ou de mort, lui-même, reste illusoire :

Do not speak to them, mistress. They are defilement. They are yours, but not to speak to, nor to look at, nor to think upon. They are yours to give to the Nameless Ones38. (Le Guin, The Tombs of Atuan, 202)

Tenar reste esclave de ses propres prérogatives. Pourtant, si les Tombeaux d’Atuan ont tout du sanctuaire inviolé et inviolable, îlot peuplé de femmes dans un univers régi par les Dieux-Rois, c’est l’alliance d’un pouvoir féminin et d’une magie masculine qui renversera la domination des forces occultes. En se liant à Tenar, Ged lui permettra de recouvrer son propre nom – son identité – et de s’extraire des Tombeaux, qui sont avant tout sa propre tombe. Son départ hors des Mondes souterrains provoque la chute du règne des Innommables :

The stones that stood were moving. They jerked, and leaned slowly like the masts of hips. One of them seemed to twitch and rise taller; then a shudder went through it, and it fell […] The stones that still stood upright toppled into it and were swallowed39. (Le Guin, The Tombs of Atuan, 356)

L’alliance avec Ged lui permet d’abattre un pouvoir qui la dépassait et la subjuguait littéralement. Se faisant, l’autrice remet en question le patriarcat qui caractérisent les sociétés traditionnelles : c’est une femme, seule, jeune et finalement faible, qui renverse des forces chtoniennes. C’est là, nous semble-t-il, que se déploie une vision très féministe : les femmes dans l’univers de Earthsea ne sont jamais plus puissantes qu’au moment où elles s’extraient de leur condition de dominées pour accéder au statut d’être émancipé et autonome. Ursula K. Le Guin prêche là pour une égalité entre les sexes qui est à la base des mouvements féministes. C’est finalement un équilibre entre les genres qui se dessine dans le cycle de Earthsea. « Equilibrium40 » que le lectorat retrouve dans l’œuvre comme visée finale de tout acte, qu’il soit magique ou non : plus qu’une révolution, Ursula K. Le Guin tend à une acceptation des différences entre femmes et hommes, ainsi qu’à une adhésion des femmes à un destin qui, s’il peut paraître banal – il est effectivement loin de celui vécu par de grands héros épiques – n’en est pas moins présenté comme vecteur d’émancipation.

Conclusion. Des dualités fondatrices

Ursula Le Guin dépasse la dichotomie qui oppose les couples « femmes/nature/ négatif/sorcellerie » et « hommes/culture/positif/magie41 », afin de donner à voir un pouvoir féminin qui trouve sa source dans une nature mystérieuse. Elle énonce et dénonce par là-même les inégalités femmes/hommes et l’hégémonie masculine dans un genre qui reste emblématique de la domination patriarcale. Ainsi, si les mages représentent l’ordre du monde, les sorcières l’interrogent et le discutent. Se faisant, l’autrice interroge les genres dans leur dualité féminine/masculine : « If women had power, what would men be but women who can’t bear like children? And what would women be but men who can?42 » (Le Guin, Tehanu, 245).

La fantasy lui permet de mettre en scène un univers qui heurte les représentations prescrites des genres. L’univers de Earthsea dénonce la domination masculine, mais aussi la solution qui consisterait à construire des espaces réservés aux femmes, à l’instar des Tombeaux d’Atuan. Dans ce cycle, le lectorat voyage finalement de la pensée phallocentrée qui sous-tend les sociétés patriarcales dans les premiers opus à la magnification d’un pouvoir féminin, synonyme d’émancipation et de puissance dans les derniers tomes.

Ce schéma a pour ambition de présenter de manière synthétique la pensée féministe d’Ursula K. Le Guin en relation avec les enjeux de pouvoir. Si les romans A Wizard of Earthsea et The farthest Shore ne questionne finalement que peu les enjeux genrés, The Tombs of Atuan va amener une rencontre entre pouvoir masculin et magie féminine. Ce faisant, elle dénote une réflexion quant au genre des forces occultes qui n’était pas présent dans les opus un et trois de Earthsea ; c’est pourquoi nous classons volontairement ce roman à part – bien qu’il soit le deuxième dans l’ordre chronologique. Notons que ces trois œuvres ont été écrites durant la deuxième vague féministe, sans pour autant refléter les questionnements genrées qui lui sont contemporains. Il faudra attendre la seconde partie du cycle pour voir émerger une mise en tension de la puissance féminine. L’évolution de la pensée d’Ursula K. Le Guin la conduit à remettre en question dans les années 1990 des constructions sociales genrées telles qu’elle les avait dépeintes en 1970. Nous retrouvons là une remise en question poétique qu’elle a également menée d’un point de vue critique dans son article « Is Gender Necessary : redux » (1989)43 qui tend à corriger des points de vue – exposés dans « Is Gender Necessary ? » (1989) – au sujet de la mise en scène masculine de The Left Hand of the Darkness (1971). Elle fait donc évoluer sa pensée quant aux genres sexués et la place des femmes dans ses œuvres au sein-même de ce cycle qui, dès lors, peut être envisagé comme représentatif du cheminement de son autrice.

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1 Cette réflexion fait suite à l’article « Discursivité des sorcières au vingtième siècle, ou l’émancipation féminine par les figures des marges », French Studies, vol. 73, n° 2, avril 2019, p. 234-252 [https://doi.org/10.1093/fs/knz001] (consulté le 28 févier 2022).

2 Il s’agit là de la définition-même de l’épopée, mot emprunté du grec Eποποιΐα, de ἔπος ‘parole’ et ποιεῖν ‘faire’. « Épopée », Trésor de la Langue Française informatisé [http://stella.atilf.fr/].

3 « Certains disent que parmi eux, le plus grand, et sans doute le plus intrépide voyageur, fut celui qu’on appelait Épervier, et qui fut en son temps à la fois Seigneur des Dragons et Archimage. Sa vie est contée dans la Geste de Ged et dans bien des chansons, mais ceci est une histoire d’avant sa renommée, avant que les chansons n’aient été écrites » (Le Guin, 2018a, 13). Sauf mention contraire, les traductions sont issues de l’édition française de 2018.

4 « Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements. […] C’est toujours le récit d’une création : on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être. » (Eliade 1963, 16)

5 « […] a collusion between the hero’s evolving self and society’s imposed identity » (Prat 1981, 29).

6 Nous retrouvons ici un débat similaire à celui qui a agité la scène littéraire francophone au moment de l’accession de Marguerite Yourcenar à l’Académie française en 1968.

7 On pourra notamment consulter à ce propos : Christine Planté, La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur (Paris, Seuil, 1989) ; Sonya Stephens (dir.), A History of Women’s Writing in France (Cambridge, Cambridge University Press, 2000) ; Vicki Mistacco (dir.), Les Femmes et la tradition littéraire. Anthologie du Moyen Âge à nos jours (New Haven et Londres, Yale University Press, 2006-2007, 2 vols.) ; Martine Reid, Des femmes en littérature (Paris, Belin, 2010) ; Chantal Savoie (dir.), Histoire littéraire des femmes : cas et enjeux (Québec, Éditions Nota bene, 2010).

8 « Sa palette créative était importante, du classique fantastique A Wizard of Earthsea (1968) aux grandes explorations du génie génétique, du genre, de la guerre et de la spoliation de l’environnement dans des œuvres telles que The Dispossessed (1974) » (traduction personnelle).

9 À titre d’exemples modernes, nous retrouvons la fée Viviane dans L’Enchanteur (1984) de René Barjavel, dans The Lady of the Lake de Walter Scott qui inspira La Donna del Lago (1819) de Rossini, ou encore dans The Pendragon Cycle (1987-1999) de Stephen Lawhead et Avalon Series (1983-2009) de Marion Zimmer Bradley.

10 « Les Puissances Anciennes sont une abomination. Et les pouvoirs des femmes suspects, car selon eux tous liés à ces Puissances » (Le Guin, 2018c, 135).

11 « Aucune femme n’était formée à cela [la magie]. La magie était l’œuvre et le métier d’un homme ; la thaumaturgie était faite par les hommes. Il n’y avait jamais eu de mage femme. Bien que quelques-unes s’intitulassent sorcière ou magicienne, leur pouvoir était en friche : force sans art ni savoir, mi-frivole, mi-dangereux » (Le Guin, 2018b, 82).

12 « Sorcellerie », Trésor de la Langue Française informatisé, op. cit.

13 « Magie », Trésor de la Langue Française informatisé, op. cit.

14 « Tu ne comprends pas ? demanda-t-il [Diamant], exaspéré, car il ne comprenait pas non plus. Un magicien ne peut rien avoir à faire avec les femmes. Avec les sorcières. Avec tout ça. » (Le Guin, 2018c, 201).

15 « Ils la craindront » (Le Guin, 2018b, 33).

16 « Apprenez-leur, Tenar… apprenez-leur à toutes » (traduction personnelle).

17 « faire ce qu’une femme devrait faire : se coucher, se reproduire, cuire, cuire, nettoyer, tourner, coudre, servir » (traduction personnelle).

18 Parfois décriées dans le monde francophone, les « vagues féministes » (feminist waves) constituent un découpage temporel de l’émergence et de l’évolution des mouvements féministes en Occident.

19 « une Maison séparée, afin qu’ils puissent rester purs » (Le Guin, 2018c, 136).

20 « – J’espère que tu voudras bien me pardonner, cher frère, mais notre problème, ce sont les hommes, rétorqua Voile. Ils représentent davantage aux yeux des autres hommes que les femmes et les enfants. Il pourrait y avoir cinquante sorcières ici, et ils ne nous prêteraient guère d’attention. Mais s’ils savaient qu’on a là cinq hommes de pouvoir, ils essaieraient encore de nous anéantir.

– C’est pourquoi, même s’il y avait des hommes parmi nous, nous étions les femmes de la Main, ajouta Braise » (Le Guin, 2018c, p. 118).

21 « liguée avec les puissances Anciennes […] tissait de vastes sortilèges sur la terre et la mer qui asservissaient les hommes à sa volonté maléfique » (Le Guin, 2018c, 120).

22 « une femme est un être entièrement différent. Qui sait où commence la femme et où elle finit ? […] Qui se risquerait à questionner les ténèbres ? Qui serait prêt à demander leur nom aux ténèbres ? » (Le Guin, 2018b, 71).

23 « Je m’appelais Irien, du Domaine du Vieil Irie sur Wey. Je suis désormais Orm Irien. Kalessin, le Vénérable Aîné, m’appelle sa fille. Je suis la sœur d’Orm Embar, que le roi a connu, et la petite-fille d’Orm, qui tua le compagnon du roi, Erreth-Akbe, et qui fut tué par lui. Je suis ici parce que ma sœur Tehanu m’a appelée. » (Le Guin, 2018d, 176).

24 « Les dragons sont avares, insatiables, perfides ; sans pitié, ni remords. Mais sont-ils mauvais ? Qui suis-je pour juger les actes des dragons ?… Ils sont plus sages que les hommes. Il en est d’eux comme des rêves, Arren. Nous, les hommes, faisons des rêves, de la magie, du bien et du mal. Les dragons ne rêvent pas. Ils sont eux-mêmes des rêves. Ils ne font pas de magie : c’est leur substance même, leur être. Ils ne font pas : ils sont ! » (Le Guin, 2018a, 543).

25 « Le nom qu’il port[e] durant son enfance, Duny, lui avait été donné par sa mère, et ce nom ainsi que sa vie furent tout ce qu’elle put lui offrir » (Le Guin, 2018a, 14).

26 « les Anciens Pouvoirs de la terre ne sont pas pour l’usage des hommes. Ils n’ont jamais été remis entre nos mains, et entre nos mains ils ne peuvent accomplir que ruine » (Le Guin, 2018a, 156).

27 Bien qu’elle renonce à cette possibilité, notons que cela relève d’un choix personnel qui n’enlève rien à ses capacités ; c’est pourquoi nous continuons à la considérer comme étant sorcière.

28 « compr[endre] qu’il avait en lui le germe du pouvoir » (Le Guin, 2018a, 15).

29 « [la magie des femmes] descend profondément. Ce sont toutes des racines. C’est comme un vieux bosquet de mûres. Et le pouvoir d’un sorcier est comme un sapin, peut-être, grand et grand et grand, mais il explosera dans une tempête. Rien ne tue une ronce de mûre » (traduction personnelle).

30 « – […] Elle ne m’a jamais dit d’où elle le [un sort] tenait. D’ici, bien sûr… Le savoir revêt de nombreuses formes, au fond.

– Elle ?

– Ard. Mon mentor. (Le vieux magicien regarda Ogion, d’un air impassible, et peut-être narquois.) Tu l’ignorais ? Je n’y ai jamais fait allusion, j’imagine. Je me demande en quoi sa magie féminine différait. Ou la mienne, masculine… » (le Guin, 2018c, 244).

31 « Faible comme la magie féminine, fielleuse comme la magie féminine » (Le Guin, 2018b, 47).

32 Elle sera d’ailleurs nommée « La Dévorée » (The Eaten One). Pour de plus amples analyses de l’usage des noms dans Earthsea Cycle, voir Laura Comoletti, Michael Drout (2001), « How They Do Things with Words: Language, Power, Gender, and the Priestly Wizards of Ursula K. Le Guin s Earthsea Books », Children’s Literature, n° 29, 2001, p. 113-141.

33 À ce sujet, on lira avec profit Lynette Douglas et Deirdre Byrne 2014, op. cit.

34 « vivait dans une grotte sous le Tertre de Roke, sans jamais sortir en plein jour » (Le Guin, 2018c, 120).

35 On pourra consulter à ce sujet l’excellent article de Stoltzfus, « Robbe-Grillet’s labyrinths : Structure and meaning », Contemporary Literature, vol. 22, n° 3, 1981, p. 292-307 [http://dx.doi.org/10.2307/1208281] (consulté le 14 janvier 2019).

36 « ceux qui régnaient avant que naisse le monde des hommes, ceux qu’on ne nomme pas » (Le Guin, 2018b, 273).

37 « La Prêtresse des Tombeaux est celle qui sait le mieux quelle sorte de mort plaira le mieux à ses Maîtres, et c’est à elle de choisir. Il existe bien des manières » (Le Guin, 2018b, 295).

38« Ne leur [les prisonniers] parlez pas, maîtresse. Ce serait vous souiller. Ils vous appartiennent, mais vous ne devez ni leur parler, ni les regarder, ni penser à eux. Ils vous appartiennent pour que vous les donniez aux Innommables » (Le Guin, 2018b, 295).

39 « Les pierres dressées bougeaient. Elles tressautaient et s’inclinaient lentement comme des mâts de navires. L’une d’elles parut se tordre et grandir ; puis un frémissement la parcourut, et elle tomba […]. Les pierres encore debout culbutèrent et furent englouties dans l’abîme. » (Le Guin, 2018b, 407-408).

40 L’équilibre se trouve au centre de la philosophie taoïste qui caractérise la pensée d’Ursula K. Le Guin. Voir notamment : The Earthsea Quartet, The Wizard of Earthsea, 44).

41 À ce sujet, on peut notamment consulter Pierre Bourdieu, « Schéma synoptique des oppositions pertinentes », La Domination masculine, Paris, Liber, 1998 ou encore Gilbert Durand, Les Structures anthropologie de l’imaginaire, op. cit.

42 « L’humanité́ et la magie sont bâties sur la même pierre angulaire : le pouvoir appartient aux hommes. Si les femmes avaient du pouvoir, que seraient les hommes sinon des femmes incapables d’avoir des enfants ? » (traduction personnelle).

43 Comme le notaient Irène Langlet et Alexis Yannopoulos dans une communication intitulée « Ursula K. Le Guin & Angélica Gorodischer : des affinités particulières », présentée lors de la journée d’études Féminisme et science-fiction. Autour de Ursula K. Le Guin, organisée par Magali Nachtergael et Valérie Stiénon, le 23 janvier 2019 à l’Université Paris 13.

Hélène Barthelmebs

Hélène Barthelmebs est Associate Professor en langue et littérature françaises à l’Université du Luxembourg. Ses travaux publiés et en cours portent sur les constructions genrées et l’écriture féminine dans les littératures francophones du XXe siècle. Ils reposent sur l’étude des stratégies d’écriture au féminin aussi bien dans les francophonies européennes que dans la littérature algérienne de langue française et la littérature québécoise. Une monographie portant sur Écriture du genre et genre de l’écriture est à paraître en 2020. Elle a par ailleurs codirigé les ouvrages Médias au féminin : de nouveaux formats (Orizons, 2015), Le discours rapporté. Temporalité, histoire, mémoire et patrimoine discursif (Classiques Garnier, 2018) et Criminelles (EPURE, 2018).