9 – « L’avance en sens inverse. » Une lecture figurative de Ratner’s Star (Don DeLillo)

Résumé

Ratner’s Star se compose de deux parties hétérogènes, différentes à la fois par leur forme, leur style et les thématiques développées, mais qui sont pourtant étroitement liées par une correspondance systématique, en miroir, entre les chapitres de la première partie et ceux de la seconde. L’association des chapitres présente pourtant une singularité : si la première partie se reflète dans la seconde, elle le fait sous une forme inversée : la structure du roman a donc la forme d’un chiasme, où chacun des douze chapitres de la première partie trouve ainsi son répondant, selon une progression inverse, dans la deuxième. Les questions ouvertes par cette composition singulière trouvent un écho dans la fiction et dans le dispositif herméneutique mis en place par le récit. Dans la fiction, les débats qui animent les personnages réunis dans le centre de recherches les amènent à s’interroger sur le fait de savoir si science et superstition s’opposent ou concordent – si elles sont comme deux images en miroir –, et les relations entre les éléments du récit associés par la construction en miroir ouvrent sur une possible lecture typologique et figurative, inspirée de l’exégèse patristique. Pourtant la fiction ne se contente pas de réinvestir des modes herméneutiques anciens, elle invente une nouvelle forme de figurisme, qui en dénonce dans le même temps l’impensé.

Abstract

Ratner’s Star is composed of two heterogeneous parts, different in form, style, and themes, yet closely allied by a systematic correspondence of a mirror image between the chapters of the first part and those of the second. The arrangement of the chapters is unique: if the first part is reflected in the second, it does so in an inverted fashion. The novel’s structure takes the form of a chiasmus, where each of the twelve chapters of the first part finds its counterpart, in reverse progression, in the second. The questions raised by this singular composition resonate both in the fiction and the hermeneutic method established by the narrative. In the fiction, the debates among the characters gathered in the research center lead them to question whether science and superstition oppose or coincide; as two mirrored images. The relationship between the narrative elements, connected by the mirroring structure, opens a window to a typological and figurative reading, inspired by patristic exegesis. However, the fiction goes beyond merely reappropriating ancient hermeneutical modes; it invents a new form of figuration while simultaneously denouncing the unthinkable.


Quoi qu’il en soit, on considère toujours qu’il faut éviter
la symétrie parfaite plutôt que la rechercher,
pour la raison que cet équilibre structurel
représente non pas la victoire sur le chaos et la mort
mais la mort elle-même ou ce qui vient après la mort1.
Don DeLillo, Ratner’s Star (1976)

I The star is binary. – Ratner’s star ?2

Ratner’s Star se compose des deux parties : la première a pour titre « Adventures – Field Experiment Number One », et elle est suivie de « Reflections – Logicon Project Minus-One ». Les deux parties sont inspirées, respectivement, d’Alice’s Adventures in Wonderland et de Through the Looking Glass. Dans un entretien avec Thomas LeClair, Don DeLillo rapporte la confidence d’un ami qui, à la lecture du roman, dit avoir eu l’impression de lire la première partie d’un livre et la seconde d’un autre, complètement différent. DeLillo ajoute qu’il y a entre les deux parties une « démarcation forte », puisqu’elles s’opposent comme le « positif et le négatif, le discret et le continu, le jour et la nuit, l’hémisphère gauche et l’hémisphère droit du cerveau3 » (28).

Ces parties sont en effet comme deux livres indépendants tant elles diffèrent par leur forme et leur style. Pourtant, si DeLillo reconnaît la pertinence de l’impression de lecture qui tend à opposer les deux parties, il n’en ajoute pas moins immédiatement qu’elles sont aussi complémentaires : « Mais [les deux parties] sont aussi liées l’une à l’autre. La seconde se replie sur la première [The second part bends back to the first4] » (28).

Le roman agence une rencontre, improbable, entre deux personnages, qui associe le principe de construction que DeLillo reconnaît dans son roman et le texte biblique. Ces personnages sont Byron Dyne, l’un des chercheurs-administrateurs du centre chargés de la microminiaturisation, et Mrs Laudabur, de la Société biblique expéditionnaire mondiale. En discussion avec Billy, Dyne définit la tâche du centre de recherches : « réaliser le plus vieux rêve de l’humanité », c’est-à-dire la « connaissance » : « ‘‘Étudie la planète. Observe le système solaire. Écoute l’univers. Connais-toi toi-même. – L’espace. – L’espace intérieur et extérieur. Chacun se repliant l’un sur l’autre [Each bends into the other]’’5 » (II, 35). Il est alors interrompu par Mrs Laudabur, qui espère que le centre achètera ses Bibles : « ‘‘Nos Bibles sont collées et cousues à la main par des réfugiés. On m’a dit qu’un certain Mr Dyne souhaiterait peut-être en commander une quantité importante. […] Les deux Testaments, reprit la femme. Traduits directement des langues originales’’6 » (II, 35). Le verbe choisi par Dyne pour définir les relations entre espace intérieur et espace extérieur, juste avant son interruption par l’arrivée de Mrs Laubadur, est le même que celui qu’utilise DeLillo quand il évoque la construction du roman : « Each bends into the other »/« The second part bends back to the first ». Et c’est la vente de la Bible, composée de ses deux Testaments, qui provoque l’interruption. La juxtaposition est-elle fortuite ou indique-t-elle une association plus intime, notamment avec la forme privilégiée de l’herméneutique patristique, l’allégorèse typologique ?

II Épître aux Galates [Epistle to the Galatians]

Le sens spécifique que le mot allégorie prend dans l’exégèse chrétienne trouve son origine dans un passage de l’Épître aux Galates consacré à Sara et Agar. C’est la seule occurrence du mot dans le texte biblique :

Il y est écrit en effet qu’Abraham a eu deux fils, l’un né de la servante, et l’autre de la femme libre.
Le fils de la servante a été engendré selon la chair ; celui de la femme libre l’a été en raison d’une promesse de Dieu.
Ces choses sont dites allégoriquement [ἂττινα ἐστιν άλληγοροὐμενα/quae sunt in allegoria] : les deux femmes sont les deux Alliances. La première Alliance, celle du mont Sinaï, qui met au monde des enfants esclaves, c’est Agar, la servante.
Agar est le mont Sinaï en Arabie, elle correspond à la Jérusalem actuelle, elle qui est esclave ainsi que ses enfants,
tandis que la Jérusalem d’en haut est libre, et c’est elle, notre mère.
L’Écriture dit en effet : Réjouis-toi, femme stérile, toi qui n’enfantes pas ; éclate en cris de joie, toi qui ne connais pas les douleurs de l’enfantement, car les enfants de la femme délaissée sont plus nombreux que ceux de la femme qui a son mari.
Et vous, frères, vous êtes, comme Isaac, des enfants de la promesse.
Mais de même qu’autrefois le fils engendré selon la chair persécutait le fils engendré selon l’Esprit, de même en est-il aujourd’hui.
Or, que dit l’Écriture ? Renvoie la servante et son fils, car le fils de la servante ne peut être héritier avec le fils de la femme libre.
Dès lors, frères, nous ne sommes pas les enfants d’une servante, nous sommes ceux de la femme libre.
(IV, 22-31)

Selon Jean Pépin (249), l’interprétation allégorique de Paul a pour effet de discréditer les tendances judaïsantes de l’église de Jérusalem. Agar, la femme esclave représente la Jérusalem actuelle, plongée dans la servitude de la Loi juive ; Sara, la femme légitime, correspond à la Jérusalem céleste, qui connaît la liberté chrétienne. Or, aujourd’hui comme autrefois, le fils de l’une persécute le fils de l’autre, et il faut donc chasser une nouvelle fois l’esclave et son fils  : un événement passé annonce une situation actuelle, qu’il préfigure et à laquelle il donne sens.

L’allégorie figurative, ou encore typologique, est fondée sur la relecture de l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau Testament selon le principe connu : l’Ancien Testament annonce le Nouveau Testament, et le Nouveau Testament accomplit l’Ancien Testament. Comme le dit joliment Guillaume Budé : « si c’est Moïse qui frappe aux portes du Ciel encore closes, c’est Jésus qui nous les ouvre » (de Lubac, tome 4, 486). Erich Auerbach, dans son étude fondatrice, en propose la définition suivante : « L’interprétation figurative établit, entre deux événements ou deux personnages, une relation dans laquelle l’un des deux ne signifie pas seulement ce qu’il est mais est aussi le signe annonciateur de l’autre, qui l’englobe ou l’accomplit » (63-64). L’Ancien Testament est ainsi lu comme la préfiguration du Nouveau, et c’est la lumière du Nouveau Testament qui donne sens à l’ombre de l’Ancien : « On passe de l’ombre au corps, c’est-à-dire des figures à la Vérité [De umbra transfertur ad corpus, id est de figuris ad veritatem] » (Tertullien, Contre Marcion, V, 19, cité dans Auerbach, 38.).

Cette lecture est dite figurative car les événements qui sont décrits dans l’Ancien Testament et qui annoncent ceux du Nouveau en sont la figure. Elle est encore appelée typologique car elle met en relation un type, entendu dans le sens de « modèle7 », et un antitype (ou encore contretype), le modèle qui lui fait face, ou qui lui répond : « La typologie est une manière d’interpréter l’Ancien Testament comme anticipation générale du Nouveau ; les personnages de la Genèse, Adam par exemple, sont les ‘‘types’’ de ceux du Nouveau Testament – qui en seront alors les contretypes : Jésus, considéré comme un nouvel Adam. Mais cette méthode interprétative va plus loin et ne se contente pas de prendre en compte les personnes ; c’est ainsi que le bélier, dont les cornes sont empêtrées dans les broussailles et qu’Abraham sacrifie à la place d’Isaac (Gen., 22, 13-14), sera compris comme une anticipation (un type) de l’agneau de Dieu prisonnier du bois de la croix » (Marc de Launay, « Postface », Auerbach, 112).

L’allégorie typologique est prophétique : elle instaure une correspondance entre l’historia praefiguratio de l’Ancien Testament et l’allegoria completio du Nouveau. Erich Auerbach parle, lui, de « prophétie réelle [realprophetie] » (35). Elle oppose le tunc et le nunc, les gesta et les gerenda, le signe et la chose signifiée, l’empreinte de la révélation et la révélation elle-même, la figure et son accomplissement, etc. Henri de Lubac et Jean Pépin s’accordent pour dire que la dimension historique/prophétique de l’allégorèse paulinienne définit sa véritable nouveauté :

Il importe de ne pas méconnaître l’originalité de l’interprétation allégorique à laquelle les auteurs du Nouveau Testament ont soumis l’Ancien […] ; la nouveauté de l’allégorisme paulinien consiste surtout, nous semble-t-il, à introduire dans l’exégèse la notion de temps, à associer, pour reprendre les catégories de Schelling, la notion de prophétisme à celle d’allégorie ; si l’Ancien Testament est allégorique, il ne pouvait l’être pour ses premiers lecteurs qui, aussi sagaces qu’on les suppose, n’étaient capables d’en percevoir que le sens littéral ; car l’allégorie n’y concerne pas un enseignement intemporel, mais un événement historique futur, à savoir le fait centré sur la personne de Jésus, qui ne pouvait être discerné dans les écrits de Moïse ou de David que post eventum, par des lecteurs de la Nouvelle Alliance. Cette conception de l’allégorie à dominante historique et prophétique nous paraît définir la véritable spécificité de l’exégèse chrétienne […] (De Lubac, tome 2, 515).

L’interprétation typologique est donc une lecture rétrospective – rétro-prophétique –, car elle ne devine pas le futur à partir du présent, mais relit le passé à la lumière du présent.

III Typologie/figurisme [Typology/Figurism]

Nous avons jusqu’à présent utilisé indifféremment les termes de typologie et de figurisme pour désigner l’interprétation chrétienne de l’Ancien Testament. Dans la postface de Figura, Marc de Launay propose de distinguer les deux termes et, partant, deux formes différentes d’interprétation. Selon lui, la notion de type (tupos) désigne « une première manifestation de ce qui se répétera sans impliquer nécessairement que la répétition soit un accomplissement » (117). Il fonde son interprétation sur un passage de l’Épître aux Corinthiens commenté par Rudolf Bultmann dans un article publié en 1950, « Origine et sens de la typologie considérée comme modèle herméneutique », qu’il a traduit en français et qu’il cite dans sa postface.

Bultmann propose, en ouverture de sa réflexion, une définition de la typologie, mais qui reste peu discriminante puisqu’elle ne la distingue pas véritablement du figurisme : « La typologie comme méthode herméneutique désigne l’interprétation de l’Ancien Testament qu’on pratique au sein de l’Église depuis le Nouveau Testament, et qui découvre, dans les personnages, les événements ou les institutions dont parle l’Ancien Testament, des préfigurations et des anticipations des personnages, des événements ou des institutions correspondantes, propres à l’ère du salut qui s’ouvre avec la venue du Christ » (3). En revanche, il ajoute que la typologie est « apparentée à celle qui découvre, dans les propos de l’Ancien Testament, des prédictions qui se sont réalisées ou se réaliseront à l’ère du salut », tout en indiquant immédiatement que ces « deux méthodes doivent être rigoureusement distinguées » (3). Cette seconde forme, que Bultmann n’évoque que pour préciser, par contraste, la singularité de la typologie, et qui ne retient pas son attention dans l’article, est précisément celle que Marc de Launay propose d’identifier sous le nom de figurisme. Dans la postface, il reprend ainsi mot pour mot la définition de Bultmann : « […] il faut très soigneusement distinguer entre l’exégèse typologique et celle qui voit dans l’Ancien Testament des prédictions qui se sont réalisées ou se réaliseront à l’ère du salut, c’est-à-dire la démarche du figurisme » (122-124).

Marc de Launay rappelle ensuite, brièvement, les deux critères indiqués par Bultmann (122-124), que nous citons dans leur entier :

La typologie obéit à l’idée de répétition ; la vérification des prédictions, à celle d’accomplissement. Chacune développe une conception différente du temps : la vérification des prédictions s’appuie sur un cours linéaire ; la typologie, sur un cours cyclique. La vérification des prédictions a pour origine l’intuition spécifiquement vétéro-testamentaire d’un cours téléologique de l’histoire obéissant à un plan divin, l’idée d’une histoire du salut qui poursuit sa fin, son accomplissement. L’idée de répétition n’a pas, en revanche, pour origine une compréhension véritable de l’histoire, mais ressortit à l’idée cosmologique d’un mouvement cyclique du monde qui ignore l’achèvement et ne connaît que la répétition, le retour du même : ὶδού, ποιῶν τὰ ἔσχατα ὠς τὰ πρῶτα [« Le Seigneur dit en effet : « Voici que je fais les dernières choses telles que les premières »] (Barnabé 6, 13) en est la claire formulation, mais cette idée s’exprime aussi dans le style paulinien : καινὴ κτἰσις [« créature nouvelle »] (II Corinthiens 5, 17) (Bultmann, 3-4).

Si la typologie est fondée sur la répétition et une conception cyclique du temps, héritée des conceptions grecques et de l’Orient antique, le figurisme, lui, témoigne, selon Bultmann, d’une conception nouvelle du temps, plus historique, linéaire et orientée selon une perspective téléologique, qui est le produit de l’« eschatologisation de l’idée de répétition » (6). Les notions centrales sont, on le sait, celles d’accomplissement et, corrélative, de prédiction rétrospective. Bultmann définit par ailleurs une autre caractéristique de la typologie, que nous n’avons pas encore rencontrée mais que nous retrouverons bientôt, sa prédilection pour la mise en relation sous forme d’antithèse8.

IV Axe de symétrie [Axis of symetry]

Dans Ratner’s Star, la nature de la relation entre les deux parties du roman est précisée par une abondance de mises en abyme. Elle se lisent dans le titre de la seconde partie, dans les thèmes de la fiction, dans ses objets, dans le nom des personnages, dans un souvenir de Billy et enfin dans un jeu de mots palindromique. Ces différents indices servent à préciser à la fois la structure et la dynamique sous-jacente à la composition du roman.

Structuralement, la relation entre les deux parties est en miroir, comme l’indique le titre de la seconde : « Reflections ». La seconde partie réfléchit donc la première, ou la première partie se mire dans la seconde. Dans la fiction, Softly invente « un ‘‘jeu absurde avec des règles’’ [a ‘‘meaningless formal game’’] », le « half-ball » qui consiste à lancer une balle coupée en deux (II, 445 ; 328), « le jeu consistait à créer un système abstrait qui puisse ou non refléter la composition de la chose elle-même [the task is to work out an abstract scheme which may or may not reflect the composition of the thing itself] » (II, 445 ; 328). La division de la balle en deux parties trouve une correspondance dans l’architecture même du lieu qui l’abrite, Expérimentation Numéro Un, puisque le centre de recherche se compose de deux demi-sphères, l’une, visible en surface, l’autre, souterraine et invisible depuis la surface.

Si la structure du roman est en miroir, alors la deuxième partie doit se refléter sous une forme inversée dans la première, comme l’indique d’emblée le titre même du roman, où les trois premières lettres du premier mot se retrouvent sous une forme inversée dans les trois dernières du second : RATner’s sTAR. C’est ce que confirme aussi l’appariement des personnages dans la seconde partie du roman. Dans « Reflections », le personnel du roman se réduit à sept personnages, dont six vont être associés par paires, Billy occupant une place à part, puisqu’il se désintéresse d’emblée du projet Logicon et poursuit, contre le souhait de Softly, son entreprise de déchiffrement du code envoyé depuis l’étoile de Ratner, qui se compose d’une suite de 101 impulsions interrompues deux fois, composant la série 14-28-57.

Edna Lown est ainsi associée à Lester Bolin, Maurice Wu à Walter Mainwaring, et Robert Hopper Softly à Jean Sweet Venable. Les modalités selon lesquelles les personnages sont appariés définissent une structure récurrente, en forme de chiasme. Edna Lown et Lester Bolin se connaissent depuis leurs années d’études à l’université. Une photo prise à cette époque les montre, côte à côte, de part et d’autre d’une jarre centrale. En regardant cette photo qu’elle a emportée avec elle au centre de recherches, Edna Lown comprend enfin ce qui la gêne depuis tant d’années : le négatif a été tiré à l’envers (II, 554 ; 409). Parmi les scientifiques réunis par Softly, on relève la présence d’un archéologue et préhistorien, Wu, dont le nom est l’occasion d’un jeu de mots : « Whos Wu ? » (II, 417 ; 307). Il serait gratuit s’il ne renvoyait à l’identité problématique du personnage. Métis sino-américain, Wu est partagé entre deux cultures et il a le sentiment de n’appartenir à aucune en propre. Ses prénoms portent la trace de cette double identité puisqu’il se prénomme Maurice Xavier. Pour l’aider dans ses recherches, Softly fait venir sur le tard un Canadien, prix Nobel de chimie, Walter Mainwaring, spécialiste des composés exo-ioniques sylphants et qui travaille au Centre de redéploiement des Techniques Cosmiques. On apprend incidemment que son père ne lui a pas donné de deuxième prénom, mais s’est contenté de la lettre X (II, 456 ; 336). Les initiales de Maurice Xavier Wu sont donc MXW, celles de Walter X Mainwaring, WXM. Les initiales du second sont donc l’image en miroir du premier : elles se distribuent de part et d’autre d’un « axe vertical de symétrie », comme Edna et Lester sur la photo. Lors d’une de ses expéditions dans les grottes souterraines, Wu découvrira d’ailleurs un précieux miroir rond chinois de la plus haute antiquité (II, 526 ; 387). Enfin, Softly consacre une part importante de son temps à faire l’amour avec une journaliste, Jean Venable, qui est censée documenter la progression des recherches concernant le Logicon et qui rêve d’être romancière. Alors qu’elle fait une nouvelle fois l’amour avec Softly, elle réfléchit à l’amour dans les sociétés modernes :

Lovers, then, once their secret language has been despoiled by synthetic exchange, are forced to disengage their love from biology and keep it in seclusion. What replaces erotic language ? Oral sex, she answered brightly. Tongues wagging in appointed crannies. Lap, pal, left to right. Unsuspecting mouth devoured by the genitals to which it presumes to communicate its moists favors. (II, 311)
« Les amants, une fois leur langage spolié par l’échange synthétique, sont forcés de dégager leur amour de la biologie et de le maintenir dans l’isolement. Qu’est-ce qui remplace le langage érotique ? La sexualité orale, répondait-elle avec enthousiasme. Des langues qui s’agitent dans des fentes idoines. Lèche, bonhomme, de gauche à droite. Bouche confiante dévorée par des organes génitaux auxquels elle est censée communiquer ses faveurs moites. » (II, 422)

« Lap, pal, left to right. » Cette fois la structure en miroir se retrouve dans le choix des mots et de leur agencement palindromique.

Comment comprendre cette liste foisonnante d’occurrences d’une même structure ? Peut-être comme une forme d’insistance pédagogique sur l’architecture du roman : « J’essayais de produire un livre qui soit une pure structure. La structure serait le livre et vice versa. Structures abstraites et motifs de connexion. Une œuvre mathématique9 ».

Paires [Pairs]

Frye est l’un des grands critiques architectoniques du vingtième siècle,
qui exhibe sans cesse une sorte d’exubérance imaginative
en dessinant de grands schémas à partir d’un fatras de données littéraires.
Dans Le Grand Code, on se demande souvent si ces belles présentations
sont contenues dans les textes ou si elles sont des artefacts d’interprétation.
Robert Alter, « Northrop Frye, entre archétype et typologie » (2001)

Un souvenir de Billy permet de préciser que cette structure en miroir s’étend largement pour embrasser le roman dans son entier. Billy se souvient ainsi de la première visite que lui a faite autrefois l’un de ses professeurs particuliers :

On Mr. Morphy’s first day as special tutor he asked the small boy to add all the numbers from one to twenty-four. Billy knew there was a key. The number one went with twenty-four, two with twenty-three, three with twenty-two and so on, each pair totaling twenty-five. The key was twenty-five, which was simply to be multiplied by the number of pairs, obviously twelve. It was like climbing a ladder. You went up to twelve and then from thirteen down the other side to twenty-four (a ladder, he’d one day reflect, or a stellated twilligon) and it was easy to see that every corresponding set of numerals added up to twenty-five. The number twenty-five also possessed a certain immovability, refusing to disappear or even change places when raised to the second, third, fourth or higher powers. While the resonant number twelve matched one-to-one the letters in his fictional name, the scrawl on his birth certificate (William Denis Terwilliger Jr.) represented a unit length that totaled a satisfying twenty-five. (I, 7, 133-134)
« La première fois qu’il vint pour lui donner des cours particuliers, Mr Morphy demanda au petit garçon d’additionner tous les nombres de un à vingt-quatre. Billy savait qu’il y avait une clé. Le nombre un allait avec vingt-quatre, deux avec vingt-trois, trois avec vingt-deux et ainsi de suite, chaque paire faisant un total de vingt-cinq. La clé, c’était le nombre vingt-cinq, qu’il suffisait de multiplier par le nombre de paires, douze évidemment. C’était comme escalader une échelle. On montait jusqu’à douze, et puis on redescendait à partir de treize sur l’autre versant des vingt-quatre (une échelle, avait-il songé un jour, ou bien un twilligon étoilé), et l’on voyait aisément que chaque ensemble de chiffres ainsi formé s’élevait à vingt-cinq. Le nombre vingt-cinq possédait également une certaine immuabilité, refusant de disparaître ou même de changer de place quand on l’élevait à des puissances deux, trois, quatre ou supérieures. Alors que le retentissant nombre douze correspondait rigoureusement aux lettres de son nom fictif [Billy Twillig], le griffonnement sur son certificat de naissance (William Dennis Terwilliger Jr.) représentait une longueur d’unités atteignant un vingt-cinq satisfaisant. » (I, 7, 187)

Voici le schéma de l’association des paires dont la somme des éléments est égale à 25 :

La première paire (1+24) entre en relation avec la douzième, et dernière (24+1) ; la seconde (2+23) avec la pénultième (23+2) ; la troisième (3+22) avec l’ante-pénultième (23+2), etc. Ainsi se dessine un réseau qui se compose de douze paires. Cette structure pourrait n’être qu’anecdotique, une nouvelle illustration de construction en miroir, si elle ne rencontrait plus précisément l’architecture du roman, dont la première partie se compose de douze chapitres. On sait que Ratner’s Star est non seulement un roman, mais aussi une histoire abrégée des mathématiques. Chacun des chapitres de la première partie de Ratner’s Star est ainsi consacré à une étape de cette histoire, mais qui n’est évoquée que de façon allusive, voire cryptique. Les noms des mathématiciens auxquels chaque étape est liée n’apparaissent que dans la seconde partie du roman et signent la correspondance. Mais ils apparaissent dans l’ordre inverse de leur évocation dans la première : « Les mathématiques pures sont un langage que presque personne ne parle. Dans Ratner’s Star, j’ai essayé de tisser cette vie secrète de l’humanité et l’action d’un livre sous la forme d’une histoire des mathématiques, une histoire occulte : les noms de ses représentants majeurs sont maintenus secrets jusqu’à la deuxième partie du livre, qui est l’image en miroir de la première, où leurs noms apparaissent en ordre inversé » (LeClair, 27).


VI L
image dans le miroir [Mirror image]

Prenons l’exemple du cinquième chapitre. Dans ce chapitre intitulé « Dichotomie », les « grands hommes simultanés de l’histoire » sont évoqués, ainsi que des « idées nourries en même temps dans deux esprits scientifiques. Nombreux exemples. Deux hommes à des milliers de kilomètres. Langues non identiques. Phénomène de théories jumelles. La danse de deux esprits lumineux dans la nuit infinie. Mais il s’y glisse toujours un conflit ou autre » (I, 5, 136). Ces hommes sont Isaac Newton (1643-1727) et Gottfried Wilhelm von Leibniz (1646-1716), et le conflit est celui qui les oppose, à partir de 1711, pour savoir qui est l’inventeur du calcul différentiel (ou encore intégral), qui articule les problèmes de tangente (dérivation) et de quadrature (intégration). L’histoire retient que Newton a le premier développé l’intuition qui mène au calcul intégral (méthode des fluxions), mais que la formalisation satisfaisante et la méthode de notation opérationnelle sont le fait de Leibniz, qui a développé sa propre méthode de façon indépendante, tout en ayant néanmoins eu connaissance dès 1673 des travaux de Newton, que ce dernier ne publiera qu’en 1711 (De analysi per aequationes numero terminorum infinitas).

Deux autres hommes, qui sont cette fois des personnages de la fiction, s’opposent dans le chapitre, Erik Endor, réfugié au fond de son trou, et Othmar Poebbels, qui vient chercher Billy en hélicoptère et qui s’interroge sur la manière de « joindre le discontinu et le continu » (I, 5, 135), thématisant une autre des oppositions entre Newton et Leibniz.

Les deux hommes de science sont nommés dans la seconde partie : « [Wu] fouillait et triait dans la pénombre, se demandant pourquoi les systèmes de religion servaient si souvent de cadre de référence pour la clarification d’idées qui n’étaient aucunement liées à des attitudes spirituelles. Contradiction interne. La lumineuse agitation des initiés dans ces royaumes inspécifiables réputée si essentielle à l’être. Newton recourant à l’idée de Dieu, dans sa théorie des mécaniques, comme la structure globale absolue. Leibniz, à l’apogée de son mysticisme, utilisant l’arithmétique binaire pour tenter de convertir l’empereur de Chine au christianisme10 » (II, 525). La réflexion trouve un écho dans la référence aux travaux de Cantor, évoqués dans le chapitre 12 de la première partie et l’ouverture de la seconde : « ‘‘Après toutes les dépressions, les crises et les effondrements, après sa mort enfin, n’a-t-on pas trouvé dans ses papiers une déclaration selon laquelle on ne pourrait pas expliquer les mathématiques sans un grain de métaphysique ?’’ » (II, 388-389).

La structure en miroir du roman trouve donc un répondant dans le thème majeur du roman, qui est en forme d’interrogation : science et mystique s’opposent-elles ou bien concordent-elles ? « Il y a […] une sorte de guide spirituel [dans le roman]. C’est Pythagore, le mathématicien mystique. Le livre entier est informé par ce lien ou cette opposition, selon la façon dont vous le voyez, et les personnages ne cessent de ballotter entre science et superstition11 », dit aussi DeLillo (LeClair, 27).

Deux hypothèses s’opposent donc : a) la superstition est l’envers de la science, b) la superstition est le symétrique de la science. La construction en miroir du roman a donc une application concrète : l’image au miroir se reflète-t-elle à l’identique (et la superstition et la science concordent alors) ou est-elle inversée (alors science et superstition s’opposent) ? Ces deux premières possibilités ressortissent à la logique de la typologie, et de la répétition – à l’inversion près. Mais il est encore une troisième possibilité qui est est, elle, figurative, et non plus typologique : la superstition accomplirait la science.

Ces questions ouvertes par la construction du roman trouvent leurs répondants dans les débats qui agitent les personnages dans la fiction. Expérimentation Numéro Un réunit, on le sait, une kyrielle de scientifiques chargés de travailler sur le déchiffrement du code. Les sciences officielles s’y mêlent à d’autres, plus fantaisistes, voire farfelues. Lorsque Billy arrive au centre, il rencontre Cyril Kyriakos, un logicien transitionnel, qui est aussi membre d’une commission chargée de définir le mot « science ». Réunie bien avant que ne soient jetées les fondations d’Expérimentation Numéro Un, elle n’a pas réussi à accoucher d’une définition qui fasse l’unanimité, malgré plus d’un demi-millier de pages de débats. Cyril appartient à la sous-commission chargée de la phraséologie : « ‘‘Notre problème actuel consiste à décider si la définition de la science doit ou non englober des manifestations telles que les concoctions d’herbe, les emblèmes vénérés, la peinture de sable, les légendes orales, les chants cérémoniels et ainsi de suite’’12 » (I, 2, 47-48). Plus loin, Cyril dira que « si nous devons parvenir un jour à une définition du mot ‘‘science’’, nous devons admettre la possibilité que ce que nous considérons comme d’obscurs rituels ou superstitions puisse être en fait des entreprises scientifiques parfaitement légitimes13 » (I, 2, 55). Sciences dures et savoirs traditionnels, mais aussi rituels et superstitions, sont ainsi distingués, mais la possibilité de leur conjonction n’est pas exclue.

La discussion s’élargit ensuite à la connaissance mystique. Una Braun, consultante en hydrologie, intervient alors pour dire qu’elle espère que ne seront pas opposés « mysticisme oriental [Eastern mysticism] » et « science occidentale [Western science]14 » (I, 2, 55 ; 35). Une autre réflexion, faite par Mimsy Mope Grimmer, spécialiste de sexualité infantile, éclaire le débat. Selon elle, après l’âge d’or de l’enfance, « ‘‘la solidarité des contraires est complètement détruite. Avant même d’avoir appris à construire deux mots ensemble, vous voilà embourbé dans une existence pleine de dichotomies essentielles’’15 » (I, 2, 54).

Ce qui vaut pour l’histoire de l’homme vaut aussi pour l’histoire des sciences. La dichotomie science/mysticisme doit être renversée : science et mystique sont des visions du monde en miroir, opposées en apparence mais concordantes en réalité. On reconnaît là une forme spécifique d’articulation typologique dans laquelle l’agencement prend la forme de la correspondance des opposés :

On en trouve un bon exemple dans les Sermons de saint Augustin, qui, partant de la position symétrique occupée par le Christ et saint Jean Baptiste, remonte à de très nombreuses et fines ressemblances et oppositions dans les textes les décrivant : le premier est né au solstice d’hiver, quand les jours croissent, le second au solstice d’été, quand les jours décroissent ; Jésus naît d’une mère jeune et vierge, Jean Baptiste d’une femme âgée ; l’un est grandi par sa mort puisqu’il est élevé sur la croix, l’autre est diminué car décapité, etc. On voit que saint Augustin est ici plus attentif encore aux oppositions qu’aux identités […] (Todorov, 102).

La concordance de la science et du mysticisme est aussi la position défendue par un des personnages du roman, Chester Greylag Dent, prix Nobel de littérature, qui a consacré sa carrière à des « méditations spéculatives sur le ‘‘nœud insoluble’’ de la science et du mysticisme [speculative meditations on the ‘‘unsolvable knot’’ of science and mysticism] » (II, 416 ; 306).

Une autre hypothèse est envisageable pourtant, qui lit la structure du roman non plus comme une répétition typologique, mais un accomplissement figuratif, et elle est soutenue par la présence de personnages qui défendent la thèse selon laquelle la mystique accomplirait la science, voire la dépasserait. « Il n’est pas inconcevable que certaines choses existent par-delà les frontières de la recherche rationnelle16 », dit ainsi Simon Goldfloss (I, 6, 142). La mystique serait alors le point de relève de la science, car son règne s’ouvre là où celui de la science s’achève : « Le point de départ du mysticisme est la conscience de la mort, phénomène qui n’effleure pas la science sauf comme vision ultime et horrifiante de la recherche objective. Toutes les portes secrètes sont envahies par la terreur de la mort. Le mysticisme, parce qu’il a commencé par là, tend à devenir progressivement rationnel17 » (I, 2, 56), affirme Cyril Kiriakos. Le mysticisme n’est donc pas seulement un dépassement de la science, il tendrait à se constituer lui-même en science. Cette conviction est partagée par un personnage symétrique de Chester Greylag Dent, Shazar Lazarus Ratner, qui est, lui, prix Nobel de physique. Ratner affirme la supériorité de la mystique sur la science en proposant notamment une transposition du Big bang dans les termes de la Cabale juive (I, 10, 296-302 ; 216-218). Mais la position la plus radicale est défendue par Enrik Endor, qui révèle à Billy que « nous commençons à entrevoir que rien n’obéit à aucune loi18 » et, dans une version délirante de la physique d’Épicure, que « tout l’univers est en chute libre19 » (I, 5, 127). La fin du roman lui donne raison, qui marque une triple défaite, du rêve positiviste de Softly, des ambitions de la science et de la notion même de loi scientifique, et qui consacre, corrélativement, la victoire du mysticisme.

VII Terreur [Terror]

La fin du roman fait resurgir la figure de Pythagore, dont la vie et l’œuvre ont déjà été évoquées dans le deuxième chapitre, selon la logique de la construction en miroir. Billy a réussi à déchiffrer le code de l’étoile (14.28.57), et il a compris qu’il indiquait une heure : 2h 28 min et 57 sec. Mais la signification de cette heure reste inconnue : « ‘‘Les impulsions doivent être déchiffrées comme l’heure sur une horloge. Quand cette heure-là viendra, je ne sais pas, mais cela pourrait signifier que quelque chose va se produire’’20 » (II, 564). Les membres de l’équipe resserrée autour de Softly apprennent alors à la radio qu’une éclipse imprévue va se produire. Ils tentent une mesure désespérée, qui est aussi le titre du passage (« A desperate measure ») : Maurice Wu propose de faire appel à une femme capable de percevoir les choses au-delà du présent immédiat, une prophétesse, Skia Mantikos. Softly s’offusque : « ‘‘Je veux que cela reste scientifique. Pas de voyants, de devins, de prophètes ou de sorciers. Il s’agit d’un projet scientifique’’21 » (II, 573).

Appelée, elle se livre alors à une longue gesticulation privée de sens, en apparence. Comme l’oracle qui est à Delphes, Skia Mantikos n’exprime, ni ne cache sa pensée, elle signifie : « […] et de même qu’à chaque étape antérieure précédente, ces nouveaux exercices tiraient leur efficacité (aucun œil ni esprit ne vagabondait) de l’obscurité même [the very obscurity] qui motivait leur accomplissement22 » (II, 581). Si sa pantomime est incompréhensible pour les spectateurs, elle ne l’est pas pour le lecteur qui comprend l’efficace de sa prophétie : l’« obscurité » de la pantomime de Skia Mantikos – la bien nommée « prophétesse de l’ombre [the shadow prophet]23 » – n’est pas ce qui en voile le sens : elle en est le sens. À peine a-t-elle fini sa performance que les personnages entendent la voix de l’annonceur à la radio : « ‘‘Au top : quatorze heures, vingt-huit minutes, cinquante-sept secondes’’24 » (II, 582). Une éclipse totale couvre alors la terre d’obscurité, en un signe avant-coureur d’apocalypse. Softly est pris de panique et se rue vers le trou d’Endor, bientôt suivi de Billy qui pédale comme un dératé sur un tricycle, poursuivi par la progression de l’ombre et actionnant furieusement une sonnette d’où ne sort aucun son. Softly s’introduit dans le trou où il progresse en rampant, passant sur le cadavre d’Endor couvert de vers, tout en poussant des cris inarticulés. Une nouvelle fois, la pantomime de Skia Mantikos a valeur de prophétie puisqu’elle s’est tout d’abord lancée dans une lente rotation sur elle-même, dessinant la forme d’un cercle – ou d’un trou –, avant de tomber à plat ventre en geignant, comme le fera Softly.

La fuite paniquée de Softly ne marque pas seulement la défaite du projet Logicon, elle est aussi plus largement celle de l’esprit positiviste qui l’anime et de la foi dans le triomphe de la science sur le mystère. En effet, si Billy a réussi à déchiffrer le code, il est incapable d’en comprendre la signification. Plus largement, c’est l’ambition scientifique qui est prise en défaut, puisque personne n’a réussi à prévoir l’éclipse : « ‘‘Éclipse, dit Lown. – Juste une rumeur, dit Softly. – Peut-être n’est-elle pas imprévue, dit Bolin. Peut-être la prévoyait-on depuis le début.’’ Mainwaring secoua la tête. ‘‘Anomalie astronomique non référente. – Ne parlez pas ainsi, dit Softly. – La science est-elle morte ? demanda Bolin’’25 » (II, 570). Softly a fui dans le trou, l’éclipse est une anomalie astronomique, Billy n’a pas su déchiffrer le sens du message : la science est morte. Non seulement la science, mais aussi la notion même de loi scientifique. Par l’application de la théorie des zorgs inventée par Billy aux composants exo-ioniques sylphants, Walter Mainwaring découvre que la terre est tout entière plongée dans un mohole (II, 557 ; 425-426). Ce qui n’est pas sans conséquence : « ‘‘Si la relativité moholienne est valable’’, reprit [Orang Mohole], ‘‘nous assisterons un jour à des événements qui ne se conformeront pas aux prévisions de la science. Nous pouvons avoir à affronter, suivez-moi bien, un ensemble de circonstances totalement imprévues’’26 » (I, 9, 250). Le monde bascule dans le chaos, comme Endor l’avait annoncé, et la connaissance scientifique cède la place au règne de l’incompréhensible et au mystère. Si « aucune définition de la science n’est complète sans une référence à la terreur [no definition of science is complete without a reference to terror]27 », alors la terreur a terrassé la science.

Le nom de Pythagore apparaît dans la fin du roman, quand Skia Mantikos prononce son nom au terme de sa transe, nous l’avons dit. La référence n’est pourtant pas au mathématicien et scientifique, mais bien à l’inspiré, l’occultiste, le magicien – c’est le sens que prend l’adjectif « pythagoricien » à la période hellénistique. Quant à Softly, s’il refuse de se laisser séduire par « les écoles de superstition à la mode, la mystique comme laxatif naturel de la science, la gymnastique méditative ou les incantations mantriques de base28 » (I, 12, 357), c’est bien la défaite de ses convictions rationalistes et une « intuition mystique [mystical intuition] » qui précipitent in fine sa fuite devant l’« horreur de la catastrophe conceptuelle [the horror of the ideational apocalyspe] » (Cowart, 149), et vers le trou. Ratner’s Star propose donc une forme originale d’accomplissement figuratif, qui dit son impensé29. L’accomplissement est une abolition : le mysticisme a renversé la science et l’a terrassée.

VIII Boomerang [Boomerang]

Si, structurellement, la composition du roman est en miroir, dynamiquement, elle est fondée sur un mouvement d’aller et de retour, comme le roman l’indique, en abyme une nouvelle fois, par le trajet du signal de l’étoile, qui est en fait émis de la terre avant d’être renvoyé vers elle (II, 546 ; 402]) ; par le vol du boomerang, qui revient vers celui qui l’a lancé (I, 6, 146 ; 103) ; ou encore de l’écholocalisation, qui permet aux chauves-souris de se repérer dans l’espace (II, 536 ; 395).

Alors que, à la fin du roman, Softly fuit vers le trou d’Endor, terrifié par la catastrophe imprévue de l’éclipse, il repense à l’ancienne Égypte et à la Mésopotamie. Cette référence à la Mésopotamie renvoie au premier chapitre de la première partie, qui évoque les recherches mathématiques des anciens Mésopotamiens et leurs compétences astronomiques, qui s’illustrent notamment dans leur capacité à prévoir les éclipses30. Dans ce même paragraphe est évoqué pour la première fois dans le roman le calcul en base soixante31. À la lumière du dénouement, la simple succession des deux notations doit se lire comme une consécution logique : c’est grâce à la référence au calcul sexagésimal que Billy réussira à déchiffrer le code et à déterminer l’heure de l’événement astronomique – puisque l’heure se lit et se dit en base soixante.

La première référence à Pythagore, présente dans le deuxième chapitre, est compliquée par celle qui est faite à Thalès et à Héraclite : « Cyril : ‘‘Toute chose est eau’’, a dit le Grec. Una : ‘‘Toute chose ruisselle’’, a dit le plus grec des deux32 » (I, 2, 49). Si l’on range Thalès du côté de Pythagore, dont il prépare les découvertes, on ne peut qu’opposer Héraclite, « le plus grec des deux », aux deux premiers. C’est à Héraclite en effet que l’expression Panta rhei (« Toutes les choses coulent ») est attribuée par Platon, et c’est lui qui fait du feu l’élément premier, contre l’eau pour Thalès. L’opposition entre les deux éléments est confirmée par l’évocation de la mort de Pythagore dans les flammes du temple de Tarente : « Un rêve d’eau éteinte par les flammes [A dream of water put out by flame] » (I, 2, 66 ; 44). Or, c’est un phénomène étrange, l’inondation d’ombre, qui suscite par association d’idées l’évocation des philosophes et mathématiciens grecs : « Déterminer l’heure d’après l’ombre du soleil. Plus ou moins scientifique que l’heure indiquée par les horloges ? Un groupe de gens transportant des chaises longues s’avançait sur la pelouse. ‘‘Il y a des rumeurs, annonça Hummer. On va annoncer quelque chose d’énorme. Sérieusement, ça vibre. Pourrait s’agir de notre ami le mathématicien ici présent [Billy]. – La seule chose que je prévoie pour l’instant, c’est la progression de l’inondation d’ombre, répliqua Una. – Non, il se passe quelque chose. Je reconnais une vibration quand je la vois. Quelque chose d’important, et pas forcément apporté par voie d’eau’’33 » (I, 2, 49). L’inondation d’ombre est un phénomène inexpliqué qui voit se développer et s’élargir des taches d’ombre dans le centre de recherches34 . Cette fois, c’est la progression de l’ombre (le cadran solaire, l’inondation d’ombre) et l’horloge qui sont étroitement associées, comme elles le seront aussi dans la découverte de Billy, et de sa conséquence : l’éclipse35. Le contexte est en outre celui du débat sur les mérites comparés des techniques anciennes et contemporaines (cadran solaire versus horloges). Or, on le sait, la fin du roman marque la défaite des techniques les plus contemporaines, incapables de prévoir l’éclipse, ce que réussissaient pourtant à faire les Mésopotamiens.

Par deux fois (la prévision des éclipses/le système de notation sexagésimal, l’inondation d’ombre/l’horloge), l’association d’éléments qui sont présents à l’orée du roman ne prend son sens que lorsqu’ils sont relus à la lueur de la fin, qui les colore différemment. DeLillo invente donc une nouvelle forme d’articulation figurative, dans laquelle le second temps n’est pas la fin de l’articulation, mais renvoie vers le premier, dont l’analyse doit être reprise et complétée.

IX Progression rétrograde [Negative progression]

Plus le lecteur progresse dans la seconde partie, plus le chapitre auquel le nom du mathématicien renvoie est situé en amont dans la première partie. Et au terme du roman, il retrouve le premier chapitre. Ainsi, lorsque Billy jette, à l’ouverture du roman, un bandage dans la cuvette des toilettes de l’avion, il imagine « l’espace d’un instant un petit sparadrap identique flottant dans une autre cuvette en acier inoxydable de toilettes d’avion, au-dessus d’un point antipodal36 » (I, 1, 17-18). Ce « point antipodal » est précisément situé dans le dernier chapitre du roman, où le lecteur apprend que Billy s’est coupé le doigt en ouvrant la lettre dans laquelle il a trouvé la clé de la chambre d’Endor (II, 574 ; 423), inversant ainsi la chronologie des événements, puisqu’il saigne avant de s’être coupé le doigt.

En sortant des toilettes, Billy arbore un sourire oriental stéréotypé, un « antisourire [antismile] » (I, 18 ; 8). En contexte, le préfixe anti signe la négation, mais il renvoie aussi à la tension spécifiquement typologique entre type et antitype, également formalisée par Walter Maiwaring dans sa « théorie du trou [hole theory] », qui « implique la ‘‘création par paire’’, qui est la création simultanée d’une paire particule-antiparticule [« hole theory involves ‘‘pair creation,’’ which is the simultaneous creation of a particle-antiparticle pair »] » (II, 567 ; 418).

Cette progression régressive rencontre, une nouvelle fois, l’un des thèmes centraux du roman. Nous l’avons dit, le message codé ne provient pas de l’étoile de Ratner : il n’est que réfléchi par la présence d’un mohole. Quelle est son origine alors ? La terre elle-même, d’où le message a été émis dans un passé lointain. Il a été envoyé par une civilisation préhistorique, mais suffisamment avancée pour prévoir une éclipse totale du soleil que la science contemporaine n’a pas su anticiper, et maîtriser les moyens technologiques pour faire parvenir un message à l’humanité future. Mainwaring fait, à la demande de Wu, la synthèse des dernières découvertes auxquelles il est parvenu :

In the untold past on this planet a group of humans transmitted a radio message into space. We don’t know whether these people were directing their signals toward a particular solar system, toward a huge cluster of nearby stars, toward the center of our galaxy, toward another galaxy; or whether they knew of the existence and nature of the mohole totality and were perfectly aware that their message would return to planet Earth at a specific time in the future – a message, moreover, that was more likely to be preserved and detected, when we consider earthquakes, erosion and continental drift, in the form of a radio transmission than in a time capsule or other kind of sealed device. (II, 404-405)
« ‘‘Dans le passé de cette planète, un groupe d’humains a transmis un message radio dans l’espace. Nous ne savons pas si ces gens dirigeaient leurs signaux vers un système solaire en particulier, vers un énorme amas d’étoiles proches, vers le centre de notre galaxie, vers une autre galaxie ; ou s’ils connaissaient l’existence et la nature de la totalité mohole et avaient parfaitement conscience du fait que leur message reviendrait vers la planète Terre à un moment donné de l’avenir – un message, en outre, bien plus susceptible d’être préservé et détecté, quand on considère les tremblements de terre, l’érosion, et la dérive continentale, sous la forme d’une transmission radio que dans une capsule intemporelle ou tout autre type d’engin scellé.’’ » (II, 548-549)

Parallèlement, les découvertes archéologiques de Wu démontrent qu’à « un certain niveau des strates du sol les signes du primitivisme croissant de l’homme cessent brutalement, remplacés par une série de découvertes totalement inversées […]. […] Le développement mental de l’homme donne des signes d’essor à mesure que l’on creuse au-delà d’un certain point et qu’on creuse en profondeur. Une couche après l’autre, les preuves deviennent plus complexes37 » (II, 437). En un mot, passées les strates les plus anciennes connues, plus on remonte le temps, plus le degré de civilisation est élevé : « Plus on creuse profondément, plus l’homme est avancé. Cette thèse révolutionnaire commençait à se faire insistante [Man more advanced the deeper we dig. This revolutionary thesis was beginning to develop urgency] » (II, 436 ; 488).

La « théorie ‘‘contralogique’’ de l’évolution humaine [‘‘contralogical’’ theory of human evolution] » (II, 484 ; 358) permettrait de comprendre un phénomène géologique inexpliqué. Wu se souvient que des ingénieurs experts ont eu le plus grand mal à expliquer ce qu’ils prenaient pour une réaction nucléaire survenue dans un gisement d’uranium il y a plus d’un milliard d’années : « ‘‘Tout ne concordait pas. Il y avait bien une réaction en chaîne. La composition unique de l’uranium le prouvait. Mais les conditions capables de provoquer spontanément un tel événement n’étaient guère susceptibles d’avoir été réunies dans les circonstances d’alors’’38 » (II, 548). Il imagine alors que l’élan originel de l’évolution de l’espèce humaine a pu être suivi d’une période de dégénérescence liée à des maladies provoquées par les radiations : « ‘‘Puis, à un niveau primitif de fabrication d’outils, les choses ont repris un mouvement ascendant, pour nous amener au point que nous occupons actuellement’’39 » (II, 549). Si l’on accepte la théorie contralogique de l’évolution, plus on régresse, plus on progresse : c’est l’« évolution à rebours [reverse evolution] » (II, 526 ; 388), l’« avance en sens inverse [advancement backward] » (II, 527 ; 388) ou encore la « progression négative [negative progression]40 ». C’est aussi la structure du roman.

Somme [Sum]

Les trois formes que nous avons reconnues et qui président à l’articulation des personnages, des objets ou des événements dans le roman sont donc les suivantes : l’articulation typologique (l’opposition entre science et mystique), l’accomplissement figuratif (la mystique comme fin de la science), et enfin le figurisme compliqué, qui oblige à faire retour vers l’élément premier pour l’entendre diféremment (la consécution logique qui lie la notation sexagésimale et la prévision des éclipses en I, 1, ou encore la solidarité entre l’inondation d’ombre et l’éclipse apocalyptique en I, 2).

Dans le roman de DeLillo, la structure du récit entre dans une relation dialectique avec les thèmes qui y sont centraux, et avec les discussions qui opposent les personnages, notamment celles qui s’intéressent aux relations, complémentaire ou antagonistes, de la science et du mysticisme. Dans un premier temps, ce sont les débats entre les personnages qui éclairent et complètent les questions laissées en suspens par la structure, en miroir, du récit. Dans un second temps, c’est la dynamique sous-jacente à la structure, calquée sur le vol du boomerang, qui invite à revenir sur les chapitres de la première partie pour les lire avec un regard à la fois neuf et éclairé. Elle trouve un écho au sein de la fiction dans la théorie contralogique de l’évolution humaine.

Nous ne prétendons pas que cette lecture rétrograde soit une invention des récits ici réunis, ni qu’elle soit leur apanage exclusif – il va de soi que tout récit s’écrit à partir de sa fin –, mais ils présentent la spécificité de systématiser cette lecture, de l’étendre à l’ensemble du récit et de proposer des formes dans lesquelles la rétroaction n’est pas seulement la confirmation d’une annonce, mais aussi parfois un renversement, voire une annulation.

XI Typologie de la typologie [Typology of typology]

Quelles sont les caractéristiques du figurisme en régime de fiction ? Ou plutôt : à quelles conditions peut-on parler de figurisme fictionnel, et donc le reconnaître ? La première contrainte est de disposition : le figurisme fictionnel établit une correspondance bi-univoque entre deux éléments, dont l’extension est variable. Elle peut aller du plus local, et articuler des personnages ou des objets de la fiction, voire de simples détails, au plus global, et conjoindre des ensembles de grande dimension, comme des livres entiers, en passant par des épisodes de dimensions intermédiaires. Le nombre de couples dans les textes est variable, Ratner’s Star en compte une douzaine, DeLillo étendant le principe à l’ensemble du récit.

Le figurisme suppose en outre a minima une répétition, et donc une relation de ressemblance, explicite ou implicite, entre les éléments articulés, même si la relation peut parfois s’établir entre des éléments qui sont en image inversée : le parallélisme se renverse alors en opposition.

Enfin, la relation de sens induite par cette articulation est dialectique et suppose que les éléments agencés prennent sens par leur confrontation. Dans sa version la plus simple, le second élément répète à l’identique le sens de l’élément premier, selon la logique du miroir : c’est le principe de la typologie. Dans une version plus complexe, le second élément met au jour un sens qui est latent dans le premier et qui est révélé par la mise en relation des deux (couple annonceaccomplissement, ou encore figure-vérité), selon la logique du figurisme cette fois. La forme peut encore être compliquée quand le second élément non seulement confirme le sens du premier, mais invite aussi à y reconnaître des sens seconds en forme d’harmoniques. Cette dernière forme présente une configuration non contradictoire ou une configuration contradictoire, selon que le déploiement des sens seconds confirme ou contredit les sens premiers, comme c’est le cas dans Ratner’s Star.

La relation entre les deux éléments peut donc être de répétition, d’accomplissement ou encore de complication. On notera que cette troisième forme n’existe pas dans l’exégèse biblique et qu’elle est donc une invention spécifique de la fiction. Elle renverse la relation de subordination hiérarchique de l’élément premier au second, et elle fait du premier le véritable noyau de sens : l’élément second ne constitue plus la fin du parcours interprétatif, mais une étape qui oblige à revenir vers l’élément premier. Ainsi éclairé, l’élément premier n’est plus plongé dans l’ombre du second, mais brille de feux plus nombreux. C’est ce que précise en abyme la description du vol du boomerang dans Ratner’s Star :

What we call a boomerang has no name in their dialect except on its return trip to the person who hurled it. Stuck in the dust it is nameless. Held in hand, nameless. Released, it remains nameless. Returning, however, it acquires a name – a name so sacred that even if I knew what it was I could not speak it here. (I, 6, 103)
« ‘‘Ce que nous appelons boomerang n’a pas de nom dans leur dialecte sauf quand il revient vers la personne qui l’a lancé. Tombé à terre, il n’a pas de nom. Tenu dans la main, pas de nom. Lancé, il reste sans nom. Mais quand il revient, il acquiert un nom – un nom si sacré que même si je le savais je ne pourrais pas le prononcer ici.’’ » (I, 6, 146)

À l’image du boomerang qui ne reçoit son nom qu’au terme de son vol, quand il fait retour dans la main qui l’a lancé, l’élément premier ne trouve son sens véritable que lorsqu’il est éclairé en retour par l’élément second. Contre l’aliénation et l’asservissement de la figura, et la réduction univoque de son sens, qui sont la fonction historique du figurisme, le figurisme fictionnel promeut son déploiement selon la logique de l’invention : « un nom si sacré […] que je ne pourrais pas le prononcer ici ». Le figurisme compliqué problématise en effet la tension présente dans le figurisme historique, qui est fondé sur un vice d’interprétation – ou une fiction d’interprétation, à tout le moins41. En apparence, le figurisme affirme la valeur prophétique d’événements de l’Ancien Testament qui annonceraient, en substance, la venue du Christ, les Évangiles, la Loi d’amour. En réalité, il est une interprétation du passé, qui invente rétrospectivement une correspondance et une ressemblance qu’il construit de toutes pièces entre un événement actuel, la venue du Christ, et des événements passés, auxquels il donne une signification prophétique qu’ils n’ont jamais eue. La typologie en régime de fiction renverse l’arbitraire en motivation pour fonder la dimension prophétique de l’élément premier, qui ne s’abolit pas en outre dans l’accomplissement du second, en vertu du principe de complication de l’élément premier.


Ouvrages cités

Auerbach, Erich, Figura. La Loi juive et la Promesse chrétienne [Figura, 1938], préface et traduction par Diane Meur, postface par Marc de Launay, Paris, Macula, « Argô », 1993 ; Figura, Gesammelte Aufsätze zur romanischen Philologie, Fritz Schalk (éd.), Berne/Münich, Francke, 1967, III, p. 55-92.

Bultmann, Rudolf, « Origine et sens de la typologie considérée comme modèle herméneutique [Ursprung und Sinn der Typologie als hermeneutischer Method] » (1950), Philosophie, n° 42, juin 1994.

Cowart, David, Don DeLillo. The Physics of Language, Athens, University of Georgia Press, 2003.

DeLillo, Don, Ratner’s Star, New York, Random House/Vintage Books, « Vintage Contemporaries », 1989 ; traduction française : Don DeLillo, L’Étoile de Ratner, Marianne Véron (trad.), Arles, Actes Sud, « Babel », 1996.

De Lubac, Henri, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’écriture (1959-1964), 4 tomes, Paris, Cerf/Desclée de Brouwer, 1993, vol. 4 (p. 1-560).

LeClair, Thomas, « An Interview with Don DeLillo », Contemporary Literature, vol. 23, n° 1, hiver 1982.

 Nietzsche, Friedrich, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux [Morgenröte. Gedanken über die moralischen Vorurteile, 1881] ; Fragments posthumes (1879-1881), textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Julien Hervier (trad.), Paris, Gallimard, « NRF », 1970.

Pépin, Jean, Mythe et Allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris, Aubier Montaigne, « Philosophie de l’esprit », 1958.

Todorov, Tzvetan, Symbolisme et interprétation, Paris, Seuil, « Poétique », 1978.


1 « ‘‘However, there’s always the view that an ultimate symmetry is to be avoided rather than sought, the reason being that this structural balance represents not victory over chaos and death but death itself or what follows upon death’’ » (I, 3, 74 ; 50).

2 « ‘‘L’étoile est binaire. – L’étoile de Ratner ?’’ » (II, 132, 93)

3 « A friend of mine said it was like reading the first half of one book and the second half of a completely different book. It’s true in a way. There’s a strong demarcation between the parts. They’re opposite. Adventures, reflections. Positive, negative. Discrete, continuous. Day, night. Left brain, right brain. »

4 « But [the parts] also link together. The second part bends back to the first. Somebody ought to make a list of books that seem to bend back on themselves. […] In Ratner’s Star, Softly, who is a sort of white rabbit figure, leads Billy into the hole that will take him back to the beginning of the book. In chapter one, Billy has a bandage on his finger – the finger he cut near the end of the book » (ibid., p. 28).

5 « ‘‘Study the planet. Observe the solar system. Listen to the universe. Know thyself. – Space. – Outer and inner space. Each bends into the other’’ » (II, 21).

6 « “Our Bibles are hand-glued and hand-stitched by refugees. They told me a Mr. Dyne might want to order in bulk.” “Go away,” he said matter-of-factly. “Both testaments,” the woman said. “Translated directly from the original tongues. Proofread by captured troops. Persian grain leather” » (II, 21).

7 « Type : Signifie aussi symbole, figure. Le sacrifice d’Abraham, l’Agneau Pascal étaient les types ou figures de la Rédemption ; le serpent d’airain de la croix » (Furetière).

8 « En II Corinthiens 3, 7 sq., le Christ est indirectement mis en parallèle avec Moïse dans la mesure où sont également mis en regard les διακονἰαι de l’ancienne et de la nouvelle Alliance, ainsi que la δὀξα de Moïse et celle de la fonction apostolique. Or cette dernière est bien la διακονἰαι du Christ (cf. II Corinthiens 4, 4-6). La mise en parallèle est antithétique pour autant que les διαθῆκαι sont mises en parallèle : celles de la lettre (γρἀμμα) qui tue et celles de l’esprit (πνεῦμα) qui vivifie » (10).

9 « I was trying to produce a book that would be naked structure. The structure would be the book and vice versa. Abstract structures and connective patterns. A piece of mathematics, in short. »

10 « He troweled and sorted in the dimness, wondering why it was that systems of religion were so often used as frames of reference for the clarification of ideas that were in no way related to spiritual attitudes. Self-contradiction. The flailing brilliance of initiates in those unspecifiable realms deemed so central to being. Newton resorting to the idea of God as an absolute encompassing structure in his theory of mechanics. Leibnitz in the heyday of his mysticism using binary arithmetic to try to convert the Emperor of China to Christianity ». (II, 387)

11 « There’s […] a kind of guiding spirit. This is Pythagoras, the mathematician-mystic. The whole book is informed by this link or opposition, however you see it, and the characters keep bouncing between science and superstition. »

12 « “Our current problem seems to be whether or not the definition of science should include such manifestations as herb concoctions, venerated emblems, sand-painting, legend-telling, ceremonial chants and so on” » (I, 2, 30).

13 « If we’re ever going to reach a definition of the word ‘‘science,’’ we’ve got to admit the possibility that what we think of as obscure ritual and superstition may be perfectly legitimate scientific enterprises” » (I, 2, 35-36).

14 « ‘‘On disait qu’elle avait des pouvoirs de sorcière, l’une des manifestations les plus modestes des arts interdits. Ou bien devrais-je dire science ?’’ » (I, 3, 76) ; « She was said to have witch’s grip, one of the lesser manifestations of the forbidden arts. Or should I say sciences ? » (I, 3, 51).

15 « ‘‘The solidarity of opposites is completely shattered. Before you’ve learned to put two words together, you are mired in an existence full of essential dichotomies’’ » (I, 2, 35).

16 « ‘‘It’s not unconceivable that some things exist beyond the borders of rational inquiry’’ » (I, 6, 100).

17 « “Mysticism’s point of departure is awareness of death, a phenomenon that doesn’t occur to science except as the ultimate horrifying vision of objective inquiry. Every back door is filled with the terror of death. Mysticism, because it started at that very point, tends to become progressively rational.” » (I, 2, 36).

18 « ‘‘We begin to see haw lawless everything is’’ » (I, 5, 89).

19 « ‘‘The whole universe is falling’’ » (I, 5, 89).

20 « ‘‘The pulses are meant to be seen as time on a clock. When it gets that time, I don’t know but something may be meant to take place’’ » (II, 415).

21 « “I want to keep it scientific. No seers, diviners, soothsayers or clairvoyants. This is a scientific project.” » (II, 423).

22 « […] and like the other things she’d done these latest exercices drew their effectiveness (no eye strayed nor mind wandered) from the very obscurity that motivated their performance » (II, 428).

23 II, 574 ; 423.

24 « ‘‘At the tone : fourteen, twenty-eight, fifty-seven’’ » (II, 429).

25 « “Eclipse,” Lown said. “Just a rumor,” Softly said. “Maybe it’s not unscheduled,” Bolin said. “Maybe it was due all along.” Mainwaring shook his head. “Noncognate celestial anomaly.” “Don’t talk like that,” Softly said. “Is science dead ?” Bolin said » (II, 420).

26 « “If Moholean relativity is valid,” he said, “we’ll one day witness events that do not conform to the predispositions of science. We may be confronted, pay attention, with a totally unforeseen set of circumstances” » (I, 9, 182-183).

27 I, 2, 55 ; 36.

28 « […] he was hardly the sort to be attracted to fashionable schools of superstition, to mysticism as science’s natural laxative, to gymnastic meditation or standard mantric humming » (I, 12, 262).

29 La phrase célèbre du Christ doit aussi s’entendre comme une dénégation : « Ne croyez pas que je suis venu abolir la Loi et les Prophètes ; je ne suis pas venu abolir mais accomplir » (Matthieu, 5, 17).

30 « Plus savants que la plupart, ces Mésopotamiens. Aptitude algébrique innée. Des hommes aux yeux brillants, à l’affût dans leurs ziggourats, et qui prédisaient les éclipses. » (I, 1, 14) ; « More clever than most, those Mesopotamians. Natural algebraic capacity. Beady-eyed men in ziggurats predicting eclipse » (I, 1, 5).

31 « “Le fait que ces notions aient toujours survécu aux civilisations qui les exprimaient pourrait amener à se poser une ou deux questions sur l’homme préhistorique et ses mathématiques. Qu’est-ce qui avait précédé la base de soixante ? Des notations de calendrier sur des outils en os ? Les doigts et les orteils ? Ou quelque chose de beaucoup trop colossal pour l’esprit moderne. Bien que les recherches véritables ne fassent que commencer, il n’est pas trop tôt pour nous préparer à quelques revirements saisissants.” Positif dans le sens des aiguilles d’une montre. Négatif dans le sens inverse.” » (I, 1, 14) ; « The fact that such ideas consistently outlive the civilizations that give rise to them and the languages in which they are expressed might prompt a speculation or two concerning prehistoric man and his mathematics. What predated the base of sixty ? Calendric notations on bone tools ? Toes and fingers ? Or something far too grand for the modern mind to imagine. Although the true excavation is just beginning, it’s not too early to prepare ourselves for some startling reversals.” Clockwise positive. Counterclockwise negative” » (I, 1, 8).

32 « Cyril : “All things are water,’’ said the Greek. Una : “All things flow,’’ said the Greeker of the two.” » (I, 2, 31)

33 « “There are rumors,” Hummer said. “Something big’s about to be announced. Seriously, the air is rife. Could involve our mathematical friend here.” “The only thing I anticipate right now is more shadow-flooding,” Una said. “No, something’s happening. I know rife air when I see it. Something big and not necessarily water-borne” » (I, 2, 31).

34 « Un point sombre apparut sur le sol, à une quinzaine de centimètres du pied droit de Biron Dyne. Il semblait s’étaler, un genre de tache. Mais il n’apparaissait aucune trace d’humidité. Juste une zone d’ombre qui s’étendait. » (I, 2, 34) ; « A dark spot appeared on the floor a few inches from Byron Dyne’s right foot. It seemed to be expanding, a stain of some kind. There was no evidence of wetness, however. Just a shaded area redoubling itself » (I, 2, 20).

35 « S’agit-il d’une simple ‘‘coïncidence’’ ? Du latin médiéval. Se produire ensemble. Quelque chose et son ombre. » (I, 3, 74) ; « Is this mere ‘‘coincidence’’ ? From the Medieval Latin. To happen together » (I, 3, 50).

36 « […] imagining for a moment an identical plastic strip floating to the surface of the water that filled a stainless-steel wash basin in a toilet on an airliner above an antipodal point […] » (I, 1, 8).

37 « ‘‘[…] at a certain layer of soil the signs of man’s increasing primitivism cease abruptly, to be replaced by a totally converse series of findings […]. […] Man’s mental development shows signs of surging upward as we dig past a certain point and continue down. Layer by layer there is evidence of greater complexity’’ » (II, 321-322).

38 « ‘‘Not everything fit in. There was a chain reaction all right. The unique composition of the uranium told them that. But the conditions that would invite such an event to take place spontaneously were not likely to have been present under the circumstances that prevailed in that time and place’’ » (II, 404).

39 « ‘‘Then, at a crude toolmaking level, things swung upward once again, taking us to the point we now occupy’’ » (II, 404).

40 « Il comprenait toutefois que les découvertes montraient bien trop de cohérence et de régularité dans leur progression (si négative qu’elle fût) pour pouvoir simplement s’expliquer [par le fait que « toute la série des couches avait pu être bousculée par des pratiques funéraires désordonnées ou par quelque spasme de terrain dans la zone des fouilles »]. » (II, 436) ; « He realized, however, that the findings showed far too much consistency and sense of progression (however negative) to be explained away [by the fact that « the entire series of layers had been disarranged by haphazard burial practices or some kind of earth spasm in the area of the dig »] » (II, 321).

41 « Et en fin de compte : que doit-on attendre des effets ultérieurs d’une religion qui, dans les siècles où elle fut fondée, s’est livrée à une bouffonnerie philologique inouïe sur l’Ancien Testament : je parle de la tentative d’escamoter aux juifs, sous leur nez, l’Ancien Testament, en prétendant qu’il ne contient que des enseignements chrétiens et qu’il appartient aux chrétiens en tant qu’ils seraient le véritable peuple d’Israël – alors que les juifs n’auraient fait que se l’arroger. Ensuite on s’abandonna à un délire d’interprétation et d’interpolation qui ne pouvait absolument pas s’allier à la bonne conscience : les savants juifs avaient beau protester, il devait, dans l’Ancien Testament, être partout question du Christ, et seulement du Christ, et particulièrement de sa croix, et partout où il était question d’un morceau de bois, d’une verge, d’une échelle, d’un rameau, d’un arbre, d’un saule, d’un bâton, cela devait être une prophétie du bois de la croix : même l’érection de la licorne et du serpent d’airain, même Moïse lorsqu’il étend les bras pour prier, et jusqu’aux épieux sur lesquels on rôtit l’agneau pascal, – tout cela ne serait qu’allusions et pour ainsi dire préludes à la croix ! Un seul de ceux qui l’affirmaient y a-t-il jamais cru ». (Nietzsche, p. 70)


 




12 – Tracing papers : réflexions théoriques et démarche artistique pour une possible redécouverte contemporaine et sensible de Lascaux.

Résumé

Dans cet article, l’artiste Nathalie Joffre expose les axes de recherche du premier volet de son projet « Caverne, mon amour » : « Tracing Papers ». Il part d’un désir intense ressenti par l’artiste : celui de revisiter des grottes. C’est à Lascaux, grotte aujourd’hui invisible et malade, qu’elle démarre sa recherche. Tout d’abord elle y explore l’apparition passée qui caractérise sa découverte et le fait qu’elle n’aura plus jamais lieu. L’artiste s’interroge sur la possibilité de réactiver l’intensité de ce moment à travers les archives. Puis c’est la dimension corporelle et vivante de la grotte et de ses œuvres qu’elle souhaite retrouver. Sans pouvoir pénétrer à l’intérieur, elle trouve dans la connexion avec son écosystème, un geste de contact fondateur de sa démarche artistique. A partir de cette double exploration, elle crée deux œuvres présentées dans l’article : « Les paysages post-archéologiques » et « Les Momies ».

Abstract

In this article, artist Nathalie Joffre sets out the main lines of research for the first part of her ‘Caverne, mon amour’ project: ‘Tracing Papers’. It began with an intense desire felt by the artist to revisit caves. She began her research at Lascaux, a cave that is now invisible and diseased. She began by exploring the past appearance that characterised her discovery and the fact that it would never happen again. The artist wonders about the possibility of reactivating the intensity of that moment through archives. Then she wanted to rediscover the corporeal, living dimension of the cave and its works. Without being able to go inside, she finds in the connection with its ecosystem a gesture of contact that is the foundation of her artistic approach. From this twofold exploration, she created two works presented in the article: « Les paysages post-archéologiques » and « Les Momies ».


Au début de l’année 2019, les grottes préhistoriques de mon enfance ont refait surface. J’ai ressenti le besoin urgent de revenir à elles. Je ne savais ni ce que j’allais y chercher, ni ce que j’y avais trouvé quelques années auparavant. C’était un désir, une nécessité d’ordre physique. Avais-je déjà vu Lascaux ? J’ai eu le vague souvenir que oui. Les taureaux, la rotonde, ses couleurs vives, ce tourbillon imprimé étaient présents dans mon esprit. Pourtant, la grotte avait été fermée en 1963. Et puis il y avait cette légende, l’histoire d’enfants découvreurs de cavernes, très présente dans la culture locale. Enfant, je passais donc une grande partie de mon temps libre à chercher l’entrée de cavités mystérieuses au fond des prés, à gratter la terre dans l’espoir d’en extraire des ossements, à parcourir les champs labourés en quête de pierres taillées, désirant plus que tout parvenir à ce moment épiphanique décrit par Léonard de Vinci (Fabre, 7) :

Je parviens au seuil d’une grande caverne devant laquelle je reste un moment — sans savoir pourquoi frappé de stupeur : je plie mes reins en arc, appuie ma main sur le genou et, de la droite, j’abrite mes yeux, en baissant et en serrant les paupières et je me penche d’un côté et d’autre pour voir si je peux discerner quelque chose, mais la grande obscurité m’en empêche. Au bout d’un moment deux sentiments m’envahissent : peur et désir, peur de la grotte obscure et menaçante, désir de voir si elle n’enferme pas quelques merveilles extraordinaires.

Était-ce donc pour revivre cette quête originelle d’une possible apparition merveilleuse, jamais satisfaite qu’il me fallait repartir ? Allais-je y chercher un remède plus contextuel à l’impression de saturations d’images sans chair qui m’envahissait ? Et ainsi trouver une alternative au monde pictural digitalisé décrit par Annie Lebrun et Juri Armanda (14) où « aussitôt produite, une image est immédiatement distribuée dans le monde entier. (…) On ne consomme plus les images mais le nombre (…) On nous montre une réalité augmentée mais qui est au fond amputée du corps. » Allais-je sinon, à la suite de tant d’autres avant moi, à la rencontre d’un mystère, d’un message indéchiffrable, qu’il s’agirait de tenter de m’approprier pour peut-être en saisir une partie du sens à jamais perdu dans l’épaisseur du temps ?

Dans cet article, je présenterai donc les éléments de réflexions ayant ponctué ma recherche artistique autour de ce retour à la grotte de Lascaux ainsi que les gestes et documents ayant servis de matériaux pour la création de deux œuvres, « Les paysages post-archéologiques » et « Momies ».

I L’apparition impossible

Plonger dans les failles du monde

Ce sont bien des enfants qui ont découvert Lascaux. Au nombre de quatre, Marcel Ravidat (18 ans), Jacques Marsal (15 ans), Simon Coencas (15 ans) et Georges Agnel (16 ans) et leur chien, le fameux Robot. Le lieu est déjà connu des locaux, comme le rappelle Daniel Fabre, il était appelé « trou du diable » (58). On imagine bien les quatre adolescents, gorgés de l’énergie propre à leur jeunesse et de l’air frais des campagnes périgourdines, passer leur temps libre à chercher des aventures nouvelles à travers bois et champs, s’enquérant d’informations sur quelques lieux mystérieux. C’est Georges Bataille qui s’empara de ce récit d’aventure avec intérêt puisqu’il prit la peine de le raconter dans son premier ouvrage sur Lascaux (137) et il relate à propos de ce trou :

Ravidat avait seul eu l’intention d’explorer le trou laissé par un arbre déraciné à une date imprécise, peut — être une trentaine d’années plus tôt. Une vieille femme qui y avait enterré un âne, prétendait qu’il s’agissait de l’ouverture d’un souterrain du moyen âge. Ce souterrain aurait conduit au petit château voisin de Lascaux, situé au pied de la colline. (…) ils se rabattirent sur l’exploration projetée par Ravidat, en vue de laquelle ce dernier avait emporté une lampe. La version selon laquelle les enfants, partis avec l’intention de chasser, auraient suivi leur chien descendu dans un trou, semble avoir été inventée à plaisir par des journalistes (…)

Comme le rappelle Daniel Fabre, Bataille paraît avoir tenu à revenir à ce récit de la découverte à plusieurs reprises, le relatant de façon détaillée. Il en tirera même un projet de scénario inachevé. Dans sa description, la mise en scène et le suspense sont en effet déjà présents (Bataille, 137) :

Mais au fond s’ouvrait un trou plus petit par lequel on pouvait jeter une pierre qui tombait longuement. Ravidat élargit l’orifice et entra le premier tête en bas. Il tomba sur le cône d’effondrement. Il alluma la lampe et appela les autres qui le rejoignirent.

La question du corps semble également devancer celle du regard. Il est en effet nécessaire aux jeunes garçons de se mouvoir dans les formes imposées par la cavité pour parvenir à voir. Il est évident que le jeune âge et l’état physique des quatre inventeurs semble être un prérequis pour parvenir à se frayer un chemin dans ce trou. Par ailleurs l’élan vital exceptionnel qui les pousse à s’y aventurer est également un élément nécessaire au récit et à la découverte immense qui suivra. Pour Bataille encore, cette inclination passionnée se fait rare (Fabre, 73) :

Seul un petit nombre d’entre nous s’attardent au milieu des grands agencements de cette société, à leur réaction vraiment puérile, se demandant naïvement ce qu’ils font sur le globe et quelle farce leur est jouée. Ceux-là veulent déchiffrer le ciel ou les tableaux, passer derrière ces fonds d’étoiles et ces toiles peintes, et comme des mioches cherchant les fentes d’une palissade, tâchant de regarder par les failles de ce monde

J’aime à penser que c’est justement à cet endroit du désir irrésistible d’aller s’aventurer dans les béances de la terre, armés de leur courage, que ces jeunes enfants inventeurs et les artistes de la préhistoire se rencontrent. Ainsi, de cet « irrépressible appel de l’aventure » (Fabre, p 42) naît-il une succession de rencontres, en premier lieu de l’humain avec la grotte, dans sa physicalité et son obscurité. Ensuite seulement est possible l’apparition. Ce qu’il se passe avant elle est en effet tout aussi important et contribue à la puissance d’émerveillement qui la caractérise. L’élan puis la déambulation première rendent ainsi possible l’apparition bouleversante de ces images.

Brûlante et courte apparition

C’est au regard de ces enfants qu’on doit maintenant s’intéresser, au moment où leurs yeux grand ouverts ont accueilli ces images gardées secrètes depuis des millénaires. Plus largement, c’est le corps tout entier qui est percuté par elles, ces « brûlantes présences » comme les nomme Bataille (Fabre, 74) ne pouvant le laisser intact. On parle ici d’une brûlure, qui de par son intensité, sa violence et les marques qu’elle laisse, nous rappelle à notre présence, à notre chair, à notre fragilité. Ainsi la peau de la grotte, humide encore de ses peintures, fait trembler notre propre enveloppe charnelle en cet instant puissant et furtif qui porte en lui la menace de s’éteindre. Maurice Blanchot (16) le décrit en ces mots :

Cette impression d’apparaître, de n’être là que momentanément, tracé par l’instant et pour l’instant, figure non pas nocturne, mais rendue visible par l’ouverture instantanée de la nuit. Étrange sentiment de « présence », fait de certitude, d’instabilité, et qui scintille à la limite des apparences, tout en étant plus sûre que n’importe quelle chose visible (…)

C’est surtout la fragilité de ce moment qui m’interpelle ici. Elle est annonciatrice. La lueur, cet éclairage vacillant et voué à l’extinction, est prémonitoire de la suite : la lumière révèle mais si elle ne s’éteint pas, détruit l’apparition même des images. On ne pourra jamais voir les œuvres de Lascaux en continu au risque de les faire disparaître. La lueur se doit de rester fragile, l’apparition fugace. Ainsi l’exploitation touristique de Lascaux à partir de 1948 lui sera presque fatale. La pauvre ne supporte pas la respiration de ceux qui la regarde, déséquilibrant son écosystème. Elle souffrira successivement en couleurs : de la maladie verte, à la blanche puis à la noire. Lascaux n’existait que pour provoquer l’apparition. L’exposition permanente ne lui convient pas. C’est aujourd’hui avec une combinaison et parfois des bouteilles d’oxygène qu’il convient d’aller lui rendre visite, pour ceux qui sont chargés de sa convalescence. Pour les autres, comme moi, nous ne pouvons plus la voir mais nous savons la puissance de ce qui a eu lieu. Et c’est ainsi que sans cesse, nous revenons aux premiers instants de cette histoire. Comme conclut Daniel Fabre (11) :

En effet, l’invisibilité maintenant accomplie restitue à la découverte toute sa fulgurance et confirme après coup la force d’apparition que les inventeurs et premiers visiteurs ressentirent devant la ronde des images surgies de la nuit souterraine et par tous visibles un instant — quinze ans à peine — avant que la nuit des temps ne les reprenne.

Nevermore

S’il est bien un élément qui me fascine dans Lascaux c’est sa découverte, parfois plus que ses œuvres. Parce qu’elle est unique et définitivement passée, non reproductible, elle m’obsède. Ainsi pour Daniel Fabre (35) : « « Tous ceux qui viendront ensuite ne pourront vivre qu’à distance, par procuration et “en image”, un simulacre de ce contact, de cet échange ». Je voudrais tant être le corps de ces enfants se frayant un passage, leur cœur battant à la chamade, leurs yeux émerveillés, leur bouche grande ouverte devant la beauté inattendue qui s’offre à eux, surgissant du passé. Je voudrais sentir la fraîcheur sidérante des peintures juste découvertes. Il faut se rendre à l’évidence. Cet échange unique n’aura plus jamais lieu. C’est le principe même de l’apparition. Daniel Fabre cite ainsi Pontalis (29) :

Ce qui apparaît va disparaître mais d’abord apparaît et c’est cet avènement-là qu’il faut saluer comme une merveille. Figurer ce qui a disparu est autre chose, relève de la nostalgie : cela a été et ne sera plus.
Nevermore.

Georges Bataille, lui aussi fasciné, s’entretiendra avec les inventeurs Jacques et Marcel encore guides plusieurs années après la découverte. Pour lui, ces anciens enfants sont au cœur même de l’apparition dont ils détiennent, seuls et à jamais, les clés (Fabre, 69) :

(…) En descendant dans la grotte de Lascaux, les enfants ont réellement bénéficié d’une communication avec l’invisible du passé, les œuvres qu’ils ont découvertes ont une pleine valeur d’apparition, elles sont la substance d’un sacré imminent qui confronte l’humanité au mystère de son propre engendrement.

Les premiers visiteurs de Lascaux, après les enfants, ressentirent un reste de cet instant unique et une émotion à l’intensité proche. Bataille la décrira ainsi (15)

J’insiste sur la surprise que nous éprouvons à Lascaux. Cette extraordinaire caverne ne peut cesser de renverser qui la découvre : elle ne cessera jamais de répondre à cette attente de miracle, qui est, dans l’art ou dans la passion, l’aspiration la plus profonde de la vie.

De mon côté, il a fallu avancer en sachant que je ne pourrai jamais revivre ce renversement. et que je devrais faire avec ce Lascaux contemporain, lourd de la charge de sa découverte et désormais invisible. J’ai donc réappris Lascaux, en la considérant non comme une chapelle sixtine préhistorique écrasante et originelle, mais comme une présence intense, fragile. Mon processus créatif a donc démarré à cet endroit de la redécouverte.

Acte 1 : faire réapparaître (les calques de Glory)

J’ai tout d’abord oscillé entre un désespoir sisyphéen et l’envie d’inventer une nouvelle relation à la grotte. J’étais à la recherche d’une trace matérielle, d’un point de contact avec elle, qui aurait le pouvoir de faire surgir une intensité nouvelle. C’est par hasard que j’ai découvert l’existence des grands relevés sur calques effectués avant la fermeture. Entre 1952 et 1963, le préhistorien André Glory réalise des relevés la nuit pour ne pas gêner les visiteurs qui affluent la journée dans la grotte ouverte au grand public. Il utilise deux procédés : des relevés à main levée dénommés « mains courantes », réalisés sur papier à dessin à échelle réduite et variable, et des relevés réalisés directement en contact avec la paroi à échelle 1. Ce sont ces derniers qui ont suscité mon intérêt. Pour ceux-là, André Glory utilise du papier cellophane, tenu par des étais, qu’il colle à même la paroi et sur lequel il relève les traits des peintures et des gravures (fig. 1).

La feuille de cellophane est ensuite posée à même le sol, puis une feuille de calque épaisse est positionnée au-dessus et les dessins y sont ainsi reproduits (fig. 2). Ces étapes et ces gestes, en partie hérités de l’abbé Breuil, sont réalisés la nuit avec l’aide d’assistants. Il s’agit d’une véritable performance physique, d’une chorégraphie fascinante. Ce fut un moment de grande intensité pour moi que de retrouver leurs traces, en octobre 2019 à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, et de pouvoir voir et toucher ces immenses rouleaux de calques, certains de plusieurs mètres. Les traits de crayons d’André Glory — parfois rehaussés de couleurs —, leurs hésitations, leurs reprises, la présence de sa signature (fig. 3), la fragilité du calque, confèrent à ces documents un caractère encore vivant qui les rend d’autant plus bouleversants pour qui les regarde. Une nouvelle apparition avait donc eu lieu, en lieu et place de ces documents. Empreintes indirectes de la grotte mais aussi d’un contact physique et passionnel entre un homme et la paroi ornée, ils m’ont donné accès à un ici et maintenant de la grotte, jusqu’alors inaccessible. Parlant de l’empreinte, Georges Didi-Huberman cite le psychanalyste P. Fédida (13) qui y voit un « présent réminiscent » visuel et tactile, d’un passé qui ne cesse de « travailler », de transformer le substrat où il a imprimé sa marque. Par les calques, un nouvel accès à Lascaux s’est dessiné. J’ai été légèrement « brûlée » par l’éclat de leur découverte et remuée par l’émotion que leur fragile beauté leur conférait.

Les paysages post-archéologiques

C’est à partir de ces documents, que j’ai souhaité entamer le processus de création de la série des « Paysages post-archéologiques ». Au départ, il y a eu un long travail d’observation des calques. Je les ai tout d’abord photographiés et filmés lors de plusieurs consultations. En regardant les relevés dans les moindres détails, j’ai noté de nombreuses subtilités dans le tracé d’un œil (fig.4), dans le regard de chevaux, dont certains me semblaient presque humains (fig.5), dans certains détails anatomiques comme le canal lacrymal, dans les enchevêtrements hypnotisant des corps et des lignes. J’ai ensuite choisi certains dessins présents sur une vingtaine de calques (sur les trente-neuf conservés) que la Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine a accepté de numériser pour le projet. C’est avant tout l’intensité qui se dégageait de certains regards d’animaux, de leur élan, mais aussi la dimension énigmatique de certaines formes qui ont orienté mes choix. Une fois libérés de la grotte, de ses volumes et de son corps, les nombreux animaux pouvaient venir peupler d’autres espaces et ouvrir la voie à d’autres récits. La première question qui s’est posée était celle du choix de l’échelle à laquelle les représenter. La numérisation offre tous les possibles. J’avais à la fois une envie de les agrandir à dessein et en même temps l’envie de travailler à l’échelle d’une maquette, de façon à les redéployer dans un espace que je puisse maîtriser. C’est ainsi qu’au fil de mes différentes hypothèses et essais, je me suis orientée vers l’idée des géoglyphes. En effet, en observant la paroi d’une grotte en éclairage rasant, on a parfois l’impression de survoler un immense paysage sur lequel seraient dessinés des animaux ou des formes à grande échelle, tels des géoglyphes, comme ceux de Nazca au Pérou. De la même façon que le calque permet de passer d’une échelle à l’autre, je voulais intégrer ce même processus dans mon travail plastique. Dans un dialogue avec Boris Valentin, Jean Michel Geneste parle ainsi du défi de la pratique archéologique (218) : « On passe donc du très rapproché macroscopique au panorama très lointain ». La potentialité visuelle mais aussi fictionnelle des changements d’échelle est devenue une question centrale dans ce projet des « Paysages post-archéologiques ». Dans un premier temps, j’ai donc recréé des paysages imaginaires sous la forme de maquettes cartographiques en plâtre, réalisés manuellement, dont la texture et les couleurs, peintes à base de pigments naturels, évoquent à la fois un paysage très aride et la paroi d’une grotte. En m’inspirant du concept de carroyage, ces paysages ont été créés sur plusieurs plaques de même taille (60 x 120 cm), indépendantes les unes des autres mais pouvant s’assembler et former un tout (fig.6). J’ai ensuite recopié les dessins issus des relevés d’André Glory sur du papier calque à différentes échelles, produisant ainsi un « relevé de relevé ». Le fait de reproduire le geste du dessin puis de la gravure m’est apparu essentiel. Aucune photographie de Lascaux n’aurait suffi. Il m’a fallu hériter des traces du geste d’André Glory à travers ses calques puis, à mon tour, inventer mon propre geste avant de le performer. En évoquant la possibilité de photographier les gravures de la grotte des Combarelles, Michel Jullien affirme (49) : « À croire que les entailles de cette grotte refusent le procédé photographique. Elles obligent au dessin, comme s’il fallait en passer par la reproduction du geste originel pour qu’un souffle reprenne ». Enfin, la dernière étape est celle de la photogrammétrie (fig.7). J’ai donc reproduit ces paysages en 3 D. Ils deviennent à leur tour à la fois archive et nouvel objet fictionnel, révélant un autre territoire imaginaire pour Lascaux.

II Corps à corps avec la grotte

La grotte ornée, ce corps vivant

Redécouvrir Lascaux c’est aussi explorer des sensations. Qui a fait l’expérience des grottes ornées ne peut en effet oublier leur physicalité. Au-delà de leurs œuvres, elles impriment dans notre mémoire des traces sensorielles multiples. Il me suffit de fermer les yeux pour retrouver leur noirceur, entendre le son de leurs gouttes, voir leurs formes luisantes, ressentir la fraîcheur de leur air, toucher leurs parois rugueuses. Elles sont comme le corps d’un être immense. Michel Jullien (30) le décrit ainsi :

Du reste, la grotte était vivante, animale, toutes ces cloisons respirent l’eau, elle est d’une nuit constante, et, partout quand c’est possible, les stalactites et stalagmites font la guimauve pour se rejoindre.

Telle une sculpture qui se performe d’elle-même, la grotte ne s’arrête jamais d’exister. C’est une œuvre vivante, faite d’interactions constantes au sein de son écosystème. En un mot : elle vit et surtout, elle vit mieux sans nous. Comme l’expliquent Jean-Michel Geneste et Boris Valentin (214) :

A travers tous les tâtonnements parfois désastreux qui ont précédé, on prend conscience que les grottes ornées sont des systèmes naturels très fragiles dont l’équilibre relève de facteurs hydrogéologiques, climatiques et biologiques en perpétuelle interaction.

Lascaux, la plus menacée, est ainsi devenue ce grand corps malade qu’il fallait sauver. Le 23 octobre 2017, un article paru dans le journal Le Monde a pour titre « Lascaux va mieux mais reste convalescente ». Le 08 septembre 2020, dans le même journal, Yves Coppens parle avec ces mots : « Ce bon état de santé général, toujours fragile, est confirmé par l’arrêt, depuis 2015, de la machinerie artificielle auparavant nécessaire pour réguler son climat ». Plus loin, on apprend que Lascaux est mortelle : « à l’échelle des millénaires, sa disparition est inéluctable ». Le monde s’est ainsi mis au chevet de cet être fragile et souffrant pendu au moindre signe d’amélioration de son état. Et c’est à partir de là que, il me semble, les grottes ornées sont non seulement devenues vivantes mais aussi indissociables de leurs œuvres. Cette conception n’était en effet pas celle des premiers préhistoriens qui se souciaient surtout d’extraire les images des parois, comme des tableaux indépendants de leur contexte, qu’il fallait étudier, admirer, exposer. Si on pense à la Vénus de Laussel par exemple, elle fut littéralement sciée dans la roche. De la même manière, les relevés de Breuil et de Glory semblaient vouloir isoler des tableaux composés en deux dimensions, faisant fi du volume et des temporalités des réalisations. On perçoit pourtant l’intrication des œuvres et de la grotte dans l’utilisation des formes naturelles dans le processus de conception. À ce propos, Georges Didi-Huberman cite Georges-Henri Luquet (42) :

Les accidents naturels deviennent la substance même de l’activité graphique ou plastique, qui intègre souvent par une modification infime, ou pas une simple accentuation — la ressemblance aperçue en ressemblance construite

Le corps de la grotte et les formes qui y sont tracées ou gravées font donc œuvre ensemble. Ainsi il serait plus juste de dire que le support n’est pas la paroi mais la grotte dans sa globalité. Michel Jullien le souligne (28) :

Les figures rupestres sont moins tracées sur les parois qu’elles sont dedans la grotte, confondues avec, elles lui rendent vie, elles la prolongent au point de faire de ses abris de la terre des « bêtes faramineuses », vivantes.

Comme la caverne qui les contient, les œuvres qui la peuplent sont bien vivantes. Et le lien qui les unit ensemble ne fait que renforcer cette dimension. Or, comme exposé dans l’introduction, mon retour aux grottes, et à Lascaux, est aussi né d’un besoin de redonner de la chair aux images, d’en faire une expérience corporelle dans un monde décrit par Annie Lebrun et Juri Armanda (14) à « la réalité augmentée (..) amputée du corps ». Et c’est justement dans les grottes ornées qu’à mes yeux, il est possible de faire l’expérience véritablement corporelle d’images ancrées dans le vivant.

Faire corps avec la grotte

Pour réaliser les figures d’art rupestre, et parfois même pour les voir, il est souvent nécessaire que le corps de l’artiste et du spectateur soit contraint. Pour parvenir jusqu’à elles, il faut se faufiler dans les boyaux de la grotte. C’est donc au corps humain de s’insérer dans sa morphologie existante, de s’adapter également à ses conditions de lumière, de température, de respiration. De la même façon que l’œuvre est incorporée à la grotte, mon corps doit s’incorporer à la dernière pour voir la première. Ce corps à corps humain-grotte fait ainsi partie intégrante de l’œuvre. Il est à la fois sonore, tactile, et visuel, alternant douceur et violence, plein et vide. Cette polysensorialité lui confère un pouvoir immersif quasi inégalé. En effet, il y a peu de lieu dans le monde où nous puissions à ce point faire l’expérience de notre corps dans un tel confinement. Nous nous entendons respirer, marcher, toucher. Nous nous voyons ne pas voir. Nous cherchons. Plus nous sommes là, face à nous-même, plus nous disparaissons dans le corps de la caverne. N’est-ce donc pas cette expérience intime et vertigineuse de soi, qui a en partie poussé les premiers artistes à dessiner au fond de ces méandres géologiques ?

Je souhaiterais ici citer une série d’œuvres de l’artiste cubaine Ana Mendieta, nommée les *Esculturas Rupestres (Rupestrian Sculptures)* (fig.8). En 1981, l’artiste, en exil aux Etats-Unis, revient à Cuba pour la première fois depuis ses 12 ans et décide de réaliser des œuvres au fond des grottes de Jaruco près de la Havane. Elle y sculpte dans la roche des silhouettes de divinités Taïnos, ethnie qui constitua parmi les premiers habitants de Cuba. A propos de ces œuvres, elle parle de « intimate act of communion with the earth, a loving return to the maternal breasts. » (Mosquera). C’est donc en réalisant puis en laissant ces œuvres au fond des grottes, qu’elle se reconnecte physiquement et spirituellement à sa terre d’origine. De façon très émouvante, la nièce de l’artiste Raquel Cecilia Mendieta, réalise un documentaire en 2018, « Whispering Cave », dans lequel elle part à la recherche d’un des sites de Jaruco où Ana Mendieta aurait réalisé une de ses œuvres, considérée comme détruite. Elle parcourt le parc pour enfin retrouver la trace qu’a laissé sa tante au fond d’une grotte. Il y a dans cette quête, qui me rappelle les miennes, enfant, où pourtant je n’avais pas d’objectif connu, un désir ardent de se confronter à la question de ses origines avec l’aide de son corps, immergé dans la nature. Raquel Cecilia Mendieta se rapproche ainsi du geste d’Ana Mendieta, en marchant seule sur ses traces en quête de ce site choisi par l’artiste pour y marquer le symbole de sa présence sur sa terre : une grotte. On voit bien aussi la dimension performative que revêt la recherche du site par l’artiste puis sa nièce. Cet acte physique et symbolique de la quête du lieu marqué du sceau des origines fait échos à la découverte de la grotte de Lascaux et de ses œuvres à la fois au sein d’une géographie plus large mais aussi au sein de la cavité elle-même. Comme je l’ai développé plus haut, l’apparition nécessite la déambulation.

Dans mon processus créatif, la marche a joué un rôle central. J’ai donc commencé ma redécouverte de Lascaux par de lentes marches autour du site. J’avais l’impression de reproduire le chemin symbolique qui conduit à elle, à défaut de pouvoir aller jusqu’au bout. Il m’a fallu à ma façon m’imprégner physiquement du paysage environnant pour me reconnecter à la grotte.

Acte 2 : Parcourir la colline

J’ai commencé mes marches à Lascaux en hiver 2019. Lorsqu’on se gare sur la colline qui contient l’originale et la première réplique, Lascaux 2, on est frappé par le calme qui règne là. Aucune indication ne nous indique où se trouve l’invisible sanctuaire. Il faut marcher un peu pour se retrouver face à un grand portail et un long grillage, avec des panneaux d’interdiction d’entrer. Le premier réflexe, du moins le mien, fut de longer le grillage (fig.9) et de regarder dans les interstices dans l’espoir de voir quelque chose. J’ai fini par apercevoir la porte d’entrée, métallique et l’escalier. Rien de plus. J’ai longtemps tourné autour de ce grillage, observant les passants tout aussi intrigués que moi, cherchant des indices, des choses visibles, des traces de la vraie grotte. Puis je me suis concentrée sur le contexte, les arbres, le sol, le relief que j’ai photographiés. J’ai également commencé une collecte : feuilles, pierres, bois, végétaux, terre. J’ai étendu mon champ d’exploration, m’éloignant dans les bois environnants. Mais à la fin, je retournais toujours devant ce grillage, et derrière lui, à cet escalier et à cette porte. J’ai pu constituer une collection au fil de trois balades. Je n’y ai rien ajouté depuis. Elle symbolise un moment fondateur de ma recherche, révolu. Ce besoin de parcourir la colline m’a permis de réapprendre Lascaux par son dehors, par son écosystème, par sa dimension vivante : en arpentant les reliefs, en foulant le sol qui la contient, en respirant l’air qui l’alimente, en touchant les arbres qui influencent son atmosphère, en regardant les insectes qui vivent à ses côtés, en foulant l’herbe qui pousse sur sa tête, en plongeant ma main dans sa terre. Loin du corps à corps qui s’opère dans la visite de son intérieur, j’ai pu engager le mien dans un contact actif avec son environnement proche et inventer un corps à corps par procuration.

Momies

De ces collectes sur la colline, est née l’installation « Momies » (fig.10 et 11). Il y avait dans ce besoin de garder des traces matérielles de mes marches, un geste enfantin. Elle m’assurerait une fois à l’atelier, un contact pérenne avec Lascaux. Il s’agissait de pierres, de feuilles, de sable, de terre, de bois, de branches ramassés par petite poignée. C’est en les déployant sur une table, que j’ai pu mesurer la multitude de formes, de couleurs, de matière qu’elles constituaient. Véritable trésor, traces de moments passés avec Lascaux, à la fois fragiles et durables. Il m’a fallu beaucoup de temps pour décider ce que j’en ferais. Au début, comme souvent, je les ai photographiés, les agençant de différentes manières, testant diverses compositions picturales. Mais le geste photographique ne semblait pas suffire. Il fallait aller plus loin pour honorer mon trésor, le protéger à jamais. Le rendre invisible, ou changer son apparence furent de premières options. Je commençais donc à recouvrir de plâtre certains d’entre eux. C’est alors que je vis apparaître de nouvelles formes : les feuilles devenant pierre, les branches devenant os. Une collection d’objets blanc se forma. Pour certains, je les classais par tailles et formes floutant encore leur apparence sous une vitre de calque. Pour d’autres, j’en fis une collection de bâtons magiques. Enfin, je figeais l’échantillon restant dans une couche de résine disposée sur un miroir. C’était ma preuve. Lascaux, ou plutôt la rencontre avec son écosystème, m’avait donc permis d’initier une nouvelle collection d’objets, un trésor contenant de possibles récits à réinitier.

Conclusion

Apparition fulgurante et expérience corporelle, les grottes ornées nous invitent à déambuler, parfois sans repère, dans les couloirs de l’invisible et du vivant. En revenant à Lascaux, j’ai pu prendre la distance nécessaire pour m’éloigner du mythe de la découverte et retrouver un contact avec ses œuvres sous une autre forme, par les archives. En restant en dehors de la caverne, j’ai pu explorer son contexte. Et c’est ainsi qu’un autre récit de la grotte de Lascaux avec ses traces, fondé sur cette déambulation, non pas dans son intérieur, mais à ses côtés, a pu naître.


Ouvrages cités

Bataille G., Lascaux ou la naissance de l’art, Paris, Skira, 1955.

Blanchot M., L’amitié, Paris, Gallimard, 2014.

Didi-Huberman G., La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte. Paris, Les éditions de Minuit, 2008.

Fabre D., Bataille à Lascaux, Comment l’art préhistorique apparut aux enfants, Paris, l’Échoppe, Paris, 2014.

Geneste J.M. et Valentin B, Si loin, si près, pour en finir avec la préhistoire, Paris, Flammarion, 2019.

Lebrun A. et Armanda J., Ceci tuera cela. Image, regard et capital, Paris, Stock, 2021.

Lima P., « Lascaux va mieux mais reste convalescente », Le Monde, 23.10.2017.

Lima P., « Yves Coppens : « La grotte de Lascaux a retrouvé une stabilité climatique et biologique », Le Monde, 08.09.2020.

Jullien M., Les Combarelles, Paris, L’écarquillé, 2017.

Mosquera G., Rupestrian Sculptures/Esculpturas rupestres, brochure d’exposition, Nex York, A.I.R Gallery, 1991.


Crédits et légendes des images :

 

 

 

Figures 4-5 Détails de calques d’A. Glory, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, Charenton le Pont, octobre-novembre 2019. (Photographie Nathalie Joffre, Fonds André Glory [1952-1962] Archives de la Direction de l’Architecture et du Patrimoine, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine)

 

 

 

 

 

 

 


 




6 – Rousseau, fondateur des sciences de l’homme… préhistorique ?

Résumé

La question de l’homme chez Rousseau l’amène à celle de l’origine humaine. Loin cependant de se perdre dans une rêverie confuse, ses spéculations se règlent sur une stricte exigence méthodologique combinant rigoureusement réflexion, observation, imagination et raisonnement. Cette démarche rencontre, parfois de façon frappante, la paléoanthropologie contemporaine sur de nombreux aspects, ce qui, d’un côté, ne doit pas pousser à voir imprudemment en Rousseau un précurseur et à négliger les points de divergence par ailleurs, mais, d’un autre côté, ne permet pas de justifier de renvoyer ces convergences à des naïvetés anachroniques et des coïncidences sans fondement. Bien plutôt, on s’attache à comprendre comment, sans base objective autre qu’anthropologique et comparative (avec entre autres l’animal), cette démarche théorique peut produire de tels effets de proximité avec une science paléoanthropologique appuyée sur des données factuelles nombreuses et des collaborations avec d’autres sciences. Au-delà en effet des convergences dont on s’applique à recenser autant que possible les points principaux, il s’agit de comprendre les fondements théoriques de la démarche et de répondre aux réserves que peuvent susciter certains de ses postulats, en particulier celui de la non-sociabilité possible de nos ancêtres. Ainsi, si la reconstitution des origines permet à Rousseau de construire son anthropologie en dégageant le noyau de nature qui en sera le point théorique de départ, et de penser ainsi l’historicité humaine, cette anthropologie lui rend possible réciproquement, de bien des manières, d’envisager, sur un mode explicitement conditionnel et conjectural, ce qui deviendra, plus d’un siècle après, la préhistoire humaine.

Abstract

Rousseau’s questioning of mankind led him to question the origins of humankind. Far from losing himself in a confused reverie, his speculations are governed by a strict methodological requirement that rigorously combines reflection, observation, imagination and reasoning. On the one hand, this should not lead us to view Rousseau imprudently as a precursor and to neglect the points of divergence, but, on the other hand, it does not justify dismissing these convergences as anachronistic naiveties and unfounded coincidences. Rather, it seeks to understand how, with no objective basis other than anthropological and comparative (with animals, among others), this theoretical approach can produce such a close relationship with a palaeoanthropological science based on a wealth of factual data and collaborations with other sciences. Over and above the convergences, the main points of which we are endeavouring to identify as far as possible, the aim is to understand the theoretical foundations of the approach and to respond to the reservations that some of its postulates may arouse, in particular that of the possible non-sociability of our ancestors. Thus, while the reconstruction of our origins enables Rousseau to construct his anthropology by identifying the core of nature that will be its theoretical starting point, and thus to think about human historicity, this anthropology also enables him, in many ways, to envisage, in an explicitly conditional and conjectural mode, what will become, more than a century later, human prehistory.


La question première de l’homme chez Rousseau l’a naturellement amené à celle de l’origine humaine. Or, la manière dont il a posé cette question et les éléments de réponse qu’il a avancés suggèrent une proximité à première vue étonnante avec la paléoanthropologie d’aujourd’hui et ce, jusque dans ses développements les plus actuels. Bien sûr, l’affirmation de cette proximité suscite tout de suite le soupçon d’être forcée et artificielle1. Soulignons donc qu’il ne s’agit pas de présenter rétrospectivement Rousseau comme le précurseur futuriste de la paléoanthropologie mais de préciser une certaine, et inévitablement relative, convergence avec les conceptions actuelles, et cela non seulement au plan des résultats scientifiques mais également par les schémas de raisonnement mis en œuvre. Tout autant, en effet, la question de l’origine ne pouvait que le pousser au plus loin dans les hypothèses, tout autant il ne pouvait disposer de faits qui n’ont été mis au jour qu’après lui. Dès lors, cette proximité, si frappante soit-elle, est évidemment à interroger. Peut-on dire que pour la paléoanthropologie actuelle, Rousseau effectue un travail comparable à celui que Lévi-Strauss lui prête par rapport à l’ethnologie ? Pour reprendre et détourner sa fameuse formule — « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme » (45-56) — peut-on dire que Rousseau soit fondateur également des sciences de l’homme… préhistorique ? Si quelque chose dans son discours nous parle en ce sens, n’est-ce pas plutôt parce qu’on est facilement tenté, avec les connaissances dont on dispose actuellement, de voir dans les conceptions passées plus qu’elles ne contiennent, en s’exposant alors aux illusions de la conception trop naïve du « précurseur » ? Aussi s’agira-t-il, après avoir relevé les points de proximité, de s’interroger sur les fondements de droit de ce rapprochement d’un auteur du XVIIIème siècle avec les perspectives scientifiques ultérieures. Mais d’abord, commençons par ces points de rapprochement, à la fois en les reliant à des conceptions actuelles — dont certaines commencent déjà à se faire entendre à l’époque — et en marquant en même temps leur originalité.

Le premier point de rapprochement, d’ordre général, consiste en l’idée soutenue par Rousseau2 d’une « évolution » humaine, ou, pour user d’une expression moins connotée, d’une transformation permanente de la réalité humaine depuis son origine. L’être de l’homme consiste de plus en plus dans son devenir, il ne se définit plus simplement par conformité à une nature — même si celle-ci demeure tout de même fondamentale — ou par distribution statique de caractères. Certes, par là, Rousseau participe à une réaction globale et montante contre la définition antérieure de l’homme par une essence figée et métaphysique pour lui substituer une compréhension par l’histoire. Cependant, Rousseau pousse très loin cette idée et, alors que beaucoup d’auteurs conservent dans leurs conceptions des attaches avec les modèles traditionnels (ainsi, la sociabilité, la raison, certaines passions), il va jusqu’à dissoudre presque totalement 1’essence humaine dans son historicité3. En outre, il fait régresser ce devenir humain jusqu’au « degré zéro » hypothétique et tout à fait abstrait d’un pur état de nature, qu’il situe à un niveau beaucoup plus bas que ses contemporains dont il dénonce sans cesse les illusions rétrospectives. Rousseau rejoint ainsi 1’idée, sinon d’une origine animale (il ne va pas jusque-là), du moins d’un état animal d’origine de l’homme4. Il y a bien ici à la fois coïncidence et retrait de la conception de Rousseau par rapport aux sciences actuelles puisqu’il n’est pas question pour lui de franchir le rubicon d’une différence jugée infranchissable en faisant émerger l’homme à partir de l’animal, ce qui est pourtant la donnée fondamentale de la modernité sur la question. Il n’en demeure pas moins que l’homme ne peut plus être compris que sous un paradigme évolutif très analogue à celui de la science moderne. La lenteur même de cette évolution humaine, l’interdépendance de ses différents aspects, ses accélérations, le rô1e de la rupture et de la discontinuité, qui sont l’objet de l’insistance constante des préhistoriens contemporains, le sont également de celle de Rousseau5. Enfin, si Rousseau recule certes devant la possibilité d’une évolution biologique de l’homme, que d’autres, comme Diderot, adoptent, c’est largement en vertu d’une exigence de rigueur scientifique l’incitant à la prudence au regard de l’état des connaissances de son temps6. Ainsi, si Rousseau ne rejoint pas sur ce point les vues scientifiques actuelles, ce n’est précisément pas par insuffisance d’esprit scientifique mais tout au contraire par la raison opposée. On est loin d’un Rousseau trop imaginatif, aux conjectures vagues et gratuites.

La deuxième anticipation de Rousseau porte sur la notion de « révolution néolithique ». Cette notion, formulée bien après lui par Sir John Lubbock en 1865 et théorisée par V. Gordon Childe seulement dans les années 1930, diffusée et popularisée depuis, a été, il est vrai, fortement nuancée dans une période plus récente. Il faut d’abord s’entendre sur la notion de néolithique. Elle ne se réduit pas à une simple mutation dans les techniques lithiques, mais embrasse un ensemble de transformations affectant toute l’existence humaine : sédentarisation accrue et apparition des premiers villages, de l’élevage et de l’agriculture, de la division du travail, de croyances et de cultes nouveaux. C’est donc un faisceau d’initiatives aussi bien techniques, sociales, économiques, culturelles et morales, qui définissent un autre niveau de civilisation. L’essentiel en est le caractère de rupture dans le mode de vie humain par un renversement du rapport à la nature, en permettant aux hommes de produire par eux-mêmes leurs conditions de vie au lieu de les prélever sur l’extérieur comme avec l’économie de chasse et de cueillette du paléolithique. Le rapport plus ou moins indivisé à la nature se brise et l’homme perd le contact immédiat avec cette nature dont il ne portera plus désormais en lui que la trace. Or, cet essentiel de la notion est bien chez Rousseau qui souligne toute l’importance de l’événement. Certes, d’un autre côté, il semble confondre les temps en attribuant à la métallurgie ce qui fût d’abord l’œuvre des nouvelles techniques de pierre. Ainsi, dans la seconde partie du second Discours, il déclare (171, mis en italiques par nous) :

La Métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution. Pour le poëte, c’est l’or et l’argent, mais pour le Philosophe ce sont le fer et le bled qui ont civilisé les hommes […]

Mais comment aurait-il pu s’en apercevoir, étant donné que c’est là une donnée purement factuelle, inaccessible au seul raisonnement7 ? Ignorance qui le pousse très logiquement à reporter sur les métaux l’actualisation concrète du processus dont il a bien déduit par ailleurs la nécessité par le raisonnement. Il faut d’ailleurs relever que cette utilisation des métaux ne fait qu’étendre l’agriculture déjà commencée, ce par quoi Rousseau n’est donc pas si éloigné de la conception plus récente du néolithique. La période néolithique serait ainsi, pour lui, finalement antérieure à l’âge des métaux qui ne ferait qu’en précipiter et en fixer définitivement l’existence. Aussi, malgré l’insistance un peu solennelle de Rousseau sur l’âge des métaux, sans doute plus en accord avec les valorisations imaginaires des éléments au XVIIIème siècle8, vaudrait-il peut-être mieux, si l’on suit bien la véritable logique de sa pensée, caler la rupture néolithique beaucoup plus haut que l’époque métallurgique, c’est-à-dire au moment de la formation des villages, d’entités sociales véritables et non simplement plus ou moins familiales, et le second Discours insiste en effet sur le caractère d’inauguration de ce seuil9. Par là, en insistant, en amont de l’âge des métaux, sur la progressivité des processus, Rousseau atténue l’aspect de rupture radicale de la révolution néolithique et rejoint la relativisation plus récente de cette notion.

Un troisième point de rapprochement concerne cette fois la préhistoire la plus ancienne. C’est 1’idée que l’homme trouve son origine dans les régions du sud pour migrer ensuite vers les zones tempérées, avec des flux et des reflux que les travaux actuels confirment : « Le genre humain né dans les pays chauds s’étend de là dans les pays froids ; c’est dans ceux-ci qu’il se multiplie et reflüe ensuite dans les pays chauds. » (Essai, 394). L’on sait que les paléoanthropologues tiennent aujourd’hui pour une certitude l’origine africaine de l’homme, précision supplémentaire qui semble également pressentie par Rousseau comme le montre par exemple ce singulier passage des Fragments politiques (498, souligné par nous) :  

Les fréquentes révolutions du genre humain en ont tellement transplanté, confondu les nations qu’excepté peut être en Affrique, il n’en reste pas une sur terre qui se puisse vanter d’être originaire du pays dont elle est en possession.

Et l’on ne doit pas se tromper ici sur la signification d’autres passages en en situant mal le moment dans la succession des temps. Ainsi, Rousseau déclare bien (Essai, 111) : « Si l’on cherche en quels lieux sont nés les pères du genre humain, d’où sortirent les premières colonies, d’où vinrent les premières émigrations, vous ne nommerez pas les heureux climats de l’Asie mineure ni de la Sicile, ni de l’Affrique […] ». Mais il ne s’agit pas alors précisément de l’origine première du genre humain mais seulement de celle de son accroissement démographique et de son expansion, c’est-à-dire celle des « nations ».

Un quatrième point de comparaison porte sur l’importance des catastrophes naturelles qui auraient pu ne pas se produire et qui ont infléchi de façon irréversible le devenir humain10. Or, c’est seulement depuis le début des années 1980 que la paléoanthropologie, par la voix d’Yves Coppens, a avancé l’hypothèse liant 1’origine du processus d’humanisation à une contingence événementielle, l’affaissement de la vallée du Rift. Cet effondrement, survenu il y a à peu près huit millions d’années11, aurait isolé dans la corne Est de l’Afrique une partie de nos très lointains ancêtres et l’aurait soumise à des contraintes climatiques et écologiques auxquelles elle n’était biologiquement pas adaptée. Face à ces contraintes, au lieu de disparaître, faute de réponse biologique, par l’effet normal de la sélection naturelle, comme tout autre groupe animal, cette population ancestrale a riposté par des créations — apparition du travail et de la technique, du langage, nouveaux types de socialisation et de coopération, fixation de la station debout comme attitude permanente — créations qui sont celles par lesquelles la culture s’invente elle-même. Certes, dans les siècles passés, le paradigme chrétien du déluge a influencé la réflexion et la laïcisation de ce modèle catastrophiste se prolongera au siècle suivant et même s’amplifiera avec en particulier Cuvier. Mais Rousseau met en jeu des analyses précises mobilisant tout un jeu de causes et de circonstances. De façon non réductible à la thématique générale du déluge que d’ailleurs il n’invoque pas, Rousseau montre comment ces événements contingents isolent des populations qui, réunies par cette contrainte et mises en demeure d’y répondre, vont alors s’engager dans un devenir de socialisation, de culture et d’humanisation. Il faut cependant émettre ici la réserve majeure que, chez Rousseau, ce processus (formation de familles, apparition précoce de langues rudimentaires « domestiques ») est déjà amorcé avant ces catastrophes12, qui vont le faire passer d’un stade purement familial à un stade véritablement social. Le rôle de la catastrophe chez Rousseau serait donc moins inaugural, il ne ferait que précipiter et renforcer un processus évolutif plus graduel. Ces catastrophes ne se situeraient pas non plus au même moment, non pas au tout début des temps, bien avant que l’homme soit apparu comme dans la théorie d’Yves Coppens, mais à un point médian, celui de son passage de groupes très resserrés, familiaux, à de véritables sociétés. Cependant, l’essentiel, à nouveau, semble plutôt résider dans la mise en évidence de processus globaux que dans un ajustement point par point, de toute façon impossible, de la réflexion de Rousseau au détail des faits13.

Un cinquième élément de proximité consiste dans la vision « optimiste » (même si, en fait, elle n’est que neutre) que Rousseau construit de l’homme primitif, conception originale qui critique pied à pied la représentation répandue de son temps de sa condition comme misérable14. Outre le raisonnement, c’est ici l’observation de l’animal qui en argumente le bien-fondé. Rousseau y trouve le modèle positif d’un équilibre avec le milieu et d’une capacité d’autorégulation naturelle. Outre l’autosuffisance individuelle, ce modèle est celui de la santé physique, voire psychique15 et de la compétence à la survie en général16, en y adjoignant la sélection naturelle déjà pressentie par lui17. La différence avec l’animal apparaît cependant par l’absence d’instinct, ce qui, grâce à la capacité d’imitation dont jouit l’homme de la nature, lui permet d’emprunter aux autres espèces leurs propres instincts, faisant ainsi de lui, initialement forme animale vide, en quelque sorte le miroir bariolé de tous les animaux. Ainsi, par cette capacité mimétique, l’individu humain est à la fois le plus libre et le plus adapté parmi eux, le plus apte à survivre et à prospérer dans l’existence naturelle. Or, là encore, les préhistoriens actuels tendent à accréditer cette vision en reconstituant un style d’existence préhistorique qui n’a rien de misérable, certains ayant même parlé de sociétés d’abondance, l’exemple le plus connu en la matière étant celui de l’ouvrage de M. D. Salhins, Âge de pierre, âge d’abondance.

Un sixième et dernier point essentiel de rapprochement enfin (nous laissons de côté d’autres aspects d’importance mineure18), lié au précédent, porte sur l’affirmation, fondamentale aux yeux de Rousseau, à la fois et solidairement d’une non-violence et d’une égalité réglant l’état de nature de l’homme. L’argumentation ici est celle, certes purement logique, qui consiste à résorber le plus possible les causes naturelles éventuelles de conflit pour en mettre en évidence les racines seulement sociales et extérieures, mais elle y mêle également l’observation et la comparaison, et à nouveau avec les animaux. Par raisonnement, d’une part, l’idée précédente d’un équilibre avec le milieu, d’une autosuffisance et d’une solitude primitives, exclut la possibilité d’une dérive du mode d’être préhistorique vers une quelconque violence, et, d’autre part, l’étroite limitation de l’intellect, de l’imagination et donc des passions, retire aux premiers hommes tout autant qu’aux animaux les motifs d’opposition qu’Hobbes par exemple leur prêtait. Cependant, on peut aussi observer une certaine violence animale pour Rousseau. Au niveau interspécifique d’abord, cette violence tient soit directement aux rapports de prédation, lorsqu’une espèce est la ressource alimentaire naturelle d’une autre, soit indirectement à la concurrence des espèces prédatrices entre elles. Pour le premier rapport, Rousseau constate dans le second Discours (137) :

[…] qu’il ne paroit pas qu’aucun animal fasse naturellement la guerre à l’homme, hors le cas de sa propre défense ou d’une extrême faim, ni témoigne contre lui de ces violentes antipathies qui semblent annoncer qu’une espèce est destinée par la Nature à servir de pâture à l’autre.

Quant à la seconde cause, la compétition, l’homme de la nature n’est pas selon Rousseau naturellement carnivore, sinon occasionnellement, mais frugivore, et l’abondance végétale dans la nature primitive (fécondité naturelle de la terre établie par la note IV du second Discours) est telle que ce rapport de concurrence n’a pas d’objet entre herbivores. L’homme y est d’autant moins exposé qu’il n’est de plus enfermé dans aucun rapport particulier avec une autre espèce animale, grâce à ses possibilités de variation omnivore à partir de ce régime frugivore initial19. Pour la violence intraspécifique enfin, ce même régime alimentaire — frugivore et omnivore — de l’homme de la nature, le rendant pleinement autonome aussi par rapport aux autres hommes, permet une existence pacifique que la consommation exclusive de viande aurait rendu beaucoup plus difficile20. Il est cependant d’autres causes possibles de rivalités et de combats : celles de la sexualité et de l’amour (second Discours, 157-159), facteurs dont Rousseau, toujours sur la base de la comparaison animale, constate le caractère précaire et borné dans la nature21. Le Genevois se rapproche ainsi, par delà le XIXème siècle et une bonne partie du XXème, de la vision actuelle de la nature dégagée par l’éthologie qui l’envisage non plus comme dominée par la « loi de la jungle » mais comme un système auto-régulé où la violence est limitée et fonctionnelle. Au total donc, la violence ne prend pleinement son sens que par une rupture avec l’ordre premier de la nature et l’entrée dans l’histoire. Ce qui semble corroboré par les paléoanthropologues du fait de la rareté d’observations de traces de mort violente par coups portés sur les squelettes humains antérieurs au Néolithique. Cependant, cette rareté de traces fossiles de violence ne veut pas dire bien sûr qu’il n’y en ait eu aucune22. Un livre consacré à ce sujet — Le Sentier de la guerre. Visages de la violence préhistorique de Jean Guilaine et Jean Zammit —, mobilise des éléments paléoanthropologiques pour mettre en évidence une certaine violence préhistorique. Cependant, c’est en montrant en même temps la limite de cette violence par rapport à l’essor sans commune mesure qu’elle connaîtra au néolithique et qui semble, selon les auteurs, lié à la valorisation du prestige qu’elle procure. Pour Rousseau précisément, dès qu’il y a socialisation, il y a conflit toujours possible puisqu’il y a relation et très vite désir de reconnaissance, et qu’aucune nécessité d’airain n’empêche le jeu des désirs de rencontrer des obstacles et d’évoluer vers des impasses, des contradictions, et donc des formes éventuelles de violence. Rousseau déclare non pas qu’aucune dispute n’a jamais pu éclater entre les hommes des premières sociétés, ni même dans le pur état de nature, mais simplement qu’elles ne pouvaient être que fort rares et n’avoir que très qu’exceptionnellement des suites funestes, et qu’ainsi, elles ne relevaient pas de causes actives génératrices d’une violence qui se multiplierait d’elle-même et sans frein23. C’est que Rousseau ne prétend d’aucune manière dégager, à ce niveau du moins, de véritables lois mais plutôt des tendances, simplement générales et non pas absolument universelles, et donc souffrant des exceptions ou des distorsions possibles dues à des causes particulières.

Il est cependant temps de s’interroger sur les fondements théoriques de ces rapprochements avec les développements scientifiques récents. D’une part, en effet, il est exclu, comme on l’a vu, de pouvoir y ajuster totalement les vues de Rousseau et, de l’autre, tout cela pourrait résulter aussi d’une coïncidence fortuite, ou d’une sorte d’inspiration plus ou moins obscure (comme on peut la trouver par exemple chez Benoît de Maillet et son Telliamed, publié en 1748). Mais ce serait là méconnaître le degré de précision des analyses rousseauistes (alors que Maillet par exemple reste très vague) et la rigueur de la démarche qui les inspire (alors que la fantaisie du Telliamed n’est rien moins que rigoureuse et a sans doute plus nui à la cause évolutionniste qu’elle ne l’a servie). Cette démarche repose, au dire de Rousseau lui-même (dans la préface du second Discours), sur une triple base : celle, d’abord, de l’observation, elle-même directe (portant essentiellement sur les animaux) ou indirecte (les récits de voyages et les témoignages des anciens, soumis à une critique dont l’esprit est celui d’une méthode d’historien), à quoi se conjugue, dans la même inspiration scientifique, un véritable souci expérimental, ce qui peut aussi passer par de véritables expériences de pensée, tout à fait dans l’air du temps. La réflexion sur soi, ensuite, qui dégage un donné intuitif (essentiellement l’amour de soi et la pitié) supposé originaire et commun à tous les hommes et valant comme un fil conducteur complétant l’observation et guidant l’enquête anthropologique. Le raisonnement enfin, liant toutes ces données de l’intuition et l’observation dans un ensemble cohérent permettant l’intelligence des processus d’ensemble et leur reconstitution théorique.

L’efficacité de cette triple approche, dont les différents aspects se complètent et se corrigent, permet à Rousseau de produire toutes ces vues que l’on a évoquées et qui n’ont conquis que rétroactivement, après plus de deux siècles et demi de science, leur véritable actualité. Cependant, la base commune à tous ces énoncés rousseauistes — de l’importance des catastrophes à la non-violence initiale des rapports humains — est l’affirmation de la non-sociabilité primitive de l’homme. Ce qui, de prime abord, semble bien éloigné de la paléoanthropologie moderne qui paraît plonger au contraire l’humanité dans le passé immémorial d’une existence toujours collective. Ne serait-ce pas là le point de fragilité majeur et de disqualification possible de toute cette belle histoire, ou, comme l’on disait au XVIIIème siècle de ce genre de spéculations théoriques, ce beau roman ?

Avant de conclure trop vite à une divergence de fond derrière une convergence de surface (qui apparaîtrait du coup un peu miraculeuse), voyons si cette divergence est si claire et si essentielle.

La première remarque est que la sociabilité originaire de l’homme n’est précisément pas si évidente que cela, même au regard des données scientifiques modernes. Peut-on être certain qu’au plus lointain de la chaîne humaine, il y a toujours eu socialité ? Nous avons peut-être affaire ici à un certain préjugé dans l’ordre du savoir et de la réflexion, analogue à celui que combattait Rousseau en son temps et qui était majoritairement admis : la sociabilité naturelle de l’homme proclamée par l’école du droit naturel. On présupposait alors (« on », c’est-à-dire Grotius, Pufendorf, Burlamaqui, Barbeyrac, tous très écoutés), au fond de l’existence sociale humaine et de ses tensions, une sympathie naturelle de l’homme pour l’homme. Ce qui minorait le caractère fondamentalement problématique de la coexistence des hommes. Pour Rousseau, une telle sociabilité originaire n’est pas si certaine et peut-être s’inspire-t-il ici d’un exemple animal, celui de l’orang-outang, grand primate pongidé connu et décrit à son époque mais confondu avec le chimpanzé. L’orang-outang précisément — et c’est là l’éclairage de l’éthologie et non plus de la paléoanthropologie — est un grand singe solitaire24, réputé non social (bien que susceptible, tout à fait comme l’homme de la nature chez Rousseau, de socialisation dans des conditions artificielles) et cependant en même temps si proche de l’homme que son nom, en malais, comme c’est bien connu, signifie « homme de la forêt ». On peut se demander, d’autre part, si une grégarité biologique trop compacte n’aurait pas étouffé dès l’origine le degré d’individualisation et d’écart — par rapport à l’espèce — nécessaire pour qu’un pouvoir d’initiative et de créativité, et donc l’historicité humaine elle-même, puissent voir le jour. Peut-être ainsi, d’une certaine manière, l’affirmation de la perfectibilité humaine et l’affirmation d’une non-sociabilité principielle de l’homme sont-elles chez Rousseau intimement solidaires, même si, paradoxalement, c’est bien la socialisation qui actualisera cette perfectibilité.

En deuxième lieu, il ne faut pas se hâter d’identifier l’homme préhistorique dont tous les représentants semblent bien avoir été sociaux, et l’homme à l’état de nature chez Rousseau. À la lumière des données paléoanthropologiques actuelles, comme avec les récits des voyageurs de son temps sur les « sauvages », la logique de la pensée de Rousseau nous pousse au contraire à considérer que ces hommes avaient déjà dépassé, et depuis longtemps, le pur état de nature, qu’il s’agissait là de « sociétés commencées » et non d’un état d’origine antérieur dont rien justement, semble-t-il, ne nous assure avec certitude qu’il ait été nécessairement social.

Le troisième point porte sur le statut de l’état de nature chez Rousseau dont il faut rappeler qu’il est celui d’une pure hypothèse. Et cette hypothèse n’est pas simplement celle d’un fait possible mais porte une fonction d’intelligibilité de l’homme présent en le décomposant et le recomposant selon le rapport en lui de nature et de culture, quand bien même cet état de nature ne pourrait recevoir aucune incarnation effective. Cette origine est donc purement théorique — peut-être que l’homme n’a jamais été dans un pur état de nature, peut-être a-t-il toujours été social — et de l’ordre d’une véritable expérimentation mentale, d’une visualisation artificielle « pour voir » ce qui est en fait de l’ordre d’un savoir, celui du composé humain, d’un modèle permettant de repenser génétiquement la socialité et l’historicité humaines. L’objection de l’irréalité historique d’une non-socialité de l’homme primitif qui croirait ruiner par là toute vérité du discours de Rousseau manque donc de pertinence.

Le quatrième et dernier argument enfin tient à ce que, quand bien même il y aurait socialité humaine — ou préhumaine — première et naturelle, elle ne suffirait pas à expliquer le passage à un autre type de socialité — spécifiquement humaine et culturelle cette fois — dont le propre est précisément de ne pas être purement organique, compacte et grégaire, mais d’admettre en elle une dimension de jeu, d’individualisation, de non-régulation biologique, qui la problématise, lui donne son intérêt, sa profondeur de liberté, mais aussi son allure polémique et conflictuelle. Ainsi, ce que Rousseau veut montrer avec l’asocialité qu’il prête à l’homme à l’état de nature, c’est peut-être non pas tant une véritable non-socialité qu’un type de socialité qui est celui de l’homme civil, son caractère construit, culturel, et sa discontinuité avec toute origine naturelle de socialité.

En conclusion, il semble donc que cette proximité de Rousseau avec les résultats actuels de la science sur notre plus lointain passé, relève non d’un quelconque malentendu théorique, mais bien d’une démarche rationnelle rigoureuse, combinant sensibilité (c’est la démarche intuitive), observation (c’est le souci scientifique du fait), imagination (c’est la visualisation hypothétique), et raisonnement (opérant une reconstruction génétique des processus d’ensemble). Certes, Rousseau se fonde sur les mêmes sources que les autres auteurs : les récits de voyage, les progrès scientifiques, la documentation historique, les références aux auteurs anciens25, sources déterminantes aussi bien pour les questions de droit naturel et d’état de nature que pour les hypothèses transformistes émergentes. Rousseau, néanmoins, se singularise en ce qu’il en effectue une synthèse plus rigoureuse, qu’il les encadre par un échafaudage conceptuel et méthodologique très élaboré, qu’il en accompagne l’imagination par un contrôle critique, et enfin qu’il se démarque assez souvent des autres auteurs et même s’y oppose. Ainsi, l’impression qui subsiste de cette démarche est bien que notre auteur a pensé et poussé son sujet le plus loin possible dans les limites de son temps. Rousseau ici construit un possible rationnel que la science viendra largement confirmer par les faits et leur interprétation, même si, bien sûr, elle en corrigera bien des aspects. L’on mesure la vérité de ce que Rousseau lui-même disait, à l’orée de son étude sur le devenir qui allait arracher l’homme au pur état de nature (Second Discours, 162-163) :

Deux faits étant donnés comme réels à lier par une suite de faits intermédiaires, inconnus ou regardés comme tels, c’est à l’histoire quand on l’a, de donner les faits qui les lient ; c’est à la philosophie, à son défaut, de déterminer les faits semblables qui peuvent les lier […]


Ouvrages cités

Brunet, M., Pour la science, Paris, n° 230, déc. 1996.

Goldschmidt, V., Anthropologie et Politique, Paris, Vrin, 1983 (2nde éd.).

Guilaine, J. et Zammit J., Le Sentier de la guerre. Visages de la violence préhistorique, Paris, Seuil, 2001.

Lévi-Strauss, C., Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme, in Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973.

Roger, J., Introduction au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Flammarion, GF, 1971.

Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (ou second Discours), Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, coll. La pléiade, 1964.

Rousseau, J.-J., Essai sur l’origine des langues, Œuvres complètes, t. V, Paris, Gallimard, coll. La pléiade, 1995.

Rousseau, J.-J., Fragments politiques, Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, coll. La pléiade, 1964.

Rousseau, J.-J., Réponse à un naturaliste, Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, coll. La pléiade, 1964.

Salhins, M. D., Age de pierre, âge d’abondance, Paris, Gallimard, 1976.

Senut, B., Les origines de l’homme, « Les Dossiers Historia », Paris, Tallandier, 1998.

Starobinski, J., La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971.

Vauclair, J., Les origines de l’homme, « Les Dossiers Historia », Paris, Tallandier, 1998.

Villers (de), Bénédicte, « La “pré-histoire” chez Kant et Rousseau : roman ou conjecture ? », in Sophie Klimis et Laurent Van Eynde, Littérature et savoir(s), Bruxelles, Presses de l’université Saint-Louis, 2002.


1. Les deux premiers commentateurs à notre connaissance qui aient fait état d’une possibilité de rapprochement en l’indiquant en même temps comme légitime, sont Jean Starobinski (La transparence et l’obstacle, 342) et Jacques Roger. Ce dernier ainsi déclare : « Il [Rousseau] utilise tout ce que l’on pouvait savoir de son temps sur les sociétés sauvages, et décrit avec un singulier bonheur des étapes de l’humanité que nous connaissons aujourd’hui par l’archéologie préhistorique : “l’âge des cabanes”, avec son économie de cueillette et de chasse, correspond assez bien à notre paléolithique, et la révolution introduite par l’agriculture est à peu près notre révolution néolithique. » (introduction au second Discours, 1971, 26-27, mis en italiques par nous). On voit que, tout en soulignant fortement la pertinence du travail de Rousseau, Jacques Roger corrige en même temps son affirmation avec les réserves introduites par les « assez bien » et les « à peu près » qu’il faudra justement essayer d’interpréter. Plus récemment, Bénédicte de Villers (81-103) a proposé une très fine et utile mise au point de la question en soulignant le caractère fondamentalement conjectural du propos de Rousseau.

2. Il n’est pas le seul en son temps : Diderot, Buffon, Maupertuis, et quelques autres, ont un rôle décisif dans sa promotion.

3. En ne retenant comme nature, pour l’essentiel, que 1’amour de soi et la pitié, c’est-à-dire les conditions naturelles minimales, outre la perfectibilité, de cette historicité : capacité de durer et compréhension affective d’autrui et de sa souffrance, réquisit négatif, minimal encore, d’une socialisation future possible.

4. « En dépouillant cet Etre, ainsi constitué, de tous les dons surnaturels qu’il a pu recevoir, et de toutes les facultés artificielles, qu’il n’a pu acquerir que par de longs progrès ; En le considerant, en un mot, tel qu’il a dû sortir des mains de la Nature, je vois un animal […] » (second Discours, 134, orth. d’origine comme pour toutes nos citations de Rousseau). Signalons qu’au XVIIIème siècle, la distinction des termes « animal » (renvoyant à l’origine aussi bien à l’être humain qu’aux autres animaux) et « bête » (réservé à l’animal non humain) s’est déjà largement brouillée. Le terme d’animal appliqué ici à l’homme a donc bien son sens actuel.

5. « […] et l’on jugera combien il eût falu de milliers de Siécles, pour développer successivement dans l’Esprit humain les Opérations, dont il étoit capable » (second Discours, 146) ; « Franchissons pour un moment l’espace immense qui dut se trouver entre le pur état de Nature et le besoin des Langues » (second Discours, 147) ; « L’art périssoit avec l’inventeur ; il n’y avoit ni éducation ni progrès ; les générations se multiplioient inutilement ; et chacune partant toujours du même point, les Siècles s’écouloient dans toute la grossiéreté des premiers âges, l’espéce était déjà vieille, et l’homme restoit toujours enfant. » (second Discours, 160).

6. « Je ne m’arrêterai pas à rechercher dans le Système animal ce qu’il put être au commencement, pour devenir enfin ce qu’il est […] Je ne pourrois former sur ce sujet que des conjectures vagues, et presque imaginaires : L’Anatomie comparée a fait encore trop peu de progrès, les observations des Naturalistes sont encore trop incertaines, pour qu’on puisse établir sur de pareils fondements la baze d’un raisonnement solide ; » (second Discours, 134).

7. Comment à son époque peut-on méditer sur l’origine sinon après avoir commencé « par écarter tous les faits » (second Discours, 132), et cela non par inconséquence mais au contraire par décision et rigueur méthodologiques ? ce qui d’ailleurs n’exclut pas le recours réflexif et comparatif à d’autres faits dont on dispose comme par exemple ceux que fournissent les cultures exotiques et les animaux.

8. Depuis l’afflux des métaux précieux du nouveau monde à la Renaissance jusqu’au développement des forges au siècle de Rousseau, comme par exemple celles de Buffon lui-même à Montbard.

9. « Tout commence à changer de face. Les hommes errans jusqu’ici dans les Bois, ayant pris une assiéte plus fixe, se rapprochent lentement, se réunissent en diverses troupes, et forment enfin dans chaque contrée une Nation particuliére […] » (second Discours, p.169).

10. « De grandes inondations ou des tremblemens de terre environnérent d’eaux ou de précipices des Cantons habités ; Des revolutions du Globe détachérent et coupérent en Iles des portions du Continent. On conçoit qu’entre des hommes ainsi rapprochés et forcés de vivre ensemble, il dut se former un Idiome commun… », (second Discours, p. 168-169) ; « Les associations d’hommes sont en grande partie l’ouvrage des accidents de la nature » (Essai, 1995, p.113).

11. Théorie que les découvertes ultérieures n’ont pas pour l’instant véritablement écartée. Ainsi, l’australopithecus bahrelghazali (plus connu sous le nom d’Abel), daté entre 3 et 3,5 Ma, qui avait été présenté un moment comme hypothéquant le scénario d’Yves Coppens, donne lieu à ce commentaire de Brigitte Senut (Laboratoire de Paléontologie du Museum national d’Histoire naturelle) : « Cette découverte […] ne remet pas en cause la célèbre “East Side Story” d’Yves Coppens, puisque, selon cette hypothèse, il est admis que la différenciation entre les grands singes et les hommes aurait eu lieu vers 8 Ma. Pour que le scénario devienne obsolète, il faudrait découvrir des australopithèques de 8 Ma dans des régions comme le Tchad, le Zaïre, par exemple […] » (1998, 71).

12. Bien que la chronologie des événements n’apparaisse pas toujours très claire dans le texte de Rousseau du début du second Discours, comme le souligne J.L. Lecercle dans ses notes de commentaire aux éd. sociales.

13. Ainsi, dans une lettre à Georges Leroy, on trouve cette précision : « Au reste quelque observation qu’on puisse faire sur les faits particuliers […] je comprends que nous pouvons souvent nous tromper, et moi surtout, sur le choix et l’application des regles. » (Réponse, p. 237).

14. Il s’agit là non seulement des tenants de l’école du droit naturel tels Pufendorf mais encore d’auteurs plus récents comme Voltaire ou Buffon.

15. « […] l’espéce humaine n’est point non plus à cet égard de pire condition que toutes les autres, et il est aisé de savoir des Chasseurs si dans leurs courses ils trouvent beaucoup d’animaux infirmes. Plusieurs en trouvent-ils qui ont reçu des blessures considérables très-bien cicatrisées, qui ont eu des os et même des membres rompus et repris sans autre Chirurgien que le tems, sans autre regime que leur vie ordinaire, et qui n’en sont pas moins parfaitement guéris […] » (second Discours, 139).

16. Rousseau en effet se fonde toujours sur l’exemple de la survie des autres espèces, malgré tous les obstacles qu’elles peuvent rencontrer, comme argument de dernier recours pour établir la « viabilité » de l’espèce humaine à l’état de nature. Par exemple par rapport aux prédateurs : « A l’égard des animaux qui ont réellement plus de force qu’il n’a d’adresse, il [l’homme de la nature] est vis à vis d’eux dans le cas des autres espéces plus foibles, qui ne laissent pas de subsister » (second Discours, 136, mis en italiques par nous).

17. Cf. la comparaison de la nature avec Sparte : « La nature en use précisément avec eux comme la Loi de Sparte avec les Enfants des Citoyens ; Elle rend forts, et robustes ceux qui sont bien constitués et fait périr tous les autres » (second Discours, 135).

18. Signalons tout de même la justesse de la réflexion de Rousseau sur la bipédie qui a une certaine importance (note III du second Discours, 196-198). La bipédie est pour lui non une acquisition tardive et artificielle de l’homme mais un caractère de nature. Il se fonde, pour le soutenir, sur un certain nombre d’arguments, qui sont, entre autres, la position de la tête par rapport au corps et la structure des os du pied. Il précède ainsi de peu les affirmations de Daubenton qui établit le caractère fondamental de la bipédie. Longtemps cependant, on a cru que la bipédie, et la structure du pied qui la rend possible, étaient un acquis évolutif tardif directement lié à l’adaptation à un milieu nouveau. Mais, là aussi, les travaux récents semblent vérifier que la bipédie serait un caractère très ancien rendant possible une adaptation assez rapide au milieu de savane, sans en être l’effet. Et cela probablement avant les australopithèques.

19. Rousseau fonde son affirmation d’une destination frugivore originaire de l’homme (notes V et VIII du second Discours) sur l’étude des dents, qui ne ressemblent en rien chez lui à celles des espèces carnivores, sur la structure des intestins, et sur le nombre de petits (dont le nombre « naturel » par portée serait proportionné à celui des mamelles). Le régime carné pour Rousseau n’est donc pas naturel même si la polyvalence naturelle de l’homme lui permet d’y avoir recours de façon occasionnelle, exactement, remarquons-le, comme les grands singes, en particulier les chimpanzés, dans leur milieu naturel : « Les Hommes […] s’élévent jusqu’à l’instinct des Bêtes […] l’homme […] se les approprie tous, se nourrit également de la pluspart des aliments divers que les autres animaux se partagent […] » (second Discours, 135, mis en italiques par nous). Ce régime appartient donc à un stade ultérieur à celui de l’état de nature primitif mais il peut apparaître rapidement puisque sa possibilité et son expérimentation fortuite appartiennent à l’homme dès sa première origine, et se fixer dès lors de façon permanente quand il est forcé par les circonstances. Il s’agit donc bien d’un effet de la perfectibilité humaine. Il est alors effet et cause en retour d’une altération déjà de l’état de pure nature, au plan physique mais également culturel et moral, détériorant le caractère paisible primitif. C’est ainsi que les peuples de chasseurs vont devenir, dans un glissement guère évitable, des peuples de guerriers : « […] ils devinrent donc chasseurs, violens, sanguinaires, puis avec le tems guerriers, conquerans, usurpateurs […] la guerre et les conquêtes ne sont que des chasses d’hommes. » (Essai, 399). Or, les ancêtres supposés de l’homme, les australopithèques, semblent bien à la fois avoir été de tendance frugivore, et en même temps, avoir connu, sur cette base, une extension omnivore qui s’est avérée indispensable pour leur adaptation à la savane (ce qui évoque les circonstances et les « difficultés » dont parle Rousseau). Ainsi Michel Brunet (paléontologue découvreur d’Abel) déclare (1996) : « Les australopithèques comme Abel étaient plutôt frugivores […] À ce propos, un résultat récent a étonné les paléoanthropologues. Globalement, on a longtemps pensé que les australopithèques étaient divisés en deux grands types, les graciles et les robustes. Les robustes ont des dents antérieures, incisives, canines, extrêmement réduites et en revanche des molaires et des pré-molaires très développées ; on pensait qu’ils étaient strictement végétariens. Des analyses isotopiques viennent de montrer que leur régime était probablement moins spécialisé, plus omnivore. »

20. « On peut voir par là que je néglige bien des avantages que je pourrois faire valoir. Car la proye étant presque l’unique sujet de combat entre les Animaux Carnaciers, et les Frugivores vivant entre eux dans une paix continuelle, si l’espéce humaine étoit de ce dernier genre, il est clair qu’elle auroit eu beaucoup plus de facilité à subsister dans l’Etat de Nature, beaucoup moins de besoin et d’occasions d’en sortir. » (second Discours, note V, 199).

21. « On ne peut donc pas conclure des combats de certains animaux pour la possession des femelles que la même chose arriveroit à l’homme dans l’état de Nature » (second Discours, 159).

22. Cette rareté en effet diminue de plus en plus au fur et à mesure des fouilles mais elle semble bien demeurer proportionnellement très minoritaire dans les sociétés en question. De plus, les motivations exactes de cette violence — qui, entre autres, pourraient par exemple relever, outre le cannibalisme mais en se combinant éventuellement avec lui, de rites religieux — restent globalement assez mystérieuses.

23. Pour le pur état de nature d’abord, Rousseau considère des premiers hommes « qu’ils regardoient les violences, qu’ils pouvoient essuyer, comme un mal facile à réparer, et non comme une injure qu’il faut punir, et qu’ils ne songeoient pas même à la vengeance, si ce n’est peut-être machinalement et sur le champ, comme le chien qui mord la pierre qu’on lui jette ; leurs disputes eussent eu rarement des suites sanglantes, si elles n’eussent point eu de sujet plus sensible que la Pâture » (second Discours, 157, mis en italiques par nous). Et pour ce qui est des premières formes sociales : « Ce fut-là l’époque d’une premiére révolution qui forma l’établissement et la distinction des familles, et qui introduisit une sorte de propriété ; d’où peut-être naquirent déjà bien des querelles et des Combats. » (second Discours, 167, mis en italiques par nous). Mais là encore, la violence est freinée dès sa naissance : « Cependant comme les plus forts furent vraisemblablement les premiers à se faire des logemens qu’ils se sentoient capables de défendre, il est à croire que les plus foibles trouvérent plus court et plus sûr de les imiter que de tenter de les déloger […] » (suite du passage précédent).

24. Ainsi Jacques Vauclair, éthologue, déclare : « Parmi les hominoïdes plus proches de l’homme, les orang-outans préfèrent être solitaires », et, une phrase plus loin, il évoque la particularité de la socialité des chimpanzés, beaucoup plus souple et fluide que chez les autres animaux sociaux, et évoquant singulièrement ces capacités de libre association provisoire des hommes de la nature, par exemple pour la chasse (que les chimpanzés pratiquent aussi occasionnellement, et dans des groupes de circonstance tout à fait semblables à ceux que décrit Rousseau au début de la 2nde partie du second Discours) : « Quant aux chimpanzés, leurs structures sociales sont labiles, faites de groupes se rassemblant en communautés, dont la composition et les frontières sont variables. » (1998, 87). Or, on sait que le chimpanzé est notre plus proche parent, bien davantage que l’orang-outang. Cela voudrait-il dire que nos très lointains ancêtres (peut-être proches de l’orang-outang) étaient effectivement solitaires, ou avaient une forte disposition à l’être, et que nos ascendants plus récents (peut-être comparables au chimpanzé) seraient passés à une socialité plus affirmée mais très lâche, pour enfin, sous la pression des circonstances naturelles, aboutir à la nôtre, beaucoup plus forte mais justement d’autant plus problématique et conflictuelle ? C’est là certes pure supputation.

25. Parmi ces auteurs se trouve bien souvent, de manière directe ou indirecte, Lucrèce. Parlant des « sources » du second Discours, Victor Goldschmidt déclare ainsi : « il faut faire une place particulière au Cinquième Livre de Lucrèce » (231).


 




7 – Interférences préhistoriennes dans le cycle des Rougon-Macquart d’Émile Zola

Résumé 

Bien que les sources ne soient pas assez explicites pour affirmer fermement l’influence de la préhistoire sur le cycle des Rougon-Macquart, la démarche épistémocritique peut aider à la mettre au jour sous sa forme singulière, qui est celle de la fragmentation et de la dispersion. Les interférences préhistoriennes se lisent dans les interstices du texte zolien et, sans nuire à la cohérence première de l’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, elles complètent cette dernière par un discours anthropologique fondé sur les savoirs de la préhistoire. Loin de conforter la foi dans le progrès propre au XIXe siècle, l’anthropologie zolienne revue au prisme de la préhistoire exprime la permanence de l’homme primitif au cœur de la modernité.

Abstract

Although sources aren’t explicit enough to assert that prehistory influences Zola’s Rougon-Macquart novels, epistemocriticism may help to bring this influence to light from specific standpoints—which are fragmentation and scattering. Prehistoric interferences are readable in Zola’s writing interstices. Those interferences complete Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire with an anthropological speech based on prehistoric science. Through the prism of prehistory, Zola’s anthropology expresses the permanency of the primitive man in modernity and progress.


Introduction : pour une lecture préhistorienne de Zola…

La question des origines est un objet de pensée et de savoir complexe et singulier qui touche à une part des plus intimes de notre humanité. Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle qu’elle prend la forme de la Préhistoire1, conçue comme une période de l’histoire humaine offerte au savoir, et non plus aux mythes ou aux religions. Les découvertes qui se succèdent sont prises en charge par des savants — Lartet, Mortillet — qui construisent un discours scientifique visant à démontrer la contemporanéité de l’homme et de la grande faune disparue.

La littérature, elle aussi, s’intéresse très vite aux premières découvertes de la science préhistorique et participe ainsi à une fabrique du contact entre la Préhistoire et nous, par le biais du roman préhistorique, fondé sur deux actes de naissance : Solutré ou Les Chasseurs de rennes de la France centrale2 publié en 1872 et, vingt ans plus tard, Vamireh3. Si le roman d’Adrien Arcelin passe relativement inaperçu et disparaît rapidement de la mémoire littéraire, celui de Rosny aîné en revanche amène à l’invention de l’étiquette générique du « roman préhistorique » dans la page du Journal d’Edmond de Goncourt qui lui est consacrée (640).

Quant à Émile Zola, présent dans notre mémoire littéraire comme ethnographe du XIXe siècle, comme romancier du monde industriel et des ouvriers ou encore comme défenseur de Dreyfus, il n’est de toute évidence pas le premier écrivain auquel on pense lorsqu’on réfléchit à la manière dont la littérature a pu s’emparer de la préhistoire dès son apparition dans le paysage intellectuel et culturel français. C’est pourtant bien comme discours et représentation de la science préhistorique, ou plus exactement comme discours et représentation de l’homme à partir de la science préhistorique, que nous nous proposons de relire le cycle des Rougon-Macquart, en espérant y trouver quelques « horizons nouveaux » (Haines, 761), et ce malgré l’absence de toute référence directe. Avec les Rougon-Macquart, c’est paradoxalement à une préhistoire sans préhistorien, ni homme préhistorique à laquelle le lecteur a à faire. En effet, aucun des romans du cycle ne donne à voir la Préhistoire, ni ne met en scène le travail des premiers préhistoriens, ni ne résume un épisode de l’histoire de la science, comme le fait Jules Verne avec l’affaire Moulin-Quignon dans Voyage au centre de la Terre4.

Le romancier fait au contraire un usage tout personnel de la science préhistorique, incorporant ses découvertes et des éléments de son épistémologie dans la chronique d’une famille sous le Second Empire, c’est-à-dire dans un récit qui n’entretient a priori aucun rapport avec ce champ scientifique. C’est la raison pour laquelle l’Histoire naturelle et sociale zolienne doit évidemment être distinguée du roman préhistorique, défini par Marc Guillaumie comme un « récit de fiction en prose suffisamment important et autonome, dont l’action est censée se dérouler dans la Préhistoire, en référence à la science de l’époque où il a été écrit » (27).

La spécificité du rapport de la fiction zolienne à la préhistoire mérite de lui voir apposer une autre étiquette, et elle pourrait être désignée comme roman préhistorien, c’est-à-dire comme une voie romanesque qui emprunte aux savoirs de la préhistoire des éléments épars de leur épistémologie pour les fictionnaliser et fonder, à partir d’eux, un discours alternatif des origines. Il s’agit donc de relire le cycle à nouveaux frais pour repérer et interpréter les différents moyens lexicaux et narratifs qui créent un effet de contiguïté entre le cycle romanesque écrit par Zola et le discours de la préhistoire tel qu’il se constitue dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Après l’esquisse du cadre épistémique dans lequel interroger le cycle des Rougon-Macquart au prisme de la préhistoire, le parcours en forme d’inventaire proposé ici se donne pour objectif de mettre au jour les processus de fictionnalisation qui, à partir des champs de la paléontologie humaine, de l’archéologie préhistorique et de l’anthropologie préhistorique, amènent à incorporer à la chronique du Second Empire, en suivant la chronologie du cycle, deux apprentis paléontologues, une bagarre à coups de silex, un mode de vie primitif et des visages néandertaliens.

I Linterférence : une modalité singulière pour dire la préhistoire

La première difficulté, de taille, pour l’affirmation d’une influence de la préhistoire sur l’œuvre de Zola, est l’état très imprécis de sa documentation en la matière. En effet, avant La Bête humaine en 1890, les dossiers préparatoires ne font aucune mention de cette science alors en construction et il n’y figure aucun des ouvrages majeurs de la seconde moitié du XIXe siècle. Si tout porte à croire que Zola n’a lu ni Édouard Lartet, ni Gabriel de Mortillet, il a cependant disposé de quatre sources avérées, en amont de son projet : deux volumes de lAnnée scientifique et industrielle compilés par Louis Figuier, en 1866 et 1869, l’ouvrage de John Lubbock, L’homme avant l’histoire traduit en français en 1867, celui de Victor Meunier intitulé La Science et les savants en 18675, sources écrites auxquelles s’ajoutent les échanges directs qu’il a pu avoir avec Fortuné Marion, jeune naturaliste aixois, proche de Cézanne et du comte de Saporta6 et auteur en 1866 d’un mémoire sur « l’ancienneté de l’homme dans les Bouches-du-Rhône »7. Zola dispose ainsi d’un savoir a minima dans lequel figurent notamment une histoire de la reconnaissance de l’antiquité de l’homme à la suite des fouilles de Boucher de Perthes, la découverte d’objets d’art mobilier du Périgord, parmi lesquels le mammouth gravé de la Madeleine mis au jour en 1864, et quelques notions de paléontologie.

Les derniers mots de la préface du « roman initial » (manuscrit NAF 10 345, folio 23) méritent par conséquent d’être relus à la lumière de ces quelques ouvrages car, tout en insistant sur l’ancrage historique de son cycle entre « le guet-apens du coup d’État » et « la trahison de Sedan » (3)8, Zola ajoute, comme en point d’orgue, la référence aux origines, qu’il adosse explicitement à la science : « Et le premier épisode : La Fortune des Rougon, doit s’appeler de son titre scientifique : les Origines » (4). Il est convenu dans la critique zolienne de comprendre cette ultime phrase comme une annonce concernant les origines de la famille des Rougon-Macquart, racontées sous le volet de l’hérédité. Mais le contexte de production du roman, rédigé dans le courant de l’année 1869, avant sa publication en volume en 1871, ainsi que la solennité produite par la majuscule apportée aux « Origines » autorisent à penser un élargissement du sens pour y intégrer la préhistoire. La portée du cycle dépasserait alors le strict cadre de la famille pour s’ouvrir aux origines de l’humanité tout entière, et ce « titre scientifique » serait le premier indice du roman préhistorien.

Pour en identifier les ressorts, la démarche de l’épistémocritique est celle qui convient le mieux, parce qu’elle prend en charge les relations que certaines œuvres littéraires entretiennent avec un champ de savoir donné. C’est à l’épistémocritique qu’il revient en effet de « saisir la fécondité singulière d’un régime épistémique donné dans une situation d’écriture donnée » (Pierssens, 9) et, pour ce faire, d’identifier le ou les savoir(s) en jeu dans un texte littéraire, d’en étudier les processus de transformation et d’interroger, autant que faire se peut, ce que la littérature fait à, ou fait de, la science. Depuis les travaux fondateurs de Michel Pierssens, la métaphore de la « greffe » (11) est la figure privilégiée pour étudier les phénomènes de circulation entre les discours scientifique et littéraire :

Introduire dans un texte un élément épistémique, c’est donc greffer sur la série narrative (le jeu des structures du récit, selon les narratologues) ou sur la structure prosodique toute l’arborescence potentielle des figures d’un savoir, avec l’effet en retour que cela ne peut manquer d’avoir sur les possibles narratifs comme sur le jeu de sens dans le récit ou le poème lui-même. (12)

En ce qui concerne les relations la science préhistorique et le texte zolien, il nous semble cependant que cette métaphore de la greffe, pour lisible et opérationnelle qu’elle soit en général, nécessite d’être nuancée, et remplacée. En effet, la notion de greffe porte en elle-même une intention et une lisibilité qui ne correspondent pas à la manière dont la préhistoire travaille la matière romanesque zolienne. Le savoir préhistorien ne se livre pas explicitement au lecteur mais passe par une autre modalité originale, celle de l’interférence ou, pour le formuler autrement, se trouve dans le récit sous la forme d’intrusion d’éléments hétérogènes qui viennent brouiller la réalité par ailleurs uniforme de l’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire.

Les interférences venues de la préhistoire et fondues dans la fiction se caractérisent notamment par trois traits concomitants. Le terme même implique d’abord une fragmentation et une discontinuité qui coïncident avec la forme que prend la poétique de la préhistoire dans les romans zoliens. Il signale également une tension entre le sens visible du texte d’une part, exigé par le souci de transparence que porte en lui le roman naturaliste, et des phénomènes d’intertextualité qui restent dissimulés d’autre part et qui nécessitent par conséquent un horizon de savoir partagé entre le romancier et son lecteur, ainsi qu’un un effort de déchiffrement de la part de ce dernier. Enfin, les interférences préhistoriennes apparaissent comme des perturbations souterraines de l’idée de progrès par ailleurs bien installée dans le paysage intellectuel auquel Zola contribue.

II Deux apprentis paléontologues

[…] sept morts avaient été inhumés [dans l’abri] ; on a pu y recueillir les restes de cinq de ces squelettes, mais trois crânes seulement sont à peu près intacts. Avec ces crânes et une partie des os longs des mêmes individus, on trouva des ossements d’animaux travaillés de diverses façons, des armes et des outils en silex, des colliers formés de coquilles perforés, bref, tous les produits, aujourd’hui bien connus, de l’industrie primitive de l’homme (Figuier 250-251).

La première interférence se manifeste dès le roman d’ouverture des Rougon-Macquart, La Fortune des Rougon, dont la genèse remonte au printemps 1868. Les premières pages rédigées du manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France font apparaître une invention de dernière minute, que rien ne laissait prévoir dans le dossier préparatoire du roman, ni dans les plans livrés par Zola à son éditeur Lacroix. Le premier chapitre devait initialement s’ouvrir sur la promenade de Miette et Silvère dans la campagne des environs de Plassans et sur leur rencontre avec les insurgés qui se lèvent contre le Coup d’État du 2 décembre :

Chapitre I. Dimanche soir 7
Promenade de Miette et de Silvère. La bande insurrectionnelle […].
La bande rencontre Silvère et Miette dimanche soir sur la route. — Si Silvère sort, c’est qu’il pense se joindre aux bandes le lendemain. (Manuscrit NAF 10 303, folio 4)

Le roman commence pourtant tout différemment et raconte comment la municipalité a déplacé le cimetière Saint-Mittre hors de la ville, déplacement qui fut l’occasion d’un transfert d’ossements dans un « charroi lent et brutal » (6)9. Au chapitre V, qui procède au récit des amours des deux personnages à l’occasion d’une longue analepse, les ossements, qui n’ont pas tous été évacués, refont surface et suscitent l’intérêt de Miette et Silvère :

Silvère avait ramassé à plusieurs reprises des fragments d’os, des débris de crâne, et ils aimaient à parler de l’ancien cimetière. […] Ils se questionnaient souvent sur les ossements qu’ils découvraient. Miette, avec son instinct de femme, adorait les sujets lugubres. À chaque nouvelle trouvaille, c’étaient des suppositions sans fin. Si l’os était petit, elle parlait d’une jeune fille poitrinaire, ou emportée par une fièvre la veille de son mariage ; si l’os était gros, elle rêvait quelque grand vieillard, un soldat, un juge, quelque homme terrible. (207)

L’imparfait employé dans ce passage signale une habitude, sans lien cependant avec l’intrigue principale et ce jeu étrange surprend dans l’économie du roman, sauf à y reconnaître un emprunt à la paléontologie humaine et à y déchiffrer de ce fait une interférence préhistorienne incongrue au regard de l’homogénéité du récit, mais en résonance avec la préface. Les ossements fonctionnent dès lors comme des « agents de transfert » épistémocritiques, selon la formule de Michel Pierssens (9), car ils sont les vecteurs de la transformation d’un fait épistémique en texte littéraire. Avec les ossements, le récit s’approprie donc un objet d’une grande richesse narrative, tout en déployant également une méthode, celle du paradigme indiciaire que le paléontologue britannique Thomas Huxley a décrit en 1880 sous l’expression de « méthode de Zadig » et dont il a formalisé la pertinence pour les études préhistoriques. En prenant comme point de départ le conte de Voltaire, Huxley identifie la démarche selon laquelle les archéologues, les géologues, les paléontologues s’appuient sur des indices matériels pour enrichir la connaissance du passé :

Dans un avenir proche, la méthode de Zadig, appliquée à un corpus de faits plus important que celui que la génération actuelle a la chance d’étudier, permettra au naturaliste de reconstruire la vie depuis ses débuts, et de décrire avec sûreté les caractéristiques des êtres depuis longtemps disparus, tout comme Zadig l’a fait pour l’épagneul de la reine et le cheval du roi10.

Le regard de Miette et Silvère sur les ossements du cimetière relève de la même démarche. Certes, l’identité qu’ils redonnent aux fragments d’os est fictive, mais le récit qu’ils fabriquent est cependant fondé sur des observations physiques précises. La procédure déductive passe dans le texte par la modalisation conditionnelle qui atténue l’influence de l’instinct de la jeune fille par un rapport causal direct. Si Miette en arrive à imaginer une jeune fille, ce n’est pas le fruit d’une pure fantaisie mais bien plutôt parce que l’os est petit et, inversement, un os de taille importante conduit à imaginer un « grand vieillard ». Ils reconstituent ainsi la vie des « vieux morts » (207) selon une méthode qui imite celle de la paléontologie telle que la présente Ernest Hamy dans son Précis de paléontologie humaine, selon lequel l’étude des « débris » et des « dépouilles » (3) de l’homme préhistorique doit permettre de savoir à quoi il ressemblait et comment il vivait. C’est à ce même travail que se livre le paléontologue Louis Lartet lorsqu’il décrit les ossements mis au jour à l’abri Cro-Magnon, pendant ce printemps 1868 qui voit Zola réfléchir à son projet romanesque. Lartet décrit par exemple un crâne féminin et, à partir de l’observation d’« une entaille profonde faite par un instrument tranchant » portée sur son front, il tire la conclusion que cela « n’a pas suffi pour la tuer immédiatement, car l’os s’est réparé intérieurement » (142).

Le rapprochement avec les observations de Miette et de Silvère est d’autant plus troublant que c’est précisément un crâne de vieillard que Lartet identifie au fond de l’abri : « Au fond de la grotte se trouvait le crâne d’un vieillard qui seul affleurait dans l’espace non comblé de sa cavité […] » (141). Les ossements découverts aux Eyzies-de-Tayac sont envoyés pour étude au Muséum d’Histoire naturelle et des moulages en sont exposés au Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye récemment inauguré par Napoléon III. Comme le montre Sophie A. de Beaune, ils accèdent ainsi à un « nouveau statut, [à] une nouvelle vie, de vestige archéologique, d’objet d’étude, d’objet de musée » (20). Ce n’est pas à une vie muséographique que les convient Miette et Silvère, mais il n’en reste pas moins que, grâce à eux, les ossements de l’aire Saint-Mittre se voient rendre une existence au présent.

III Une bagarre à coups de silex

Les œuvres ramenées à la lumière après tant de siècles sont de l’espèce la plus infime, le silex en a fourni la matière dégrossie ; humble est le témoin, mais la vérité dont il dépose est grande : la pierre est taillée, une main l’a façonné, l’homme était ! (Meunier, 220)

Dans La Faute de l’abbé Mouret publié en 1875, c’est par le transfert d’un autre marqueur essentiel de la préhistoire que surgit une deuxième interférence, mettant aux prises deux personnages qui se battent à l’aide de silex. Le vieux philosophe athée Jeanbernat et le prêtre fanatique Archangias partagent le même espace géographique autour du hameau fictif des Artaud, ce qui les amène à se côtoyer alors que leur vision du monde les sépare radicalement. Ce sont leurs divergences idéologiques qui les conduisent à se battre sous les yeux de l’abbé Serge Mouret :

[Archangias] poussa un hurlement, en faisant un bond en arrière. Le bâton du vieux, lancée à toute volée, venait de se casser sur son échine. Il recula encore, ramassa dans un tas de cailloux, au bord de la route, un silex gros comme le poing, qu’il lança à la tête de Jeanbernat. Celui-ci avait le front fendu, s’il ne s’était courbé. Il courut au tas de cailloux voisins, s’abrita, prit des pierres. Et, d’un tas à l’autre, un terrible combat s’engagea. Les silex grêlaient. (1343-1344)

Une analyse attentive de l’extrait montre que les « silex » viennent en complément des hypéronymes plus attendus, « cailloux » et « pierres » mais il semble un peu court de n’y voir qu’un moyen d’éviter une répétition, et ce grâce à trois indices. Dans le passage lui-même, la taille du silex est indiquée par une comparaison, « gros comme le poing », dans une formule qui peut renvoyer à l’ancienne dénomination des bifaces, désignés à l’époque comme des « coups de poing ». Par ailleurs, une première référence au silex annonce l’épisode de la bagarre, en rappelant qu’il est possible de produire du feu par le frottement de deux silex, comme l’explique John Lubbock dans L’Homme avant lhistoire11, et en métaphorisant ainsi la colère de Jeanbernat contre Archangias : « Malgré ses quatre-vingts ans, le vieux tapait si dur des talons, que ses gros souliers ferrés tiraient des étincelles du silex de la route » (1442).

L’usage du silex paraît de prime abord incongru dans le texte de Zola, tout comme l’était l’étude des fossiles dans La Fortune des Rougon, tant le terme est étroitement associé à la préhistoire par le passage métonymique de la matière à l’outil avec laquelle il est fabriqué. La proximité entre silex et préhistoire se lit déjà dans le Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse :

La découverte de silex taillés, signalés en 1862 à MM. Lartet et Christy, amena dans le pays12 ces deux savants voués depuis plusieurs années à des études spéciales sur l’antiquité de la race humaine […]. Le sol de la grotte [des Eyzies] offrit à lui seul, sur toute sa superficie, près d’un mètre en hauteur de concrétions ossifères, restes de festins antiques. C’était, comme dans un plancher continu, un amalgame compact [sic] d’os fragmentés, de cendres, de débris de charbon, d’éclats et de lames en silex et en bois de renne travaillés. […] Parmi les objets ainsi recueillis à pleines mains abondaient les silex taillés de toutes formes, en manière d’armes ou d’outils […]. (1521)

Mais, pour peu que l’on perçoive dans le silex un point de passage entre le savoir archéologique et le récit, il se charge d’un sens qui ajoute un niveau de lecture possible à ce roman déjà largement étudié. Il fonctionne comme un embrayeur vers le passé — le narrateur précise d’ailleurs qu’Archangias recule vers le tas de silex, comme s’il remontait le temps de l’histoire de l’humanité —, et montre ainsi combien la violence primitive perdure, héritée d’un lointain mode de vie dans lequel la perpétuation du clan passait par le topos de la lutte permanente.

À un autre niveau de lecture, les jets de silex apparaissent également comme une métaphore des débats virulents qui ont accompagné l’invention de la préhistoire, comme le montre cette attaque parodique féroce publiée contre Gabriel de Mortillet, « maire préhistorique, député radical et administrateur grotesque » dans L’Univers du 18 octobre 1886 :

[…] Vous avez remué tout un monde fossile
Et mille cailloux étonnés !
Et vous n’êtes, hélas ! resté qu’un imbécile !
Aux yeux de vos administrés.
Comme dans La Fontaine, un reptile perfide
Mordit la lime à pleines dents,
Vous voulûtes de votre patte avide,
Toucher le signe des croyants.
Mais la croix mise à bas demande la vengeance
De votre ignoble lâcheté,
Quiconque a du courage et de l’intelligence
Vous eût dès longtemps souffleté.

La bagarre entre Jeanbernat et Archangias devient dès lors un symbole permettant de dramatiser l’incompatibilité idéologique entre les deux personnages et, à travers eux, entre le matérialisme scientifique et un catholicisme conservateur et intolérant.

IV Un mode de vie primitif

La découverte de grossiers instruments de silex et d’ossements portant encore la trace de coups de couteaux vint confirmer la supposition que ces amas n’étaient pas dus à une formation naturelle, et il devint plus tard évident que c’étaient le site d’anciens villages [à] la population primitive. (Lubbock, 176).

Le conflit idéologique qui se manifeste par la bataille rangée entre le Frère fanatique et le vieux philosophe concentre tout l’enjeu de ce roman que Zola concevait comme l’expression de « la grande lutte de la nature et de la religion » (manuscrit NAF 10 3030, folio 56). Cette tension fondatrice du roman trouve un prolongement dans la construction de l’espace, le récit confrontant deux territoires, le Paradou et le hameau des Artaud, qui devraient être hermétiques l’un à l’autre grâce à la muraille qui enserre le jardin.

 

À l’intérieur de la muraille, le Paradou, dont le nom renvoie de façon transparente au jardin d’Eden, offre à Serge et Albine un espace préservé et hors du temps dans lequel, selon Clélia Anfray, « Zola calque […] délibérément le drame de la Bible » (54) pour faire revivre à ses personnages le mythe d’Adam et Eve. À l’extérieur de la muraille, le hameau des Artaud se présente comme une réduction métonymique de l’évolution de la lignée humaine :

Un ancêtre, un Artaud, était venu, qui s’était fixé dans cette lande, comme un paria ; puis, sa famille avait grandi, avec la vitalité farouche des herbes suçant la vie des rochers ; sa famille avait fini par être une tribu, une commune, dont les cousinages se perdaient, remontaient à des siècles. […]

C’était, au fond de cette ceinture désolée de collines, un peuple à part, une race née du sol, une humanité de trois cents têtes qui recommençait les temps. (1231-1232)

L’embrayeur vers la préhistoire est ici la proposition subordonnée relative sur laquelle s’achève l’extrait, dont le récit offre une variation quelques chapitres plus loin : « cette poignée d’hommes recommençant les temps » (1309), insistant de ce fait sur l’importance de la réitération fictionnelle des origines pour l’orientation à donner à l’analyse des Artaud. Du paria isolé à la commune, en passant par la tribu, l’expansion du hameau est fondée sur une gradation d’inspiration évolutionniste, dont le paradigme nourrit grandement la préhistoire du XIXe siècle parce qu’il soutient la conception linéaire du progrès telle que la défend, entre autres, Gabriel de Mortillet. Avec les habitants des Artaud, Zola retrace une histoire de l’humanité dégagée de toute influence chrétienne, l’irreligion étant un des traits marquants du groupe13, et c’est donc un tout autre mode d’accès aux origines que le hameau primitif des Artaud donne à lire, concurremment à celui du récit génésiaque du Paradou.

Mais la concurrence est déloyale, tant le récit naturaliste parasite la réécriture biblique, ce que la brèche dans la muraille signale symboliquement :

[…] ils n’avaient pas fait vingt pas, qu’ils retrouvèrent la muraille. […] Elle restait sombre, sans une fente sur le dehors. Puis, au bord d’un pré, elle parut subitement s’écrouler. Une brèche ouvrait sur la vallée voisine une fenêtre de lumière. (1413)

L’intégrité édénique du Paradou est mise à mal et le savoir emprunté à l’anthropologie préhistorique s’introduit en son cœur dans la mesure où le comportement d’Albine et Serge se signale en effet par des traits qui empruntent davantage à l’ethnologie comparée qu’à la Bible et renvoie ainsi à une anthropologie du « premier âge »14 telle que le XIXe siècle l’envisageait : ils se nourrissent des fruits du jardin15, s’installent sous « une tente de verdure »16 et traversent la rivière à bord d’une pirogue toute primitive faite d’un tronc17. Tout se passe comme si, par leurs gestes et leur usage de la nature qui les entoure, ils avaient conservé la mémoire d’un mode de vie qui recoupe les topoi de la vie préhistorique.

Quant à la fin du roman, si elle semble couronner la victoire du christianisme par le retour de l’abbé Mouret en son église et par le suicide d’Albine la sauvageonne, les toutes dernières lignes inversent ce rapport de forces, d’abord par l’irruption de Jeanbernat au cimetière, qui vient trancher l’oreille du frère Archangias18, ensuite par le « tapage effroyable [monté] de la basse-cour » voisine (1526) et la naissance du petit veau au moment même où le cercueil d’Albine est descendu en terre :

« Serge ! Serge ! » appela [Désirée].
À ce moment, le cercueil d’Albine était au fond du trou. On venait de retirer les cordes. Un des paysans jetait une première pelletée de terre.
« Serge ! Serge ! cria-t-elle plus fort, en tapant des mains, la vache a fait un veau ! » (1526-1527).

Loin de se clore sur la victoire de la religion, le roman s’achève au contraire sur le « triomphe » (1526) de la nature et de la vie, qui se maintient depuis les premiers hommes jusqu’au Second Empire, dont les Artaud figurent la fertilité toujours renouvelée. À sa manière, la conclusion de La Faute de l’abbé Mouret fait un double écho à La Fortune des Rougon, dont elle n’est séparée que de quatre ans. Elle réitère le motif de la succession des générations qui rapproche l’humanité moderne de l’humanité primitive et elle réactive l’objectif fixé dans la préface de raconter les origines en termes scientifiques.

V Visages néandertaliens

Les ossements humains et les crânes de Néanderthal dépassent tous les autres dans ces particularités de conformation qui peuvent conduire à cette conclusion qu’ils appartiennent à une race barbare et sauvage [et qu’ils] peuvent dans tous les cas être considérés comme la trace la plus ancienne des habitants primitifs de l’Europe. (Huxley, 127)

Avec La Bête humaine publié en 1890, le repérage d’une interférence préhistorienne devient moins aléatoire dans la mesure où le dossier préparatoire et le texte du roman l’affichent plus explicitement. Le manuscrit présente ainsi une liste de titres envisagés par Zola, parmi lesquels trois renvoient sans doute possible à la préhistoire : L’homme primitif, L’âge de pierre et atavisme pré-humain (manuscrit 10 274, folio 301). Quant au texte, il fait apparaître le leitmotiv de l’homme des cavernes emportant la femelle au fond des bois, dont Jacques Lantier porterait à son tour la lourde hérédité :

Cela venait-il donc de si loin, du mal que les femmes avaient fait à sa race, de la rancune amassée de mâle en mâle, depuis la première tromperie au fond des cavernes ? Et il sentait aussi, dans son accès, une nécessité de bataille pour conquérir la femelle et la dompter, le besoin perverti de la jeter morte sur son dos, ainsi qu’une proie qu’on arrache aux autres, à jamais. (1044)

Cet arrière-plan primitif a été repéré par plusieurs commentateurs de Zola mais sans qu’il ne soit jamais rattaché formellement à l’état de la science préhistorique19. Au contraire, à la suite de Jean Borie, il a été acquis pour la critique que l’œuvre zolienne forgeait une anthropologie mythique fondée sur « un épisode premier, de scénario d’ailleurs incertain […] un péché originel, informulable et vague » (43). La lecture anthropo-mythique a fait en particulier l’objet des analyses nombreuses et incontournables d’Henri Mitterand, par exemple dans ces lignes :

Pour le critique d’aujourd’hui, qui relit Zola à la lumière de Lévi-Strauss ou de Mircea Eliade, l’apport des Rougon-Macquart au trésor du savoir universel est à chercher d’un autre côté, en un secteur où précisément Zola ne pouvait trouver aucun maître, aucun répondant, aucune théorie constituée, et où peut-être seul le roman pouvait, d’emblée, proposer des images qui étaient autant d’hypothèses créatrices. (177)

Or, non seulement identifier une « théorie constituée » ne nuit pas à la richesse des « hypothèses créatrices » de Zola, mais reconnaître la préhistoire comme savoir-source permet de raccorder l’anthropologie zolienne à son contexte et de lui donner des contours mieux définis. En relisant quelques portraits de La Bête humaine sous cet éclairage nouveau, il est alors frappant de voir combien les traits physiques récurrents des mâchoires avancées et du front bas croisent les caractéristiques très accusées de Néandertal. Le héros, Jacques Lantier, fait l’objet de deux descriptions desquelles ressortent ses mâchoires :

Il venait d’avoir vingt-six ans, également de grande taille, beau garçon au visage rond et régulier, mais que gâtaient des mâchoires trop fortes. […] Il avait sa tête ronde de beau garçon, ses cheveux frisés, ses moustaches très noires, ses yeux bruns diamantés d’or, mais sa mâchoire avançait tellement, dans une sorte de coup de gueule, qu’il s’en trouvait défiguré (1026 et 1294)

Dans les deux passages, les traits positifs, qui feraient de Jacques un « beau garçon », sont comme annulés par le seul détail de cette mâchoire prognathe, qui se retrouve chez Pecqueux, comme chez Cabuche, ces deux derniers personnages étant par ailleurs reconnaissables également à leur front bas20. Philippe Hamon note l’importance des mâchoires des personnages zoliens et y distingue un signe qui « rappelle conventionnellement l’animalité de l’homme » (170). Mais, au regard de l’anthropologie préhistorique et des études des crânes néandertaliens qui ont pu être menées depuis la découverte du premier squelette en 1856 et celle de la mâchoire de la Naulette mise au jour par Édouard Dupont en 1866, la forme des mâchoires que Zola donne à ses trois personnages semble moins relever d’une convention que d’un emprunt apte à traduire physiquement la primitivité et la brutalité de ceux-ci. L’atavisme pré-humain envisagé comme titre possible pour le roman subsiste alors sous la forme physiologique des traits du visage et sous la forme pathologique d’une violence archaïque, dont les pulsions meurtrières de Jacques sont les plus représentatives.

Quand Paul Jamin, avec son tableau Un rapt à l’âge de pierre [image — légende : Paul Jamin Un rapt à l’âge de pierre, 1888, musée des Beaux-arts de Reims] cantonne à la Préhistoire la violence subie par la femme, l’affiche publicitaire de La Bête humaine pour sa publication dans La vie populaire la fait se prolonger jusqu’aux temps modernes.

 

 

On y voit en effet cette tension profonde qui, d’après Zola, anime l’homme du Second Empire : les habits, l’ameublement sont ceux du XIXe siècle, le train visible à l’arrière-plan rappelle les progrès de l’ère industrielle, mais l’homme qui se saisit de la femme illustre le « drame sombre » annoncé dans le manuscrit (folio 41-42), drame dans lequel le comportement de l’homme des cavernes génère celui de son lointain descendant21.

Conclusion : esquisse du discours anthropologique du roman préhistorien

La représentation de la préhistoire par le biais de d’interférences distribuées dans différents romans du cycle des Rougon-Macquart22 fait surgir une nouvelle « sonate de mots, de figures et de pensées » selon la formule de Jean Rousset (xiii). L’effet de fragmentation finit par composer une structure qui prend son sens dès lors que des faits textuels a priori hétéroclites sont reliés les uns aux autres. Déchiffrés grâce à la démarche de l’épistémocritique, ils révèlent que Zola disposait d’un savoir préhistorien combinant la paléontologie, l’archéologie et l’anthropologie, savoir à partir duquel il définit sa conception de l’homme. De même que Cézanne affirme avoir besoin de connaître « les assises géologiques » (Gasquet, 83) des paysages pour les peindre, tout se passe comme si Zola partait des « assises » anthropologiques de l’homme moderne pour le raconter.

Les « agents de transfert » (Pierssens, 9) qui passent ainsi du champ de la préhistoire à la fiction zolienne participent d’un discours naturaliste sur l’homme. Celui-ci est pris en compte aux deux extrémités de son histoire, pour exprimer la conviction d’une continuité entre la Préhistoire et l’âge industriel, déclinée sous deux volets, la succession ininterrompue des générations qui rattache les personnages zoliens à leurs lointains ancêtres d’une part, et la perpétuation de la violence ainsi transmise d’autre part. La permanence du primitif amène au constat que la poétique de la préhistoire entre chez Zola en conflit avec la confiance dans le progrès, ce qui tranche avec le pan de son œuvre qui représente l’essor industriel et commercial de son siècle, du Bonheur des dames à La Bête humaine, en passant par Germinal. Les interférences préhistoriennes apparaissent alors comme des relais réguliers de ce que Zola désigne comme « [son] idée philosophique » (manuscrit 10 274, folio 41-42), à savoir « le statu quo des sentiments, la sauvagerie qui est au fond de l’homme » (manuscrit 10 274, folio 49-51). Ces balises venues d’un savoir préhistorien rappellent alors au lecteur qu’aux yeux de Zola, si les techniques progressent, il n’en va pas de même pour l’humanité parce qu’elle garde en elle un atavisme préhistorique qui l’empêche d’accéder pleinement à la civilisation.


Ouvrages cités

Anfray, Clélia, Zola biblique. La Bible dans les Rougon-Macquart, Paris, Les éditions du Cerf, 2010, p. 54.

Beaune (de), Sophie, Qu’est-ce que la préhistoire ?, Paris, « Folio », Gallimard, 2016, p. 20.

Borie, Jean, Zola et les mythes ou de la nausée au salut, Paris, Seuil, 1971, p. 43 et p. 69.

Figuier, Louis, « L’homme de la station des Eyzies », L’Année scientifique et industrielle, Paris, Hachette, 1868, p. 250-251.

Gasquet, Joachim, Cézanne, Paris, Bernheim-Jeune, 1921, p. 83.

Goncourt (de), Edmond, Journal, Paris, « Bouquins », Robert Laffont, tome III, 1989, p. 640.

Guillaumie, Marc, Le roman préhistorique : essai de définition d’un genre, essai d’histoire d’un mythe, Limoges, Pulim, 2006, p. 27.

Hamon, Philippe, Le personnel du roman. Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Émile Zola, Genève, Droz, 1998, p. 170.

Huxley, Thomas, « On the method of Zadig. Retrospective prophecy as function in science »

Huxley, Thomas, La place de lhomme dans la nature, Paris, Baillière et fils, 1891, p. 127.

Larousse, Pierre, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, tome XIV, 1875, p. 1521.

Lartet, Louis, « Mémoire sur une sépulture des anciens troglodytes du Périgord », Annales des sciences naturelles, volume 10, 1868, p. 142.

Lubbock, John, L’homme avant lhistoire, Paris, G. Baillière, 1867, p. 486-487 ; p. 176.

Meunier, Victor, La science et les savants en 1867, Paris, G. Baillière, 1868, p. 220.

Mitterand, Henri, Le discours du roman, Paris, PUF, 1980, p. 177.

Pierssens, Michel, Savoirs à l’œuvre. Essais d’épistémocritique, Lille, Presses universitaires de Lille, 1990, p. 9, p. 11 et p. 12.

Rousset, Jean, Forme et signification [1962], Paris, José Corti, 2000, p. xiii.

URL [https://mathcs.clarku.edu/huxley/CE4/Zadig.html#cite1] consulté le 22/11/2020.

Verne, Jules, Voyage au centre de la Terre [1864], Paris, « Folio », Gallimard, 2014, p. 314.

Zola, Émile, « Mes Haines » [1866], Œuvres complètes, Paris, Nouveau monde éditions, tome 1, 2002, p. 761.

Zola, Émile, Dossier préparatoire de La Bête humaine, manuscrit NAF 10 274.

Zola, Émile, Dossier préparatoire de La Fortune des Rougon, manuscrit NAF 10 303.

Zola, Émile, Dossier préparatoire du cycle des Rougon-Macquart, manuscrit NAF 10 345.

Zola, Émile, La Bête humaine [1890], « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, volume IV, 1966.

Zola, Émile, La Faute de l’abbé Mouret [1875], « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, volume I, 1960.

Zola, Émile, La Fortune des Rougon [1871], « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, volume I, 1960.


1 Conformément à l’usage, la Préhistoire, avec une majuscule, désigne la période, et la préhistoire, avec minuscule, la science qui l’étudie.

2. Adrien Cranile, Solutré ou Les Chasseurs de rennes de la France centrale. Histoire préhistorique, Paris, Hachette, 1872. Adrien Cranile est le pseudonyme d’Adrien Arcelin.

3. J.-H. Rosny, Vamireh, 1892, Paris, Ernest Kolb, 1892.

4. « Le 28 mars 1863, des terrassiers fouillant sous la direction de M. Boucher de Perthes les carrières de Moulin-Quignon, près Abbeville, trouvèrent une mâchoire humaine à quatorze pieds au-dessous de la superficie du sol. C’était le premier fossile de cette espèce ramené à la lumière du grand jour. Près de lui se rencontrèrent des haches de pierre et des silex taillés, colorés et revêtus par le temps d’une patine uniforme » (314).

5. La rubrique des « livres d’aujourd’hui et de demain » tenue par Zola d’abord pour L’Événement puis pour Le Gaulois présente une chronique consacrée aux volumes de L’Année scientifique de 1866 et de 1868. Louis Figuier y revient sur la découverte de la lamelle d’ivoire dans le gisement de La Madeleine en Dordogne, et celle des ossements de l’abri de Cro-Magnon, toujours en Dordogne. Dans sa « correspondance littéraire » publiée dans le Salut public du 1er janvier 1867, Zola consacre plusieurs lignes à l’ouvrage de John Lubbock. Dans Le Globe du 13 février 1868, Zola rédige une chronique sur La Science et les savants en 1867 de Victor Meunier, dont le chapitre XXII présente une vingtaine de pages sur « L’homme fossile » et le dernier chapitre rappelle longuement les travaux de Boucher de Perthes. Voir H. Mitterand et H. Suwala, Émile Zola journaliste. Bibliographie chronologique et analytique, Annales littéraires de l’université de Besançon, Les Belles lettres, Paris, 1968.

6. Le comte Gaston de Saporta est un correspondant de Darwin et spécialiste de « paléontologie végétale », selon son expression dans « La végétation du globe dans les temps antérieurs à l’homme », Revue des deux mondes, 15 mars 1868.

7. Ce mémoire a fait l’objet d’une présentation à l’occasion du 33e Congrès scientifique de France qui s’est tenu à Aix-en-Provence en 1866.

8. Le coup d’État est raconté depuis la Provence dans La Fortune des Rougon et la défaite de Sedan est au cœur de La Débâcle, avant-dernier roman du cycle.

9. Pour une étude détaillée de cet incipit, nous nous permettons de renvoyer à notre article publié ici même, « L’incipit de La Fortune des Rougon : un incipit à contresens ».

10. Il s’agit de notre traduction.

« In no very distant future, the method of Zadig, applied to a greater body of facts than the present generation is fortunate enough to handle, will enable the biologist to reconstruct the scheme of life from its beginning, and to speak as confidently of the character of long extinct beings, no trace of them has been preserved, as Zadig did of the queen’s spaniel and the king’s horse. », Thomas H. Huxley, On the method of Zadig. Retrospective prophecy as a function in science.

URL https://mathcs.clarku.edu/huxley/CE4/Zadig.html#cite1 [consulté le 22/11/2020].

11. John Lubbock présente le feu comme le fruit d’une découverte empirique : « Lorsqu’on travaille la pierre, il se produit des étincelles ; lorsqu’on la polit, on ne manque pas d’observer qu’elle s’échauffe : il est aisé de voir par là comment les deux procédés pour se procurer du feu ont pu prendre naissance », p. 486-487.

12. La région des Eyzies de Tayac, en Dordogne.

13. « Ils sont tout à leur terre, à leurs vignes, à leurs oliviers. Pas un qui mette le pied à l’église. Des brutes qui se battent avec leurs champs de cailloux ! » (1237).

14. L’expression figure dans le roman de Zola, comme un temps caractérisé par sa « brutalité, ce qui écarte ce « premier âge » de la tradition biblique : « Ils jouaient en marchant ainsi, non plus à tout casser, comme dans le verger, mais à s’attarder, au contraire, les pieds liés par les doigts souples des plantes, goûtant là une pureté, une caresse du ruisseau, qui calmait en eux la brutalité du premier âge. » (1370)

15. « Grand bêta ! reprit [Albine], tu n’as donc pas compris que je te menais déjeuner ? Hein ! nous ne mourrons pas de faim, ici ? Tout est pour nous. » (1363)

16. « Entre les trois saules, un coin de pré descendait par une pente insensible, mettant des coquelicots jusque dans les fentes des vieux troncs crevés. On eût dit une tente de verdure, plantée sur trois piquets, au bord de l’eau, dans le désert roulant des herbes. » (1371)

17. « [rivière] qu’ils eurent la chance de pouvoir traverser à l’aide d’un tronc abattu d’un bord à l’autre, s’en allant à califourchon […]. » (1374)

18. « [Jeanbernat] marcha droit au groupe qui se tenait autour de la fosse. Il avait son pas gaillard, si souple encore qu’il ne faisait aucun bruit. Quand il se fut avancé, il demeura debout derrière Frère Archangias, dont il sembla un instant couver la nuque des yeux. Puis, comme l’abbé Mouret achevait les oraisons, il tira tranquillement un couteau de sa poche, l’ouvrit, et abattit, d’un seul coup, l’oreille du Frère. » (1525-1526)

19. Jean Borie, dans Zola et les mythes ou de la nausée au salut, y voit la preuve d’une anthropologie mythique à l’œuvre dans la fiction zolienne : « L’anthropologie mythique de Zola est fondée […] sur la conception d’une violence originaire, d’un meurtre primitif qui revient à jamais visiter la race humaine. Il y a un éternel retour de la bête humaine, de ce monstre dont nous ne connaîtrons jamais la première apparition. » (69)

20. Pecqueux : « Ses yeux gris sous le front bas, sa bouche large dans une mâchoire saillante, riaient d’un rire continuel de noceur » (1060)

Cabuche : « « La face massive, le front bas disaient la violence de l’être borné […] » (1098) et « […] des poings énormes, des mâchoires de carnassier » (1320).

21. Ajoutons que la femme zolienne n’est pas exempte de cette violence archaïque, comme le montre le personnage de Flore, à l’origine de l’accident meurtrier de la Lison dans La Bête humaine.

22. Les limites nécessaires d’un article nous ont conduite à écarter d’autres exemples extraits de La Débâcle, du Rêve ou encore de L’Argent. Nous avons privilégié La Fortune des Rougon, La Faute de l’abbé Mouret et La Bête humaine parce que ce sont sans aucun doute les trois romans les plus marqués par la préhistoire et c’est donc autour d’eux que se forge et se prolonge sa poétique.


 




8 – Les origines célestes de l’homme :
la mystique préhistorique d’Édouard Schuré8 –

Résumé 

À partir de l’exemple significatif que constitue le cas d’Édouard Schuré, occultiste prolifique de la fin du dix-neuvième siècle, nous pouvons observer de quelles manières, et à l’occasion de quelles conditions, le discours ésotérique qui recueille alors de nombreux suffrages peut investir le problème des origines humaines en s’appropriant les savoirs de son temps. Cet examen nous amène à vérifier l’étanchéité ou la porosité des frontières supposées séparer le discours savant du discours croyant, mais surtout à apprécier le caractère puissamment fictionnalisant de tout récit des origines, aussi informé soit-il par les données scientifiques. Une telle exploration, bien que menée dans d’autres siècles, soulève des questions qui inquiètent notre présent : en effet, ce que cherche à réaffirmer ce discours ésotérique et pseudo-scientifique, lié à une doctrine anthroposophique toujours bien portante, c’est la centralité de l’homme dans un cosmos que la préhistoire et l’évolutionnisme sont soupçonnés d’avoir vidé de ses dieux.

Abstract

Using the case of Édouard Schuré, a prolific occultist at the end of the nineteenth century, as a significant example, we can observe the ways in which, and the conditions under which, the esoteric discourse that was so popular at the time could take on the problem of human origins by appropriating the knowledge of its time. This examination leads us to verify whether the boundaries supposed to separate scholarly discourse from religious discourse are watertight or porous, and above all to appreciate the powerfully fictionalising nature of any account of origins, however informed it may be by scientific data. Indeed, what this esoteric and pseudo-scientific discourse is seeking to reaffirm, with its links to an anthroposophical doctrine that is still alive and well, is the centrality of man in a cosmos that prehistory and evolutionism are suspected of having emptied of its gods.


Le paysage fantasmatique que déploie la discipline préhistorique lorsqu’elle se constitue, dans le second dix-neuvième siècle, et alors que se diffusent en parallèle les théories de l’évolution, dessine davantage une vision des âges farouches que d’un âge d’or. En effet, préhistoriens et naturalistes ne se contentent pas de rejeter l’humanité dans l’abîme du temps : ils mettent en crise son hégémonie, amenuisent son empire en le dissolvant dans le règne animal, et cela ne va pas sans poser d’évidentes inquiétudes ontologiques. Néanmoins, la notion de préhistoire, en étirant une temporalité dont l’extensibilité paraît infinie, ouvre également un espace où peut s’épanouir une anthropogonie complexe apte à réaliser le fantasme d’une humanité originellement céleste. Et c’est dans cette brèche que peut s’introduire un discours ésotérique qui, à la fin du siècle, précisément en réaction aux humiliations que font subir les positivistes à la nature et surtout à l’homme, tente de se réapproprier le problème des origines humaines, tout en absorbant les données d’un discours scientifiques de moins en moins évitable. Nous allons observer, à partir du cas d’étude que constitue la pensée de l’essayiste polygraphe français, et philosophe de formation, Édouard Schuré1, selon quels paramètres et suivant quelles conditions un certain pan de la mystique « fin-de-siècle », préliminaire à la plus récente anthroposophie, déploie un discours ésotérique qui oscille constamment entre quête de la caution scientifique et détournement.

I Champ de bataille, terrain de rencontre entre préhistoire et mysticisme

Le pistage de l’intertexte scientifique dans la littérature ésotérique ne paraît a priori pas aller de soi. Mais de telles interférences ne surprennent pas dès lors que l’on tient compte du caractère protéiforme de la mystique « fin-de-siècle ». Les deux dernières décennies du siècle voient en effet l’émergence et la consolidation d’une sensibilité ésotérique d’abord diffuse, soluble dans la culture décadente et symboliste qui en encouragent l’expression par leur projet poétique de sortie du naturalisme et leur rejet du positivisme. Ainsi, autour d’écrivains comme Joséphin « le Sar » Péladan, Paul Adam ou encore Jules Bois se développe un retour à une supposée mystique séculaire qui trouve son point d’orgue dans la recréation de L’Ordre de la Rose-Croix.

L’ésotérisme séduit particulièrement l’élite intellectuelle et culturelle depuis le mitan du siècle, mais nous pouvons baliser, dans les grandes lignes, sa plus récente prétention à une légitimité scientifique. En 1888, la théosophe Héléna Blavatsky tente de démontrer, dans The Secret Doctrine, que les découvertes de la science positiviste, notamment à propos des origines de l’homme, ont été anticipées par les textes sacrés de différentes traditions religieuses, pour qui en possède les clés de lecture que l’autrice, en occultiste généreuse, se propose de dispenser. L’ouvrage rencontre un vif succès dans tout l’Occident, si bien que les notions de Races-racines2 et de civilisation atlantéenne concurrencent, dans les milieux initiés, celles d’anthropoïde et de cités lacustres. Cet ouvrage constitue la pierre angulaire de la Société Théosophique, racine de l’anthroposophie de Rudolf Steiner, encore influente aujourd’hui et dont nous reparlerons. Auparavant, d’autres initiatives avaient facilité la communication entre théories occultes et discours pseudo-scientifiques : les ouvrages d’Eliphas Lévy, d’abord, en particulier le Dogme et Rituel de la Haute Magie, dans les années 1850, puis ceux de Papus, un temps proche de la théosophie, dans les années 1880, ont tenté de conférer un semblant de rationalité aux discours ésotériques.

Le syncrétisme fin-de-siècle est sans doute redevable d’un attrait de la culture du temps pour des hybridations qui excèdent de loin les seules sphères spirituelles : l’influence décadente et symboliste configure ce regain du mysticisme et ces tendances poétiques et artistiques, précisément, placent au centre de leur esthétique, non seulement la thématique chimérique, à travers une fascination pour le monstre composite, mais également une mise en pratique, sur les plans littéraires et plastiques, de la protéiformité. La volonté d’unir science, religion, ésotérisme et poésie dans un rapport d’interdépendance est notamment exprimée par le poète ésotériste Victor-Émile Michelet en 1890 :

Un préjugé qui commence à disparaître, un vieux lieu commun qui a été trop répandu, prétend qu’entre le monde de la science et le monde de la poésie, il y a un abîme. Nous avons entendu souvent affirmer que science et poésie sont des sœurs ennemies, deux antagonistes irréconciliables.

Pour quiconque a quelque peu entrevu la synthèse occulte, pour quiconque a risqué des regards sur le monde du divin, cet antagonisme n’existe pas plus que celui qu’on trouve entre les religions diverses et la science3.

Cette recherche de synthèse vise donc à saper les cloisons entre science et religion, notamment via des transferts technolectaux et des transpositions méthodologiques bien souvent hasardeuses, comme chez Stanislas de Guaita, émule d’Eliphas Lévy, l’un des plus ardents défenseurs de la nouvelle école ésotérique, dès ses premiers ouvrages, qui déclare, en 1890, que « c’est en vertu d’un principe identique que le mollusque secrète la nacre et le cœur humain l’amour ; et la même loi régit la communion de sexes et la gravitation des soleils4. » Ces hybridations témoignent sans doute des errements d’une culture qui bénéficie d’une épistémè au sein de laquelle l’évincement de toute considération métaphysique du champ de la science n’a pas encore été généralisé.

Du côté du discours religieux, ces appels à la synthèse trouvent dans l’indécision du rapport que l’Église entretient avec la science les conditions idéales de leur formulation. Les autorités religieuses sont en effet plus divisées que jamais sur la question, dans le contexte épistémique de la crise moderniste ayant le Ralliement pour toile de fond politique. À la toute fin du siècle, l’Église présente en effet les symptômes d’un corps religieux inquiet devant les supposés assauts de la science : au début des années 1890, le prêtre Alfred Loisy perd sa chaire d’exégèse à l’Institut catholique de Paris, après avoir remis en question l’exactitude de la Genèse sur le problème des origines de l’humanité alors que l’encyclique Providentissimus Deus de 1893 tente d’imposer la prévalence des Écritures sur la question face aux théories évolutionnistes. Ces conditions historiques ne sauraient, seules, expliquer l’avènement, ou plutôt l’accroissement, du discours ésotérique syncrétique à la fin du siècle. Mais de tels soubresauts, du côté de l’institution religieuse, témoignent d’un contexte de cohabitation conflictuelle entre revendications spiritualistes et rationalistes quant au traitement de la question des origines qui peut motiver tout à la fois des tentatives de synthèse en même temps que de dépassement. En effet, pour beaucoup, c’est bien le mysticisme qui offrirait la possibilité d’une transcendance permettant de porter la spiritualité en même temps que les savoirs au-delà de la concurrence entre science et religion instituée, comme pour Charles Morice, poète et théoricien symboliste prolifique qui a notamment participé à la communication entre cette nébuleuse artistico-littéraire et l’occultisme :

En attendant que la Science ait décidément conclu au Mysticisme, les intuitions du Rêve y devancent la Science, y célèbrent cette encore future et déjà définitive alliance du Sens Religieux et du Sens scientifique dans une fête esthétique où s’exalte le désir très humain d’une réunion de toutes les puissances humaines par un retour à l’originelle simplicité (355). 

II Les prétentions scientifiques du mysticisme

Pour l’occultiste Édouard Schuré également, il ne s’agit pas tant de réconcilier les discours et d’accoter la chapelle contre le laboratoire pour réaliser la spiritualité nouvelle. L’auteur envisage une réelle complémentarité entre la paléontologie et la spiritualité, fondée sur le rapport de causes à conséquences de la science vers l’ésotérisme comme on peut le lire dès l’introduction de son essai pseudo-scientifique dont le titre énonce d’emblée le projet de réconciliation entre science et spiritualité, L’Évolution divine :

La paléontologie, l’histoire, la biologie, la psychologie expérimentale et jusqu’aux récentes hypothèses des physiciens et des chimistes sur les transformations et l’essence de la matière, qui rejoignent les plus audacieuses conceptions de l’alchimie ; toutes ces pointes hardies vers l’inconnu sont autant de portes ouvertes sur un nouveau monde spirituel. En vérité, la science contemporaine est au bord de l’Invisible et souvent elle nage en plein occultisme sans s’en douter (VI).

Les Grands Initiés, autre ouvrage ésotérique qui propose une histoire alternative des traditions religieuses et envisage d’en déceler le sens secret (projet constitutif de l’herméneutique ésotérique), ambitionne aussi de les réconcilier à l’occasion de la révélation d’une vérité englobante, disséminée dans ces discours. L’essai constitue un cas remarquable de mise en circulation d’un discours pseudo-scientifique, nourri par de réelles données savantes traçables et repérables, au sein d’un discours ésotérique :

Selon les traditions brahmaniques, la civilisation aurait commencé sur notre terre il y a cinquante mille ans, avec la race rouge, sur le continent austral, alors que l’Europe entière et une partie de l’Asie étaient encore sous eau. Ces mythologies parlent aussi d’une race de géants antérieure. On a retrouvé des ossements humains gigantesques dont la conformation ressemble plus au singe qu’à l’homme. Ils se rapportent à une humanité primitive, intermédiaire, encore voisine de l’animalité, qui ne possédait ni langage articulé, ni organisation sociale, ni religion (5). 

Cet extrait articule de manière abrupte deux données importantes (issues de l’hindouisme et de la paléontologie) toutes deux exemptes de tout référencement, donc difficilement vérifiables pour le public d’alors5. Pour ajouter à l’indistinction, l’identité de ce « on », savant paléontologue ou inventeur fortuit, n’est jamais révélée, comme n’est jamais précisé le lieu ni la date de la supposée découverte. Notre précédent exemple, en fait révélateur de l’ensemble de l’ouvrage, par l’absence de pivot permettant de transiter du discours religieux (hindouisme) aux prétendues données scientifiques (paléontologie), montre l’aisance avec laquelle Schuré circule entre les sphères. Mais, plus encore, le passage indique une volonté de placer les discours scientifiques et spiritualistes sur les origines, non seulement dans un rapport de connivence et d’équivalence, mais aussi dans un rapport de complémentarité. L’auteur s’en explique dès l’introduction (Schuré, Initiés, p. XXII et XXIIII.), en accordant toutefois une prévalence aux « sciences » occultes et aux traditions ésotériques, qui auraient devancé toute exploration scientifique du monde :

De toutes les sciences, celles qui semblent avoir le plus compromis le spiritualisme, sont la zoologie comparée et l’anthropologie. En réalité, elles l’auront servi, en montrant la loi et le mode d’intervention du monde intelligible dans le monde animal. Darwin a mis fin à l’idée enfantine de la création selon la théologie primaire. Sous ce rapport, il n’a fait que revenir aux idées de l’ancienne théosophie. […]. Darwin a montré les lois auxquelles obéit la nature pour exécuter le plan divin, lois instrumentaires qui sont : le combat pour la vie, l’hérédité et la sélection naturelle.

Et Schuré de proposer que les émules de Darwin, partisans d’un « transformisme6 absolu », se seraient contenté de proposer une interprétation matérialiste des mécanismes mis au jour par le savant anglais en la réduisant à l’hypothèse des milieux Ils auraient donc délégué le problème des causes premières, qui cherche le « pourquoi », aux « savants » (occultistes) plus téméraires qui ne sauraient se satisfaire du « comment ».

Cette déduction, qui implique comme prémisse irréfutable la participation des lois biologiques à un plan divin dont elles ne seraient que les manifestations sensibles, repose sur des fondements téléologiques, donc scientifiquement biaisés mais particulièrement efficaces, fructueusement recyclés, des décennies plus tard, dans les thèses du dessein intelligent. Le rendement de cette hypothèse, sur le plan intellectuel, c’est qu’elle économise tout effort de compréhension des mécanismes de l’évolution, dès lors qu’il ne s’agit ni de les réfuter, ni de puiser factuellement dans le savoir qu’elle énonce sur le vivant. Elle peut alors être exploitée pour alléguer la réalité d’un plan supérieur, bien qu’immanent dans la nature, par les théosophes et anthroposophes desquels Schuré se réclame, qui se voient attribuer une caution savante sans que le lien de l’un à l’autre ne soit explicité.

La mise à proximité des discours impliquant un intertexte mytho-religieux amalgamé à des supposées données scientifique parcourt l’ensemble de l’ouvrage. L’auteur explique ainsi que dans telle partie consacrée à Rama, il n’envisagera « que les origines terrestres de l’humanité selon les traditions ésotériques confirmées par la science anthropologique et ethnologique de nos jours. » (Initiés, 4). Plus loin (17), la « science moderne » apporte encore son concours :

C’est l’époque aryenne primitive. Grâce aux admirables travaux de la science moderne, grâce à la philologie, à la mythologie, à l’ethnologie comparées, il nous est permis aujourd’hui d’entrevoir cette époque. […] Âge viril et grave qui ne ressemble à rien de moins qu’à l’âge d’or enfantin rêvé par les poètes.

Le déploiement d’une telle méthodologie est facilité par l’acception d’une définition étonnamment réductrice de la science moderne, qui la distingue de la « science » ésotérique sans l’exclure et ouvre la voie à l’adoption d’un discours pseudo-scientifique supposément proche des savoirs ancestraux. Alors que ces derniers « ne tir [eraient] pas l’intelligence de la matière mais la matière de l’intelligence » (188), la science positiviste ne s’en tiendrait qu’à la surface sensible des choses.

Il convient à ce stade de distinguer discours religieux et ésotérique7 : ce dernier se définit comme une lecture mieux informée des premiers, menée par des initiés qui possèdent les clés capables de déverrouiller les mystères qui en recèlent le sens profond. Et c’est précisément de cette distinction que s’autorise l’auteur pour parer aux critiques que les positivistes peuvent adresser aux croyances religieuses, aux institutions et aux textes sur les lesquels elles reposent : ce sont bien les « traditions religieuses des peuples interprétées dans leur sens ésotérique », quelles qu’elles soient par ailleurs et sans distinction, qui relaient la science et convergent avec elle vers un « centre commun ». L’anthropogonie de Schuré repose sur un métissage des discours impliquant la comparaison, la hiérarchisation et la mise en concurrence des sources du savoir, plus généralement sensible dans l’anthroposophie de Steiner dont il se réclame. Cette doctrine, s’émancipant de la théosophie à partir de 1913, mêle les apports issus de discours spirituels, empruntés à différentes traditions orientales ou occidentales, en les appliquant aux domaines de la médecine, de l’agronomie, et de la pédagogie. Enraciné dans un terreau culturel germanique où s’épanouissent notamment le culte de la terre, du Volk qui lui est attaché de manière organique, mais aussi une certaine philosophie de la nature soluble dans les sciences, la doctrine cherche néanmoins à transcender les approches spirituelles, philosophiques et scientifiques (Steiner cherche à spiritualiser la science) de l’homme par un savoir intuitif (Steiner se dit clairvoyant) et radicalement syncrétique.

Si Schuré s’inspire bien de la théosophie, qu’il souhaite lui aussi dépasser suivant une démarche assez semblable à celle de Steiner, et s’il prête allégeance au fondateur de l’anthroposophie qu’il cite abondamment, il ne saurait être compté, au moment où sont publiés les textes que nous citons, comme une figure à proprement parler de cette doctrine, ne serait-ce que pour des raisons chronologiques. Mais la proximité entre ses théories et celles de la future anthroposophie, à laquelle il finira par adhérer, demeure manifeste. L’ésotérisme tient évidemment la plus haute place dans la hiérarchisation des sources de savoir pour Schuré et surpasse indifféremment la mythologie comparée et la philologie pour renouer avec les supposées données des sciences naturelles lorsqu’il s’agit, par exemple, de retrouver le foyer de la « race aryenne » (L’Evolution divine, 91) en Lémurie puis en Atlantide, et non en Asie centrale, mais aussi, nous l’avons dit, de transcender le clivage entre religion et sciences instituées, puisque « ni l’Église emprisonnée dans son dogme, ni la Science enfermée dans la matière, ne savent plus faire des hommes complets8. »

III Occuper les angles morts de la préhistoire : science, fiction et mythe

De ce point de vue, la discipline préhistorique se montre particulièrement hospitalière à la fictionnalisation : parce qu’elle se construit autour d’une béance et repose sur une dialectique de l’indice et du déficit documentaire, de l’absence et de la présence matérielle, mais aussi parce que son terrain d’investigation se situe en amont de tout texte, elle est en effet généreusement investie par la spéculation, mais aussi et surtout par le récit9. L’exemple de Jules Bois est à ce titre significatif, puisque l’auteur, majoritairement lu pour ses essais ésotériques (Le Satanisme et la magie, Dans le monde des esprits, Le Mystère et la volupté…), a abordé la préhistoire dans L’Ève nouvelle, essai à forte teneur fictionnelle narrant les premiers pas de l’humanité et tramant un entrelac de spéculations et d’arguments d’autorité scientifiques. Mentionnons encore l’exemple de Stanislas de Guaita, avec qui Bois a par ailleurs échangé un tir en duel à l’occasion d’une discorde impliquant l’écrivain Huysmans et le prêtre hérésiarque Boullan sur fond de soupçons de magie noire : Guaita est en effet l’auteur d’Essais de sciences maudites dont font partie Le Serpent de la Genèse et Au seuil du mystère, où l’auteur aborde occasionnellement la question des origines humaines10. Plus proche de Schuré par son allégeance à la théosophie (d’où se détache l’anthroposophie), signalons enfin le cas du peintre Jean Delville qui publie, en 1905, Le Mystère de l’évolution ou de la généalogie de l’homme selon la théosophie.

L’anthropogonie schuréenne, quant à elle, repose sur une mise en récit de l’antiquité de l’homme qui l’inscrit dans un plan cosmique, puisque les ancêtres préhistoriques ne se sont pas contentés de s’acheminer vers nous via des processus d’hominisation complexes, comme on le lit alors ailleurs : cette évolution s’est aussi accompagnée d’une descente du « plan astral » vers le « plan physique », préparant l’avènement d’un nouvel état de transcendance de la matière. Mais, à propos de ce dernier plan, l’auteur concède que l’homme a traversé des phases que l’évolutionnisme identifie : « poisson, reptile, quadrupède, anthropoïde » (L’Evolution, 45). Ponctuellement pourtant, il s’oppose nommément à Darwin et à Haeckel : ce n’est pas la sélection naturelle ou une transformation processuelle matérielle et interne qui fait évoluer l’homme, mais un principe divin qui le façonne. Ainsi, alors que l’homme en puissance évolue parmi les « ichtyosaures, les plésiosaures et les dinosaures (dragons) » (p.49), il n’en demeure pas moins doué d’un potentiel supérieur, latent, de « virtualités puissantes » qui ne demandent qu’à se réaliser. Mais pour cela :

[…] il fallait des forces plus grandes, des procédés plus subtils et plus ingénieux que tous ceux imaginés par nos savants naturalistes. Il fallait des miracles — c’est-à-dire une accumulation de forces spirituelles sur un point donné. Il fallait des Esprits d’en haut, des Dieux apparaissant sous le voile le plus léger de la matière pour faire monter ces êtres rudimentaires vers l’Esprit. Il fallait, en un mot, leur donner un nouveau moule et leur imprimer le sceau divin.

Et l’auteur de citer la Bible après avoir déroulé, sous l’autorité de la science, ces affirmations réitérées dont on aura remarqué la forte teneur téléologique, mais aussi le caractère anti-évolutionniste (sans doute involontairement), à travers la notion de « nouveau moule », créé ex nihilo, notamment. Le déploiement d’un récit humain cosmique cherche également à se faire passer pour crédible via l’usage des technolectes, mais aussi du name dropping, autre argument d’autorité qui permet de contourner la controverse scientifique en postulant une légitimité du discours par la simple mention allusive de savants dont les études sont décontextualisées et vaguement référencées. Ici, c’est particulièrement Haeckel, dont les théories et publications sont particulièrement hospitalières au récit et à l’esthétisation11, qui sert de caution scientifique venant crédibiliser l’histoire de l’existence passée et de l’engloutissement spectaculaire de la Lémurie (48). Cette exploitation du discours savant n’a cependant rien de cosmétique : Schuré, pour asseoir l’autorité de l’ésotérisme, cherche à faire valoir un rapport d’équivalence, plus que de concurrence, entre savoirs occultes et science moderne des origines (qu’elle soit anthropologique, paléontologique, philologique, biologique ou géologique). Plus encore, il s’agit de mettre au jour une supposée complémentarité des deux domaines dont l’ésotérisme, en révélant ce qui est caché à l’observation et à l’expérience, constitue le champ d’investigation privilégié. Ainsi, discours savant et mytho-religieux fonctionnent-ils comme des vases communicants entre lesquels peut circuler une vision flottante des origines préhistoriques et, parce qu’à même d’accueillir les données des deux discours, définitive. À ce titre, la description d’un état pré-humain en termes d’hermaphrodite méduséen, puis en semi-poisson et en saurien (p.49), appelle suffisamment l’imagerie biologique instituée et diffusée pour préparer et autoriser, en aval, l’hypothèse d’une prescience grecque du darwinisme à travers l’image de « Prométhée repétrissant l’argile humaine avec le feu » (p.52).

Le vocabulaire, autant que l’imagerie scientifiques, se voient donc investis par des mythèmes et infléchis vers des traditions mytho-religieuses soupçonnées d’avoir compris les origines du monde et de l’homme en amont et en d’autres termes que la science, à travers des récits cryptés dont l’occultiste détient le code. Les tropes de l’imagerie préhistorique (hostilité du paysage, férocité et grouillement des créatures…), peuvent ainsi se présenter à l’esprit du lecteur comme un Chaos originel idoine à réconcilier les cosmogonies mytho-religieuses, mais où s’insinuent des « sauriens à tête léonine » qui vénèrent un dieu terrible, éthéré et astral, parlant une langue de cris et de lumières : le ptérodactyle12 (52). La mention du reptile volant fonctionne à la fois comme un marqueur de scientificité en soi, mais se fond surtout dans le bestiaire magique dont l’imaginaire préhistorique réactive le souvenir et permet, par exemple, de prétendre que les « plus vieilles mythologies » s’en souviennent sous la forme du dragon (54). La proximité de la créature préhistorique avec le bestiaire mythologique est largement remarquée, exploitée et commentée ailleurs et les vulgarisateurs et artistes jouent sur ces potentialités d’assimilation pour des raisons didactiques et/ou sensationnalistes, qu’il s’agisse de faciliter l’accès à la représentation ou de susciter l’émerveillement. Ici, la communion du monstre paléontologique et du monstre mythologique sert davantage à alléguer la thèse d’une anticipation intuitive du savoir scientifique moderne à l’œuvre dans les traditions religieuses et plus largement magiques. L’auteur suit donc l’itinéraire théorique inverse de celui qu’empruntera plus tard la géomythologie, plus méthodologiquement compatible avec la méthode scientifique moderne : alors que cette discipline cherchera à mettre au jour une origine naturelle des mythes (ici, ce sont les fossiles qui ont peut-être inspiré la croyance en l’existence de créatures fabuleuses), Schuré s’appuie sur les données paléontologiques pour alléguer, non seulement la vérité des mythes, mais également la préscience de ceux qui les imaginèrent.

IV Contre la figure de la brute : spiritualité du préhistorique 

Le préhistorique selon Schuré n’est pas seulement conscient de la nature magique du monde parce qu’il en observe les manifestations, mais aussi parce qu’il l’éprouve dans le secret de son intériorité. Les éventuelles intuitions spirituelles des préhistoriques font débat chez les préhistoriens, alors que l’authenticité des rares peintures rupestres observées est encore largement contestée (au moins jusqu’en 1905) et qu’aucun homme fossile enterré en contexte funéraire n’a encore été exhumé. Le sujet peut donc s’offrir comme la chambre d’écho de bien des fantasmes révélateurs des projets intellectuels, idéologiques et spirituels portés par ceux qui investissent cette béance. Pour Édouard Schuré, il ne fait aucun doute que la spiritualité précède toute culture. Mieux, elle serait, prévalente à cette dernière, la garantie première de son humanité (Initiés, 5 et 6) :

Avec le premier balbutiement de la parole naît la société et le vague soupçon d’un ordre divin. C’est le souffle de Jéhovah dans la bouche d’Adam, le verbe d’Hermès, la loi du premier Manou, le feu de Prométhée. Un Dieu tressaille dans le faune humain.

L’intention syncrétique est ici manifeste et nous lisons subrepticement les ressorts intellectuels sur lesquels repose la méthodologie schuréenne, à savoir l’usage du name dropping exploitant différentes traditions religieuses et d’un présent de vérité générale qui fait passer pour évident ce qui n’est pas démontré. Ces procédés témoignent des potentialités fictionnalisantes constitutives de la préhistoire et de ses points aveugles, ici investis pour valider le récit mythologique des origines humaines, perçu comme une ressouvenance préhistorique transmise par les histoires que les hommes se sont racontées. Autrement dit, ce n’est plus tant un phénomène de justification de la préscience des mythes par l’argument paléontologique, que nous voyons ici à l’œuvre, mais bien plutôt d’une preuve de l’origine préhistorique de cette préscience par l’argument religieux.

La préhistoire de Schuré peut donc se lire, d’un point de vue épistémique, comme un récit étiologique permis par un usage notoirement libre de l’indice, de la preuve et de leur interprétation, consistant non pas à rechercher l’origine ou la fonction culturelle des mythes, mais à les lire d’emblée comme la preuve d’un ancestral rapport magique au monde. Les mythes ainsi conçus, la question de leur véracité est donc d’emblée évacuée puisqu’ils doivent être tenus pour vrais en raison de leur seule existence. En vertu de cette même méthode postulant la preuve par le mythe, le dragon, ce « terrible animal antédiluvien », s’offre un temps comme la seule forme sous laquelle la nature et Dieu surgissent dans la conscience des « peuples enfants » (p.7). Schuré tempère cependant plus loin en affirmant que la religion ne saurait découler de la terreur devant la nature, mais qu’elle indique plutôt le jaillissement d’une conscience du passé et de l’avenir (p.8). Puis il se place sous le patronage de l’occultiste Antoine Fabre d’Olivet, fondateur de la « théodoxie »13, mais surtout « merveilleux voyant du passé préhistorique » selon Schuré, pour proposer une origine blanche et féminine nettement fictionnalisée du sentiment religieux (9).

Car, pour que soient posées les conditions d’une mythographie préhistorique, il faut naturellement qu’une spiritualité primitive la prépare. Elle s’enracinerait dans une antéhistoire à nouveau peu balisée par l’auteur sur le plan chronologique, mais notoirement pistée sur les traces des différents peuples qui en jalonnent le parcours. On lit par exemple que c’est d’abord chez les Blancs que le sentiment religieux s’instaure via la lente mutation du culte des ancêtres (10) qui s’exprime en d’inspirantes « mélopées ». Aussi indistincte soit-elle, l’origine de la spiritualité que soupçonne Schuré chez les préhistoriques repose sur deux invariants fondamentaux qui semblent nourrir les préoccupations des contemporains quant à l’avenir plus qu’ils ne satisfont leur appétit de connaissances quant au passé : d’abord, elle est indéniable, puisqu’elle fait l’objet d’une pétition de principe, ensuite, elle est indissociable d’une recherche de la vérité que mène également la science mais dont il s’agit de réinfléchir le cours vers ses supposés fondements spirituels. L’esprit humain, de ce point de vue, trouverait ses racines à la confluence des courant sémitiques et aryens, carrefour où auraient fermenté le substrat des religions et mythologies à venir, mais aussi des arts et des sciences, dont la réconciliation garantirait l’accès à une vérité fondamentale, et qui se célèbrerait à l’occasion du mariage entre spiritualisme et naturalisme (15 et 16).

V Contre la décadence, contre les âges farouches : vivre parmi les dieux

Nous voyons dorénavant se préciser le cheminement de la pensée ésotérique schuréenne sur les origines : la préhistoire donne raison aux mythes, puisque le sujet préhistorique a observé ce que ces derniers rapportent, et elle valide les traditions religieuses, puisque l’homme primitif a reçu le don de ressentir le divin dans la nature. Et c’est à partir de ces prémices que l’auteur peut postuler une ultime hypothèse : si le préhistorique fut d’emblée familier avec les dieux, c’est qu’il vivait parmi eux. Ainsi peut se formuler une idée particulièrement susceptible d’intéresser l’homme moderne qui cherche sa place dans un monde qui semble le noyer dans son immensité : l’homme est peut-être d’ascendance animale, mais il est surtout d’origine céleste, et c’est à l’occasion de la juste compréhension de ses origines selon l’ésotérisme qu’il peut retrouver sa place prééminente dont les sciences naturelles l’avaient chassé.

Dans le récit anthropogonique que Schuré propose, dans L’Évolution divine, prennent notamment place les Atlantes, présentés comme un peuple préhistorique dont le cri primitif, qu’auraient conservé quelques tribus « sauvages » contemporaines14, peut appeler les entités invisibles. Selon le théosophe, ce peuple vivrait en harmonie, au sens spirituel mais aussi musical du terme, avec une nature généreuse traversée par la voix euphonique d’un être immanent, à laquelle il serait sensible chaque soir, au seuil de la nuit (L’Évolution, p.71). Cette force divine immanente dans la nature s’adresserait aux préhistoriques par un appel intérieur, intuitivement ressenti dans les profondeurs de l’être15, alors même que l’hostilité de leurs conditions d’existence écarterait toute interprétation cérébrale ou cognitive de ce présentiment. En définitive, ces primitifs appellent le divin parce qu’ils se sentent préalablement appelés par lui (73) :

Il faut donc nous figurer cet homme sauvage, le jour, chasseur de mammouths et d’aurochs, ce tueur agile de dragons volants, devenant, la nuit, une sorte d’enfant innocent, une petite âme errante, animula vagula, blandula, emportée dans les torrents d’un autre monde16.

Ici reconduit sur le terrain des interrogations spirituelles, nous retrouvons l’argument de la preuve par l’origine (supposée) qui travaille également le « discours social »17 et légitime le culturellement construit en le biologisant : de la même manière que les idéologies et les habitus d’une société ou d’un groupe social donné (domination masculine, racialisme, inégalités de classes) se voient justifiés par leur supposée antiquité18, l’existence d’une force immanente, invisible, créatrice et supérieure, peut être postulée sur la seule base de l’intuition qu’en auraient eue les préhistoriques. En alléguant la réceptivité et la sensibilité posées comme évidentes de l’humanité préhistorique aux indices de la présence, dans la nature, d’une force divine, Schuré conjecture, plus implicitement, la possibilité de renouer avec un tel état spirituel, ce qui justifie son entreprise. Pour autant, si nous avons relevé le caractère « immanent » du divin selon Schuré, c’est pour bien insister sur une spécificité du discours ésotérique qui le distingue du religieux occidental (et institutionnalisé) : il s’agit bel et bien de décrypter le monde sensible pour trouver les indices du divin dans le réel, mais surtout dans les traditions mêlées entre elles et à la science ; et la préhistoire fantasmatique s’offre comme un écrin de choix pour accueillir un état de révélation réalisé et auquel aspirer. Car cette humanité qui « respirait les Dieux partout » (p.74) a certes créé « toutes les légendes du paradis terrestre », mais elle est aussi le foyer d’une « nostalgie du divin » (75), ce qui implique que le lieu de la possible cohabitation des hommes et des Dieux n’est pas seulement une promesse future qui se réaliserait dans un arrière-monde, mais un souvenir passé dont notre mémoire, via la tradition mytho-religieuse, a recueilli l’empreinte et la preuve. Pour autant, ne perdons pas de vue que l’avènement d’un âge spirituel et mystique est appelé à faire retour, chez Schuré comme d’autres19, pour qui l’« évolution » est aussi une affaire de giration.

Conclusion 

La mystique préhistorique de Schuré offre un point de vue de choix depuis lequel examiner les conditions et les modalités d’appropriation, par les discours relevant de la pensée magique, des données scientifiques en matière d’origines humaines. Nous y observons des transferts par ailleurs pratiqués par les partisans du créationnisme20, comme la postulation de déluges sur la base de supposées preuves géologiques21, en l’occurrence pour étayer l’existence passée d’une civilisation atlantéenne. En définitive, ce discours et ses procédés d’exploitation des données scientifiques s’insère dans une histoire du syncrétisme reposant sur une mobilisation sans méthode et faiblement référencée des données de la science de son temps, venant systématiquement valider des préconçus métaphysiques et dont le dessein intelligent contemporain s’offre comme l’avatar le plus récent.

Pour autant, il serait bien réducteur de prétendre que ces phénomènes d’appropriation du discours scientifique dispersés dans l’histoire se valent et disent la même chose sur le plan épistémique et idéologique, bien qu’ils aient en partage des paramètres semblables. La portée de ces discours est évidemment variable selon que l’on se place dans le contexte de la séparation des magistères et de l’expression française d’une crise de la modernité que nous avons évoquée au seuil de cet examen, ou de la controverse spécifiquement états-unienne entourant l’enseignement des sciences de la nature, par exemple. Sur le plan épistémique, il convient aussi de prendre en compte les variabilités qu’implique l’expression de tels discours dans le contexte d’une culture positiviste ou dans le cadre d’une épistémè post-popperienne, qui délègue à la métaphysique, hors du champ de la science, ce qui ne peut ni être ni réfuté ni observé. Mais un semblable projet semble présider à l’anthropogonie mystique du tournant du XIXe siècle comme à l’anthroposophie ou aux plus récentes et non moins syncrétiques croyances New Age : toujours, il s’agit de remettre l’homme au centre de la Création.

Ce recentrement vise, non pas à mesurer l’influence de l’homme sur la nature, comme l’invitent les études autour de la notion d’anthropocène ou, de manière moins consensuelle, de celle de capitalocène, alors même que les notions de trace et d’empreinte qu’invite à penser la préhistoire pourraient inviter à une réflexion sur les effets durables de l’activité des hommes sur une nature qu’ils traversent pourtant furtivement. La mystique préhistorique de Schuré, comme la doctrine anthroposophique au seuil de laquelle elle se trouve, cherchent davantage à diffuser la vision d’une nature faite pour l’homme et à sa mesure, comme construite à partir de lui plutôt que l’inverse, exploitant ainsi les légitimes angoisses ontologiques que provoquent les différentes crises épistémiques22 au sujet de la nature de l’homme et de sa place dans le monde.


Ouvrages cités 

Angenot, Marc, Médias 19 [En ligne], « A. Préliminaires heuristiques, Publications », 1889. Un état du discours social, mis à jour le : 08/05/2014 [1989], URL : http://www.medias19.org/index.php?id=11796. (consulté le 13 juillet 2022).

Beaune, Sophie de et Labrusse, Rémi (dir.), La Préhistoire au présent, Paris, CNRS éditions, 2021.

Cohen, Claudine, L’Homme des origines. Savoirs et fictions en préhistoire, Paris, Le Seuil, 1999.

Fauvelle-Aymar, François-Xavier, Bon, François et Sadr, Karim, « L’Ailleurs et l’avant », L’Homme [En ligne], 184 | 2007, mis en ligne le 01 janvier 2009, URL : http://journals.openedition.org/lhomme/21895 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.21895 (consulté le 13 juillet 2022).

de Guaita, Stanislas, Au seuil du Mystère, 2ème édition, Paris, G. Carré, 1890.

Guillaumie, Marc Le Roman préhistorique, essai de définition d’un genre, essai d’histoire d’un mythe, Talence, éditions Fedora, 2021.

Lavaud, Martine, (dir.), La Plume et la pierre, l’écrivain et le modèle archéologique au XIXe siècle, Nîmes, Lucie éditions, 2007.

Michelet, Victor-Émile, De l’ésotérisme dans l’art, Paris, G. Carré, 1890.

Morice, Charles, La Littérature de tout à l’heure, Paris, Perrin et Cie, 1889.

Schuré, Edouard, L’Évolution divine : du Sphinx au Christ, Paris, Perrin et Cie, 1912,

— Les Grands Initiés, Paris, Perrin et Cie, 1931 [1889].

Vanor, Georges, L’Art symboliste, Paris, Bibliopole Vanier, 1889.

Wanlin, Nicolas, « La poétique de Haeckel », Arts et Savoirs [Online], 9 | 2018, mis en ligne le 14 mai 2018, URL : http://journals.openedition.org/aes/1161 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aes.116, (consulté le 4 mai 2013)


1. Il est avant tout connu pour ses publications ésotéristes qui rencontrent un certain succès, au-delà des milieux initiés. Il adhère à la Société Théosophique puis à son héritière, l’anthroposophie de Rudolf Steiner dont il est proche. Ses ouvrages, par leur volonté manifeste de mêler science et occultisme, nous semblent constituer des cas prototypiques depuis lesquels observer un point de vue mystique sur la préhistoire.

2. Races hypothétiques dont la théosophie imagine des origines perdues, de l’Atlantide à la non moins mythologique Hyperborée.

3. Michelet, Victor-Émile, De l’ésotérisme dans l’art, Paris, G. Carré, 1890, p. 11.

4. de Guaita, Stanislas, Au seuil du Mystère, 2ème édition, Paris, G. Carré, 1890, p. 9.

5. Sur le plan paléontologique, l’auteur indique des vestiges d’une supposée humanité primitive que l’on peine à attribuer à des espèces référencées selon les savoirs de l’époque, puisque le gigantopithèque n’a pas encore été découvert (son clade n’est défini qu’en 1935), le sivapithèque, dont la localisation autour de l’Inde actuelle peut justifier un rapprochement avec les textes brahmaniques n’a rien d’humain, et l’homme de Néandertal, au profil certes simien, n’a rien de gigantesque, et sa morphologie est alors bien connue.

6. Le transformisme, particulièrement théorisé par le Chevalier de Lamarck, annonce le darwinisme et cohabitera longtemps avec la théorie du naturaliste anglais, en particulier en France. Ce qui distingue la théorie de Darwin de celle de son prédécesseur français, c’est en particulier la question cardinale de la sélection naturelle, de la sélection sexuelle et de l’hérédité ou non des caractères acquis.

7. Désignée ailleurs comme « science occulte », notamment p. 68 de L’Évolution divine, où elle est présentée comme complémentaire aux données de l’anthropologie sur la question de la conformation du crâne, auxquelles l’auteur adjoint des allégations sur les corps éthériques qui y tiennent plus ou moins selon la période de l’espèce humaine.

8. Introduction dans Les Grands Initiés, p. XXVI. Dans L’Évolution divine : du Sphinx au Christ, p. 50, l’auteur entend rallier « paroles moïsiaques » et « science moderne » par la « science ésotérique ».

9. Pierre Citti, remarque notamment que la préhistoire exige un scénario qui est à écrire, contrairement à celui de l’Histoire car « ici les faits autorisent la fiction. De là le charme singulier du roman préhistorique : tout le monde sait que ce n’est qu’un roman, mais il ne peut en être autrement. » (Lavaud dir., 46).

Pour Claudine Cohen, la fiction est rendue nécessaire en préhistoire par la nature fragmentaire des preuves — qu’il faut « mettre en intrigue » pour raconter une — ou des — histoire. Selon elle, les récits d’hominisation peuvent être lus comme des « contes de fées » dont ils possèdent, à certains égards, les thèmes et le fonctionnement ; malgré leur variété apparente, ces récits ne feraient que combiner un nombre limité d’épisodes narratifs (19.) On trouvera également d’intéressants développements sur le rapport intrinsèque entre préhistoire et fiction, du point de vue de la littérature en particulier, dans l’ouvrage de Marc Guillaumie.

10. Notamment sous le patronage de Darwin, (Au Seuil du mystère. Essai de sciences maudites, 157) et de Fabre d’Olivet (que convoque aussi Schuré dans L’Évolution divine : du Sphinx au Christ, 127).

11. Nicolas Wanlin évoque une « poétique haeckelienne » en raison, d’une part de la démarche du savant lui-même, mais aussi des fictions qu’elle a fécondées. En outre, Haeckel porte également un regard esthétisant sur la nature, dans Formes de la nature (1899). Pour aller plus loin, consulter l’ensemble du n° 9 (2018) de la revue Arts et Savoirs, consacré à « Ernst Haeckel, entre science et esthétique » (dirigé par Henning Hufnagel, Franck Jäger et Nicolas Wanlin)

12. L’auteur imagine également, p. 84, que, durant une lointaine période de décadence, des temples monstrueux ont été dressés en l’honneur de serpents gigantesques et de ptérodactyles. Peut-être se réfère-t-il à des divinités toltèques, dont les récentes recherches en archéologie précolombienne décrivent le culte, mais là encore, l’auteur s’en tient à l’assertion.

13. Diffusée dans ses ouvrages, en particulier : Histoire philosophique du genre humain, La Théodoxie universelleL’Histoire philosophique du genre humain, dans les années 1820.

14. Le comparatisme ethnographique est répandu au point de constituer la norme épistémique sur le sujet durant ces décennies. Il consiste à rechercher dans les populations non-occidentales contemporaines des hypothèses concernant les modes de vie et d’organisation des sociétés préhistoriques. Pour François-Xavier Fauvelle-Aymar, François Bon et Karim Sadr, ce geste incite à « penser que les “primitifs” côtoyés lors des voyages de découvertes ou étudiés par les chercheurs de terrain ont quelque chose à nous apprendre sur nos ancêtres. La distance spatiale serait en somme un bon étalon de la distance temporelle. De façon avouée ou non, ce que nous croyons découvrir chez l’autre, c’est ce qui a disparu chez nous-mêmes ; le voyage ailleurs est souvent un voyage avant. » Dans sa contribution à La Préhistoire au présent (« Cure de vieillesse, l’homme préhistorique, le sauvage, le primitif »), Gérard Lenclud résume le comparatisme en ces termes : « En principe, quiconque vit en même temps que moi est mon contemporain. Les Sauvages l’étaient des Civilisés. On n’en doutait aucunement au tournant du XVIIe siècle. En partie du fait de l’avènement de l’homme préhistorique, les Sauvages cessèrent d’être les contemporains des Civilisés de leur époque pour se retrouver contemporains du mammouth et du rhinocéros laineux. » (142)

15. Par les deux notes qu’il entendrait, « Ta-ô ! Ta-ô », cri hypothétique à partir duquel l’auteur suppose un pressentiment de la religion, L’Évolution divine : du Sphinx au Christ, 71. Bien que la ressemblance soit sans doute fortuite, notons que dans Daâh, roman préhistorique de Edmond Haraucourt prépublié à partir de 1909, le cri « Ta » est proposé comme un lexème élémentaire, purement déictique.

16. Nous ne nous attardons pas sur l’évident anachronisme qu’implique la cohabitation de l’homme et du ptérosaure, dont on savait à l’époque qu’ils ne furent jamais contemporains.

17. Au sens où l’entend Marc Angenot, c’est-à-dire « tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société ; tout ce qui s’imprime, tout ce qui se parle publiquement ou se représente aujourd’hui dans les média électroniques. »

18. Nous avons évoqué cet amalgame du lointain géographique et du lointain temporel en abordant la notion de comparatisme.

19. Nous nous souvenons des mots de Paul Adam, lui aussi symboliste autant que mystique, définissant son siècle : « … Il sera mystique. Car s’il est des analogies entre les évolutions des choses, nulle de ces analogies ne saurait paraître vaine. La sagesse des temps a toujours montré, elle montre toujours le microcosme humain, symbole harmonique du macrocosme universel. Les éphémères naissent, évoluent et meurent suivant les lois essentielles qui président au développement, aux paraboles, à l’extinction des comètes. » (Préface à L’Art symboliste de Georges Vanor, 12).

20. Le créationnisme, d’abord issu des travaux de Georges Cuvier avant d’être infirmé par les théories évolutionnistes, puis d’être réinvesti par certains courants religieux intégristes, encore aujourd’hui, postule la création d’un monde immuable, ex nihilo. La présence de fossiles d’animaux disparus et qui n’ont plus d’équivalent s’explique alors par des catastrophes passées précédent de nouvelles créations, ou par la fantaisie de la nature ou de son créateur.

21. Dans L’Évolution divine : du Sphinx au Christ, Schuré se fonde sur la géologie pour prouver les déluges qui auraient notamment décimé les Atlantes. Plus loin, c’est la paléontologie qui est appelée à témoigner : « Des fossiles témoignent de cette époque : mammouths, autres animaux et hommes fossiles des terrains tertiaires et quaternaires » (63).

22. Ou les « humiliations » pour les évoquer en termes freudiens.


 




13 – Les gestes des préhistoriques comme ressource de l’art contemporain

Résumé 

Il s’agit de revisiter, dans une première partie, la notion de geste au travers des œuvres des préhistoriques. Les facultés d’attention, de perception, de création mettent en évidence la complexité qu’engage le geste dessiné. S’attachant aux œuvres de Giuseppe Penone, de Patrick Neu et Miguel Barceló, l’article montre dans une seconde partie l’appropriation de ces gestes dans certaines œuvres de ces artistes.

Abstract

The first part of the project aims to revisit the notion of gesture through the works of the prehistoric. The faculties of attention, perception and creation induced by these cognitive developments highlight the complexity involved in the gesture drawn. Focusing on the works of Giuseppe Penone, Patrick Neu and Miguel Barceló, this reflection shows in the second part the appropriation of these gestures in some of the works of these artists.


I L’évidence d’un don génial

Dans son livre Préhistoire. L’envers du temps, Rémi Labrusse (96) ouvre au présent les perceptions de figures émanant des profondeurs du temps et touche particulièrement au vacillement fragile des modes de révélations de l’image.

Ainsi, entre le visuel et le tactile, naissent — littéralement — des images dans un exercice d’approche où se mêlent l’émotion et l’attention, le sentiment du merveilleux et le questionnement du réel. Sur le terrain, pour les premiers observateurs, ces images sont intermittentes, elles surgissent et disparaissent alternativement, dans l’enchevêtrement des traits, au gré de la fatigue oculaire et des variations de la lumière.

« Entre le visuel et le tactile », les images prennent une consistance dont les tracés sont la manifestation. Elles aiguisent la vigilance tout en surprenant l’attention. Elles sont faites d’observations, de signes, de sens, d’expériences, de connivences ou encore de désir, d’émotion, de spiritualité mais se révèlent au contact des replis des supports. Les lignes de contour posées par Rémi Labrusse enveloppent en quelques mots les façons d’être à nous de ces images ; elles saisissent l’amplitude des gestes qui les font naître.

Ces représentations produisent le même tressaillement à chaque redécouverte et leur adhérence à notre présent renvoie nos gestes d’artistes à leurs fondations, c’est-à-dire à un répertoire de gestes élémentaires qui réouvrent de formidables potentiels. On y devine les mouvements des corps. Or, si l’homme n’a ni griffes, ni crocs, ni fourrures enveloppantes ou carapaces protectrices, il a par contre la capacité de faire des images. Il est ainsi doté d’une compétence supplémentaire qui meut ses gestes en fonction d’un savoir lié au développement de son cerveau. Lorsque Georges Bataille (43) évoque ce qu’il qualifie de don génial, il rappelle aussi que le crâne de l’homme de Lascaux est similaire au nôtre. Il écrit :

L’apparence de cet homme nouveau ne devait pas être moins « humaine » que la nôtre : il avait comme nous le front haut, sans arcades sourcilières saillantes, sa mâchoire était effacée. […] Il n’était en rien l’inférieur de l’homme actuel, sinon du fait de l’inexpérience de l’espèce. Aussi bien ne devons-nous pas nous étonner de trouver, dans les œuvres de ce temps, non seulement la preuve d’une intime ressemblance, mais l’évidence d’un don génial.

Nombre d’artistes contemporains réfléchissent la préhistoire au travers des motifs, des signes mais aussi des gestes. Comme pour les premiers découvreurs évoqués par Rémi Labrusse, les œuvres de nos ancêtres continuent de surgir par intermittence dans les créations contemporaines. Elles y scintillent, disparaissent parfois, se laissent entrevoir mais, surtout, persistent. Le parcours que je propose chemine au travers de quelques œuvres d’art. Chacune à leur façon, elles montrent une forme de « renaissance » de ces gestes : la trace, le tracé, l’empreinte, le contour, la réserve, le grattage, le frottage, la griffure, la ligne, l’estompe, le souffle, le crachis. On pourrait dire que ces différentes traces et signes sont des gestes que l’homme de la préhistoire fait vers nous, conscients ou non, qu’il laisse à la postérité et dont il fait don aux générations suivantes. Faire un geste c’est mouvoir le corps, les membres, tout particulièrement, la manière de bouger les mains dans un but de préhension ou de manipulation. À l’inverse du mouvement, il est conscientisé. Geste s’entend ensuite sous l’angle d’une action remarquable qui frappe par sa générosité, sa noblesse, c’est-à-dire le don. Geste est polysémique et invite à l’entrelacement de ses sens. L’homme préhistorique nous fait don de ce « don génial » ainsi que l’écrit Georges Bataille, dont ces gestes sont l’expression.

II Du monde éprouvé au monde dessiné

L’expérience de l’espèce détermine un certain nombre de comportements et de développements des modes de représentations, et, entre autres, la capacité à s’adapter aux modifications du milieu. Aussi Miki Ben-Dor et Ran Barkai, chercheurs de l’Université de Tel-Aviv1, émettent l’hypothèse selon laquelle la disparition des grands mammifères aurait eu une influence sur le développement cognitif de l’homme préhistorique. En effet, cette approche est bien moins débattue que celle qui consiste à étudier l’influence de l’homme sur la disparition des grands mammifères. Celle-ci, largement envisagée, est discutée sous deux angles essentiels : la chasse en est-elle l’origine ou bien s’agit-il d’un évènement climatique majeur ? La proposition des deux chercheurs permet de déplacer la question depuis la disparition des grands mammifères en montrant l’influence que cela eu sur l’évolution de l’homme et sur ses facultés cognitives. Obligé de s’adapter à une proie plus petite, plus rapide, l’homme développe une agilité plus fine, une observation plus rapide, une acuité plus précise. Des facultés que les dessins des grottes ornées révèlent. Les hommes préhistoriques ont développé des compétences cognitives extrêmement sophistiquées qui sont certainement à l’origine de leur capacité à créer des images. Par exemple, la question de la transposition de l’espace y est centrale car elle détermine le dessin. C’est ainsi que Renaud Ego (76-77) pense ces images : en termes de détachement du milieu. L’homme témoigne de sa nature d’homme par ce geste de césure.

[…] l’homme interroge ici sa propre genèse à l’instant où, figurant le monde animal qui l’entoure, il s’en détache. Ni absent ni invisible de l’art paléolithique le plus ancien, comme on le lit souvent, il est la main qui trace les motifs et les yeux qui se posent sur eux. Et si pendant longtemps il n’interrogea pas son propre visage, sauf en de rares exemples comme celui de « la Dame à la capuche » de Brassempouy, il est déjà celui qui montre « ce qui le regarde » en levant la torche de ses questions dans ce geste de l’image. 

C’est aussi dans ce fatras du monde que toutes ces lignes, ces entrelacs, qu’ils fassent ou non figures, semblent apportent des forces de renouvellement du rapport à la représentation. C’est notre faculté à abstraire, à saisir d’une ligne, d’un geste, dans l’élan d’un tracé tout ce qui en synthétise la vie. Comme l’explique Emmanuel Guy (Ce que l’art préhistorique dit de nos origines, 13). à propos de la grotte Chauvet, la dimension très naturaliste, très descriptive, la forme virtuose créée une sorte de sidération de cette période d’avant l’histoire qui laisse place à toutes les projections possibles (magiques et spirituelles).

[…] leur très haut niveau d’aboutissement : justesse du trait, finesse d’observation, effet de modelé par estompe, profondeur. Maitriser le dessin à ce point ne va pas de soi et demande à l’évidence un apprentissage. Apprentissage qui passe par des exercices réguliers qu’il aura fallu certainement répéter pendant des années. Soit un investissement considérable de temps et d’énergie.

La relation du monde éprouvé au monde dessiné nécessite de penser le passage des trois dimensions au support qui engage une transposition particulière : une opération mentale consistant à chercher les signaux du monde pour en faire signe et figure. Mais c’est bien en arpentant l’espace, en en mesurant par le corps les multiples dimensions, que les phénomènes perceptifs qui conduisent à voir et à transposer peuvent s’opérer. C’est à une expérience du monde sensible, dans son immédiateté, dans sa corporéité que semblent nous renvoyer encore ses images.

III L’adhésion à la porosité du monde

L’art mobilier, statuettes et autres gravures façonnées dans divers matériaux, montre une gestuelle particulière. La très grande précision des entailles, la minutie et le raffinement des dessins laissent deviner une attention aux scènes comme aux supports. Mais surtout, le geste incarne le mouvement, la ligne, gravée ou peinte, se déploie sur le support comme l’animal dans l’espace : sans rupture, dans une continuité. La ligne insuffle le mouvement qui s’estompe pour s’enfouir dans le matériau et se réincarner dans une autre forme. Ces gestes, ce n’est pas sous l’angle monofocale que l’on aime à les penser, mais dans un mouvement d’adhésion à la porosité du monde. Il en va ainsi du Petit ourson assis trouvé en Dordogne datant de 17 000 à 14 000 BP, gravé dans un bois de renne, et qui s’inscrit dans la forme de celui-ci. Le geste du créateur vient enlever la matière pour faire apparaitre le bras, la cuisse et le dessin de la tête. Une entaille courbe souligne l’œil mi-clos, orientant ainsi le regard. On le sent assis, mais presque vacillant, comme tout animal bébé expérimentant son équilibre, roulant d’une fesse à l’autre. On pourrait l’imaginer jouant avec quelques brindilles ou autres éléments naturels qui deviennent joujou entre ses pattes. La présence des bauges dans la grotte Chauvet montre la grande proximité entre les hommes et les ours dans le partage du milieu. Sa petitesse lui confère intensité et tendresse qui s’expriment dans la précision du geste.

Ce sont d’autres gestes que la fresque des lions de la grotte Chauvet montre, plus amples, révélant les figures au gré de la déambulation et de la révélation lumineuse. Sans rien perdre de leur précision, les lions serpentent dans la paroi, guettent, œil et gueule rivés, comme s’ils étaient là, à la proie, rassemblés dans une consistance de lignes qui unit l’énergie des masses musculaires. Il y a dans ses peintures rupestres des latences narratives, des réserves de temps et d’actions qui se dévoilent dans des suspens.

En quoi ces œuvres sont-elles un don pour les artistes ? Immergés que nous sommes dans un fluide torrentiel d’images aux diverses temporalités, l’émergence d’images si proches tout autant que lointaines est pour nous un bouleversement ravageur. Une sidération, une césure. Là où le temps de l’image datait de quelques siècles se comptant sur une main, c’est un gouffre temporel qui survient de la gorge de la terre. Il y a un « gorgement » des grottes par les créations humaines qui ornent, voire, plus que de les orner, les comblent de sens. Georges Bataille (30) écrit :

À Lascaux, ce qui, dans la profondeur de la terre, nous égare et nous transfigure est la vision du plus lointain. Ce message est au surplus aggravé par une étrangeté inhumaine. Nous voyons à Lascaux une sorte de ronde, une cavalcade animale, se poursuivant sur les parois. Mais une animalité n’est pas moins le signe pour nous, le signe aveugle, et pourtant le signe sensible de notre présence au monde.

Celui qui est vu, qui voit et qui montre. Celui qui montre, présent par son regard porté sur le monde et par son geste déposé dans le monde, pour créer un autre monde, à l’articulation de différentes espaces en présence. Cette présence, le geste l’interroge. Nourrie d’une approche phénoménologique, cette pensée de Renaud Ego emporte notre regard dans l’univers spécifique des images qui a son langage propre, son autonomie. Vues ou non, les images existent, ont leur propre vie, engouffrées dans un monde, dans le monde. Elles en surgissent lorsque la lumière fragile d’une torche éveille un mouvement animal. Une grâce labile alors emplit l’atmosphère humide et raréfiée des grottes, grâce qui se révèle dans le vacillement de la lumière des lampes des premiers explorateurs, disait Rémi Labrusse.

IV La grotte comme miroir

La grotte devient le lieu métaphorique de la tête, du crâne à l’intérieur duquel les idées et images se font. Jean-Michel Geneste parle de la grotte ornée du Pont d’Arc, dite grotte Chauvet2 avec une grande émotion que traduisent ses mots, son ton. Il précise sa perception des ombres, du noir, de la fumée ainsi que la sensation d’enfouissement du corps dans l’atmosphère du lieu. Comme si la grotte était cet espace de figuration de la pensée, comme un crâne, une tête, un lieu où les perceptions se transforment et se sédimentent pour faire forme, créent des rapports et révélations successives.

Les artistes évoqués ici ont un lien particulier avec les grottes. Patrick Neu, Giuseppe Penone, Miquel Barceló, tous trois ont pensé, arpenté, recréé la grotte. Aussi éloigné qu’il semble de ces préoccupations, l’artiste Patrick Neu développe, tant dans son processus que dans son œuvre, un travail qui fait écho à celui des préhistoriques. La dimension vaporeuse des écrans de fumée est comme le souvenir que nous avons des œuvres, parfois juste une trace, parfois une minutie de détails foisonnante, et n’est pas sans évoquer l’idée de la caverne. La surface du cristal est un écran sur lequel la suie se dépose, opacifiant de son ombre la transparence originale du matériau, et les œuvres — les modèles — semblent s’éployer dans un flottement malgré l’espace circonscrit qui les enferme. Car, à l’inverse du procédé traditionnel du dessin, l’image n’est pas devant mais apparaît derrière. Le subjectile s’interpose entre l’image et nous, ainsi, cette dernière semble se détacher de toute matérialité, et l’œuvre, qu’il s’agisse d’un Gréco, d’un Rubens, d’un Bosch, ou encore d’un Courbet, fait modèle. D’abord parce que ce ne sont que des œuvres majeures, inscrites dans l’inconscient collectif, et qui ont souvent fait l’objet de copies. Puis, l’œuvre fait ici de nouveau modèle mais transposée, en réserve, puisque l’image apparaît dans la couche de noir de fumée, par retrait, grâce à un pinceau très fin qui enlève la matière pour faire apparaître les formes dans l’espace clos du verre de cristal. La mémoire joue de ses écarts pour produire une variante mais surtout une autre œuvre. L’image apparaît comme une nébuleuse au cœur d’un ciel profond. Ainsi, chaque œuvre se révèle grâce au rapport entre la concentration du geste, l’attention soutenue, tendue dans tout le corps et l’espace fragile et de petite taille du verre de cristal. Le raffinement extrême de son travail laisse planer une sensation un peu irréelle de l’image, comme un flottement de l’ordre du mirage3. Les verres remplis de noir de fumée de Patrick Neu sont à leur façon des chapelets de petites grottes dans lesquelles, de mémoire, à l’instar des hommes préhistoriques, il trace les images des peintures qui constituent son musée imaginaire dans ce noir en miniature, miniature à propos de laquelle Renaud Ego (78) écrit que comme l’ellipse, elle « possède en elle-même une densité particulière. C’est une force agissante de “formation” où les formes ainsi compactées permettent la germination de signifiés ». Ces verres de cristal contiennent cette germination dans un poudroiement de fumées et d’ombres où la matière est prélevée pour faire apparaître le mirage par la lumière qui traverse. Et la lumière ? Dans des temps où la lumière est partout, exacerbe tout, les grottes ornées ramènent à ce noir vaporeux, à de grandes ombres, à cette fumée dont parle Patrick Neu dans l’entretien qu’il donne à Jean de Loisy. Et l’on devine l’extrême précision des mouvements des phalanges, du pinceau qui prélève la matière et laisse passer la lumière pour révéler les formes.

La grotte, elle, vient de loin hanter nos représentations et schémas mentaux, elle est désir, attrait, corps. Léonard de Vinci, dont l’observation des stratifications rocheuses et des phénomènes physiques et géologiques était si minutieuse et patiente, écrivait à leur sujet :

Tiré par mon ardent désir, impatient de voir des formes variées et singulières qu’élabore l’artificieuse nature, je m’enfonce parfois parmi les sombres rochers ; je parviens au seuil d’une grande caverne devant laquelle je reste un moment — sans savoir pourquoi — frappé de stupeur : je plie mes reins en arc, appuie ma main sur le genou et, de la droite, j’abrite mes yeux, en baissant et en serrant les paupières et je me penche d’un côté et d’autre pour voir si je peux discerner quelque chose, mais la grande obscurité qui y règne m’en empêche. Au bout d’un moment deux sentiments m’envahissent : peur et désir, peur de la grotte obscure et menaçante, désir de voir si elle n’enferme pas quelques merveilles extraordinaires.

C’est dans cette obscurité que Miquel Barceló s’est plongé pour retrouver les gestes des artistes de la préhistoire. Chargé de superviser le travail de reproduction — de « recréation » dit-il — il ne cesse d’exprimer son émotion et dit parfois, tant l’effet de présence et de proximité est fort que « c’est comme si l’artiste était parti prendre un café ! ». On voit la pensée apparaitre. Ce n’est pas une pensée générique, c’est un lion, chaque lion, et une empathie avec l’animal. Il y a, il le rappelle, une vraie volonté et une maîtrise de l’espace : 8000 m2 recouverts de près de 400 peintures qui relèvent du génie. Il pense à Uccello et Pisanello en voyant la représentation du mouvement des pattes des animaux par exemple. Comme nous pensons aussi aux visages de Léonard de Vinci, à ces grottes, à cette conscience de temps stratifié. Quant à la gestion du geste, il explique : « Je veille à la fraîcheur du trait, à l’authenticité du geste, il doit être rapide. La façon dont a été gravé un petit hibou, en quelques secondes, est une prouesse. » L’extrême maîtrise du dessin, tel que l’exposait Emmanuel Guy comme suggéré antérieurement, l’agilité, la rapidité, la faculté de tracer en quelques lignes, toutes ses compétences techniques témoignent d’une aisance qui met de plain-pied avec leurs auteurs. Temps et espaces s’annulent, communiquant par-dessus tout une chaleur, chaleur humaine sans précédent. Si cet effet de présence est très manifeste pour Miguel Barceló à Chauvet, il l’était déjà pour Georges Bataille (31) à Lascaux.

Jamais nous n’atteignons, avant Lascaux, le reflet de cette vie intérieure, dont l’art — et l’art seul — assume la communication, et dont il est, en sa chaleur, sinon l’expression impérissable […], du moins la durable survie.

Ces mots qui évoquent la chaleur de l’art pour manifester l’expression de la vie intérieure pourraient faire écho aux dessins/empreintes de cerveau Foglio del cervello que réalise Guiseppe Penone en 1990 (Respirer l’ombre, 409). L’artiste décrit quelque chose de similaire dans un texte qu’il consacre à la Grotte Chauvet-Pont d’Arc.

Les formes lisses des parois blanches et la voûte semblent être faites pour accueillir le volume d’un cerveau palpitant, plein d’idées et d’images. Les méandres, les circonvolutions cérébrales de ce cerveau conteneur d’idées sont imprimés dans la pierre, sur leur forme, et les images et les pensées des hommes d’il y a 30 000 ans et d’aujourd’hui se projettent sur le support avec une précision et une accointance stupéfiante. Le vide d’un rocher devient le plein d’un corps animal uniquement par la suggestion magique d’un signe et la fissure dans une pierre devient le contour qui délimite un corps. On perçoit la réalité précise et l’émotion, que le créateur a connues, évoquées et exprimées dans le corps des animaux peints. Les images représentées suscitent une multiplication de formes sur les parois environnantes dans une succession d’évocations qui remplissent l’espace.

La présence de ce crâne macroscopique dont le cerveau est notre propre personne est soulignée par la présence de crânes d’Ursus spelaeus disséminés sur le sol. C’est un va-et-vient constant entre le macrocosme et le microcosme, de ce qui est l’espace de notre imagination et de notre pensée et la taille réelle de notre tête, que nous pouvons contenir dans la paume de notre main.

Foglio del cervello de Giuseppe Penone est un ensemble de dessins qui incarnent cette idée. Ils sont comme des petites grottes qui gardent les traces d’une histoire de son évolution, du lieu de naissance de la pensée et des idées. La vie intérieure, c’est celle qui nous échappe et dont toute la précision des recherches sur le cerveau ne perce que de rares mystères. Chaleur et humidité de la grotte, chaleur de la présence humaine et animale, émanations des corps encore en présence dans ces matières de gestes, ces parallèles entre la grotte et le corps, entre la tête, le crâne et la grotte sont aussi celles mises en œuvre par les scientifiques Jean-Jacques Delannoy et Jean-Michel Geneste à l’occasion de la réalisation des Atlas Chauvet. Ils expliquent que la préservation de l’art pariétal, du fait de la déconnexion avec la surface, est un acte de rupture, car il permet de garder l’intimité d’un monde à part. C’est un autre degré de l’image, à l’instar de ce que Renaud Ego (75) quand il écrit :

Mais l’image qui, je le rappelle, est en elle-même une forme détachée, accomplit bien ce geste d’une séparation par lequel l’homme réalise sa propre dissemblance d’avec les animaux.

Cette petite ligne fait advenir d’un côté l’homme, de l’autre la figure de l’animal. Une ligne de frontière, de basculement qui devient image. Quelque chose qui est à l’intérieur et qui le distingue de l’extérieur. Quelque chose qui rompt et qui préserve. La comparaison organique que font Delannoy et Geneste donne à repenser l’approche de ces dernières comme support d’apparition du monde des images. Dans cette monographie de la grotte Chauvet, qui prend modèle sur les atlas avec un processus d’élaboration des cartes, permet à chaque discipline d’y retrouver les éléments qui les intéressent. C’est un monde… une histoire physique de la grotte. On peut voir la grotte, les prémices de sa création et toute son histoire, ses paysages tous-terrains. Cette grotte a enregistré les temps et est un organisme vivant. Un atlas très physique avec atlas anatomique, lien avec un corps humain, une vie souterraine que l’on ne voit pas forcément. C’est un organisme vivant qui a une biologie. « Les atlas de biologie humaine ont en commun avec le nôtre l’objectif de présenter un tout, le corps humain, la grotte, en exposant séparément les structures anatomiques, le squelette, puis les parties molles qui s’y rattachent, les muscles, les nerfs, les vaisseaux, les secteurs, les parois, les sols, les éléments isolés. » La main, le bras, le poignet, les organes, les veines, le crâne, tout fait corps, la grotte est corps. Un milieu vivant, se développant, image de l’homme, miroir de de son évolution.

V La brûlante présence du geste

Qu’est-ce que ces œuvres nous disent encore aujourd’hui par-delà leur intérêt scientifique et historique ? Elles nous lient par ce que Georges Bataille (32) nommait un « sentiment de présence — de claire et brûlante présence ».

C’est ce même sentiment de présence — de claire et brûlante présence — que nous donnent les chefs-d’œuvre de tous les temps. C’est, quoi qu’il en semble, à l’amitié, c’est à la douceur de l’amitié, que s’adresse la beauté des œuvres humaines. La beauté n’est-elle pas ce que nous aimons ? L’amitié n’est-elle pas la passion, l’interrogation toujours reprise dont la beauté est la seule réponse ?

Ces œuvres, on pourrait les qualifier de beaux gestes, ce sont de beaux gestes, des dons dont l’ampleur fait aujourd’hui trembler nos certitudes et nous enveloppe dans un vertige des sens. Car, si nous sommes saisis par la fraîcheur, la proximité, la coprésence de ces dessins, par leurs mouvements gracieux et leur précision, nous recevons ce don qui vient de loin, de ces presque 40 000 ans. Dans ce geste par-delà les temps, c’est un rappel à nos facultés sensibles et une intelligence étouffée que ces découvertes remettent en lumière. De l’image au geste, du geste à l’idée, de l’idée au crâne, du crâne à la grotte, de la grotte au corps, du corps à l’homme, de l’homme à l’image. Une chaîne de processus de conscientisation qui conduit à ce geste du regard ainsi que le qualifie Renaud Ego. Nous intéressant aux gestes des préhistoriques et particulièrement aux gestes de dessin, nous pourrions nous demander dans quelle mesure, au creux de ces gestes, il ne s’inscrirait pas une autre forme de geste — celle qui s’écrit au féminin. Que nous montrent ces figures ? Des hauts faits de chasses ? Une ronde de mouvements ? Des processus de transformations ? Une admiration pour ces animaux avec qui l’homme partage son environnement ? Une majesté, quoi qu’il en soit. Ici, peut-être sommes-nous en train de faire la geste des matières de geste de l’image, des matières de gestes au cœur de l’émergence d’un faire. C’est tout ensemble la trace d’un geste, le tracé en mouvement, le mouvement tracé au cœur desquels agit ce don génial que nous ont transmis nos ancêtres préhistoriques.


Ouvrages cités

Bataille, Georges, Lascaux ou la naissance de l’art, Strasbourg, L’Atelier contemporain, (1ère édition, Skira, 1955), 2021.

Delannoy, Jean-Jacques, Geneste, Jean-Michel, (dir.), Monographie de la grotte Chauvet-Pont d’arc, volume 1 Atlas, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, collection « Documents d’archéologie française », 2020.

Ego, Renaud, Le Geste du regard, Strasbourg, 2016.

Guy, Emmanuel, Ce que l’art préhistorique dit de nos origines, Paris, Flammarion, 2017.

Katell, Jaffrès, Loisy, Jean (de), (dir.), Patrick Neu, Dijon, Les Presses du Réel, coll. « Palais de Tokyo », 2015.

Rémi Labrusse, Préhistoire. L’Envers du temps, Paris, Hazan, 2019.

Penone, Giuseppe, Respirer l’ombre, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2021.

Vinci, Léonard (de), Codex Arundel, traduit par André Chastel, in Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, Paris, puf, 1959.


1. « Prey Size Decline as a Unifying Ecological Selecting Agent in Pleistocene Human Evolution » by Miki Ben-Dor and Ran Barkai Department of Archéologies, Tel Aviv University, P.O.B, Tel Aviv, https://www.mdpi.com/2571-550X/4/1/7/htm (consulté le 4 mai 2022)

2. Olivier Bétard (réal.) et Nicolas Matin (prod.) 2020, « Grotte Chauvet : l’Atlas d’un monde retrouvé » in La Méthode scientifique. Épisode du jeudi 24 décembre, 58 min. Podcast. Paris, Radio France https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-methode-scientifique/grotte-chauvet-l-atlas-d-un-monde-retrouve-3635310 (consulté le 4 mai 2022)

3. Verres et vitrines comprend à la fois un ensemble de verres en cristal débuté en 1996 et, à partir de 2012, des vitrines de dimensions variables.


 




1 – Discours et représentations de la Préhistoire : sommaire et introduction

SOMMAIRE

Introduction : Catherine Grall

Qu’est-ce que la préhistoire ?
2 – Boris Valentin : « Préhistoire : de quoi s’agit-il ? »
3 – Jean-Michel Geneste  : « Altérités. La perception de l’Autre et des Autres en Préhistoire. Un exemple de recherche anthropologique en Terre d’Arnhem »
4 – Philippe Grosos : « Préhistoire : de l’obstacle épistémologique à l’analyse des modes d’être »
5 – Pascal Depaepe : « Sous-Homme ou Sur-Homme ? Neandertal fantasmé »
6 – Jean-Luc Guichet : Rousseau fondateur des sciences de l’homme… préhistorique ?

Écritures littéraires de la préhistoire
7 – Fanny Drouot : « Interférences préhistoriennes dans le cycle des Rougon-Macquart d’Émile Zola »
8 – Emmanuel Boldrini  : « Les origines célestes de l’homme : la mystique préhistorique d’Édouard Schuré »
9 – Christian Michel : « L’avance en sens inverse — Une lecture figurative de Ratner’s Star de Don DeLillo »
10 – Étienne Lussier : « L’écriture de la préhistoire dans La Grande Beune de Pierre Michon : entre entropie et néguentropie »
11 – Chloé Morille : « “Big Hole Man” : la préhistoire à l’âge atomique »

Les arts contemporains et la préhistoire
12 – Nathalie Joffre : « Tracing papers : réflexions théoriques et démarche artistique : pour une possible redécouverte contemporaine et sensible de Lascaux »
13 – Laurence Gossart : « Les gestes des préhistoriques comme ressource de l’art contemporain »


Introduction

Résumé

Les angoisses pour la survie de la Terre et des êtres vivants qui la peuplent favorisent un regain d’intérêt pour la préhistoire, à l’heure de l’anthropocène, qui n’est pas fixée de façon unanime. Ouvrages savants, croisements interdisciplinaires pour mieux interroger le « temps profond », littérature de fiction ou de non-fiction, arts plastiques font signe en ce sens. L’article propose une typologie de littératures contemporaines en témoignant.

Abstract

Are anxieties about the survival of the Earth and the living beings that inhabit it fuelling renewed interest in Prehistory? Scholarly works, interdisciplinary dialogues to better interrogate ‘deep time’, fiction and non-fiction literature and the visual arts are all pointing in this direction. This article presents a typology of contemporary works that bear witness to this.


Depuis quelques années, sous l’effet des alarmes climatologiques, des menaces mondiales qui pèsent sur plusieurs biotopes et sur les vivants les plus variés, le thème des origines préhistoriques de l’humain revient dans de nombreux discours autres que ceux des seuls préhistoriens. Qu’expriment la science, la littérature et les arts sur la très longue évolution de l’humanité, dans un espace global désenchanté, que hante un présentisme affolé ? Marcel Otte explique qu’« avec l’humanité, les contraintes deviennent des stimulations à se transformer » et que « les découvertes scientifiques ou les réalisations d’œuvres d’art procèdent selon le même schéma : créer ce qui n’est pas encore fait, et spécialement si c’est considéré comme impossible » (10). L’évolution, qui connaît en effet des sauts — et des régressions — a inspiré les rêveurs, les essayistes amateurs d’expériences de pensée, les artistes, et la préhistoire occasionne aussi bien des récits et des discours que des œuvres graphiques, qui tendent à reprendre mais aussi à se positionner par rapport au temps qui passe. Leurre ? Brigitte Röder avait pointé dès 2011 l’illusion selon laquelle connaître les débuts de l’humanité signifierait comprendre sa nature, voire résoudre la situation présente et les problèmes à venir ; mais l’anthropocène, avec ses variantes (capitalocène, plantationocène, chthulucène), suscite autant de craintes que d’espoirs de comprendre l’humain, en un retour aux passés les plus lointains, grâce à la science et à l’imagination — deux facultés plus que jamais liées devant ce qui est à la fois partiellement connaissable et très désirable.

Nous évoquerons, dans cette introduction, quelques signes du regain de fascination pour les origines, avant de présenter les articles de ce volume. Nous reviendrons ensuite, en tant que spécialiste de littérature générale, sur ce que l’on peut entendre par discours et représentations de la préhistoire et nous proposerons une typologie d’ouvrages littéraires.

Quelques mots, d’abord, sur les deux grandes notions du titre de ce numéro. La préhistoire correspond, dans les définitions des dictionnaires généraux, à l’histoire de l’humanité qui s’étend avant l’écriture. Mais les spécialistes d’un temps si immense, nécessairement abordé de façon fragmentaire, problématisent cette « datation » : l’écriture est loin d’avoir concerné toute l’humanité simultanément, et d’autres grands moments ont pu correspondre à des évolutions tout autant, sinon plus décisives. Prudent, Boris Valentin, qui travaille sur les chasseurs-cueilleurs ayant vécu entre les XIVème et VIème millénaires avant notre ère, préfère évoquer dans ce volume des préhistoires et des humanités, et Philippe Grosos invite à envisager l’Antiquité comme la fin d’un processus plutôt que comme un commencement.

La plupart des géologues, par ailleurs, contestent la notion d’anthropocène : quand l’humain a-t-il commencé à menacer la vie globale de la terre et sur celle-ci ? P. J. Krutzen et E. Stoermer se référaient aux débuts de l’ère industrielle en Occident mais, depuis, d’autres positions ont été défendues. Des préhistoriens comme Gordon Childe, Marshall Sahlins, et Alain Testart ont pointé l’agriculture et le stockage des ressources au néolithique comme première mainmise de sapiens sur le reste de la planète, et plusieurs essayistes ont repris cette accusation, parfois selon une perspective idéologique et politique1. Les post– et de-colonial studies invitent à remonter jusqu’aux premières exploitations du reste du monde par un Occident prédateur (Malcom Ferdinand). Emmanuel Guy, dans Ce que l’art paléolithique dit de nos origines, a fait remonter l’anthropocène au paléolithique — et sa dispute avec Charles Stépanoff continue aujourd’hui (Stépanoff 2018, Guy 2020).

Ces indéterminations signifient moins un défaut de connaissances que la multiplicité des champs d’application des termes, leur capacité à susciter des nuances, voire des polémiques, selon les points de vue adoptés, sur des temps qui dépassent largement la mesure de l’humain, mais qui concernent le début et la fin de son existence comme animal terrestre « supérieur ». Encore faut-il articuler le temps de vie de l’individu et le temps de vie de l’espèce (extensible à quels « pré-humains » et à quels « post-humains ?). L’humain est particulièrement apte à se penser comme plus qu’individu mondain : peu capable d’exister sans un minimum de questionnements transcendantaux, il se sait aussi appartenir à des ensembles, que cela lui plaise ou non, et quelques responsabilités que cela implique ou pas. Aujourd’hui que les essentialismes sont critiqués, au profit de nouvelles morales des singularités, ou d’éthiques du vivant, il n’est donc pas surprenant qu’entrent en tension deux pôles, l’un, la préhistoire, examinant les pistes de « nos » enfances, et l’autre, l’anthropocène, alertant chacun sur ses relations aux autres vivants actuels.

I Fascination pour les origines à l’ère de lanthropocène

L’historien Pascal Semonsut, dont le site hominidés.com connaît un grand succès depuis sa création en 2008, propose un premier bilan de ce succès de la préhistoire au XXIème siècle dans sa thèse de 2009, en particulier dans les productions populaires en tous genres. Le thème inspire les dramaturges : en 2014, Roméo Castellucci représentait une caverne et des hommes préhistoriques dans Go down Moses, après une scène d’accouchement douloureux ; en 2023, au Studio-théâtre de Vitry, Victor Thimonier, montait le troisième volet d’Anachronique Paléolithique, consacré à l’Abbé Breuil2, tandis qu’au festival d’Avignon de cette même année, David Geselson collaborait avec des préhistoriens et des archéologues pour monter Néandertal.

Cinéma et séries ne sont pas en reste : A. Weerasethakul ranime régulièrement d’anciens fantômes venus du cœur de la terre dans ses films oniriques (Memoria, 2021). La série américaine The Leftovers (D. Lindelof et T. Perrotta, HBO, 2014-2017) ouvrait sa deuxième saison par une scène de secousse sismique qui isolait une femme préhistorique avec son bébé, en parallèle avec les bouleversements d’un monde futuriste, traumatisé par des disparitions inexpliquées. De grandes manifestations culturelles comme « Préhistoire, une énigme de la modernité » (Beaubourg, 20193) ou « Les Origines du monde » (Orsay, 2021) sont revenues sur le succès du thème préhistorique auprès d’artistes du XIXème siècle jusqu’aux artistes contemporains. Plus anthropologique, et soulignant la tension dialectique entre le très lointain passé et notre époque : « La Terre en héritage — du Néolithique à nous » (Musée des Confluences, Lyon, 2021) plaçait l’art des vastes débuts de l’humanité sous la lumière de discours scientifiques et esthétiques modernes, cependant que l’INRAP soutenait l’École urbaine de Lyon dans la publication de Néolithique Anthropocènedialogue autour des 12000 dernières années, accentuant la dimension collapsologiste de notre époque, en la confrontant à l’émergence des humains sur terre. Jean-Paul Demoule, qui participa à la création de l’INRAP, a travaillé à ce projet, et son dernier ouvrage lie exemplairement contemporain et préhistoire, avec des points de suspension : dans Homo migrans, il invite de façon militante à envisager un nomadisme planétaire et varié, depuis les migrations animales, celles des premières humanités, et celles d’homo sapiens aujourd’hui. Joy McCorriston et Julie Fields proposent même, dans un manuel de 2020, de réenvisager la préhistoire mondiale à partir de l’anthropocène, pour qu’elle fasse sens auprès d’un public éclairé.

Les mots de la préhistoire font mouche. Des sciences humaines très diverses continuent de requalifier homo sapiens, comme pendant tout le XXème siècle : à l’homo œconomicus de Max Weber, en 1904, à l’homo faber de Bergson en 1907, revisité en 1958 par Hannah Arendt en homo laborans, après l’homo ludens de Johan Huizinga en 1938, l’homo sapientior de Jean Rostand en 1963, et l homo demens d’Edgar Morin en 1973, Christophe Charle a en effet proposé homo historicus en 2013, et Daniel Cohen homo numericus en 2022. Foucault avait sous-titré son essai Les Mots et les choses, en 1966, par « une archéologie des sciences humaines » et confirmait l’essai en 1969 avec L’Archéologie du savoir : par un tour métaphorique, l’archéologie renvoyait à un impensé de l’histoire des sciences, jugée trop limitée par la spécialisation de ses discours. Depuis, beaucoup d’essayistes semblent préférer entreprendre « l’archéologie » des idées les plus variées, plutôt que leur histoire, en prétendant viser une épistémè jusque-là négligée et trop peu réflexive. L’émission radiophonique LSD, diffusée par France Culture, a proposé le 21/09/2020 une « archéologie du clitoris ». Le philosophe Jean Vioulac, en 2022, risquait le mot-valise Anarchéologie pour exposer ses « Fragments hérétiques sur la catastrophe historique », et inscrire son rapport à l’anarchie par rapport à l’histoire, en passe, encore une fois, de disparaître. Les termes de la préhistoire semblent donner à plusieurs disciplines une profondeur et un sérieux issu du temps très long, encore mystérieux, voire leur conférer une dimension ontologique, alors même que l’on revendique des savoirs situés.

En librairie, de grandes synthèses sur l’histoire d’homo sapiens et de ses prédécesseurs se vendent très bien (ouvrages de Yuval Noah Harari, Au commencement était… — Une nouvelle histoire de l’humanité de David Graeber et David Wengrow…), l’anthropologie sociale et politique, les women studies, l’écologie y croisent les travaux de préhistoriens aux spécialisations multipliées par l’utilisation de techniques de pointe. Les éditions pour la jeunesse proposent un nombre impressionnant d’ouvrages de vulgarisation et de fiction sur la préhistoire. De grandes fresques préhistoriques constituent des bestsellers (romans de Jean Auel et de Pierre Pelot parmi d’autres), le genre du « polar préhistorique » se développe. La préhistoire en vient elle-même à changer, non seulement en tant que science, mais aussi en tant que période, sous l’effet de ces vulgarisations, de ces médiations, avec les croisements disciplinaires qu’elle intègre (voir Geneste, Jean-Michel, Grosos, Philippe et Valentin, Boris, Préhistoire — nouvelles frontières). Laurent Olivier, dans « Le passé est un événement » cite aussi bien le Bergson de L’Évolution créatrice que Jean Le Goff, pour proposer le néologisme « transformission », qui dit combien ce qui se transmet en même temps se transforme (26). Michel Lantelme, envisageant le roman français de tirage plus modeste que les œuvres évoquées plus haut, estime que le thème préhistorique répond, par son souci des origines, à la tendance post-apocalyptique d’autres fictions françaises — et de citer Jean Baudrillard : « à mesure que le futur nous échappe, la quête de l’origine, de notre scène primitive, en tant qu’individu comme en tant qu’espèce, est devenue notre obsession majeure ». Débordant les frontières nationales, Chloé Morille, contributrice de ce volume, a soutenu en 2022 une thèse intitulée « Si d’argile se souvient l’homme » — résonances de la préhistoire dans la littérature et les arts plastiques (1894-2019) : domaines français, espagnol, anglais et américains, rappelant les enjeux de ce thème tout au long d’un siècle qui additionna des crises et des raisons de mettre en doute de nombreuses formes de progrès.

Les désillusions apportées par le XXème siècle, l’insatisfaction résultant de l’examen des espaces toujours plus infinis (qu’a brillamment synthétisé Jean Clair sous l’égide de Humboldt), se reportent à l’heure de l’anthropocène sur le désir parfois mal assumé de sonder des temps qui semblent infinis (parce que très reculés) : pour mieux saisir notre XXIème siècle, ou, parfois, pour le fuir.

II Les articles de ce volume

Les préhistoriens ont vu leurs disciplines et leurs techniques se sophistiquer toujours plus. Trois d’entre eux, Boris Valentin, Jean-Michel Geneste et Pascal Depaepe, se livrent dans ce volume à de précieuses réflexions épistémologiques, à des considérations sur l’évolution de leur discipline, et sur les enjeux de celle-ci loin d’Europe. Philippe Grosos, philosophe passionné par la très longue histoire de l’humanité, invite à sa façon à réenvisager la frontière entre histoire et préhistoire, tandis que Jean-Luc Guichet nous invite à mieux lire les propositions et les expériences de pensée de Rousseau … à la lumière des sciences actuelles de la préhistoire, et des recherches en écologie qu’intègrent volontiers celles-ci.

Boris Valentin, professeur en archéologie préhistorique, interroge d’abord la définition de son objet, période dont tous s’accordent à dire la longueur, qui demeure floue, en particulier quand on situe l’humain dans un ensemble d’êtres vivants très divers, qui ont eux aussi évolué, selon des rythmes très variables. La critique du grand partage entre nature et culture ne nous invite-t-elle pas à nous dégager non seulement de l’anthropocentrisme, mais même d’un « primatocentrisme » ? L’auteur évoque des humanités, au sein d’une évolution buissonnante, pour appréhender des vivants très divers, en minimisant la projection de nos façons de vivre et de penser sur les leurs. La mondialisation des recherches, au-delà du Paléolithique européen récent, n’en finit pas de révéler des convergences et des altérités dans les changements de mode de vie et de production, correspondant aussi aux modifications des écosystèmes.

Le philosophe Philippe Grosos critique fermement la démarcation entre préhistoire et histoire. Il définit surtout des modes d’être variés, échappant à la téléologie comme aux idéologies, et s’arrête particulièrement sur le saut qualitatif observable entre les peintures du paléolithique récent, et les œuvres réalisées par des sociétés agro-pastorales.

Mieux prendre en compte les espaces où la préhistoire s’est déployée, les rythmes de ses changements, son articulation à l’histoire, va de pair avec un appel à toujours mieux situer des humanités entre elles. Jean-Michel Geneste, archéologue préhistorien, s’intéresse aux altérités entre humains du lointain passé et humains d’aujourd’hui, que les recherches archéologiques peuvent aider à se réapproprier leur identité, en même temps que leur participation aide les savants à mieux imaginer le sens de leurs propres découvertes. Il rapporte ainsi de façon émouvante son expérience en Terre d’Arnhem (Australie), faite à la demande de la communauté ethnique Jawoyn4

C’est aussi pour replacer dans l’histoire de la préhistoire, et dans la doxa publique, les jugements sur les humains « différents » de ceux qui créent discours et représentations, que Pascal Depaepe, de l’INRAP, relève des représentations de Néandertal, selon des poncifs et caricatures qui l’animalisent, et révèlent surtout les fantasmes d’un XIXème siècle bouleversé par la théorie darwinienne. Le XXème siècle a continué en large partie, surtout dans ses moments les plus sinistres, à hiérarchiser les « races » humaines », toujours en mêlant aux arguments scientifiques des enjeux religieux, politiques et philosophiques.

C’est à un retour vers l’un des grands penseurs de « l’homme naturel » que nous convie Jean-Luc Guichet, en montrant combien Rousseau, avec les connaissances de son temps, son usage de la raison et de l’imagination, a posé des hypothèses que confirment étonnamment des préhistoriens actuels — de même que notre époque favorable à l’écologie se nourrit à nouveau de sa pensée de la nature, des animaux et de ses hypothèses sur la sociabilité.

Les scientifiques et les philosophes cités s’appuient autant que possible sur des documents, des faits, des analyses et des expériences vérifiables, mais la relative jeunesse des recherches en préhistoire, ainsi que le peu de traces qui constituent leur objet, expliquent certaines résonances avec les œuvres des écrivains et des plasticiens, ouverts à l’imaginaire, et plus volontiers perméables aux dimensions idéologiques. Les études des spécialistes de la littérature et les propositions des plasticiennes de ce volume en témoignent, à propos du XIXème siècle tardif (Fanny Drouot sur Zola et Emmanuel Boldrini sur Édouard Schuré) et des XXème et XXIème siècle (Christian Michel sur Don DeLillo, Étienne Lussier sur Pierre Michon, Chloé Morille sur plusieurs auteurs contemporains).

Fanny Drouot montre ainsi qu’Émile Zola s’est intéressé à la science préhistorique pour représenter l’homme de son temps. La découverte de l’abri Cro-Magnon par Louis Lartet est exactement contemporaine de la préparation des Rougon-Macquart et on en retrouve des échos dans l’esquisse de La Fortune des Rougon, dans La Faute de lAbbé Mouret, où se rejoue une manière d’évolution de l’humanité, ainsi que dans les cahiers préparatoires à La Bête humaine. La critique zolienne a souvent privilégié une approche plus ou moins mythologique de certains personnages, en ignorant les « assises anthropologiques » du romancier, malgré l’intérêt quasi obsessionnel bien connu des naturalistes pour l’atavisme5, qui préfigure à sa manière les angoisses actuelles.

La foi dans le progrès et la tentation du décadentisme est partagé par les écrivains cités par Emmanuel Boldrini, qui nourrit lui aussi son étude littéraire de références à des préhistoriens de la deuxième moitié du XIXème siècle. Les discours scientifiques sur les origines ont nourri les doctrines les plus ésotériques, en France, en lien, d’une part, avec le mouvement décadent, qui envisage l’extinction de l’espèce humaine, et, d’autre part, avec le mouvement symboliste, qui rêve d’une pureté originaire d’avant la préhistoire. Le cas de l’occultiste Édouard Schuré illustre ce rapport très ambivalent aux idées d’évolution et de progrès — phénomène que l’on observe également aujourd’hui dans la coïncidence entre de nouveaux retours à la nature, l’engouement pour les civilisations animistes et pour le chamanisme, et des renouveaux New Age, ceci parfois entremêlé à des fantaisies préhistoriques. Le rapport entre sciences et superstitions a également inspiré le romancier américain érudit, Don DeLillo, qui travaille autant l’histoire des mathématiques que la question de l’évolution et de la répétition des temps anciens dans L’étoile de Ratner. Christian Michel, rappelant le procédé de la lecture figurative entre Ancien et Nouveau Testament, éclaire la structure complexe de cette œuvre, hantée par la fin.

Les articles d’Étienne Lussier et de Chloé Morille font résonner le paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg (voir aussi Cohen 2011), déjà cité déjà par Fanny Drouot. Étienne Lussier lit dans les paysages des Beune de Michon des espaces offerts à l’entropie, d’un côté, et, de l’autre, un souffle de vie issu de la caverne préhistorique. La fiction de Michon est-elle susceptible de réorganiser le pessimisme de l’univers ? Le narrateur, qui s’imagine sombrer dans un village aux connotations archaïques, découvre une petite grotte vierge de peintures rupestres, où le chasseur craint de devenir la proie, après avoir lui-même quasiment traqué une femme. Mais la vie du paysage et de la salle de classe recrée de petits mondes, et l’écopoétique devient ici une écocritique. Chloé Morille compare la révélation éprouvée par Bataille lorsqu’il visita Lascaux avec la sidération du même ordre éprouvée par le poète américain Clayton Eshleman. Elle attire notre attention sur le topos que constitue le rapprochement entre préhistoire et énergie atomique à la charnière des XXe et XXIe siècles : ainsi de Michel Jullien, dans son essai sur les Combarelles, de Werner Herzog, qui filme la grotte Chauvet, à côté de la centrale nucléaire du Tricastin, et d’une ferme aux crocodiles peut-être mutants, et d’Étienne Davodeau, dont un album dessiné retrace la randonnée en forme d’enquête, entre la grotte de Pech Merle et le site d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure. La littérature actuelle, comme la préhistoire des savants, questionne la coévolution entre humains et non-humains, depuis un temps long qui s’accélère de façon inquiétante, et joue également des profondeurs de la terre (voir Costes et Altairac, dont la très vaste bibliographie dit la richesse de l’imaginaire des mondes enfouis  — bibliographie que l’on complètera par l’enquête de Robert Macfarlane).

Deux plasticiennes clôturent ce volume. Nathalie Joffre conte son long rapport à la grotte de Lascaux, et la reconfiguration d’une épiphanie rêvée, qui ont mené à deux créations : « Les paysages post-archéologiques » et « Momies »6, à partir des relevés exécutés par l’abbé André Glory dans les années 1950. L’artiste évoque encore le corps des artistes préhistoriques et fait un parallèle entre sa recherche et l’œuvre d’Ana Mendieta et de sa nièce. Préhistoire, histoire personnelle, archives et souci de l’écosystème participent ainsi à de nouvelles traces. Laurence Gossart cite elle aussi Léonard de Vinci et rappelle l’hommage rendu par Miguel Barcelo aux artistes de la Grotte Chauvet, comparés par lui à de grands maîtres de la Renaissance italienne. C’est l’expression de la vie intérieure par les premiers que l’auteure de l’article compare à ce qu’a réalisé, dans ses Feuilles de cerveau, Giuseppe Penone, qui a comparé la grotte à un animal et à un crâne dont on visite les secrets. Comme beaucoup de préhistoriens (dont Jean-Jacques Delannoy et Jean-Michel Geneste), l’artiste a été très interpellée par le retournement infiniment imaginable par l’esprit entre intérieur et extérieur d’une grotte, assimilable à un être vivant, entre géologie minérale et animalité fantastique. L’œuvre de Patrick Neu est elle aussi évoquée à la lumière du Geste du regard de Renaud Égo.

Les œuvres plastiques dialoguent, sautent par-dessus les silences au profit des formes, des couleurs et des matières, et dialectisent sans doute mieux les temps et les créativités, que ne le peuvent les livres, aux prises avec la continuité de la langue. C’est en partie la question qu’a posée Rémi Labrusse dans le premier album de l’Écarquillé, consacré au Silence, à différents chercheurs et artistes intéressés par la préhistoire.

III Fictions, littératures et préhistoire.

Pour aborder en généraliste la question des représentations et des discours de la préhistoire par la littérature, il me semble important de revenir d’abord sur les formes variées que regroupe la fiction, qui n’est pas que littérature ni toute littérature, mais que stimule par excellence le désir de mieux connaître des origines peu connaissables, désir aiguillonné par la menace d’une (auto)destruction massive, en recourant à l’intuition et à l’imaginaire, sinon à l’aveu d’impuissance.

La fiction s’est déployée anciennement sous la forme de mythes. Elle peut, en deuxième lieu, qualifier un texte des années après sa parution, alors qu’il ne se voulait pas imaginaire au moment de sa création : il en est ainsi des tâtonnements et des évolutions des hypothèses scientifiques, pas toujours modestement données pour telles, voire des impostures scientifiques, nombreuses dans l’histoire de la préhistoire — la « fiction » ressortit, dans ce cas, à la réception du texte, et au décalage entre celle-ci et l’écriture de l’œuvre (nous lisons le De Natura rerum de Lucrèce et l’Histoire d’Hérodote avec le plaisir que l’on prendrait à des romans et poèmes un peu didactiques). Troisièmement, certains discours sur la préhistoire intègrent parfois un tel degré d’idéologie qu’ils deviennent des contes, même s’ils prétendent au statut scientifique. Enfin, l’expérience de pensée participe également de la fiction, en tant que fable qui aide son auteur (pas nécessairement reconnu comme « écrivain ») à développer son discours, et à persuader ses lecteurs.

Les historiens des idées et de la Préhistoire (tels Wiktor Stozckowski ou Claudine Cohen) ont rappelé les hypothèses formulées par les mythes. Le préhistorien et anthropologue Jean-Loïc Le Quellec, en croisant des données internationales et multiculturelles, a rassemblé les invariants d’un mythe de l’émergence, qui peut remplir cette fonction. Ces fictions orales, illustrées, parfois couchées par écrit bien tard, et dont les variantes ont pu animer les croyances d’humains préhistoriques, sans doute plus que les adorations de la terre-mère, des panthéismes, ou des chamanismes vite projetés depuis les anthropologies et la doxa modernes sur les temps très anciens, trouvent leur pendant dans les cosmogonies des civilisations antiques et témoignent d’une conscience de la proximité relative entre les règnes minéraux, végétaux, et animaux. Les fictions religieuses et folkloriques qui prétendaient rendre compte des fossiles, comme l’a bien rappelé par exemple Éric Buffetaut, et le créationnisme, prolongent ces histoires, imagées, contredisant les lois naturelles de leur époque. Mythes et religions prétendent expliquer le temps profond de façon exhaustive, tout en l’orientant vers le futur, sans laisser de reste — jusqu’à rencontrer le discours scientifique, cas de plusieurs gens d’Église. L’anthropocène toutefois énonce une fin des temps non prophétisée, face à quoi les fictions mythiques globalisantes largement anthropocentrées ne tiennent plus guère.

Les hypothèses des naturalistes depuis l’antiquité, les propositions d’anthropologues et de préhistoriens ont, à leur manière, pris le relai des cosmogonies expliquant la nature et l’origine des végétaux, des animaux et des humains préhistoriques — pour ne rien dire des fous littéraires, que les origines ont mobilisés à plusieurs reprises (voir Décimo et Pierssens). Les préhistoriens actuels avancent leurs résultats avec une grande prudence, ajoutant et corrigeant des éléments à ces tâtonnements de la pensée et aux recherches de leurs prédécesseurs. Jean Guilaine et Jean Zammit ont par exemple dénoncé la tendance à projeter des idées actuelles sur la préhistoire, à propos de la guerre, en convoquant André Leroi-Gourhan et Pierre Clastres (39) : le préhistorien estimait que la guerre prolongeait le geste de la chasse, tandis que l’ethnologue français, comme l’archéologue américain Lawrence H. Keeley, distinguait d’abord en elle une pratique sociale, particulièrement prisée par les sociétés primitives. Ces deux thèses, non tranchées, s’apparentent à des récits qui prétendent à la vérité. Guilaine et Zammit relèvent encore les catégories anachroniques de plusieurs scientifiques peinant à se détacher autant que possible de préjugés modernes : ainsi d’un soi-disant confort des chasseurs-cueilleurs, en harmonie avec la nature : « confirmation semble apportée par le monde cultivé, scientifique, mariant les démonstrations « rigoureuses » à un sentiment populaire, naïf et mythique, qui relève de la seule fiction. En fait, la science ne sert ici qu’à retrouver des concepts banals, des affirmations gratuites, profondément ancrés dans notre mentalité et notre culture » (49). L’état actuel des connaissances préhistoriques, est compatible avec l’idée d’anthropocène, mais les fictions de connaissances plus anciennes envisageaient celui-ci sur le mode moins radical du décadentisme.

Quant aux expériences de pensée sur la préhistoire, elles ont été particulièrement employées par des philosophes et des penseurs de l’économie politique : Rousseau, Hobbes, Bergson, Nietszche (Stoczkowski, Salanskis) ont cherché à comprendre, en passant par l’imagination cohérente et la déduction, les origines de l’homme et, souvent, ses capacités de destruction. Les théoriciens du marxisme ont davantage ciblé les injustices sociales par ce biais : le site de Christophe Darmangeat, « La Hutte des classes », est consacré à ces questions et cite des textes passionnants d’Engels, de Trostski, de Rosa Luxembourg, en passant par Hannah Arendt. Friedrich Hayek, du côté libéral, a également imaginé des enjeux de la préhistoire pour le développement économique des sociétés (voir Nadeau). Les psychanalystes ont esquissé d’une manière analogue un parallèle entre phylogenèse et ontogenèse (Freud dans Totem et tabou, Ferenczi dans « Thalassa — psychanalyse des origines de la vie sexuelle »). Pareils discours anthropologiques et politiques sur la préhistoire n’envisagent guère, en revanche, d’autodestruction aussi radicale que celle imaginant la disparition de la vie sur terre.

Le caractère idéologique, parfois à peine conscient et volontaire, ressortit aussi à la dimension « fictionnelle » d’un texte. Plus d’un savant des XIXème et XXème siècles a fait servir son objet à des discours non-scientifiques. La théorie de l’évolution a mis à sa façon un terme aux hypothèses très variées qui s’étaient multipliées particulièrement au siècle des Lumières, fasciné par une nature qui commence à se dire « humaine » — mais le créationnisme reste aujourd’hui vigoureux, sur fond de retour du religieux et de divers scepticismes obscurantistes assez répandus (complotismes, spiritualités les plus floues, New Age renouvelé, « post-vérité »…). Le caractère scientifique de la théorie darwinienne et de ses développements n’empêche guère, en effet, la tentation de juger cette très longue histoire : à côté de dénonciations d’un péché originel, le camp de la décadence affronte un camp du progrès en des variations nombreuses, que Marc Guillaumie a bien repérées en matière de roman préhistorique. Les nationalistes ont volontiers situé les origines de l’humanité sur leur territoire, pour valider quelque supériorité de ses habitants — et donc la légitimité de leurs prétentions : Philippe Forest peut ainsi moquer Claudius Côte qui découvrit en 1933 « l’un des plus anciens hommes modernes français », dans L’Enfant fossile. L’Union soviétique a parfois plaqué la dialectique hégelienne sur la succession prétendument linéaire du chaos des chasseurs-cueilleurs, du néolithique et des temps modernes (voir par xemple les articles de Lioudmila Iakovleva et de François Djindjian dans le collectif dirigé par Sophie A. de Beaune). Maria Stavrinaki a rappelé également la vision très discutable de la préhistoire par Cheikh Anta Diop, dans le chapitre intitulé « Enracinement dans le paysage » (324-335) de sa monographie, où elle signale des revendications analogues de la part d’artistes des années 1930 (Asger Jorn, Paul Nash), avec l’appui de certains archéologues et historiens de l’art qui avaient peut-être lu Herder, et recherchaient un esprit du lieu, contre le vertige du trop grand temps. Les discours et représentations plus actuels de la préhistoire posent désormais la question de la nature humaine et des valeurs de celle-ci à la lumière des altérités : qui fut le grand ancêtre ? Qui fut-elle ? Qui furent-ils ? Quel primate ? Quel hominine ? Quel homo ? Comment se définit et s’imagine le jeu de l’alter ego entre sapiens et « les » humains préhistoriques, alors que les cultures fortement industrialisées et technicisées dominent les autres, « primitives » ou « premières », tout autant qu’elles fantasment devant elles ? Faut-il réhabiliter Néandertal, après l’avoir ridiculisé pour valoriser sapiens ? La science présente des documents, des recoupements vérifiables, mais avance inévitablement à tâtons, par hypothèses, après que l’historiographie a elle-même connu un XXème siècle et un début de XXIème siècle extrêmement réflexifs. Se confronter à des disparus est une chose compliquée, quand on veut le faire avec sensibilité, d’autant plus quand ces personnes disent l’autre en nous, l’autre qui a permis notre existence, et dont on se demande s’il peut éclairer notre difficulté à nous dire nous-mêmes.

Les fictions de pensée, au sens large, ont toujours été stimulées par les mystères des temps très anciens, et les alertes anthropocéniques s’inscrivent dans une série de jugements moraux variés. Le constat scientifique et récent de la fragilisation de toutes formes de vie sur terre, quelle que soit la datation de l’anthropocène, est donc susceptible de faire écrire autrement la préhistoire. Plusieurs auteurs, héritiers des anciennes fictions, sensibilisés à l’écologie générale, abordent ainsi la préhistoire en y réinjectant de nouvelles morales ; d’autres songent moins à ajouter de l’imaginaire à la matière préhistorique complexe dont ils peuvent disposer qu’à écrire le récit de leur fascination inquiète.

IV Une typologie7

Ma typologie se fonde sur la lecture d’œuvres littéraires reconnues comme telles (canon académique), d’œuvres « grand public », mais aussi de récits, d’écrivains et de préhistoriens — ces derniers vulgarisant parfois leur savoir en y intégrant expérience et questions personnelles, images (verbales et iconographiques), rhétorique, suspense, etc. Si l’on accepte de considérer des textes anciens sur les origines de l’humanité comme des formes de fiction, il convient tout autant de reconnaître une qualité littéraire à des discours non fictionnels, à quelque période qu’ils appartiennent. En outre, si l’on estime que la création d’un personnage préhistorique par un écrivain (romancier, poète, dramaturge, auteur de récit), a ceci de particulier qu’il nous donne à imaginer ses mœurs, sa sensibilité, son intériorité et son rapport au monde, en particulier son rapport aux autres humains, avec toute une palette d’émotions, on reconnaîtra que des travaux récents de préhistoriens produisent des effets similaires. Je pense d’abord à ce que produit la préhistoire des sensibilités. Après que les historiens ont élargi leur objet au quotidien et aux perceptions (depuis les Annales, la micro-histoire, jusqu’à l’équipe d’Alain Corbin), Sophie Archambault de Beaune, avec moult précautions épistémologiques, consacre par exemple le chapitre 5 de Préhistoire intime à « Aimer, entourer, protéger », où, après Alain Testart, elle s’attarde par exemple sur de nombreuses sépultures réservées à de jeunes enfants, ceci dès Néandertal. Sophie de Beaune évoque aussi l’empathie et la compassion (elle s’aventure sur le territoire du care, familier aux littéraires), à propos du traitement de malades et de handicapés ; la chercheuse mentionne aussi l’attachement probable d’humains préhistoriques à des animaux. En scientifique, elle ne formule que des hypothèses, fondées sur faits, inductions et déductions, tandis qu’un écrivain tendra à affirmer des caractères. Mais les effets chez le lecteur sont proches : des individus très anciens sont éprouvés comme vivants et nous ressemblant. Des spécialistes de la préhistoire du XIXème siècle avaient espéré des œuvres littéraires « évolutionnistes »8. Sophie de Beaune, qui a travaillé sur les objets et les techniques très anciens, s’en approche à sa façon, mais elle dénonce un peu injustement le peu d’intérêt que le roman porte en général aux objets (2010). La littérature a aussi, en effet, une histoire et des genres : le roman réaliste, dont les personnages s’ancrent dans un quotidien sociologique, abonde en descriptions d’objets. L’ekphrasis, et l’hypotypose, furent longtemps des exercices obligés pour savoir « bien » écrire, et les objets, manufacturés ou produits par la nature, constituent de formidables embrayeurs pour des créations de plasticiens9, comme pour des histoires d’enquête. Le paradigme indiciaire, qui structure en partie les Prodigieuses créatures de Tracy Chevalier (ses héroïnes cherchent des fossiles…et la reconnaissance des autorités scientifiques), a pour analogue celui sur quoi repose Le Dernier Néandertalien de Ludovic Slimak. Le récit d’objet, au XXIème siècle, prend le relai du réalisme, tout en s’ouvrant aux hypothèses et à la rêverie comme le fait par excellence Philippe Forest dans L’Enfant fossile.

Premier type d’œuvres mobilisant la préhistoire, le roman préhistorique se porte bien, brillamment entamée dès 1891 avec Vamireh, de Rosny Aîné10, qui avait aussi, dès 1887 croisé le temps profond et le futur imaginaire avec Les Xipéhuz. Le roman préhistorique postule le caractère représentable de la préhistoire, et propose à son lecteur d’adhérer à la fiction, le temps de la lecture. Un siècle environ après les grands classiques que sont La guerre du feu de Rosny Aîné et Avant Adam de Jack London, les longs romans actuels, sans plus de fantasme pour des héros particulièrement forts ou malins, voire les deux, promeuvent encore davantage la vertu de tolérance : à l’entente possible entre étapes imaginaires de l’évolution, s’ajoutent l’égalité entre les sexes, voire la supériorité de l’intelligence et de la compassion féminine, et l’attention portée à la nature non humaine. Ceci culmine dans des formes de contes comme Enfant-pluie de Marc Graciano. En 1955, William Golding échappe davantage au schéma de l’aventure héroïque et aux discours d’idées avec Les Héritiers : s’il partage le questionnement orienté sur la façon dont des types d’humanités anciennes évoluent et cohabitent, sa force poétique, observable dans le travail de l’image et dans le flux de conscience, imposent une fiction de vision du monde par les héros préhistoriques qui minore la dimension morale pessimiste d’un London (Avant Adam se finit avec un génocide et la survivance d’un personnage intrinsèquement mauvais). La sensibilité de l’auteur à l’environnement ne fait pas de doute (ami de J. Lovelock, il lui avait soufflé la métaphore de Gaïa, comme l’explique Théo Mantion), pas plus que son intérêt pour les relations de pouvoir des sociétés naissantes (voir Lord of the flies), sans aucune bien-pensance non plus. L’écriture de son roman préhistorique résonne beaucoup avec les études récentes de préhistoriens sur la sensibilité de nos lointains ancêtres, pour proposer une perception possible du monde par ceux-ci. Les auteurs grand public continuent cette veine littéraire avec succès.

Deuxième type de littérature de la préhistoire : les fictions qui jouent de la celle-ci comme d’une référence qui doit faire penser, mais sans inviter leur lecteur à entrer dans une représentation des humains très anciens. Ces œuvres tiennent encore un discours de valeurs, qui n’empêche ni la qualité littéraire, ni les grandes émotions, ni l’humour. Roy Lewis, journaliste spécialisé en sociologie et en anthropologie, crée ainsi en 1960, avec Pourquoi j’ai mangé mon père, une histoire qui ne prétend à aucun « faire croire », mais des personnages incarnant le génie inventeur généreux et le rusé profiteur, capable de meurtre, ceci combiné avec une caricature œdipienne. Italo Calvino prête des pensées d’intégration et des questionnements identitaires à un dinosaure, exceptionnel survivant aux côtés d’humains préhistoriques, dans ses Cosmicomics, cinq ans plus tard. Max Frisch, en 1979, joue aussi de la préhistoire la plus longue, pour un parallèle entre l’évolution de la terre et la vieillesse bientôt démente d’un personnage dans un village du Tessin. Dans L’Homme apparaît au quaternaire, l’écrivain suisse dénonce avec sobriété la vanité de l’homme moderne : soif illusoire de connaissances pour simplement se rassurer, volonté de rester fort physiquement, de survivre mieux que les dinosaures, que le paysage même. Relire ce roman en connaissance des études du GIEC invite à lire dans la vieillesse individuelle mise en scène l’allégorie de l’humanité, au moins occidentale, devant des changements climatiques incompris. D’autres écrivains insèrent la préhistoire comme objet croisé par leurs personnages des temps modernes et contemporains sans que la vraisemblance soit mise à mal, et sans forcément de discours idéologique : romans sur la recherche de fossiles (les Prodigieuses créatures de Tracy Chevalier — même si la cause des femmes dans un monde scientifique trop masculin est valorisée), éventuellement façon polar (Boucher de Perthes est ainsi victime du vol d’un fossile dans La Mâchoire de Fabien Dorémus, libraire à Amiens – mais le nom du préhistorien du XIXème apporte plus une touche locale qu’une réflexion sur les débuts de l’humanité), romans sur les tranches de vie d’un archéologue (même personnage inspiré du vrai préhistorien dans L’Origine de lhomme de Christine Montalbetti, mais archéologue inventé, gardien de grotte préhistorique frustré dans Préhistoire, de Chevillard). L’obsession pour des temps primitifs peuplés de mâles en perpétuel rut, dans Débrouille-toi avec ton violeur de Johannes Infernus, ajoute une touche radicale aux vociférations de la narratrice féministe, sans pour autant représenter la préhistoire. Ces signes de savoirs préhistoriques, parfois détournés, comme en découvre Fanny Drouot chez Zola, associent ces œuvres au roman préhistorique, et encouragent des études épistémocritiques évaluant les formes et les sens des discours moraux et critiques qu’elles comportent.

Dire sans mettre en scène, préférer l’implicite à l’explicite, prend parfois la forme de poétiques de l’indicible, quasi topos des œuvres faisant référence à l’art préhistorique (L’art du trompe-l’œil par Maylis de Kerangal), avec des intrigues principales volontiers consacrées aux désirs insatisfaits et au manque d’authenticité. Ces formes de variations prosaïques sur le sublime restent assez courantes dans la littérature française contemporaine, à prétention plus esthétiques qu’informatives ou divertissantes, et rejetant l’idéologie : Chevillard, Montalbetti, Kerangal, et Michon (étudié par Étienne Lussier dans ce volume) héritent modestement des théories du romantisme allemand, à la recherche de ce qui est caché sous la surface du temps présent comme de la conscience, prisant le folklore local et le fragment qui procure de la nostalgie, tout en stimulant l’imagination. Pour les penseurs d’Iena, en particulier Friedrich Schlegel, l’œuvre restait par excellence inachevée et inachevable, relevant d’un processus infini : cette pensée, qui reprend le topos de la natura naturans, impliquait dès le XIXème siècle l’intérêt de plusieurs écrivains et peintres romantiques et préromantiques pour les sciences (le jeune Goethe, Friedrich, Carus, Coleridge, Constable…). L’idée d’authenticité retentira encore, entre autres, avec les land artists qui se passionnèrent pour les cultures orales disparues (Smithson, Morris, redécouvrant l’art précolombien…). Maria Stavrinaki parle d’un pouvoir de pharmakon de la géologie, qui dévoilerait le temps immense en offrant d’arrêter celui-ci, et cite La Création d’Edgar Quinet11. De tels élans sont implicites chez les romanciers mentionnés, et se réduisent parfois à une variation sur la vanité, à la limite de l’obscurantisme ironique — sauf quand il s’agit de jouer d’allégorie à effet comique ou grinçant. Pascal Quignard, en tant que styliste, a sans doute lui-même éprouvé une sorte de sublime à propos de la préhistoire : dans La Haine de la musique, il associe les chasseurs du paléolithique aux animaux qu’ils auraient chassés au moyen d’appeaux, accusant la violence impliquée par ce leurre mimétique, avant de conclure par « je fais partie de ce que j’ai perdu » (200). Le renversement des termes attendus, tels qu’on les observe à propos des phénomènes de hantise (ce que nous avons perdu fait partie de nous), appuie encore l’inadéquation à soi de l’humain contemporain, entre rêveries sur la préhistoire et pressentiment d’une fin imminente et concrète de la vie.

Les passages sous silence littéraires obligés, parfois complaisants, parfois détournés en absolus et en cris, devant l’inconnaissable des temps préhistoriques, trouvent un écho, d’une part, dans les difficultés des préhistoriens (qui s’interrogent plus que leurs collègues historiens sur la nature humaine) et, d’autre part, dans les dialectiques des philosophes et des plasticiens entre différents temps. Rémi Labrusse, dans Préhistoire, lenvers du temps, pointe cette problématique, en particulier à propos des modernismes12. Cependant, les fictions littéraires jouissent d’une parfaite liberté pour dépasser le caractère très fragmentaire du connaissable et sa dimension tragique : nulle exigence d’unité de temps, ni de continuité (au moins depuis le roman moderne tel qu’il s’est épanoui avec les avant-gardes), mais, au contraire, la possibilité de négliger la vraisemblance, ce qui n’a jamais empêché de penser.

La survivance en nous de ce que nous avons perdu donne lieu à un troisième type d’œuvre traitant de la préhistoire, en se moquant de la continuité temporelle : les fictions qui déploient deux périodes, l’une actuelle, l’autre préhistorique, en risquant leur représentation. Jack London avait fait l’hypothèse du marquage de nos gènes par nos plus anciens souvenirs pour que le narrateur moderne, dans Before Adam, prête ses mots à son ancêtre Big Tooth, qui évoluait entre une effroyable créature primitive (Red Eye), des parents arboricoles, et une compagne issue d’un groupe plus évolué. Jouant toujours des ressorts de l’aventure, Edgar Rice Burroughs, qui connaissait le préhistorien sud-africain Raymond Dart, a composé un Tarzan dans la préhistoire instructif : ces romans préhistoriques particuliers (préhistoire revécue en rêve, ou retrouvée dans une vallée préservée…) intègrent alors une partie de récit qui permet un recul temporel en autorisant une forme de réflexion comparatiste — à quoi ressemblaient nos ancêtres ? avec, très vite, la sollicitation d’un jugement de valeur, qui ne tombe que rarement dans la caricature, et en dialectisant les temps. Si un pourcentage de la population contemporaine contient des gènes de Néandertal, pourquoi ne pas imaginer qu’elle revienne à cette étape de l’évolution de plusieurs humains européens, voire à l’humanité d’homo erectus ? C’est sur cette piste qu’est parti Xavier Müller, journaliste scientifique, pour conter en trois volumes une épidémie, due à des manipulations génétiques coupables, qui fait régresser nos contemporains, occasion de poser, par le biais du divertissement, des questions éthiques qu’avaient formulées en son temps et à sa manière Vercors, dans Les Animaux dénaturés. Quelques années après les horreurs et le génocide de la moitié du XXème siècle, l’auteur français mettait son lecteur tout autant à distance des personnages modernes, peu doués en amour et en métaphysique, que de très anciens hominidés survivants en Nouvelle-Guinée ; ceux-ci sont étudiés, entre autres, par un prêtre adepte des théories de Teilhard de Chardin13 et par tout un petit groupe héroïque qui leur épargnera l’esclavage au nom de leur humanité. Petru Popescu, dans Primitif, suit un canevas assez proche, avec tentative de morale postcoloniale assez bancale (le héros blanc est amoureux d’une jeune femme africaine…mais a aussi aimé une préhistorique). Succès garanti de ces romans où les « premiers hommes », miraculeusement survivants, ou ressuscités, apparaissent comme des humains que les bons modernes doivent sauver des griffes des méchants modernes, en se réalisant eux-mêmes. Jean-Baptiste del Amo, engagé contre les maltraitances des animaux, décline le thème de la transmission de la violence familiale par-delà les temps, en consacrant le prologue de son roman, et quelques autres paragraphes, à l’initiation à la chasse d’un fils par son père préhistorique, loin de femmes préhistoriques souffrant dans l’enfantement, tandis que l’histoire principale relate l’histoire du meurtre de sa compagne par un personnage contemporain, observé par son enfant. Pas d’invraisemblance narrative, mais le collage entre un grand récit et un autre, qui apparaît comme la clé du premier. Le fatalisme s’y accompagne d’un art consommé de la description de la nature et d’une écriture empathique très efficace, procédé visé par de nombreux écrivains cherchant à entraîner le lecteur par-delà la référence validée scientifiquement. Enfin, un roman comme L’instinct d’Inez, sous la plume de Carlos Fuentes, fait alterner les passions amoureuses tragiques sur les deux périodes, en utilisant deux objets comme fil rouge, et s’inscrivant ainsi dans une poétique de la narration et de l’image obsédante : la musique, et un sceau de cristal mystérieux. Le romancier mexicain ne donne pas de leçon, à l’inverse de Del Amo, mais il interroge des invariants et le mystère des amours malheureuses, en pariant sur des formes de répétition du même, comme ce dernier.

La plupart du temps, la rencontre de la préhistoire par les modernes se tisse avec une forme de nostalgie pour une nature moins abîmée. Cette troisième catégorie littéraire doit aussi être complétée par le sous-genre romanesque mêlant préhistoire et science-fiction : je remercie encore Jean-Michel Geneste de m’avoir appris non seulement que Burroughs avait plongé Tarzan dans la préhistoire, mais aussi que l’auteur de science-fiction préhistorique Francis Carsac n’était autre que le préhistorien François Bordes ! Le roman mariant préhistoire et présent, voire futur, se décline donc en un large spectre, du roman d’aventure, à l’œuvre à prétention plus esthétisante et métaphysique. Christian Grenier, auteur de livres pour la jeunesse, explique que roman de science-fiction et roman préhistorique « explorent (tous deux) le plus proche inconnu », entendant par là des découvertes relativement récentes, qui ouvrent des possibles ; ainsi de la théorie de Darwin, peu avant l’émergence du roman préhistorique. Les deux genres sont le plus souvent déclinés pour provoquer à la fois la rêverie et le changement de perception sur le monde présent (distanciation, « estrangement », défamiliarisation, voire inquiétante étrangeté, selon les écritures). Je n’ai pas encore lu de roman imaginant préhistoire et destruction de la vie sous l’action de l’homme — mais rien ne l’exclut.

Quatrième type de littérature de la préhistoire : les non-fictions … quand elles se distinguent clairement des fictions, ce qui n’est pas le cas de l’original Oiseau-foudre — la découverte en solitaire de la préhistoire de l’Afrique du Sud de Lyall Watson. Cette biographie d’Adrian Boshiers rapporte comment cet homme blanc épileptique découvrit des objets et des sites archéologiques en Afrique du Sud et les fit connaître à Raymond Dart, tout en survivant dans des conditions très dures, et en étant initié à des rites magiques auprès d’habitants de la brousse. L’auteur, scientifique adepte du New Age, ne valide pas le surnaturel, mais laisse planer certains doutes, qui participent du charme de ce récit, élaboré en chapitres inspirés d’un jeu africain. La préhistoire y est abordée comme encore en petite partie préservée, par des populations non citadines, parfois nomades, susceptibles de participer à la science de la préhistoire, telle que pratiquée à Johannesburg, tout en ayant conservé des rapports à la nature que nous avons oubliés. Les événements historiques et des données anthropologiques sont fournies, les peintures rupestres sont également évoquées, décrites, dans un monde partagé entre races : en cela, Watson hérite davantage du réalisme littéraire que les récits de fascination occidentaux peu informés, et, écrivain utilisant librement son intuition, il ajoute des éléments qui donne envie de croire en d’autres épistémè, peut-être à l’image de ce que connurent nos lointains ancêtres.

Récits narrés par des auteurs parlant en leur nom, réfléchissant sur des documents préhistoriques : L’Enfant fossile de Philippe Forest, Les Combarelles de Michel Jullien (commenté par Chloé Morille dans ce volume), Dormance de Jean-Loup Trassard intègrent des travaux scientifiques, disent leur fascination pour les origines, les humains qui nous ont précédé, les arts rupestres, et ce qui nous échappe. Leurs sensibilités, déclinées dans des discours (pensées, souvenirs, avis, espoirs, questionnements…) et des descriptions, plus que dans des épisodes imaginaires, miment moins le sublime qu’elles ne s’aiguisent en rêveries informées et proposées en partage aux lecteurs. Michel Jullien préfère à la science-fiction les expériences futuristes réelles comme les Golden Records envoyés dans l’espace, pour exprimer l’obstination des humains à laisser des traces, contre le temps, contre la mort. Les alternances entre préhistoire, histoire, force des images, réflexion documentée, avec une iconographie importante, distingue cette œuvre. Le récit de Jean-Loup Trassard relève de la prose poétique, et fait donc parfois écho aux Héritiers de William Golding, la représentation d’une histoire imaginaire en moins. Les descriptions, les intuitions, les tentatives d’imaginer, à l’aide de la connaissance des paysages et de l’aiguisement des sens, impliquent également la subjectivité réelle de l’écrivain, proche aussi, mais de façon moins hermétique, du poète Clayton Eshleman, étudié également par Chloé Morille. Andrée Chédid avait aussi privilégié la poésie en prose pour un dialogue et quelques scènes imaginaires avec l’australopithèque que l’on pensait être une femme lors de la publication de l’œuvre, en 1998. Lucy, qui va engendrer tant d’horreurs parmi sa descendance (elle est donnée pour une sorte de mère de l’humanité), devrait être tuée, mais son regard humain recèle aussi de l’amour, et la narratrice l’épargne, validant ainsi une manière d’espoir à préserver en une humanité pourtant capable du pire : le lyrisme se permet de faire dialoguer les temps, sans impératif de vraisemblance, pour exprimer les affres éthiques de l’auteure poétesse. Ces œuvres de non fiction entremêlent plus directement vie des origines et mort des espèces, en intégrant des pensées du deuil et de la vanité, parfois de l’espoir. L’obsession des traces, celles des préhistoriques que l’on désespère de trouver soi-même, de savoir interpréter dans leurs arts, de ressusciter en pensée sensible, les traces qu’on aimerait laisser à nos descendants s’il s’en trouve, se résout modestement dans le geste d’écritures informées et subjectives, sans prétention divertissante et sans fuite. Communes aux fictions et aux non-fictions, les poétiques de l’image travaillent l’espace de manière intensive et suggestive, en explorant le paradigmatique contre le syntagmatique d’allure facilement causale ; ce que projettent Philippe Forest sur la mâchoire de l’enfant préhistorique, Michel Jullien sur les peintures des Combarelles, Jean-Loup Trassard sur une Mayenne en voie de destruction relèvent d’invariants et de similitudes qui font penser les temps sans représenter l’histoire, et rappellent, au niveau littéraire, l’idée de convergence en préhistoire, en biologie et en sociologie (Lahire), ou les formes survivantes d’Aby Warburg en esthétique. L’expression de « temps profond », ou deep time implique à sa façon l’idée d’une épaisseur du temps, qui nous permet d’y voyager, en échappant à son défilé chronologique.

Autre cas de non-fiction travaillant la matière préhistorique en instruisant, en émerveillant, et en interrogeant : certains récits de vulgarisation qui font vivre des personnages (comme Marx dans le jardin de Darwin, d’Ilona Jerger, journaliste spécialisée), dont les textes des préhistoriens eux-mêmes. J’ai évoqué plus haut le développement de recherches sur la sensibilité des préhistoriques, mais deux autres exemples justifieront cet élargissement du sens académique de la « littérature » : le dialogue entre Jean-Michel Geneste et Boris Valentin (contributeurs à ce volume) dans Si loin, si près. Pour en finir avec la Préhistoire et Le dernier Néandertalien de Ludovic Slimak. Dans le premier ouvrage de vulgarisation, les deux scientifiques expriment leur fascination pour leurs objets, parfois pour la technique qui permet leur découverte et leur analyse, la naissance de leur vocation, l’enrichissement par d’autres disciplines, leur amour des paysages, leur curiosité pour des altérités relatives. Ils racontent des enquêtes sur le terrain, empruntant des accents au récit d’aventure (paradigme indiciaire vécu), comme au conte qui suscite l’émerveillement (schéma de la découverte de Lascaux par des enfants). Ils citent des écrivains (Jean-Michel Geneste qualifie son collègue archéologue russe Viatcheslav I. Molodin de poète, Boris Valentin apprécie Jean Rouaud, Jean-Loïc Le Quellec truffe littéralement ses études d’extraits littéraires), pensent la fiction de certaines approches autrefois dites scientifiques, rêvent devant les temps et les rythmes et nous expliquent combien la taille expérimentale de silex mobilise une empathie singulière pour les humains préhistoriques (hommage rendu par J.-M. Geneste à Jacques Tixier), dans des mots dignes des écrivains de métier. Boris Valentin dit la complicité que l’on peut ressentir avec les préhistoriques, pourtant si loin de nous… au point qu’ils ressemblent un peu à des personnages romanesques pour le lecteur. L’iconographie complète de façon émouvante les réponses de Jean-Michel Geneste aux questions de son collègue, car Si loin, si près. Pour en finir avec la Préhistoire contient des dessins exécutés par lui lors de ses voyages sur des lieux de fouille — mélange de médias que la « littérature » au sens plus restreint accueille depuis un peu plus d’un siècle. Ludovic Slimak choisit quant à lui la forme du récit pour toucher les amateurs de préhistoire, et leur faire éprouver les espoirs, les stupeurs, les impatiences de son propre travail pour mieux connaître Néandertal, et pour leur faire imaginer, à ses côtés, la vie de celui-ci. L’introduction du dernier Néandertalien rapporte un dialogue (fictif ou pas, peu importe) entre l’auteur et son fils, pour connecter les temps d’une vie d’insecte, d’une vie d’humain contemporain, de l’histoire, et de la préhistoire. L’anthropocène reste un horizon relativement lointain chez ces « écrivants » écrivains (auxquels on pourrait adjoindre d’autres noms), qui notent cependant les conditions de vie dégradées de certaines populations et celles qui attendent les générations prochaines, comme si le relatif inconnaissable que recouvre cette notion polémique participait bien plus aisément d’un pessimisme général assumé par les romans ou les récits de non-spécialistes … peut-être parce que la littérature au sens traditionnel excelle à exprimer le désordre (Pierssens, 14).

Il apparaît ainsi que la préhistoire, que l’humain désire connaître, dans sa libido sciendi, son narcissisme, et sa mauvaise conscience (« comment en sommes-nous arrivés là ? »), se décline de façons très diverses à l’heure de l’anthropocène. Les scientifiques en savent toujours plus, posent de nouvelles questions orientées par des valeurs changeantes (rapport à la nature, rapport entre les sexes, rapport entre anciens colonisés et anciens colonisateurs, ceux-ci ayant beaucoup plus que les autres développé les questionnements scientifiques sur les origines du genre homo), ont une pratique réflexive forte sur leur discipline, qui croisent bien d’autres sciences humaines, de l’anthropologie à la philosophie. Les écrivains dits « littéraires » continuent de pratiquer le roman préhistorique, croisant parfois les temporalités, utilisant le temps profond de manière allégorique, au profit de poétiques de l’indicible, ou en des récits plus méditatifs, plus ou moins informés, poétiques, accueillant des images littéraires et iconographiques. Les contributeurs spécialistes de littérature de ce volume montrent assez combien ce thème fascine toujours et encore, nous renvoyant une image de nous-mêmes comme autres et comme fragiles. Nous espérons également montrer que cette « matière », en faisant aussi s’exprimer les savants avec leur sensibilité cultivée, nous invite à réenvisager l’écriture scientifique dans ses caractères littéraires.


Ouvrages cités

Archambault de Beaune, Sophie, Écrire le passé (dir.), Paris, CNRS Éditions, 2010 ; Préhistoire intime Vivre dans la peau des homo sapiens, Paris, Gallimard, 2022.

Baudrillard, Jean, À l’ombre du millénaire ou le suspens de l’An 2000, Paris, Sens et Tonka, 2005

Buffetaut, Éric, Fossiles et croyances populaires une paléontologie de limaginaire, Paris, Éditions Le cavalier bleu, 2017.

Burroughs, Edgar Rice, Tarzan dans la préhistoire (1921), Éditions des régionalismes, Cressé, 2020.

Calvino, Italo, « Les Dinosaures », Cosmicomics (1965), Gallimard, folio, 2019.

Chaîneau, Samuel, « La révolution néolithique contre Sapiens », Philosophique, 23 | 2020, mis en ligne le 12 juillet 2021,  http://journals.openedition.org/philosophique/1448 (consulté le 30 avril 2023).

Chedid, Andrée, Lucy : la femme verticale, Paris, Flammarion, 1998.

Chevalier, Tracy, Prodigieuses créatures (2009), trad. Anouck Neuhoff, Paris, Quai Voltaire, 2010.

Chevillard, Éric, Préhistoire, Paris, Éditions de Minuit, 1977.

Clair, Jean, De Humboldt à Hubble : le cosmos et lart moderne, Paris, L’Échoppe, 2008.

Cohen, Claudine, L’Homme des origines, savoirs et fictions en préhistoire, Paris, Seuil, 1999 ; La Méthode de Zadig — la trace, le fossile, la preuve, Paris, Seuil, « science ouverte », 2011.

Costes, Guy et Altairac, Joseph, Les terres creuses : traitez non moins utile que délectable de la présence de grottes, cavernes, cavités, gouffres, abîmes, tunnels « extraordinaires », mondes souterrains habités, et autres terres creuses dans les romans (populaires ou non), à conjectures rationnelles, y compris les récits préhistoriques comportant icelle ou icelui, autant que les essais, desquels iusques à présent l’on n’a peu ou prou ouy parler — bibliographie géo-anthropologique commentée des mondes souterrains imaginaires et des récits spéléologiques conjecturaux, Amiens : Encrage et Paris : Les Belles Lettres, 2006.

Darmangeat, Christophe, blog La Hutte des classes, anthropologie sociale, préhistoire et marxisme, http://www.lahuttedesclasses.net (consulté le 7 décembre 2022).

Debray Cécile, Labrusse Rémi, Stavrinaki Maria : Préhistoire, une énigme moderne – catalogue de l’exposition du même titre, Centre Pompidou ed., 2019.

Décimo, Marc, Sciences et Pataphysique — savants reconnus, érudits aberrés, fous littéraires, hétéroclites et celtomanes en quête d’ancêtres hébreux, troyens, gaulois, francs, atlantes, animaux, végétaux, aryens, extraterrestres et autres ?, Paris, Les Presses du réel, « Les Hétéroclites », tome 1, 2014.

Del Amo, Jean-Baptiste, Le Fils de lhomme, Paris, Gallimard, collection blanche, 2021.

Demoule, Jean-Paul, Homo migrans — de la sortie dAfrique au grand confinement, Paris, Payot, histoire, 2022.

Diamond, Jared, Effondrement comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2005), Paris, Gallimard, nrf, essais, 2016.

Didier, Valérie et Lussault, Michel, Néolithique Anthropocène — Dialogue autour des 12000 dernières années, coédition École urbaine de Lyon et Éditions deux-cent-cinq, 2021.

Djindjian, François : « Influences des théories linguistiques de Nicolas Marr et de l’article de Joseph Staline sur la préhistoire soviétique : apports et autocritiques », Écrire le passé (dir. Sophie A. de Beaune), Paris, CNRS Éditions, 2010. 

DeLillo, Don, Point Oméga (2010), Arles, Actes Sud, 2010.

Dorémus, Fabien, La Mâchoire, Édition de la librairie du Labyrinthe, Amiens, 2023.

Ferdinand, Malcom, Une écologie décoloniale : penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, coll. Essais Anthropocène, 2019.

Forest, Philippe, L’Enfant fossile, Lyon, Éditions Invenit, 2014.

Frisch, Max, L’Homme apparaît au quaternaire, traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs, Paris, Gallimard, nrf, « Du monde entier », 1982.

Fuentes, Carlos, L’instinct d’Inez (2003), Paris, Gallimard, 2005.

Geneste, Jean-Michel et Valentin, Boris, Si loin, si près. Pour en finir avec la Préhistoire, Paris Flammarion, 2019.

Geneste, Jean-Michel, Grosos, Philippe et Valentin, Boris, Préhistoire — nouvelles frontières, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 2023.

Golding, William, Les Héritiers (1955), trad. Marie-Lise Marlière, Paris, Gallimard, 1968.

Graciano, Marc, Enfant pluie, Paris, José Corti, « Merveilleux », 2017.

Graeber David et Wengrow David, Au commencement était… — une nouvelle histoire de lhumanité, Les liens qui libèrent, 2021.

Grenier, Christian, blog (https://grenier-blog.noosfere.org/index.php/post/2018/12/17/LA-PREHISTOIRE-DANS-LA-LITTERATURE-DE-SCIENCE-FICTION-1-3, (consulté le 15 février 2022).

Guilaine, Jean, Caïn, Abel, Ötzi l’héritage néolithique, Paris, Gallimard, nrf, Bibliothèque des histoires, 2011 ; avec Zammit, Jean, Le Sentier de la guerre — visages de la violence préhistorique, Paris, Seuil, « Sciences humaines », 2001.

Guillaumie, Marc, Le roman préhistorique essai de définition dun genre, essai dhistoire dun mythe, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2006.

Guy, Emmanuel, Ce que l’art paléolithique dit de nos origines, Paris, Flammarion, « Au fil de l’histoire », 2017 ; « Quand le « paléolithiquement » correct s’invite dans la discussion », L’Homme, Varia, 234-235, 2020, https://journals.openedition.org/lhomme/37552 (consulté le 7 janvier 2023)

Iakovleva, Lioudmila, « Les fouilles paléolithiques en Eurasie au XXème siècle dans leur contexte historiques », Écrire le passé (dir. Sophie A. de Beaune), Paris, CNRS Éditions, 2010. 

Infernus, Johannes, Débrouille-toi avec ton violeur, Paris, Éditions de l’Olivier, 2022.

Jerger, Ilona, Marx dans le jardin de Darwin (2017), trad. en français par B. Lortholary, Paris, Éditions de Fallois, 2019.

Jullien, Michel, Les Combarelles, Paris, éd. L’écarquillé, 2017.

Kerangal, Maylis de, L’art du trompe-l’œil, Paris, Verticales, 2018.

Labrusse, Rémi, La Préhistoire au présent, CNRS éditions, 2021 ; Préhistoire, lenvers du temps, Hazan, 2019 ; https://www.politika.io/fr/atelier/politiques-prehistoire (consulté le 2 février 2023) ; « Préhistoire : le silence du temps ? » conversations avec plusieurs participants, Silence, Album n°1, Paris, L’Écarquillé, 2023.

Lahire, Bernard, chapitre 6 « Convergences anatomiques, comportementales, sociales et culturelles » des Structures fondamentales des sociétés humaines, https://www-cairn-info.merlin.u-picardie.fr/les-structures-fondamentales-des-societes-humaines–9782348077616-page-210.htm (consulté le 14 décembre 2023).

Lantelme, Michel, Le Roman contemporain – Janus postmoderne, 2006.

Le Quellec, Jean-Loïc, La Caverne originelle art, mythes, et premières humanités, Paris, La Découverte, « sciences sociales du vivant », 2022 ; Des Martiens au Sahara : Deux siècles de fake news archéologiques, Paris, Éditions du Détour, 2023.

Lewis, Roy, Pourquoi jai mangé mon père (1960), Babel, 1990.

London, Jack, Avant Adam (1900), trad. Louis Postif, Paris, Édition Libretto avec préface d’Y. Coppens, 2002.

Macfarlane, Robert, Underground — voyage au centre de la terre (Underland : A Deep Time Journey, 2019), trad. en français par Patrick Hersant, Paris, Les Arènes, 2020.

Magny, Michel, L’Anthropocène, Paris, P. U. F., Que sais-je ?, 2021.

Mantion, Théo, « William Golding, Gaia, and the Crisis Ecology of Lord of the Flies », Épistémocritique n°21, Crises : climat et critique, 2023.

Joy McCorriston et Julie Fields, Anthropocene  — A New Introduction to World Prehistory, Londres, Thames Hudson, 2020.

Montalbetti, Christine, L’Origine de lhomme, Paris, POL, 2002.

Müller, Xavier, Erectus, Paris, XO éd., 2018 ; Erectus, l’armée de Darwin, Paris, XO éd., 2021 ; Erectus : le dernier hiver, Paris, XO éd., 2022.

Nadeau, Robert, « L’évolutionnisme économique de Friedrich Hayek », Philosophiques, vol. 25, n° 2, 1998, https://www.erudit.org/fr/revues/philoso/1998-v25-n2-philoso1807/027490ar.pdf (consulté le 7 janvier 2023).

Olivier, Laurent, Séguy, Mireille, Le passé est un événement correspondances de larchéologie et la littérature, Paris, Macula, « Anamnèses. Médiéval /contemporain », 2022.

Otte, Marcel : Sommes-nous si différents des hommes préhistoriques ?, Odile Jacob, 2020 ; Les origines de la pensée, — archéologie de la conscience, Mardaga, 2001.

Pascal Quignard, « Le chant des sirènes », La Haine de la musique, Calmann-Lévy, 1996.

Petru Popescu, Petru, Primitif, Paris, Jean-Claude Lattès, 1997.

Pey, Serge, Manifeste magdalénien, éd. Dernier télégramme, 2016.

Quignard, Pascal, « Le chant des sirènes », La Haine de la musique, Paris, Calmann-Lévy, 1996.

Pierssens, Michel, « Les dangers de la curiosité : désir de savoir et logophilie chez Paul Tisseyre-Ananké », Savoirs à l’œuvre, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1990.

Röder, Brigitte, « Si les hommes préhistoriques n’existaient pas, il faudrait les inventer », Les nouvelles de l’archéologie, 113 | 2008, mis en ligne le 21/12/2011 (consulté le 29 mars 2022).

Salanskis, Emmanuel, « Nietzsche et « la grande préhistoire de l’humanité »: l’anthropologie d’Aurore comme renversement de perspective », Aurore, tournant dans l’œuvre de Niezszche ?, Céline Denat et Patrick Wotling éd., Paris, Épure, « Langage et pensée », 2015, p. 135-161.

Scott, James C., Homo domesticus (2017), Paris, La Découverte, 2019.

Semonsut, Pascal, La représentation de la Préhistoire en France dans la seconde moitié du XXe siècle, 1940-2012, Paris, Éditions Errance, « Hespérides », 2013.

Slimak, Ludovic, Néandertal nu comprendre la créature humaine, Paris, Odile Jacob, 2022 ; Le Dernier Néandertalien, Paris, Odile Jacob, 2023. 

Stavrinaki, Maria, Saisis par la préhistoire enquête sur lart et le temps des modernes, Paris, Les Presses du réel, 2019.

Stépanoff, Charles, « Les hommes préhistoriques n’ont jamais été modernes », L’Homme, Varia, 227-228, 2018, https://journals.openedition.org/lhomme/32370 (consulté le 7 janvier 2023).

Stoczkowski Wiktor, Aux origines de lhumanité (textes choisis), Agora, « Pocket », 1996 ; Anthropologie savante, anthropologie naïve — De l’origine de l’Homme, de l’imagination et des idées reçues, Paris, CNRS Éditions, 1994.

Testart, Alain, Avant lhistoire l’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac, Paris, Gallimard, nrf, 2012.

Vercors, Les Animaux dénaturés, Livre de Poche (1952), 2019.

Wanlin, Nicolas, « Évolutionnisme et modèles d’interdisciplinarité : Haeckel, Quinet, Symonds et Spencer », Belles lettres, sciences et littérature, Anne-Gaëlle Weber (dir.), Épistémocritique, 2015.

Watson, Lyall, L’Oiseau-foudre — la découverte en solitaire de la préhistoire de l’Afrique du Sud (1982), trad. en français par Jean-François Beerblock, Arles, Actes Sud, 2004.


Remerciements

À tous les contributeurs du volume, dont certains ont participé au colloque organisé en 2022 à l’Université de Picardie Jules Verne sur ce même sujet ; à Boris Valentin et à Jean-Michel Geneste, dont ce n’était pas le cas, mais qui ont été d’un grand secours (et d’une grande patience !) ; à Rémi Labrusse, pour ses conseils et nos échanges ; à tous les spécialistes de littérature générale osant des comparaisons interdisciplinaires.


1 Le climatologue M. Magny présente l’hypothèse de « lointaines prémices » de l’anthropocène à partir même de la « colonisation de la terre ». Voir encore le succès de Jared Diamond avec Effondrement ou, moins anthropologique, Alain Badiou, dans « Le capitalisme, seul responsable de l’exploitation destructrice de la nature », Le Monde, 26 juillet 2018 : « Prenons les choses d’un peu plus loin. L’humanité, depuis quatre ou cinq millénaires, est organisée par la triade de la propriété privée, qui concentre d’énormes richesses dans les mains de très minces oligarchies ; de la famille, où les fortunes transitent par le biais de l’héritage ; de l’État, qui protège par la force armée et la propriété et la famille. C’est cette triade qui définit l’âge néolithique de notre espèce, et nous y sommes toujours, voire plus que jamais. Le capitalisme est la forme contemporaine du néolithique » (cité par Samuel Chaîneau)

2 Selon la page Facebook du théâtre : « ce troisième portrait de la série théâtrale « Anachronique Paléolithique ! » sonde les couches stratigraphiques de la vie de Breuil pour interroger les croyances, les erreurs et les hypothèses qui se nouent dans la recherche des origines humaines. »

3 Rémi Labrusse et Maria Stavrinaki, deux des trois commissaires, ont par ailleurs publié de remarquables ouvrages sur la préhistoire dans son rapport à l’histoire de l’art.

4 On pourra admirer de superbes clichés de la grotte étudiée, des peintures rupestres qu’on y trouve, et des participants dans Geneste et Valentin, 2019.

5 Clin d’œil au Germinal de Zola, la performance du même titre, créée en 2012 pour la Biennale de la danse de Lyon par Antoine Defoort et Halory Goerger recréait sur la scène tout un monde, le détruisant parfois, entre médiation burlesque, technophilie ironique, travail de la verticalité du plateau : une germination où la dimension sociale ne doit plus rien à des combats « primitifs », et joue très métaphoriquement des potentiels évolutifs du langage.

6 On pourra éventuellement en rapprocher l’œuvre « Volos », du plasticien Hubert Duprat, hache du néolithique enchâssée en 2013 dans un bloc de terre glaise.

7 Je n’inclus pas dans cette typologie la littérature pour la jeunesse, très riche, et qui mêle souvent dimension pédagogique et structure narrative de l’initiation.

8 Ainsi, par exemple, de Ernst Haeckel, voire d’Edgar Quinet, qui espérait une plus grande complémentarité entre sciences et littérature, comme l’a rappelé Nicolas Wanlin.

9 L’historienne de l’art Laurence Bertrand Dorléac a hésité à inclure des artefacts préhistoriques parmi les objets de l’exposition « Les choses », qui s’est tenue au Musée du Louvre en 2022 : voir sa conférence présentée en direct de l’Auditorium Michel Laclotte, le 17 octobre 2022 (https://www.youtube.com/watch?v=MEjVbTu315k). L’attention portée aux « choses » par les humains a donné lieu à des œuvres plastiques, littéraires, et aux recherches des archéologues travaillant sur toutes les périodes.

10 Les frères Goncourt inventent le terme générique à propos de ce roman dans leur Journal (1887-1896), ceci noté par Marc Guillaumie (30).

11 Edgar Quinet, relatant son émotion en haut des Alpes : « J’ai cru être dans une autre planète. Cet horizon me semblait être au-delà des facultés humaines » (La Création, volume 1, Paris, Librairie internationale, 1870, p. 3), avant d’envisager le temps très reculé de la préhistoire comme ce qui nous fait « nous échapper à nous-mêmes » (cité par Maria Stavrinaki, 51).

12 L’art de la performance, en deçà ou au-delà des mots, témoigne parfois d’une même tension nostalgique vers l’indicible du très ancien valorisé comme une forme de primitivité. Le Manifeste magdalénien de Serge Pey, sous-titré « critique du temps », s’y inscrit encore en 2016, dans la mesure où les textes poétiques participent d’un travail graphique et ont accompagné exposition et performance de l’auteur, par ailleurs fasciné par les langues à clics.

13 Don DeLillo, dont Christian Michel commente L’Étoile de Ratner dans ce volume, a intitulé un autre de ses romans Point Oméga.


 




10 – L’écriture de la préhistoire dans Les deux Beunes de Pierre Michon :
Entre entropie et néguentropie

Résumé

Par l’entremise des notions d’entropie et de néguentropie, le présent article propose d’aborder la question de la préhistoire dans les deux récits La Grande Beune et La Petite Beune de Pierre Michon. L’univers fictionnel michonien, qui au premier coup d’œil semble immobilisé dans un épais brouillard archaïque, offre aussi différentes stratégies littéraires permettant de déployer une énergie susceptible de contrecarrer ce devenir uniforme et « informe » du monde. Dans un premier temps, nous chercherons à comprendre comment les paysages extérieurs et les environnements souterrains des grottes du paléolithique se contaminent mutuellement, ralentissant ainsi les diverses forces entropiques présentes dans le récit. Nous chercherons à ouvrir les strates du temps, permettant ainsi à un passé enfoui et oublié de refaire surface en se manifestant dans le monde visible. Dans un deuxième temps, en abordant la question de la calligraphie et de la chasse, nous souhaitons montrer comment l’écriture peut « se saisir » de la préhistoire sans la figer dans le temps. L’écriture et l’art pariétal apparaitront comme des gestes néguentropiques mettant en scène une production collective permettant de résister aux catastrophes de l’histoire.

Abstract

Through the concepts of entropy and negentropy, the following article aims to question the notion of prehistory in Pierre Michon’s stories “La grande Beune” and “La Petite Beune”. Michon’s fiction universe, which at first glance might appear immobilized in a thick archaic fog, also presents various literary strategies likely to deploy an energy that counter the uniform and “formeless” becoming of the world. Firstly, we will seek to understand how the exterior landscape and the inward environments of the Paleolithic caves contaminate each other, allowing the slowing down of the different entropic forces at play in the narrative. We aim to open the different strata of time, which will allow the resurgence of a forgotten past into the visible world. Secondly, through the question of calligraphy and hunting, we will demonstrate how writing can grasp prehistory without freezing it in time. Writing and cave art painting will then appear as negentropic gestures staging a collective production that resists the catastrophe of history.


Dans son récit de 1996 intitulé La Grande Beune1 et sa suite parue en 2023, La Petite Beune2, l’écrivain Pierre Michon propose un travail de fictionnalisation oblique3 sur la préhistoire. Au temps long de la préhistoire, qui agit comme la trame de fond du récit de 1996, Michon juxtapose une « petite » histoire, celle d’un jeune instituteur — arrivant catastrophé au début des années 1960 dans un village du Périgord non loin de Lascaux — et de son désir pour la buraliste du village. Un certain nombre de commentateurs se sont arrêtés sur cet entrelacement du désir avec la quête d’« apprentissage » érotique dans ce récit de Michon. La Petite Beune confirmera cette quête en réalisant les désirs érotiques du narrateur. Bien qu’il ne s’agisse pas de rejeteter ces interprétations, car le récit peut certes évoquer une sorte de Bildungroman4, nous choisirons d’appliquer une certaine mise entre parenthèses de ces lectures touchant à l’Éros. Cela nous permettra d’explorer ce récit préhistorique5 en abordant simultanément les thèmes de la nature, de l’art et de la technique. Si l’œuvre de Michon n’a que récemment été abordée sous l’angle de l’écopoétique ou de l’écocritique6, nous souhaitons pousser ces perspectives en soulignant la conception singulière de l’espace, de la géographie et du temps dans Les deux Beune, conception qui oscille entre différents systèmes — sociaux, naturels, géologiques — avec des degrés divers d’entropie. Nous chercherons à penser la tension interne qui se développe dans le récit entre la propension entropique — du monde, de l’histoire — et la possibilité pour la mémoire de survivre, problématique que nous aborderons avec la notion de néguentropie, c’est-à-dire d’entropie négative. Les concepts de préhistoire et d’entropie apparaitront comme deux côtés du même feuillet réversible, où origine et fin, création et destruction, stabilité et chaos, peuvent se penser simultanément.

Dans un premier temps, nous proposons de « lire » les paysages de Les deux Beunes en les reliant à un contre-espace permettant de ralentir les phénomènes d’entropie. Les paysages michoniens en proie à l’entropie entrent contact avec un autre monde poreux, caverneux, insufflant un certain mouvement, une certaine vie. Dans un deuxième temps, nous analyserons comment Michon déploie une conception de la transmission des savoirs et des gestes — notamment avec la question de la calligraphie — qui s’inscrit dans une économie générale dont la finalité résistera à l’arraisonnement techniciste propre à l’anthropocène. En d’autres mots, nous chercherons à comprendre comment le geste — c’est-à-dire la question de la trace, de l’écriture et de l’art pariétal — peut rejoindre un travail de mémoire susceptible de résister aux catastrophes de l’histoire et au devenir entropique du monde. Cette perspective nous permettra de penser différents assemblages spatiaux et temporels, des points de bifurcation et une ouverture des espaces clos des cavernes sur le monde et la nature.

Mais avant toute chose, il nous faudra résister à certains écueils conceptuels. Un peu comme la notion de préhistoire qui, comme le mentionne Maria Stavrinaki, devint un « signifiant flottant » (5) au courant des XIXème et XXème siècles, la notion d’entropie aura fait l’objet d’une réception polymorphe. Si la première occurrence moderne du terme provient du champ des sciences physiques et plus précisément de la thermodynamique naissante du XIXème siècle7, la notion d’entropie migra tant vers les mathématiques, la biologie, ainsi que plus « métaphoriquement » vers l’économie, la communication, la philosophie et les arts, entretenant ainsi une certaine imprécision quant à son utilisation8. De Rudolph Clausius, à Erwin Schrödinger, de Henri Bergson à Claude Lévi-Strauss en passant par Georges Bataille, jusqu’à, plus proches de nous, Robert Smithson et Bernard Stiegler, la notion d’entropie aura joui d’une certaine plasticité. L’origine moderne du terme provient du second principe de la thermodynamique qui postule l’idée selon laquelle l’énergie, dans un système fermé, tend, de manière unidirectionnelle, à se perdre plutôt qu’à s’acquérir, processus qui est irréversible et mène à une dégradation de l’énergie, à l’homogénéité, à l’inertie, et ultimement, dans une perspective cosmologique, « à la mort thermique de l’univers » (Stiegler, Bifurquer, 62), c’est-à-dire à sa stabilisation.

Dans un système isolé et fermé, l’entropie ne peut qu’augmenter ; mais dans un système ouvert, d’autres structures peuvent émerger et ainsi créer de nouveaux phénomènes. Autrement dit, les phénomènes d’entropie n’excluent pas a priori la question de la création. Dans un ouvrage paru récemment, la philosophe Shannon Mussett résume cette dualité en ces termes :

L’importante qualité dualiste de l’entropie permet non seulement d’observer la dissipation et le déclin, mais aussi de comprendre un élément central de la création. Par exemple, Hester décrit un nuage de gaz interstellaire qui s’effondre afin de former une jeune étoile avec des planètes comme l’illustration merveilleuse de la création émergeant des forces entropiques. Bien que d’un point de vue cosmique l’entropie augmente en raison de la nature de la deuxième loi en tant que loi, localement, l’entropie est réduite temporairement par le mélange et l’emprunt de systèmes. C’est ici que nous retrouvons non seulement la destruction, mais la création dans toutes ses manifestations — les galaxies, les systèmes planétaires, les amibes, les forêts et les grottes de Lascaux (Notre traduction, 22).

Suivant cette perspective, et parce que l’entropie constitue bel et bien une « loi », on ne peut pas vraiment imaginer un monde sans entropie : sans ce principe, il n’y aurait aucune vie possible. Malgré la dimension pessimiste, voire nihiliste, que le sens commun semble assigner à la notion d’entropie, il y aurait aussi un potentiel de création inhérent aux phénomènes d’entropie, car dans la destruction et le chaos, d’autres systèmes peuvent interférer et se nourrir des restes de la destruction. Comme le souligne N. Katherine Hayles dans son ouvrage Chaos Bound, en commentant les travaux d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, «  [l]a vie n’émerge pas en dépit des processus dissipatifs qui sont riches en production d’entropie, mais plutôt, elle surgit grâce à ceux-ci. Le chaos est le terreau de la vie, pas son tombeau » (Notre traduction, 100).

Dans une perspective analogue et complémentaire, le philosophe Bernard Stiegler assigne au vivant, en s’inspirant d’Erwin Schrödinger, cette possibilité de retenir la dissipation d’énergie, de différer son devenir entropique par la mise en place d’organes soit naturels, soit artificiels, extérieur au corps, c’est-à-dire exosomatique (Lotka, 188). La vie, en général, tente de ralentir son entropie : le vivant « maintient son anti-entropie en créant et en renouvelant en permanence son organisation, et il produit de l’anti-entropie en générant des nouveautés organisationnelles » (Stiegler, Bifurquer, 74). Par néguentropie, il faut entendre tout ce qui peut ralentir les processus entropiques — par exemple les savoirs techniques — et ce qui permet de retenir la dissipation d’énergie. D’un côté, les phénomènes d’entropie nous rappellent peut-être le triste sort qui nous guette : face à la dégradation de l’univers, la vie humaine est condamnée à glisser tranquillement vers la mort, bloquant du même coup l’avenir. « Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui » (495), disait Claude Lévi-Strauss, ce qui nous pousse à concevoir aussi un devenir entropique des créations de l’esprit humain enclines à se « confondre » dans le désordre, et dont la manifestation la plus éclatante s’exprime dans la forme condensée de l’anthropocène. Mais de l’autre côté, la perspective de Stiegler nous permet peut-être de trouver une sorte d’antidote au pessimisme lévi-straussien qui postulait, d’un point de vue disciplinaire, le passage de l’anthropologie à une « entropologie » (496), c’est-à-dire à une discipline chargée de s’occuper du déclin et de la désintégration des formes humaines de création. Précisément, ce qui nous intéressera avec Pierre Michon, c’est le privilège fictionnel et fabulateur de la littérature qui nous offre un autre geste : pas tant celui de renverser ce « devenir » pessimiste de l’univers dans son intégralité, mais plutôt, pour emprunter l’expression de Walter Benjamin et Pierre Naville, celui de proposer une forme « d’organisation du pessimisme » (Benjamin, Surréalisme, 132) aux phénomènes d’entropie, ceux-là mêmes qui sont au cœur de l’anthropocène. Les traces, les gestes et savoirs du passé, plutôt que de se soumettre à l’impitoyable « flèche du temps », refont surface dans un espace fictionnel marqué par des survivances et où les phénomènes déclinants de l’entropie pourront simultanément être saisis avec leur devenir.

I Du paysage entropique à la grotte néguentropique

Comme nous le mentionnions d’entrée de jeu, le récit de Michon est l’écriture d’une petite histoire, celle d’un jeune instituteur — nommé comme « les diables sont nommés […] dans les Cercles du bas » (Beune, 11) — dans le bourg de Castelnau. Il est mu par une chasse aux indices, l’amenant à parcourir les alentours du bourg, à la recherche de l’objet de son désir, c’est-à-dire Yvonne, la buraliste du village. Nombre de commentateurs9 ont souligné cette proximité du texte de Michon avec le paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg, où, méthodologiquement, à la manière des figures emblématiques de Sherlock Holmes ou de Giovanni Morelli, la lecture des signes reposait sur une « attitude orientée vers l’analyse de cas individuels ne pouvant qu’être reconstituée qu’à l’aide de traces, de symptômes, d’indice » (Ginzburg, 16). Mais en même temps, Michon n’est pas Sherlock Holmes. Il n’y aura ni scène de crime ni coupable. Le narrateur michonien, s’il suit des traces, n’aboutit à aucune révélation et aucun évènement ne pourra être reconstruit à partir de la collecte de signes. De Ginzburg, comme Laurent Demanze l’a souligné, il faudra aussi retenir le paradigme cynégétique, c’est-à-dire une méthode de lecture et d’écriture qui s’articule autour du motif de la chasse. Pour Demanze,

Le modèle de la chasse rassemble en quelque sorte dans La Grande Beune un faisceau de fonctions : il structure le système des personnages secondaires, qui se partagent entre chasseurs et pêcheurs ; il propose un espace d’identification pour le narrateur qui y puise le dynamisme archaïque de son récit érotique ; il est enfin l’horizon pictural de l’univers rupestre qui sert de décor au récit. (196)

La chasse ordonne le récit de diverses manières, tant en établissant le décor qu’en dirigeant la quête érotique du narrateur qui suit méticuleusement les traces de sa « proie ». Cette partie de chasse qui structurera l’ensemble des deux parties du récit mènera le narrateur vers des paysages et vers des lieux figés dans la froideur et la pluie de l’hiver, passant de sa salle de classe, aux champs gelés des alentours du bourg et, finalement, portera ce dernier vers les différentes grottes de la région.

Mais ces paysages décrits par Michon mettent également en scène un monde en proie à l’entropie.

La scène de l’arrivée du narrateur dans ce petit village fictif de Castelnau en sera exemplaire. Le narrateur entre dans un monde qui lui est totalement étranger : celui des pêcheurs et des chasseurs, des « vieux célibataires10 » au « parler rude » et aux « propos archaïques » (Michon, Beune, 12); le « rustre » monde de la chasse et de la pêche qui semble en retrait du temps, presque anachronique, où vivent les renards, les carpes et les esturgeons des bas-fonds. Il découvre ainsi, dans la noirceur de la nuit, sous une pluie battante, une petite pension où ce dernier logera, nommée « Chez Hélène ». Dans cet espace central au récit — avec sa salle commune aux murs rouge « sang de bœuf » où trône, au-dessus du comptoir, un renard empaillé — se déploiera le paradigme cynégétique. La chasse et la pêche, dans ce cas-ci, n’impliquent pas de jeu de traque au sens strict, mais elles se diffusent comme stimmung, comme une tonalité affective, où les corps affectent le narrateur et sa conception du temps. Comme ces enfants qui découvrirent Lascaux à la fin de l’été 1940, le narrateur découvre un lieu qui gît dans une temporalité inconnue et abstraite, impossible à situer, un lieu figé dans le temps, comme si cet espace avait été enfermé pendant 15 000 ans et que le narrateur venait de redécouvrir un monde oublié. L’antre n’est pas décoré par le bestiaire pariétal des artistes anonymes du paléolithique, mais plutôt par l’« œuvre » d’un taxidermiste, tout aussi anonyme, et peuplé d’une humanité dont la parole semble gelée dans le passé. Contrairement à l’émerveillement dont nous parlait Georges Bataille en découvrant Lascaux11, Michon gèle le temps dans un instant anxiogène. Le narrateur dit :

tout me transporta dans un passé indéfini qui ne me donna pas de plaisir, mais un vague effroi […] : ce passé me parut mon avenir, ces pêcheurs louches des passeurs qui m’embarquaient sur le méchant rafiot de la vie adulte et qui au milieu de l’eau allaient me détrousser et me jeter par le fond, ricanant dans le noir, dans leur barbe sans âge et leur mauvais patois ; puis accroupis au bord de l’eau sans un mot ils écaillaient de grands poissons. (Beune, 12)

Non seulement la chasse établit le décor, mais beaucoup plus littéralement, dans le double sens du verbe « chasser », elle offre à la fois un moment de poursuite dans le but d’une capture, et repousse le narrateur, le fait fuir (Ravindranathan, 38). Mais simultanément, le piège du temps le repousse, car le narrateur devient à son tour « chassé » — ou dans ce cas-ci, « pêché » —, c’est-à-dire repoussé vers un fond noir, un espace où la visibilité est condamnée, vers un espace et un temps sans issue ; en d’autres mots, le monde de Les deux Beune est en proie à une entropie généralisée. Nous retrouvons ici la description d’un système clos qui aurait atteint son niveau d’entropie maximal : homogène et vide, aucune énergie n’anime le village ni l’antre de la salle commune. Car c’est bien ce que l’entropie postule : la dispersion d’énergie, ayant atteint son paroxysme, emporte avec elle passé et avenir, alors que ces deux dimensions temporelles se rejoignent au point d’être indiscernables.

En contrepartie au système entropique caractérisant le village, Michon proposera un autre espace tout aussi singulier que le narrateur découvrira plus loin dans le récit, lors d’une de ses tournées dans la région ; car il y a bien une grotte dissimulée au fond des deux Beunes. Cette petite grotte, qui échappe aux circuits touristiques, est décrite en ces termes :

On montait et descendait entre des pierres effondrées, on se glissait dans des failles, on piétinait dans des dolines où des résidus dormaient, on ne comprenait rien. On avait peur de se cogner la tête. Tout était gorgé d’eau, les argiles détrempées, blêmes, collaient aux semelles, les pluies de cet hiver pourri s’égouttaient là-haut, ruisselaient en mille endroits ; je pensai aux énormes vidanges de cinquante siècles qui s’étaient engouffrées là-dedans, quand se débâclaient les grandes glaciations. Il faisait plus doux que sur terre : cette chaude haleine ajoutait comme toujours au malaise d’être plus bas que les morts, comme si vous soufflait dessus une bête pendue à ces voûtes, rampant à l’aise sur ces sables pourris, toujours vous précédant hors du faisceau de la lampe mais par-dessus son épaule braquant sur vous son mufle et vous attendant au tournant, une grande abstraction ambulante, chaotique. (Beune, 57-58)

La caverne apparait ainsi avec tous ses plis. La descente dans la grotte met entre parenthèses nos perceptions quotidiennes ; elle nous plonge dans un monde inconfortable où nos habitudes et nos repères s’estompent, où nous sommes laissés à la merci d’une vision parcellaire animée par la seule pointe lacunaire de la lampe. L’allégorie de la caverne michonienne laisse donc ici place à une série de métaphores tant sexuelles qu’animales. Si la caverne nous rappelle ce monde intra-utérin, avec sa douceur et sa chaleur détrempée et collante, elle nous rappelle aussi ce monde animal, où les bêtes sont à la fois pendues aux murs et rampantes comme des serpents12. Il s’y déploie un jeu anamorphique où les animaux semblent se déplacer selon nos mouvements dans la caverne et selon les mouvements des faisceaux de la lampe, mais qui, à tout moment, peut s’estomper, en nous plongeant dans la noirceur, nous avalant comme une bête vers notre mort certaine. Cette description faite par Michon est assez proche de la perspective chamanique du préhistorien et géologue Florian Berrouet. Entrer dans une grotte, comme le souligne ce dernier,

c’est quitter un environnement à la fois minéral, organique, aérien pour un milieu totalement minéral, sans horizon, où le sol a souvent la même couleur que le ciel, où certains repères sensoriels sont brouillés. Le corps se prépare à vivre des expériences nouvelles. Le comportement adopté, par nécessité — ramper, creuser. . . — mais aussi par réflexe — être plus attentif aux sons, s’inquiéter lorsqu’un bruit sec vient rompre le silence. . . —, rend le visiteur proche de l’animal. […] Comme si ce que nos gestes, nos attitudes renvoient vers l’extérieur en temps normal venait ricocher sur les parois et nous revenait. À l’image de ce que l’on peut ressentir pendant une transe chamanique, la grotte est un espace où le temps n’existe plus, où les repères spatiaux sont bouleversés. (Berrouet, 12)

La grotte nous invite à redevenir animal tant elle nous contraint à suspendre nos habitudes de la vie quotidienne en nous forçant à nous inquiéter, à rester alerte, ainsi qu’à éprouver le monde par nos sens, plus que par notre raison. La « descente » michonienne rejoue ce devenir animal en inversant la relation chasseur-chassé : le narrateur est maintenant traqué par la grotte, lieu où se manifeste une bête informe qui guette, renifle, qui nous attend au fond de la noirceur. En revanche, les traces animales rempliront l’espace de la caverne : soit des traces de griffes d’ours sur les parois, des os et fossiles de renards ou de loup, soigneusement placés dans de petites vitrines aménagées à même la grotte.

Ce qui est encore plus important, c’est que la grotte décrite par Michon peut se penser comme un système qui n’est pas entièrement immobilisée dans un état d’entropie maximal. Alors que l’on pourrait s’attendre à retrouver dans la grotte un autre lieu complètement figé dans le temps, Michon nous propose au contraire un écosystème mu par différentes énergies : celle où les pluies diluviennes de l’hiver sont recyclées et circulent encore, celle antédiluvienne de l’écosystème qui mit fin à la période de la glaciation, et celle qui dégage une chaleur, une douce haleine, qui ne s’est pas encore dissipée. Si un chaos y règne, il ne s’agit pas du chaos désorganisateur de l’entropie, mais d’une force bien distincte que Michon décrit comme une grande abstraction ambulante, c’est-à-dire une force bestiale qui agit virtuellement, comme si le lieu avait conservé toute la mémoire des « tragédies » qui s’y seraient déroulées dans un passé reculé. Au premier regard, nous nous retrouvons alors face à deux systèmes distincts qui inversent d’une certaine façon nos attentes : le monde extérieur de la surface de la Terre serait un système isolé, alors que le monde intérieur de la grotte, caché dans les entrailles de la Terre, serait inversement un système ouvert sur l’extérieur.

Mais la grotte de Les deux Beune n’est pas Lascaux. « Comme vous pouvez le voir […] il n’y a rien » (Michon, Beune, 60), nous explique le guide de la grotte. Dans La Petite Beune, Michon renoue avec le même procédé littéraire propre à ses écrits de biofiction en intégrant le doute et d’autres formes de « non-savoir  » (Viart, 121), afin de troubler la narration. La grotte aurait « peut-être », jadis, contenu des salles peintes. Selon la parole d’un de ces vieux célibataires, « peut-être » le guide aurait-il passé au « Kärcher » ces images : « Bisons ineffables et vaches de manganèse, félin au bond et rennes blessés, ils virèrent tout. […] [Le guide] voulait-il donner à visiter la seule présence vraie, qui est une absence ? On avait du mal à y croire » (Michon, Beune, 99-100). Savoir si les animaux qui peuplaient les parois ont été chassés hors de la grotte, ou si la paroi fut toujours nue importe peu. Tout réside dans ce « peut-être », dans ce non-savoir amené par la narration. Michon nous rappelle que pour exister, les animaux de l’art pariétal ont toujours besoin soit de la main de l’homme, soit de la parole diffuse des rumeurs. L’acte de fabulation est alors au cœur même de la recherche d’image de Michon.

Quoi qu’il en soit, c’est sur ce « vide » que repose la grande révélation de Michon : une immense salle, nue, vierge, où nous sommes conviés à revivre la chance et l’instant « des premières fois », c’est-à-dire une véritable présence. Michon écrit :

C’était la coupole de Lascaux à l’instant exact où y entrèrent les vieux célibataires, andouillers dessus, quand dans les torches leur cœur bondit ; quand se dévoila pour eux seuls l’impeccable étendue de calcite toute blanche, moelleuse, lisse, à peine grenue mais avec un grain tout de même qu’ils effleuraient du bout des doigts, ce mondmilch un peu grenu donc et calmement débordant de candeur, ce grand drapé tendu, servi comme sur un chevalet entre un liseré tout droit de quartzite plus noire et un plafond bulbeux, pesant, secret. […] Il n’y avait pas de peintures. (Beune, 59)

Entre les goulets et les diaclases, c’est-à-dire entre les différentes ouvertures creusées dans le monde minéral par le long travail du temps, apparait une toile en bonne et due forme, avec son parergon de quartzite. Autrement dit, au premier coup d’œil, nous voyons un parergon sans ergon, une ornementation autour d’une œuvre manquante peut-être effacée par la bêtise humaine. Comme Jacques Derrida le mentionnait dans son commentaire de la troisième critique de Kant13, dans la parure, dans le cadre, dans le parergon, se joue un principe de supplément : il n’est ni à l’intérieur, ni à l’extérieur de l’œuvre (Derrida, Vérité, 63). Mais en même temps, tout le paradoxe de cette description chez Michon joue sur le processus naturel de l’œuvre et de son cadre. Car après tout, pour Derrida, « [i]l n’y a pas de cadre naturel » (Vérité, 93). Autrement dit, l’opposition entre physis et technè — ainsi que toute une série d’opposition14 — semble ici se dérober, alors que Michon nous rappelle que l’art pariétal se pense avant tout dans sa matérialité géologique, dans un « paysage » géologique qui appelle l’œuvre et qui en est la condition sine qua non15. Comme le souligne Emmanuel Alloa, « plutôt que de traiter la paroi comme une surface de projection neutre, il s’agit donc plutôt d’exploiter sa configuration naturelle et d’intensifier ses lignes de force. Bref, de prendre en considération tous ces plis » (13).

Le geste fictionnel michonien, cherchant à suppléer à « l’œuvre », semble prendre un tournant beaucoup plus radical. En pensant « l’œuvre » avec son ergon manquant et son parergon naturel, Michon nous invite à penser l’œuvre d’art comme étant immédiatement liée à la géologie, c’est-à-dire à libérer, comme nous l’avons vu, le couple technè/physis, en montrant des formations indépendantes de la main de l’homme et en pensant le problème en-deça du couple matière/forme. Nous avons sous les yeux qu’un fond blanc, qu’une matière inerte de mondmilch, mais qui s’apparente tout autant à une toile vierge qu’au corps diaphane nu d’Yvonne (Castiglione, 32). De la nudité de la surface de la grotte, à la nudité du corps d’Yvonne qui active le désir du narrateur16, nous revenons ainsi à l’épigraphe de Les deux Beune où Michon cite Andreï Platonov, évoquant la nudité de la terre : « La terre dormait nue et tourmentée comme une mère dont la couverture aurait glissé » (Michon, Beune, 7). Derrière cette nudité, il y a donc toute une mise en mouvement, qui mélange à la fois matière et désir, et qui nous offre une certaine proximité de l’objet du désir tout en l’éloignant la fois17.

Si dans l’univers de la grotte s’estompe la dichotomie matière/forme, Michon nous montre aussi comment la relation entre l’intérieur et l’extérieur de la grotte se dissout dans le même mouvement. Nous pouvons à présent avancer la nuance suivante : le « dépliement » — pour ne pas dire le dénudement — de la grotte constitue le dénouement du récit. Comme si, rétrospectivement, la découverte de la grotte vide et nue révélait la « vérité » suivante : les images que nous nous attendions à retrouver à l’intérieur de la grotte étaient, et ce depuis le début du récit, déjà présentes dans le monde extérieur. Le bestiaire pariétal n’est pas confiné à la paroi. Il prend vie dans le village et dans les paysages gelés où le narrateur se livre à un jeu de traque. Cette considération nous force à concevoir l’espace de la grotte d’une tout autre manière. En réalité, dans Les deux Beunes, la grotte est un pli dans la matière-terre, un pli du monde. La tâche de l’écriture sera de procéder à son dépliage. Pour emprunter une formule deleuzienne : «  Le dehors n’est pas une limite figée, mais une matière mouvante animée de mouvements péristaltiques, de plis et plissements qui constituent un dedans : non pas autre chose que le dehors, mais exactement le dedans du dehors » (Deleuze, 103-104). La limite entre l’intérieur et l’extérieur se brouille, ce qui permet de réaliser qu’en réalité, ces deux dimensions sont faites de la même « chaire », chaire en mouvement qui permet aux « entrailles » de la Terre — avec toutes ses images, ses étrangetés, ses abstractions chaotiques et ses animaux — de se déplacer vers l’extérieur. L’intérieur se présente comme un pli du paysage extérieur, un pli dans la nature (Mlekuž, 49).

Ainsi, nous pouvons relire l’ensemble de la géographie et des paysages de Les deux Beunes. D’un point de vue géologique, les grottes de la région de Castelnau ont été creusées par le ruissèlement infatigable de l’eau, érosion qui est en tout point contiguë à celle qui gruge les paysages michoniens. L’incessante pluie qui traverse le récit, avec les « eaux sales » (26) du « grand trou inculte » (23) de la Beune qui « continue » (73) toujours à couler, retrouve l’univers de la caverne tant ils sont solidaires du même processus. Il y a bien une sorte de transcodage où le milieu de la grotte, avec son énergie, avec son rythme, migre et communique vers un autre milieu18. Cette « communication » entre milieux aura une double conséquence quant aux paysages et au temps. Michon écrit :

Il nous arrivait aussi de nous promener, de visiter la région, depuis Font-de-Gaume à Lascaux, de La Ferrassie à Sous-Grand-Lac. On le sait : sous ces lieux beaucoup d’eaux coulent, qui dans le calcaire font des trous. Au-dessus de ces trous pendant des années innombrables des rennes transhumèrent, qui de l’Atlantique remontaient au printemps vers l’herbe verte de l’Auvergne dans le tonnerre de leurs sabots, leur immense poussière sur l’horizon, leurs andouillers dessus, la tête morne de l’un appuyée sur la croupe de l’autre. (Beune, 48)

D’une part, l’eau qui creuse, la pluie, les rivières, font partie de ces processus qui appartiennent tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des cavernes. Comme les cervidés, Michon nous invite à une « transhumance » entre la surface de l’humus, c’est-à-dire la terre, et ses plis géologiques caverneux. La grande « migration » sera celle qui nous permettra de quitter le monde entropique de l’hiver et de découvrir celui des grottes de la préhistoire mues par des forces ancestrales. Au risque d’énoncer un truisme, les paysages contemporains des petits bourgs environnant Lascaux ont bien été le fruit d’un long travail du temps, et les paysages que nous admirons aujourd’hui ont une longue histoire qui résiste au premier coup d’œil à notre entendement. En assignant une valeur quasi éternelle à cette eau qui coulent, Michon ramène une sorte de contemporanéité du paysage, en le partageant avec les différents animaux qui peuplent le bestiaire des deux Beune (avec ses nombreux poissons, renards, cervidés aux andouillers, etc.). À défaut de retrouver ces animaux sur les parois des grottes, ceux-ci sont bien transcodés, ou « transductés », de la paroi vers le monde. Déplier la grotte signifie alors libérer les simulacres de la caverne, c’est-à-dire redonner aux images et aux animaux, qui peuplent les parois des grottes du paléolithique, par le travail de l’écriture et de la fiction, un autre espace de visibilité, un espace qui s’anime dans le monde, dans ses paysages, dans les « caprices de la géographie » (Michon, Beune, 62).

Les paysages extérieurs dans Les deux Beune sont donc plutôt temporalisés : au temps figé et immobile correspond un espace dont la visibilité régresse systématiquement dans un devenir homogène et pluvieux. « Toujours la pluie ou ce brouillard » (Michon, Beune, 18), « ces brouillards épais, immobiles » (75) ; la visibilité qui se dérobe derrière un « rideau gris » (75) laisse entrevoir une sorte de réversibilité sensitive. Le brouillard et la pluie cachent et brouillent les distances, ils rétrécissent le « diamètre du monde » (111), au même titre qu’ils montrent et révèlent le potentiel affectif de l’espace. Autrement dit, l’absence de visibilité n’est pas une absence d’affectivité, tant elle entraine « le retournement du spectateur sur son monde interne » (Ouellet, 218). Derrière ce rideau de pluie et de brouillard se cache la « satiété de nos rêves » (Michon, Beune, 70), c’est-à-dire un espace potentiel « où tout est permis » (Michon, Beune, 70) et où les sons voyagent toujours, permettant d’entendre le crépitement des désirs inassouvis19. « Cette chambre de brouillard » (112) cache le monde, ou plutôt, elle cache un monde qui est le théâtre où « circulent » et « s’échangent » (112) les rêves. Les paysages entropiques de Les deux Beune, une fois mis en relation avec ses plis intérieurs, nous révèlent plutôt un monde en mouvement, directement raccordé à l’imaginaire de la préhistoire, où les rêves et désirs circulent toujours20.

II Gestes néguentropiques

Si Les deux Beune ne nous offre pas d’images préhistoriques à proprement parler, nous retrouverons chez Michon un point de contact entre les pratiques des « artistes » du paléolithique et les pratiques d’écriture. Nous pouvons dès lors commencer à penser le mouvement qu’accomplit Michon en passant de la chasse comme geste de prédation animal au geste néguentropique de l’écriture. Pour le dire comme Agnès Castiglione, « [l]’écriture est bien l’enjeu majeur de La Grande Beune » (Castiglione, 33), et cet enjeu s’inscrit dans une volonté de « poursuite » du monde, de pérennité de mémoire. Depuis cette pulsion animale de chasse et de prédation, il faut revenir à ce désir de laisser et de lire des « traces », que ce soit celles laissées par les « artistes » du paléolithique, ou celles laissées par nos écrivains contemporains. Le nœud du problème consiste à penser la chasse et l’art conjointement, malgré le fait qu’au premier coup d’œil, ces deux activités semblent appartenir à des sphères distinctes de la pratique humaine. Il nous faut donc penser le passage de la chasse à l’écriture. Précisément, Michon nous livre une réflexion sur ce passage, comme si la question de la relation entre chasse et art était en fait indissociable tant elles sont deux pratiques liées à une extériorisation de processus, soit sensorimoteurs (gestuel et technique), soit mentaux (imagination et projection). Si la chasse donne bien l’impulsion au récit, elle ne permet pas d’aborder la question d’un désir de « graphie », pour le dire comme Ivan Farron (146).

André Leroi-Gourhan propose une conception du geste qui permet de penser cette transition de la chasse à l’écriture, car il s’agit bien de gestes. Sans rejouer l’intégralité de la phylogenèse du genre homo jusqu’à l’apparition de l’écriture et de la parole, il est intéressant de souligner comment l’origine de ces deux facultés repose sur une progressive libération de la main : « La station verticale acquise, la main devient l’organe de relation » (44), nous rappelle Leroi-Gourhan. La main libérée, qui devint le moteur de diverses opérations, fut ce premier moment où l’homme put s’extérioriser. Autrement dit, comme le démontre Bernard Stiegler, l’épigenèse de l’homme est contenue dans le silex, dans l’outil extérieur, manié par la main de l’homme, qui est directement lié au développement du cortex : ce n’est que par le travail de la main et du silex, par la rencontre avec la matière extérieure, que le cortex a pu se développer21. Il y a donc un lien technique qui rend solidaires la main et la face, ou encore le geste et la parole, alors qu’elles sont liées par « des “zones d’association” où se distribuent les rapports entre les aires corticales » (Stiegler, Technique, 178). Ce détail n’échappe pas à l’écriture de Michon. Ce dernier confie dans un entretien :

Leroi-Gourhan […] parlait du « champ antérieur », dans le Geste et la parole. Le champ antérieur, cette spécificité de l’humain, c’est la main et la bouche, l’incessant circuit entre les deux, le vide toujours comblé entre les deux, ce va-et-vient perpétuel où s’instaure le langage. Et bien ! l’écriture, je dirais que c’est un comble de perfection fonctionnelle du champ antérieur : la bouche ne semble pas impliquée, mais elle parle en même temps que la main écrit. La main et la bouche y sont en phase absolue, le champ antérieur triomphe. Évidemment, il y a aussi de la finauderie, de la ruse, de la manœuvre, de l’artifice, mais au bout du compte, c’est la main qui décide, et elle, elle ne peut dire que la vérité. Si la main tout à coup s’emballe sur de l’écrit, c’est parce que ce n’est pas seulement avec de l’écrit qu’elle est en train d’entrer en relation. C’est, tout autant, avec de la nourriture, avec le corps entier, avec l’âme, avec la mémoire, avec l’idée et la voix, une voix chuchotée au-dedans qui semble venir d’ailleurs. (Michon, Roi, 278)

L’écriture michonienne est donc une écriture « de la main », c’est-à-dire que l’écriture n’ouvre pas un espace où le sujet pourrait retrouver dans son monologue intérieur, dans sa « vie solitaire de l’âme » (Derrida, Voix, 35), le véritable socle de la conscience et de sa présence. Au contraire, l’écriture se rabat sur le corps entier, avec ses strates mémorielles, différées, qui hantent et innervent la main, en dépliant la voix dans le temps.

Mais surtout, pour Leroi-Gourhan, la parole et le geste sont liés dans cet immense processus de la technicité comme préhension de l’extérieur qui est conçu comme le moteur même du temps. Pour le dire en d’autres termes, le monde orienté vers des fins, le futur — c’est-à-dire le monde de la technique qui repose sur la répétition de gestes nécessitant une forme d’anticipation — est ce monde qui crée littéralement le temps. Avec Stiegler et sa proposition d’hybridation de la pensée de Leroi-Gourhan et de Martin Heidegger, nous pouvons en fait revenir à la question du geste, celui de la trace qui précède tout affect. Stiegler écrit :

C’est parce qu’il est affecté d’anticipation, parce qu’il n’est qu’anticipation, qu’un geste est un geste ; et il n’y a de geste que lorsqu’il y a outil et mémoire artificielle, prothétique, hors du corps et comme constituant son monde. Il n’y a pas d’anticipation, pas de temps hors de ce passage au dehors, de cette mise hors de soi et de cette aliénation de l’homme et de sa mémoire qu’est l’« extériorisation ». (Stiegler, Technique, 181)

La technique, la mémoire et la transmission sont ainsi liées dans ce processus d’extériorisation permettant de dévoiler, ou plutôt de libérer, toutes les puissances contenues intérieurement par le genre homo. Mais aussi, le geste n’est que geste dans sa mise en relation avec un extérieur, extériorisation qui est la condition sine qua non au temps, d’un temps qui se comprend dans la longue durée, dans un passé structurant, donné et hérité, mais qui, simultanément, n’a jamais été à proprement parler vécu (Stiegler, Technique, 167). Précisément, selon cette perspective, l’art pariétal constitue l’une des « première » occurrences les plus flamboyantes d’une mémoire sociale, permettant non seulement de transmettre des expériences passées, c’est-à-dire des savoirs, mais de les accumuler (Ross, 35).

Ce monde de la technè, de l’outil, réapparait chez Michon, mais toujours en s’articulant à un travail de mémoire. Dès le début de la première partie, comme nous l’avons vu, le monde de la chasse entre en contact avec celui du narrateur. Cependant, l’antre des chasseurs est à son tour mis en relation avec le monde de l’instituteur où nous retrouvons, au fond de sa salle de classe, assoupi dans la poussière, un meuble vitré qui contient tout un « outillage d’abattoir » (Michon, Beune, 17) étiqueté, qui semble vouloir se mettre en périphérie du monde visible : « C’étaient des pierres. C’étaient des armes à ce qu’on dit ; des harpons, des haches, des lames, qui avait l’air des cailloux que le sol crache après les pluies d’orage, ce qu’ils sont aussi ; c’étaient les silex, les fabuleux silicates qui ont reçu les noms de patelins perdus » (16-17). Rangé derrière la vitrine, l’arsenal d’abattoir avec ses « petit[s] morceau[x] de civilisation » (78) y perd sa valeur d’usage. Ces outils, jadis si puissants, « qui tuai[ent] impeccablement les bœufs » (17), sont à présent « à jamais dégoupillé[s] » (17) et ne peuvent s’inscrire dans ce paradigme utilitaire de la chasse. Le temps aura interrompu la chasse, interrompu la traque aux bovidés, non sans la remplacer par une autre, car il y aura en effet une tout autre économie qui prendra le relai : la chasse deviendra écriture.

C’est ainsi que les pointes de silex seront en attente d’être redécouvertes par des enfants qui « les ramassant sur un chemin les rapportent à l’école sous leur capote, dans leur petit bonnet valaque, et un gentil sourire tendent au maître qui s’y connait, qui s’y intéresse, dans leur main débile, ce morceau de ténèbres » (Michon, Beune, 18). Au premier coup d’œil, les enfants semblent abdiquer leur autonomie naïve : les galets seront rangés derrière la vitrine et ils leur tourneront le dos en s’affairant à une autre tâche, celle de l’apprentissage, celle d’apprendre « à devenir grand ». Mais du même coup, leur « main débile », empreinte de faiblesse, participe à une rythmique singulière. Les enfants sont sur un seuil, car leur main n’a pas encore été colonisée complètement par l’écriture : « les écritures qu’on apprend en pleurant, la phrase et l’orthographe, sans savoir […] que plus tard […] il n’y aura plus que cela entre vous et ce qui vous pousse au ventre, […] entre vous et ce qui vous fend le ventre, pousse l’envers » (31). Les enfants ont encore quelque chose qui leur pousse au ventre, qui leur permet de « rire sans raison » (14). Ils sont porteurs d’un mode d’apprentissage qui passe encore par tout le corps, car ceux-ci « bougent les pieds quand ils pensent » (15). La débilité de leur main participe alors aussi à un rythme qui résiste à l’asservissement intégral à l’écriture, comme si la main n’était pas encore séparée des fonctions de locomotion, pour le dire comme Leroi-Gourhan. De cette naïveté, de cette débilité et de cette fragilité gestuelle, il y a néanmoins un point de contact, une mise en circulation de cette gestuelle qui se déplacera vers la question de la calligraphie et de la mémoire.

Il y a donc toute une économie de la main dans les premières pages de La Grande Beune où se produit un échange à la fois technique, gestuel et mémoriel. De ces outils de chasse, Michon passera d’une technique qui requiert une activité rattachée à des fins, à une activité qui comporte une dimension expressive. Il n’est donc pas anodin de souligner que ce sont bien les mains fragiles des enfants qui remettront en circulation la découverte de ces outils fossilisés, pour les passer, cette fois-ci, aux mains des adultes, aux mains des calligraphes qui se chargeront d’étiqueter, de sceller comme des signes, les trouvailles des enfants. En parlant des outils derrière la vitrine de la classe, Michon écrit :

comme l’attestaient les étiquettes collées sur chaque objet où des noms savants avaient été calligraphiés de la belle main qui caractérise ces temps, la belle écriture vaine, ronde, encombrée, fervente, qu’ils partageaient alors, les naïfs, les modestes des deux bords, ceux qui croyaient aux Écritures et ceux qui croyaient aux lendemains de l’homme ; mais ça venait aussi, quoique plus parcimonieusement, de notre siècle, de 1920 et alors la calligraphie avait déjà laissé de belles plumes à Verdun, de 1950 et la calligraphie s’était à jamais brûlé les ailes et était retombée en cendres, en pattes de mouches, dans les enfers de la Pologne et de la Slovaquie[…] les instituteurs sans calligraphie de notre siècle avaient continué tout de même, héroïquement dans un sens, à mettre des grands noms sur des petites pierres, avec la foi qui leur restait, celle de l’habitude, ce qui est mieux que rien. (Beune, 15-16)

Dans un premier temps, Michon met côte à côte les perspectives religieuse et humaniste non sans une forme d’ambiguïté, car il se garde bien de donner préséance à l’une de ces deux conceptions du monde en les mettant à l’épreuve du XXème siècle. Tant les religieux que les « barbichus » (Michon, Beune, 15) savants du siècle dernier seront mis à distance, non pas pour invalider leur discours, mais pour le suspendre momentanément. Ces hommes du siècle dernier, avec leurs calligraphies généreuses, n’auront pas résisté aux horreurs de ce siècle des extrêmes. Que ce soient les évènements de Verdun, ou les camps d’extermination de Pologne ou de Slovaquie, le XXème siècle aura proclamé autant la mort de Dieu que de l’homme. Si, comme l’a souligné Ann Jefferson, la calligraphie a besoin de la foi (302), le XXème siècle a bien su liquider tant la croyance en un au-delà que celle de l’homme, saisissable comme un champ de connaissance et de savoir objectif. Cependant, bien que cette calligraphie ait été aplatie et réduite à la taille des pattes de mouche, Michon ne postule pas pour autant l’impossibilité du geste esthétique. Si la calligraphie s’est raréfiée, elle persiste néanmoins à travers les gestes de passation des instituteurs et le travail docile des élèves. « Le cours de l’expérience a chuté » (Expérience, 36) disait Walter Benjamin en décrivant ces soldats qui revenaient de la Première Guerre mondiale complètement muets devant les atrocités qu’ils venaient de vivre. Ainsi pourrions-nous dire avec Michon que la calligraphie, elle aussi, aurait chuté, mais que cette chute n’est pas synonyme de disparition ou de destruction, car quelque chose survit.

Dans ce devenir entropique où l’écriture régresse, malgré le désenchantement, le geste survit aux destructions. Le geste des calligraphes, que les instituteurs avec leur minuscule héroïsme, « avec la foi qui leur reste » (Michon, Beune, 16), continuent par le dressage des mains « débiles » des enfants à rattacher l’écriture à une expérience (Erfahrung22), luttant ainsi contre l’oubli des expériences vécues (Erlebnis) des horreurs du siècle dernier. Les horreurs du XXème siècle auraient tué ce goût pour le plaisir esthétique de la belle écriture. Mais en même temps, quelque chose reste, c’est-à-dire qu’il reste un désir de transmission. L’instituteur, par son activité de transmission de l’écriture, s’efforcerait d’accomplir un geste aussi vieux que l’humanité, celui du trait, du tracé, de l’écriture non seulement comme outil de communication, mais comme simple désir de tracer. La calligraphie, qui après tout demeure un geste où se brouillent technique et esthétique, est une pratique qui permet de passer une mémoire, qui permet de rejoindre la mémoire enfouie des « artistes » de Lascaux. Par l’enseignement de l’écriture, l’instituteur poursuit la grande histoire de l’autonomie de la main. Dans la salle de classe, dans un même et seul lieu, se retrouvent les enfants, les « calligraphes des Jules » et « les autres mains, ferventes et aussi précises, qui écaille par écaille patiemment taillèrent les limandes acheuléennes, les harpons pour aller pêcher, écrire sur l’eau » (Michon, Beune, 31). C’est ainsi que la question de la calligraphie sera intimement liée à celle de la chasse du paléolithique. L’enfant, l’écolier, par son apprentissage, malgré l’atrophie de la calligraphie, résiste aux catastrophes du XXème siècle en se liant aux barbichus et aux chasseurs-pêcheurs du paléolithique par une mémoire des gestes.

En tant que « chair surnuméraire » (Michon, Beune, 32), les enfants résistent d’une certaine façon aux catastrophes de l’histoire en perpétuant un travail manuel qui s’imprègne à la fois d’une technique et d’une cristallisation de gestes qui permettent de penser une ouverture vers le monde, car leur monde n’a pas encore été complètement bloqué par l’entropie. C’est ce que nous rappelle Stiegler : la lutte contre l’entropie spécifiquement humaine implique nécessairement la question de la technique, car celle-ci repose sur la production et la valorisation des savoirs qui sont le fruit d’une coopération des groupes humains. Dans le geste, dans sa transmission, dans son partage et sa « reconstitution » faite de rétentions et protensions, il y a donc une rencontre possible entre des temporalités disjointes rendant possible et compossible une constellation de pratiques (chasse, pêche, écriture, calligraphie).

Nous pouvons à présent nous demander quelle est concrètement la dimension « critique » contenue dans l’« écocritique » michonienne. Face au pessimisme postulé par l’entropie, la temporalité hétérochrone de Les deux Beune, où la préhistoire enlace le présent sans tomber dans les pièges d’un progressisme historique, maintient une ambivalence quant au devenir historique. Certes, le cours de l’histoire s’entropise, mais le geste des hommes de la préhistoire remonte le temps comme une mince lueur d’espoir permettant de ralentir les catastrophes passées — celles qui nous ont isolés de la préhistoire pendant plus de 15 000 ans et celles, plus proche de nous, de la destruction des Grandes Guerres — et celles à venir, provoquées par l’anthropocène. La préhistoire crée une résistance : elle insuffle au monde et au paysage un second souffle en ralentissant l’entropie généralisée, mais surtout, par l’entremise des gestes des enfants qui éclatent la flèche du temps, en recyclant des énergies « fossilisées », nous rappelant que les catastrophes sont « perpétuellement inachevées23 » (Didi-Huberman, 104).


Ouvrages cités

Alloa, E., « Anthropologiser le visuel? », dans Penser l’image II. Anthropologie du visuel, Dijon, Presse du réel, 2015, p. 5-32

Benjamin, W., « Expérience et pauvreté », in Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 364-372.

Benjamin, W., « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », dans Œuvres II, 2000, p. 113-134.

Berrouet, F., « La part du corps : chamanisme et écriture », Communication & langages, Vol. 186, no. 4, 2015, p. 5-25.

Blanckeman, B., « Pierre Michon : Une poétique de l’incarnation », dans A. Castiglione (dir.), Pierre Michon, l’écriture absolue, Saint-Étienne, Publication de l’Université de Saint-Étienne, 2002, p. 145-151.

Castiglione, A., « Le sentiment géographique dans La Grande Beune de Pierre Michon », Siècle 21, dossier « Pierre Michon et la fiction autobiographique », n° 12 (printemps-été), 2008, p. 22-33.

Clottes, J. et D. Lewis-Williams, D., Les chamanes de la préhistoire. Texte intégral, polémiques et réponses, Paris, Seuil, 1996.

Deleuze, G. et Guattari, F., Capitalisme et schizophrénie, T. 2. Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.

Deleuze, G., Foucault, Paris, Les Éditions de Minuit, 2004.

Demanze, L., Pierre Michon : L’envers de lhistoire, Paris, Corti, 2021.

Derrida, J., La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978.

Derrida, J., La voix et le phénomène, Paris, P.U.F., 1967.

Didi-Huberman, G., La survivance des lucioles, Paris, Les Éditions de Minuit, 2009.

Fabre, D., Bataille à Lascaux. Comment l’art préhistorique apparut aux enfants, Paris, L’échoppe, 2014.

Farron, I., Pierre Michon : La grâce par les Œuvres, Chêne-Bourg, Zoe, 2004.

Gefen, A., « Politique de Pierre Michon », in A. Castiglione (dir.), Pierre Michon: fictions & enquêtes, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2015, p. 375-390.

Ginzburg, C. « Signes, traces, pistes. Racine d’un paradigme indiciaire », Le Débat, vol. 6, 1980, p. 3-44.

Guillaumie, M., Le roman préhistorique. Essai de définition dun genre, essai dhistoire dun mythe. Seconde éd., Talence, Éditions Fédora, 2021.

Hanhart-Marmor, Yona, Pierre Michon. Une écriture oblique, Presses Universitaires du Septentrion, 2020.

Hayles, K., Chaos Bound: Orderly Disorder in Contemporary Literature and Science, Ithaca, Cornell University Press, 1990.

Jefferson, A., « Lascaux et l’écriture faite de bête », in P.-M. de Biasi et al., Pierre Michon : La lettre et son ombre. Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, aout 2009, Paris, Gallimard, 2013, p. 285-303.

Kant, E., Critique de la faculté de juger, Traduction Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1993.

Leroi-Gourhan, A., Le geste et la parole. Tome 2. La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1964.

Lévi-Strauss, C., Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955.

Lotka, A.J., « The Law of Evolution as Maximal Principle », Human Biology, vol 17 no. 3 (Septembre), 1945, p. 167-194.

Michon, P., Les deux Beune, Paris, Verdier, 2023.

Michon, P., Le roi vient quand il veut, Paris, Albin Michel, 2007.

Mlekuž, D., « Animate Caves and Folded Landscapes”, in L. Büster et al. (dir.), Between Worlds: Understanding Ritual Cave Use in Later Prehistory, Cham, Springer, 2019, p. 45-66.

Mussett, S., Entropic Philosophy: Chaos, Breakdown, and Creation, Lanham, Rowman & Littlefield, 2022.

Nancy, J.-L., La pensée dérobée, Paris, Galilée, 2001.

Ouellet, P., Le sens de l’autre. Éthique et esthétique, Montréal, Liber, 2003.

Préclair, F., « Écrire au troisième jour », in P.-M. de Biasi et al., Pierre Michon : La lettre et son ombre. Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, août 2009, Paris, Gallimard, 2013, p. 229-239.

Rabaté, D., La passion de limpossible: Une histoire du récit au XXe siècle, Paris, Éditions Corti, 2018.

Ravindranathan, T. et Traisnel, A., Donner le change. L’impensé animal, Paris, Hermann, 2016.

Ross, D., Psychopolitical Anaphylaxis: Steps Towards a Metacosmics, Open Humanity Press, 2021.

Schoentjes, P., Ce qui a lieu : Essai d’écopoétique, Marseille, Éditions Wildproject, 2016.

Stavrinaki, M., Saisis Par La Préhistoire : Enquête sur l’art et le temps des modernes, Dijon, Les Presses Du Réel, 2019.

Stengers, I., Cosmopolitiques. Tome 6, La vie et l’artifice : Visage de l’émergence, Paris, La découverte, 1997.

Stiegler, B. (dir.), Bifurquer : Précédé d’une lettre de J.M.G. Le Clézio ; Suivi d’une postface d’Alain Supiot, Paris, Les liens qui libèrent, 2021.

Stiegler, B., La technique et le temps. Tome 1. La faute d’Épiméthée, Paris, Galilée, 1994.

Viart, D., « Filiations littéraires », dans Écriture contemporaine 2, 1999, p. 115-139.

Vriese, H. de, Mobilités écopoétiques et écritures de la nature: Espace et paysage dans la littérature contemporaine en français, Paris, Librairie Droz, 2022.

Zencey, E., « Some Brief Speculations on the Popularity of Entropy as Metaphor », North American Review, vol. 271, no. 3, 1986, pp. 7-10.


1. Texte initialement paru comme feuilleton dans la revue de la NRF sous le titre évocateur de « L’origine du monde ». (Michon, P., « L’origine du monde », La nouvelle revue française, no. 424 à 427 ; mai-août, 1988.)

2. Le texte initial a été republié chez Verdier avec sa suite sous le titre de Les deux Beune (Michon 2023). Nous avons choisi cette version ainsi que ce titre pour les différentes références.

3. Nous renvoyons ici à l’ouvrage de Yona Hanhart-Marmor, Pierre Michon : Une écriture oblique. Pour celle-ci, l’ensemble de l’œuvre de Michon, qui regroupe notamment plusieurs récits que l’on pourrait qualifier de « bio-fictions », utilise un ensemble de stratagèmes digressifs où les sujets sont généralement approchés par la périphérie. Pour Yona Hanhart-Marmor, La Grande Beune constitue d’une certaine façon une « obliquité » totale qui plutôt que de se traduire dans l’angle de la biographie, se déplace totalement dans la fiction, et devient le lieu où le récit lui-même est une tentative d’écriture de l’obliquité. Michon n’aborde jamais frontalement le thème de la préhistoire. Il privilégie plutôt une stratégie « indiciaire », en mettant à distance systématiquement les relations entre les différents personnages. Voir Yona Hanhart-Marmo (99-111).

4. Avec Bruno Blanckeman (149) et Laurent Demanze (186), nous pouvons parler d’un « apprentissage de la vie », où le narrateur, emporté par ses désirs inassouvis, fera l’expérience d’un vide vertigineux.

5. Nous parlerons de « récit préhistorique » pour qualifier le texte de Michon, plutôt que de « roman préhistorique », comme le fait par exemple Marc Guillaumie dans Le roman préhistorique. Le roman préhistorique est, comme le souligne Guillaumie, une « fiction en prose suffisamment important et autonome, dont l’action est censée se dérouler dans la Préhistoire » (p. 44). En revanche, la notion de récit, qui, comme le mentionne Dominique Rabaté, s’est présentée tout au long du XXème siècle comme diverses expérimentations jouant sur les frontières du roman (p. 12), jouit d’une certaine « plasticité ». Nous concevons alors le récit préhistorique comme un genre plutôt protéiforme. Nous retenons la définition de Hannes de Vries qui le définit comme une « généalogie de l’homme » dont la marque temporelle se découple entre le passé préhistorique, le présent de la société contemporaine et, finalement, la projection dans le futur. Pour de Vries « la catastrophe n’est jamais accomplie dans le récit préhistorique, mais toujours sur le point d’arriver. Ce récit diffère aussi du roman préhistorique qui, de son côté, ne se préoccupe que de la restitution mimétique du temps préhistorique » (129).

6. Sur ce sujet, Pierre Schoentjes écrit : « Plusieurs écrivains parmi les plus visibles doivent également être cités : Pierre Bergounioux, Pierre Michon, ou encore Richard Millet. Malgré des positions idéologiques très éloignées, chacun d’entre eux accorde une place importante aux liens entre l’homme et la nature. Il serait certainement souhaitable qu’une étude transversale s’attache à étudier comment ces œuvres accompagnent la manière dont notre début de 21e siècle pense le rapport à l’environnement » (92). En sens, la contribution récente de Hannes de Vries constitue probablement la tentative la plus exhaustive d’inclure Michon dans ce paradigme de lecture.

7. Pour l’histoire du concept et la question de la thermodynamique, voir I. Stengers (48-70).

8. Voir entre autres E. Zencey (7-10).

9. Voir entre autres : A. Gefen et L. Demanze.

10. Michon utilise cette expression à la fois pour décrire les hommes du paléolithique et ces hommes qui viennent s’échoir dans la salle commune de la pension (51, 59, 60, 69, 127).

11. Voir à ce sujet le magnifique ouvrage de D. Fabre (29-78).

12. Sur la figure du serpent chez Michon, voir F. Préclair (238).

13. Voir surtout E. Kant, §14.

14. Voir encore Jacques Derrida, « sens/forme, intérieur/extérieur, contenu/contenant, signifié/signifiant, représenté/représentant? Etc. » (Vérité, 26).

15. On pourrait ici mobiliser – indépendamment de la polémique sur les thèses chamaniques autour de l’art pariétal – ce que Clotte et Lewis-Williams évoquaient quant à l’espace de la grotte : « C’est la grotte qui impose la représentation d’un animal particulier », J. Clottes et D. Lewis-Williams (63).

16. Par exemple, Michon écrit : « mais je tournais en rond dans les sentiers et l’attendais, raide, crispé dans une contention douloureuse qui faisait battre comme à même mon sang une femme parée puis nue, rhabillée aussitôt et nue, un rythme de nylons, d’or et de peau, mille soies battant cette chair de soie » (26) ; et un peu plus loin : « La reine était au bas du pré, haut talonnée comme une grue, nue sous son falbala comme un poisson qu’on écaille » (Beune, 43-44).

17. Pour reprendre les mots de Jean-Luc Nancy, « la nudité est toujours plus et autre chose que l’atteindre : la nudité se retire toujours plus loin que toute mise à nu, et c’est ainsi qu’elle est nudité. Elle n’est pas un état, mais un mouvement, et le plus vif des mouvements », J.-L. Nancy (12).

18. Nous faisons référence ici à la perspective de Gilles Deleuze et Felix Guattari développée dans Mille Plateaux : « Chaque milieu est codé, un code se définissant par la répétition périodique ; mais chaque code est en état perpétuel de transcodage ou de transduction. Le transcodage ou transduction, c’est la manière dont un milieu sert de base à un autre, ou au contraire s’établit sur un autre, se dissipe ou se constitue dans l’autre. Justement la notion de milieu n’est pas unitaire : ce n’est pas seulement le vivant qui passe constamment d’un milieu à un autre, ce sont les milieux qui passent l’un dans l’autre, essentiellement communiquants. Les milieux sont ouverts dans le chaos, qui les menace d’épuisement ou d’intrusion. Mais la riposte des milieux au chaos, c’est le rythme » (384-385).

19. Michon écrit : « […] c’est que j’entendais à vingt mètres, peut-être dix, hors du monde, dans l’invisible, des talons aigus fouler le pavé de la place et venir vers moi » (Beune, 112).

20. Pour cette raison, lorsque l’objet du désir deviendra enfin accessible à la fin de la deuxième partie du récit, le brouillard s’estompera immédiatement (138).

21. « Mon silex, mon sens » (150), notera Michon dans La petite Beune au moment de clore son récit.

22. Walter Benjamin entend par Erlebnis une expérience vécue individuelle confrontée à l’expérience du « choc » (Chockerlebnis) de la modernité ; elle est ce substitut réifié de l’Erfahrung (expérience), c’est-à-dire de l’expérience de la temporalité qui se raréfie et où la mémoire collective jouait un rôle prépondérant. Voir, notamment, Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », in Œuvres II, Paris, 2000, Gallimard.

23. Voir sur cette idée G. Didi-Huberman (104). Didi-Huberman écrit : « On se souvient du merveilleux modèle cosmologique proposé par Lucrèce dans le De rerum natura : les atomes « déclinent » perpétuellement, mais leur chute admet, dans ce clinamen infini, des exceptions aux conséquences inouïes. Il suffit qu’un atome bifurque légèrement de sa trajectoire parallèle pour qu’il entre en collision avec les autres, d’où naîtra un monde. Telle serait donc l’essentielle ressource du déclin : la bifurcation, la collision, la « boule de feu » qui traverse l’horizon, l’invention d’une forme nouvelle ».


 




2 – Préhistoire : de quoi s’agit-il ?

Résumé :

Appliquée aux humains, la notion de « préhistoire » est encore souvent entachée de connotations péjoratives. De plus, quand on l’ausculte, elle se révèle très floue, désignant une immense période dont les débuts sont difficiles à fixer, ce qui est tout bonnement impossible pour la fin sauf à défendre une vision dangereusement ethnocentrée de l’histoire des humains. De fait, l’archéologie révèle depuis peu combien le cours de cette histoire a varié, et cela depuis les temps très anciens. Il nous faut trouver aujourd’hui les moyens pour écrire cette diversité, sa connaissance précise nous prémunissant contre deux mythes plus ou moins vivaces, celui d’un progrès continu et celui, symétrique, de la déchéance depuis le Néolithique. Pour mieux saisir la multiplicité des imbrications entre humains et autres vivants au cours des temps, il reste aussi à proposer des récits moins anthropocentrés, l’histoire très ancienne constituant un terrain de choix pour s’y exercer.


Pour commencer, je propose de cerner rapidement ce qu’englobe l’idée de préhistoire pour le plus grand nombre. Voyons alors à quelles autres notions elle est communément associée au-delà des cercles savants et regardons pour cela ce que propose l’excellent dictionnaire de synonymes en ligne du CRISCO (https://crisco2.unicaen.fr/des/) à propos de l’adjectif « préhistorique ». L’algorithme suggère comme substituts « antédiluvien », « ancien », « vieux », « suranné » ainsi que « démodé ». À la lecture de ces propositions, le (pré-) historien que je suis ressent qu’une étrange communauté de destin le relie à ses collègues médiévistes : les uns et les autres, nous affrontons continuellement les préjugés attachés à nos champs de recherche respectifs, leurs noms et adjectifs servant de métaphores pour évoquer l’archaïsme.

I Préhistoire : deux mythes persistants

Or l’idée d’arriération est facilement exacerbée avec la notion de « pré-histoire » et son préfixe en quelque sorte privatif. Par exemple, c’est avec ce genre de sous-entendus offensants qu’un président français en visite à Dakar en 2007 osa tancer celui qui, soi-disant, « n’est pas assez entré dans l’histoire »1. À d’autres, menacés de « revenir à l’âge de pierre », il est promis l’apocalypse, la responsabilité leur étant éventuellement imputée si eux-mêmes rappellent combien l’extractivisme productiviste est désastreux.

Mais, le nombre de ces contestataires allant heureusement croissant, un retournement de sens plus avantageux semble s’amorcer, contrevenant au discrédit persistant. Le « régime paléo » a la cote tandis que des survivalistes miment la préhistoire. Hors ces détournements folkloriques, celle-ci connaît un surcroît d’intérêt bien plus raisonné : offre éditoriale grandissante, nombreux documentaires télévisés, expositions jusqu’au dernier étage du Centre Pompidou à Paris (Debray, Labrusse, Stavrinaki)… Il se pourrait que nous vivions un « moment préhistorique », comme il s’en était déjà produit un, à la fin du XIXème siècle, lorsque les expositions universelles mettaient en scène les débuts de l’humanité (Quiblier)

(fig. 1). À l’époque, c’est l’hymne aux progrès accomplis depuis ces commencements que l’on célébrait et celui-ci fut encore explicitement entonné à Dakar. Mais une telle apologie perdant sa popularité, l’intérêt pour la préhistoire s’accorde plus volontiers de nos jours à l’anxiété qu’engendrent les crises écologiques ainsi qu’au mythe primitiviste des paradis perdus que cette peur réactive (Valentin, 2021, 90-95). Ainsi, les préjugés contradictoires issus de deux récits fictionnels concurrents — ascension guidée par le progrès ou bien chute — se mêlent dans les imaginaires actuels aux connaissances de plus en plus nombreuses et solides que procure l’essor de l’archéologie. Ces savoirs se propagent vite et largement (Riffaut H., Roustan M) vu l’intérêt du moment et l’effort correspondant de valorisation par les archéologues. Néanmoins le grand public ordonne encore avec difficulté ces notions, les institutions scolaires consacrant d’ordinaire peu de temps à fonder un socle commun de références.

II Préhistoire : quand commence-t-elle ?

Parmi d’autres, une des conséquences de cette confusion ambiante est l’embarras quand il s’agit de concevoir un début pour la préhistoire et, partant de là, de définir son objet. Les connaissances se diffusant, le flou diminue heureusement : dans la culture populaire d’aujourd’hui, les humains préhistoriques que 65 millions d’années séparent des dinosaures cohabitent rarement avec eux. Mais ces fascinants reptiles sont encore souvent considérés comme des espèces « préhistoriques » elles-aussi — plutôt que « fossiles » disent les scientifiques — au même titre alors que toutes celles que côtoient ensuite les humains pendant les 2,8 millions d’années de leur existence, bien courte en proportion. Cette indistinction terminologique accroît évidemment la difficulté qu’un grand nombre éprouve à se repérer dans de telles durées, immenses ou brèves selon les échelles considérées. Cependant, avec une telle indifférenciation lexicale, le sens commun garde ouverte la possibilité intéressante que les animaux non-humains, ayant connu une préhistoire, aient eu par là même eux aussi une histoire, au sens le plus général sur lequel nous reviendrons.

Ouvrir une telle possibilité ne présente pas seulement un intérêt spéculatif, on s’en rend immédiatement compte lorsque l’on veut, comme c’est mon cas ici, puisque c’est mon champ de compétences, restreindre le sujet à la préhistoire « humaine » et déterminer alors à quand remonte spécifiquement son début. On a cité un peu plus haut le seuil de -2,8 millions d’années parce qu’il est conventionnel, correspondant aux plus anciens fossiles trouvés en Afrique que beaucoup de paléoanthropologues classent dans le genre Homo (cf. H. habilis et H. rudolfensis). Mais ce repère usuel ne fait pas pour autant l’unanimité, certains chercheurs considérant plutôt ces taxons, en raison d’une bipédie différente de la nôtre, comme des représentants d’un genre voisin parmi les Hominines, celui que l’on nomme Austrolopithecus (Balzeau) et auquel appartient, entre autres, le fameux fossile surnommé « Lucy » (cf. A. Afarensis). Celui-ci remonte aux environs de -3 millions d’années, époque qui correspond aussi grosso modo à celle des outils taillés les plus anciens actuellement connus (Harmand, 139-151 ; Texier, 72-75) (fig. 2).

Ces outils précèdent donc largement les premiers Homo, surtout si on date finalement ceux-ci non pas de -2,8 millions d’années, mais de -2 quand apparaissent en Afrique puis en Eurasie des paléo-espèces bipèdes à gros cerveaux (H. erectus, H. ergaster, H. georgicus, H. antecessor etc.) ressemblant beaucoup plus à Homo sapiens, espèce apparue il y a 300 000 ans et aujourd’hui seule sur terre.

Il existe donc beaucoup d’hésitations chronologiques et de controverses passionnantes au sein de la communauté savante autour ce qui particularise l’humanité passée, tant en ce qui concerne son anatomie et son répertoire locomoteur que ses techniques, seules voies d’accès à ses facultés cognitives. Au bout du compte, peut-être a-t-on intérêt, comme y invite le sens commun, à rester dans le flou à ce propos, c’est-à-dire à ne pas trop isoler la préhistoire humaine et surtout à reformuler les interrogations sur son émergence en s’affranchissant de la question métaphysique obsédante des « débuts ». Il faut pour cela se placer (enfin !) dans la perspective d’une évolution humaine non seulement buissonnante, mais qui procède aussi en mosaïque, autrement dit qui associe diversement, quelquefois par convergence ou exaptation, des caractères présents chez bon nombre d’espèces parfois phylogénétiquement très éloignées les unes des autres et des Hominines.

De ce point de vue, il me semble qu’un tournant intellectuel majeur se produit ces temps-ci, accompagnant l’obsolescence accélérée de la pensée dualiste qui s’est construite en Occident, depuis grosso modo la Renaissance, autour du grand partage Nature versus Culture (Descola 2005). Nous sommes par conséquent à la veille de très profonds changements de paradigmes dans nos façons de penser les originalités de l’humanité à l’heure où s’intensifie l’exploration par les éthologues d’un continent encore presque inexploré, celui des très diverses formes de sociétés, intelligences et techniques animales (voir notamment Lestel). Avec la découverte, à la fin du XXème siècle, des analogies comportementales entre humains et autres Hominidés (chimpanzés, bonobos, etc.), la préhistoire a déjà commencé à rompre avec l’anthropocentrisme (Joulian) ; pour raisonner plus à l’aise, il faudra qu’elle ose aller jusqu’à se dégager du primatocentrisme.

III Préhistoire : diverses altérités

Ces changements de paradigmes seront également très profitables pour aborder la diversité intrinsèque de l’humanité passée qu’il convient donc d’écrire au pluriel : à ce jour, les paléoanthropologues n’identifient pas moins d’une vingtaine d’humanités, de paléo-espèces pour être plus précis, dont plusieurs ont évolué en parallèle et peut-être même cohabité (Balzeau). Concernant cette pluralité, qui s’enrichira probablement encore de nouveau taxons, la notion de « parenté alienne » proposée, parmi d’autres beaux concepts, par Baptiste Morizot (Manières d’être vivant, p. 67), me paraît constituer un outil tout particulièrement efficace. Cette notion qu’il utilise pour aborder n’importe quel vivant possède a fortiori une grande puissance heuristique quand on la restreint aux déjà nombreuses altérités humaines auxquelles nous sommes plus étroitement reliés par l’histoire évolutive. Parmi les préhistoriens, plusieurs — et ce n’est pas mon cas — se sont spécialisés dans ce buissonnement de paléo-espèces précédant la solitude des Homo sapiens depuis la disparition de nos cousins Homo neanderthalensis, il y a 40 000 ans. Ceux-là parmi mes collègues qui remontent parfois très loin avant ce moment correspondant aux débuts du Paléolithique récent en Europe2 ont alors à emprunter une ligne de crête bien étroite entre ce que l’on pourrait surnommer Sapiensmorphisme et Sapienscentrisme. Autrement dit, en abordant ces parentés aliennes, il leur faut éviter d’assimiler leurs manières d’être et de penser aux nôtres, lesquelles ne doivent pas servir non plus de seule jauge pour appréhender les leurs. Cet exercice, au fondement de toute éthologie — celle-ci consistant à « retraduire, encore et encore » (Morizot, 2016 106) — relève, reconnaissons-le, d’une ascèse intellectuelle particulièrement exigeante, quasi-aporétique parfois puisque l’exercice consiste à analyser une forme d’intelligence par les moyens d’une autre possiblement différente, en l’occurrence la nôtre.

En raison de cette difficulté, je ne connais pour l’instant aucune tentative aussi réussie que l’épistémologie esquissée récemment par Ludovic Slimak, spécialiste des Homo neanderthalensis et de ce que l’on appelle le Paléolithique moyen en Europe entre -300 000 et -40 000. Le programme de travail ardu qu’il propose inclut une critique serrée des rares indices de production de signes à cette époque, la plupart finalement ambigus si on les considère autrement qu’au prisme de nos propres systèmes sémiotiques et symboliques (fig. 3).

L’auteur propose également des perspectives novatrices sur les techniques néandertaliennes et leur absence apparente de standardisation en comparaison des instrumentations qui nous sont les plus familières chez Sapiens. Tout cela fait écho, et je m’en réjouis, à des recommandations plus génériques que j’énonçai récemment : « il faut tenter de dépassionner les débats, en étudiant les faits en eux-mêmes, sans déprécier, mais sans chercher non plus à réhabiliter quiconque, comme certains le font pour Néandertal, ce qui selon moi est absurde. Le Paléolithique moyen n’a pas à être comparé sans cesse au Paléolithique récent, surtout pas quand on le réduit à ses expressions européennes » (Geneste, Valentin, 2019, 67).

IV Préhistoire : à quels rythmes ?

Du reste, il est d’autant plus compliqué de comparer le Paléolithique moyen (et ancien) au Paléolithique récent (ainsi qu’aux prolongements dits « mésolithiques »3 à partir de -12 000) que les rythmes évolutifs lors de ces phases tardives dont je suis spécialiste furent probablement bien différents de ceux qui les précèdent. Certes, quand on les confronte à ceux qui constituent l’histoire postérieure, les changements du Paléolithique récent et ultime (cf. Mésolithique) paraissent encore très lents : par exemple, 20 000 ans d’art des grottes si stable en Europe jusque vers -14 000 ! Mais ces changements semblent tout au contraire bien trépidants dès qu’on les compare aux très longues cyclicités des Paléolithiques ancien et moyen, donc à de probables « régimes d’historicité » (Hartog) très différents, symptômes, parmi d’autres, des diverses formes d’altérité humaine que nous fait découvrir la préhistoire.

Rappelons toutefois que ces changements de rythme historique ne recoupent pas systématiquement les distinctions anatomiques entre paléo-espèces : par exemple, durant le Paléolithique moyen, les premiers Homo sapiens d’Afrique et du Proche-Orient sont rarement les auteurs d’innovations manifestes avant leur expansion vers l’Eurasie puis les Amériques. Ces premiers représentants de notre espèce n’ont été novateurs (en matière de techniques de chasse et aussi de signes) que dans certains contextes seulement, en particulier entre -90 000 et -50 000 en Afrique australe (Rigaud, Texier, Parkington, Poggenpoel) (fig. 4).

Une telle accélération occasionnelle des rythmes évolutifs, avant celle du Paléolithique récent européen il y a 40 000 ans, est donc assez probablement fonction de circonstances sociologiques particulières, celles-ci potentialisant certaines aptitudes cognitives non exprimées en d’autres contextes. Peut-être ces dispositions sont-elles du reste déjà présentes à l’état latent chez d’autres humanités (et d’autres animaux non-humains ?), comme cela semble être le cas pour certaines facultés sémiotiques voire symboliques s’exprimant par intermittence dès Homo erectus, il y a 500 000 ans au moins (d’Errico, 2021, 22-51).

V Préhistoire : par quels chemins ?

C’est donc avec les débuts du Paléolithique récent et en Europe, quand Homo sapiens parvient sur ce bout de continent vers -40 000, que se produit une accélération locale particulièrement nette prenant même l’allure d’un précipité d’innovations si l’on se place à l’échelle de la préhistoire tout entière. Mais, à l’échelle des temporalités historiques plus tardives et familières, il s’agit d’une accrétion tout de même encore très lente puisqu’elle dure au moins dix millénaires (!) : standardisation des outillages en pierre, mise à profit inédite des matières osseuses pour fabriquer d’autres instruments — certains rendant possible la chasse à distance — ainsi que pour matérialiser toutes sortes de signes, en particulier des images d’animaux, lesquelles ont été reproduites jusqu’aux tréfonds des grottes. L’Indonésie est le seul endroit où l’on trouve de l’art chthonien aussi ancien (et même probablement plus), lequel semble associer animaux et figures anthropomorphes plus étroitement qu’en Europe. Se développent aussi dans ces contrées des systèmes techniques très différents de ceux que l’on observe dans l’Europe du dernier cycle glaciaire, lesquels sont en partie centrés sur l’utilisation du renne et parfois du mammouth. Les observations en Asie du sud-est laissent penser que, là-bas, c’est plutôt une « civilisation du végétal » qui s’est constituée précocement, autrement dit un système technique fondé sur le bambou, ce matériau essentiel pour l’outillage ne laissant aux pierres taillées qu’un rôle secondaire, celui de l’acquisition des plantes (Forestier 159-166). Tout autres encore semblent être les grandes orientations techniques en Asie plus septentrionale qui, elle aussi, se démarque de l’Europe par des innovations originales comme la fabrication de tout petits éléments d’armes en pierre hautement stéréotypés ou comme les premières céramiques accompagnant la sédentarisation locale de certains chasseurs-collecteurs. Ailleurs au cours du Paléolithique récent, il existe encore d’autres innovations inconnues en Europe, mais très marquantes comme par exemple les toutes premières lames de haches en pierre polie chez les chasseurs-collecteurs mobiles d’Australie dès -60 000 (fig. 5),

soit près de cinquante millénaires avant la réinvention d’objets en pierre aussi résistants par les premiers paysans du Proche-Orient et, indépendamment, par des chasseurs-collecteurs en Europe septentrionale. Ainsi entrevoit-on une diversité planétaire insoupçonnée des trajectoires techniques — occasionnellement convergentes — à partir de tous ces nouveaux repères que révèle, depuis peu, la mondialisation récente des recherches archéologiques. Les signes et symboles diffèrent eux aussi, leur matérialisation sur des supports résistants parvenus jusqu’à nous (pierre et os) étant du reste très inconstante si bien qu’alternent de ce point de vue des « foyers » extrêmement denses comme l’Europe du sud-ouest et des zones vides (de témoins, mais peut-être pas, à l’origine, d’œuvres, alors possiblement éphémères ou non conservées).

En conséquence de ce qui précède, le Paléolithique récent européen et ses prolongements mésolithiques (de -40 000 à -7 000 en France) doivent être dorénavant considérés en ce qu’ils sont, comme le déroulement historique le plus étudié pour l’instant depuis le XIXème siècle et l’invention de la préhistoire. Mais ce déroulement n’a aucunement valeur de modèle universel, étant le produit géographiquement limité d’un ensemble particulier de circonstances. Parmi ces conjonctures, il y a certainement, on l’a dit, des facteurs sociologiques dont il ne reste que des bribes à décrypter pour les préhistoriens, lesquels s’emploient par ailleurs à évaluer — grâce à la paléogénomique maintenant — les ordres de grandeur démographiques qui ont pu jouer aussi dans les divergences. Évidemment, les circonstances sont aussi écosystémiques, d’autant qu’il s’agit de chasseurs-collecteurs immergés dans des paysages très variés à l’échelle planétaire et, de plus, changeants au gré de fluctuations climatiques pléistocènes très abruptes, parfois en quelques décennies seulement (d’Errico, Sanchez Goñi, Vanhaeren, 2006, 265-282). Le poids de ces facteurs écologiques s’observe même à plus petite échelle comme en Europe : à partir du dernier maximum glaciaire vers -22 000, un Paléolithique récent des zones boisées méditerranéennes s’y met en place, celui-ci préfigurant par certains aspects une autre civilisation du végétal ensuite bien plus répandue en Europe, celle du Mésolithique. Ces formes précoces d’adaptation méditerranéennes affichent en cela de nets contrastes avec les véritables civilisations du renne ou du mammouth que l’on trouve dans les contrées plus septentrionales, couvertes de steppes et de forêts claires jusqu’à la fin du Pléistocène. Et si, à partir de -12 000 et des débuts de l’Holocène, le Mésolithique européen paraît encore plus diversifié, c’est sans doute parce qu’il coïncide avec une diversification nettement accrue des écosystèmes et avec un élargissement des terres habitées par les derniers chasseurs-collecteurs européens (hautes latitudes et altitudes ainsi que milieux insulaires peuplés grâce à l’essor de la navigation).

Si j’entre (à peine) dans le détail de ces derniers millénaires avant la néolithisation de l’Europe, sur lesquels portent beaucoup de mes recherches (Valentin, 2008), c’est aussi pour insister sur des perspectives particulières qui s’ouvrent aux préhistoriens. Si leur ambition sur cette époque se revendique parfois audacieusement de la « palethnologie », à la suite d’André Leroi-Gourhan (Valentin, 2015, 173-186), voire d’une sorte de (paléo) sociologie (Pigeot 2004), ou bien de la « paléohistoire » (cf. infra), elle ne peut plus faire l’économie de réflexions sur les diverses co-évolutions entre chasseurs-collecteurs et autres vivants à l’échelle de chaque aire géographique. Or ces considérations restent peu développées jusqu’à présent en tant que telles (Bignon, 2008), la plupart des études étant encore centrées sur la chasse ainsi que sur l’exploitation de ses produits et présentées alors comme des succès adaptatifs, d’une façon qui demeure assez anthropocentrée. Or, à cette échelle aussi, celle de l’histoire des sociétés humaines, il me paraît indispensable de cesser d’extraire la destinée de Sapiens de celle des autres vivants (Morizot 2023), de sorte que l’on puisse saisir des modes de cohabitation évidemment très différents de ceux qui nous sont familiers : en Europe durant le Paléolithique récent, avec en moyenne moins d’un humain par 100 kilomètres carrés, de toutes petits collectifs d’Homo sapiens cohabitaient avec une multitude de sociétés composées d’autres animaux. Il est impossible de faire abstraction de ce « mode d’être au monde » (Grosos 2021) quand on s’interroge par exemple sur l’omniprésence des ongulés particularisant à cette époque l’art européen, sans que l’on puisse déterminer précisément à quelle « ontologie » elle ferait référence dans le vocabulaire de Ph. Descola (2023) même si, pour les derniers millénaires de cet art, une piste séduisante guide plutôt vers « l’animisme » au sens proposé par l’anthropologue (Birouste).

VI Préhistoire : multiplicité du Néolithique

À l’échelle planétaire, la pluralité des trajectoires historiques augmente encore au début de l’Holocène vers -12 000 avec, en plus d’économies mésolithiques s’accompagnant de nomadisme comme auparavant, divers modes de sédentarisation des chasseurs-collecteurs (fig. 6).

Au vu des analogies ethnographiques, on soupçonne que de telles sédentarisations ont pu s’accompagner de transformations sociologiques majeures, en particulier de l’apparition de richesses et d’inégalités sociales (Testart 2012). Les toutes premières pratiques agricoles et pastorales que l’on qualifie de « néolithiques » n’apparaissent qu’ensuite. Mais, et cela ajoute encore de la diversité, toutes les sédentarisations n’y conduisent pas directement, comme on le constate au Japon avec les pêcheurs-chasseurs-collecteurs sédentaires de la longue période du Jōmon (Demoule). Là-bas, c’est seulement vers -2 300 que parviennent de Corée des pratiques domesticatoires, la néolithisation de l’archipel étant par conséquent qualifiée de « secondaire » puisque d’origine allochtone. C’est aussi le cas en Europe occidentale, tributaire comme plusieurs autres régions et selon des rythmes très variés, du foyer — « primaire » — d’innovations proche-oriental, des vagues de colons qui en sont partis et de l’acculturation progressive par eux des chasseurs-collecteurs européens.

Dans ce foyer proche-oriental comme dans les autres (en divers lieux des Amériques, de Chine ou de Mélanésie et à différentes époques), on sait maintenant que la néolithisation correspond à de longs processus et non à des révolutions au sens historique du terme avec sa connotation de soudaineté. De tels processus, probablement très peu conscients et programmés au début, ne s’accompagnent pour un temps d’aucune nouvelle mutation sociologique aussi marquante que celles qui résultent des sédentarisations de chasseurs-collecteurs plus anciennes (cf. supra). Au Levant par exemple, la transformation des modes de vie qui démarre vers -11 500 s’étale sur pas moins de 2 500 ans au cours desquels les chasseurs-collecteurs sédentaires deviennent chasseurs-collecteurs ainsi que petits agriculteurs — sans en mesurer tout de suite les conséquences — puis chasseurs-collecteurs-agriculteurs et éleveurs, puis agriculteurs-éleveurs et secondairement chasseurs (Vigne).

Il est par conséquent clair qu’à l’échelle mondiale le Néolithique ne peut plus s’étudier, lui non plus, autrement que dans sa vaste multiplicité de formes et de rythmes, quel que soit l’angle d’approche. Cela est vrai des pratiques elles-mêmes (la domestication du cochon d’Inde dans les Andes n’implique évidemment pas les mêmes dispositifs zootechniques que celle de l’aurochs au Proche-Orient) comme des impacts très variables de ces pratiques sur la biosphère (rien de commun entre l’aménagement de « jardins » dans diverses zones tropicales et la déforestation progressive en certains endroits de l’Europe). C’est ce que résume avec beaucoup de finesse l’anthropologue Charles Stépanoff (2020) : « Une multitude [de] foyers de domestication ont existé, donnant naissance à une incroyable diversité d’imbrications vitales entre des humains, des animaux et des plantes tant domestiques que sauvages ». Et même si celles-ci se traduisent par des formes de mutualisme inédites à l’échelle de notre très longue histoire, on peut déduire de cette variété d’imbrications une grande diversité des modes d’être accompagnant ces nouvelles façons de cohabiter avec les autres vivants. Après les réflexions pionnières d’André-Georges Haudricourt, c’est ce qui conduit Philippe Descola (Face aux images, p. 292) à rappeler avec insistance qu’il ne faut pas simplifier les ontologies néolithiques : « Je pense qu’il faut se méfier de l’euro-centrisme. On voit encore la néolithisation avec les lunettes du Proche-Orient. [En] Amazonie, la néolithisation y est un processus de longue durée qui n’a pas profondément transformé les problèmes que les gens se posaient dans leurs rapports aux non-humains ».

VII Préhistoire : quand finit-elle ?

Reste que l’invention de certaines formes d’agro-pastoralisme comme celles qui ont essaimé depuis le Proche-Orient a fini par conduire à des transformations profondes dans les modes de vie à plus ou moins long terme — en Europe occidentale sans doute pas avant -4 000, c’est-à-dire durant « l’âge du Bronze » et, en bien d’autres endroits, par suite de la mondialisation récente des échanges. Ce furent donc bien au final des révolutions, non plus dans un sens historique, contestable nous l’avons dit, mais dans l’acception, mécanique en quelque sorte, d’un changement d’état à longue échéance. Cela incite Jean Guilaine (Incertitudes frontalières, p. 59) à considérer que : « le tournant décisif de la révolution agricole qui allait changer la face du monde aux plans économiques, sociaux, génétiques, linguistiques [ne peut plus être] cantonné dans la préhistoire alors qu’il signe l’amorce d’une histoire rurale qui se poursuit sous nos yeux ».

Est-ce alors avec les Néolithiques qu’il convient de faire commencer l’histoire — ou la « protohistoire », nuancent certains comme Jean Guilaine lui-même ? Faut-il admettre aussi que « la distinction qui a commencé à se mettre en place au Proche-Orient à partir de 9 000 ans avant notre ère a eu plus d’incidences sur l’histoire de l’humanité que l’invention de l’écriture » (Grosos, 2023). Une fois encore, tout dépend de l’endroit considéré sur la planète et de la forme de néolithisation qu’on y observe, certaines laissant jusqu’à aujourd’hui une faible empreinte sur la biosphère, sans modifier nécessairement les ontologies comme nous l’avons déjà rappelé à travers les mots de Philippe Descola. Et là où le processus conduit in fine à de vraies révolutions dans les modes d’être et de vie, c’est le moment de l’amorce, et donc d’un éventuel seuil, qui peut varier beaucoup. À ce titre, il est par exemple possible de considérer que l’Europe des Balkans a quitté la préhistoire pour la (proto) histoire dès -8 500, l’actuelle France entre -8 000 et -7 000 tandis qu’a contrario une part de la Laponie est restée le domaine exclusif des chasseurs-collecteurs jusqu’au XVIIème siècle de notre ère.

Quant à l’entrée dans l’histoire, cette fois au sens très restreint, tout dépend d’abord de ce que l’on retient comme seuil, si c’est l’écriture ou bien l’apparition des États, lesquels furent longtemps très circonscrits et de surcroît éphémères (Scott). Si l’on en reste à l’écriture, laissons Jean-Loïc Le Quellec (Il n’y a pas de pré-histoire, p. 276) résumer l’embarras concernant l’Afrique où l’histoire au sens le plus limité démarre bien plus tôt qu’en Europe en quelques endroits  : « si l’on adopte cette démarcation par l’écriture, en Afrique l’histoire débute au IVe millénaire AEC avec l’Égypte, dans le Ier millénaire AEC pour le Maghreb (avec l’écriture libyco-berbère), ou bien, plus largement, avec l’introduction de l’arabe à partir du VIIe siècle de notre ère, en 1800 au Liberia avec l’invention de l’alphabet bassa (à moins que ce ne soit dans les années 1930 avec celle des syllabaires kpelle et Loma), ou encore en 1903 au Cameroun avec le syllabaire bamoum, en 1921 dans la Sierra Leone avec le syllabaire mende, en 1948 avec l’écriture n’ko inventée pour noter les langues mandingues, en 1978 au Congo avec l’écriture mandombe, et… dans une époque future en bien d’autres régions ». En Europe, la chronologie des apparitions de l’écrit est plus resserrée, mais sans que cela règle la question du seuil précis à prendre en considération : l’invention initiale des systèmes scripturaux, leur large diffusion ou bien une pratique un tant soit peu courante. 

Si cette chronologie est plus courte en Europe, c’est aussi qu’il existe un aspect par lequel ce bout de continent se démarque depuis la néolithisation : le déroulement plus séquentiel qu’ailleurs de son histoire récente. Certes, des formes dissemblables de sociétés y ont coexisté, on l’a évoqué avec le cas des chasseurs-collecteurs extrêmement tardifs en Laponie, mais, au total, les coexistences furent moindres qu’elles ne le sont encore aujourd’hui en Afrique ou aux Amériques, continents sur lesquels voisinent toujours chasseurs-collecteurs (fig. 7)

et agro-pasteurs, lesquels sont organisés ou non en états, pratiquent ou non leur propre écriture, etc. Et c’est ce cours européen plus séquentiel qu’ailleurs (les économies de chasse-collecte ayant massivement été remplacées par l’agro-pastoralisme, lequel a alimenté des sociétés urbaines puis étatiques) qui, servant de jauge universelle durant l’époque des Lumières, a inspiré ce que l’on appelle « l’évolutionnisme social linéaire ». Cette vision téléologique de l’histoire humaine imprégna longtemps la façon de penser la diversité planétaire des sociétés : celle-ci fut ordonnée sur une échelle factice, puisqu’unilinéaire à l’image du scénario historique propre à l’Europe. Il est urgent de récuser définitivement cette extrapolation abusive, vu la multitude de trajectoires que l’on découvre dès la préhistoire, souvent à l’échelle d’un seul continent. Or, la déconstruction de ce paradigme finaliste a pour conséquence l’impossibilité de proposer des découpages historiques à valeur autre que régionale. C’est une des raisons pour lesquelles il est devenu inimaginable — hormis pour un certain président en visite à Dakar — de prétendre que certaines régions du monde ne sont pas encore sorties de la préhistoire au motif qu’elles ne sont peuplées que de chasseurs-collecteurs ou que l’écriture s’y pratique peu ou encore que le productivisme n’y est pas devenu la norme (ce que stigmatisait avant tout l’ex-président).

Au bout du compte, s’il est tellement difficile d’assigner une la fin à la préhistoire, peut-être vaudrait-il mieux aussi considérer que celle-ci n’a jamais commencé nulle part et que, très tôt, c’est tout simplement l’histoire tout court, au sens riche et large, qui a débuté, ainsi que le rappelle plaisamment Jean-Loïc Le Quellec : « Un livre publié en 1957 et sans cesse réédité depuis lors affirmait dès son titre que L’Histoire commence à Sumer. Eh bien, non. L’Histoire continue à Sumer. Ayant commencé avec les premiers humains, l’histoire, à Sumer comme partout ailleurs dans le monde, n’a toujours fait que continuer ».

VIII Préhistoire : de l’histoire très ancienne

Une telle formulation a la force d’une évidence que nul ne peut contester. C’est très utile, car pareille flagrance peut convaincre aisément des multiples avantages qu’il y a à gommer cette fausse césure entre histoire et préhistoire et à se passer de cette dernière notion superflue afin de restaurer la continuité. Entre autres intérêts, il y a celui de « voir l’antique non comme de l’ancien, mais bel et bien comme du tardif » (Grosos, 2021, 209), conceptualisation renversante, autant que flagrante elle aussi, qui, venant d’un philosophe, éclaire d’un tout nouveau jour les conditions historiques précises d’apparition de sa discipline. À l’inverse, disjoindre préhistoire et histoire nous prive de recul, non seulement sur l’apparition bien tardive de la philosophie, mais aussi sur les critères même de cette prétendue césure dualiste que nous venons de critiquer.

S’employer, comme je le tente, à retisser des liens entre pratique de l’histoire très ancienne et plus récente — voire contemporaine (Valentin et Charpentier) — suppose toutefois que l’on mesure soigneusement les écarts épistémologiques entre ces pratiques. « C’est (…) en connaissant mieux leurs particularités respectives, [que ces différents domaines de l’histoire] deviendront un peu plus famili [ers les uns aux autres], et que ces écarts cesseront un jour de former un véritable clivage » ai-je écrit dans un ouvrage (Valentin, 2008, 16) conçu à l’époque comme une sorte de manifeste de cette ambition historienne que j’ai voulu généraliser aux époques sur lesquelles ont porté la plupart de mes recherches, la fin du Paléolithique récent et le Mésolithique. À de nombreuses reprises depuis cette parution4, j’ai travaillé l’adaptation nécessaire des pratiques historiennes au passé le plus ancien en proposant de distinguer non pas plusieurs périodes, mais plusieurs démarches, selon la précision avec laquelle les méthodes de datation nous permettent d’aborder les diverses époques. Ainsi peut-on pratiquer ce que j’ai qualifié « d’hyperhistoire », c’est-à-dire ouvrir des perspectives de très longue portée sur toute l’histoire humaine depuis -3 Ma, sans grande précision chronologique au début. Une autre visée plus précise que je nomme « paléohistoire » peut prendre le relai dès que les faits sont mieux datés, ce moment restant à définir (le dernier maximum glaciaire il y a environ 20 000 ans ? peut-être même le passage entre Paléolithique moyen et récent, 20 000 ans auparavant ?). Quant à l’histoire tout court, elle forme, selon le principe des poupées russes, une perspective microscopique et très détaillée sur les derniers millénaires. Si je parle pour ce qui précède d’ambitions paléo- ou hyperhistorique — et non historique tout court — c’est faute d’une précision chronologique permettant de saisir l’écoulement du temps (et d’identifier des évènements !). Nous ne percevons qu’une juxtaposition d’arrêts sur image (fig. 8),

que déclenche ce que nous appelons après André Leroi-Gourhan la « palethnologie », autrement dit l’étude des modes de vie, site par site. Pour être un peu plus concret encore, le genre de paléohistoire dans lequel je me suis spécialisé, entre -16 000 et -8 000 en Europe du nord-ouest, consiste à reconstituer par bribes l’évolution des modes de vie sur mes terrains archéologiques (façons de chasser, de se déplacer, d’habiter, etc.) en confrontant, site par site et période par période, l’approvisionnement en silex, les techniques de sa taille ainsi que les activités dans lesquelles étaient impliqués les instruments de cette matière5. Sur les techniques du silex (ou de la matière osseuse), d’autres collègues ont adopté des perspectives hyperhistoriques complémentaires, par conséquent dotées d’un bien plus long recul, remontant jusqu’à -3 millions d’années, de façon à approcher les diverses formes d’intelligence — parfois « aliennes » — des humanités passées (Pigeot 1991).

Cette histoire très ancienne a donc comme particularité son imprécision croissante à mesure que l’on remonte dans le temps, celle-ci étant imputable aux méthodes de datation, lesquelles situent les faits au minimum à deux siècles près quand il s’agit des périodes que j’étudie et les calent avec des centaines de milliers d’années d’approximation quand on remonte aux premiers humains. Une histoire aussi profonde présente aussi un aspect très lacunaire, les sources étant, quand on remonte loin, sévèrement amputées par la conservation différentielle des matériaux. Le monde que nous percevons, souvent restreint pour cette raison à des reliquats minéraux, est traversé encore d’autres absences : événements et acteurs identifiables ainsi que discours, bien entendu. Rémi Labrusse, historien d’art féru de ce passé très ancien, considère par conséquent à son propos que « l’inconnaissable prend le pas sur l’inconnu » (Labrusse, 10) et il en déduit « notre incapacité structurelle de mettre en récit […] ces réseaux intermittents de significations dont on perçoit indistinctement les lueurs » (Labrusse, 11). Je suis en désaccord sur cette incapacité et persuadé au contraire que l’on peut écrire l’histoire très ancienne bien qu’elle soit très imprécise, discontinue et lacunaire. Je suis convaincu, comme Philippe Grosos l’exprime remarquablement, que « le problème n’est pas de parvenir à une fantasque complétude et transparence du passé. Comme son nom l’indique, celui-ci est à jamais irréversiblement passé, et qui en prend la mesure comprend qu’il n’y a aucun sens à vouloir, fût-ce par l’écrit, intégralement le reconstituer. L’incomplétude, loin d’être un échec, est ici la condition même du récit historique. » (Geneste, Grosos, Valentin, 2023, 454). Cela étant, Rémi Labrusse soulève une question cruciale et passionnante sur les problèmes spécifiques de narrativité que pose cette écriture de l’histoire très ancienne. Ce sont les problèmes que rencontrent tous ceux qui se préoccupent de valoriser les connaissances archéologiques sur ce très vieux passé : « les modes traditionnels de narration sont très à la peine pour débobiner cette immensité plurielle (…). L’énormité temporelle se conçoit difficilement et il faut en plus relater des intrigues sans événements, insaisissables vu l’imprécision de la chronologie. Beaucoup reste donc à inventer pour raconter soigneusement la préhistoire, autrement dit pour s’émanciper de l’événementiel et de sa tyrannie » (Valentin, 2021, 95).

IX L’histoire plutôt que les mythes

Je viens d’employer à nouveau, au détour d’une auto-citation, le mot de « préhistoire » : c’est dire qu’il n’est pas si facile de se débarrasser de cette notion, même pour un militant comme moi de la continuité historique : « Comme toutes les conventions, [la notion de préhistoire] est un héritage qu’il ne faut pas prendre pour plus que cela. À la limite, il faut en rire avec l’historien Lucien Febvre (…), qui disait que la notion de “préhistoire” est des plus cocasses : ce serait de l’histoire… sans en être vraiment, Mais de là à troquer le mot “préhistoire” contre un autre… (…) je pense que le terme “préhistoire” est trop fortement ancré pour qu’on puisse lui en substituer un autre. Cela a été merveilleusement démontré il y a quelques années par (…) Rémi Labrusse, avec l’exposition “Préhistoire, une énigme moderne” au Centre Pompidou à Paris. Cette exposition montrait à quel point la Préhistoire reste un mythe, y compris à l’époque contemporaine, et combien ce mythe garde de la puissance, un effet important sur les avant-gardes artistiques. Toutefois, si, selon moi, il ne sert à rien de remplacer le terme, notre impératif, à nous les scientifiques, c’est de rappeler que le mot “préhistoire” est une convention ancienne, plaquée sur un déroulement historique véritable » (Valentin 2022, 23). L’important est donc de ne plus prendre au sérieux ce mot, pas plus en tout cas qu’on ne le doit avec n’importe quelle convention forgée autrefois dans un cadre paradigmatique révolu (sur ce point à nouveau, une entière complicité me lie à ces autres historiens qui étudient le « Moyen Âge »).

Ce qu’il y a de plus essentiel encore, et c’est là-dessus que je voudrais insister à nouveau pour finir, c’est de prendre très au sérieux cette fois tout ce que peut cacher une convention unique, ce que j’ai voulu évoquer à grands traits dans les lignes qui précèdent. D’abord, tout le monde en convient, l’archéologie révèle une immensité temporelle pendant laquelle il s’est déroulé une quantité considérable de faits, lesquels ne sauraient être mêlés et confondus chronologiquement et géographiquement. « Un de nos objectifs (…) est, en quelque sorte, de “décongeler” la préhistoire qui reste très monolithique dans l’imaginaire collectif. La préhistoire — peut-être justement à cause du préfixe paradoxal qui la distingue — passe (…) pour une époque immense, mais figée. Tout s’y télescope, comme le laisse par exemple penser La Guerre du feu, le célèbre film de Jean-Jacques Annaud inspiré de Rosny-Aîné où l’on voit cohabiter — pas très allègrement ! — des humains en fait très éloignés dans le temps et l’évolution » (Geneste, Valentin, p. 197-198). Il importe donc de déplier consciencieusement les multiples temps de la préhistoire, encore trop souvent condensés, on le voit dans les jeux vidéo comme dans de trop nombreux films documentaires qui balayent en moins d’une heure toute l’histoire précédant les néolithisations, généralisant à cette immense durée des observations discontinues et disparates6. Les préhistoriens eux-mêmes doivent prendre garde à ne pas alimenter la confusion, par exemple en se prétendant spécialistes de 3 millions d’années d’histoire d’un seul tenant : certes, le nombre réduit de postes à l’Université dans notre discipline nous oblige à balayer aussi amplement en Licence, mais nos propres recherches sont évidemment plus concentrées. L’enjeu est donc de bien faire savoir et comprendre que loin d’être atemporelle — comme l’affirment les mythes d’origine et c’est du reste à cela qu’on les reconnaît — l’histoire la plus ancienne n’a d’intérêt que par son déroulement. Ainsi, parmi une multitude d’exemples possibles, il importe de faire connaître combien les œuvres de la grotte Chauvet ressemblent peu à celles de Lascaux (fig. 9 et 10), les arts du Paléolithique récent européen ayant connu leur propre histoire stylistique (Guy), reflet d’une possible évolution sociologique, ce qu’il convient d’analyser comme on le fait pour la suite (un jour peut-être l’Université accueillera des chaires d’art paléolithique au même titre qu’elle en crée pour l’art antique ; et, ce jour-là peut-être, la visite du Louvre ne commencera plus par Sumer…).

Le mot unique de « préhistoire » dissimule aussi, on l’a vu, une diversité géographique dont l’ampleur, à mesure que la mondialisation des recherches s’accroît, surprend les préhistoriens eux-mêmes. Cette découverte, essentielle également, nous éloigne encore un peu plus des mythes, de celui du progrès continu comme de celui de la déchéance. Ainsi peut-on se prémunir contre une tendance actuelle à hypostasier le Néolithique écrit au singulier comme « mythe moderne, […] récit de notre “chute”, […] nouveau péché originel » (Stépanoff, 2018, 144). Et l’auteur d’ajouter : « Si la modernité est millénaire, si l’Anthropocène remonte à la préhistoire, si l’exploitation de la nature est notre destin, à quoi bon résister ? […] À rebours de ce fatalisme, […] le chemin menant à l’appropriation destructrice de la planète n’est pas le destin de l’Homme, ni même de l’Occident, mais un choix particulier, historiquement situé, parmi une multitude de façons d’habiter la terre ». J’ajouterai qu’il y a actuellement un enjeu politique fort à ne surtout pas confondre Capitalocène et Anthropocène (son amorce étant du reste bien plus difficile à situer que celle du précédent dont l’empreinte est sans commune mesure).

X Ce que nous apprend l’histoire très ancienne

Ainsi, en explorant le passé le plus reculé à travers plusieurs continents, il est plus facile, en « dézoomant » à ce point, de se défaire de « l’illusion rétrospective de la fatalité » que dénonçait Raymond Aron, autrement dit de « défataliser le passé » selon d’autres mots du même penseur. La leçon politique essentielle en est que cette très vieille histoire est faite, comme celle qui suit, de nombreuses bifurcations contingentes (Morizot, 2023) : autrement dit, son étude nous (ré) apprend constamment que There were alternatives, et qu’il y en a par conséquent d’autres, inédites, à inventer pour le futur, à rebours du vieil adage ordo-libéral, du temps où la fin de l’histoire avait été décrétée.

Mais rompre avec la téléologie n’est évidemment pas le seul privilège de ceux qui pratiquent la paléohistoire ou l’hyperhistoire. S’il leur en reste peut-être tout de même un c’est d’avoir à veiller plus que d’autres au tissage de plusieurs modalités historiques, à la fois naturelle et culturelle, aurait-on écrit sans hésiter il y a quelques années, avant que ce partage ne soit remis en cause à la faveur du « tournant ontologique ». Aux spécialistes du passé lointain, il revient en effet le soin d’écrire la profonde histoire des diverses humanités et de leur cousinage, en tant que vivants parmi bien d’autres — lesquels ne sont pas nécessairement dépourvus d’histoire culturelle7. Et aussi comme vivants chez lesquels l’évolution a sélectionné des dispositions spéciales. Celles-ci en ont fait des prédateurs étrangement dotés d’empathie (Stépanoff C., 2021), souvent également des manipulateurs d’autres vivants — parfois « maîtres et possesseurs » jusqu’à l’extinction — et aussi, à ces divers titres, des « diplomates » en puissance (Morizot, 2016), ce qui préserve l’espoir. Avec une telle profondeur comme perspective, peut-être est-il possible de pratiquer un nouveau genre d’histoire des humains moins strictement centré sur eux seuls. Ce serait également un grand bénéfice pour l’étude des développements plus récents.


Remerciements

Ils s’adressent d’abord à Jean-Michel Geneste, Hugues Plisson, Ludovic Slimak, Pierre-Jean Texier et à quelques bienfaiteurs en Open Source sur Internet, leur générosité à tous ayant permis l’illustration de cet article. Ma gratitude également à Baptiste Morizot pour sa relecture fructueuse et, plus généralement, pour tous les apports de son œuvre sémillante. J’exprime enfin tous mes remerciements à Catherine Grall pour son invitation, au relecteur anonyme ainsi qu’à l’équipe éditoriale d’Épistémocritique.


Ouvrages cités

Balzeau A., Brève histoire des origines de lhumanité, Paris, Tallandier, 2022, 319 p.

Bignon O., Chasser les chevaux à la fin du Paléolithique dans le Bassin parisien. Stratégies cynégétiques et mode de vie au Magdalénien et à l’Azilien ancien, Oxford, Archaeopress, volume 1747, 2008, 170 p.

Birouste C., « Espèces animales et individus au Magdalénien moyen », Anthropozoologica, 55 (16), 2020, p. 233-246.

Debray C., Labrusse R., Stavrinaki M. (dir.), Préhistoire. Une énigme moderne, Paris, Centre Pompidou, 304 p.

Demoule J. — P., « Aux marges de l’Eurasie. Le Japon préhistorique et le paradoxe Jomon», in J. Guilaine (dir.), Aux marges des grands foyers du Néolithique, périphéries débitrices ou créatrices?, Paris, Errance, 2005, p. 175-202.

Descola Ph., Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, 640 p.

Descola Ph., « Face aux images paléolithiques : entretien avec Ph. Grosos et B. Valentin », in J.-M. Geneste., Ph. Grosos, B. Valentin (dir.), La préhistoire : nouvelles frontières, Paris, éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2023, p. 281-293.

Errico F. d’, « L’émergence des comportements symboliques en Afrique et en Asie », in T. Aubry, A. T. Santos, A. Martins (dir.). Atas do Côa Symposium. Novos olhares sobre a arte Paleolítica, Lisboa, AAP, 2021, p. 22-51.

Errico F. d’, Sanchez Goñi M. F., Vanhaeren M., 2006 : « L’impact de la variabilité climatique rapide des OIS 3-2 », in E. Bard (dir.), L’homme face au climat, Paris, Odile Jacob, 2006.

Forestier H., « La civilisation du végétal chez les derniers chasseurs-cueilleurs préhistoriques du Sud-Est asiatique », in J.-M. Geneste., Ph. Grosos, B. Valentin (dir.), La préhistoire : nouvelles frontières, Paris, éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2023, p. 159-166.

Geneste J.-M., Grosos Ph., Valentin B., « Frontières ouvertes », in J.-M. Geneste., Ph. Grosos, B. Valentin (dir.), La préhistoire : nouvelles frontières, Paris, éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2023, p. 453-455.

Geneste J.-M., Valentin B, Si loin, si près. Pour en finir avec la préhistoire. Paris, Flammarion, 2019, 287 p.

Grosos Ph., Des profondeurs de nos cavernes, Paris, Les éditions du cerf, 2021, 324 p.

Grosos Ph., « Préhistoire : de l’obstacle épistémologique à l’analyse des modes d’être », ce volume.

Guilaine J., « Incertitudes frontalières : archéologie, préhistoire, protohistoire, histoire », in J.-M. Geneste., Ph. Grosos, B. Valentin (dir.), La préhistoire : nouvelles frontières, Paris, éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2023, p. 53-61.

Guy E., « Le beau et la bête. Considérations sur l’art paléolithique », in J.-M. Geneste., Ph. Grosos, B. Valentin (dir.), La préhistoire : nouvelles frontières, Paris, éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2023, p. 347-352.

Harmand S., « Devenir humain. L’invention de l’outil il y a 3,3 millions d’années », in Y. Coppens, A.Vialet (dir.), Un bouquet d’ancêtres. Premiers humains : qui était qui? Qui a fait quoi? Où et quand? Paris, CNRS éditions, 2021, p. 139-151.

Hartog F., Régimes dhistoricité. Présentisme et expérience, Paris, Seuil, 2003, 272 p.

Joulian F., « Historicités non-humaines et préhistoire des origines », in J.-M Geneste., Ph. Grosos, B. Valentin (dir.), La préhistoire : nouvelles frontières, Paris, éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2023, p. 305-316.

Labrusse R., L’envers du temps, Paris, Hazan, 2019, 240 p.

Le Quellec J.-L., « Il n’y a pas de pré-histoire », in J.-M. Geneste., Ph. Grosos, B. Valentin (dir.), La préhistoire : nouvelles frontières, Paris, éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2023.

Lestel D., Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001, 368 p.

Morizot B., « L’humanité, un des visages de l’animalité », Préhistoire : au commencement des sociétés humaines, L’Histoire-Collection, 101, 2023, p. 121-125.

Morizot B., Les diplomates, Marseille, Wildproject, 2016, 320 p.

Morizot B., Manières d’être vivant. Enquête sur la vie à travers nous, Arles, Actes Sud, 2020, 336 p.

Morizot B., « Prométhée à fourrure. Être l’invention de son ancêtre », in J.-M. Geneste., Ph. Grosos, B. Valentin (dir.), La préhistoire : nouvelles frontières, Paris, éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2023, p. 317-324.

Pigeot N., «Réflexions sur l’histoire technique de l’homme : de l’évolution cognitive à l’évolution culturelle, Paléo, 3, 1991, p. 167-200.

Pigeot N. (dir.), Les derniers Magdaléniens d’Étiolles. Perspectives culturelles et paléohistoriques, Paris, CNRS, 2004, 351 p.

Quiblier C., « L’exposition préhistorique de la Galerie de l’Histoire du travail en 1867. Organisation, réception et impacts », Les Cahiers de l’École du Louvre, n° 5, 2014. En ligne [http://journals.openedition.org/cel/470] (consulté le 17 mai 2023)

Riffaut H., Roustan M., Étude des représentations genrées et ethnicisées de la préhistoire. Approche qualitative des publics. Rapport final, Paris-Périgueux, ministère de la Culture,

Direction générale des patrimoines et de l’architecture (DGPA) — Centre National de la Préhistoire (CNP), 2021, 180 p.

Rigaud J.-Ph., Texier P.-J., Parkington J., Poggenpoel C., « Le mobilier Stillbay et Howiesons Poort de l’abri Diepkloof. La chronologie du Middle Stone Age sud-africain et ses implications », Comptes-Rendus Palevol, vol. 5, no 6,‎ 2006, p. 839-849.

Slimak L., Néandertal nu. Comprendre la créature humaine, Paris, Odile Jacob, 2022, 240 p.

Stépanoff C., « Les hommes préhistoriques n’ont jamais été modernes », L’Homme, n° 227-228, 2018, p. 123-152.

Stépanoff C. « Comment en sommes-nous arrivés là. À propos dHomo domesticus de James C. Scott », Terrestres, 2020, En ligne [https://www.terrestres.org/2020/06/26/comment-en-sommes-nous-arrives-la/] (consulté le 27 juillet 2022)

Stépanoff C., L’animal et la mort. Chasses, modernité et crise du sauvage, Paris, La Découverte, 2021, 400 p.

Scott, James C., Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers états, Paris, La Découverte, 2019, 302 p.

Testart A., Avant l’histoire. L’Évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac, Paris, Gallimard, 2012, 549 p.

Texier P.-J., « Quels artisans pour les plus vieux outils de pierre connus ? », Catalogue de l’exposition « Homo faber », Les Eyzies, Musée national de Préhistoire, 202, p. 72-75

Valentin B., Jalons pour une Paléohistoire des derniers chasseurs (XIVe-VIe millénaire avant J.-C.), Paris, Publications de la Sorbonne, 2008, 325 p.

Valentin, « Faut-il vraiment découper la préhistoire en tranches ? Et que faire avec le Mésolithique», in F. Journot (dir.), Pour une archéologie indisciplinée. Réflexions croisées autour de Joëlle Burnouf, Drémil-Lafage, Éditions Mergoil, 2018, p. 73-78.

Valentin B., « Préhistoire au Centre Pompidou », Revue de l’art, n° 211, 2021.

Valentin B., « Retisser le lien entre histoire très ancienne et histoire récente : entretien avec Vincent Glavieux », La Recherche, n° 570, 2022, p. 20-23.

Valentin B, Charpentier V., « Archéologie de l’extermination à Sobibor. Dialogue entre deux préhistoriens », Les Nouvelles de lArchéologie, n° 137, 2014, p. 30-33.

Vigne J.-D., Les débuts de l’élevage, Paris, Le Pommier, 2012, 192 p.


1 https://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/11/09/le-discours-de-dakar_976786_3212.html (consulté le 17 mai 2023)

2 Certains préhistoriens continuent à distinguer « Paléolithique inférieur », « moyen » et « supérieur ». Avec d’autres, de plus en plus nombreux, je préfère utiliser les adjectifs « ancien » et « récent » qui renvoient à la périodisation usuelle chez les historiens plutôt qu’à la succession des époques en stratigraphie.

3 La notion de « Mésolithique » fait partie des conventions chronologiques reçues en héritage. À examiner de près ce qu’elle recouvre, il s’agit en fait des adaptations des chasseurs-collecteurs aux transformations climatiques et environnementales accompagnant le début de l’Holocène, autrement dit rien de plus qu’une sorte de Paléolithique ultime (Valentin, 2018). 

4 Voir par exemple Valentin B., « En préhistoire, il faut faire le deuil de l’événement : entretien avec P. Barthélémy », Le Monde, 23/12/2020. En ligne [https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/12/20/en-prehistoire-il-faut-faire-le-deuil-de-l-evenement_6064033_1650684.html] (consulté le 17 mai 2023)

5 Voir par exemple Valentin B. : « Productions lithiques magdaléniennes et aziliennes ; disparition d’une économie programmée/Magdalenian and Azilian Lithic Productions in the Paris Bassin : Disappearance of a Programmed Economy », The Arkeotek Journal, vol. 2, 3, 2008. En ligne [http://hal-paris1.archives-ouvertes.fr/halshs-00375462/en/] (consulté le 17 mai 2023).

6 Voir totalement a contrario la réussite du documentaire Dames et princes de la préhistoire réalisé par Pauline Coste (production Arte Geie, Bionaut, Ceska Televize, Day for Night Productions, Enfant sauvage, TV 5 Monde, 2021).

7 Voir notamment Mercader J., Barton H., Gillepsie J., Boesch C., « 4,300-Year-old chimpanzee sites and the origins of the percussive stone technology », PNAS, n° 104 (9), 2007, p. 3043-3048. En ligne [https://www.pnas.org/doi/full/10.1073/pnas.0607909104] (consulté le 17 mai 2023). La découverte que de nombreux animaux non-humains ont des comportements culturels, possiblement inscrits dans l’histoire comme le révèle entre autres cette étude, permet d’écarter la solution de facilité consistant à réserver aux humains (et à leurs cousins, mais jusqu’où ?) la notion « d’histoire » tandis que l’on garderait celle de préhistoire pour décrire les destinées des autres animaux.




11 – “Big Hole Man” : la préhistoire à l’âge atomique

Résumé

En 1987, méditant sur sa visite de l’abri du Cro-Magnon en Dordogne après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, l’écrivain Clayton Eshleman conçoit avec sidération deux infinis ouverts en l’homme, notre « bigholeness » se creusant à la pensée de l’ancienneté humaine matérialisée par les crânes de nos ancêtres préhistoriques, aussi bien qu’à la prise de conscience d’une nouvelle menace née de mains d’hommes. Aucun lien de cause à effet n’existe entre la peinture préhistorique et l’usage, militaire ou civil, de l’énergie nucléaire. Pourtant, la confrontation des deux phénomènes apparaît comme un trope contemporain que ressassent les créateurs. Cet article interroge ce télescopage récurrent dans la création contemporaine qui n’a cependant rien d’évident de prime abord. Comment la conscience actuelle met-elle en résonance la très ancienne aptitude créatrice de l’homme et l’angoisse d’une auto-destruction de l’espèce par l’usage incontrôlé de l’énergie atomique ? À travers plusieurs exemples culturels de chocs signifiants entre éblouissement pariétal et hantise nucléaire, nous mettons en lumière l’émergence d’une poétique du carambolage temporel qui, en explorant conjointement la chance de l’inestimable et la peur de l’irréversible, exacerbe la conscience de notre fragilité humaine.

Abstract

In 1987, one year after Chernobyl nuclear disaster, the poet Clayton Eshleman visits the Cro-Magnon shelter in the Dordogne area. He discovers with astonishment what he calls our “big holeness”. When he sees the skulls of our prehistoric ancestors, the antiquity of the human species strikes him; at the same time, the new nuclear threat highlights our fragility. There is obviously no connection between prehistoric paintings and the military or civilian use of nuclear energy. However, contemporary artists frequently combine the two themes, in an unexpected confrontation that this article studies. How do contemporary times link man’s ability to create with his power of destruction? We discuss the collision between the priceless luck of cave paintings and the dread of nuclear apocalypse.


En 1955, l’année où paraît son livre fondateur sur l’art préhistorique Lascaux ou la Naissance de l’art, Georges Bataille déclare dans une conférence qu’il est « frappé du fait que la lumière se fasse sur notre naissance, au moment même où la perspective de la mort nous apparaît »1, reliant ainsi la découverte des formes d’art préhistorique au pesant climat de guerre froide, marqué tout particulièrement par la menace nucléaire. Un demi-siècle plus tard, en 2004, le poète américain Clayton Eshleman dresse un constat similaire :

In the 1940s, the 20th century broke in two.
A revised version of hybrid man
— Auschwitz and Lascaux in the same brain —
complexed its obsession with “homeland.”

Dans les années Quarante, le XXème siècle se brisa en deux.
Une histoire révisée de l’homme hybride
— Auschwitz et Lascaux dans un même cerveau —
complexifia son obsession pour le « pays natal ».

On a souvent relevé la concomitance entre l’avènement de Lascaux en 1940 et son contexte historique immédiat : la Seconde Guerre mondiale qui ouvrait une crise de l’humanisme laissant l’humain désemparé. Où établir désormais notre pays natal ? Comment intégrer le sombre héritage d’Auschwitz dans notre définition de l’homme ? Sur quel socle confiant bâtir pour l’avenir ? Dans la seconde moitié du XXème siècle, au fur et à mesure que les révélations archéologiques étaient portées à la connaissance du grand public, la préhistoire personnifiée en une série de grands sites photogéniques a pu servir de point d’ancrage valorisant auquel s’arrimer, son art éclatant contrebalançant sur un terrain tout autre l’image dégradée que l’espèce humaine pouvait avoir d’elle-même. Ainsi, au mitan du XXème siècle, l’homme moderne s’est trouvé nanti, simultanément, du meilleur et du pire dont soit capable Homo sapiens. Eshleman l’avait déjà relevé au moyen d’une semblable énumération dans un autre poème, « Abri du Cro-Magnon » :

As Lascaux « emerges » in 1940
Belsen begins to smoke on nearly the same horizon.
Then Dresden, Hiroshima… (Juniper, 93)

Au moment même où Lascaux « sort de l’ombre » en 1940,
la fumée de Belsen monte à l’horizon.
Puis c’est Dresde, puis Hiroshima… (Hadès, 80, traduction : Auxemery)

Or, cette curieuse association entre préhistoire et péril atomique se réitère de plus en plus dans la création artistique depuis la fin du siècle dernier. Pourquoi télescoper l’ancienne aptitude créatrice de l’homme et l’angoisse d’une auto-destruction de l’espèce par l’usage incontrôlé de l’énergie atomique ?

Nous examinerons cette confrontation troublante et très active dans l’esprit contemporain à travers les écrits de Clayton Eshleman et quelques réflexions de Michel Jullien, mais aussi en sondant le curieux documentaire songeur que le cinéaste allemand Werner Herzog a consacré en 2011 à la grotte Chauvet sous le nom de Cave of Forgotten Dreams / La Grotte des rêves perdus, pour aborder enfin la bande dessinée militante du Français Étienne Davodeau intitulée Le Droit du sol publiée en 2021. Ces œuvres qui émanent d’aires culturelles distinctes et appartiennent à des arts différents : la littérature, le cinéma et la bande dessinée ont en commun de confronter les traces préhistoriques dont nous héritons à celles que nous produisons et laisserons à la postérité, non sans éprouver un pénétrant sentiment de l’abîme. Nous verrons comment ces créateurs, pris de vertige lorsqu’ils considèrent la préhistoire au prisme du concept d’anthropocène, élaborent des poétiques du carambolage temporel qui suggèrent que l’homme contemporain pourrait se définir, selon l’intuition poétique de Clayton Eshleman, comme un « Big Hole Man » ou « Homme du Grand trou ».

I Genèse d’un vide fondamental : Clayton Eshleman ou la conscience du grand trou 

Après avoir été frappé en 1974 par sa visite des grottes ornées autour des Eyzies-de-Tayac en Dordogne, le poète, traducteur et éditeur de revues américain Clayton Eshleman, s’est consacré toute sa vie durant et jusqu’à sa disparition en 2021 à ce qu’il nommait « l’imagination du Paléolithique supérieur et la construction du monde souterrain ». Juniper fuse. Upper Paleolithic Imagination & the Construction of the Underworld, datant de 2003, constitue son testament poétique sur le sujet. Le titre du volume : Juniper fuse fait référence aux mèches résineuses de genévrier retrouvées dans les lampes à graisse de Lascaux. À suivre l’auteur, on peut effectivement concevoir les peintures pariétales de manière métaphorique comme autant d’amorces susceptibles d’allumer la mèche de notre imagination contemporaine. L’œuvre littéraire d’Eshleman est aussi proliférante qu’érudite, parfois hermétique et se situe résolument en dehors des genres canoniques. Juniper Fuse compile ainsi des poèmes, des essais, des documents iconographiques et un important appareil de notes. L’écrivain autodidacte revendique l’ancienne forme savante de l’anatomie et apparente la structure complexe de son livre aux galeries d’une grotte2. Ce continent métaphysique que le monde des cavernes ouvre à la pensée, il l’appelle « Underworld », ce qu’Auxeméry traduit parfois en français par « inframonde », ou bien encore « Hadès », en référence au dieu grec des Enfers et, par métonymie, au royaume qu’il préside.

L’écrivain précise encore en introduction à Hadès en manganèse — seule édition française d’une anthologie de ses poèmes —, qu’il « ne cherche pas à faire entrer les cavernes de l’Ère glaciaire dans un vide an-historique mais à inscrire leur présence dans notre monde actuel, présence pleinement pertinente dans une vision de l’humanité à la fin du XXe siècle » (8). « Placement I : The new wilderness », un texte aux résonances écologistes, affirme de la sorte que « le Paléolithique supérieur gagne en vitalité à mesure que disparaissent les espèces, qu’à mesure que disparaissent les animaux vivants, les premières linéatures nous deviennent plus précieuses » (Juniper, 17). La « nouvelle sauvagerie » évoquée par le titre semble renvoyer aussi bien à la découverte de l’altérité préhistorique qu’à la conscience aiguë que notre présente humanité a désormais de sa propre capacité dévastatrice. En 1987, à l’occasion de sa visite de l’abri Cro-Magnon où furent découverts par Louis Lartet en 1868 des ossements d’Homo sapiens, qui allaient servir à baptiser l’homme préhistorique du nom de l’abri éponyme, le poète a la révélation d’une vérité sidérante : les hommes modernes seraient intrinsèquement des « Big Hole People ». Le poète est revenu à plusieurs reprises sur ce sentiment du grand trou comme dans ce texte réflexif de 2003, publié en introduction à Juniper Fuse :

We see our present world of vanishing species not only against what we know of the immense and diverse biomass of Pleistocene Europe, but also against the end-Pleistocene extinctions that eerily forecast our own. While climatic change, unaffected by humans, appears to have played a major role in early extinctions, there is credible evidence that from the late Upper Paleolithic on, especially in the New World, extinctions have been increasingly human-induced. So, I’m haunted by the rock shelter’s name where our ancient and direct ancestors’ skeletons were first discovered: Abri du Cro-Magnon or shelter of the Big Hole People. It seems that over the centuries our “big holeness” has increased in proportion to our domination of the earth. Today it is as if species are disappearing into and through an “us” that lacks a communal will to arrest their vanishing. (Juniper, xiv)

Nous voyons notre monde actuel, où les espèces disparaissent, non seulement sur fond de ce que nous savons de l’immense et diverse biomasse de l’Europe du Pléistocène, mais aussi sur fond des extinctions de la fin du Pléistocène qui annoncent sinistrement la nôtre. Tandis que le changement climatique, sans être déterminé par le facteur humain, semble avoir joué un rôle majeur dans ces anciennes extinctions, il existe de sérieuses preuves que depuis la fin du Paléolithique supérieur, et en particulier dans le Nouveau Monde, l’homme a de plus en plus causé ces extinctions. Aussi suis-je hanté par le nom de l’abri rocheux où furent découverts pour la première fois les squelettes de nos très vieux ancêtres directs : l’Abri du Cro-Magnon ou Abri des Hommes du grand trou. Il semble qu’au fil des siècles, le sentiment de notre béance ait augmenté proportionnellement à notre domination de la terre. Aujourd’hui, on dirait que les espèces disparaissent aspirées par un « nous » qui n’a aucune volonté globale d’endiguer leur disparition.

Autrement dit, dans sa reconstruction du processus d’hominisation, Eshleman considère que plus les humains se sont rendus maîtres de leur environnement et plus un vide fondamental, une forme de béance existentielle, a noyauté leur — notre — conscience d’espèce. Le poème « Abri du Cro-Magnon », publié pour la première fois dans Hotel Cro-Magnon en 1987, rend compte d’une visite que le poète tient pour fondatrice :

Abri du Cro-Magnon
Abri du Cro-Magnon was earlier Abri du
Cramagnon, emhasizing the craw
of the site,
craw and “cro” combined: belly hole in which
4 adult skulls and the ribs of a 10 week old were discovered under hearth remains — containing cave bear, cave lion, lion, mammoth, spermophile, reindeer, horse, and possibly arctic fox bones — in
yellowish clayey earth at Level I, in 1868. Skulls B, C, and D were of 30 year olds (two men, one woman) ; skull A was that of a 50 year old man […].
The limestone hill containing the shelter, crowned by a mushroom-shaped rock, serves as the back wall for Hotel Cro-Magnon.
Today the shelter is swept clean,
much of its overlay gone,
it is protected by a low stone wall, iron fence
and little gate, allowing me to enter
this temenos and pace, brooding on
chronic belatedness. The party’s over! Does only
the empty beer can of this site remain?
Abri du Cro-Magnon, a kind of lower mouth, toothless […]
I feel the extent to which I am storied […]
Faced with so much story, I release my grip
from Whitman’s hand, “agonies are one of my changes of
garments” – in the face of Auschwitz?
“I am the man… I suffered… I was there”
The voice coalescing Leaves of Grass is still
convinced of perpetuity, the grass will grow
forever from the skulls of white-haired mothers
regardless the Civil War pyramids of amputated limbs.
As Lascaux « emergesˮ in 1940
Belsen begins to smoke on nearly the same horizon.
Then Dresden, Hiroshima… “we would have lost one
millions boys had we attempted a land invasion of Japan”
– whose voice? of what species of compassion?
(surely not Whitman’s) A voice that no longer
believes in martial brotherhood (for Whitman,
arm-locked gore is one of the fraternal changes).
It is the nuclear mind, addressing us from a cloud!
“Century O century of clouds”
Century of Black Holes
Abri du Cro-Magnon
Big Hole Shelter
‒ come of chronically-belated age at last,
I translate as: Big Hole Man.
Hotel Cro-Magnon, juin 1987 (Juniper, 93)

__________________________________________

L’Abri du Cro-Magnon fut en d’autres temps
L’Abri du Cramagnon, où se lit craw, le “ventre”
                          qu’est cet endroit
cra et cro combinés : trou-ventre dans lequel
4 crânes d’adultes et les côtes d’un enfant de 10 semaines furent découverts sur les restes d’un foyer — contenant des os d’ours des cavernes, de lion des cavernes, de mammouth, de spermophile, de renne, de cheval, et peut-être de renard polaire — dans de la terre argileuse jaunâtre, au Niveau I, en 1868. Les crânes B, C et D avaient 30 ans (deux hommes, une femme) ; le crâne A était celui d’un homme de 50 ans […].
La butte calcaire où se trouve l’abri, couronnée par un rocher en forme de champignon, sert de mur de soutènement à l’Hôtel Cro-Magnon. De nos jours, l’abri est dégagé,
en grande partie le surplomb a disparu,
il est fermé par un muret de pierre, avec une grille de fer
et une petite porte qui me permet d’entrer
dans le temenos, et de marcher, en songeant au
décalage chronologique. La fête est finie ! Ne reste-t-il
de ce lieu que cette [canette] de bière vide ?
Abri du Cro-Magnon, sorte de moitié de bouche sans molaires, […]
Je me sens formé de couches d’histoires superposées […]
Devant ce tas d’histoires je lâche
la main de Whitman, “à moi mes habits de mort et de passion”
— devant Auschwitz ? “Je suis homme… j’ai souffert…
j’étais là…” — […]
La voix qui parle tout au long de Feuilles d’herbe est encore
convaincue de l’éternité de la vie,
l’herbe poussera toujours sur les crânes des mères à tête
  chenue
sans souci des pyramides de membres amputés de la Guerre de
  Sécession.
Au moment même où Lascaux “sort de l’ombre” en 1940,
la fumée de Belsen, puis Hiroshima,
“nous aurions perdu un million de nos gars si
nous avions tenté d’envahir le Japon par la terre”
— De qui, cette voix ? quelle compassion y a-t-il en elle ?
(Pas celle de Whitman en tout cas) Voix qui ne croit plus
à la fraternité des armes (pour Whitman,
le sang versé au combat est un de ces vêtements qu’on échange
entre frères)
C’est l’âme de l’atome, qui nous parle du haut de son nuage !
“Siècle O siècle de nuages”
Siècle de Trous Noirs
Abri du Cro-Magnon
Abri du Grand Trou
— venu à l’époque du décalage chronique, à la fin
je traduis : Homme du Grand Trou. (Hadès, 79-81, trad. Auxeméry modifiée)

Entre ce qu’il perçoit comme un point originaire objectivé par les vestiges de l’homme de Cro-Magnon, ascendant de notre présente lignée humaine, et le néant redouté d’une fin apocalyptique sous un feu atomique, le poète balance entre deux vides métaphysiques. Tout ce poème se construit par conséquent autour du vide, qu’on prenne le mot dans son sens abstrait ou concret — l’abri sous roche étant lui-même un creux à flanc de falaise. En outre, Eshleman fusionne poétiquement le mot “cro” qui signifie “trou” ou “creux” en occitan (Juniper, 260) et l’anglais “craw” qui renvoie à l’estomac. Pour le poète, adepte des métaphores organiques, les grottes représentent à la fois des “trous” et des “ventres” où l’homme moderne a accouché de lui-même et dont nous devons digérer les leçons. L’Abri du Cro-Magnon n’est pas le plus splendide des sites préhistoriques, il n’a pas l’éclat des grandes fresques pariétales mais il n’en reste pas moins un “belly hole”. Par-delà ce poème précis, l’écrivain considère en général que les peintures préhistoriques manifestent un moment de crise pour l’humanité qui, par l’art, a expérimenté une forme de puissance à la fois exaltante et terrifiante. Il estime que l’admirable processus symbolique perceptible dans l’art des cavernes ouvre la voie d’une maîtrise humaine qui est aussi une traîtrise vis-à-vis du reste du monde animal. Or, l’abri caverneux comparé à une “moitié de bouche édentée” ne contient guère que les crânes vides de vieux Sapiens et une “canette de bière vide” dont le son métallique renvoie le triste écho de la modernité. Ce lieu ressemble à une vanité grandeur nature et dicte au poète que l’homme moderne porte désormais en lui un abîme qu’il lui incombe d’affronter. Nous arrivons bien tard pour contempler les restes. Dans sa chambre d’hôtel attenante au passé profond, puisque le site préhistorique a la particularité d’être en contiguïté immédiate avec l’hôtel contemporain, le poète abat imaginairement la cloison et rejoint la tradition du memento mori.

Eshleman a été longuemment travaillé par l’affirmation d’Adorno sur l’impossibilité d’écrire de la poésie après Auschwitz (Juniper, xiv). Comme on l’a déjà évoqué, le poème “Abri du Cro-Magnon” ne se contente pas de connecter Lascaux et Auschwitz, il adjoint à la liste un nouveau toponyme représentatif des horreurs de la Seconde Guerre mondiale : Hiroshima. On observe dans ces vers une curieuse prosopopée du “nuclear mind” indifférent aux 110 000 Japonais tués sur le coup par les bombes atomiques américaines qui détruisirent Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945, sans compter les victimes ultérieures des irradiations. Après Hiroshima, conclut le poète, nous ne sommes plus aussi “convaincu de l’éternité de la vie” que pouvait l’être le patriarche Walt Whitman. Une rupture sans précédent a bouleversé notre vision de l’histoire humaine. Homo sapiens qui se savait sachant sait dorénavant que son espèce peut s’éteindre de son propre fait. Sa conscience réflexive s’en trouve considérablement alourdie, lestée d’une nouvelle responsabilité. Écrit en France en 1987, soit un peu plus d’un an après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en avril 1986, le poème “Abri du Cro-Magnon” se conclut sur une référence intertextuelle à Apollinaire et son “Siècle ô siècle de nuages”3. L’allusion suggère indirectement l’autre nuage qui planait encore sur les esprits. Eshleman souligne ainsi dans ce poème qu’au sentiment de “décalage chronologique” ouvert par la connaissance du temps long de la préhistoire s’ajoute désormais le malaise de vivre avec la conscience d’une possible apocalypse nucléaire. À l’heure des grandes révolutions de la physique du XXème siècle, l’humanité prend aussi conscience d’un “trou noir” en son sein, en se découvrant capable de s’autodétruire et d’engloutir avec elle l’immense majorité des espèces vivantes.

II Clayton Eshleman et Michel Jullien, deux écrivains à l’ombre dHiroshima

Dans le poème au titre sibyllin “Permanent shadow”, Eshleman annonce d’emblée : “There is no connection between the death camp and Lascaux” » (Juniper, 15). Pourtant, même s’il affiche ouvertement qu’« il n’existe aucune relation entre les camps de la mort et Lascaux », l’écrivain ne cesse de revenir sur ce parallèle. Formuler l’incongruité du rapprochement s’apparente plutôt à une forme de dénégation invitant le lecteur à comparer les expressions curieusement mises en regard. Ajoutons pour brouiller davantage les cartes qu’Eshleman prend soin de spécifier en note : « The title refers to the human shadows blasted onto walls during the atomic bombing in Hiroshima. » (Juniper, 247, note 1). La suite du texte ne parle pourtant pas des ombres d’Hiroshima, ces stupéfiantes images d’objets ou d’humains annihilés par l’explosion atomique dont les ombres restèrent tatouées dans les ruines de la ville sous l’effet du flash lumineux qui créa d’effroyables négatifs photographiques d’un nouveau genre. Il n’en reste pas moins que le titre oxymorique « Permanent shadow » laisse entendre que l’ombre est devenue « définitive », privée de son habituelle mobilité dansante. Voilà donc une ombre contre-nature, clouée sur place, comme les modèles pulvérisés et sans opérateur humain de ces bizarres photographies involontaires. Singulièrement, Michel Jullien procède en 2017 au même rapprochement :

Par un beau matin clair
Avant le son, ceux d’Hiroshima eurent l’image de la déflagration cinq cent quatre-vingts mètres au-dessus de leur tête, au plutôt ils eurent la brillance de l’image. Avant le son le 6 août 1945, un vent variant de 300 à 800 kilomètres heure leur souffla la peau à 8 h, 16 minutes et 2 secondes. L’intensité lumineuse fut telle qu’elle grilla le béton comme la lumière estampille la pellicule sensible dans une chambre noire. Il en résulta d’insolites phénomènes photographiques abandonnés ici et là en ville : à Nagasaki, une échelle, encore debout, avec son motif imprimé sur le mur insolé, à Hiroshima, le volant d’une vanne de canalisation décalqué sur un pan d’acier, le parapet d’un pont avec la trace fantôme de ses poteaux et celle de la rambarde horizontale dessinés sur le tablier, spectre de coffrage, suaires urbains, autant d’images saisies par contact direct que Jean-Christophe Bailly a rapprochés des clichés de Fox Talbot dans L’Instant et son ombre. C’est-à-dire que le 6 août et le 9 à Nagasaki, les bombes dont ce n’est pas la fonction, en plus du pire, prirent une photographie globale de la ville tandis qu’ensuite, certains prirent des photos de cette photo […]. Ces traces me font penser aux mains négatives […]. Parce que la radiographie du désastre et les mains appliquées s’inscrivent dans le temps et hors du temps, dans la perte et la survivance […] ; parce les mains charrient une part de drame identitaire que je ne comprends pas et que les traces photographiques d’Hiroshima me dépassent comme des images revenantes […]. Parce que le flash d’Hiroshima et le geste du Magdalénien nous indiquent que l’objet même, sa texture, sa solidité, sa résistance, sa réalité sont finalement plus éphémères que l’ombre du dépôt, que l’écho de l’image est doué d’une permanence supérieure au modèle, que le mirage dépasse l’objet […]. (89-91)

Cet extrait des Combarelles de Michel Jullien s’avère plus explicite que les propos du poète américain et peut nous éclairer par ricochet sur la raison pour laquelle les images pariétales et les traces paradoxalement conservées des atomisations d’Hiroshima attirent de concert l’imagination contemporaine. L’essayiste perçoit ces deux types de traces comme des « survivances », rescapées de la destruction, qui « dépassent » le penseur et portent ainsi à méditer sur l’inscription des humains dans la longue durée.

Eiichi Matsumoto fait partie de ceux qui ont photographié ces ombres fantomatiques inscrites dans les décombres irradiés. On reconnaît parfois avec horreur sur ses clichés la présence abolie d’une personne. Ainsi de l’homme à l’échelle de Nagasaki ou d’une personne âgée, attachée pour toujours avec sa canne à l’escalier de la banque Sumitomo à Hiroshima. La main négative, porteuse d’une intentionnalité qui nous touche mais dont nous ne comprenons pas le sens, et la silhouette d’un passant anonyme capturée sur le coup de l’explosion d’une bombe atomique incarnent deux images durables d’humains disparus qui laissèrent d’eux-mêmes et probablement sans le vouloir un reflet pérenne. Comme l’écrit encore Michel Jullien à propos de la main fantôme soufflée sur une paroi de pierre : « Quelqu’un n’est plus là, absent et présent pour jamais. Son passage est inscrit par un geste de haute fugacité et pétri de perpétuité. » (88) Chacune à leur manière, ces images pourtant dissemblables témoignent de la précarité de notre condition mortelle. La pérennité des peintures pariétales est sidérante. Symétriquement, la catastrophe nucléaire redoutée convoie l’angoisse qu’a l’humanité de disparaître, ou de se réduire à quelques empreintes dont plus personne ne saurait attester l’humanité. Les images d’humains saisis lors de la catastrophe, comme les moulages humains de Pompéi que convoque également Michel Jullien, nous laissent pressentir notre fin de règne. Qui se souviendra de l’Homme lorsqu’il se sera lui-même anéanti ? À l’image précaire s’attache notre peur de l’irrévocable.

Notre cécité aurait cependant pu être complète vis-à-vis de l’art préhistorique. Nous aurions pu ne jamais voir les œuvres de nos lointains ancêtres et elles ne nous auraient pas manqué. Mais comme l’écrit encore Michel Jullien « nous avons vu les grottes, tout retour en arrière est irréversible. » (63) Judith Schlanger théorise le don que constitue pour la modernité l’invention d’un tel trésor inespéré :

Le œuvres retrouvées nous plongent dans l’inverse de l’irrémédiable : non plus l’absence, le dommage et le manque, mais au contraire le supplément de présence qu’apporte les retrouvailles, les découvertes ou redécouvertes, les restaurations et réhabilitations, bref l’invention — comme on parlait de l’invention de la Sainte-Croix, au sens direct d’invenire, trouver.
En effet, la perte culturelle se manifeste aussi de cette façon paradoxale et voyante, au moment où ce qui nous est rendu n’est justement plus perdu. L’événement de la restitution est pour nous le contraire d’une perte : un supplément qu’on reçoit. Quelque chose survient, un événement, une révélation. Dans son manteau d’anachronisme, le nouvel arrivant retrouvé nous donne la joie de recevoir le vieux comme neuf. Et ce neuf parfois bien improbable nous paraît donné par surcroît, et quelquefois même sans qu’il y ait d’abord eu conscience du manque. (31)

Les lieux préhistoriques où s’incarne le temps long de l’espèce offrent une extension illimitée et l’impression prodigue d’une chance inouïe. Aux Eyzies, lieu de la vallée de la Vézère agissant comme un « noctaduc » « canalisant la présence de 50 000 ans » d’humanité, Eshleman respire, dit-il, « le parfum de l’infini » (Juniper, 91). En même temps, ce « surcroît » mirifique attise notre désir : « Combien de grottes perdues ? », répète litaniquement Michel Jullien. L’apparition miraculeuse se noue à la pensée de la disparition tant l’impression de contingence est vive face à ces images résistantes qui nous sont parvenues malgré leur ténuité.

L’essayiste file la métaphore de notre vulnérabilité en comparant les maladies chimiques ayant étiolé le trésor de Lascaux et les fresques romaines qui s’évanouissent sitôt que découvertes dans le film Roma (1972) de Federico Fellini. Il résume en ces termes le sabotage involontaire commis par les ouvriers sidérés qui viennent de mettre au jour des peintures antiques en creusant le futur métro romain :

En quelques minutes c’est le suicide, les fresques s’effacent une à une, sous leurs yeux. […] Cet épisode ressemble en tout point aux affres de Lascaux. […] À la confrontation se mêle l’air inconciliable, le nôtre, nocif à l’intacte vétusté […]. À Lascaux, quinze ans d’exploitation culturelle pour un million de spectateurs mirent à mal des fresques vieilles de 17 000 ans ; dans Roma, dix personnes et trois minutes anéantissent des œuvres âgées de 2000 ans. (64)

Ce syndrome d’autodestruction, dans la fiction cinématographique ou dans l’histoire véridique des peintures de Lascaux, se présente comme une sorte de parabole pour notre temps. L’œuvre d’art personnifiée qui s’autodétruit, tout en insinuant que nous ne la méritons pas, nous parle de notre responsabilité, mais aussi de la fugacité de la présence humaine sur Terre qui s’effacera, comme finissent par s’évanouir même ses œuvres les plus durables.

On peut estimer que les peintures préhistoriques et les ombres d’Hiroshima entrent en coalescence dans l’esprit des écrivains contemporains en ce qu’elles interrogent en définitive la mémoire des humains, à la fois la mémoire que nous pouvons avoir de nos lointains prédécesseurs qui ne furent pas moins humains que nous ne le sommes présentement et mémoire des humains que nous sommes dont pourraient avoir connaissance nos descendants, s’ils viennent toutefois à exister.

III Le dérangeant « postcript » de Werner Herzog

Quels rêves d’humanité les peintures pariétales de la grotte Chauvet sauvées de l’oubli et toutes nimbées pourtant de mystérieuse opacité expriment-elles ? Telle est la question que creuse Werner Herzog dans La Grotte des Rêves perdus. On notera d’ailleurs à propos de la mémoire que le titre français apparaît plus définitif que l’anglais Cave of Forgotten Dreams : les rêves paraissent définitivement perdus avec l’usage du participe passé français quand le titre anglais ouvre une brèche en les suggérant seulement « oubliés ». Sur son site officiel, le cinéaste raconte la naissance de sa vocation pour les images pariétales :

À l’âge de douze ans, je repérai dans la vitrine d’un libraire un livre comportant sur la couverture l’image d’un cheval de la grotte de Lascaux, et une excitation indescriptible s’empara de moi : je voulais ce livre, je devais l’avoir. Je voulais connaître ces peintures antérieures à la domestication des animaux et antérieures à l’invention de l’agriculture.
Comme je n’avais qu’un dollar d’argent de poche par mois, je me mis à travailler […]. Au moins une fois par semaine, j’allais vérifier, le cœur battant, si le livre était toujours là. […]
Il me fallut plus de six mois pour pouvoir m’acheter ce livre et l’ouvrir, et le frisson stupéfait et émerveillé éprouvé sur le moment ne m’a plus jamais quitté depuis lors4.

Le réalisateur d’Aguirre, la colère de Dieu (1972) et de Fitzcarraldo (1982) a ainsi obtenu la permission exceptionnelle de filmer les peintures de la grotte Chauvet, découverte en 1994 mais restée soigneusement fermée au public pour préserver ses vestiges prodigieux. Mettant en scène sa responsabilité d’artiste dans le film, Herzog déclare avec emphase avoir « conscience de venir filmer [ce lieu] peut-être pour la dernière fois ». La Grotte des rêves perdus/Cave of Forgotten Dreams (Metropolitan film, 2011), tournée depuis l’intérieur du « coffre-fort » que constitue la grotte Chauvet, est une déambulation filmée, une visite virtuelle qui doit donner à vivre une expérience par procuration au spectateur qui ne pourra jamais approcher les fameuses peintures. Herzog a usé en ce sens de la technologie 3D pour créer une image immersive qui restitue les volumes de la cavité rocheuse.

Le film se présente comme une sorte d’enquête sur ce lieu fascinant. Cependant, Herzog fait une nouvelle fois subir une certaine torsion au réalisme attendu de la part d’un film documentaire. Tout d’abord, le film révèle une forte charge affective et lyrique. Dans la version anglaise, la voix off est assurée par Herzog lui-même et dans la version française, l’accent allemand peut le laisser croire, même si c’est en réalité Volker Schlöndorff qui assure le rôle du récitant. Outre le ton subjectif, l’atmosphère de confidence intime provient également de la réflexion métapoétique déployée au fil du film. Herzog confronte en effet les peintures souterraines à différents arts, de la peinture paysagère du romantisme allemand, en passant par les ombres dansantes de Fred Astaire, jusqu’à rapprocher le spectacle obscur des cavernes de nos actuelles salles de cinéma. Se pencher sur les peintures pariétales de la grotte Chauvet revient pour le réalisateur, comme pour maints autres créateurs, à s’interroger sur la naissance des processus symboliques et artistiques.

Ajoutons que Werner Herzog filme les membres de l’équipe scientifique de la grotte Chauvet non sans une forme d’humour. Devant la caméra malicieuse d’Herzog — dont on connaît l’intérêt pour les personnages atypiques — se succèdent d’éminents chercheurs qui prennent la parole, au point que le film constitue également une étonnante galerie de portraits. Le montage laisse supposer une forme d’excentricité chez ceux qui ont la chance de hanter la grotte dérobée au public, comme si les savants interviewés étaient tous de singuliers rêveurs : un remarquable archéologue et conservateur général du patrimoine s’adonne au lancer expérimental d’une sagaie au moyen d’un propulseur, tandis que paraît à l’écran un inattendu maître parfumeur qui tente de humer les effluves de grotte depuis l’extérieur la caverne, sa traque sur les sentiers ardéchois visant à « recréer l’odeur [de la grotte] pour un parc à thème », l’actuelle réplique « Chauvet 2 » ayant été pensée comme une expérience synesthésique à procurer aux visiteurs. On pourrait s’étonner de ces étranges déports. Pourtant, ces figures insolites prises dans leur ensemble dessinent le portrait d’une humanité au long cours curieuse et ouverte à l’émerveillement. L’ironie tendre du réalisateur sert finalement à dresser une sorte d’éloge paradoxal de la folie douce qui préside à l’inventivité humaine aussi bien chez les artistes que chez les savants.

L’essentiel du film reste assurément la confrontation avec les images pariétales. En dépit des conditions difficiles de la prise de vue que tient à mentionner Herzog — l’équipe se trouve réduite à quatre membres équipés de panneaux lumineux et batteries afférentes, chacun devant emprunter l’unique passerelle métallique ménagée dans la grotte pour épargner les sols, ce qui induit souvent la présence d’une silhouette dans le champ —, le film déploie une dramaturgie propice à souligner l’émoi esthétique que suscitent les peintures. La paroi se met à danser sous un éclairage volontairement vacillant. Les images se dévoilent en lents travellings au son des flûtes ou sont filmées en gros plan fixe avant de replonger dans l’ombre, comme si un rideau noir retombait pour les masquer. L’émotion tient également à la musique d’Ernst Reijseger composée de chœurs d’inspiration sacrée, enregistrés dans l’église protestante de Haarlem aux Pays-Bas et intitulée « Ode à l’aube de l’humanité ». Si le choix de la voix humaine relance l’appel du fond des âges, l’instrumentation à la flûte prolonge un autre épisode du film qui nous transporte dans le Jura souabe où nombre d’instruments à vent de ce type ont été exhumés. Dans le film d’Herzog, la musique crescendo accompagne la plongée dans le noir quasi extatique. Peu à peu, la parole de certains spécialistes diserts s’estompe pour laisser le spectateur face aux peintures. Le film se construit donc comme un acheminement vers les images immémoriales de la grotte Chauvet et culmine en un climax émotif en confrontant le spectateur aux célèbres panneaux qui font la part belle aux chevaux, ainsi qu’aux félins.

Or, de façon tout à fait inattendue, Werner Herzog adjoint à cet ensemble cohérent un très singulier « postcript ». Le terme apparaît à l’écran pour annoncer une sorte d’épilogue, en nette rupture avec l’horizon d’attente et la tonalité du film déployés jusque-là. Littéralement, nous sommes bien post-script, après le script — ou scénario — centré sur le lieu unique de la grotte Chauvet. Mais ce dernier ajout décalé rappelle également une sorte de post scriptum adjoint à la carte postale du temps jadis que nous enverrait le réalisateur à travers les âges.

Le changement de décor est brutal pour cette sortie de la caverne. Après les chaudes couleurs ocrées jaillissant des ténèbres en clair-obscur, nous voilà transportés en plein jour face aux tours de réfrigération grises d’une centrale nucléaire, dont les panaches de fumée blanche se détachent sur un paysage aux couleurs froides : ciel orageux et collines noires, vert et bleu sombres d’un lit fluvial assorti de son cordon de végétation au premier plan qui tiennent le spectateur à distance de l’usine massive visible au second plan. La voix off témoigne d’une contiguïté géographique : « Sur les bords du Rhône se trouve l’une des plus grandes centrales nucléaires françaises. La grotte Chauvet n’est qu’à une trentaine de kilomètres à vol d’oiseau ». Le spectateur est ensuite informé que précisément « deux kilomètres plus loin », une attraction touristique s’est développée. Le seul toponyme mentionné est celui de la grotte Chauvet. Ni le site nucléaire du Tricastin, ni le nom de la « ferme aux crocodiles » alimentée en chaleur par le circuit de refroidissement de l’usine d’enrichissement d’uranium ne sont explicitement nommés. Nous voilà immédiatement transportés par la caméra au plus près de cette « biosphère tropicale », sous une grande serre sillonnée de passerelles métalliques. La rupture thématique et stylistique est complète avec le reste du film documentaire. L’atmosphère verdâtre de ce qui est présenté comme une « jungle couveuse » aux vapeurs étouffantes rappelle indubitablement un univers de science-fiction, et ce d’autant plus qu’Herzog s’attarde sur une anomalie : la multiplication en ce lieu étrange et sous cloche de crocodiles albinos qualifiés de « mutants ». 

Le réalisateur laisse au spectateur le soin de déduire une hypothétique corrélation entre l’eau du système de refroidissement de la centrale — réputée exempte de toute trace de radioactivité — et la mutation génétique réitérée des crocodiles bénéficiant du climat tropical généré par le rejet thermique de la centrale nucléaire. L’usine a depuis fait évoluer son système de refroidissement et l’étonnante réserve tropicale ne bénéficie plus à présent de l’original apport en chaleur permis par la proximité avec la centrale nucléaire voisine. En 2011, si Herzog optait pour cet ajout cinématographique intempestif et éloquent, il se maintenait néanmoins dans l’équivoque prudente et inattaquable de la fiction. Il déclarait tout au plus que la contemplation de ces crocodiles mutants déclenchait en lui une « vision ». La fin de La Grotte des rêves perdus choisit il est vrai de s’attarder sur l’œil rouge et intrigant des crocodiles albinos, en plongeant dans leur pupille verticale pour proposer un décentrement de point de vue. Tandis que l’image montre l’élégant ballet aquatique des crocodiles anormalement blancs, les jeux de réfraction et de dédoublement au sein du bassin, la voix off, intimiste, se demande : « Quand ces mutants se trouveront face aux peintures préhistoriques, quel effet cela leur fera ? » Le monde post-humain n’est plus une simple hypothèse à venir, il devient indubitable grâce au coup de force du futur de l’indicatif.

La narration développe une méditation sur le temps long en interpolant plusieurs régimes temporels. Le commentaire rappelle qu’un épais glacier recouvrait la Drôme il y a quelques dizaines de milliers d’années, ce qui contraste avec les vapeurs tropicales artificiellement générées par l’ingénieux dispositif de recyclage énergétique conçu dans la ferme aux crocodiles à l’heure du changement climatique. Le film s’achève sur cette interrogation sibylline : « Et nous-mêmes, ne sommes-nous pas les crocodiles des temps modernes que ces peintures plongent dans les abysses de notre passé ? » Est-ce pour appartenir à une espèce prédatrice, néfaste au reste du vivant, que les hommes seraient ainsi comparés à de dangereux crocodiles ? Ce mystérieux propos signifie-t-il que l’espèce humaine a fait son temps ? Les crocodiles existent sur Terre depuis des millions d’années, depuis bien plus longtemps que nos plus lointains ancêtres parmi les hominidés. Présents de longue date, ils nous survivront également, laisse entendre Herzog, en imaginant un avenir terrestre dont l’homme serait exclu, tandis que les crocodiles albinos deviendraient les dépositaires des secrets de la grotte ardéchoise.

En cette fin de long-métrage, la narration en voix off fait un usage massif de la forme interrogative, multipliant les questions ouvertes sans jamais y répondre. Suggérant avec les spécialistes qu’il interroge que les images pariétales sont « la mémoire des rêves de nos ancêtres» d’il y a plus de 30 000 ans, mais que le « passé [est] définitivement perdu », Herzog, exploite la dimension onirique qu’éveille en lui la caverne et se maintient sur la crête du songe inconclusif : « Rien n’est réel, rien n’est certain ». Toujours est-il que l’ajout de cette séquence hétérogène et dérangeante ne peut que nous interroger sur la responsabilité du facteur humain dans l’évolution future de la vie sur Terre. À la fin de son témoignage cinématographique sur les envoûtantes et superlativement énigmatiques peintures de la grotte Chauvet, Herzog se contente d’ouvrir une question politique là où on ne l’attendait pas. Il n’articule aucun discours univoque mais son collage qui fait succéder aux merveilles préhistoriques d’autres surprises de l’âge atomique est lui-même signifiant et s’avère singulièrement apte à poursuivre le spectateur.

IV Étienne Davodeau, à l’heure de lengagement

Contrairement à Werner Herzog et son évocation oblique, poétique et allusive, Étienne Davodeau s’exprime sans ambages dans Le Droit du sol. Journal d’un vertige publié en 2021 : il s’agit à ses yeux de laisser un monde vivable aux Sapiens de demain. Ce n’est pas la première fois que l’auteur-illustrateur descend sous terre pour ramener un livre. En effet, le créateur des Ignorants (2011) avait déjà abordé la préhistoire avec Rupestres ! 5 en 2011, une bande dessinée polyphonique cosignée avec six comparses qui rendaient conjointement hommage à l’art préhistorique et à sa dimension anonyme en gommant l’auctorialité de chaque dessinateur au profit d’un ouvrage collectif. Dix ans plus tard, chez le même éditeur Futuropolis, Davodeau revient au sujet préhistorique avec, cette fois, un projet plus personnel.

Le Droit du sol est une bande dessinée autobiographique, héritière du récit de voyage6. L’auteur y relate sa randonnée de 800 kilomètres, accomplie durant l’été 2019, entre la grotte de Pech-Merle dans le Lot et le site de Bure dans la Meuse où pourraient être enfouis des déchets nucléaires « dont certains resteront dangereux pendant des milliers d’années » (14). La BD se veut parente d’un ouvrage d’investigation, l’auteur ayant mené l’enquête sur ce sujet hautement politique en invitant, réellement ou virtuellement, des personnes compétentes à l’accompagner en route et à témoigner dans ses pages (28) : un agronome, un ancien ingénieur de l’industrie atomique, une sémiologue, des citoyens en lutte…

Entre Pech-Merle et Bure, Davodeau entend « relier deux lieux singuliers. Deux actes. Deux traces laissées par des sapiens à d’autres sapiens. » (8) Le télescopage entre préhistoire et nucléaire se révèle particulièrement frappant sur la première page de l’ouvrage qui fait office de frontispice. La grande efficacité iconique tient ici dans une carte de France où figurent deux petits symboles servant de repères géographiques : le bison métonymique de la grotte de Pech-Merle signale le village de Cabrerets dans le Lot, l’autre petit dessin est le pictogramme de la radioactivité, ce trisecteur avertissant d’un risque d’exposition à des rayonnements ionisants, qui pointe quant à lui vers le village de Bure dans la Meuse. Dans cet ouvrage qui s’ouvre par une figuration du cadre national, Davodeau entend donc interroger la politique énergétique française, et son choix poursuivi du nucléaire par les différents régimes successifs de la Cinquième République. Davodeau explique avoir souhaité « mettre en résonance deux actes qui le fascinent » (9) par une expérience originale : rallier à pied Pech-Merle et Bure, ces deux points distants de quelques 800 kilomètres et considérer, chemin faisant, les motivations du rapprochement entre un mammouth pariétal et une « poubelle nucléaire ». Le début de la bande dessinée explicite la collision imaginaire sur laquelle repose le livre, laquelle reste partiellement obscure aux yeux de l’auteur :

Sous le sol de Pech Merle, il y a des milliers d’années, des Sapiens ont laissé à leurs descendants des souvenirs admirables.
Sous le sol de Bure, en ce moment, d’autres Sapiens — et d’une certaine manière les mêmes Sapiens — envisagent d’enterrer des déchets nucléaires dont certains resteront dangereux pendant des milliers d’années.
Je veux comprendre ce qui sépare et ce qui relie ces deux lieux, ces deux dates. (14)

Comme le signifie le sous-titre de l’ouvrage « Journal d’un vertige », le livre explore un malaise mais aussi un « trouble » que l’auteur ne s’explique pas clairement. Il souhaite donc explorer le motif de ce rapprochement souterrain entre la peinture pariétale et l’enfouissement de déchets radioactifs. En cela, la bande dessinée est également un essai, une tentative de penser conjointement deux phénomènes de notre temps.

L’auteur porte à notre connaissance l’existence du projet français Cigéo pour « Centre industriel de stockage géologique », prévu à Bure par « l’agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs », alias ANDRA. Le site officiel « www.cigeo.gouv.fr » explique que le projet Cigéo vise à répondre au problème que pose la gestion des déchets nucléaires en « confin [ant] environ 85 000 m3 de déchets radioactifs à vie longue pour plusieurs centaines de milliers d’années [selon] le principe du stockage géologique profond. » « Andra, Cigéo… Derrière ces « noms ronds et fluides, tout gentils, doux à l’oreille », se cache la création d’« une sorte d’éternité empoisonnée » (94), dénonce Davodeau. Si l’auteur ne se départit pas dans Le Droit du sol des valeurs fraternelles qui lui sont chères, la bande dessinée entend plus nettement qu’ailleurs relayer ici un message d’alerte. Davodeau le revendique : son récit est « partial, voire partisan » (193). Par conséquent, il n’hésite pas à faire entrer le combat écologiste dans ses pages, en laissant par exemple la parole au militant Joël Domenjoud qui déclare : « Ce qui s’invente [à Bure], ce n’est pas seulement une lutte antinucléaire. Avec ses déchets absurdes, Cigéo, c’est un symptôme plus global du capitalisme devenu fou, lancé dans une fuite en avant. » (182) Davodeau s’inscrit de la sorte dans l’inflexion récente qui substitue au terme d’anthropocène celui de capitalocène : ce n’est pas l’humanité dans son ensemble qui serait coupable de la dégradation de l’environnement, mais le système économique productiviste capitaliste faisant subir à la Terre et à ses habitants une pression qu’ils ne peuvent soutenir, et qui, pour un objectif de rentabilité à court terme, produit des déchets dont la dangerosité avérée s’évalue en centaine de milliers d’années. Le Droit du sol, lui, ne pense pas à court-terme car le « vertige » qui habite son auteur est justement celui de la longue durée. Davodeau cite encore l’ancien ingénieur au Commissariat à l’énergie atomique (CEA) Bernard Laponche qui explique que « notre génération s’est piégée elle-même avec le nucléaire [et qu’à présent] nous devons faire avec [sans qu’il existe] de solution simple. » (101) Car les déchets nucléaires pudiquement nommés « à vie longue » existent et resteront dangereux pour la durée vertigineuse de 100 000 ans.

Deux grandes bandes verticales constituent la page 8. La case de gauche affiche en coupe ce qu’on ne saurait voir habituellement : un arbre qui plonge ses racines jusque dans les profondeurs de la terre. La case de droite révèle quant à elle le plafond bosselé d’une grotte où pointent des stalactites. Les deux cases parallèles et de même format apparaissent nettement complémentaires. Le sens de lecture nous invite à pratiquer d’abord un mouvement descendant qui nous mène à gauche de la surface lumineuse où s’érige un tronc d’arbre en pleine lumière vers le sous-sol enténébré où plongent ses racines. Puis notre regard remonte via la case de droite, d’une blancheur de calcite lumineuse en bas de l’image vers une paroi rocheuse et noirâtre en haut. Symboliquement, l’auteur nous convie à une plongée introspective au sein de notre conscience d’espèce, puis à une remontée. On comprend au fur et à mesure de l’ouvrage qu’au cadeau inespéré des peintures préhistoriques remontées du sous-sol et parvenues jusqu’à nous depuis la nuit des temps fait pendant une sorte de scénario inverse, digne de la science-fiction et que l’auteur voudrait pouvoir conjurer : celui d’une cache mortelle emplie de déchets hautement radioactifs que la postérité oublieuse de nos propres errements pourrait accidentellement perforer pour le plus grand malheur de l’humanité.

Et si Sapiens, l’homme qui sait qu’il sait, venait à oublier ? La situation du sapiens oublieux est pourtant celle à laquelle nous confronte toute nouvelle découverte de grotte ornée. La préhistoire n’a de cesse de nous rappeler combien nous avons oublié. En tant qu’artiste, Davodeau réfléchit aux questions de transmission mémorielle à travers le temps long. Le dessinateur questionne en ce sens la sémiologue Valérie Brunetière sur le type de trace volontaire que pourraient élaborer d’éventuels artistes appliqués afin d’accompagner l’enfouissement nucléaire du projet Cigéo. Quelle signalétique inventer pour prévenir les Sapiens de demain qu’une boîte de Pandore radioactive se trouve sous leurs pas ? Nous ignorons ce que signifiait le dessin du mammouth de Pech-Merle vieux de quelques 20 000 ans. Or « une langue se transforme tellement en quelques centaines d’années que deux personnes, […] qui pourraient communiquer à 500 ans d’intervalle, auraient de sacrés risques de ne pas du tout se comprendre ! Alors à 100 000 ans d’intervalle ! » (137), s’exclame Valérie Brunetière… La chercheuse en sciences du langage souligne l’ironie tragique que constituent ces déchets nucléaires à l’heure de la prise de conscience écologique : « Nous voulions du durable ? Là, nous en avons. » (141) Et après enquête de Davodeau, sa propre BD sur papier, sinon dupliquée, ne fera résonner l’alerte que quelques siècles à peine.

À la question de savoir quel est le dénominateur commun entre les humains qui dessinèrent dans la grotte de Pech-Merle et nous autres Sapiens contemporains ou à venir, Davodeau répond : nous sommes des Terriens et avons la Terre en partage. Nous avons le même sol sous les pieds. L’auteur témoigne ainsi de son attachement au sol non dans sa réductrice dimension nationale mais en tant que socle commun de l’humanité. La grande case carrée de la page 93 révèle l’autoportrait de l’auteur, debout, les pieds dans l’eau, se délassant de la chaleur estivale et des fatigues de la randonnée en une menue ode à la beauté ordinaire du monde terrestre :

Je ne sais pas ce que vous faisiez le mardi 25 juin 2019 en milieu de matinée.
Moi, je mangeais des abricots dans la rivière.
C’est juste une pause dans la fournaise qui monte.
Un misérable petit moment sans poids ni ampleur.
Ça n’est rien mais j’en garderai longtemps le goût.
Et je prétends ici que si la planète Terre veut bien nous donner des abricots et des rivières, en retour nous serions bien inspirés de lui faire des cadeaux un peu moins obscènes que ce qui se prépare à Bure. (93)

Le Droit du sol prône un hédonisme frugal. « Prendre un sac à dos et se lancer sur les chemins est une aventure tout à fait accessible et très démocratique. » (147) « Marchons. » (147), répète l’auteur. Certaines planches muettes, ou presque, témoignent de cette recherche de la simplicité. Ainsi, le lecteur se voit prodiguer de l’espace dans la vaste double-page 148-149. En seulement cinq cases, une grande carrée et quatre panoramiques, nous voilà transportés de montagnes en plaines, d’étendues rocailleuses en vallons herbus. De petites silhouettes, seules ou par deux, vues de face, de profil ou de dos, en plongée ou en contre-plongée sillonnent la surface de la Terre, arpentent côteau boisé, vallée ensoleillée ou crête exposée à la nuée. « Nous. Sommes. Faits. Pour. Ça. » (148-149) Un mot unique marque chaque case de ces deux planches pleines d’ampleur où la figure humaine s’amenuise dans la grandeur des paysages. Davodeau, en bipède convaincu, rejoint ici le paléoanthropologue André Leroi-Gourhan qui établissait dans son ouvrage fondateur Le Geste et la Parole que « le premier et le plus important de tous [les critères d’humanité], c’est la station verticale » (32). Se tenir debout revient pour Étienne Davodeau à incarner la dignité humaine, dans une acception tant physique que symbolique. L’auteur-illustrateur explique de la sorte7 avoir voulu s’engager doublement : corporellement, tout au long de sa longue marche méditative, mais aussi moralement en dénonçant à la fois ce qu’il nomme « l’infamie éthique » de Bure et l’absence de débat démocratique en France sur l’orientation nucléaire de notre politique énergétique. « Le grand dehors » (86), la « sensation d’espace » et son « vertige d’herbe et de silence » (146) servent cependant d’antidote à l’étau d’angoisse que procure l’image d’une « poubelle nucléaire » confinée en sous-sol et capable de contaminer la terre, l’eau, l’air de notre seule et unique planète. Au projet de trou dans la Meuse conçu par l’hubris humaine pour servir de cache empoisonnée où enfouir les déchets radioactifs qui existent de fait et continueront d’irradier pour au moins 100 000 ans, Davodeau oppose deux autres trous : la merveilleuse grotte préhistorique de Pech-Merle qui sert de point de départ à sa randonnée méditative mais aussi le cratère tapissé d’herbe de l’ancien volcan d’Auvergne du Puy Pariou, où il fait bon s’endormir à la belle étoile « à la fois abrité du tumulte et exposé à l’immensité. Sur le sol, dans le sol. Sur Terre. » (88) La bande dessinée se conclut sur ces mots :

Je regarde les arbres qui se balancent dans le vent chaud. […]
Ces modestes arbres, ce bois sont notre bien commun comme cet espace dérisoire, cette fine couche de sol et d’atmosphère où notre nature nous confine.
Ce bois, c’est là que nous vivons. (207-208)

Prenant de la hauteur au moyen de vues aériennes dessinées pour accentuer la courbure et la rotondité de notre planète, Davodeau fait de Bois-Lejuc, sur la commune de Bure, à la verticale des puits d’aération prévus par le projet Cigéo, la métonymie de notre patrie terrestre, notre maison commune, notre irremplaçable oikos.

Clayton Eshleman décelait dans l’art enchanteur des cavernes un changement dans notre rapport au monde. Soucieux de soumettre son environnement, l’homme de Cro-Magnon en Prométhée que rien n’arrête, serait devenu Big hole man, plus encore après avoir découvert sa béance intime lors du traumatisme d’Hiroshima. En clausule de son documentaire sur la grotte Chauvet, Werner Herzog nous projette pour sa part dans un monde post-humain de crocodiles mutants. Michel Jullien tire de son exploration de la grotte des Combarelles une réflexion sur l’apparition et la disparition de l’humanité. Enfin, Étienne Davodeau sursaute devant l’irréversibilité nucléaire qui met en péril la vie sur Terre. 1987, 2011, 2017, 2021. Alors que l’angoisse qui a pris nom « anthropocène » s’intensifiait et que le concept gagnait en visibilité, nous avons pu constater la réitération et l’approfondissement de l’attelage inattendu entre préhistoire et spectres de l’âge atomique chez des créateurs issus d’horizons artistiques et géographiques distincts.

Comme le suggère le sous-titre du Droit du sol, « Journal d’un vertige », préhistoire et nucléaire se télescopent pour donner le tournis à notre époque. Vertigineuse est en effet la profondeur temporelle de l’histoire humaine ouverte par la préhistoire. Non moins vertigineux, l’oubli qui dissimula pendant des dizaines de millénaires les dessins entêtants des cavernes dont nous percevons aujourd’hui l’émotion sans en saisir le sens. Mais plus vertigineuse encore la durée d’irradiation des déchets atomiques que nous amassons sans savoir les expier. Face aux très anciens joyaux de l’art pariétal, les artistes s’interrogent sur les lointains à venir. Et nous, que livrerons-nous à la postérité ? Des terres et des océans irradiés, truffés de déchets hautement radioactifs incompatibles avec la vie ? La récurrence compulsive de l’association laisse transparaître notre sidération d’être toujours là, jumelée à l’angoisse de n’être, bientôt peut-être, jamais plus.

Comme le remarque Rémi Labrusse examinant l’origine du concept de préhistoire, « l’histoire de l’humanité est une histoire d’outils » (188), du moins depuis Lubbock qui instaure en 1865 une chronologie fondée sur des technologies lithiques. Dans l’épopée du progrès technique, la maîtrise de la fission des atomes d’uranium pour produire de l’électricité au sein des centrales nucléaires pourrait bien constituer l’un des derniers exploits de l’ingénierie humaine accomplissant l’instinct de curiosité des hommes préhistoriques. Pourtant, les créateurs que nous avons évoqués se concentrent sur l’art pariétal afin de réorienter la préhistoire d’une histoire de la technique vers une interrogation sur la condition humaine. Il fallut une formidable suite de hasards pour que l’art pariétal nous parvienne. Symétriquement, il suffirait d’un seul malencontreux accident nucléaire pour que s’achève l’aventure humaine. Esheman se « sen [t] formé de couches d’histoires superposées » (Juniper, 93), Davodeau se demande « combien d’existences cumulées ? combien de strates humaines ? » (19) ont vécu et contemplé le paysage dont il jouit à son tour. Et après nous ?, souffle Herzog, en une sorte de deuil anticipé de l’humanité qui ne va pas sans une certaine confiance désanthropisée en la continuité de la vie — soit-elle saurienne — sur Terre. Or, reconnaître notre « big holeness » à l’ère de l’atome permet aussi d’élaborer de nouveaux hymnes envers notre condition terrestre, reconnue d’autant plus précieuse qu’on la sait désormais précaire.

Pour finir, signalons que préhistoire et nucléaire ne fusionnent pas uniquement de nos jours pour former une « image dialectique » renfermant les contradictions vivaces et les alarmes de notre temps (Labrusse 2019). Parallèlement aux œuvres artistiques qui questionnent la contingence de l’aventure humaine et s’inquiètent de l’éventualité d’une apocalypse nucléaire, il existe une petite histoire radieuse des liens entre préhistoire et âge atomique qui mérite d’être rappelée. Ainsi, les études américaines sur la radioactivité ne débouchèrent pas seulement au XXème siècle sur la mise au point des meurtrières bombes atomiques mais elles offrirent encore au physicien et chimiste Willard Frank Libby l’opportunité de concevoir la technique de datation au radiocarbone qui allait lui offrir le prix Nobel de chimie en 1960 et révolutionner l’archéologie préhistorique. En certifiant la datation de vestiges organiques pouvant remonter jusqu’à 50 000 ans, cette technique permettait de rompre avec la datation relative par stratigraphie ou comparaison stylistique et d’atteindre une inédite objectivation de l’ancienneté des artefacts humains. Dès le début des années Cinquante, Libby put ainsi expertiser, grâce à sa méthode de datation par le carbone 14, des charbons de bois en provenance de la grotte de Lascaux à 15 500 ans BP (Cohen 2011 et https://archeologie.culture.gouv.fr/lascaux/fr/datation-figures-lascaux). En l’occurrence, c’est bien l’atome (de carbone 14) qui permit à l’humanité de connaître la profondeur préhistorique de ses œuvres. Aujourd’hui, de nouvelles techniques de datation radiométrique prolongent cette authentification du temps long de l’humanité, comme la méthode uranium-thorium qui couvre des temporalités encore plus anciennes en comparant les rapports entre ces isotopes dans la calcite qui recouvre certaines peintures. Il y a là une autre histoire productive des rapports entre préhistoire et recherche atomique où le progrès scientifique se révèle être l’incontournable adjuvant de la connaissance et non comme le sombre fossoyeur de notre humanité.


Ouvrages cités

Bataille, Georges, « Dossier de Lascaux », Œuvres complètes, t. IX, Paris, Gallimard, « Blanche », 1979.

Cohen, Claudine, La Méthode de Zadig. La trace, le fossile, la preuve, Paris, Seuil, 2011, coll. « Science ouverte ».

Cohen, Claudine, https://archeologie.culture.gouv.fr/lascaux/fr/datation-figures-lascaux

Davodeau, Étienne, Le Droit du sol. Journal d’un vertige, Futuropolis, 2021.

Davodeau, Étienne, Guibert, Emmanuel, Mathieu, Marc-Antoine, Prudhomme, David, Rabaté, Pascal et Troubs, Rupestres!, Futuropolis, 2011.

Davodeau, Étienne, « Comment dessiner Le Droit du sol ? », France Inter : [https://www.dailymotion.com/video/x84hcrd] (consulté le 26 avril 2022).

Eshleman, Clayton, Hotel Cro-Magnon, Santa Barbara, Black Sparrow Press, 1989.

Eshleman, Clayton, Hadès en manganèse, Auxemery (trad.), Paris, Belin, « L’Extrême contemporain », 1998.

Eshleman, Clayton, Juniper Fuse. Upper Paleolithic Imagination & the Construction of the Underworld, Middletown, Connecticut, Wesleyan University Press, 2003.

Eshleman, Clayton, Clayton Eshleman: The essential poetry 1960-2015, Black Widow Press, Boston, 2015.

Herzog, Werner, La Grotte des rêves perdus/Cave of Forgotten Dreams, Metropolitan film, 2011.

Herzog, Werner, « Cave of Forgotten Dreams ». En ligne : [https://www.wernerherzog.com/films-by.html] (consulté le 26 avril 2022).

Jullien, Michel, Les Combarelles, Paris, L’écarquillé, 2017.

Labrusse, Rémi, Préhistoire. Lenvers du temps, Paris, Hazan, « Beaux-Arts », 2019.

Leroi-Gourhan, André, Le Geste et la Parole. Technique et Langage, Paris, Albin Michel, « Sciences d’aujourd’hui », 1966.

Schlanger, Judith, Présence des œuvres perdues, Paris, Hermann, « Savoir lettres », 2010.


1. Georges Bataille, Conférence du 18 janvier 1955, « Dossier de Lascaux », Œuvres complètes, t. IX, Paris, Gallimard, « Blanche », 1979, p. 331.

2. « Juniper Fuse also has cavelike aspect. […] I wanted to make this book as multifoliate as the image-making it is focused on […] [in a] nonnarrative way » (Juniper, xxiv). La dernière partie de l’ouvrage s’intitule d’ailleurs « A cosmogonic Collage ».

3. Guillaume Apollinaire, « Un fantôme de nuées », « Ondes », Calligrammes, 1918.

4. Werner Herzog, « Cave of Forgotten Dreams », nous traduisons.

5. Robert Louis Stevenson, Nicolas Bouvier, Jean-Christophe Rufin ou Sylvain Tesson sont cités.

6. Étienne Davodeau, « Comment dessiner Le Droit du sol ? » (consulté le 26 avril 2022).

7. « My devotion », 2004, repris ensuite dans « Morphologies of Paradise », Clayton Eshleman : The essential poetry 1960-2015, Black Widow Press, 2015, p. 585.


 




3 – Altérités. La perception de l’Autre et des Autres en Préhistoire.
Un exemple de recherche anthropologique en Terre d’Arnhem.3 –

Résumé

Partager, c’est bouger. Tout partage, qu’il soit social, économique, anthropologique ou scientifique, implique un déplacement de personnes, de valeurs et d’idées en réponse à une invitation ou à une question. Dans une collaboration, partager une pluridisciplinarité scientifique suppose d’accepter de pouvoir faire bouger les postures et trajectoires de recherche des partenaires mais aussi de repenser en les modifiant les points de vue de départ, voire de revisiter sa propre discipline. Cette disposition intentionnelle favorable à l’écoute, à l’échange, à la construction et au changement de point de vue qui fonde la démarche d’altérité a été placée au cœur d’un programme de recherche en Terre d’Arnhem (Territoire du Nord, Australie) à la demande de la communauté ethnique Jawoyn. Il est ici utilisé comme cas d’étude.

Abstract

Sharing means moving. All sharing, whether social, economic, anthropological or scientific, involves moving people, values and ideas in response to an invitation or a question. In a collaboration, sharing a scientific multi-disciplinary research implies accepting the possibility of shifting the partners’ research postures and approaches, as well as rethinking and modifying the initial points of view, and even revisiting one’s own discipline. This willingness to listen, exchange, build and change points of view, which underlies the otherness approach, was at the heart of a research program launched in the early 2010s in Arnhem Land (Northern Territory, Australia) at the request of the Jawoyn ethnic community. It is presented here as a study case.


Introduction

Aujourd’hui sur la terre, nous appartenons tous à l’espèce Homo sapiens qui est désormais la seule espèce vivante du genre Homo. Il n’en a pas toujours été ainsi puisque plusieurs espèces humaines ont pu coexister notamment en Eurasie occidentale avant que Sapiens ne colonise les territoires auparavant occupés par Néandertal. Malgré cette unicité génomique inédite des humains nous sommes tous différents et les sociétés comme les cultures humaines cultivent toujours le sens de la différence. Or l’altérité, cette disposition mentale à accepter le point de vue d’autrui, autrement dit sa différence, se fixe donc un enjeu de taille dans l’incommensurable champ des relations humaines.

Dans cet article nous abordons une question qui est fondamentale en anthropologie, celle de la personne, du sujet, et plus exactement, de sa place dans la pratique, dans les relations professionnelles mais aussi dans l’interprétation des entités sociales et culturelles du présent et du passé. Il s’agit de témoigner ici de certaines modalités de prise en compte du respect de la place des autres, dans la prise en considération de la diversité des points de vue des personnes intervenant dans l’exercice d’une science humaine, en l’occurrence l’archéologie.

I Diversité anthropologique, humanité et sens de l’altérité

« Le véritable sujet de l’anthropologie, c’est l’humanité » posait Tim Ingold dès la première ligne de l’Encyclopédie dAnthropologie qu’il dirigea en 1994 (14).

Prendre en compte cette humanité c’est demeurer en permanence conscient de respecter la liberté d’existence et donc de pensée de tout être humain. Pour ce faire il importe de savoir en quoi réside l’humanité des êtres humains, non pas simplement en opposant le caractère « humain » à l’existence de tous les vivants « non-humains », ce qui n’est pas l’objectif ici, mais considérant ce qui est singulier à l’être humain en général et propre à chaque être humain en particulier. À la suite des longs débats pluridisciplinaires du tournant des XIXème et XXème siècles, on est conduit à envisager que ce qui fait de chaque être humain un être différent de tous les autres ne réside pas dans son origine biologique mais dans son histoire sociale. La structure biologique commune aux espèces animales terrestres, par conséquent aussi aux êtres humains, provient des capacités infinies de reproduction génétique à partir des programmes d’ADN d’un individu mâle et d’un individu femelle. Elle autorise une diversité illimitée d’êtres humains conçus sur un même modèle biologique.

Nous sommes apparentés certes mais tous sensiblement différents du point de vue génomique. S’il est exact que nous avons des structures génomiques qui nous apparentent par exemple en groupes et familles historiques et géographiques, notre patrimoine génétique individuel n’est pas exactement le même en chacun d’entre nous ; il peut servir à nous individualiser le cas échéant, nous distinguer de nos parents et de nos proches. Cependant et c’est un point majeur, nous sommes différents au regard non pas seulement de notre unité biologique mais de notre diversité culturelle. C’est elle seule qui représente l’essence de l’humanité.

C’est parce que très tôt dans l’histoire de l’espèce humaine s’est dégagée la capacité des êtres humains à produire de la culture dans l’exercice de leurs activités sociales que ce processus s’est développé au point de singulariser les humains et leurs sociétés autant au plan individuel que collectif.

Alors que les origines physiques et biologiques des êtres humains ont un effet indifférent sur leur capacités et qualités humaines, leur histoire culturelle et donc morale les rend tous différents. La plus signifiante des capacités de la culture qui s’exprime lors de l’activité sociale, quelle qu’elle soit, est la capacité de générer de la différence. Il y a ainsi de multiples façons de devenir humain au cours de trajectoires individuelles ainsi que le précise encore Ingold (22) :

 » Quoi qu’il en soit, il n’y a pas qu’une seule façon d’être humain. Quelle que soit la nature de la culture, elle est une force génératrice de différences. Dans et par ce processus créatif et générateur, qui se déroule dans le cours normal de la vie sociale, l’essence de l’humanité se révèle dans la diversité culturelle ». (Traduction de l’auteur)

Ce ne sont pas les caractéristiques biologiques de son organisme vivant qui déterminent l’identité d’un être humain ce sont ses dimensions culturelles. Dit autrement, ce qui est vital pour un être humain, pour qu’il soit, non pas seulement quelque chose mais quelqu’un, pour qu’il soit un sujet moral, une personne, c’est son appartenance culturelle. La culture soutient et garantit l’identité de l’être humain. La personnalité est par conséquent inséparable de l’appartenance à une culture. Ces deux dimensions sont à la base de la diversité essentielle des êtres humains.

Dans la pratique des sciences humaines en général et de l’archéologie préhistorique qui est l’activité à laquelle je me réfère, la prise en compte et surtout le respect de ces dimensions propres aux individus de l’espère humaine apparait alors comme un point de méthode incontournable.

II Aux sources affectives et morales des sciences humaines

La place de l’affectivité dans les relations et les activités humaines y compris dans la recherche n’est pas nouvelle. C’est sa place dans les sciences humaines et l’archéologie qui nous préoccupe ici.

Claude Lévi-Strauss a rendu plusieurs hommages à Jean-Jacques Rousseau qui avait le premier insisté sur le rôle déterminant de l’affectivité à l’égard des autres et des conséquences éthiques et méthodologiques de cette position.

Dans Le Totétisme aujourdhui, Lévi-Strauss rappelle que Rousseau conçoit sa définition de la culture en tant qu’identification à autrui et précisément à tous les autrui : hommes et animaux (144).

Dans l’ouvrage collectif Jean-Jacques Rousseau publié en 1962 par l’Université Ouvrière et la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, Lévi- Strauss avait écrit auparavant un texte bien plus singulier avec l’article Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de lhomme. Il y présente en quoi le recours par Rousseau à l’affectivité comme ressort du principe d’identification à tous les autres vivants, humains et animaux à parts égales, est original et peut être considéré comme un véritable fondement des sciences humaines, de l’altérité et, écrit-il aussi, de la morale. Il y développe que la pensée de Rousseau se déploie à partir de deux attitudes méthodologiques successives qui s’emboitent, celle de l’identification à autrui, précisément à tous les autrui qui soient, y compris les plus lointains : les animaux, mais aussi celle du refus d’identification à soi-même, de tout ce qui rend le moi inacceptable. Rousseau s’était effectivement découvert, dans les Confessions comme le plus modeste et discret des autrui, celui qui ne peut oser avancer un  moi . Cette position qui est souvent celle d’un auteur ou d’un chercheur n’est pas unique en sciences humaines et en ethnologie, elle est cependant plus rare en dehors de l’anthropologie dans les autres disciplines. On retrouve ici une position propre à la pensée de Lévi-Strauss qui avait écrit ailleurs, dans Tristes Tropiques en 1955 « Le but ultime des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme mais de le dissoudre » (129). Les puissants accents de cet article défendent l’altérité en tant que qualité humaine essentielle :

« Cette identification primitive, dont l’état de société refuse l’occasion à l’homme, et que, rendu oublieux de sa vertu essentielle, celui-ci ne parvient plus à éprouver, sinon de façon fortuite et par le jeu de circonstances dérisoires, nous donne accès au cœur même de l’œuvre de Rousseau. Et si nous faisons à celle-ci une place à part dans les grandes productions du génie humain, c’est que son moteur n’a pas seulement découvert, avec l’identification, le vrai principe des sciences humaines et le seul fondement possible de la morale : il nous en a aussi restitué l’ardeur depuis deux siècles et pour toujours fervente, en ce creuset où s’unissent des êtres que l’amour-propre des politiques et des philosophes s’acharne, partout ailleurs, à rendre incompatibles : le moi et l’autre, ma société et les autres sociétés, la nature et la culture, le sensible et le rationnel, l’humanité et la vie. » (Rousseau, 24).

III- Pratique de lintersubjectivité dans la recherche archéologique, une expérience en terrain australien (Terre dArnhem, Territoire du Nord, Australie).

Les citations qui suivent sont extraites d’un article consacré aux résultats anthropologiques et au partage interdisciplinaire des points de vue au cours d’un projet de recherche archéologique conduit entre 2011 et 2014 dans un site d’art rupestre d’Australie en Terre d’Arnhem. Ce programme, dirigé par l’archéologue Bruno David (Monash University, Victoria, Australie), a réuni pendant plusieurs années les deux auteurs de l’article cité plus bas La recherche a été financée par le gouvernement australien dans le cadre de l’Australian Research Council et du projet no LP110200927. Il lie par convention plusieurs universités (Monash University, University of Southern Queensland, universités de Bordeaux et de Savoie-Mont Blanc) et la Jawoyn Aboriginal Corporation. Il a mobilisé les champs de recherche suivants : archéologie, étude de l’art rupestre, géomorphologie, géochimie, datations, écologie et sciences de la conservation (David et al. 2017). Plutôt qu’écrire aujourd’hui un nouveau texte adapté à notre propos, citer des fragments choisis d’un texte préexistant atteste de la pratique interdisciplinaire de l’altérité dans le montage, la réalisation et la publication de travaux d’archéologie. Cet article a été publié dans le numéro 17 de la revue Patrimoines intitulé Patrimoines en partage. Des revendications aux collaborations. Il contient toutes les informations relatives à cette recherche qui ne sont pas exposées ici. Le principe d’altérité dans la pratique de la pluridisciplinarité est évoqué dans les lignes introductives :

« Partager les pluridisciplinarités scientifiques et anthropologiques suppose d’accepter de faire bouger des savoirs, des postures, des trajectoires de recherche et des méthodes et aussi de repenser, nuancer, changer ses regards et ses positions de départ voire de revisiter sa discipline, ses méthodes et ses attendus. Cette disposition de partage, d’écoute, d’échange et de construction partagée a été au cœur d’un programme de recherche engagé en Terre d’Arnhem (Territoire du Nord- Australie) autour d’un ensemble de sites archéologiques peints et aménagés à la demande de la communauté Jawoyn dont la population avait été déplacée de leur territoire pendant la seconde guerre mondiale. »
« En instaurant la co-construction des problématiques de recherche à l’aide d’une exigeante interdisciplinarité on sait désormais que peuvent se développer des méthodes adaptées à des problématiques parfois encore inédites. » (Patrimoines, 63)

3.1. Prise en compte interdisciplinaire de l’altérité

« Depuis le début des échanges, en amont même de la recherche de terrain, les contributions de la culture Jawoyn furent majeures. A l’origine du projet de recherche une demande écrite de ressortissants du peuple Jawoyn avait sollicité les compétences d’archéologues spécialisés dans l’étude de l’art rupestre pour étudier des sites Jawoyn jusque là inédits. La demande avait été formulée par le biais d’un archéologue familier de ce terrain, puis transmise à Bruno David professeur d’archéologie à l’université Monash, Victoria, avec un choix de sites archéologiques potentiels. Dès cette période un dialogue s’était instauré entre archéologues, gestionnaires et membres de la communauté Jawoyn dépositaires d’une mémoire transmise entre générations. L’interdisciplinarité la plus manifeste eut lieu sur le terrain. Au cours des missions de terrain des membres de la communauté Jawoyn campaient avec les archéologues. Le fait de fouiller en présence ou sous le regard de personnes Jawoyn occasionnait des échanges d’informations fondamentaux. » (Patrimoines, 65)

3.2. Place dune « Jawoyn elder » dans le projet de recherche archéologique

Margaret Katherine est une australienne Jawoyn née dans les années 1940 sur le plateau de Terre d’Arnhem. Elle passe son enfance avec des membres de sa famille et de son clan dans la zone des sources de la rivière Katherine, dans les sites rupestres qui y sont concentrés. Elle a vécu plusieurs années dans le site de Nawarla Gabarnmang, le vaste abri sous roche peint qui a fait l’objet de l’étude pluridisciplinaire précédemment évoquée (Fig.1).

Cette femme australienne était extrêmement attachée à sa culture et soucieuse d’une relation d’altérité fondamentalement nourricière pour la reconnaissance de l’ancienneté des sites d’art rupestre de son clan. Elle était animée du désir d’accéder à une reconnaissance universelle en recherchant tous les moyens de mise au jour de son histoire et celle de sa communauté. Elle fondait l’espoir de trouver dans cette histoire ancienne des racines susceptibles de mettre en évidence pour son groupe, une ancienneté culturelle similaire à celle des autres nations. Dès les premiers contacts, Margaret Katherine a demandé aux archéologues, de l’aider par la recherche archéologique à écrire l’histoire des siens et de son peuple afin de transmettre à ses enfants un héritage et une historicité dont son peuple était dépourvu. Elle revendiquait l’altérité de notre regard et de notre statut d’archéologues la reconnaissance morale et légitime ancienneté des sites peints. Vous qui savez faire parler les pierres que vous observez sur le sol, pouvez-vous raconter notre histoire pour la transmettre à nos enfants, nous demanda-t-elle dès notre rencontre. Notre réponse fut que nous étions des archéologues en mesure d’étudier ce que contenait le sous-sol en fouillant en profondeur sur de petites surfaces réparties en différents points de ce vaste site d’habitat mais que nous n’écririons d’histoire relative à ce type de sollicitation qu’en « collaboration » avec elle et les siens, ce qui fut très exactement fait.

Avec cette ressortissante d’une communauté traditionnelle australienne il fut exceptionnellement facile et direct de collaborer et échanger. Elle possédait une notion innée d’altérité. Elle vivait dans un monde d’altérité dont l’échelle spatio-temporelle nous parait surprenante. En australienne traditionnelle née dans le bush, elle possédait un sens très développé de l’altérité à l’égard de sa communauté, une altérité de groupe qui demeure à l’origine de la cohésion familiale, clanique et tribale propre à ce type société.

L’altérité de Margaret Katherine à l’égard des temporalités lointaines était la plus impressionnante. Sa capacité morale était singulière mais nullement extraordinaire pour une personne de sa culture et de son éducation mentale. Je terminerai ces lignes de témoignage que je lui consacre ici en évoquant ses réactions et citant ses paroles au cours de deux évènements qui ont marqué cette expérience archéologique australienne en matière d’altérité.

Arrivée à Nawarla Gabarnmang

Lors de l’arrivée à Nawarla Gabarnmang, à la descente d’hélicoptère après une heure de vol depuis Katherine pour le franchissement aérien du gigantesque escarpement septentrional bordant le plateau central de Terre d’Arnhem qui surplombe la plaine côtière en contrebas, Margaret, installée là depuis quelques jours, nous attendait. Elle vint à notre rencontre avec une bouteille d’eau de la Katherine pour nous laver le front de toute salissure et nous conduire, à travers les hautes herbes flexibles, vers le site aux couleurs vives situé en position surélevée. Nous la suivions en silence, petit groupe respectueux d’hommes et de femmes dont un bébé. Elle ne nous connaissait pas encore ou si peu : elle avait entendu parler de nous : qui nous étions sur le plan scientifique, que nous venions d’Europe et d’Australie.

Après quelques pas sur le sentier serpentant entre les blocs effondrés du talus, elle s’immobilisa, puis adressa d’une voix de tête forte et stridente, une longue et solennelle diatribe mélodique, à l’ensemble du massif rocheux, les bras grands ouverts en nous désignant tous. Elle s’adressait aux êtres et aux esprits du Rêve, occupants naturels du paysage rupestre. Elle nous présentait et sollicitait pour nous tous un accueil compréhensif et protecteur dans cet abri sous roche où nous allions travailler. Nous étions des siens, tous des amis.

Nous accédâmes alors au site dont elle nous présenta en premier lieu les représentations graphiques en rayons X : poissons barramundis, crocodiles, émeus, kangourous et formes mythographiques (Fig. 2).

Les termes d’altérité étendue qu’elle prononça alors pour présenter le site peint, les activités de ses ancêtres ainsi que sa place dans ce dispositif familial et mythique traditionnel furent les suivants. Ils sont extraits du documentaire scientifique Archaeology of Rock Art in Jawoyn Country que Patricia Marquet, membre de l’équipe réalisa, en immersion sur le terrain, en 2011 :

« Ils (les anciens de son clan, membres de sa communauté) campaient partout pour attraper des barramundis, un poisson très important pour eux. C’est ici qu’ils demeurent maintenant pour toujours. C’est ici qu’ils restaient pour toujours, pour peindre ça. Ils aiment tous cet endroit comme ils aiment tous ma couleur (rouge, jaune et blanc qui étaient aussi les couleurs de sa robe). Ils disent que j’ai les plus belles peintures, que tous mes ancêtres ont fait un beau travail, un énorme travail qu’ils n’ont pas fait en un seul jour. Ils ont dû camper ici pendant beaucoup, beaucoup d’années jusqu’à ce qu’ils aient tout achevé, puis ils ont disparu un à un. Mon grand-père était un homme intelligent, un vieil homme bon qui savait. Il m’a dit que nous devions vivre ici (à Nawarla Gabarnmang) et faire ces peintures et après ce sera à ta fille si tu en as une et ta fille aussi aura des petits enfants et ce seront eux qui prendront soin de cet endroit. C’est vraiment un endroit très important que je vous montre. » (Marquet P. 2011). Les passages cités ont été traduits en français par l’auteur. Les notes entre parenthèses en italique sont ajoutées par l’auteur.

Mise au jour dune hache de pierre polie d’âge pléistocène.

« Le programme de recherche soutenu par l’université Monash incluait la présence d’une équipe d’enregistrement audio-visuel. Plus d’une centaine d’heures ont été filmées pendant la durée des recherches ; ce travail en immersion au sein d’une recherche en cours constitue une archive audiovisuelle de l’interdisciplinarité à l’œuvre dans ce contexte. Ce dispositif a parfois aussi été en capacité d’enregistrer avec objectivité le déroulement de certains évènements au cours de la recherche dans les sites. La mise au jour, dans des niveaux anciens d’âge pléistocène d’une hache polie qui s’avéra une des plus anciennes découvertes alors en 2011, en Terre d’Arnhem en est une illustration. Exhumée du sol de l’abri de Nawarla Gabarnmang, la présentation de cette hache polie en roche volcanique grenue à Margaret, cet élément de la culture matérielle Jawoyn hautement symbolique par son ancienneté et sa fonction rituelle suscita en elle une bouffée de souvenirs personnels et de récits anciens d’une grande puissance émotionnelle. » (Patrimoines, 69)

Quand on annonça et présenta la découverte de la hache de pierre polie à Margaret Katherine (Fig.3), alors qu’elle était en compagnie de deux consœurs, sa pensée fit une trajectoire mentale bien différente de la nôtre. Nous avions identifié une pièce archéologique remarquable dans un niveau dont l’ancienneté était porteuse de l’information la plus importante qui soit alors : elle datait de plusieurs dizaines de millénaires.

Au don d’un objet découvert dans un site occupé par les siens, Margaret, sous l’emprise d’une très vive émotion, envahie par les larmes, réunit instantanément les éléments d’un contre-don vertigineux. Voici les phrases qui nous furent immédiatement adressées, à la seule vue de l’objet :

« La nuit dernière on les a entendus appeler (les anciens de son clan, membres de sa communauté). Je ne les ai pas entendus mais Lily les a entendus deux fois(…) Maintenant vous avez trouvé ma famille, tout est enfin clair maintenant, et je sais qu’ils ont toujours été ici. Je vous remercie tellement d’être venus jusqu’ici, d’avoir cherché près des peintures. Aujourd’hui est un bon jour vous deviez trouver car ils ont appelé, la nuit, là où on dort, ces deux femmes Lily et Sybil les ont entendus. Elles sont restées éveillées toute la nuit. Judy a dit à ma tante que son père, tous, ils ont laissé ça pour nous. Ils ont marché partout, ils ont beaucoup voyagé, pour la culture, pour l’initiation des jeunes, les cérémonies spéciales et ils sont revenus à ce même endroit. Ils ont appelé la nuit dernière on a senti leur présence. » (Marquet P. 2011). Les passages cités ont été traduits en français par l’auteur.

Derrière ces mots on perçoit immédiatement ce qui se rapporte à ses ancêtres. Les trois femmes du même clan disent les avoir entendus  alors qu’ils ont objectivement disparu depuis des dizaines de millénaires si l’on se fie à l’ancienneté de la pièce archéologique. On comprend l’ellipse temporelle faite par Margaret, que la durée multimillénaire ne compte pas et qu’elle pense sur un mode intemporel, celui du Rêve. Dans La pensée sauvage Lévi-Strauss a indiqué à quel point « Le propre de la pensée sauvage est d’être intemporelle ». Ces trois anciennes Jawoyn mobilisent par-delà toutes les différences qui caractérisent alors toutes les personnes présentes à leurs côtés, tout un lignage d’ancêtres ou d’esprits des disparus, dans ce lieu de Nawarla Gabarnmang pour répondre au partage qui leur est destiné. Et ce, dans une altérité à la fois lointaine mais aussi très contemporaine afin de nous assurer de la présence participative d’ancêtres bienveillants et sensibles. Un tel partage sensible, mental, émotionnel, conceptualisé autour d’objets patrimoniaux semble bien relever d’une notion d’altérité.

3.3. Altérité, réciprocité, collaboration et intégration du point de vue dautrui, un bilan.

Pour conclure cette opération archéologique, l’échange entre l’équipe de chercheurs et la communauté Jawoyn, fut effectif. A la demande initiale de la communauté Jawoyn de mettre au jour et fonder une histoire dans un temps long, avec une légitime antiquité territoriale et qui soit par ailleurs transmissible à leur descendance, les chercheurs ont apporté des preuves objectives d’ancienneté. Elles ont été aussitôt mentalement soumises à des ancêtres locaux puis spontanément et irrévocablement intégrées au dispositif traditionnel, social et mythique au cours d’une trajectoire intemporelle :

« A l’issue de cette expérience, une fois passée la phase de restitution scientifique, il est possible de mesurer ce que ces échanges ont apporté aux chercheurs et aux acteurs engagés dans ce processus de production du savoir archéologique et pas seulement de ce savoir-là. » (Patrimoines, 64)
« L’ensemble des scientifiques impliqués a été nourri par ces échanges sur le terrain et par le partage d’autres valeurs, regards portés sur les sites investis. Cela s’est traduit par des avancées sur des dimensions non attendues et même pas initialement envisagées aux prémices des recherches. Les échanges avec des membres du peuple Jawoyn ont assurément marqué les faits archéologiques en ce sens que les récits traditionnels, les connaissances sur la parenté, les modes de vie, l’exploitation du milieu biologique, la fonction des sites ou encore les pratiques sociales et rituelles ont nourri les interprétations, les lectures, la compréhension des vécus et des valeurs culturelles des sites ornés jawoyns. Cette dynamique de partage, co-construite sur des temps de connaissance, d’échange, d’écoute, de question, de regard, de silence s’est prolongée au-delà des trois années de travail de terrain. Elle s’est prolongée dans la valorisation des résultats, notamment dans les publications scientifiques qui intègrent systématiquement la co-signature de Margaret Katherine ; tout au moins jusqu’à son décès. » (Patrimoines, 65)
« Il est enfin possible de noter que la réponse à l’invitation originelle de la communauté Jawoyn est d’avoir inscrit en termes scientifiques le site emblématique de Nawarla Gabarnmang dans le monde de l’archéologie. Il s’agit plus précisément d’avoir mis en évidence la longue pratique de construction et de transformation du paysage de cet habitat rupestre dans des temporalités archéologiques remontant à près de 50 000 ans et par conséquent d’avoir répondu à cette invitation inouïe à donner corps au patrimoine Jawoyn en l’inscrivant dans l’histoire de l’humanité. Dans ce contexte, le processus scientifique interdisciplinaire a restitué à la nation Jawoyn une assurance de légitimité sur son patrimoine. » (Patrimoines, 70)

3.4. Quelles altérités en présence ?

Au-delà de la sensibilité et du sens de l’altérité manifesté par MK à l’égard de ses partenaires archéologues au cours de cette opération, il convient d’être réaliste et de considérer quelle était la position des Jawoyns et le sens de leur revendication initiale.

Quand la communauté Jawoyn sollicite, via la Jawoyn Aboriginal Corporation en la personne de Margaret Katherine, un groupe d’universitaires archéologues pour le montage d’un projet de recherche sur un des sites d’art rupestre de leur territoire, les Jawoyns poursuivent un combat. Ils entreprennent une nouvelle démarche pour sortir de l’invisibilité qui est celle des australiens aborigènes dans l’Australie contemporaine au regard des Blancs qui ne les voient pas. Ils utilisent alors avec sagesse le levier médiatique de la ressource patrimoniale des sites archéologies contenant de l’art rupestre, ressource exceptionnellement séduisante au sens esthétique et occidental du terme. Quand Margaret Katherine vient à nous en 2010 elle a en perspective le parcours de tous les Aborigènes, ses égaux et contemporains. Elle se fait à travers les revendications de la Jawoyn Aboriginal Corporation la porte-parole des australiens natifs qui veulent sortir de l’anonymat et de l’invisibilité qui caractérisent leur position en Australie. Il est alors judicieux de revenir un instant sur l’interview d’Allen Madden, un Ancien des Gadigal, aborigènes des environs de Sydney que le Museum of Contemporary Art d’Australie a publiée et mise en ligne en 2009. Celui-ci analyse avec un réalisme empreint d’une profonde tristesse l’ « invisibilité » de son peuple dans les rues de Sydney. A l’occasion de l’ Australian Day,  il explique ce que sont aujourd’hui les souhaits de son peuple :

« Nous célébrons la résistance. Nous savons que nous ne pouvons pas changer les choses qui se sont produites à l’époque, mais il faut savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va. Les Aborigènes n’ont jamais cherché la compassion. Tout ce que nous avons toujours voulu, c’est la compréhension. » (Madden, 2009, citation en ligne sur le site mca.com). Traduction de l’auteur.

L’expression de Madden est pleine de rigueur, ce qu’il souhaite tout comme Margaret et les Aborigènes ce n’est « pas de la compassion, mais de la compréhension ». Margaret Katherine pratiquait avec talent une altérité que lui rendaient en retour ses interlocuteurs. Elle a acquis une reconnaissance historique et culturelle dans des domaines scientifiques, mais quoi de plus ? Espérait-elle autre chose ? Son ambition pour les siens était réellement, et elle y insistait toujours : la reconnaissance d’une grande ancestralité, similaire à celle dont les Blancs font état dans leurs pays mais qui en Australie ne devrait être que celle des Aborigènes.

 » Les Aborigènes n’ont jamais prétendu posséder cette terre. C’est notre mère. C’est de là que nous venons et c’est là que nous retournerons. Nous ne pouvons rien faire avec vous autres. Vous êtes trop nombreux. Nous ne pouvons pas vous mettre sur un bateau et vous renvoyer chez vous, alors nous devons tous partager et prendre soin de ce pays. C’est notre pays à tous. Il se trouve que nous sommes arrivés les premiers.  » ( Madden 2009, citation en ligne sur le site mca.com). Traduction de l’auteur.

On entend dans la déclaration de cet ancien Gadigal les mêmes accents que dans la voix de l’ancienne Jawoyn, Margaret Katherine.

La communauté Jawoyn à la suite de ces recherches peut se prévaloir de la visibilité de son patrimoine artistique archéologique très ancien. Il est l’égal de celui de bien d’autres sociétés contemporaines. Ce patrimoine est internationalement publié et diffusé et à ce titre les objectifs initiaux exprimés par MK sont atteints. Mais qu’en est-il de sa revendication intime de personne, de citoyenne australienne ? Est-elle moins invisible ? La situation sociale des Aborigènes dans leur pays a-t-elle changé ? Pourrait-elle un jour évoluer ? Ils sont encore dans la même position, vivent et survivent entre eux, fidèlement accompagnés d’un groupe limité de personnes qui conservent de façon attentionnée et passionnée des contacts avec eux. La situation ne saurait changer en découvrant un long passé archéologique, tout comme Madden le constatait on trouve encore à Sydney, à Melbourne ou dans n’importe grande ville d’Australie et du monde, une population qui ne voit pas les Aborigènes, doutant même qu’ils puissent exister ainsi que j’ai pu le constater. Où seraient- ils donc dans ce pays immense ? Il en est de même pour tous les peuples autochtones survivant sur la planète dont on n’entend parler qu’à de très rares occasions lorsque leurs ressources leurs territoires, leurs biens et leurs modes de vie sont l’objets de profondes exactions alors attribuées à des boucs émissaires habituels que sont les compagnies minières, pétrolières, forestières ainsi que des politiques locales impliquées dans la gestion de leurs territoires traditionnels.

L’expression de l’altérité à ses limites. Dans son dernier ouvrage à propos de l’histoire du regard que la science a posé depuis un siècle sur Néandertal et que le monde pose sur les minorités ethniques, Ludovic Slimak rappelle lui aussi que « L’altérité ne peut avoir droit de cité que dans les limites de l’acceptable ». Elle reste du ressort des conventions sociales et culturelles, ne sortent guère des articles et ouvrages de sciences et de philosophie, des émissions radiophoniques et télévisées (230).

IV- Les sources de lintersubjectivité et de l’altérité.

La question de la perception de l’autre est largement partagée par les sciences humaines et la philosophie. L’éclairage que peut fournir ces disciplines, nécessiterait bien des pages d’historique. Je voudrai ici faire seulement état d’un certain nombre de notions et de données relatives à la place objective de l’affectivité dans les comportements humains. L’homme effectivement ne peut se passer de ses congénères, il cultive et valorise les différences. Il se rassemble et se fédère derrière des singularités culturelles de tous ordres. Il se lance dans des combats fratricides. L’ethnologie et ses acteurs tentent de comprendre ces différences en les examinant de l’intérieur des groupes sociaux autant que faire se peut. La compréhension des cultures et des pratiques d’autrui sont à la base de la recherche ethnologique et de l’anthropologie sociale. Les sciences anthropologiques se sont penchées très tôt sur la question de l’empathie qui tient une place centrale dans les relations humaines comme le mentionne le neurophysiologiste Alain Berthoz dans l’ouvrage L’Empathie qu’il a codirigé avec Gérard Jorland.

« C’est à résoudre ce paradoxe de l’ambivalence de l’homme à l’égard de ses semblables qu’est conviée la faculté d’empathie, une aptitude à se mettre à la place des autres, distincte de la sympathie et qui rend compte de tous les élans solidaires et dont l’absence ou le déficit explique la cruauté au quotidien ou au champ d’honneur. »  (01)

L’empathie qui sous-tend le comportement d’altérité a été analysée par Berthoz et Jorland aussi bien dans l’histoire de son concept, dans ses différentes hypothèses interprétatives que dans son fonctionnement physiologique et neurologique. Il ressort de l’analyse comparative de ce travail plusieurs idées utiles pour comprendre le fonctionnement de l’altérité. L’empathie ou la distinction de soi et d’autrui a pu être définie par certains auteurs comme une simulation mentale de la subjectivité d’autrui. D’autres, tels qu’Elizabeth Pacherie, pensent que la reconnaissance empathique des émotions intentionnelles d’autrui, en termes problématiques de sentiments moraux d’approbation ou de désapprobation, est par conséquence un vecteur d’intériorisation des normes sociales (Empathie,181). Pour Jean Decety l’empathie relèverait d’une capacité à distinguer soi d’autrui qui apparait au cours de l’évolution humaine dès les stages ontogéniques anciens et se formalise dans les aires cérébrales de l’espèce humaine. Nous développons tous rapidement au cours des premières années la capacité à nous mettre naturellement à la place d’autrui (Empathie, 72). Alain Berthoz dans ses recherches des bases neurales de l’empathie donc de la capacité à distinguer intentionnellement soi d’autrui dans un but n’anticipation de l’action, en vient à distinguer plusieurs manifestations dont il établit le bien fondé et démontre l’existence par des séries d’expériences adaptées. Dans un texte intitulé Physiologie du changement de point de vue, il s’attache à « la compréhension d’un des problèmes les plus graves que l’humanité doive considérer et résoudre, celui de la haine ou de l’indifférence envers les autres, celui du racisme. » Ainsi qu’il l’a soutenu dans plusieurs ouvrages, Alain Berthoz tout comme Jean-Pierre Changeux soutiennent que le fonctionnement du cerveau est projectif, c’est à, dire qu’il « projette sur le monde, ses règles d’analyse, ses préperceptions et qu’il agit en générateur d’hypothèses » (Empathie, 265). préfigurant ou anticipant l’avenir. Il explique aussi dans le détail des expériences qui le démontrent que les stratégies mentales de changement de point de vue qui expliquent le comportement empathique relèvent de « questions mentales de réorientation spatiale ». Les stratégies mentales de changement de route et d’orientation spatiale correspondent à de véritables stratégies neurales adoptées en fonction des aires corticales mises en œuvre pour résoudre des problèmes de navigation (entre idées et entre individus) par utilisation de référentiels qui peuvent être de différentes natures ainsi que l’explique Berthoz :

« Entre ces deux stratégies cognitives pour rappeler un chemin, celle de la route, égocentrée, unique voie tracée, et celle du survol, laissant libre le cerveau de trouver de nouveaux chemins, se joue la capacité de changer de point de vue. Dans la coopération entre les deux, qui nous permet de voir le monde à la fois à la première personne (égocentrée) et à la troisième (allocentrée), et enfin dans la conjonction de ces mécanismes avec les émotions vécues et imaginées, se trouve peut-être les bases neurales de l’empathie. » (Empathie, 272).

Ce neurophysiologiste qui s’est illustré pour avoir su nous parler en des termes revisités du « sens du mouvement » et du lien structurel très étroit entre la vision et le mouvement musculaire a tenu à souligner le rôle du regard dans les échanges de points de vue et l’altérité :

« Lorsqu’on éprouve de l’empathie, on est un peu dans les autres… Le regard pénètre l’autre, il le pénètre en se fondant, en se transformant. Nous savons, grâce à l’imagerie cérébrale, que le contact du regard active l’amygdale et tout le système des émotions. Supprimer le contact par le regard c’est supprimer un élément fondamental de l’échange. Car regarder n’est pas simplement orienter sa vision sur l’autre, le viser. Échanger un regard c’est aussi se faire pénétrer par le regard de l’autre. C’est devoir comprendre le sens du regard de l’autre. Car l’échange du regard est aussi la forme la plus fondamentale de compréhension et d’acceptation d’autrui. » (Empathie,274).

On comprend comment ces différents éclairages apportés par les sciences neurales éclairent les différents niveaux d’altérité mis en œuvre en archéologie par les multiples acteurs impliqués et leur respectives position dans des domaines, champs culturels et politiques distincts.

V- L’altérité, ouverture envers le préhistorique

Revenant pour conclure ce périple autour de la pratique de l’altérité en archéologie et précisément en archéologie préhistorique, il est devenu depuis plusieurs décennies plus convenable de prendre en compte la diversité des points de vue des personnes qui ont constitué les humanités dont on étudie le passé. Plus que jamais le soin porté à la considération des acteurs du passé détermine la capacité des disciplines archéologiques à s’intégrer au champ conceptuel des sciences humaines. Ainsi que nous le mentionnions à trois voix, le philosophe Philippe Grosos, l’archéologue Boris Valentin et moi-même, dans les premières pages de Préhistoire. Nouvelles frontières (18).

« Cela est d’autant plus nécessaire que la technicisation croissante de cette discipline ne va pas sans péril, puisqu’à ne se fier qu’à elle, la préhistoire risquerait de perdre de vue l’ambition, par ailleurs jamais abandonnée, de se constituer en science humaine, pour être plus exact des humains dans toute leur diversité passée. »

Plus que jamais l’altérité à l’égard de ces autrui lointains conduit les archéologues à écrire désormais au pluriel les termes préhistoires, paléolithiques, néolithiques etc.

Dans un article récent la philosophe Mathilde Lequin rappelle que toute démarche d’altérité envers le préhistorique est au départ affectif et se destine à satisfaire un désir, peut-être celui de se retrouver dans un reflet du passé. En s’interrogeant sur le type d’altérité qui peut se développer en archéologie préhistorique à l’égard d’humanités lointaines disparues, face à la question de l’altérité des origines anthropologiques elle écrit et résume ainsi sa pensée sur son rôle dans la compréhension des manières d’exister :

« …par-delà la pluralité des taxons décrits au sein du genre Homo, admettre l’altérité des humains du passé, c’est rendre possible l’exploration des manières d’exister et de penser qu’eux et nous partageons sous des formes variées. » (Préhistoire, 329)

Rémi Labrusse dans ce même ouvrage collectif situe lui aussi et explique la singularité paradoxale du savoir de la préhistoire dans le cours d’une crise générale de l’historicisme dans le monde contemporain. Dans différents écrits il l’attribue avec une justesse qu’un préhistorien ne peut qu’apprécier, aux temporalités si singulières et hors du commun auxquelles la préhistoire nous confronte. 

«  Ce n’est certes pas un hasard si les plus grands analystes de cette déconstruction du temps historique par le temps vécu – à commencer par Proust – ont été également fascinés par le pouvoir de désorientation temporelle qu’exerce sur la modernité le déploiement de l’horizon préhistorique, on aménage le surgissement d’un sentiment d’immédiateté, au cœur  de la matérialité de traces dont l’évidente et vertigineuse ancienneté déjoue les possibilités de mise en récit et donc de distinction cognitive entre un passé et un présent. » (Préhistoire, 365).

Cette perte de repère temporel est à la base de notre relation sensible à tout ce qui touche au passé lointain et plus singulièrement à l’art préhistorique.

La reconnaissance de l’altérité du passé qu’il soit préhistorique ou pas est un moteur actuellement très recherché utilisé dans un nombre de plus en plus grand de projets et d’actions de recherche archéologiques, touristiques aussi bien que de médiation culturelle au sens le plus large. C’est un instrument de réappropriation culturelle.

L’altérité envers le passé, les périodes et sociétés disparues est par ailleurs une source fondamentale d’émotion et d’émerveillement qui concerne et peut rassembler des générations et des communautés différentes ainsi que l’argumente l’archéologue Marc-Antoine Kaeser du musée Laténium de Neuchâtel (Préhistoire, 408). Il est un exemple dans un mouvement général qui affecte désormais dans les musées de préhistoire la présentation des structures du passé lointain privé de sources écrites. Pour partager la Préhistoire il convient de bien la concevoir et la penser afin d’être en mesure de bien la dire pour la transmettre aujourd’hui et aux générations futures. Ainsi que l’écrit Grosos « Ce qui requiert de parvenir à l’intégrer à nos histoires : celles des vivants, des sociétés, des techniques, de l’art. » (Préhistoire, 384) et d’oublier d’exprimer à l’égard des autres du passé de la compassion, les dévaloriser ou les survaloriser ce qui est tout aussi incorrect.


Liste des ouvrages cités

Berthoz Alain. Physiologie du changement de point de vue, In, Berthoz A. et Jorland G. ( Dir.), L’empathie, 2004, Odile Jacob, p.251-275.

Berthoz Alain, Jorland Gérard. L’empathie, Paris, Odile Jacob2004,, 308 p.

David Bruno, Taçon Paul S. C., Delannoy, Jean-Jacques & Geneste Jean-Michel (dir.), The Archaeology of rock art in Western Arnhem Land, Northern Australia, Canberra, ANU Press, coll. « Terra Australis », 2017. 
[disponible en ligne], https://press.files.anu.edu.au/downloads/press/n3991/pdf/book.pdf

Decety Jean, 2004, L’empathie est-elle une simulation mentale de la subjectivité d’autrui ?  In, Berthoz A. et Jorland G.( Dir.), L’empathie, 2004, Odile Jacob, p.257.

Geneste Jean-Michel, Grosos Philippe, Valentin Boris. Préhistoire. Nouvelles Frontières. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2023, 468p.

Geneste Jean-Michel et Delannoy Jean-Jacques. « Sciences en partage. Patrimoine et anthropologie à Nawarla Gabarnmang (Territoire du Nord, Australie). » in, Patrimoines en partage. Des revendications aux collaborations. Paris, Patrimoines, La Revue de l’institut national du patrimoine, p 63-73.

Geneste Jean-Michel, Grosos Philippe, Valentin Boris, « Ouverture », in J.M. Geneste , Ph. Grosos ; B. Valentin ( dir.), Préhistoire. Nouvelles Frontières. Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme. Paris. 2023, p.15-22.

Geneste Jean-Michel, Grosos Philippe, Valentin Boris, (dir.), Préhistoire.Nouvelles Frontières. Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme. Paris. 2023, 468 p.

Grosos Philippe, « Partager la préhistoire » », in J.-M. Geneste, Ph. Grosos , B. Valentin ( dir.) Préhistoire. Nouvelles Frontières. Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2023, p. 383-384.

Ingold Tim.« Humanity and animality. » in, T. Ingold ( dir.) A Companion Encyclopedia of Anthropology. Routeledge, London. 1994. p. 14-32.

Jorland Gérard. L’empathie, histoire d’un concept. In, Berthoz A. et Jorland G.( Dir.), L’empathie, 2004, Odile Jacob, p. 19-49.

Kaeser Marc-Antoine. «  Les musées, l’émerveillement archéologique et le respect de l’altérité préhistorique. » in J.-M. Geneste, Ph. Grosos , B. Valentin. Préhistoire. Nouvelles Frontières. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2023, p. 403-409.

Labrusse Rémi. « Préhistoire, un savoir paradoxal ? » in J.-M. Geneste, Ph. Grosos , B. Valentin. Préhistoire. Nouvelles Frontières. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2023, p. 361-368.

Lequin Mathilde, « L’altérite du préhistorique. », in J.-M. Geneste, Ph. Grosos , B. Valentin. Préhistoire. Nouvelles Frontières. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2023, p. 325-330

Lévi-Strauss Claude. Tristes Tropiques. c oll. » Terre Humaine », Paris. Plon ,1955, 490 p.

Lévi-Strauss Claude. Le Totémisme aujourdhui. Paris. Presses universitaires de France, 1962 a.

Lévi-Strauss Claude. La pensée sauvage. Paris. Plon,1962 b, 395p.

Lévi-Strauss Claude. « Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de l’homme », in Jean-Jacques Rousseau, Editions de la Baconnière, Neuchâtel,1962 c.

Madden Allen. « First contact : A Contemporary Aboriginal Perspective »  in, Stories & Ideas. Museum of Contemporary Art Australia, Sydney, 2009.

Pacherie Elizabeth. L’empathie et ses degrés. In, Berthoz A. et Jorland G.( Dir.), L’empathie, 2004, Odile Jacob, p 149-181.

Slimak Ludovic. Le dernier néandertalien. Paris, Odile Jacob, 2023, 297 p.

Film cité :

Marquet Patricia, Archaeology of Rock Art in Jawoyn Country, Rup’Art Productions, Monash University, Jawoyn Association, France, 2011, 45 minutes.


 




4 – Préhistoire: de l’obstacle épistémologique à l’analyse des modes d’être

Résumé 

Si l’acquisition de la notion de « préhistoire » a indéniablement pu correspondre à une véritable avancée scientifique lorsqu’elle est forgée au milieu du XIXème siècle, elle est depuis devenue un véritable obstacle épistémologique. S’opposant naïvement à la notion d’histoire, elle masque la compréhension d’une distinction plus profonde : celle du Paléolithique récent et du processus de néolithisation. Or avoir accès à une telle distinction permet de développer un autre type d’analyse et de comprendre l’art qui se déploie lors de chacune de ces deux périodes naïvement nommées « préhistoriques » en termes de modes d’être au monde.

Abstract

While the conceptualization of “prehistory” undoubtedly represented a significant scientific advance when coined in the mid-XIXth century, it has since evolved into a substantial epistemological obstacle. Naively juxtaposed against the concept of history, it conceals a more profound distinction between the recent Paleolithic and the process of neolithization. However, gaining insight into such a distinction allows for the development of a different analytical approach. It also facilitates an understanding of the art that unfolded during each of these two periods, often simplistically labeled as « prehistoric » in terms of modes of existence in the world.


Penser la préhistoire, reconnaître sa prétention à valoir non seulement comme science nourrie de disciplines empirico-formelles telles la géologie, la physique ou la chimie, mais comme science de l’homme, donc comme science humaine, c’est probablement avoir à penser le nombre et l’importance des obstacles épistémologiques que cette discipline, inventée au milieu du XIXème siècle, a eu à surmonter afin de se constituer ; mais, plus encore, c’est également avoir à se demander si elle-même n’est pas devenue son propre obstacle épistémologique.

Afin de saisir cette difficulté et de donner sens à cette reprise du concept d’obstacle épistémologique que Gaston Bachelard sut remarquablement forger en 1938 (Bachelard, 15), il convient de se rappeler que, rapporté au processus de connaissance, ce qui constitue à un moment donné un obstacle non seulement ne le fut pas toujours, mais que, plus encore, il fut initialement pensé comme un acquis majeur. Et de cela, le concept même de préhistoire est exemplaire.

Souvenons-nous en effet d’où il vient et quelle avancée épistémique il a pu représenter. Comme l’on sait, s’il est possible de repérer dans les langues scandinaves et germaniques l’équivalent des premières occurrences du qualificatif de préhistorique dès le début des années 1830, ce n’est toutefois qu’au tournant des années 1850-1860 que la discipline nouvelle de l’archéologie préhistorique a commencé à s’imposer. Les travaux dirigés par Jacques Boucher de Perthes en baie de Somme, et leur confirmation par les naturalistes britanniques furent décisifs. Or, tirant profit d’une pensée évolutionniste, ce qu’ils mettaient alors en évidence était la « haute ancienneté de l’homme », conquise tout aussi bien contre une interprétation littéraliste de la Bible que contre le fixisme de quelques naturalistes pourtant majeurs, tel Cuvier. En cela, il faut bien reconnaitre que l’invention du concept même de préhistoire a pu constituer une décisive avancée de la science européenne du XIXème siècle. Et pourtant ce terme est aujourd’hui devenu un obstacle au développement de la science qu’il désigne. Peut-être parce qu’en un sens il était déjà mal né. Ainsi, cherchant la bonne dénomination pour cette science nouvelle, Gabriel de Mortillet, en 1882, avait cru pouvoir trancher la discussion. Entre les « mots antéhistorique et préhistorique », écrivait-il alors, « c’est l’emploi de ce dernier qui l’a enfin emporté avec juste raison. En effet, le préfixe anté a un double sens : il signifie avant ou contre ; ainsi antéhistorique peut s’interpréter comme antérieur ou opposé à l’histoire. Le préfixe pré est plus simple et plus net ; préhistorique n’a et ne peut avoir qu’un seul sens : avant l’histoire ou les documents historiques. » (De Mortillet, 2)

Plus qu’une querelle de mots, ce dont il s’agit ici relève d’une décision conceptuelle de première importance, puisqu’en instaurant l’écriture en critère de distinction, non seulement elle faisait de la préhistoire un préalable à l’histoire, mais, plus encore, elle pensait cette dernière comme l’horizon nécessaire de la première. Or, une telle position n’est aujourd’hui plus tenable, ne serait-ce qu’en raison des nombreuses apories qu’elle fait naître.

Outre son européocentrisme, ce concept de préhistoire revient par exemple à penser une entrée différée des peuples dans l’histoire en fonction des régions du monde qu’ils occupent, ou pis encore la persistance, jusqu’à des époques subactuelles, de peuples dits préhistoriques parce qu’ignorants de l’écriture. C’est là une des raisons pour laquelle les préhistoriens Jean-Michel Geneste et Boris Valentin ont pu dire, dans un livre récent, vouloir « en finir avec la préhistoire » (Geneste et Valentin), c’est-à-dire avec ce concept qui n’est d’ailleurs utilisé qu’en Europe. Car comment, sans tomber dans le ridicule le plus profond, dire à des chasseurs-cueilleurs aborigènes australiens contemporains, parce qu’ils ignorent l’écriture, qu’ils vivent à la « préhistoire » ? ou pire, qu’ils sont « préhistoriques » ?

Mais il est une autre raison essentielle motivant l’abandon, pur et simple, de ce concept dont on peut dire qu’il a certes eu le mérite de faire son temps, mais que son temps n’est plus le nôtre. Cette raison tient dans le fait qu’en pensant l’écriture comme ce par quoi s’ouvre l’histoire, en la constituant en critère discriminant parce qu’événementiel d’une ère nouvelle, on organise téléologiquement tout ce qui précède en le pensant comme devant, au cours d’un processus évolutif cohérent, y mener. Et c’est pourquoi ce qui précède devient pré-historique. Il y va donc de la préhistoire comme d’un récit rétrospectif, reconstitué une fois advenue ce qu’on pense être l’histoire. Mais outre qu’on se demande bien quel peuple peut se penser comme pré-historique, le plus fâcheux dans cette reconstruction est qu’elle en vient à sous-estimer, voire à masquer, l’importance de moments de discontinuité antérieure, qui peuvent pourtant s’avérer plus décisifs, pour l’histoire des civilisations, que ne l’est l’invention de l’écriture.

En effet, si l’écriture, inventée vers 3300 ans avant notre ère, devient synonyme de naissance de l’histoire, alors tout ce qui est antérieure à cette date est fondu dans le creuset d’un même concept de préhistoire. Et pourtant, comme le savent ceux qui s’intéressent à ces périodes, les activités humaines ne sont en rien pensables d’une même façon selon qu’elles sont celles de groupes de chasseurs-cueilleurs nomades ou d’agriculteurs sédentaires. Bref, confondre Paléolithique et Néolithique, sous prétexte que ces distinctions relèvent de périodes antérieures à l’invention de l’écriture n’a aucun sens. Plus encore, il est bien des raisons de penser que la distinction qui a commencé à se mettre en place au Proche-Orient à partir de 9000 ans avant notre ère a eu plus d’incidences sur l’histoire de l’humanité que l’invention de l’écriture.

Il est d’ailleurs frappant que les savants qui étudient ces questions, ceux qui pratiquent l’archéologie préhistorique, n’utilisent quasiment pas le concept de préhistoire. Concept « grand public », il est à peu près l’équivalent pour ceux qu’on nomme préhistoriens de ce qu’est celui de « folie » pour les psychiatres : un concept générique, fourre-tout, pratique parce que socialement discriminant, mais jamais précis. Et comme le psychiatre distinguera, au sein des psychoses, qui ne sont déjà plus des névroses, une paranoïa d’une schizophrénie, d’une façon analogue, l’archéologue préhistorien non seulement ne pourra confondre Paléolithique et Néolithique, mais plus encore, au sein du seul Paléolithique récent, n’assimilera pas davantage l’industrie lithique et les pratiques culturelles de l’Aurignacien à celles du Magdalénien.

Mais en a-t-on pour autant fini avec l’obstacle épistémologique auquel se heurte l’archéologie préhistorique dès lors qu’on abandonne la notion datée de « préhistoire » et le privilège indu qu’elle accorde à l’écriture pour reconnaître l’importance de la distinction entre Paléolithique et Néolithique ? À porter attention à la façon dont ces termes sont conceptuellement investis au fil des générations et selon les idéologies qui les dominent, rien n’est moins sûr. Longtemps le Paléolithique fut, par exemple, distingué en Paléolithiques inférieur, moyen et supérieur, conférant ainsi à cet Homo sapiens que nous sommes, grâce à une subtile organisation téléologique de l’histoire, une fonction destinale et triomphante. L’homme génétiquement moderne n’est-il pas massivement parvenu en Europe de l’ouest lors du Paléolithique dit “supérieur” et, plus encore, au sein d’une évolution qui fut – nous le savons désormais – buissonnante, n’est-il pas le seul homininé à avoir subsisté ?

Une première idéologisation de cette distinction entre Paléolithique et Néolithique a donc pu avoir lieu au bénéfice de ce second terme. Et il revient à des préhistoriens comme François Bordes ou, plus près de nous, Jacques Jaubert, d’avoir su porter notre attention sur un autre lexique en parlant non plus de Paléolithiques inférieur ou supérieur, mais ancien ou récent.

Toutefois, si dominante puisse être une idéologie, elle n’en reste pas moins sujette aux vents contraires. Certains de nos contemporains semblent par exemple aujourd’hui tentés de rapporter la crise environnementale que nous connaissons au début de la néolithisation. Le Néolithique n’est-ce pas aussi l’invention de l’agriculture, de la domestication des végétaux et des animaux, de la sédentarisation, du regroupement des populations, de leur administration, de la naissance des inégalités sociales ? Ainsi la revue L’Histoire (nº 472), en couverture d’un numéro récent, posait-elle, en une efficace accroche commerciale, la question suivante : « Néolithique. L’agriculture a-t-elle fait le malheur des hommes ? » Et bien qu’elle ne prétendît pas naïvement y répondre par l’affirmative, comme si cette question n’était, d’un point de vue rhétorique, qu’une affirmation déguisée, un tel propos témoigne de la rudesse du présupposé qu’ont désormais à vaincre les néolithiciens ou les proto-historiens, tels Jean Guilaine ou Catherine Perlès, lorsqu’ils s’efforcent de penser le mode d’être des Néolithiques en leur temps. Car ce qu’il leur faut alors surmonter, c’est l’idée qu’avec eux ne prend pas fin le jardin d’Éden ni ne prend naissance un processus menant tout droit à l’effondrement.

Ainsi, après avoir passé outre la fascination qu’exerce l’invention de l’écriture et la tentation de voir en elle la naissance de l’histoire, le second grand obstacle que doit surmonter l’archéologie préhistorique pour se constituer en science humaine qu’elle voudrait aussi pouvoir être, c’est celui de l’idéologisation des périodisations qu’elle génère. Car seul celui qui a déjà conçu le Néolithique comme l’âge de toutes les duretés et oppressions peut imaginer le Paléolithique récent sous les traits d’un jardin d’Éden. Faire de celui-ci un âge d’abondance et penser celui-là comme un âge de pénurie, c’est oublier la dureté d’une économie soustraite à toute possibilité de prévision et de provision.

En outre, de même qu’il ne convient pas de parler du Paléolithique comme d’un temps homogène, il n’y a pas davantage de sens à oublier le pluriel du terme de Néolithique. Il y eu manifestement des Néolithiques, ou plutôt des processus divergents de néolithisation pouvant se superposer sur plusieurs millénaires, processus susceptibles de dissocier la production de céramique de la domestication des plantes (telle est la culture Jōmon du Japon, lors du huitième millénaire), ou encore de dissocier la culture pastorale de la culture agricole.

Dès lors, si, plus que l’écriture, l’opposition entre Paléolithique et Néolithique s’avère décisive pour penser l’histoire humaine, mais que leur succession, loin de toute ressaisie idéologique, nous met simplement face à des modes d’être différents, comment comprendre ce que nous sommes devenus ? Comment comprendre la crise que nous ressentons, et qui est désormais interrogée sous le nom d’anthropocène ? N’est-ce pas là la troisième grande difficulté qui s’offre à nous ? Comment la surmonter et penser le devenir de notre histoire ?

Se confronter à cette question, dès lors que nous sommes tournés vers des périodes soustraites à tout témoignage écrit ou oral possible, c’est avoir à tirer ses renseignements des données issues de l’archéologie. Et si, comme le disait déjà André Leroi-Gourhan (p. 204), il paraît déraisonnable de vouloir comprendre une civilisation en étudiant son outillage plus que son art, alors ce qu’il convient désormais de faire, c’est d’abord de décrire ce que celui-ci, objectivement, nous montre. Car en la production artistique, et particulièrement figurative, des humains, comme Hegel le premier a pu le comprendre, c’est rien moins que l’esprit du temps qui s’est fixé.

Comme l’on sait, l’art figuratif des sociétés européennes de chasseurs cueilleurs paléolithiques ne ressemble en rien à celui de sociétés agro-pastorales épipaléolithiques, mésolithiques ou néolithiques. Et la différence ne tient pas seulement dans le fait que le premier soit un art de l’ornementation des grottes alors que les périodes suivantes les ont désertées, car il existe bien un art rupestre d’extérieur lors du Paléolithique récent ; le très vaste domaine de Foz Côa, dans la vallée du Douro, au Portugal, avec plus de 600 panneaux gravés répartis sur 60 sites distincts, en est un des plus beaux exemples.  D’autant que cette production s’est maintenue durant de nombreux millénaires. Les œuvres présentes sur le site d’« Olga Grande 4 » pourraient en effet avoir jusqu’à 30 000 ans, alors que celles situées à la « roche de Fariseu 1 » datent d’environ 13 000 ans. Cela témoigne donc d’une occupation et d’une production artistique sur une durée de 17 000 ans, allant du début du gravettien au magdalénien final.

Il est donc clair que l’essentiel de la différence entre l’art du Paléolithique récent et celui des millénaires suivants ne tient pas à l’espace, ouvert ou fermé, en lequel il prend place. Il tient fondamentalement au motif même de la représentation. Là où les Paléolithiques dessinent, peignent, gravent voire modèlent un riche bestiaire animal, en ne convoquant la figuration humaine que de façon allusive ou métonymique, les humains du début de l’holocène, qu’ils vivent lors d’époques épipaléolithiques ou néolithiques, vont explicitement se figurer. Cela est déjà remarquable et remarquablement différent de ce qui se passait aux époques antérieures. Mais plus remarquable encore est le fait que ce qu’ils vont surtout figurer, ce sont leurs activités, telles qu’elles les montrent en interaction avec la diversité animale. Artistiquement parlant, cela se traduira par une nette tendance à abandonner la richesse de détails parfois naturalistes des représentations paléolithiques, pour unifier en une même qualité graphique, d’ailleurs assez souvent fort schématique, humains et animaux. C’est là ce qu’il importe de préciser.

L’art figuratif paléolithique, qui en Europe dure environ de 40 000 à 12 000 avant le présent, se caractérise par le fait que les chasseurs-cueilleurs qui le produisent ne se représentent pas eux-mêmes explicitement. Mains, le plus souvent négatives, comme dans la grotte cantabrique d’El Castillo dès l’Aurignacien ; sexes, le plus souvent féminins, tels qu’ils apparaissent à peine plus tardivement dans la grotte Chauvet-Pont d’Arc, silhouettes allusives et incomplètes, telles celles des grottes gravettiennes de Cussac, vers -30 000, de Cougnac ou du Pech-Merle autour de -25 000 ; théranthrope sculpté et masculin, comme le Löwenmensch aurignacien retrouvé à Hohlenstein-Stadel, en Allemagne, ou dessiné sur un piton rocheux du fond de la grotte Chauvet-Pont d’Arc et composé d’un bas de corps féminin et d’un haut animal, mi-lion, mi-bison : toutes ces métonymies ou évocations semblent avoir suffi aux humains du Paléolithique récent pour se savoir intégrés au monde des vivants. Si leur art est expressif de quelque cosmologie symbolique, celle-ci en passe donc par la médiation du vivant-animal. C’est pourquoi, s’il est bien évident que les Paléolithiques ne se confondent pas avec les animaux, puisqu’ils les chassent et les mettent à distance en les représentant, il n’est en revanche pas déraisonnable de penser que leur façon d’être au monde consiste dans le fait de se savoir participer à l’ensemble du vivant, et d’un vivant pour lequel l’idée de domestication n’est pas même encore concevable. J’ai pu nommer cela un mode d’être participatif au monde.

Or c’est un tel mode de représentation, centré sur la diversité animale, qui semble bien avoir disparu après la fin des cultures paléolithiques. Certes le tournant du pléistocène à l’holocène a considérablement modifié l’environnement, faune et flore comprises. Mais le changement ne consiste pas dans le fait que les humains vivant au début de l’holocène ont simplement actualisé leur bestiaire en fonction des animaux disponibles. On ne s’étonnera donc pas qu’ils ne puissent plus figurer mammouths et mégacéros, ou que la vache remplace l’auroch et la chèvre le bouquetin. Ce qui est autrement plus remarquable, c’est que l’activité humaine soit devenue le motif dominant de la représentation, en sorte que celle de la diversité animale ne puisse quasiment plus surgir qu’en son sein. Une fois les cultures du Paléolithique récent disparues, l’humain n’a donc pas fait que commencé à se représenter explicitement, fût-ce de façon schématique et grossière ; il s’est surtout représenté dans une interaction telle avec le monde du vivant, que cette interaction ressemble à un début d’appropriation, voire parfois de soumission. Or non seulement il y va là d’un mode d’être au monde sensiblement différent de celui qu’avaient pu connaître les humains lors du Paléolithique, mais plus encore ce qui a commencé à se mettre en place, c’est une façon d’être au monde que nos civilisations n’ont depuis fait que prolonger. Tout l’art dit “historique” le montre, en ne proposant plus que la représentation des activités humaines, ou en n’ayant montré, jusqu’à des époques fort récentes, les paysages que comme des territoires, ou les animaux que comme des faire-valoir de l’activité humaine. Je nomme présentiel ce mode d’être au monde en lequel l’humain devient le centre de toutes les représentations, celui par lequel toute réalité prend sens et se laisse envisager (Grosos, 52).

Un des intérêts qu’il y a à penser de la sorte, en termes ontologiques de modes d’être au monde, tient en ce que cela permet de ne pas durcir la transition entre Paléolithique et Néolithique, comprenant ainsi que leur radicale opposition constitue, pour l’archéologie préhistorique, un nouvel obstacle épistémologique à surmonter. Certes, il est juste de dire que seuls les chasseurs-cueilleurs connaissent un mode d’être au monde de type participatif, comme il l’est également de souligner que toute culture agro-pastorale s’enracine en un mode d’être de type présentiel. De cela, l’art rupestre et pastoral du Sahara central, vers 5000-4000 ans avant notre ère, offre quelques extraordinaires exemples, dont celui de la plus ancienne scène de traite connue à ce jour. Fort bien étudiée par Jean-Loïc Le Quellec, cette scène de traite de l’oued Tiskatin, dans le Mesāk libyen, montre, en profit gauche, un individu accroupi sous une vache (en profil droit), en train de la traire. Une telle scène ne montre donc plus l’animal ; mais l’activité humaine telle qu’elle soumet l’animal (Le Quellec, 285-286).

À s’en tenir là, il pourrait sembler possible de dire qu’à des types d’économie correspondent des ontologies différentes. Toutefois, le problème devient plus complexe, mais également plus intéressant, dès lors qu’on remarque qu’un art qui n’est plus centré sur l’exclusive représentation de la vie animale, mais pas non plus encore pleinement sur l’activité agro-pastorale, montre déjà l’activité humaine, au point d’en faire clairement son centre rayonnant. Ainsi en est-il de l’art du Levant espagnol, qui se déploie du nord au sud de l’arrière-pays montagneux de la côte est de la péninsule ibérique. Mal daté, mais ayant probablement été réalisé entre le septième et le cinquième millénaire avant notre ère, il est encore actuellement sujet à controverse. Est-ce l’art épi-magdalénien ou mésolithique des tout derniers chasseurs-cueilleurs de la région, comme le pensait Lya Dams qui lui consacra, dès 1984, une savante monographie ? Ou est-ce un art de sociétés déjà pris dans le processus de néolithisation, mais qui ne se représentent qu’en valorisant encore d’ancestrales pratiques de chasse, comme l’a plus récemment, en 2018, suggéré Esther López-Montalvo (205-220) ?

Quoi qu’il en soit de ces questions, le constat est là : alors que, selon Lya Dams, l’art paléolithique comprenait moins de 3% de représentations humaines (et encore n’en précise-t-elle pas la médiocre qualité), l’art levantin, riche, écrivait-elle en 1984, de quelques 235 cavités réparties sur 133 sites pour un total d’environ 8000 peintures, en comprend plus de 41% (Dams, 316). Bien qu’on dénombre aujourd’hui environ un millier de sites, les pourcentages comparatifs que Lya Dams proposait il y a près de 40 ans n’ont guère changé. Rappelons-les. Entre art paléolithique et art levantin, la quantité d’animaux représentée reste comparable : un peu plus de 31% pour le premier, contre presque 39% pour le second. Toutefois, la façon dont la diversité animale est montrée, quant à elle, change profondément. En effet, dans l’art du Levant espagnol, lorsque l’animal est visible, l’archer n’est jamais loin. Aussi non seulement est-ce l’activité humaine qui est valorisée et non plus la vie sauvage animale, mais ce qui dès lors est mis en évidence, c’est sinon « l’existence quotidienne des derniers chasseurs de la péninsule (Dams, 15) », du moins la représentation d’une existence en laquelle chasses, cueillettes et conflits – soit autant d’activités humaines – peuvent désormais être figurés : la chasse l’est sur le site de la Cueva de la Vieja (Dams, 149), non loin d’Albacete ; les cueillettes et récoltes le sont comme sur celui du Cingle de la Ermita del Barranc Fondo (Dams, 105), près de Valence ; les conflits sont montrés, à peine plus au nord, près de Castellón, dans l’abri de los Dogues (Dams, 79).

L’art du Levant espagnol rend donc clairement visible le fait que la figuration de l’humain, comme centre actif et dominant des représentations, n’est pas nécessairement conditionnée par la pleine assimilation du processus de néolithisation, pensable en termes de domestication des céréales ou des animaux. Sur un site comme celui d’El Cogul, le milieu fort aride en lequel déjà à l’époque il se situait, à 160 km à l’ouest de l’actuelle ville de Barcelone, rend impossible un processus stricto sensu de néolithisation, si l’on entend par là la domestication des céréales. Pourtant la célèbre scène figurée dans l’abri sous roche qui en dépend, La Roca dels Moros, montre clairement la prédominance de la figuration humaine1. Bien que comprenant des éléments de représentation réalisés à des époques différentes, la scène mésolithique finale montre ceci : un groupe d’une dizaine d’individus, probablement neuf femmes et un homme, et autour d’eux des animaux (bovidés, cervidés, biches, bouc, cerf). Aux pieds de ces humains se trouve une biche, dont la position signale qu’elle est à terre, probablement morte car traversée d’une flèche. Là encore, ce n’est pas la diversité animale qui, malgré les apparences, est montrée ; comme sur le plateau libyen du Mesāk, et à une époque similaire, c’est la puissance de l’activité humaine.

Aussi, et bien que la tentation soit grande de ne se rapporter au passé qu’en fonction de nos intérêts et de nos interrogations présentes, ce que montrent de telles analyses, c’est une nouvelle fois à quel point toute projection idéologique peut nous égarer. C’est pourquoi, qui espère, loin d’une telle perspective, mener à bien le projet de constitution de l’archéologie préhistorique en science – une science nourrie des savoirs empirico-formels les plus contemporains mais dont l’objet est bien l’histoire de l’humain, donc en science humaine – celui-là doit s’efforcer de repérer les obstacles épistémologiques qui se dressent sur son chemin. Il me semble qu’une analyse de l’historicité humaine en termes de mode d’être au monde, donc en termes ontologiques y contribue. Ce qui suppose que nous apprenions non seulement à nous défaire enfin de l’opposition naïve entre oralité et écriture, mais également que nous surmontions l’idéologisation trompeuse des termes de Paléolithique et de Néolithique.


Ouvrages cités 

Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique [1938], Paris, Vrin, 2011.

Dams L., Les peintures rupestres du Levant espagnol, Paris, Éditions Picard, 1984.

De Mortillet G., Le Préhistorique. Antiquité de l’Homme, Paris, C. Reinwald, 1882.

Geneste J.-M. et Valentin B., Si loin si près. Pour en finir avec la préhistoire, Paris, Flammarion, 2019.

Grosos Ph., Des profondeurs de nos cavernes. Préhistoire Art Philosophie, Paris, Les Éditions du Cerf, 2021.

L’Histoire, nº 472, février 2022.

Le Quellec J.-L., Art rupestre et préhistoire du Sahara, Paris, Payot, 1998.

Leroi-Gourhan A., Le geste et la parole, I. Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964.

López-Montalvo, Esther, “Hunting scenes in Spanish Levantine rock art: An unequivocal chrono-cultural marker of Epipalaeolithic and Mesolithic Iberian societies?”, in Quaternary International, 472: 205–220, Avril 2018. doi: 10.1016/j.quaint.2018.03.016. (consulté le 15 décembre 2023).


1 Outre le célèbre relevé qu’en fit l’abbé Breuil, on se rapportera, pour ce qui est de cette scène, au très bon site https://patrimoni.gencat.cat/ca/monuments/monuments/el-cogul. Il rend possible une visite virtuelle de fort bonne qualité (consulté le 15 décembre 2023).


 




5 – Sous-Homme ou sur-Homme? Néandertal fantasmé

Résumé 

Dès sa découverte en 1856, Néandertal a été l’objet de représentations se voulant pour la plupart scientifiques. Cependant, ces associations entre savants et artistes n’ont pas échappé à de nombreux stéréotypes, poncifs, voire caricatures sur une supposée animalité d’Homo neanderthalensis. Le tout baignant dans une époque marquée par une volonté de hiérarchisation des « races humaines » fondée sur des arguments scientifiques, sur le colonialisme européen, et sur les débat philosophique et religieux sur la place de l’Homme, entre autres suite à la bombe darwiniste.

Abstract

Ever since his discovery in 1856, Neanderthal has been the subject of representations, most of which were intended to be scientific. However, these associations between scientists and artists have not escaped numerous stereotypes, clichés and even caricatures about the supposed animality of Homo neanderthalensis. All of this took place in an era marked by a desire to establish a hierarchy of « human races » based on scientific arguments, European colonialism and philosophical and religious debate on the place of Man, following the Darwinist bomb, among other things.


I Contextes

L’Homme1 de Néandertal, Homo neanderthalensis, est certainement l’espèce humaine fossile la plus connue du grand public. En effet, depuis sa découverte dans la grotte Feldhofer (Mettman, Allemagne), en 1856, innombrables sont les représentations des Néandertaliens : dessins, reconstitutions isolées ou intégrées dans des dioramas, films, musiques même. Ces représentations portent les aprioris de leurs auteurs et les fantasmes de leurs époques, même si la plupart d’entre elles se voulaient, et se veulent toujours, les plus fidèles possibles à une réalité scientifique. Elles furent d’ailleurs souvent fondées sur les travaux des savants et chercheurs concernés par le sujet, soit directement sur la base de leurs conseils et instructions, soit indirectement sur la lecture d’ouvrages spécialisés.

L’année 1856 est la date la plus souvent retenue pour la découverte de l’Homme de Néandertal, quoique des découvertes de restes néandertaliens eurent lieu auparavant : en 1829 à Engis (Belgique) ; en 1848 à Gibraltar. Mais ces découvertes passèrent inaperçues, les conditions n’étaient pas encore réunies pour imaginer une autre espèce humaine que la nôtre : Homo sapiens.

En revanche le découvreur de Néandertal, Carl Johann Fuhlrott (1803-1877), présente dès 1857 une communication scientifique exposant les premiers résultats de son travail, et publie très rapidement un article et un ouvrage dans lesquels il affirme l’ancienneté de cet Homme fossile très différent selon lui d’Homo sapiens (Fuhlrott, 1859, 1865). Cependant, les affirmations de Fuhlrott sont accueillies avec beaucoup de scepticisme, voire d’incrédulité, à l’exception de quelques chercheurs plus ouverts à des bouleversements comme Hermann Schaaffhausen (Université de Bonn, 1816-1893) qui étudie les ossements à la demande de Fuhlrott, ou William King (Université de Galway, 1809-1886) qui propose dès 1864 la dénomination toujours utilisée : Homo neanderthalensis reconnaissant ainsi l’ancienneté de ce fossile et son statut d’espèce différente (King, 1864). Ce qui n’empêche cependant pas Schaaffhausen de voir en Néandertal une « race barbare et sauvage » dans sa description des restes osseux lors d’une conférence en 1857.

Les opposants à cette reconnaissance se déchaînent cependant. Rappelons que Darwin vient de publier son ouvrage majeur, « L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la survie » (1859), et le débat fait rage au sein et à l’extérieur des cercles scientifiques pour des raisons philosophiques et surtout religieuses (voir la célèbre controverse dite « Débat d’Oxford » entre le darwiniste T.H. Huxley et l’évêque anglican S. Wilberforce, en 1860).

Ainsi, Néandertal est d’abord dénié dans son statut d’espèce (ou de sous-espèce). Les théories les plus improbables foisonnent : soldat cosaque déserteur lors de l’invasion de la France en 1814 et réfugié dans la grotte Feldhofer pour y mourir (ce qui dénote par ailleurs une vision assez étonnante des Cosaques !) ; Homo sapiens atteint de crétinisme ; espèce fossile proche du singe, etc. E. Haeckel propose en 1866 la dénomination d’Homo stupidus, heureusement non retenue en vertu du principe d’antériorité des appellations en taxonomie (Haeckel sera également l’inventeur du mot pithécanthrope, repris par E. Dubois en 1894 pour désigner les Homo erectus découverts à Java).

Rapidement cependant, Homo neanderthalensis est adoubé comme une espèce « humaine », du moins comme un des représentants du genre Homo. Ancêtre ou branche collatérale ? Les avis sont partagés (comme ils le seront d’ailleurs jusqu’à la publication de l’ADN néandertalien en 2010 qui prouve des croisements avec Homo sapiens). Pour certains, il ne peut s’agir que d’un ancêtre direct mais lointain, une étape sur le chemin de l’évolution menant à Homo sapiens. Pour d’autres, les caractères « primitifs » de Néandertal font de lui le représentant d’une branche éteinte intermédiaire entre l’Homme et le singe, le fameux « chaînon manquant ». Pour tous, Néandertal est forcément inférieur, barbare, brute sauvage à peine sortie de l’animalité.

II Colonialismes et supériorités raciales

En ce dernier quart du XIXème siècle, les arguments dogmatiques religieux sont nettement en retrait. Le créationnisme est en net recul, il faudra revenir au XXIème siècle pour le voir faire son retour ! Cette période voit en revanche l’extension du colonialisme occidental, plus particulièrement européen, vers l’Asie, le Pacifique et surtout l’Afrique.

Accompagnant ce colonialisme, les théories raciales (et racistes) sur l’inégalités des races humaines sont très largement étudiées et diffusées. Nombre d’auteurs, chercheurs ou essayistes, écrivent sur ce sujet, appuyant leurs conclusions sur des études plus ou moins scientifiques. Citons pour seul exemple l’un des fondateurs de cette théorie, Arthur de Gobineau avec son « Essai sur l’inégalité des races humaines » (1853-1855). Rares sont ceux qui présentent un avis contraire, à l’instar de Joseph Anténor Firmin dans son « De l’égalité des races humaines. Anthropologie positive » (1885).

Théories sur les infériorités raciales et colonialismes font bon ménage, les premières blanchissant les secondes. Ainsi, à la démarche classificatoire des savants aboutissant à une hiérarchisation des races, répondent les justifications des politiques et des idéologues. Jules Ferry expliqua ainsi à l’Assemblée nationale, le 28 juillet 1885 : « Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races inférieures » (Ferry, 1885). Rares furent les Clémenceau à s’opposer à la notion de races inférieures (discours à l’Assemblée nationale le 31 juillet 1885 ; Clémenceau, 1885).

Les politiques s’appuient donc sur les travaux de savants renommés. Ceux-ci, anthropologues, paléontologues, naturalistes, etc., décrivent et classent hiérarchiquement les races qu’ils croient avoir identifiées. L’Homme blanc caucasien se retrouve au sommet de ces classifications ; les autres « races », plus ou moins nombreuses selon les auteurs, suivent, avec cependant un invariant : les derniers sont toujours les Noirs puis enfin les Aborigènes australiens. Par exemple Francis Galton par une étude basée sur des caractères sensoriels et moteurs place les Noirs et les Aborigènes respectivement deux et trois grades sous celui des Blancs (Galton, 1869). Samuel-George Morton (1799-1851), se basant sur des mesures de volume crânien, établit une distinction entre Blancs, Indiens d’Amérique et Noirs, bien utile dans le système esclavagiste et conquérant des Etats-Unis de la première moitié du XIXème siècle. Inutile ici de citer tous les auteurs abondant en ce sens, ils furent légions (voir Stoll, 2017 pour une revue non exhaustive).

III De la découverte de lHomme de Néandertal à 1945 : un siècle de jugements faussés

Néandertal trouve toute son utilité dans ce système. Pour certains, il serait l’ancêtre des « races inférieures », les Aborigènes australiens en particulier avec qui des comparaisons sont effectuées aussi bien sur le plan anatomique que pour les outillages lithiques (Depaepe, 2021 ; Patou-Mathis, 2018). À tout le moins, ce sont les degrés supposés de développement civilisationnel qui sont comparés.

Parallèlement aux considérations sur les races humaines et leur hiérarchisation, Néandertal sert aussi à justifier certaines théories criminologiques basées sur l’anthropométrie, plus particulièrement en craniologie et phrénologie. Ainsi, « M. Bordier, professeur à l’École d’Anthropologie de Paris, ayant étudié une série de crânes de criminels qui se trouvait à l’Exposition de 1878, a reconnu sur eux, d’une manière à peu près invariable, les caractères du crâne particulièrement typique de Neauderthal (sic). Ces caractères se retrouvent également chez le gorille. » (Nicole, 1885, p. 31). Le crâne du célèbre tueur en série Martin Dumollard (1810-1862) se voit ainsi comparé à celui de Néandertal ce qui permet de mettre en évidence l’atavisme de ces comportements barbares et asociaux hérités des néandertaliens (figure 1). Et cela ne s’arrête pas là, la politique internationale en fait aussi les frais : « … si Bismarck avait un crâne semblable à celui de l’Homme de la Chapelle-aux-Saints, c’est qu’il y avait dans le chancelier de fer un phénomène d’atavisme, faisant revivre en lui la mentalité des temps paléolithiques où, déjà, la force primait le droit » (Albert Gorey, Le Radical, 19 mai 1909, cité dans Sommer, 2006, p. 224, trad. P. Depaepe).

Quant aux considérations sur l’aspect physique … « Un monstre de laideur de notre temps paraîtrait un Apollon en regard de cet affreux bipède, dont le type ne subsiste guère, on vient de le voir, que parmi les scélérats. Et quelles horribles femelles devaient être les dames chelléennes ! » (Nicole, 1885, p. 32).

Les représentations de l’époque sont systématiquement de la même veine (figure 2), à l’exception, curieusement, de celle qui est sans doute la première connue d’un Néandertalien : œuvre d’Ernest Griset parue en 1873, elle se distingue par une approche moins bestiale. Notre Homme y est dessiné parfaitement droit, armé d’une hache élaborée et scrutant l’horizon. Et il a même domestiqué le loup ! La lecture de l’article associé relativise cependant ce côté plus humain : « [a] more ferocious-looking, gorilla-like human being can hardly be imagined ».

En 1886, la fouille du site de Spy (Belgique) met en évidence la possibilité de sépultures néandertaliennes. Difficile cependant pour les milieux scientifiques de l’époque, d’imaginer que Néandertal, un Homme-singe, ait pu posséder un niveau de conscience suffisant pour enterrer ses morts, ce qui le ferait sortir de son animalité pour entrer dans l’humanité. Notons cependant que la possibilité d’un traitement réservé aux défunts n’empêche pas les scientifiques de représenter Néandertal velu, le dos voûté, les jambes arquées comme un gorille (figure 3). Rappelons qu’au même moment les peintures rupestres d’Altamira étaient considérées par les sommités scientifiques comme l’œuvre de faussaires, l’Homme préhistorique, fut-il Homo sapiens (pas Néandertal dans ce cas) étant considéré comme incapable de réaliser de tels chefs-d’œuvre. Il faudra attendre le « Mea-culpa d’un sceptique » d’Émile Carthaillac en 1902 pour établir définitivement la reconnaissance d’un art paléolithique.

Pour revenir à Néandertal, la découverte du site de La Chapelle-aux-Saints (Corrèze) en 1908 remet en avant la possibilité d’une sépulture. Le néandertalien exhumé reste cependant l’objet d’une infériorisation marquée, comme le montre le dessin que Frantisek Kupka réalise pour le magazine L’Illustration en 1909 (figure 4).

On y voit un homme courbé, à l’allure simiesque, nu, couvert de poils, armé d’une massue (symbole de la force brute). Un autre dessin, humoristique celui-là, montre les découvreurs2 échangeant sur le crâne de l’Homme de la Chapelle-aux-Saints (figure 5).

Il faut cependant noter qu’en réponse à Boule, l’anthropologue anglais Arthur Keith dépeint un Homme de Néandertal très moderne (Keith, 1911). Le dessin d’Amédée Forestier montre un Néandertalien non velu, assis à côté d’un feu et occupé à tailler un bloc de silex. Il est équipe d’une lance, d’une hache, et porte un collier de griffes ou de dents animales, preuve de ses préoccupations esthétiques. Le tout fait de lui un être humain, et non un singe : « It becomes very evident that there was very little more of the ape in the Neanderthal3 type of man than in his modern representative » écrit Keith dans cet article. Comme quoi l’adéquation entre Néandertal et Homme-singe n’était pas une fatalité ! (figure 6).

L’étude des ses restes osseux confiée à Marcellin Boule (1861-1942), célèbre professeur de paléontologie au Muséum national d’histoire naturelle, aboutit à une description très complète publiée entre 1911 et 1913. Boule y accentua les caractères simiesques de l’Homme de La Chapelle-aux-Saints (par ailleurs un « vieillard » de 50-55 ans, perclus d’arthrite et édenté). Pour Boule, il maîtrisait mal la bipédie et constituait un intermédiaire entre le singe et l’Homme, dans la tradition scientifique classique de l’époque. Et l’infériorité supposée est aussi culturelle que biologique. En effet, selon lui, « il importe d’observer que les caractères physiques du type de Néandertal sont bien en harmonie avec ce que l’archéologie nous apprend de ses aptitudes corporelles, de son psychisme et de ses mœurs. Il n’est guère d’industrie plus rudimentaire et plus misérable, avons-nous dit, que celle de notre Homme moustiérien (sic). L’utilisation d’une seule matière première, la pierre (en dehors probablement du bois et de l’os), l’uniformité, la simplicité et la grossièreté de son outillage lithique, l’absence probable de toutes traces de préoccupations d’ordre esthétique ou d’ordre moral s’accordent bien avec l’aspect brutal de ce corps vigoureux et lourd, de cette tête osseuse, aux mâchoires robustes, et où s’affirme encore la prédominance des fonctions purement végétatives ou bestiales sur les fonctions cérébrales. » (Boule, 238).

Le sculpteur italien Norberto Montecucco réalise en 1909 le buste de cet Homme de La Chapelle-aux-Saints, se basant sur les indications de Cesare Lombroso, médecin et criminologue italien persuadé du caractère inné de la criminalité et pensant pouvoir l’établir dans les caractéristiques physiques des individus, plus particulièrement de leur crâne. Néandertal y est montré grimaçant, sauvage, bestial, dans la lignée du dessin de Kupka.

À la même époque, le préhistorien Aimé Rutot (1847-1933) et le sculpteur Louis Mascré (1871-1929) s’associent pour élaborer une série de bustes d’Hommes primitifs (1909-1914). Cette collaboration se veut scientifique, et reflète l’avis de Rutot sur les Néandertaliens, race primitive, archaïque, esclave des Hommes modernes, vivant dans la soumission et la crainte4.

Les écrivains ne sont pas en reste, et J.-H. Rosny aîné publie en 1909 sa célèbre Guerre du feu, gros succès de librairie (plus de 100 éditions) et adapté en film (dès 1915, puis en 1981), pièce de théâtre, bandes dessinées, livre audio, etc. Toutes ces œuvres présentent Néandertal à la même aune : brutal, barbare, parfois simiesque.

En 1921 Boule fait appel au sculpteur Joanny Durand pour la réalisation d’un écorché en buste, Boule ne souhaitant pas que la peau, la pilosité ou les expressions faciales entravent l’étude de la morphologie. Boule et Durand se connaissaient, ce dernier ayant contacté le paléoanthropologue en 1919 pour lui signaler qu’« il existe à Paris un Homme d’un certain âge qui présente tous les caractères de la race simiesque : cou court et très musclé, jambes arquées, marche en flexion, avant-bras très longs retombant naturellement en pronation complète les coudes éloignés du torse, crâne en carène, arcades sourcilières très proéminentes, nez très large, prognathisme exagéré du maxillaire inférieur, etc. » Et cet individu est le modèle de Rodin pour son « Penseur » de la « Porte de l’enfer » (Hurel, 2008).

Il faudra attendre les années 50 pour qu’une nouvelle reconstitution du crâne, fort abîmé après son enfouissement et mal reconstitué par Boule modifie les conclusions paléontologiques. Cependant l’autorité scientifique de Boule posa durablement une image négative de Néandertal, reprise à l’envi durant des décennies. C’est pourquoi l’ouvrage « Les temps préhistoriques » (Joleaud & Alimen, 1945) s’inscrit dans cette tradition d’un Néandertalien plus simiesque qu’humain, même si des comparaisons sont réalisées avec l’anatomie de certains « sauvages » (196) comme les Aborigènes australiens ou les Veddhas : bipédie imparfaite, membres inférieurs d’allure simiesque, etc., et de plus « les facultés intellectuelles de l’Homme de la Chapelle-aux-Saints, devaient être peu développées… » (198).

Ainsi, la période de l’entre-deux guerres mondiales ne voit guère d’évolution dans la représentation que nous avons des Néandertaliens. Le Field Museum de Chicago inaugure en 1929 un diorama grandeur nature d’une famille néandertalienne. Ils sont présentés misérablement vêtus, l’attitude passive, l’air simplet, le dos courbé (figure 7).

Mais dans ce paysage uniforme, un unicum : la représentation d’un Homme de Néandertal par Carleton Coon (1904-1981). Cet anthropologue professeur à Harvard publie en 1939 le profil d’un Néandertal rasé, en costume cravate, coiffé d’un chapeau, et proclame qu’ainsi vêtu ce Néandertalien passerait inaperçu dans le métro. (figure 8) « Il nous est impossible de savoir si la reconstitution des parties molles est exacte, mais il est probable que les traits du visage étaient humains pour l’essentiel. Notre conception des différences raciales entre groupes humains est souvent largement influencée par la coiffure, la présence ou l’absence de barbe, et les usages vestimentaires. » (Coon, 1939 cité par Cohen, 8). Coon voyait dans Néandertal un ancêtre d’Homo sapiens, il lui importait donc de ne pas l’animaliser !

IV Après 1945. Déconnexion entre recherches scientifiques et imaginaires collectifs

L’évolution des recherches préhistoriques dans la seconde moitié du XXème siècle apporte un regard différent sur les capacités cognitives des Néandertaliens, et donc sur leur statut au sein de la ligné Homo. Lentement, l’Homme de Néandertal passe d’Homme-singe à Homme tout court, du moins chez la majeure partie des scientifiques. L’établissement avec certitude de la pratique de l’inhumation parfois accompagnée d’offrandes ou de fleurs5, et donc de préoccupations autres que strictement matérielles ; la mise en évidence d’entraides au sein des groupes ; la complexité des cultures matérielles ; l’utilisation de colorants, de plumes (Jaubert, 2018) ; la construction de structures sans destination fonctionnelle déterminable (Jaubert et al., 2016) et enfin, en 2010, la preuve d’un métissage avec Homo sapiens (Green et al., 2010), modifient notre rapport avec notre lointain cousin. « Néandertal l’expo », au Musée de l’Homme (2018), et ses déclinaisons nationales et internationale (Musée canadien de l’histoire, 2019), témoigne de cette nouvelle approche « humanisante ». Ni inférieur, ni supérieur, différent, était le leitmotiv de cette exposition (Patou-Mathis & Depaepe, 2018).

Cependant, si la majorité des chercheurs ainsi qu’un certain public sont désormais acquis à cette idée, les préjugés ont la vie dure. Le film The Neanderthal Man (1953) concentre une somme de clichés sur Néandertal : brutal, violent, lubrique, bref un vrai sauvage ! L’affiche d’annonce, semble-t-il inspirée par un film plus ancien (The Gorilla, 1933 ; figure 9) est claire : « passions primitives, désirs fous » agitent notre pauvre Néandertal que l’on voit agressant un quatuor de jeunes dames. Notons au fond, un Homme couvert d’une peau de bête, armé d’une massue (encore la massue), devant une caverne.

Cet exemple n’est pas isolé, et nombre de représentations perpétuent l’infériorisation des Néandertaliens : bandes dessinées, romans6, films, publicités, vidéoclips7, etc. L’énumération en serait longue, je renvoie à quelques images choisies qui en diront plus long (figure 10).

Si dans le monde francophone, l’utilisation péjorative du mot Néandertal est faible (curieusement c’est plutôt Cro-Magnon, soit un Homo sapiens, qui sert d’insulte), le monde anglo-saxon, et particulièrement les États-Unis, ne s’en prive pas. Il est courant de comparer ses adversaires (politiques surtout) à un Néandertalien : David Stockman (directeur du budget sous Ronald Reagan) considère en 2018 que Donald Trump est « ignoramus » et « Neanderthal on trade » (David Stockman Interview, 2018). Cet exemple est loin d’être isolé, et provient de la définition même du mot « Neanderthal » en anglais/américain : « an uncivilized, unintelligent, or uncouth man8 » ; ou encore : « 1. Relating to or characteristic of Neanderthal man ; 2. primitive, uncivilized ; 3. Ultraconservative ; reactionary9 ». Ce passage dans le langage courant en dit long sur le degré d’humanité accordé aux Néandertaliens, et la continuité de son utilisation sur la permanence de ce préjugé.

Néanmoins, à partir des années 2000, plusieurs auteurs portent un regard différent sur Homo neanderthalensis. Parmi ceux-ci, citons Claudine Cohen (Cohen, 2007) et surtout Marylène Patou-Mathis, pionnière de la réhabilitation des néandertaliens au travers son ouvrage fondateur : « Néandertal une autre humanité » (Patou-Mathis, 2006 ; voir aussi Depaepe, 2007). Les musées s’emparent également de cette nouvelle approche. Ainsi, le Neanderthal Museum de Mettman (lieu de la découverte du fossile éponyme) présente une dermoplastie de de Néandertal en complet veston, accompagné d’une jeune néandertalienne en vêtements contemporains (https://www.neanderthal.de/en/home.html, consulté le 17 novembre 2022), et l’exposition « Néandertal l’expo » (cf. supra) celle d’une Néandertalienne nommée Kinga10 habillée par Agnès B. (http://neandertal.museedelHomme.fr/fr/exposition/temps-espece, consulté le 17 novembre 2022) ; figure 11) et tenant une fausse édition du magazine Causette portant des titres comme « Charge mentale : mieux ranger sa grotte ; Pollution : du silex dans nos mammouths ? », etc.

Ce mouvement de balancier vers une ré-humanisation peut parfois aller un peu loin ! Ainsi, la disparition de Néandertal pourrait être liée à son pacifisme : « Comment Néandertal a-t-il réagi ? (à l’arrivée des Homo sapiens). Il a évité le conflit ! Or, lui étant plus fort et les premiers Hommes modernes ni nombreux ni mieux armés, il aurait pu facilement chasser ces intrus de son territoire. Il a préféré s’éloigner, peut-être pour des raisons spirituelles – le meurtre étant, en liaison avec ses mythes, tabou. » (Patou-Mathis, 2006, p. 235).

Le site de Byzovaya (extrême-nord de la Russie) serait quant à lui un refuge de Néandertaliens devant l’inexorable arrivée des Homo sapiens (Slimak et al., 2011) ; l’attribution à Néandertal de ce site sur la seule base de l’industrie lithique est toutefois contestée (Zwyns et al., 2012).

Désormais, ce sont plutôt des problèmes de faible démographie qui sont le plus souvent évoqués pour expliquer la disparition de notre cousin (Patou-Mathis & Depaepe, 2018), laquelle peut cependant être multifactorielle.

Une humanisation tempérée de Néandertal semble désormais consensuelle au sein de la communauté scientifique. On peut dès lors s’étonner des dermoplasties présentées au très récent Musée des Confluences (Lyon, ouvert en 2014). Figurent côte-à-côte une Homo sapiens et une Homo neanderthalensis : la première est vêtue d’habits certes en peaux mais bien coupés ; elle est coiffée avec soin, est chaussée, porte des bijoux. Bref : une femme contemporaine, ou du moins jugée comme telle ! La seconde est en haillons, pieds nus, mal coiffée, sans bijoux ni ornements corporels. Une sauvage mal dégrossie ! Et quel contraste avec le Néandertal du Musée de l’évolution humaine de Burgos, glabre, paré (figure 12).

Car par ailleurs, un poncif dans les reconstitutions montre toujours les Hommes préhistoriques échevelés et barbus, alors qu’en réalité nous n’en savons rien. Décidément, les préjugés ont la vie dure !


Ouvrages cités

Boule, M., Les Hommes fossiles. Éléments de paléontologie humaine, Masson, 1921.

Cartailhac, E., « Les cavernes ornées de dessins. La grotte d’Altamira, Espagne. « Mea culpa » d’un sceptique ». L’Anthropologie, 13, 1902, p. 348‑354.

Clémenceau, G. (1885, juillet 31). La colonisation est-elle un devoir de civilisation ? https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-discours-parlementaires/georges-clemenceau-31-juillet-1885 (consulté le 17 novembre 2022).

Cohen, C., Un Néandertalien dans le métro, Paris, Seuil, 2007.

Coon, C., The Races of Europe, Macmillan, 1939.

David Stockman Interview, Bloomberg Markets, 30 août 2018, https://www.youtube.com/watch?v=jF6Bex3HVhY (consulté le 17 novembre 2022).

Depaepe, P., « Néandertal et nous », L’archéologie préventive dans le monde. Apports de l’archéologie préventive à la connaissance du passé, Demoule J.P. (dir.), Paris, La Découverte, 2007, p. 17‑27.

Depaepe, P., Victor Commont (1866-1918), « l’Homme des alluvions ». Historiographie de préhistoriens et de protohistoriens français du XX° siècle. Proceedings of the XVIII UISPP World Congress (4-9 June 2018, Paris, France), Session VII-5, F. Djindjian éd., 19, 2021, p. 3‑9.

Ferry, J., Les fondements de la politique coloniale, 1885. https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-discours-parlementaires/jules-ferry-28-juillet-1885 (consulté le 17 novembre 2022).

Fuhlrott, C.-J., Menschliche Ueberreste aus einer Felsengrotte des Düsselthals. Ein Beitrag zur Frage über die Existenz fossiler Menschen. Verhandl. Naturhist. Ver. Preuss. Rheinlande Westphalen, 16, 1859, p. 131‑153.

Fuhlrott, C.-J., Der fossile Mensch aus dem Neanderthal und sein Verhältniß zum Alter des Menschengeschlechts, 1865.

Galton, F., Hereditary Genius : An Inquiry Into Its Laws and Consequences, 1869.

Green, R. E., Krause, J., Briggs, A. W., Maricic, T., Stenzel, U., Kircher, M., Patterson, N., Li, H., Zhai, W., Fritz, M. H.-Y., Hansen, N. F., Durand, E. Y., Malaspinas, A.-S., Jensen, J. D., Marques-Bonet, T., Alkan, C., Prüfer, K., Meyer, M., Burbano, H. A., Pääbo, S., “ A Draft Sequence of the Neandertal Genome”, Science, 328, 2010, 710, https://doi.org/10.1126/science.1188021 (consulté le 17 novembre 2022).

Hurel, A., « Le paléoanthropologue et l’artiste », Arts et Sociétés, 21, 2008.

Jaubert, J., « Symbolique néandertalienne », M. Patou-Mathis & P. Depaepe (Éds.), Néandertal, Gallimard, 2018, p. 95‑103.

Jaubert, J., Verheyden, S., Genty, D., Soulier, M., Cheng, H., Blamart, D., Burlet, C., Camus, H., Delaby, S., Deldicque, D., Edwards, R. L., Ferrier, C., Lacrampe-Cuyaubère, F., Lévêque, F., Maksud, F., Mora, P., Muth, X., Régnier, É., Rouzaud, J.-N., & Santos, F., « Early Neanderthal constructions deep in Bruniquel Cave in southwestern France », Nature, 534 (7605), 2016, p. 111‑114.

Joleaud, L., & Alimen, H., Les temps préhistoriques, Paris, Flammarion, 1945.

Keith, A., “The Man of glacial Europe”, The Illustrated London News, 778, 9‑10, 1911.

King, W., “The reputed fossil man of the Neanderthal”, Quarterly Journal of Science, 1, 1864, p. 88‑97.

Lucas, J. R., Wilberforce and Huxley, “A Legendary Encounter”, The Historical Journal, 22(2), 1979, p. 313‑330.

Nicole, P., L’Homme il y a deux cent mille ans. Dentu, 1885.

Patou-Mathis, M., Néandertal : Une autre humanité. Perrin, 2006.

Patou-Mathis, M., « Regards d’artistes », M. Patou-Mathis & P. Depaepe (Éds.), Néandertal, Gallimard, 2018, p. 160‑177.

Patou-Mathis, M., & Depaepe, P., « Les Néandertaliens ont-ils réellement disparu ? », M.

Patou-Mathis & P. Depaepe (Éds.), Néandertal, Gallimard, 2018, p. 140‑145.

Slimak, L., Svendsen, J., Mangerud, J., Plisson, H., Heggen, H., Brugère, A., & Pavlov, P., “Late Mousterian Persistence near the Arctic Circle”, Science, 332, 2011, p. 841‑845.

Sommer, M., “Mirror, Mirror on the Wall : Neanderthal as Image and ‘Distortion’ in Early 20th-Century French Science and Press”, Social Studies of Science, 36(2), 2006, 207‑240.

Stoll, C., L’influence d’une époque sur les pensées des scientifiques. Exemple des évolutionnistes, EDP sciences, 2017.

Zwyns, N., Roebroeks, W., McPherron, S., Jagich, A., & Hublin, J.-J., Comment on “Late Mousterian Persistence near the Arctic Circle”, Science, 335, 2012, p. 167.

Films cités

La nuit au Musée : 2006, réal. Shawn Levy. Prod : Michael Barnathan, Chris Colombus & Shawn Levy.

The Gorilla : 1939, real. Alla Dwan ; prod : Harry Joe Brown.

The Neanderthal man : 1953, real. Ewald André Dupont ; prod. Ilse Kahn, Jack Pollexfen, Aubrey Wisberg.


1 Homme au sens de l’espèce, pas du genre.

2 Il s’agit des abbés Jean et Amédée Bouyssonie, de leur frère Paul et de Louis Bardon (3 août 1908)

3 Néandertal a perdu son h depuis une réforme de l’orthographe allemande, mais l’a conservé dans la nomenclature biologique. Plusieurs graphies coexistent cependant.

4 Ces œuvres sont abondamment reproduites dans Patou-Mathis & Depaepe 2018.

5 Grotte de Shanidar, Irak. Cette découverte est cependant contestée.

6 Un exemple parmi d’autres : « Pour mener l’être humain vers la civilisation, il a fallu quelques millions d’années, alors que le retour au Néandertal prend moins d’une semaine » (F. Beigbeder, « L’amour dure trois ans », 1997).

7 Une mention particulière au vidéoclip de la chanson d’Arielle Dombasle « À la Néandertal ». A regarder sans modération !

8 https://en.oxforddictionaries.com/definition/neanderthal (consulté le 17 novembre 2022)

9 https://www.collinsdictionary.com/dictionary/english/neanderthal (consulté le 17 novembre 2022)

10 En hommage Kinga Grege, l’efficace commissaire muséographique de cette exposition