13 – Les gestes des préhistoriques comme ressource de l’art contemporain

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Résumé 

Il s’agit de revisiter, dans une première partie, la notion de geste au travers des œuvres des préhistoriques. Les facultés d’attention, de perception, de création mettent en évidence la complexité qu’engage le geste dessiné. S’attachant aux œuvres de Giuseppe Penone, de Patrick Neu et Miguel Barceló, l’article montre dans une seconde partie l’appropriation de ces gestes dans certaines œuvres de ces artistes.

Abstract

The first part of the project aims to revisit the notion of gesture through the works of the prehistoric. The faculties of attention, perception and creation induced by these cognitive developments highlight the complexity involved in the gesture drawn. Focusing on the works of Giuseppe Penone, Patrick Neu and Miguel Barceló, this reflection shows in the second part the appropriation of these gestures in some of the works of these artists.


I L’évidence d’un don génial

Dans son livre Préhistoire. L’envers du temps, Rémi Labrusse (96) ouvre au présent les perceptions de figures émanant des profondeurs du temps et touche particulièrement au vacillement fragile des modes de révélations de l’image.

Ainsi, entre le visuel et le tactile, naissent — littéralement — des images dans un exercice d’approche où se mêlent l’émotion et l’attention, le sentiment du merveilleux et le questionnement du réel. Sur le terrain, pour les premiers observateurs, ces images sont intermittentes, elles surgissent et disparaissent alternativement, dans l’enchevêtrement des traits, au gré de la fatigue oculaire et des variations de la lumière.

« Entre le visuel et le tactile », les images prennent une consistance dont les tracés sont la manifestation. Elles aiguisent la vigilance tout en surprenant l’attention. Elles sont faites d’observations, de signes, de sens, d’expériences, de connivences ou encore de désir, d’émotion, de spiritualité mais se révèlent au contact des replis des supports. Les lignes de contour posées par Rémi Labrusse enveloppent en quelques mots les façons d’être à nous de ces images ; elles saisissent l’amplitude des gestes qui les font naître.

Ces représentations produisent le même tressaillement à chaque redécouverte et leur adhérence à notre présent renvoie nos gestes d’artistes à leurs fondations, c’est-à-dire à un répertoire de gestes élémentaires qui réouvrent de formidables potentiels. On y devine les mouvements des corps. Or, si l’homme n’a ni griffes, ni crocs, ni fourrures enveloppantes ou carapaces protectrices, il a par contre la capacité de faire des images. Il est ainsi doté d’une compétence supplémentaire qui meut ses gestes en fonction d’un savoir lié au développement de son cerveau. Lorsque Georges Bataille (43) évoque ce qu’il qualifie de don génial, il rappelle aussi que le crâne de l’homme de Lascaux est similaire au nôtre. Il écrit :

L’apparence de cet homme nouveau ne devait pas être moins « humaine » que la nôtre : il avait comme nous le front haut, sans arcades sourcilières saillantes, sa mâchoire était effacée. […] Il n’était en rien l’inférieur de l’homme actuel, sinon du fait de l’inexpérience de l’espèce. Aussi bien ne devons-nous pas nous étonner de trouver, dans les œuvres de ce temps, non seulement la preuve d’une intime ressemblance, mais l’évidence d’un don génial.

Nombre d’artistes contemporains réfléchissent la préhistoire au travers des motifs, des signes mais aussi des gestes. Comme pour les premiers découvreurs évoqués par Rémi Labrusse, les œuvres de nos ancêtres continuent de surgir par intermittence dans les créations contemporaines. Elles y scintillent, disparaissent parfois, se laissent entrevoir mais, surtout, persistent. Le parcours que je propose chemine au travers de quelques œuvres d’art. Chacune à leur façon, elles montrent une forme de « renaissance » de ces gestes : la trace, le tracé, l’empreinte, le contour, la réserve, le grattage, le frottage, la griffure, la ligne, l’estompe, le souffle, le crachis. On pourrait dire que ces différentes traces et signes sont des gestes que l’homme de la préhistoire fait vers nous, conscients ou non, qu’il laisse à la postérité et dont il fait don aux générations suivantes. Faire un geste c’est mouvoir le corps, les membres, tout particulièrement, la manière de bouger les mains dans un but de préhension ou de manipulation. À l’inverse du mouvement, il est conscientisé. Geste s’entend ensuite sous l’angle d’une action remarquable qui frappe par sa générosité, sa noblesse, c’est-à-dire le don. Geste est polysémique et invite à l’entrelacement de ses sens. L’homme préhistorique nous fait don de ce « don génial » ainsi que l’écrit Georges Bataille, dont ces gestes sont l’expression.

II Du monde éprouvé au monde dessiné

L’expérience de l’espèce détermine un certain nombre de comportements et de développements des modes de représentations, et, entre autres, la capacité à s’adapter aux modifications du milieu. Aussi Miki Ben-Dor et Ran Barkai, chercheurs de l’Université de Tel-Aviv1, émettent l’hypothèse selon laquelle la disparition des grands mammifères aurait eu une influence sur le développement cognitif de l’homme préhistorique. En effet, cette approche est bien moins débattue que celle qui consiste à étudier l’influence de l’homme sur la disparition des grands mammifères. Celle-ci, largement envisagée, est discutée sous deux angles essentiels : la chasse en est-elle l’origine ou bien s’agit-il d’un évènement climatique majeur ? La proposition des deux chercheurs permet de déplacer la question depuis la disparition des grands mammifères en montrant l’influence que cela eu sur l’évolution de l’homme et sur ses facultés cognitives. Obligé de s’adapter à une proie plus petite, plus rapide, l’homme développe une agilité plus fine, une observation plus rapide, une acuité plus précise. Des facultés que les dessins des grottes ornées révèlent. Les hommes préhistoriques ont développé des compétences cognitives extrêmement sophistiquées qui sont certainement à l’origine de leur capacité à créer des images. Par exemple, la question de la transposition de l’espace y est centrale car elle détermine le dessin. C’est ainsi que Renaud Ego (76-77) pense ces images : en termes de détachement du milieu. L’homme témoigne de sa nature d’homme par ce geste de césure.

[…] l’homme interroge ici sa propre genèse à l’instant où, figurant le monde animal qui l’entoure, il s’en détache. Ni absent ni invisible de l’art paléolithique le plus ancien, comme on le lit souvent, il est la main qui trace les motifs et les yeux qui se posent sur eux. Et si pendant longtemps il n’interrogea pas son propre visage, sauf en de rares exemples comme celui de « la Dame à la capuche » de Brassempouy, il est déjà celui qui montre « ce qui le regarde » en levant la torche de ses questions dans ce geste de l’image. 

C’est aussi dans ce fatras du monde que toutes ces lignes, ces entrelacs, qu’ils fassent ou non figures, semblent apportent des forces de renouvellement du rapport à la représentation. C’est notre faculté à abstraire, à saisir d’une ligne, d’un geste, dans l’élan d’un tracé tout ce qui en synthétise la vie. Comme l’explique Emmanuel Guy (Ce que l’art préhistorique dit de nos origines, 13). à propos de la grotte Chauvet, la dimension très naturaliste, très descriptive, la forme virtuose créée une sorte de sidération de cette période d’avant l’histoire qui laisse place à toutes les projections possibles (magiques et spirituelles).

[…] leur très haut niveau d’aboutissement : justesse du trait, finesse d’observation, effet de modelé par estompe, profondeur. Maitriser le dessin à ce point ne va pas de soi et demande à l’évidence un apprentissage. Apprentissage qui passe par des exercices réguliers qu’il aura fallu certainement répéter pendant des années. Soit un investissement considérable de temps et d’énergie.

La relation du monde éprouvé au monde dessiné nécessite de penser le passage des trois dimensions au support qui engage une transposition particulière : une opération mentale consistant à chercher les signaux du monde pour en faire signe et figure. Mais c’est bien en arpentant l’espace, en en mesurant par le corps les multiples dimensions, que les phénomènes perceptifs qui conduisent à voir et à transposer peuvent s’opérer. C’est à une expérience du monde sensible, dans son immédiateté, dans sa corporéité que semblent nous renvoyer encore ses images.

III L’adhésion à la porosité du monde

L’art mobilier, statuettes et autres gravures façonnées dans divers matériaux, montre une gestuelle particulière. La très grande précision des entailles, la minutie et le raffinement des dessins laissent deviner une attention aux scènes comme aux supports. Mais surtout, le geste incarne le mouvement, la ligne, gravée ou peinte, se déploie sur le support comme l’animal dans l’espace : sans rupture, dans une continuité. La ligne insuffle le mouvement qui s’estompe pour s’enfouir dans le matériau et se réincarner dans une autre forme. Ces gestes, ce n’est pas sous l’angle monofocale que l’on aime à les penser, mais dans un mouvement d’adhésion à la porosité du monde. Il en va ainsi du Petit ourson assis trouvé en Dordogne datant de 17 000 à 14 000 BP, gravé dans un bois de renne, et qui s’inscrit dans la forme de celui-ci. Le geste du créateur vient enlever la matière pour faire apparaitre le bras, la cuisse et le dessin de la tête. Une entaille courbe souligne l’œil mi-clos, orientant ainsi le regard. On le sent assis, mais presque vacillant, comme tout animal bébé expérimentant son équilibre, roulant d’une fesse à l’autre. On pourrait l’imaginer jouant avec quelques brindilles ou autres éléments naturels qui deviennent joujou entre ses pattes. La présence des bauges dans la grotte Chauvet montre la grande proximité entre les hommes et les ours dans le partage du milieu. Sa petitesse lui confère intensité et tendresse qui s’expriment dans la précision du geste.

Ce sont d’autres gestes que la fresque des lions de la grotte Chauvet montre, plus amples, révélant les figures au gré de la déambulation et de la révélation lumineuse. Sans rien perdre de leur précision, les lions serpentent dans la paroi, guettent, œil et gueule rivés, comme s’ils étaient là, à la proie, rassemblés dans une consistance de lignes qui unit l’énergie des masses musculaires. Il y a dans ses peintures rupestres des latences narratives, des réserves de temps et d’actions qui se dévoilent dans des suspens.

En quoi ces œuvres sont-elles un don pour les artistes ? Immergés que nous sommes dans un fluide torrentiel d’images aux diverses temporalités, l’émergence d’images si proches tout autant que lointaines est pour nous un bouleversement ravageur. Une sidération, une césure. Là où le temps de l’image datait de quelques siècles se comptant sur une main, c’est un gouffre temporel qui survient de la gorge de la terre. Il y a un « gorgement » des grottes par les créations humaines qui ornent, voire, plus que de les orner, les comblent de sens. Georges Bataille (30) écrit :

À Lascaux, ce qui, dans la profondeur de la terre, nous égare et nous transfigure est la vision du plus lointain. Ce message est au surplus aggravé par une étrangeté inhumaine. Nous voyons à Lascaux une sorte de ronde, une cavalcade animale, se poursuivant sur les parois. Mais une animalité n’est pas moins le signe pour nous, le signe aveugle, et pourtant le signe sensible de notre présence au monde.

Celui qui est vu, qui voit et qui montre. Celui qui montre, présent par son regard porté sur le monde et par son geste déposé dans le monde, pour créer un autre monde, à l’articulation de différentes espaces en présence. Cette présence, le geste l’interroge. Nourrie d’une approche phénoménologique, cette pensée de Renaud Ego emporte notre regard dans l’univers spécifique des images qui a son langage propre, son autonomie. Vues ou non, les images existent, ont leur propre vie, engouffrées dans un monde, dans le monde. Elles en surgissent lorsque la lumière fragile d’une torche éveille un mouvement animal. Une grâce labile alors emplit l’atmosphère humide et raréfiée des grottes, grâce qui se révèle dans le vacillement de la lumière des lampes des premiers explorateurs, disait Rémi Labrusse.

IV La grotte comme miroir

La grotte devient le lieu métaphorique de la tête, du crâne à l’intérieur duquel les idées et images se font. Jean-Michel Geneste parle de la grotte ornée du Pont d’Arc, dite grotte Chauvet2 avec une grande émotion que traduisent ses mots, son ton. Il précise sa perception des ombres, du noir, de la fumée ainsi que la sensation d’enfouissement du corps dans l’atmosphère du lieu. Comme si la grotte était cet espace de figuration de la pensée, comme un crâne, une tête, un lieu où les perceptions se transforment et se sédimentent pour faire forme, créent des rapports et révélations successives.

Les artistes évoqués ici ont un lien particulier avec les grottes. Patrick Neu, Giuseppe Penone, Miquel Barceló, tous trois ont pensé, arpenté, recréé la grotte. Aussi éloigné qu’il semble de ces préoccupations, l’artiste Patrick Neu développe, tant dans son processus que dans son œuvre, un travail qui fait écho à celui des préhistoriques. La dimension vaporeuse des écrans de fumée est comme le souvenir que nous avons des œuvres, parfois juste une trace, parfois une minutie de détails foisonnante, et n’est pas sans évoquer l’idée de la caverne. La surface du cristal est un écran sur lequel la suie se dépose, opacifiant de son ombre la transparence originale du matériau, et les œuvres — les modèles — semblent s’éployer dans un flottement malgré l’espace circonscrit qui les enferme. Car, à l’inverse du procédé traditionnel du dessin, l’image n’est pas devant mais apparaît derrière. Le subjectile s’interpose entre l’image et nous, ainsi, cette dernière semble se détacher de toute matérialité, et l’œuvre, qu’il s’agisse d’un Gréco, d’un Rubens, d’un Bosch, ou encore d’un Courbet, fait modèle. D’abord parce que ce ne sont que des œuvres majeures, inscrites dans l’inconscient collectif, et qui ont souvent fait l’objet de copies. Puis, l’œuvre fait ici de nouveau modèle mais transposée, en réserve, puisque l’image apparaît dans la couche de noir de fumée, par retrait, grâce à un pinceau très fin qui enlève la matière pour faire apparaître les formes dans l’espace clos du verre de cristal. La mémoire joue de ses écarts pour produire une variante mais surtout une autre œuvre. L’image apparaît comme une nébuleuse au cœur d’un ciel profond. Ainsi, chaque œuvre se révèle grâce au rapport entre la concentration du geste, l’attention soutenue, tendue dans tout le corps et l’espace fragile et de petite taille du verre de cristal. Le raffinement extrême de son travail laisse planer une sensation un peu irréelle de l’image, comme un flottement de l’ordre du mirage3. Les verres remplis de noir de fumée de Patrick Neu sont à leur façon des chapelets de petites grottes dans lesquelles, de mémoire, à l’instar des hommes préhistoriques, il trace les images des peintures qui constituent son musée imaginaire dans ce noir en miniature, miniature à propos de laquelle Renaud Ego (78) écrit que comme l’ellipse, elle « possède en elle-même une densité particulière. C’est une force agissante de “formation” où les formes ainsi compactées permettent la germination de signifiés ». Ces verres de cristal contiennent cette germination dans un poudroiement de fumées et d’ombres où la matière est prélevée pour faire apparaître le mirage par la lumière qui traverse. Et la lumière ? Dans des temps où la lumière est partout, exacerbe tout, les grottes ornées ramènent à ce noir vaporeux, à de grandes ombres, à cette fumée dont parle Patrick Neu dans l’entretien qu’il donne à Jean de Loisy. Et l’on devine l’extrême précision des mouvements des phalanges, du pinceau qui prélève la matière et laisse passer la lumière pour révéler les formes.

La grotte, elle, vient de loin hanter nos représentations et schémas mentaux, elle est désir, attrait, corps. Léonard de Vinci, dont l’observation des stratifications rocheuses et des phénomènes physiques et géologiques était si minutieuse et patiente, écrivait à leur sujet :

Tiré par mon ardent désir, impatient de voir des formes variées et singulières qu’élabore l’artificieuse nature, je m’enfonce parfois parmi les sombres rochers ; je parviens au seuil d’une grande caverne devant laquelle je reste un moment — sans savoir pourquoi — frappé de stupeur : je plie mes reins en arc, appuie ma main sur le genou et, de la droite, j’abrite mes yeux, en baissant et en serrant les paupières et je me penche d’un côté et d’autre pour voir si je peux discerner quelque chose, mais la grande obscurité qui y règne m’en empêche. Au bout d’un moment deux sentiments m’envahissent : peur et désir, peur de la grotte obscure et menaçante, désir de voir si elle n’enferme pas quelques merveilles extraordinaires.

C’est dans cette obscurité que Miquel Barceló s’est plongé pour retrouver les gestes des artistes de la préhistoire. Chargé de superviser le travail de reproduction — de « recréation » dit-il — il ne cesse d’exprimer son émotion et dit parfois, tant l’effet de présence et de proximité est fort que « c’est comme si l’artiste était parti prendre un café ! ». On voit la pensée apparaitre. Ce n’est pas une pensée générique, c’est un lion, chaque lion, et une empathie avec l’animal. Il y a, il le rappelle, une vraie volonté et une maîtrise de l’espace : 8000 m2 recouverts de près de 400 peintures qui relèvent du génie. Il pense à Uccello et Pisanello en voyant la représentation du mouvement des pattes des animaux par exemple. Comme nous pensons aussi aux visages de Léonard de Vinci, à ces grottes, à cette conscience de temps stratifié. Quant à la gestion du geste, il explique : « Je veille à la fraîcheur du trait, à l’authenticité du geste, il doit être rapide. La façon dont a été gravé un petit hibou, en quelques secondes, est une prouesse. » L’extrême maîtrise du dessin, tel que l’exposait Emmanuel Guy comme suggéré antérieurement, l’agilité, la rapidité, la faculté de tracer en quelques lignes, toutes ses compétences techniques témoignent d’une aisance qui met de plain-pied avec leurs auteurs. Temps et espaces s’annulent, communiquant par-dessus tout une chaleur, chaleur humaine sans précédent. Si cet effet de présence est très manifeste pour Miguel Barceló à Chauvet, il l’était déjà pour Georges Bataille (31) à Lascaux.

Jamais nous n’atteignons, avant Lascaux, le reflet de cette vie intérieure, dont l’art — et l’art seul — assume la communication, et dont il est, en sa chaleur, sinon l’expression impérissable […], du moins la durable survie.

Ces mots qui évoquent la chaleur de l’art pour manifester l’expression de la vie intérieure pourraient faire écho aux dessins/empreintes de cerveau Foglio del cervello que réalise Guiseppe Penone en 1990 (Respirer l’ombre, 409). L’artiste décrit quelque chose de similaire dans un texte qu’il consacre à la Grotte Chauvet-Pont d’Arc.

Les formes lisses des parois blanches et la voûte semblent être faites pour accueillir le volume d’un cerveau palpitant, plein d’idées et d’images. Les méandres, les circonvolutions cérébrales de ce cerveau conteneur d’idées sont imprimés dans la pierre, sur leur forme, et les images et les pensées des hommes d’il y a 30 000 ans et d’aujourd’hui se projettent sur le support avec une précision et une accointance stupéfiante. Le vide d’un rocher devient le plein d’un corps animal uniquement par la suggestion magique d’un signe et la fissure dans une pierre devient le contour qui délimite un corps. On perçoit la réalité précise et l’émotion, que le créateur a connues, évoquées et exprimées dans le corps des animaux peints. Les images représentées suscitent une multiplication de formes sur les parois environnantes dans une succession d’évocations qui remplissent l’espace.

La présence de ce crâne macroscopique dont le cerveau est notre propre personne est soulignée par la présence de crânes d’Ursus spelaeus disséminés sur le sol. C’est un va-et-vient constant entre le macrocosme et le microcosme, de ce qui est l’espace de notre imagination et de notre pensée et la taille réelle de notre tête, que nous pouvons contenir dans la paume de notre main.

Foglio del cervello de Giuseppe Penone est un ensemble de dessins qui incarnent cette idée. Ils sont comme des petites grottes qui gardent les traces d’une histoire de son évolution, du lieu de naissance de la pensée et des idées. La vie intérieure, c’est celle qui nous échappe et dont toute la précision des recherches sur le cerveau ne perce que de rares mystères. Chaleur et humidité de la grotte, chaleur de la présence humaine et animale, émanations des corps encore en présence dans ces matières de gestes, ces parallèles entre la grotte et le corps, entre la tête, le crâne et la grotte sont aussi celles mises en œuvre par les scientifiques Jean-Jacques Delannoy et Jean-Michel Geneste à l’occasion de la réalisation des Atlas Chauvet. Ils expliquent que la préservation de l’art pariétal, du fait de la déconnexion avec la surface, est un acte de rupture, car il permet de garder l’intimité d’un monde à part. C’est un autre degré de l’image, à l’instar de ce que Renaud Ego (75) quand il écrit :

Mais l’image qui, je le rappelle, est en elle-même une forme détachée, accomplit bien ce geste d’une séparation par lequel l’homme réalise sa propre dissemblance d’avec les animaux.

Cette petite ligne fait advenir d’un côté l’homme, de l’autre la figure de l’animal. Une ligne de frontière, de basculement qui devient image. Quelque chose qui est à l’intérieur et qui le distingue de l’extérieur. Quelque chose qui rompt et qui préserve. La comparaison organique que font Delannoy et Geneste donne à repenser l’approche de ces dernières comme support d’apparition du monde des images. Dans cette monographie de la grotte Chauvet, qui prend modèle sur les atlas avec un processus d’élaboration des cartes, permet à chaque discipline d’y retrouver les éléments qui les intéressent. C’est un monde… une histoire physique de la grotte. On peut voir la grotte, les prémices de sa création et toute son histoire, ses paysages tous-terrains. Cette grotte a enregistré les temps et est un organisme vivant. Un atlas très physique avec atlas anatomique, lien avec un corps humain, une vie souterraine que l’on ne voit pas forcément. C’est un organisme vivant qui a une biologie. « Les atlas de biologie humaine ont en commun avec le nôtre l’objectif de présenter un tout, le corps humain, la grotte, en exposant séparément les structures anatomiques, le squelette, puis les parties molles qui s’y rattachent, les muscles, les nerfs, les vaisseaux, les secteurs, les parois, les sols, les éléments isolés. » La main, le bras, le poignet, les organes, les veines, le crâne, tout fait corps, la grotte est corps. Un milieu vivant, se développant, image de l’homme, miroir de de son évolution.

V La brûlante présence du geste

Qu’est-ce que ces œuvres nous disent encore aujourd’hui par-delà leur intérêt scientifique et historique ? Elles nous lient par ce que Georges Bataille (32) nommait un « sentiment de présence — de claire et brûlante présence ».

C’est ce même sentiment de présence — de claire et brûlante présence — que nous donnent les chefs-d’œuvre de tous les temps. C’est, quoi qu’il en semble, à l’amitié, c’est à la douceur de l’amitié, que s’adresse la beauté des œuvres humaines. La beauté n’est-elle pas ce que nous aimons ? L’amitié n’est-elle pas la passion, l’interrogation toujours reprise dont la beauté est la seule réponse ?

Ces œuvres, on pourrait les qualifier de beaux gestes, ce sont de beaux gestes, des dons dont l’ampleur fait aujourd’hui trembler nos certitudes et nous enveloppe dans un vertige des sens. Car, si nous sommes saisis par la fraîcheur, la proximité, la coprésence de ces dessins, par leurs mouvements gracieux et leur précision, nous recevons ce don qui vient de loin, de ces presque 40 000 ans. Dans ce geste par-delà les temps, c’est un rappel à nos facultés sensibles et une intelligence étouffée que ces découvertes remettent en lumière. De l’image au geste, du geste à l’idée, de l’idée au crâne, du crâne à la grotte, de la grotte au corps, du corps à l’homme, de l’homme à l’image. Une chaîne de processus de conscientisation qui conduit à ce geste du regard ainsi que le qualifie Renaud Ego. Nous intéressant aux gestes des préhistoriques et particulièrement aux gestes de dessin, nous pourrions nous demander dans quelle mesure, au creux de ces gestes, il ne s’inscrirait pas une autre forme de geste — celle qui s’écrit au féminin. Que nous montrent ces figures ? Des hauts faits de chasses ? Une ronde de mouvements ? Des processus de transformations ? Une admiration pour ces animaux avec qui l’homme partage son environnement ? Une majesté, quoi qu’il en soit. Ici, peut-être sommes-nous en train de faire la geste des matières de geste de l’image, des matières de gestes au cœur de l’émergence d’un faire. C’est tout ensemble la trace d’un geste, le tracé en mouvement, le mouvement tracé au cœur desquels agit ce don génial que nous ont transmis nos ancêtres préhistoriques.


Ouvrages cités

Bataille, Georges, Lascaux ou la naissance de l’art, Strasbourg, L’Atelier contemporain, (1ère édition, Skira, 1955), 2021.

Delannoy, Jean-Jacques, Geneste, Jean-Michel, (dir.), Monographie de la grotte Chauvet-Pont d’arc, volume 1 Atlas, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, collection « Documents d’archéologie française », 2020.

Ego, Renaud, Le Geste du regard, Strasbourg, 2016.

Guy, Emmanuel, Ce que l’art préhistorique dit de nos origines, Paris, Flammarion, 2017.

Katell, Jaffrès, Loisy, Jean (de), (dir.), Patrick Neu, Dijon, Les Presses du Réel, coll. « Palais de Tokyo », 2015.

Rémi Labrusse, Préhistoire. L’Envers du temps, Paris, Hazan, 2019.

Penone, Giuseppe, Respirer l’ombre, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2021.

Vinci, Léonard (de), Codex Arundel, traduit par André Chastel, in Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, Paris, puf, 1959.


1. « Prey Size Decline as a Unifying Ecological Selecting Agent in Pleistocene Human Evolution » by Miki Ben-Dor and Ran Barkai Department of Archéologies, Tel Aviv University, P.O.B, Tel Aviv, https://www.mdpi.com/2571-550X/4/1/7/htm (consulté le 4 mai 2022)

2. Olivier Bétard (réal.) et Nicolas Matin (prod.) 2020, « Grotte Chauvet : l’Atlas d’un monde retrouvé » in La Méthode scientifique. Épisode du jeudi 24 décembre, 58 min. Podcast. Paris, Radio France https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-methode-scientifique/grotte-chauvet-l-atlas-d-un-monde-retrouve-3635310 (consulté le 4 mai 2022)

3. Verres et vitrines comprend à la fois un ensemble de verres en cristal débuté en 1996 et, à partir de 2012, des vitrines de dimensions variables.


 

Laurence Gossart

Laurence Gossart est auteure, artiste, chercheure associée de l’Institut Acte Paris I – Panthéon Sorbonne. Co-organisatrice de la journée Dessein d’images – Autour de l’œuvre de Giuseppe Penone, 10 février 2023, Centre Pompidou. « Giuseppe Penone - Des racines et des mots : dessiner et écrire, une expérience de la sève », colloque Giuseppe Penone, Une archéologie du devenir dir. Sarah Matia Pasqualetti et Rodrigue Vasseur, 10 décembre 2021 Bibliothèque nationale de France, à l’occasion de l’exposition Giuseppe Penone, Sève et pensée, BnF.

Laurence Gossart is an author, artist and associate researcher at the Institut Acte Paris I – Panthéon Sorbonne. Co-organizer of the “Dessein d'images – Autour de l’œuvre de Giuseppe Penone” day, February 10, 2023, Centre Pompidou. « Giuseppe Penone - Des racines et des mots : drawing and writing, an experience of sap », colloquium Giuseppe Penone, An archaeology of becoming dir. Sarah Matia Pasqualetti and Rodrigue Vasseur, 10 December 2021 Bibliothèque nationale de France, on the occasion of the exhibition Giuseppe Penone, Sève et pensée, Bnf.