3 – Altérités. La perception de l’Autre et des Autres en Préhistoire.
Un exemple de recherche anthropologique en Terre d’Arnhem.3 –

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Résumé

Partager, c’est bouger. Tout partage, qu’il soit social, économique, anthropologique ou scientifique, implique un déplacement de personnes, de valeurs et d’idées en réponse à une invitation ou à une question. Dans une collaboration, partager une pluridisciplinarité scientifique suppose d’accepter de pouvoir faire bouger les postures et trajectoires de recherche des partenaires mais aussi de repenser en les modifiant les points de vue de départ, voire de revisiter sa propre discipline. Cette disposition intentionnelle favorable à l’écoute, à l’échange, à la construction et au changement de point de vue qui fonde la démarche d’altérité a été placée au cœur d’un programme de recherche en Terre d’Arnhem (Territoire du Nord, Australie) à la demande de la communauté ethnique Jawoyn. Il est ici utilisé comme cas d’étude.

Abstract

Sharing means moving. All sharing, whether social, economic, anthropological or scientific, involves moving people, values and ideas in response to an invitation or a question. In a collaboration, sharing a scientific multi-disciplinary research implies accepting the possibility of shifting the partners’ research postures and approaches, as well as rethinking and modifying the initial points of view, and even revisiting one’s own discipline. This willingness to listen, exchange, build and change points of view, which underlies the otherness approach, was at the heart of a research program launched in the early 2010s in Arnhem Land (Northern Territory, Australia) at the request of the Jawoyn ethnic community. It is presented here as a study case.


Introduction

Aujourd’hui sur la terre, nous appartenons tous à l’espèce Homo sapiens qui est désormais la seule espèce vivante du genre Homo. Il n’en a pas toujours été ainsi puisque plusieurs espèces humaines ont pu coexister notamment en Eurasie occidentale avant que Sapiens ne colonise les territoires auparavant occupés par Néandertal. Malgré cette unicité génomique inédite des humains nous sommes tous différents et les sociétés comme les cultures humaines cultivent toujours le sens de la différence. Or l’altérité, cette disposition mentale à accepter le point de vue d’autrui, autrement dit sa différence, se fixe donc un enjeu de taille dans l’incommensurable champ des relations humaines.

Dans cet article nous abordons une question qui est fondamentale en anthropologie, celle de la personne, du sujet, et plus exactement, de sa place dans la pratique, dans les relations professionnelles mais aussi dans l’interprétation des entités sociales et culturelles du présent et du passé. Il s’agit de témoigner ici de certaines modalités de prise en compte du respect de la place des autres, dans la prise en considération de la diversité des points de vue des personnes intervenant dans l’exercice d’une science humaine, en l’occurrence l’archéologie.

I Diversité anthropologique, humanité et sens de l’altérité

« Le véritable sujet de l’anthropologie, c’est l’humanité » posait Tim Ingold dès la première ligne de l’Encyclopédie dAnthropologie qu’il dirigea en 1994 (14).

Prendre en compte cette humanité c’est demeurer en permanence conscient de respecter la liberté d’existence et donc de pensée de tout être humain. Pour ce faire il importe de savoir en quoi réside l’humanité des êtres humains, non pas simplement en opposant le caractère « humain » à l’existence de tous les vivants « non-humains », ce qui n’est pas l’objectif ici, mais considérant ce qui est singulier à l’être humain en général et propre à chaque être humain en particulier. À la suite des longs débats pluridisciplinaires du tournant des XIXème et XXème siècles, on est conduit à envisager que ce qui fait de chaque être humain un être différent de tous les autres ne réside pas dans son origine biologique mais dans son histoire sociale. La structure biologique commune aux espèces animales terrestres, par conséquent aussi aux êtres humains, provient des capacités infinies de reproduction génétique à partir des programmes d’ADN d’un individu mâle et d’un individu femelle. Elle autorise une diversité illimitée d’êtres humains conçus sur un même modèle biologique.

Nous sommes apparentés certes mais tous sensiblement différents du point de vue génomique. S’il est exact que nous avons des structures génomiques qui nous apparentent par exemple en groupes et familles historiques et géographiques, notre patrimoine génétique individuel n’est pas exactement le même en chacun d’entre nous ; il peut servir à nous individualiser le cas échéant, nous distinguer de nos parents et de nos proches. Cependant et c’est un point majeur, nous sommes différents au regard non pas seulement de notre unité biologique mais de notre diversité culturelle. C’est elle seule qui représente l’essence de l’humanité.

C’est parce que très tôt dans l’histoire de l’espèce humaine s’est dégagée la capacité des êtres humains à produire de la culture dans l’exercice de leurs activités sociales que ce processus s’est développé au point de singulariser les humains et leurs sociétés autant au plan individuel que collectif.

Alors que les origines physiques et biologiques des êtres humains ont un effet indifférent sur leur capacités et qualités humaines, leur histoire culturelle et donc morale les rend tous différents. La plus signifiante des capacités de la culture qui s’exprime lors de l’activité sociale, quelle qu’elle soit, est la capacité de générer de la différence. Il y a ainsi de multiples façons de devenir humain au cours de trajectoires individuelles ainsi que le précise encore Ingold (22) :

 » Quoi qu’il en soit, il n’y a pas qu’une seule façon d’être humain. Quelle que soit la nature de la culture, elle est une force génératrice de différences. Dans et par ce processus créatif et générateur, qui se déroule dans le cours normal de la vie sociale, l’essence de l’humanité se révèle dans la diversité culturelle ». (Traduction de l’auteur)

Ce ne sont pas les caractéristiques biologiques de son organisme vivant qui déterminent l’identité d’un être humain ce sont ses dimensions culturelles. Dit autrement, ce qui est vital pour un être humain, pour qu’il soit, non pas seulement quelque chose mais quelqu’un, pour qu’il soit un sujet moral, une personne, c’est son appartenance culturelle. La culture soutient et garantit l’identité de l’être humain. La personnalité est par conséquent inséparable de l’appartenance à une culture. Ces deux dimensions sont à la base de la diversité essentielle des êtres humains.

Dans la pratique des sciences humaines en général et de l’archéologie préhistorique qui est l’activité à laquelle je me réfère, la prise en compte et surtout le respect de ces dimensions propres aux individus de l’espère humaine apparait alors comme un point de méthode incontournable.

II Aux sources affectives et morales des sciences humaines

La place de l’affectivité dans les relations et les activités humaines y compris dans la recherche n’est pas nouvelle. C’est sa place dans les sciences humaines et l’archéologie qui nous préoccupe ici.

Claude Lévi-Strauss a rendu plusieurs hommages à Jean-Jacques Rousseau qui avait le premier insisté sur le rôle déterminant de l’affectivité à l’égard des autres et des conséquences éthiques et méthodologiques de cette position.

Dans Le Totétisme aujourdhui, Lévi-Strauss rappelle que Rousseau conçoit sa définition de la culture en tant qu’identification à autrui et précisément à tous les autrui : hommes et animaux (144).

Dans l’ouvrage collectif Jean-Jacques Rousseau publié en 1962 par l’Université Ouvrière et la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, Lévi- Strauss avait écrit auparavant un texte bien plus singulier avec l’article Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de lhomme. Il y présente en quoi le recours par Rousseau à l’affectivité comme ressort du principe d’identification à tous les autres vivants, humains et animaux à parts égales, est original et peut être considéré comme un véritable fondement des sciences humaines, de l’altérité et, écrit-il aussi, de la morale. Il y développe que la pensée de Rousseau se déploie à partir de deux attitudes méthodologiques successives qui s’emboitent, celle de l’identification à autrui, précisément à tous les autrui qui soient, y compris les plus lointains : les animaux, mais aussi celle du refus d’identification à soi-même, de tout ce qui rend le moi inacceptable. Rousseau s’était effectivement découvert, dans les Confessions comme le plus modeste et discret des autrui, celui qui ne peut oser avancer un  moi . Cette position qui est souvent celle d’un auteur ou d’un chercheur n’est pas unique en sciences humaines et en ethnologie, elle est cependant plus rare en dehors de l’anthropologie dans les autres disciplines. On retrouve ici une position propre à la pensée de Lévi-Strauss qui avait écrit ailleurs, dans Tristes Tropiques en 1955 « Le but ultime des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme mais de le dissoudre » (129). Les puissants accents de cet article défendent l’altérité en tant que qualité humaine essentielle :

« Cette identification primitive, dont l’état de société refuse l’occasion à l’homme, et que, rendu oublieux de sa vertu essentielle, celui-ci ne parvient plus à éprouver, sinon de façon fortuite et par le jeu de circonstances dérisoires, nous donne accès au cœur même de l’œuvre de Rousseau. Et si nous faisons à celle-ci une place à part dans les grandes productions du génie humain, c’est que son moteur n’a pas seulement découvert, avec l’identification, le vrai principe des sciences humaines et le seul fondement possible de la morale : il nous en a aussi restitué l’ardeur depuis deux siècles et pour toujours fervente, en ce creuset où s’unissent des êtres que l’amour-propre des politiques et des philosophes s’acharne, partout ailleurs, à rendre incompatibles : le moi et l’autre, ma société et les autres sociétés, la nature et la culture, le sensible et le rationnel, l’humanité et la vie. » (Rousseau, 24).

III- Pratique de lintersubjectivité dans la recherche archéologique, une expérience en terrain australien (Terre dArnhem, Territoire du Nord, Australie).

Les citations qui suivent sont extraites d’un article consacré aux résultats anthropologiques et au partage interdisciplinaire des points de vue au cours d’un projet de recherche archéologique conduit entre 2011 et 2014 dans un site d’art rupestre d’Australie en Terre d’Arnhem. Ce programme, dirigé par l’archéologue Bruno David (Monash University, Victoria, Australie), a réuni pendant plusieurs années les deux auteurs de l’article cité plus bas La recherche a été financée par le gouvernement australien dans le cadre de l’Australian Research Council et du projet no LP110200927. Il lie par convention plusieurs universités (Monash University, University of Southern Queensland, universités de Bordeaux et de Savoie-Mont Blanc) et la Jawoyn Aboriginal Corporation. Il a mobilisé les champs de recherche suivants : archéologie, étude de l’art rupestre, géomorphologie, géochimie, datations, écologie et sciences de la conservation (David et al. 2017). Plutôt qu’écrire aujourd’hui un nouveau texte adapté à notre propos, citer des fragments choisis d’un texte préexistant atteste de la pratique interdisciplinaire de l’altérité dans le montage, la réalisation et la publication de travaux d’archéologie. Cet article a été publié dans le numéro 17 de la revue Patrimoines intitulé Patrimoines en partage. Des revendications aux collaborations. Il contient toutes les informations relatives à cette recherche qui ne sont pas exposées ici. Le principe d’altérité dans la pratique de la pluridisciplinarité est évoqué dans les lignes introductives :

« Partager les pluridisciplinarités scientifiques et anthropologiques suppose d’accepter de faire bouger des savoirs, des postures, des trajectoires de recherche et des méthodes et aussi de repenser, nuancer, changer ses regards et ses positions de départ voire de revisiter sa discipline, ses méthodes et ses attendus. Cette disposition de partage, d’écoute, d’échange et de construction partagée a été au cœur d’un programme de recherche engagé en Terre d’Arnhem (Territoire du Nord- Australie) autour d’un ensemble de sites archéologiques peints et aménagés à la demande de la communauté Jawoyn dont la population avait été déplacée de leur territoire pendant la seconde guerre mondiale. »
« En instaurant la co-construction des problématiques de recherche à l’aide d’une exigeante interdisciplinarité on sait désormais que peuvent se développer des méthodes adaptées à des problématiques parfois encore inédites. » (Patrimoines, 63)

3.1. Prise en compte interdisciplinaire de l’altérité

« Depuis le début des échanges, en amont même de la recherche de terrain, les contributions de la culture Jawoyn furent majeures. A l’origine du projet de recherche une demande écrite de ressortissants du peuple Jawoyn avait sollicité les compétences d’archéologues spécialisés dans l’étude de l’art rupestre pour étudier des sites Jawoyn jusque là inédits. La demande avait été formulée par le biais d’un archéologue familier de ce terrain, puis transmise à Bruno David professeur d’archéologie à l’université Monash, Victoria, avec un choix de sites archéologiques potentiels. Dès cette période un dialogue s’était instauré entre archéologues, gestionnaires et membres de la communauté Jawoyn dépositaires d’une mémoire transmise entre générations. L’interdisciplinarité la plus manifeste eut lieu sur le terrain. Au cours des missions de terrain des membres de la communauté Jawoyn campaient avec les archéologues. Le fait de fouiller en présence ou sous le regard de personnes Jawoyn occasionnait des échanges d’informations fondamentaux. » (Patrimoines, 65)

3.2. Place dune « Jawoyn elder » dans le projet de recherche archéologique

Margaret Katherine est une australienne Jawoyn née dans les années 1940 sur le plateau de Terre d’Arnhem. Elle passe son enfance avec des membres de sa famille et de son clan dans la zone des sources de la rivière Katherine, dans les sites rupestres qui y sont concentrés. Elle a vécu plusieurs années dans le site de Nawarla Gabarnmang, le vaste abri sous roche peint qui a fait l’objet de l’étude pluridisciplinaire précédemment évoquée (Fig.1).

Fig. 1 – Fouille archéologique à Nawarla Gabarnmang. Plusieurs archéologues travaillent en présence de Margaret Katherine qui est au centre. Les partenaires présents partagent les mêmes informations et sont en mesure d’interagir entre eux et avec elle. Photographie de Bernard Sanderre.


Cette femme australienne était extrêmement attachée à sa culture et soucieuse d’une relation d’altérité fondamentalement nourricière pour la reconnaissance de l’ancienneté des sites d’art rupestre de son clan. Elle était animée du désir d’accéder à une reconnaissance universelle en recherchant tous les moyens de mise au jour de son histoire et celle de sa communauté. Elle fondait l’espoir de trouver dans cette histoire ancienne des racines susceptibles de mettre en évidence pour son groupe, une ancienneté culturelle similaire à celle des autres nations. Dès les premiers contacts, Margaret Katherine a demandé aux archéologues, de l’aider par la recherche archéologique à écrire l’histoire des siens et de son peuple afin de transmettre à ses enfants un héritage et une historicité dont son peuple était dépourvu. Elle revendiquait l’altérité de notre regard et de notre statut d’archéologues la reconnaissance morale et légitime ancienneté des sites peints. Vous qui savez faire parler les pierres que vous observez sur le sol, pouvez-vous raconter notre histoire pour la transmettre à nos enfants, nous demanda-t-elle dès notre rencontre. Notre réponse fut que nous étions des archéologues en mesure d’étudier ce que contenait le sous-sol en fouillant en profondeur sur de petites surfaces réparties en différents points de ce vaste site d’habitat mais que nous n’écririons d’histoire relative à ce type de sollicitation qu’en « collaboration » avec elle et les siens, ce qui fut très exactement fait.

Avec cette ressortissante d’une communauté traditionnelle australienne il fut exceptionnellement facile et direct de collaborer et échanger. Elle possédait une notion innée d’altérité. Elle vivait dans un monde d’altérité dont l’échelle spatio-temporelle nous parait surprenante. En australienne traditionnelle née dans le bush, elle possédait un sens très développé de l’altérité à l’égard de sa communauté, une altérité de groupe qui demeure à l’origine de la cohésion familiale, clanique et tribale propre à ce type société.

L’altérité de Margaret Katherine à l’égard des temporalités lointaines était la plus impressionnante. Sa capacité morale était singulière mais nullement extraordinaire pour une personne de sa culture et de son éducation mentale. Je terminerai ces lignes de témoignage que je lui consacre ici en évoquant ses réactions et citant ses paroles au cours de deux évènements qui ont marqué cette expérience archéologique australienne en matière d’altérité.

Arrivée à Nawarla Gabarnmang

Lors de l’arrivée à Nawarla Gabarnmang, à la descente d’hélicoptère après une heure de vol depuis Katherine pour le franchissement aérien du gigantesque escarpement septentrional bordant le plateau central de Terre d’Arnhem qui surplombe la plaine côtière en contrebas, Margaret, installée là depuis quelques jours, nous attendait. Elle vint à notre rencontre avec une bouteille d’eau de la Katherine pour nous laver le front de toute salissure et nous conduire, à travers les hautes herbes flexibles, vers le site aux couleurs vives situé en position surélevée. Nous la suivions en silence, petit groupe respectueux d’hommes et de femmes dont un bébé. Elle ne nous connaissait pas encore ou si peu : elle avait entendu parler de nous : qui nous étions sur le plan scientifique, que nous venions d’Europe et d’Australie.

Après quelques pas sur le sentier serpentant entre les blocs effondrés du talus, elle s’immobilisa, puis adressa d’une voix de tête forte et stridente, une longue et solennelle diatribe mélodique, à l’ensemble du massif rocheux, les bras grands ouverts en nous désignant tous. Elle s’adressait aux êtres et aux esprits du Rêve, occupants naturels du paysage rupestre. Elle nous présentait et sollicitait pour nous tous un accueil compréhensif et protecteur dans cet abri sous roche où nous allions travailler. Nous étions des siens, tous des amis.

Nous accédâmes alors au site dont elle nous présenta en premier lieu les représentations graphiques en rayons X : poissons barramundis, crocodiles, émeus, kangourous et formes mythographiques (Fig. 2).

Fig. 2 – Nawarla Gabarnmang est un site souterrain orné de peintures recouvrant la totalité des plafonds et des piliers. Margaret Katherine établissait un lien fort entre son clan et les grandes figurations en rayons X de barramundis, une espèce de poisson locale très prisée des Aborigènes. Peints avec des pigments minéraux de teintes brunes, rouges, jaunes et blanches Margaret affirmait qu’il s’agissait des couleurs de son clan ; elle aimait les évoquer jusque dans les tonalités de ses vêtements préférés. Photographie de Jean-Michel Geneste.


Les termes d’altérité étendue qu’elle prononça alors pour présenter le site peint, les activités de ses ancêtres ainsi que sa place dans ce dispositif familial et mythique traditionnel furent les suivants. Ils sont extraits du documentaire scientifique Archaeology of Rock Art in Jawoyn Country que Patricia Marquet, membre de l’équipe réalisa, en immersion sur le terrain, en 2011 :

« Ils (les anciens de son clan, membres de sa communauté) campaient partout pour attraper des barramundis, un poisson très important pour eux. C’est ici qu’ils demeurent maintenant pour toujours. C’est ici qu’ils restaient pour toujours, pour peindre ça. Ils aiment tous cet endroit comme ils aiment tous ma couleur (rouge, jaune et blanc qui étaient aussi les couleurs de sa robe). Ils disent que j’ai les plus belles peintures, que tous mes ancêtres ont fait un beau travail, un énorme travail qu’ils n’ont pas fait en un seul jour. Ils ont dû camper ici pendant beaucoup, beaucoup d’années jusqu’à ce qu’ils aient tout achevé, puis ils ont disparu un à un. Mon grand-père était un homme intelligent, un vieil homme bon qui savait. Il m’a dit que nous devions vivre ici (à Nawarla Gabarnmang) et faire ces peintures et après ce sera à ta fille si tu en as une et ta fille aussi aura des petits enfants et ce seront eux qui prendront soin de cet endroit. C’est vraiment un endroit très important que je vous montre. » (Marquet P. 2011). Les passages cités ont été traduits en français par l’auteur. Les notes entre parenthèses en italique sont ajoutées par l’auteur.

Mise au jour dune hache de pierre polie d’âge pléistocène.

« Le programme de recherche soutenu par l’université Monash incluait la présence d’une équipe d’enregistrement audio-visuel. Plus d’une centaine d’heures ont été filmées pendant la durée des recherches ; ce travail en immersion au sein d’une recherche en cours constitue une archive audiovisuelle de l’interdisciplinarité à l’œuvre dans ce contexte. Ce dispositif a parfois aussi été en capacité d’enregistrer avec objectivité le déroulement de certains évènements au cours de la recherche dans les sites. La mise au jour, dans des niveaux anciens d’âge pléistocène d’une hache polie qui s’avéra une des plus anciennes découvertes alors en 2011, en Terre d’Arnhem en est une illustration. Exhumée du sol de l’abri de Nawarla Gabarnmang, la présentation de cette hache polie en roche volcanique grenue à Margaret, cet élément de la culture matérielle Jawoyn hautement symbolique par son ancienneté et sa fonction rituelle suscita en elle une bouffée de souvenirs personnels et de récits anciens d’une grande puissance émotionnelle. » (Patrimoines, 69)

Quand on annonça et présenta la découverte de la hache de pierre polie à Margaret Katherine (Fig.3), alors qu’elle était en compagnie de deux consœurs, sa pensée fit une trajectoire mentale bien différente de la nôtre. Nous avions identifié une pièce archéologique remarquable dans un niveau dont l’ancienneté était porteuse de l’information la plus importante qui soit alors : elle datait de plusieurs dizaines de millénaires.

Fig. 3 – Hache polie complète tout juste exhumée de l’un des carrés de fouille.
La découverte de cette pièce archéologique dans des niveaux datant de plusieurs dizaines de milliers d’années a suscité une importante émotion chez les membres de la communauté Jawoyn. Photographie de Jean-Michel Geneste.

Au don d’un objet découvert dans un site occupé par les siens, Margaret, sous l’emprise d’une très vive émotion, envahie par les larmes, réunit instantanément les éléments d’un contre-don vertigineux. Voici les phrases qui nous furent immédiatement adressées, à la seule vue de l’objet :

« La nuit dernière on les a entendus appeler (les anciens de son clan, membres de sa communauté). Je ne les ai pas entendus mais Lily les a entendus deux fois(…) Maintenant vous avez trouvé ma famille, tout est enfin clair maintenant, et je sais qu’ils ont toujours été ici. Je vous remercie tellement d’être venus jusqu’ici, d’avoir cherché près des peintures. Aujourd’hui est un bon jour vous deviez trouver car ils ont appelé, la nuit, là où on dort, ces deux femmes Lily et Sybil les ont entendus. Elles sont restées éveillées toute la nuit. Judy a dit à ma tante que son père, tous, ils ont laissé ça pour nous. Ils ont marché partout, ils ont beaucoup voyagé, pour la culture, pour l’initiation des jeunes, les cérémonies spéciales et ils sont revenus à ce même endroit. Ils ont appelé la nuit dernière on a senti leur présence. » (Marquet P. 2011). Les passages cités ont été traduits en français par l’auteur.

Derrière ces mots on perçoit immédiatement ce qui se rapporte à ses ancêtres. Les trois femmes du même clan disent les avoir entendus  alors qu’ils ont objectivement disparu depuis des dizaines de millénaires si l’on se fie à l’ancienneté de la pièce archéologique. On comprend l’ellipse temporelle faite par Margaret, que la durée multimillénaire ne compte pas et qu’elle pense sur un mode intemporel, celui du Rêve. Dans La pensée sauvage Lévi-Strauss a indiqué à quel point « Le propre de la pensée sauvage est d’être intemporelle ». Ces trois anciennes Jawoyn mobilisent par-delà toutes les différences qui caractérisent alors toutes les personnes présentes à leurs côtés, tout un lignage d’ancêtres ou d’esprits des disparus, dans ce lieu de Nawarla Gabarnmang pour répondre au partage qui leur est destiné. Et ce, dans une altérité à la fois lointaine mais aussi très contemporaine afin de nous assurer de la présence participative d’ancêtres bienveillants et sensibles. Un tel partage sensible, mental, émotionnel, conceptualisé autour d’objets patrimoniaux semble bien relever d’une notion d’altérité.

3.3. Altérité, réciprocité, collaboration et intégration du point de vue dautrui, un bilan.

Pour conclure cette opération archéologique, l’échange entre l’équipe de chercheurs et la communauté Jawoyn, fut effectif. A la demande initiale de la communauté Jawoyn de mettre au jour et fonder une histoire dans un temps long, avec une légitime antiquité territoriale et qui soit par ailleurs transmissible à leur descendance, les chercheurs ont apporté des preuves objectives d’ancienneté. Elles ont été aussitôt mentalement soumises à des ancêtres locaux puis spontanément et irrévocablement intégrées au dispositif traditionnel, social et mythique au cours d’une trajectoire intemporelle :

« A l’issue de cette expérience, une fois passée la phase de restitution scientifique, il est possible de mesurer ce que ces échanges ont apporté aux chercheurs et aux acteurs engagés dans ce processus de production du savoir archéologique et pas seulement de ce savoir-là. » (Patrimoines, 64)
« L’ensemble des scientifiques impliqués a été nourri par ces échanges sur le terrain et par le partage d’autres valeurs, regards portés sur les sites investis. Cela s’est traduit par des avancées sur des dimensions non attendues et même pas initialement envisagées aux prémices des recherches. Les échanges avec des membres du peuple Jawoyn ont assurément marqué les faits archéologiques en ce sens que les récits traditionnels, les connaissances sur la parenté, les modes de vie, l’exploitation du milieu biologique, la fonction des sites ou encore les pratiques sociales et rituelles ont nourri les interprétations, les lectures, la compréhension des vécus et des valeurs culturelles des sites ornés jawoyns. Cette dynamique de partage, co-construite sur des temps de connaissance, d’échange, d’écoute, de question, de regard, de silence s’est prolongée au-delà des trois années de travail de terrain. Elle s’est prolongée dans la valorisation des résultats, notamment dans les publications scientifiques qui intègrent systématiquement la co-signature de Margaret Katherine ; tout au moins jusqu’à son décès. » (Patrimoines, 65)
« Il est enfin possible de noter que la réponse à l’invitation originelle de la communauté Jawoyn est d’avoir inscrit en termes scientifiques le site emblématique de Nawarla Gabarnmang dans le monde de l’archéologie. Il s’agit plus précisément d’avoir mis en évidence la longue pratique de construction et de transformation du paysage de cet habitat rupestre dans des temporalités archéologiques remontant à près de 50 000 ans et par conséquent d’avoir répondu à cette invitation inouïe à donner corps au patrimoine Jawoyn en l’inscrivant dans l’histoire de l’humanité. Dans ce contexte, le processus scientifique interdisciplinaire a restitué à la nation Jawoyn une assurance de légitimité sur son patrimoine. » (Patrimoines, 70)

3.4. Quelles altérités en présence ?

Au-delà de la sensibilité et du sens de l’altérité manifesté par MK à l’égard de ses partenaires archéologues au cours de cette opération, il convient d’être réaliste et de considérer quelle était la position des Jawoyns et le sens de leur revendication initiale.

Quand la communauté Jawoyn sollicite, via la Jawoyn Aboriginal Corporation en la personne de Margaret Katherine, un groupe d’universitaires archéologues pour le montage d’un projet de recherche sur un des sites d’art rupestre de leur territoire, les Jawoyns poursuivent un combat. Ils entreprennent une nouvelle démarche pour sortir de l’invisibilité qui est celle des australiens aborigènes dans l’Australie contemporaine au regard des Blancs qui ne les voient pas. Ils utilisent alors avec sagesse le levier médiatique de la ressource patrimoniale des sites archéologies contenant de l’art rupestre, ressource exceptionnellement séduisante au sens esthétique et occidental du terme. Quand Margaret Katherine vient à nous en 2010 elle a en perspective le parcours de tous les Aborigènes, ses égaux et contemporains. Elle se fait à travers les revendications de la Jawoyn Aboriginal Corporation la porte-parole des australiens natifs qui veulent sortir de l’anonymat et de l’invisibilité qui caractérisent leur position en Australie. Il est alors judicieux de revenir un instant sur l’interview d’Allen Madden, un Ancien des Gadigal, aborigènes des environs de Sydney que le Museum of Contemporary Art d’Australie a publiée et mise en ligne en 2009. Celui-ci analyse avec un réalisme empreint d’une profonde tristesse l’ « invisibilité » de son peuple dans les rues de Sydney. A l’occasion de l’ Australian Day,  il explique ce que sont aujourd’hui les souhaits de son peuple :

« Nous célébrons la résistance. Nous savons que nous ne pouvons pas changer les choses qui se sont produites à l’époque, mais il faut savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va. Les Aborigènes n’ont jamais cherché la compassion. Tout ce que nous avons toujours voulu, c’est la compréhension. » (Madden, 2009, citation en ligne sur le site mca.com). Traduction de l’auteur.

L’expression de Madden est pleine de rigueur, ce qu’il souhaite tout comme Margaret et les Aborigènes ce n’est « pas de la compassion, mais de la compréhension ». Margaret Katherine pratiquait avec talent une altérité que lui rendaient en retour ses interlocuteurs. Elle a acquis une reconnaissance historique et culturelle dans des domaines scientifiques, mais quoi de plus ? Espérait-elle autre chose ? Son ambition pour les siens était réellement, et elle y insistait toujours : la reconnaissance d’une grande ancestralité, similaire à celle dont les Blancs font état dans leurs pays mais qui en Australie ne devrait être que celle des Aborigènes.

 » Les Aborigènes n’ont jamais prétendu posséder cette terre. C’est notre mère. C’est de là que nous venons et c’est là que nous retournerons. Nous ne pouvons rien faire avec vous autres. Vous êtes trop nombreux. Nous ne pouvons pas vous mettre sur un bateau et vous renvoyer chez vous, alors nous devons tous partager et prendre soin de ce pays. C’est notre pays à tous. Il se trouve que nous sommes arrivés les premiers.  » ( Madden 2009, citation en ligne sur le site mca.com). Traduction de l’auteur.

On entend dans la déclaration de cet ancien Gadigal les mêmes accents que dans la voix de l’ancienne Jawoyn, Margaret Katherine.

La communauté Jawoyn à la suite de ces recherches peut se prévaloir de la visibilité de son patrimoine artistique archéologique très ancien. Il est l’égal de celui de bien d’autres sociétés contemporaines. Ce patrimoine est internationalement publié et diffusé et à ce titre les objectifs initiaux exprimés par MK sont atteints. Mais qu’en est-il de sa revendication intime de personne, de citoyenne australienne ? Est-elle moins invisible ? La situation sociale des Aborigènes dans leur pays a-t-elle changé ? Pourrait-elle un jour évoluer ? Ils sont encore dans la même position, vivent et survivent entre eux, fidèlement accompagnés d’un groupe limité de personnes qui conservent de façon attentionnée et passionnée des contacts avec eux. La situation ne saurait changer en découvrant un long passé archéologique, tout comme Madden le constatait on trouve encore à Sydney, à Melbourne ou dans n’importe grande ville d’Australie et du monde, une population qui ne voit pas les Aborigènes, doutant même qu’ils puissent exister ainsi que j’ai pu le constater. Où seraient- ils donc dans ce pays immense ? Il en est de même pour tous les peuples autochtones survivant sur la planète dont on n’entend parler qu’à de très rares occasions lorsque leurs ressources leurs territoires, leurs biens et leurs modes de vie sont l’objets de profondes exactions alors attribuées à des boucs émissaires habituels que sont les compagnies minières, pétrolières, forestières ainsi que des politiques locales impliquées dans la gestion de leurs territoires traditionnels.

L’expression de l’altérité à ses limites. Dans son dernier ouvrage à propos de l’histoire du regard que la science a posé depuis un siècle sur Néandertal et que le monde pose sur les minorités ethniques, Ludovic Slimak rappelle lui aussi que « L’altérité ne peut avoir droit de cité que dans les limites de l’acceptable ». Elle reste du ressort des conventions sociales et culturelles, ne sortent guère des articles et ouvrages de sciences et de philosophie, des émissions radiophoniques et télévisées (230).

IV- Les sources de lintersubjectivité et de l’altérité.

La question de la perception de l’autre est largement partagée par les sciences humaines et la philosophie. L’éclairage que peut fournir ces disciplines, nécessiterait bien des pages d’historique. Je voudrai ici faire seulement état d’un certain nombre de notions et de données relatives à la place objective de l’affectivité dans les comportements humains. L’homme effectivement ne peut se passer de ses congénères, il cultive et valorise les différences. Il se rassemble et se fédère derrière des singularités culturelles de tous ordres. Il se lance dans des combats fratricides. L’ethnologie et ses acteurs tentent de comprendre ces différences en les examinant de l’intérieur des groupes sociaux autant que faire se peut. La compréhension des cultures et des pratiques d’autrui sont à la base de la recherche ethnologique et de l’anthropologie sociale. Les sciences anthropologiques se sont penchées très tôt sur la question de l’empathie qui tient une place centrale dans les relations humaines comme le mentionne le neurophysiologiste Alain Berthoz dans l’ouvrage L’Empathie qu’il a codirigé avec Gérard Jorland.

« C’est à résoudre ce paradoxe de l’ambivalence de l’homme à l’égard de ses semblables qu’est conviée la faculté d’empathie, une aptitude à se mettre à la place des autres, distincte de la sympathie et qui rend compte de tous les élans solidaires et dont l’absence ou le déficit explique la cruauté au quotidien ou au champ d’honneur. »  (01)

L’empathie qui sous-tend le comportement d’altérité a été analysée par Berthoz et Jorland aussi bien dans l’histoire de son concept, dans ses différentes hypothèses interprétatives que dans son fonctionnement physiologique et neurologique. Il ressort de l’analyse comparative de ce travail plusieurs idées utiles pour comprendre le fonctionnement de l’altérité. L’empathie ou la distinction de soi et d’autrui a pu être définie par certains auteurs comme une simulation mentale de la subjectivité d’autrui. D’autres, tels qu’Elizabeth Pacherie, pensent que la reconnaissance empathique des émotions intentionnelles d’autrui, en termes problématiques de sentiments moraux d’approbation ou de désapprobation, est par conséquence un vecteur d’intériorisation des normes sociales (Empathie,181). Pour Jean Decety l’empathie relèverait d’une capacité à distinguer soi d’autrui qui apparait au cours de l’évolution humaine dès les stages ontogéniques anciens et se formalise dans les aires cérébrales de l’espèce humaine. Nous développons tous rapidement au cours des premières années la capacité à nous mettre naturellement à la place d’autrui (Empathie, 72). Alain Berthoz dans ses recherches des bases neurales de l’empathie donc de la capacité à distinguer intentionnellement soi d’autrui dans un but n’anticipation de l’action, en vient à distinguer plusieurs manifestations dont il établit le bien fondé et démontre l’existence par des séries d’expériences adaptées. Dans un texte intitulé Physiologie du changement de point de vue, il s’attache à « la compréhension d’un des problèmes les plus graves que l’humanité doive considérer et résoudre, celui de la haine ou de l’indifférence envers les autres, celui du racisme. » Ainsi qu’il l’a soutenu dans plusieurs ouvrages, Alain Berthoz tout comme Jean-Pierre Changeux soutiennent que le fonctionnement du cerveau est projectif, c’est à, dire qu’il « projette sur le monde, ses règles d’analyse, ses préperceptions et qu’il agit en générateur d’hypothèses » (Empathie, 265). préfigurant ou anticipant l’avenir. Il explique aussi dans le détail des expériences qui le démontrent que les stratégies mentales de changement de point de vue qui expliquent le comportement empathique relèvent de « questions mentales de réorientation spatiale ». Les stratégies mentales de changement de route et d’orientation spatiale correspondent à de véritables stratégies neurales adoptées en fonction des aires corticales mises en œuvre pour résoudre des problèmes de navigation (entre idées et entre individus) par utilisation de référentiels qui peuvent être de différentes natures ainsi que l’explique Berthoz :

« Entre ces deux stratégies cognitives pour rappeler un chemin, celle de la route, égocentrée, unique voie tracée, et celle du survol, laissant libre le cerveau de trouver de nouveaux chemins, se joue la capacité de changer de point de vue. Dans la coopération entre les deux, qui nous permet de voir le monde à la fois à la première personne (égocentrée) et à la troisième (allocentrée), et enfin dans la conjonction de ces mécanismes avec les émotions vécues et imaginées, se trouve peut-être les bases neurales de l’empathie. » (Empathie, 272).

Ce neurophysiologiste qui s’est illustré pour avoir su nous parler en des termes revisités du « sens du mouvement » et du lien structurel très étroit entre la vision et le mouvement musculaire a tenu à souligner le rôle du regard dans les échanges de points de vue et l’altérité :

« Lorsqu’on éprouve de l’empathie, on est un peu dans les autres… Le regard pénètre l’autre, il le pénètre en se fondant, en se transformant. Nous savons, grâce à l’imagerie cérébrale, que le contact du regard active l’amygdale et tout le système des émotions. Supprimer le contact par le regard c’est supprimer un élément fondamental de l’échange. Car regarder n’est pas simplement orienter sa vision sur l’autre, le viser. Échanger un regard c’est aussi se faire pénétrer par le regard de l’autre. C’est devoir comprendre le sens du regard de l’autre. Car l’échange du regard est aussi la forme la plus fondamentale de compréhension et d’acceptation d’autrui. » (Empathie,274).

On comprend comment ces différents éclairages apportés par les sciences neurales éclairent les différents niveaux d’altérité mis en œuvre en archéologie par les multiples acteurs impliqués et leur respectives position dans des domaines, champs culturels et politiques distincts.

V- L’altérité, ouverture envers le préhistorique

Revenant pour conclure ce périple autour de la pratique de l’altérité en archéologie et précisément en archéologie préhistorique, il est devenu depuis plusieurs décennies plus convenable de prendre en compte la diversité des points de vue des personnes qui ont constitué les humanités dont on étudie le passé. Plus que jamais le soin porté à la considération des acteurs du passé détermine la capacité des disciplines archéologiques à s’intégrer au champ conceptuel des sciences humaines. Ainsi que nous le mentionnions à trois voix, le philosophe Philippe Grosos, l’archéologue Boris Valentin et moi-même, dans les premières pages de Préhistoire. Nouvelles frontières (18).

« Cela est d’autant plus nécessaire que la technicisation croissante de cette discipline ne va pas sans péril, puisqu’à ne se fier qu’à elle, la préhistoire risquerait de perdre de vue l’ambition, par ailleurs jamais abandonnée, de se constituer en science humaine, pour être plus exact des humains dans toute leur diversité passée. »

Plus que jamais l’altérité à l’égard de ces autrui lointains conduit les archéologues à écrire désormais au pluriel les termes préhistoires, paléolithiques, néolithiques etc.

Dans un article récent la philosophe Mathilde Lequin rappelle que toute démarche d’altérité envers le préhistorique est au départ affectif et se destine à satisfaire un désir, peut-être celui de se retrouver dans un reflet du passé. En s’interrogeant sur le type d’altérité qui peut se développer en archéologie préhistorique à l’égard d’humanités lointaines disparues, face à la question de l’altérité des origines anthropologiques elle écrit et résume ainsi sa pensée sur son rôle dans la compréhension des manières d’exister :

« …par-delà la pluralité des taxons décrits au sein du genre Homo, admettre l’altérité des humains du passé, c’est rendre possible l’exploration des manières d’exister et de penser qu’eux et nous partageons sous des formes variées. » (Préhistoire, 329)

Rémi Labrusse dans ce même ouvrage collectif situe lui aussi et explique la singularité paradoxale du savoir de la préhistoire dans le cours d’une crise générale de l’historicisme dans le monde contemporain. Dans différents écrits il l’attribue avec une justesse qu’un préhistorien ne peut qu’apprécier, aux temporalités si singulières et hors du commun auxquelles la préhistoire nous confronte. 

«  Ce n’est certes pas un hasard si les plus grands analystes de cette déconstruction du temps historique par le temps vécu – à commencer par Proust – ont été également fascinés par le pouvoir de désorientation temporelle qu’exerce sur la modernité le déploiement de l’horizon préhistorique, on aménage le surgissement d’un sentiment d’immédiateté, au cœur  de la matérialité de traces dont l’évidente et vertigineuse ancienneté déjoue les possibilités de mise en récit et donc de distinction cognitive entre un passé et un présent. » (Préhistoire, 365).

Cette perte de repère temporel est à la base de notre relation sensible à tout ce qui touche au passé lointain et plus singulièrement à l’art préhistorique.

La reconnaissance de l’altérité du passé qu’il soit préhistorique ou pas est un moteur actuellement très recherché utilisé dans un nombre de plus en plus grand de projets et d’actions de recherche archéologiques, touristiques aussi bien que de médiation culturelle au sens le plus large. C’est un instrument de réappropriation culturelle.

L’altérité envers le passé, les périodes et sociétés disparues est par ailleurs une source fondamentale d’émotion et d’émerveillement qui concerne et peut rassembler des générations et des communautés différentes ainsi que l’argumente l’archéologue Marc-Antoine Kaeser du musée Laténium de Neuchâtel (Préhistoire, 408). Il est un exemple dans un mouvement général qui affecte désormais dans les musées de préhistoire la présentation des structures du passé lointain privé de sources écrites. Pour partager la Préhistoire il convient de bien la concevoir et la penser afin d’être en mesure de bien la dire pour la transmettre aujourd’hui et aux générations futures. Ainsi que l’écrit Grosos « Ce qui requiert de parvenir à l’intégrer à nos histoires : celles des vivants, des sociétés, des techniques, de l’art. » (Préhistoire, 384) et d’oublier d’exprimer à l’égard des autres du passé de la compassion, les dévaloriser ou les survaloriser ce qui est tout aussi incorrect.


Liste des ouvrages cités

Berthoz Alain. Physiologie du changement de point de vue, In, Berthoz A. et Jorland G. ( Dir.), L’empathie, 2004, Odile Jacob, p.251-275.

Berthoz Alain, Jorland Gérard. L’empathie, Paris, Odile Jacob2004,, 308 p.

David Bruno, Taçon Paul S. C., Delannoy, Jean-Jacques & Geneste Jean-Michel (dir.), The Archaeology of rock art in Western Arnhem Land, Northern Australia, Canberra, ANU Press, coll. « Terra Australis », 2017. 
[disponible en ligne], https://press.files.anu.edu.au/downloads/press/n3991/pdf/book.pdf

Decety Jean, 2004, L’empathie est-elle une simulation mentale de la subjectivité d’autrui ?  In, Berthoz A. et Jorland G.( Dir.), L’empathie, 2004, Odile Jacob, p.257.

Geneste Jean-Michel, Grosos Philippe, Valentin Boris. Préhistoire. Nouvelles Frontières. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2023, 468p.

Geneste Jean-Michel et Delannoy Jean-Jacques. « Sciences en partage. Patrimoine et anthropologie à Nawarla Gabarnmang (Territoire du Nord, Australie). » in, Patrimoines en partage. Des revendications aux collaborations. Paris, Patrimoines, La Revue de l’institut national du patrimoine, p 63-73.

Geneste Jean-Michel, Grosos Philippe, Valentin Boris, « Ouverture », in J.M. Geneste , Ph. Grosos ; B. Valentin ( dir.), Préhistoire. Nouvelles Frontières. Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme. Paris. 2023, p.15-22.

Geneste Jean-Michel, Grosos Philippe, Valentin Boris, (dir.), Préhistoire.Nouvelles Frontières. Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme. Paris. 2023, 468 p.

Grosos Philippe, « Partager la préhistoire » », in J.-M. Geneste, Ph. Grosos , B. Valentin ( dir.) Préhistoire. Nouvelles Frontières. Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2023, p. 383-384.

Ingold Tim.« Humanity and animality. » in, T. Ingold ( dir.) A Companion Encyclopedia of Anthropology. Routeledge, London. 1994. p. 14-32.

Jorland Gérard. L’empathie, histoire d’un concept. In, Berthoz A. et Jorland G.( Dir.), L’empathie, 2004, Odile Jacob, p. 19-49.

Kaeser Marc-Antoine. «  Les musées, l’émerveillement archéologique et le respect de l’altérité préhistorique. » in J.-M. Geneste, Ph. Grosos , B. Valentin. Préhistoire. Nouvelles Frontières. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2023, p. 403-409.

Labrusse Rémi. « Préhistoire, un savoir paradoxal ? » in J.-M. Geneste, Ph. Grosos , B. Valentin. Préhistoire. Nouvelles Frontières. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2023, p. 361-368.

Lequin Mathilde, « L’altérite du préhistorique. », in J.-M. Geneste, Ph. Grosos , B. Valentin. Préhistoire. Nouvelles Frontières. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2023, p. 325-330

Lévi-Strauss Claude. Tristes Tropiques. c oll. » Terre Humaine », Paris. Plon ,1955, 490 p.

Lévi-Strauss Claude. Le Totémisme aujourdhui. Paris. Presses universitaires de France, 1962 a.

Lévi-Strauss Claude. La pensée sauvage. Paris. Plon,1962 b, 395p.

Lévi-Strauss Claude. « Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de l’homme », in Jean-Jacques Rousseau, Editions de la Baconnière, Neuchâtel,1962 c.

Madden Allen. « First contact : A Contemporary Aboriginal Perspective »  in, Stories & Ideas. Museum of Contemporary Art Australia, Sydney, 2009.

Pacherie Elizabeth. L’empathie et ses degrés. In, Berthoz A. et Jorland G.( Dir.), L’empathie, 2004, Odile Jacob, p 149-181.

Slimak Ludovic. Le dernier néandertalien. Paris, Odile Jacob, 2023, 297 p.

Film cité :

Marquet Patricia, Archaeology of Rock Art in Jawoyn Country, Rup’Art Productions, Monash University, Jawoyn Association, France, 2011, 45 minutes.


 

Jean-Michel Geneste

Jean-Michel Geneste, conservateur général du patrimoine honoraire, est archéologue préhistorien. Il fut conservateur de la grotte de Lascaux, directeur du Centre national de préhistoire et responsable du programme de recherche de la grotte Chauvet-Pont d’Arc. Il a récemment publié avec Boris Valentin Si loin, si près. Pour en finir avec la préhistoire (Flammarion, 2019), codirigé avec Jean-Jacques Delannoy l’Atlas de la grotte Chauvet-Pont d’Arc (Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2020) et codirigé avec Philippe Grosos et Boris Valentin Préhistoire. Nouvelles frontières (Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2023).