11 – “Big Hole Man” : la préhistoire à l’âge atomique

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Résumé

En 1987, méditant sur sa visite de l’abri du Cro-Magnon en Dordogne après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, l’écrivain Clayton Eshleman conçoit avec sidération deux infinis ouverts en l’homme, notre « bigholeness » se creusant à la pensée de l’ancienneté humaine matérialisée par les crânes de nos ancêtres préhistoriques, aussi bien qu’à la prise de conscience d’une nouvelle menace née de mains d’hommes. Aucun lien de cause à effet n’existe entre la peinture préhistorique et l’usage, militaire ou civil, de l’énergie nucléaire. Pourtant, la confrontation des deux phénomènes apparaît comme un trope contemporain que ressassent les créateurs. Cet article interroge ce télescopage récurrent dans la création contemporaine qui n’a cependant rien d’évident de prime abord. Comment la conscience actuelle met-elle en résonance la très ancienne aptitude créatrice de l’homme et l’angoisse d’une auto-destruction de l’espèce par l’usage incontrôlé de l’énergie atomique ? À travers plusieurs exemples culturels de chocs signifiants entre éblouissement pariétal et hantise nucléaire, nous mettons en lumière l’émergence d’une poétique du carambolage temporel qui, en explorant conjointement la chance de l’inestimable et la peur de l’irréversible, exacerbe la conscience de notre fragilité humaine.

Abstract

In 1987, one year after Chernobyl nuclear disaster, the poet Clayton Eshleman visits the Cro-Magnon shelter in the Dordogne area. He discovers with astonishment what he calls our “big holeness”. When he sees the skulls of our prehistoric ancestors, the antiquity of the human species strikes him; at the same time, the new nuclear threat highlights our fragility. There is obviously no connection between prehistoric paintings and the military or civilian use of nuclear energy. However, contemporary artists frequently combine the two themes, in an unexpected confrontation that this article studies. How do contemporary times link man’s ability to create with his power of destruction? We discuss the collision between the priceless luck of cave paintings and the dread of nuclear apocalypse.


En 1955, l’année où paraît son livre fondateur sur l’art préhistorique Lascaux ou la Naissance de l’art, Georges Bataille déclare dans une conférence qu’il est « frappé du fait que la lumière se fasse sur notre naissance, au moment même où la perspective de la mort nous apparaît »1, reliant ainsi la découverte des formes d’art préhistorique au pesant climat de guerre froide, marqué tout particulièrement par la menace nucléaire. Un demi-siècle plus tard, en 2004, le poète américain Clayton Eshleman dresse un constat similaire :

In the 1940s, the 20th century broke in two.
A revised version of hybrid man
— Auschwitz and Lascaux in the same brain —
complexed its obsession with “homeland.”

Dans les années Quarante, le XXème siècle se brisa en deux.
Une histoire révisée de l’homme hybride
— Auschwitz et Lascaux dans un même cerveau —
complexifia son obsession pour le « pays natal ».

On a souvent relevé la concomitance entre l’avènement de Lascaux en 1940 et son contexte historique immédiat : la Seconde Guerre mondiale qui ouvrait une crise de l’humanisme laissant l’humain désemparé. Où établir désormais notre pays natal ? Comment intégrer le sombre héritage d’Auschwitz dans notre définition de l’homme ? Sur quel socle confiant bâtir pour l’avenir ? Dans la seconde moitié du XXème siècle, au fur et à mesure que les révélations archéologiques étaient portées à la connaissance du grand public, la préhistoire personnifiée en une série de grands sites photogéniques a pu servir de point d’ancrage valorisant auquel s’arrimer, son art éclatant contrebalançant sur un terrain tout autre l’image dégradée que l’espèce humaine pouvait avoir d’elle-même. Ainsi, au mitan du XXème siècle, l’homme moderne s’est trouvé nanti, simultanément, du meilleur et du pire dont soit capable Homo sapiens. Eshleman l’avait déjà relevé au moyen d’une semblable énumération dans un autre poème, « Abri du Cro-Magnon » :

As Lascaux « emerges » in 1940
Belsen begins to smoke on nearly the same horizon.
Then Dresden, Hiroshima… (Juniper, 93)

Au moment même où Lascaux « sort de l’ombre » en 1940,
la fumée de Belsen monte à l’horizon.
Puis c’est Dresde, puis Hiroshima… (Hadès, 80, traduction : Auxemery)

Or, cette curieuse association entre préhistoire et péril atomique se réitère de plus en plus dans la création artistique depuis la fin du siècle dernier. Pourquoi télescoper l’ancienne aptitude créatrice de l’homme et l’angoisse d’une auto-destruction de l’espèce par l’usage incontrôlé de l’énergie atomique ?

Nous examinerons cette confrontation troublante et très active dans l’esprit contemporain à travers les écrits de Clayton Eshleman et quelques réflexions de Michel Jullien, mais aussi en sondant le curieux documentaire songeur que le cinéaste allemand Werner Herzog a consacré en 2011 à la grotte Chauvet sous le nom de Cave of Forgotten Dreams / La Grotte des rêves perdus, pour aborder enfin la bande dessinée militante du Français Étienne Davodeau intitulée Le Droit du sol publiée en 2021. Ces œuvres qui émanent d’aires culturelles distinctes et appartiennent à des arts différents : la littérature, le cinéma et la bande dessinée ont en commun de confronter les traces préhistoriques dont nous héritons à celles que nous produisons et laisserons à la postérité, non sans éprouver un pénétrant sentiment de l’abîme. Nous verrons comment ces créateurs, pris de vertige lorsqu’ils considèrent la préhistoire au prisme du concept d’anthropocène, élaborent des poétiques du carambolage temporel qui suggèrent que l’homme contemporain pourrait se définir, selon l’intuition poétique de Clayton Eshleman, comme un « Big Hole Man » ou « Homme du Grand trou ».

I Genèse d’un vide fondamental : Clayton Eshleman ou la conscience du grand trou 

Après avoir été frappé en 1974 par sa visite des grottes ornées autour des Eyzies-de-Tayac en Dordogne, le poète, traducteur et éditeur de revues américain Clayton Eshleman, s’est consacré toute sa vie durant et jusqu’à sa disparition en 2021 à ce qu’il nommait « l’imagination du Paléolithique supérieur et la construction du monde souterrain ». Juniper fuse. Upper Paleolithic Imagination & the Construction of the Underworld, datant de 2003, constitue son testament poétique sur le sujet. Le titre du volume : Juniper fuse fait référence aux mèches résineuses de genévrier retrouvées dans les lampes à graisse de Lascaux. À suivre l’auteur, on peut effectivement concevoir les peintures pariétales de manière métaphorique comme autant d’amorces susceptibles d’allumer la mèche de notre imagination contemporaine. L’œuvre littéraire d’Eshleman est aussi proliférante qu’érudite, parfois hermétique et se situe résolument en dehors des genres canoniques. Juniper Fuse compile ainsi des poèmes, des essais, des documents iconographiques et un important appareil de notes. L’écrivain autodidacte revendique l’ancienne forme savante de l’anatomie et apparente la structure complexe de son livre aux galeries d’une grotte2. Ce continent métaphysique que le monde des cavernes ouvre à la pensée, il l’appelle « Underworld », ce qu’Auxeméry traduit parfois en français par « inframonde », ou bien encore « Hadès », en référence au dieu grec des Enfers et, par métonymie, au royaume qu’il préside.

L’écrivain précise encore en introduction à Hadès en manganèse — seule édition française d’une anthologie de ses poèmes —, qu’il « ne cherche pas à faire entrer les cavernes de l’Ère glaciaire dans un vide an-historique mais à inscrire leur présence dans notre monde actuel, présence pleinement pertinente dans une vision de l’humanité à la fin du XXe siècle » (8). « Placement I : The new wilderness », un texte aux résonances écologistes, affirme de la sorte que « le Paléolithique supérieur gagne en vitalité à mesure que disparaissent les espèces, qu’à mesure que disparaissent les animaux vivants, les premières linéatures nous deviennent plus précieuses » (Juniper, 17). La « nouvelle sauvagerie » évoquée par le titre semble renvoyer aussi bien à la découverte de l’altérité préhistorique qu’à la conscience aiguë que notre présente humanité a désormais de sa propre capacité dévastatrice. En 1987, à l’occasion de sa visite de l’abri Cro-Magnon où furent découverts par Louis Lartet en 1868 des ossements d’Homo sapiens, qui allaient servir à baptiser l’homme préhistorique du nom de l’abri éponyme, le poète a la révélation d’une vérité sidérante : les hommes modernes seraient intrinsèquement des « Big Hole People ». Le poète est revenu à plusieurs reprises sur ce sentiment du grand trou comme dans ce texte réflexif de 2003, publié en introduction à Juniper Fuse :

We see our present world of vanishing species not only against what we know of the immense and diverse biomass of Pleistocene Europe, but also against the end-Pleistocene extinctions that eerily forecast our own. While climatic change, unaffected by humans, appears to have played a major role in early extinctions, there is credible evidence that from the late Upper Paleolithic on, especially in the New World, extinctions have been increasingly human-induced. So, I’m haunted by the rock shelter’s name where our ancient and direct ancestors’ skeletons were first discovered: Abri du Cro-Magnon or shelter of the Big Hole People. It seems that over the centuries our “big holeness” has increased in proportion to our domination of the earth. Today it is as if species are disappearing into and through an “us” that lacks a communal will to arrest their vanishing. (Juniper, xiv)

Nous voyons notre monde actuel, où les espèces disparaissent, non seulement sur fond de ce que nous savons de l’immense et diverse biomasse de l’Europe du Pléistocène, mais aussi sur fond des extinctions de la fin du Pléistocène qui annoncent sinistrement la nôtre. Tandis que le changement climatique, sans être déterminé par le facteur humain, semble avoir joué un rôle majeur dans ces anciennes extinctions, il existe de sérieuses preuves que depuis la fin du Paléolithique supérieur, et en particulier dans le Nouveau Monde, l’homme a de plus en plus causé ces extinctions. Aussi suis-je hanté par le nom de l’abri rocheux où furent découverts pour la première fois les squelettes de nos très vieux ancêtres directs : l’Abri du Cro-Magnon ou Abri des Hommes du grand trou. Il semble qu’au fil des siècles, le sentiment de notre béance ait augmenté proportionnellement à notre domination de la terre. Aujourd’hui, on dirait que les espèces disparaissent aspirées par un « nous » qui n’a aucune volonté globale d’endiguer leur disparition.

Autrement dit, dans sa reconstruction du processus d’hominisation, Eshleman considère que plus les humains se sont rendus maîtres de leur environnement et plus un vide fondamental, une forme de béance existentielle, a noyauté leur — notre — conscience d’espèce. Le poème « Abri du Cro-Magnon », publié pour la première fois dans Hotel Cro-Magnon en 1987, rend compte d’une visite que le poète tient pour fondatrice :

Abri du Cro-Magnon
Abri du Cro-Magnon was earlier Abri du
Cramagnon, emhasizing the craw
of the site,
craw and “cro” combined: belly hole in which
4 adult skulls and the ribs of a 10 week old were discovered under hearth remains — containing cave bear, cave lion, lion, mammoth, spermophile, reindeer, horse, and possibly arctic fox bones — in
yellowish clayey earth at Level I, in 1868. Skulls B, C, and D were of 30 year olds (two men, one woman) ; skull A was that of a 50 year old man […].
The limestone hill containing the shelter, crowned by a mushroom-shaped rock, serves as the back wall for Hotel Cro-Magnon.
Today the shelter is swept clean,
much of its overlay gone,
it is protected by a low stone wall, iron fence
and little gate, allowing me to enter
this temenos and pace, brooding on
chronic belatedness. The party’s over! Does only
the empty beer can of this site remain?
Abri du Cro-Magnon, a kind of lower mouth, toothless […]
I feel the extent to which I am storied […]
Faced with so much story, I release my grip
from Whitman’s hand, “agonies are one of my changes of
garments” – in the face of Auschwitz?
“I am the man… I suffered… I was there”
The voice coalescing Leaves of Grass is still
convinced of perpetuity, the grass will grow
forever from the skulls of white-haired mothers
regardless the Civil War pyramids of amputated limbs.
As Lascaux « emergesˮ in 1940
Belsen begins to smoke on nearly the same horizon.
Then Dresden, Hiroshima… “we would have lost one
millions boys had we attempted a land invasion of Japan”
– whose voice? of what species of compassion?
(surely not Whitman’s) A voice that no longer
believes in martial brotherhood (for Whitman,
arm-locked gore is one of the fraternal changes).
It is the nuclear mind, addressing us from a cloud!
“Century O century of clouds”
Century of Black Holes
Abri du Cro-Magnon
Big Hole Shelter
‒ come of chronically-belated age at last,
I translate as: Big Hole Man.
Hotel Cro-Magnon, juin 1987 (Juniper, 93)

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L’Abri du Cro-Magnon fut en d’autres temps
L’Abri du Cramagnon, où se lit craw, le “ventre”
                          qu’est cet endroit
cra et cro combinés : trou-ventre dans lequel
4 crânes d’adultes et les côtes d’un enfant de 10 semaines furent découverts sur les restes d’un foyer — contenant des os d’ours des cavernes, de lion des cavernes, de mammouth, de spermophile, de renne, de cheval, et peut-être de renard polaire — dans de la terre argileuse jaunâtre, au Niveau I, en 1868. Les crânes B, C et D avaient 30 ans (deux hommes, une femme) ; le crâne A était celui d’un homme de 50 ans […].
La butte calcaire où se trouve l’abri, couronnée par un rocher en forme de champignon, sert de mur de soutènement à l’Hôtel Cro-Magnon. De nos jours, l’abri est dégagé,
en grande partie le surplomb a disparu,
il est fermé par un muret de pierre, avec une grille de fer
et une petite porte qui me permet d’entrer
dans le temenos, et de marcher, en songeant au
décalage chronologique. La fête est finie ! Ne reste-t-il
de ce lieu que cette [canette] de bière vide ?
Abri du Cro-Magnon, sorte de moitié de bouche sans molaires, […]
Je me sens formé de couches d’histoires superposées […]
Devant ce tas d’histoires je lâche
la main de Whitman, “à moi mes habits de mort et de passion”
— devant Auschwitz ? “Je suis homme… j’ai souffert…
j’étais là…” — […]
La voix qui parle tout au long de Feuilles d’herbe est encore
convaincue de l’éternité de la vie,
l’herbe poussera toujours sur les crânes des mères à tête
  chenue
sans souci des pyramides de membres amputés de la Guerre de
  Sécession.
Au moment même où Lascaux “sort de l’ombre” en 1940,
la fumée de Belsen, puis Hiroshima,
“nous aurions perdu un million de nos gars si
nous avions tenté d’envahir le Japon par la terre”
— De qui, cette voix ? quelle compassion y a-t-il en elle ?
(Pas celle de Whitman en tout cas) Voix qui ne croit plus
à la fraternité des armes (pour Whitman,
le sang versé au combat est un de ces vêtements qu’on échange
entre frères)
C’est l’âme de l’atome, qui nous parle du haut de son nuage !
“Siècle O siècle de nuages”
Siècle de Trous Noirs
Abri du Cro-Magnon
Abri du Grand Trou
— venu à l’époque du décalage chronique, à la fin
je traduis : Homme du Grand Trou. (Hadès, 79-81, trad. Auxeméry modifiée)

Entre ce qu’il perçoit comme un point originaire objectivé par les vestiges de l’homme de Cro-Magnon, ascendant de notre présente lignée humaine, et le néant redouté d’une fin apocalyptique sous un feu atomique, le poète balance entre deux vides métaphysiques. Tout ce poème se construit par conséquent autour du vide, qu’on prenne le mot dans son sens abstrait ou concret — l’abri sous roche étant lui-même un creux à flanc de falaise. En outre, Eshleman fusionne poétiquement le mot “cro” qui signifie “trou” ou “creux” en occitan (Juniper, 260) et l’anglais “craw” qui renvoie à l’estomac. Pour le poète, adepte des métaphores organiques, les grottes représentent à la fois des “trous” et des “ventres” où l’homme moderne a accouché de lui-même et dont nous devons digérer les leçons. L’Abri du Cro-Magnon n’est pas le plus splendide des sites préhistoriques, il n’a pas l’éclat des grandes fresques pariétales mais il n’en reste pas moins un “belly hole”. Par-delà ce poème précis, l’écrivain considère en général que les peintures préhistoriques manifestent un moment de crise pour l’humanité qui, par l’art, a expérimenté une forme de puissance à la fois exaltante et terrifiante. Il estime que l’admirable processus symbolique perceptible dans l’art des cavernes ouvre la voie d’une maîtrise humaine qui est aussi une traîtrise vis-à-vis du reste du monde animal. Or, l’abri caverneux comparé à une “moitié de bouche édentée” ne contient guère que les crânes vides de vieux Sapiens et une “canette de bière vide” dont le son métallique renvoie le triste écho de la modernité. Ce lieu ressemble à une vanité grandeur nature et dicte au poète que l’homme moderne porte désormais en lui un abîme qu’il lui incombe d’affronter. Nous arrivons bien tard pour contempler les restes. Dans sa chambre d’hôtel attenante au passé profond, puisque le site préhistorique a la particularité d’être en contiguïté immédiate avec l’hôtel contemporain, le poète abat imaginairement la cloison et rejoint la tradition du memento mori.

Eshleman a été longuemment travaillé par l’affirmation d’Adorno sur l’impossibilité d’écrire de la poésie après Auschwitz (Juniper, xiv). Comme on l’a déjà évoqué, le poème “Abri du Cro-Magnon” ne se contente pas de connecter Lascaux et Auschwitz, il adjoint à la liste un nouveau toponyme représentatif des horreurs de la Seconde Guerre mondiale : Hiroshima. On observe dans ces vers une curieuse prosopopée du “nuclear mind” indifférent aux 110 000 Japonais tués sur le coup par les bombes atomiques américaines qui détruisirent Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945, sans compter les victimes ultérieures des irradiations. Après Hiroshima, conclut le poète, nous ne sommes plus aussi “convaincu de l’éternité de la vie” que pouvait l’être le patriarche Walt Whitman. Une rupture sans précédent a bouleversé notre vision de l’histoire humaine. Homo sapiens qui se savait sachant sait dorénavant que son espèce peut s’éteindre de son propre fait. Sa conscience réflexive s’en trouve considérablement alourdie, lestée d’une nouvelle responsabilité. Écrit en France en 1987, soit un peu plus d’un an après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en avril 1986, le poème “Abri du Cro-Magnon” se conclut sur une référence intertextuelle à Apollinaire et son “Siècle ô siècle de nuages”3. L’allusion suggère indirectement l’autre nuage qui planait encore sur les esprits. Eshleman souligne ainsi dans ce poème qu’au sentiment de “décalage chronologique” ouvert par la connaissance du temps long de la préhistoire s’ajoute désormais le malaise de vivre avec la conscience d’une possible apocalypse nucléaire. À l’heure des grandes révolutions de la physique du XXème siècle, l’humanité prend aussi conscience d’un “trou noir” en son sein, en se découvrant capable de s’autodétruire et d’engloutir avec elle l’immense majorité des espèces vivantes.

II Clayton Eshleman et Michel Jullien, deux écrivains à l’ombre dHiroshima

Dans le poème au titre sibyllin “Permanent shadow”, Eshleman annonce d’emblée : “There is no connection between the death camp and Lascaux” » (Juniper, 15). Pourtant, même s’il affiche ouvertement qu’« il n’existe aucune relation entre les camps de la mort et Lascaux », l’écrivain ne cesse de revenir sur ce parallèle. Formuler l’incongruité du rapprochement s’apparente plutôt à une forme de dénégation invitant le lecteur à comparer les expressions curieusement mises en regard. Ajoutons pour brouiller davantage les cartes qu’Eshleman prend soin de spécifier en note : « The title refers to the human shadows blasted onto walls during the atomic bombing in Hiroshima. » (Juniper, 247, note 1). La suite du texte ne parle pourtant pas des ombres d’Hiroshima, ces stupéfiantes images d’objets ou d’humains annihilés par l’explosion atomique dont les ombres restèrent tatouées dans les ruines de la ville sous l’effet du flash lumineux qui créa d’effroyables négatifs photographiques d’un nouveau genre. Il n’en reste pas moins que le titre oxymorique « Permanent shadow » laisse entendre que l’ombre est devenue « définitive », privée de son habituelle mobilité dansante. Voilà donc une ombre contre-nature, clouée sur place, comme les modèles pulvérisés et sans opérateur humain de ces bizarres photographies involontaires. Singulièrement, Michel Jullien procède en 2017 au même rapprochement :

Par un beau matin clair
Avant le son, ceux d’Hiroshima eurent l’image de la déflagration cinq cent quatre-vingts mètres au-dessus de leur tête, au plutôt ils eurent la brillance de l’image. Avant le son le 6 août 1945, un vent variant de 300 à 800 kilomètres heure leur souffla la peau à 8 h, 16 minutes et 2 secondes. L’intensité lumineuse fut telle qu’elle grilla le béton comme la lumière estampille la pellicule sensible dans une chambre noire. Il en résulta d’insolites phénomènes photographiques abandonnés ici et là en ville : à Nagasaki, une échelle, encore debout, avec son motif imprimé sur le mur insolé, à Hiroshima, le volant d’une vanne de canalisation décalqué sur un pan d’acier, le parapet d’un pont avec la trace fantôme de ses poteaux et celle de la rambarde horizontale dessinés sur le tablier, spectre de coffrage, suaires urbains, autant d’images saisies par contact direct que Jean-Christophe Bailly a rapprochés des clichés de Fox Talbot dans L’Instant et son ombre. C’est-à-dire que le 6 août et le 9 à Nagasaki, les bombes dont ce n’est pas la fonction, en plus du pire, prirent une photographie globale de la ville tandis qu’ensuite, certains prirent des photos de cette photo […]. Ces traces me font penser aux mains négatives […]. Parce que la radiographie du désastre et les mains appliquées s’inscrivent dans le temps et hors du temps, dans la perte et la survivance […] ; parce les mains charrient une part de drame identitaire que je ne comprends pas et que les traces photographiques d’Hiroshima me dépassent comme des images revenantes […]. Parce que le flash d’Hiroshima et le geste du Magdalénien nous indiquent que l’objet même, sa texture, sa solidité, sa résistance, sa réalité sont finalement plus éphémères que l’ombre du dépôt, que l’écho de l’image est doué d’une permanence supérieure au modèle, que le mirage dépasse l’objet […]. (89-91)

Cet extrait des Combarelles de Michel Jullien s’avère plus explicite que les propos du poète américain et peut nous éclairer par ricochet sur la raison pour laquelle les images pariétales et les traces paradoxalement conservées des atomisations d’Hiroshima attirent de concert l’imagination contemporaine. L’essayiste perçoit ces deux types de traces comme des « survivances », rescapées de la destruction, qui « dépassent » le penseur et portent ainsi à méditer sur l’inscription des humains dans la longue durée.

Eiichi Matsumoto fait partie de ceux qui ont photographié ces ombres fantomatiques inscrites dans les décombres irradiés. On reconnaît parfois avec horreur sur ses clichés la présence abolie d’une personne. Ainsi de l’homme à l’échelle de Nagasaki ou d’une personne âgée, attachée pour toujours avec sa canne à l’escalier de la banque Sumitomo à Hiroshima. La main négative, porteuse d’une intentionnalité qui nous touche mais dont nous ne comprenons pas le sens, et la silhouette d’un passant anonyme capturée sur le coup de l’explosion d’une bombe atomique incarnent deux images durables d’humains disparus qui laissèrent d’eux-mêmes et probablement sans le vouloir un reflet pérenne. Comme l’écrit encore Michel Jullien à propos de la main fantôme soufflée sur une paroi de pierre : « Quelqu’un n’est plus là, absent et présent pour jamais. Son passage est inscrit par un geste de haute fugacité et pétri de perpétuité. » (88) Chacune à leur manière, ces images pourtant dissemblables témoignent de la précarité de notre condition mortelle. La pérennité des peintures pariétales est sidérante. Symétriquement, la catastrophe nucléaire redoutée convoie l’angoisse qu’a l’humanité de disparaître, ou de se réduire à quelques empreintes dont plus personne ne saurait attester l’humanité. Les images d’humains saisis lors de la catastrophe, comme les moulages humains de Pompéi que convoque également Michel Jullien, nous laissent pressentir notre fin de règne. Qui se souviendra de l’Homme lorsqu’il se sera lui-même anéanti ? À l’image précaire s’attache notre peur de l’irrévocable.

Notre cécité aurait cependant pu être complète vis-à-vis de l’art préhistorique. Nous aurions pu ne jamais voir les œuvres de nos lointains ancêtres et elles ne nous auraient pas manqué. Mais comme l’écrit encore Michel Jullien « nous avons vu les grottes, tout retour en arrière est irréversible. » (63) Judith Schlanger théorise le don que constitue pour la modernité l’invention d’un tel trésor inespéré :

Le œuvres retrouvées nous plongent dans l’inverse de l’irrémédiable : non plus l’absence, le dommage et le manque, mais au contraire le supplément de présence qu’apporte les retrouvailles, les découvertes ou redécouvertes, les restaurations et réhabilitations, bref l’invention — comme on parlait de l’invention de la Sainte-Croix, au sens direct d’invenire, trouver.
En effet, la perte culturelle se manifeste aussi de cette façon paradoxale et voyante, au moment où ce qui nous est rendu n’est justement plus perdu. L’événement de la restitution est pour nous le contraire d’une perte : un supplément qu’on reçoit. Quelque chose survient, un événement, une révélation. Dans son manteau d’anachronisme, le nouvel arrivant retrouvé nous donne la joie de recevoir le vieux comme neuf. Et ce neuf parfois bien improbable nous paraît donné par surcroît, et quelquefois même sans qu’il y ait d’abord eu conscience du manque. (31)

Les lieux préhistoriques où s’incarne le temps long de l’espèce offrent une extension illimitée et l’impression prodigue d’une chance inouïe. Aux Eyzies, lieu de la vallée de la Vézère agissant comme un « noctaduc » « canalisant la présence de 50 000 ans » d’humanité, Eshleman respire, dit-il, « le parfum de l’infini » (Juniper, 91). En même temps, ce « surcroît » mirifique attise notre désir : « Combien de grottes perdues ? », répète litaniquement Michel Jullien. L’apparition miraculeuse se noue à la pensée de la disparition tant l’impression de contingence est vive face à ces images résistantes qui nous sont parvenues malgré leur ténuité.

L’essayiste file la métaphore de notre vulnérabilité en comparant les maladies chimiques ayant étiolé le trésor de Lascaux et les fresques romaines qui s’évanouissent sitôt que découvertes dans le film Roma (1972) de Federico Fellini. Il résume en ces termes le sabotage involontaire commis par les ouvriers sidérés qui viennent de mettre au jour des peintures antiques en creusant le futur métro romain :

En quelques minutes c’est le suicide, les fresques s’effacent une à une, sous leurs yeux. […] Cet épisode ressemble en tout point aux affres de Lascaux. […] À la confrontation se mêle l’air inconciliable, le nôtre, nocif à l’intacte vétusté […]. À Lascaux, quinze ans d’exploitation culturelle pour un million de spectateurs mirent à mal des fresques vieilles de 17 000 ans ; dans Roma, dix personnes et trois minutes anéantissent des œuvres âgées de 2000 ans. (64)

Ce syndrome d’autodestruction, dans la fiction cinématographique ou dans l’histoire véridique des peintures de Lascaux, se présente comme une sorte de parabole pour notre temps. L’œuvre d’art personnifiée qui s’autodétruit, tout en insinuant que nous ne la méritons pas, nous parle de notre responsabilité, mais aussi de la fugacité de la présence humaine sur Terre qui s’effacera, comme finissent par s’évanouir même ses œuvres les plus durables.

On peut estimer que les peintures préhistoriques et les ombres d’Hiroshima entrent en coalescence dans l’esprit des écrivains contemporains en ce qu’elles interrogent en définitive la mémoire des humains, à la fois la mémoire que nous pouvons avoir de nos lointains prédécesseurs qui ne furent pas moins humains que nous ne le sommes présentement et mémoire des humains que nous sommes dont pourraient avoir connaissance nos descendants, s’ils viennent toutefois à exister.

III Le dérangeant « postcript » de Werner Herzog

Quels rêves d’humanité les peintures pariétales de la grotte Chauvet sauvées de l’oubli et toutes nimbées pourtant de mystérieuse opacité expriment-elles ? Telle est la question que creuse Werner Herzog dans La Grotte des Rêves perdus. On notera d’ailleurs à propos de la mémoire que le titre français apparaît plus définitif que l’anglais Cave of Forgotten Dreams : les rêves paraissent définitivement perdus avec l’usage du participe passé français quand le titre anglais ouvre une brèche en les suggérant seulement « oubliés ». Sur son site officiel, le cinéaste raconte la naissance de sa vocation pour les images pariétales :

À l’âge de douze ans, je repérai dans la vitrine d’un libraire un livre comportant sur la couverture l’image d’un cheval de la grotte de Lascaux, et une excitation indescriptible s’empara de moi : je voulais ce livre, je devais l’avoir. Je voulais connaître ces peintures antérieures à la domestication des animaux et antérieures à l’invention de l’agriculture.
Comme je n’avais qu’un dollar d’argent de poche par mois, je me mis à travailler […]. Au moins une fois par semaine, j’allais vérifier, le cœur battant, si le livre était toujours là. […]
Il me fallut plus de six mois pour pouvoir m’acheter ce livre et l’ouvrir, et le frisson stupéfait et émerveillé éprouvé sur le moment ne m’a plus jamais quitté depuis lors4.

Le réalisateur d’Aguirre, la colère de Dieu (1972) et de Fitzcarraldo (1982) a ainsi obtenu la permission exceptionnelle de filmer les peintures de la grotte Chauvet, découverte en 1994 mais restée soigneusement fermée au public pour préserver ses vestiges prodigieux. Mettant en scène sa responsabilité d’artiste dans le film, Herzog déclare avec emphase avoir « conscience de venir filmer [ce lieu] peut-être pour la dernière fois ». La Grotte des rêves perdus/Cave of Forgotten Dreams (Metropolitan film, 2011), tournée depuis l’intérieur du « coffre-fort » que constitue la grotte Chauvet, est une déambulation filmée, une visite virtuelle qui doit donner à vivre une expérience par procuration au spectateur qui ne pourra jamais approcher les fameuses peintures. Herzog a usé en ce sens de la technologie 3D pour créer une image immersive qui restitue les volumes de la cavité rocheuse.

Le film se présente comme une sorte d’enquête sur ce lieu fascinant. Cependant, Herzog fait une nouvelle fois subir une certaine torsion au réalisme attendu de la part d’un film documentaire. Tout d’abord, le film révèle une forte charge affective et lyrique. Dans la version anglaise, la voix off est assurée par Herzog lui-même et dans la version française, l’accent allemand peut le laisser croire, même si c’est en réalité Volker Schlöndorff qui assure le rôle du récitant. Outre le ton subjectif, l’atmosphère de confidence intime provient également de la réflexion métapoétique déployée au fil du film. Herzog confronte en effet les peintures souterraines à différents arts, de la peinture paysagère du romantisme allemand, en passant par les ombres dansantes de Fred Astaire, jusqu’à rapprocher le spectacle obscur des cavernes de nos actuelles salles de cinéma. Se pencher sur les peintures pariétales de la grotte Chauvet revient pour le réalisateur, comme pour maints autres créateurs, à s’interroger sur la naissance des processus symboliques et artistiques.

Ajoutons que Werner Herzog filme les membres de l’équipe scientifique de la grotte Chauvet non sans une forme d’humour. Devant la caméra malicieuse d’Herzog — dont on connaît l’intérêt pour les personnages atypiques — se succèdent d’éminents chercheurs qui prennent la parole, au point que le film constitue également une étonnante galerie de portraits. Le montage laisse supposer une forme d’excentricité chez ceux qui ont la chance de hanter la grotte dérobée au public, comme si les savants interviewés étaient tous de singuliers rêveurs : un remarquable archéologue et conservateur général du patrimoine s’adonne au lancer expérimental d’une sagaie au moyen d’un propulseur, tandis que paraît à l’écran un inattendu maître parfumeur qui tente de humer les effluves de grotte depuis l’extérieur la caverne, sa traque sur les sentiers ardéchois visant à « recréer l’odeur [de la grotte] pour un parc à thème », l’actuelle réplique « Chauvet 2 » ayant été pensée comme une expérience synesthésique à procurer aux visiteurs. On pourrait s’étonner de ces étranges déports. Pourtant, ces figures insolites prises dans leur ensemble dessinent le portrait d’une humanité au long cours curieuse et ouverte à l’émerveillement. L’ironie tendre du réalisateur sert finalement à dresser une sorte d’éloge paradoxal de la folie douce qui préside à l’inventivité humaine aussi bien chez les artistes que chez les savants.

L’essentiel du film reste assurément la confrontation avec les images pariétales. En dépit des conditions difficiles de la prise de vue que tient à mentionner Herzog — l’équipe se trouve réduite à quatre membres équipés de panneaux lumineux et batteries afférentes, chacun devant emprunter l’unique passerelle métallique ménagée dans la grotte pour épargner les sols, ce qui induit souvent la présence d’une silhouette dans le champ —, le film déploie une dramaturgie propice à souligner l’émoi esthétique que suscitent les peintures. La paroi se met à danser sous un éclairage volontairement vacillant. Les images se dévoilent en lents travellings au son des flûtes ou sont filmées en gros plan fixe avant de replonger dans l’ombre, comme si un rideau noir retombait pour les masquer. L’émotion tient également à la musique d’Ernst Reijseger composée de chœurs d’inspiration sacrée, enregistrés dans l’église protestante de Haarlem aux Pays-Bas et intitulée « Ode à l’aube de l’humanité ». Si le choix de la voix humaine relance l’appel du fond des âges, l’instrumentation à la flûte prolonge un autre épisode du film qui nous transporte dans le Jura souabe où nombre d’instruments à vent de ce type ont été exhumés. Dans le film d’Herzog, la musique crescendo accompagne la plongée dans le noir quasi extatique. Peu à peu, la parole de certains spécialistes diserts s’estompe pour laisser le spectateur face aux peintures. Le film se construit donc comme un acheminement vers les images immémoriales de la grotte Chauvet et culmine en un climax émotif en confrontant le spectateur aux célèbres panneaux qui font la part belle aux chevaux, ainsi qu’aux félins.

Or, de façon tout à fait inattendue, Werner Herzog adjoint à cet ensemble cohérent un très singulier « postcript ». Le terme apparaît à l’écran pour annoncer une sorte d’épilogue, en nette rupture avec l’horizon d’attente et la tonalité du film déployés jusque-là. Littéralement, nous sommes bien post-script, après le script — ou scénario — centré sur le lieu unique de la grotte Chauvet. Mais ce dernier ajout décalé rappelle également une sorte de post scriptum adjoint à la carte postale du temps jadis que nous enverrait le réalisateur à travers les âges.

Le changement de décor est brutal pour cette sortie de la caverne. Après les chaudes couleurs ocrées jaillissant des ténèbres en clair-obscur, nous voilà transportés en plein jour face aux tours de réfrigération grises d’une centrale nucléaire, dont les panaches de fumée blanche se détachent sur un paysage aux couleurs froides : ciel orageux et collines noires, vert et bleu sombres d’un lit fluvial assorti de son cordon de végétation au premier plan qui tiennent le spectateur à distance de l’usine massive visible au second plan. La voix off témoigne d’une contiguïté géographique : « Sur les bords du Rhône se trouve l’une des plus grandes centrales nucléaires françaises. La grotte Chauvet n’est qu’à une trentaine de kilomètres à vol d’oiseau ». Le spectateur est ensuite informé que précisément « deux kilomètres plus loin », une attraction touristique s’est développée. Le seul toponyme mentionné est celui de la grotte Chauvet. Ni le site nucléaire du Tricastin, ni le nom de la « ferme aux crocodiles » alimentée en chaleur par le circuit de refroidissement de l’usine d’enrichissement d’uranium ne sont explicitement nommés. Nous voilà immédiatement transportés par la caméra au plus près de cette « biosphère tropicale », sous une grande serre sillonnée de passerelles métalliques. La rupture thématique et stylistique est complète avec le reste du film documentaire. L’atmosphère verdâtre de ce qui est présenté comme une « jungle couveuse » aux vapeurs étouffantes rappelle indubitablement un univers de science-fiction, et ce d’autant plus qu’Herzog s’attarde sur une anomalie : la multiplication en ce lieu étrange et sous cloche de crocodiles albinos qualifiés de « mutants ». 

Le réalisateur laisse au spectateur le soin de déduire une hypothétique corrélation entre l’eau du système de refroidissement de la centrale — réputée exempte de toute trace de radioactivité — et la mutation génétique réitérée des crocodiles bénéficiant du climat tropical généré par le rejet thermique de la centrale nucléaire. L’usine a depuis fait évoluer son système de refroidissement et l’étonnante réserve tropicale ne bénéficie plus à présent de l’original apport en chaleur permis par la proximité avec la centrale nucléaire voisine. En 2011, si Herzog optait pour cet ajout cinématographique intempestif et éloquent, il se maintenait néanmoins dans l’équivoque prudente et inattaquable de la fiction. Il déclarait tout au plus que la contemplation de ces crocodiles mutants déclenchait en lui une « vision ». La fin de La Grotte des rêves perdus choisit il est vrai de s’attarder sur l’œil rouge et intrigant des crocodiles albinos, en plongeant dans leur pupille verticale pour proposer un décentrement de point de vue. Tandis que l’image montre l’élégant ballet aquatique des crocodiles anormalement blancs, les jeux de réfraction et de dédoublement au sein du bassin, la voix off, intimiste, se demande : « Quand ces mutants se trouveront face aux peintures préhistoriques, quel effet cela leur fera ? » Le monde post-humain n’est plus une simple hypothèse à venir, il devient indubitable grâce au coup de force du futur de l’indicatif.

La narration développe une méditation sur le temps long en interpolant plusieurs régimes temporels. Le commentaire rappelle qu’un épais glacier recouvrait la Drôme il y a quelques dizaines de milliers d’années, ce qui contraste avec les vapeurs tropicales artificiellement générées par l’ingénieux dispositif de recyclage énergétique conçu dans la ferme aux crocodiles à l’heure du changement climatique. Le film s’achève sur cette interrogation sibylline : « Et nous-mêmes, ne sommes-nous pas les crocodiles des temps modernes que ces peintures plongent dans les abysses de notre passé ? » Est-ce pour appartenir à une espèce prédatrice, néfaste au reste du vivant, que les hommes seraient ainsi comparés à de dangereux crocodiles ? Ce mystérieux propos signifie-t-il que l’espèce humaine a fait son temps ? Les crocodiles existent sur Terre depuis des millions d’années, depuis bien plus longtemps que nos plus lointains ancêtres parmi les hominidés. Présents de longue date, ils nous survivront également, laisse entendre Herzog, en imaginant un avenir terrestre dont l’homme serait exclu, tandis que les crocodiles albinos deviendraient les dépositaires des secrets de la grotte ardéchoise.

En cette fin de long-métrage, la narration en voix off fait un usage massif de la forme interrogative, multipliant les questions ouvertes sans jamais y répondre. Suggérant avec les spécialistes qu’il interroge que les images pariétales sont « la mémoire des rêves de nos ancêtres» d’il y a plus de 30 000 ans, mais que le « passé [est] définitivement perdu », Herzog, exploite la dimension onirique qu’éveille en lui la caverne et se maintient sur la crête du songe inconclusif : « Rien n’est réel, rien n’est certain ». Toujours est-il que l’ajout de cette séquence hétérogène et dérangeante ne peut que nous interroger sur la responsabilité du facteur humain dans l’évolution future de la vie sur Terre. À la fin de son témoignage cinématographique sur les envoûtantes et superlativement énigmatiques peintures de la grotte Chauvet, Herzog se contente d’ouvrir une question politique là où on ne l’attendait pas. Il n’articule aucun discours univoque mais son collage qui fait succéder aux merveilles préhistoriques d’autres surprises de l’âge atomique est lui-même signifiant et s’avère singulièrement apte à poursuivre le spectateur.

IV Étienne Davodeau, à l’heure de lengagement

Contrairement à Werner Herzog et son évocation oblique, poétique et allusive, Étienne Davodeau s’exprime sans ambages dans Le Droit du sol. Journal d’un vertige publié en 2021 : il s’agit à ses yeux de laisser un monde vivable aux Sapiens de demain. Ce n’est pas la première fois que l’auteur-illustrateur descend sous terre pour ramener un livre. En effet, le créateur des Ignorants (2011) avait déjà abordé la préhistoire avec Rupestres ! 5 en 2011, une bande dessinée polyphonique cosignée avec six comparses qui rendaient conjointement hommage à l’art préhistorique et à sa dimension anonyme en gommant l’auctorialité de chaque dessinateur au profit d’un ouvrage collectif. Dix ans plus tard, chez le même éditeur Futuropolis, Davodeau revient au sujet préhistorique avec, cette fois, un projet plus personnel.

Le Droit du sol est une bande dessinée autobiographique, héritière du récit de voyage6. L’auteur y relate sa randonnée de 800 kilomètres, accomplie durant l’été 2019, entre la grotte de Pech-Merle dans le Lot et le site de Bure dans la Meuse où pourraient être enfouis des déchets nucléaires « dont certains resteront dangereux pendant des milliers d’années » (14). La BD se veut parente d’un ouvrage d’investigation, l’auteur ayant mené l’enquête sur ce sujet hautement politique en invitant, réellement ou virtuellement, des personnes compétentes à l’accompagner en route et à témoigner dans ses pages (28) : un agronome, un ancien ingénieur de l’industrie atomique, une sémiologue, des citoyens en lutte…

Entre Pech-Merle et Bure, Davodeau entend « relier deux lieux singuliers. Deux actes. Deux traces laissées par des sapiens à d’autres sapiens. » (8) Le télescopage entre préhistoire et nucléaire se révèle particulièrement frappant sur la première page de l’ouvrage qui fait office de frontispice. La grande efficacité iconique tient ici dans une carte de France où figurent deux petits symboles servant de repères géographiques : le bison métonymique de la grotte de Pech-Merle signale le village de Cabrerets dans le Lot, l’autre petit dessin est le pictogramme de la radioactivité, ce trisecteur avertissant d’un risque d’exposition à des rayonnements ionisants, qui pointe quant à lui vers le village de Bure dans la Meuse. Dans cet ouvrage qui s’ouvre par une figuration du cadre national, Davodeau entend donc interroger la politique énergétique française, et son choix poursuivi du nucléaire par les différents régimes successifs de la Cinquième République. Davodeau explique avoir souhaité « mettre en résonance deux actes qui le fascinent » (9) par une expérience originale : rallier à pied Pech-Merle et Bure, ces deux points distants de quelques 800 kilomètres et considérer, chemin faisant, les motivations du rapprochement entre un mammouth pariétal et une « poubelle nucléaire ». Le début de la bande dessinée explicite la collision imaginaire sur laquelle repose le livre, laquelle reste partiellement obscure aux yeux de l’auteur :

Sous le sol de Pech Merle, il y a des milliers d’années, des Sapiens ont laissé à leurs descendants des souvenirs admirables.
Sous le sol de Bure, en ce moment, d’autres Sapiens — et d’une certaine manière les mêmes Sapiens — envisagent d’enterrer des déchets nucléaires dont certains resteront dangereux pendant des milliers d’années.
Je veux comprendre ce qui sépare et ce qui relie ces deux lieux, ces deux dates. (14)

Comme le signifie le sous-titre de l’ouvrage « Journal d’un vertige », le livre explore un malaise mais aussi un « trouble » que l’auteur ne s’explique pas clairement. Il souhaite donc explorer le motif de ce rapprochement souterrain entre la peinture pariétale et l’enfouissement de déchets radioactifs. En cela, la bande dessinée est également un essai, une tentative de penser conjointement deux phénomènes de notre temps.

L’auteur porte à notre connaissance l’existence du projet français Cigéo pour « Centre industriel de stockage géologique », prévu à Bure par « l’agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs », alias ANDRA. Le site officiel « www.cigeo.gouv.fr » explique que le projet Cigéo vise à répondre au problème que pose la gestion des déchets nucléaires en « confin [ant] environ 85 000 m3 de déchets radioactifs à vie longue pour plusieurs centaines de milliers d’années [selon] le principe du stockage géologique profond. » « Andra, Cigéo… Derrière ces « noms ronds et fluides, tout gentils, doux à l’oreille », se cache la création d’« une sorte d’éternité empoisonnée » (94), dénonce Davodeau. Si l’auteur ne se départit pas dans Le Droit du sol des valeurs fraternelles qui lui sont chères, la bande dessinée entend plus nettement qu’ailleurs relayer ici un message d’alerte. Davodeau le revendique : son récit est « partial, voire partisan » (193). Par conséquent, il n’hésite pas à faire entrer le combat écologiste dans ses pages, en laissant par exemple la parole au militant Joël Domenjoud qui déclare : « Ce qui s’invente [à Bure], ce n’est pas seulement une lutte antinucléaire. Avec ses déchets absurdes, Cigéo, c’est un symptôme plus global du capitalisme devenu fou, lancé dans une fuite en avant. » (182) Davodeau s’inscrit de la sorte dans l’inflexion récente qui substitue au terme d’anthropocène celui de capitalocène : ce n’est pas l’humanité dans son ensemble qui serait coupable de la dégradation de l’environnement, mais le système économique productiviste capitaliste faisant subir à la Terre et à ses habitants une pression qu’ils ne peuvent soutenir, et qui, pour un objectif de rentabilité à court terme, produit des déchets dont la dangerosité avérée s’évalue en centaine de milliers d’années. Le Droit du sol, lui, ne pense pas à court-terme car le « vertige » qui habite son auteur est justement celui de la longue durée. Davodeau cite encore l’ancien ingénieur au Commissariat à l’énergie atomique (CEA) Bernard Laponche qui explique que « notre génération s’est piégée elle-même avec le nucléaire [et qu’à présent] nous devons faire avec [sans qu’il existe] de solution simple. » (101) Car les déchets nucléaires pudiquement nommés « à vie longue » existent et resteront dangereux pour la durée vertigineuse de 100 000 ans.

Deux grandes bandes verticales constituent la page 8. La case de gauche affiche en coupe ce qu’on ne saurait voir habituellement : un arbre qui plonge ses racines jusque dans les profondeurs de la terre. La case de droite révèle quant à elle le plafond bosselé d’une grotte où pointent des stalactites. Les deux cases parallèles et de même format apparaissent nettement complémentaires. Le sens de lecture nous invite à pratiquer d’abord un mouvement descendant qui nous mène à gauche de la surface lumineuse où s’érige un tronc d’arbre en pleine lumière vers le sous-sol enténébré où plongent ses racines. Puis notre regard remonte via la case de droite, d’une blancheur de calcite lumineuse en bas de l’image vers une paroi rocheuse et noirâtre en haut. Symboliquement, l’auteur nous convie à une plongée introspective au sein de notre conscience d’espèce, puis à une remontée. On comprend au fur et à mesure de l’ouvrage qu’au cadeau inespéré des peintures préhistoriques remontées du sous-sol et parvenues jusqu’à nous depuis la nuit des temps fait pendant une sorte de scénario inverse, digne de la science-fiction et que l’auteur voudrait pouvoir conjurer : celui d’une cache mortelle emplie de déchets hautement radioactifs que la postérité oublieuse de nos propres errements pourrait accidentellement perforer pour le plus grand malheur de l’humanité.

Et si Sapiens, l’homme qui sait qu’il sait, venait à oublier ? La situation du sapiens oublieux est pourtant celle à laquelle nous confronte toute nouvelle découverte de grotte ornée. La préhistoire n’a de cesse de nous rappeler combien nous avons oublié. En tant qu’artiste, Davodeau réfléchit aux questions de transmission mémorielle à travers le temps long. Le dessinateur questionne en ce sens la sémiologue Valérie Brunetière sur le type de trace volontaire que pourraient élaborer d’éventuels artistes appliqués afin d’accompagner l’enfouissement nucléaire du projet Cigéo. Quelle signalétique inventer pour prévenir les Sapiens de demain qu’une boîte de Pandore radioactive se trouve sous leurs pas ? Nous ignorons ce que signifiait le dessin du mammouth de Pech-Merle vieux de quelques 20 000 ans. Or « une langue se transforme tellement en quelques centaines d’années que deux personnes, […] qui pourraient communiquer à 500 ans d’intervalle, auraient de sacrés risques de ne pas du tout se comprendre ! Alors à 100 000 ans d’intervalle ! » (137), s’exclame Valérie Brunetière… La chercheuse en sciences du langage souligne l’ironie tragique que constituent ces déchets nucléaires à l’heure de la prise de conscience écologique : « Nous voulions du durable ? Là, nous en avons. » (141) Et après enquête de Davodeau, sa propre BD sur papier, sinon dupliquée, ne fera résonner l’alerte que quelques siècles à peine.

À la question de savoir quel est le dénominateur commun entre les humains qui dessinèrent dans la grotte de Pech-Merle et nous autres Sapiens contemporains ou à venir, Davodeau répond : nous sommes des Terriens et avons la Terre en partage. Nous avons le même sol sous les pieds. L’auteur témoigne ainsi de son attachement au sol non dans sa réductrice dimension nationale mais en tant que socle commun de l’humanité. La grande case carrée de la page 93 révèle l’autoportrait de l’auteur, debout, les pieds dans l’eau, se délassant de la chaleur estivale et des fatigues de la randonnée en une menue ode à la beauté ordinaire du monde terrestre :

Je ne sais pas ce que vous faisiez le mardi 25 juin 2019 en milieu de matinée.
Moi, je mangeais des abricots dans la rivière.
C’est juste une pause dans la fournaise qui monte.
Un misérable petit moment sans poids ni ampleur.
Ça n’est rien mais j’en garderai longtemps le goût.
Et je prétends ici que si la planète Terre veut bien nous donner des abricots et des rivières, en retour nous serions bien inspirés de lui faire des cadeaux un peu moins obscènes que ce qui se prépare à Bure. (93)

Le Droit du sol prône un hédonisme frugal. « Prendre un sac à dos et se lancer sur les chemins est une aventure tout à fait accessible et très démocratique. » (147) « Marchons. » (147), répète l’auteur. Certaines planches muettes, ou presque, témoignent de cette recherche de la simplicité. Ainsi, le lecteur se voit prodiguer de l’espace dans la vaste double-page 148-149. En seulement cinq cases, une grande carrée et quatre panoramiques, nous voilà transportés de montagnes en plaines, d’étendues rocailleuses en vallons herbus. De petites silhouettes, seules ou par deux, vues de face, de profil ou de dos, en plongée ou en contre-plongée sillonnent la surface de la Terre, arpentent côteau boisé, vallée ensoleillée ou crête exposée à la nuée. « Nous. Sommes. Faits. Pour. Ça. » (148-149) Un mot unique marque chaque case de ces deux planches pleines d’ampleur où la figure humaine s’amenuise dans la grandeur des paysages. Davodeau, en bipède convaincu, rejoint ici le paléoanthropologue André Leroi-Gourhan qui établissait dans son ouvrage fondateur Le Geste et la Parole que « le premier et le plus important de tous [les critères d’humanité], c’est la station verticale » (32). Se tenir debout revient pour Étienne Davodeau à incarner la dignité humaine, dans une acception tant physique que symbolique. L’auteur-illustrateur explique de la sorte7 avoir voulu s’engager doublement : corporellement, tout au long de sa longue marche méditative, mais aussi moralement en dénonçant à la fois ce qu’il nomme « l’infamie éthique » de Bure et l’absence de débat démocratique en France sur l’orientation nucléaire de notre politique énergétique. « Le grand dehors » (86), la « sensation d’espace » et son « vertige d’herbe et de silence » (146) servent cependant d’antidote à l’étau d’angoisse que procure l’image d’une « poubelle nucléaire » confinée en sous-sol et capable de contaminer la terre, l’eau, l’air de notre seule et unique planète. Au projet de trou dans la Meuse conçu par l’hubris humaine pour servir de cache empoisonnée où enfouir les déchets radioactifs qui existent de fait et continueront d’irradier pour au moins 100 000 ans, Davodeau oppose deux autres trous : la merveilleuse grotte préhistorique de Pech-Merle qui sert de point de départ à sa randonnée méditative mais aussi le cratère tapissé d’herbe de l’ancien volcan d’Auvergne du Puy Pariou, où il fait bon s’endormir à la belle étoile « à la fois abrité du tumulte et exposé à l’immensité. Sur le sol, dans le sol. Sur Terre. » (88) La bande dessinée se conclut sur ces mots :

Je regarde les arbres qui se balancent dans le vent chaud. […]
Ces modestes arbres, ce bois sont notre bien commun comme cet espace dérisoire, cette fine couche de sol et d’atmosphère où notre nature nous confine.
Ce bois, c’est là que nous vivons. (207-208)

Prenant de la hauteur au moyen de vues aériennes dessinées pour accentuer la courbure et la rotondité de notre planète, Davodeau fait de Bois-Lejuc, sur la commune de Bure, à la verticale des puits d’aération prévus par le projet Cigéo, la métonymie de notre patrie terrestre, notre maison commune, notre irremplaçable oikos.

Clayton Eshleman décelait dans l’art enchanteur des cavernes un changement dans notre rapport au monde. Soucieux de soumettre son environnement, l’homme de Cro-Magnon en Prométhée que rien n’arrête, serait devenu Big hole man, plus encore après avoir découvert sa béance intime lors du traumatisme d’Hiroshima. En clausule de son documentaire sur la grotte Chauvet, Werner Herzog nous projette pour sa part dans un monde post-humain de crocodiles mutants. Michel Jullien tire de son exploration de la grotte des Combarelles une réflexion sur l’apparition et la disparition de l’humanité. Enfin, Étienne Davodeau sursaute devant l’irréversibilité nucléaire qui met en péril la vie sur Terre. 1987, 2011, 2017, 2021. Alors que l’angoisse qui a pris nom « anthropocène » s’intensifiait et que le concept gagnait en visibilité, nous avons pu constater la réitération et l’approfondissement de l’attelage inattendu entre préhistoire et spectres de l’âge atomique chez des créateurs issus d’horizons artistiques et géographiques distincts.

Comme le suggère le sous-titre du Droit du sol, « Journal d’un vertige », préhistoire et nucléaire se télescopent pour donner le tournis à notre époque. Vertigineuse est en effet la profondeur temporelle de l’histoire humaine ouverte par la préhistoire. Non moins vertigineux, l’oubli qui dissimula pendant des dizaines de millénaires les dessins entêtants des cavernes dont nous percevons aujourd’hui l’émotion sans en saisir le sens. Mais plus vertigineuse encore la durée d’irradiation des déchets atomiques que nous amassons sans savoir les expier. Face aux très anciens joyaux de l’art pariétal, les artistes s’interrogent sur les lointains à venir. Et nous, que livrerons-nous à la postérité ? Des terres et des océans irradiés, truffés de déchets hautement radioactifs incompatibles avec la vie ? La récurrence compulsive de l’association laisse transparaître notre sidération d’être toujours là, jumelée à l’angoisse de n’être, bientôt peut-être, jamais plus.

Comme le remarque Rémi Labrusse examinant l’origine du concept de préhistoire, « l’histoire de l’humanité est une histoire d’outils » (188), du moins depuis Lubbock qui instaure en 1865 une chronologie fondée sur des technologies lithiques. Dans l’épopée du progrès technique, la maîtrise de la fission des atomes d’uranium pour produire de l’électricité au sein des centrales nucléaires pourrait bien constituer l’un des derniers exploits de l’ingénierie humaine accomplissant l’instinct de curiosité des hommes préhistoriques. Pourtant, les créateurs que nous avons évoqués se concentrent sur l’art pariétal afin de réorienter la préhistoire d’une histoire de la technique vers une interrogation sur la condition humaine. Il fallut une formidable suite de hasards pour que l’art pariétal nous parvienne. Symétriquement, il suffirait d’un seul malencontreux accident nucléaire pour que s’achève l’aventure humaine. Esheman se « sen [t] formé de couches d’histoires superposées » (Juniper, 93), Davodeau se demande « combien d’existences cumulées ? combien de strates humaines ? » (19) ont vécu et contemplé le paysage dont il jouit à son tour. Et après nous ?, souffle Herzog, en une sorte de deuil anticipé de l’humanité qui ne va pas sans une certaine confiance désanthropisée en la continuité de la vie — soit-elle saurienne — sur Terre. Or, reconnaître notre « big holeness » à l’ère de l’atome permet aussi d’élaborer de nouveaux hymnes envers notre condition terrestre, reconnue d’autant plus précieuse qu’on la sait désormais précaire.

Pour finir, signalons que préhistoire et nucléaire ne fusionnent pas uniquement de nos jours pour former une « image dialectique » renfermant les contradictions vivaces et les alarmes de notre temps (Labrusse 2019). Parallèlement aux œuvres artistiques qui questionnent la contingence de l’aventure humaine et s’inquiètent de l’éventualité d’une apocalypse nucléaire, il existe une petite histoire radieuse des liens entre préhistoire et âge atomique qui mérite d’être rappelée. Ainsi, les études américaines sur la radioactivité ne débouchèrent pas seulement au XXème siècle sur la mise au point des meurtrières bombes atomiques mais elles offrirent encore au physicien et chimiste Willard Frank Libby l’opportunité de concevoir la technique de datation au radiocarbone qui allait lui offrir le prix Nobel de chimie en 1960 et révolutionner l’archéologie préhistorique. En certifiant la datation de vestiges organiques pouvant remonter jusqu’à 50 000 ans, cette technique permettait de rompre avec la datation relative par stratigraphie ou comparaison stylistique et d’atteindre une inédite objectivation de l’ancienneté des artefacts humains. Dès le début des années Cinquante, Libby put ainsi expertiser, grâce à sa méthode de datation par le carbone 14, des charbons de bois en provenance de la grotte de Lascaux à 15 500 ans BP (Cohen 2011 et https://archeologie.culture.gouv.fr/lascaux/fr/datation-figures-lascaux). En l’occurrence, c’est bien l’atome (de carbone 14) qui permit à l’humanité de connaître la profondeur préhistorique de ses œuvres. Aujourd’hui, de nouvelles techniques de datation radiométrique prolongent cette authentification du temps long de l’humanité, comme la méthode uranium-thorium qui couvre des temporalités encore plus anciennes en comparant les rapports entre ces isotopes dans la calcite qui recouvre certaines peintures. Il y a là une autre histoire productive des rapports entre préhistoire et recherche atomique où le progrès scientifique se révèle être l’incontournable adjuvant de la connaissance et non comme le sombre fossoyeur de notre humanité.


Ouvrages cités

Bataille, Georges, « Dossier de Lascaux », Œuvres complètes, t. IX, Paris, Gallimard, « Blanche », 1979.

Cohen, Claudine, La Méthode de Zadig. La trace, le fossile, la preuve, Paris, Seuil, 2011, coll. « Science ouverte ».

Cohen, Claudine, https://archeologie.culture.gouv.fr/lascaux/fr/datation-figures-lascaux

Davodeau, Étienne, Le Droit du sol. Journal d’un vertige, Futuropolis, 2021.

Davodeau, Étienne, Guibert, Emmanuel, Mathieu, Marc-Antoine, Prudhomme, David, Rabaté, Pascal et Troubs, Rupestres!, Futuropolis, 2011.

Davodeau, Étienne, « Comment dessiner Le Droit du sol ? », France Inter : [https://www.dailymotion.com/video/x84hcrd] (consulté le 26 avril 2022).

Eshleman, Clayton, Hotel Cro-Magnon, Santa Barbara, Black Sparrow Press, 1989.

Eshleman, Clayton, Hadès en manganèse, Auxemery (trad.), Paris, Belin, « L’Extrême contemporain », 1998.

Eshleman, Clayton, Juniper Fuse. Upper Paleolithic Imagination & the Construction of the Underworld, Middletown, Connecticut, Wesleyan University Press, 2003.

Eshleman, Clayton, Clayton Eshleman: The essential poetry 1960-2015, Black Widow Press, Boston, 2015.

Herzog, Werner, La Grotte des rêves perdus/Cave of Forgotten Dreams, Metropolitan film, 2011.

Herzog, Werner, « Cave of Forgotten Dreams ». En ligne : [https://www.wernerherzog.com/films-by.html] (consulté le 26 avril 2022).

Jullien, Michel, Les Combarelles, Paris, L’écarquillé, 2017.

Labrusse, Rémi, Préhistoire. Lenvers du temps, Paris, Hazan, « Beaux-Arts », 2019.

Leroi-Gourhan, André, Le Geste et la Parole. Technique et Langage, Paris, Albin Michel, « Sciences d’aujourd’hui », 1966.

Schlanger, Judith, Présence des œuvres perdues, Paris, Hermann, « Savoir lettres », 2010.


1. Georges Bataille, Conférence du 18 janvier 1955, « Dossier de Lascaux », Œuvres complètes, t. IX, Paris, Gallimard, « Blanche », 1979, p. 331.

2. « Juniper Fuse also has cavelike aspect. […] I wanted to make this book as multifoliate as the image-making it is focused on […] [in a] nonnarrative way » (Juniper, xxiv). La dernière partie de l’ouvrage s’intitule d’ailleurs « A cosmogonic Collage ».

3. Guillaume Apollinaire, « Un fantôme de nuées », « Ondes », Calligrammes, 1918.

4. Werner Herzog, « Cave of Forgotten Dreams », nous traduisons.

5. Robert Louis Stevenson, Nicolas Bouvier, Jean-Christophe Rufin ou Sylvain Tesson sont cités.

6. Étienne Davodeau, « Comment dessiner Le Droit du sol ? » (consulté le 26 avril 2022).

7. « My devotion », 2004, repris ensuite dans « Morphologies of Paradise », Clayton Eshleman : The essential poetry 1960-2015, Black Widow Press, 2015, p. 585.


 

Chloé Morille

Chloé Morille est maîtresse de conférences en littératures et arts à l’université d’Orléans, au sein de l’équipe Cepoc du laboratoire Polen. Ses recherches portent principalement sur les interactions entre textes et images et sur les liens entre lettres et sciences. Elle est l’autrice d’une thèse de littérature générale et comparée intitulée « “Si d’argile se souvient l’homme” : Résonances de la préhistoire dans la littérature et les arts plastiques (1894-2019). Domaines français, espagnol, anglais et américains. »