Cartographie et littérature

Laurence Dahan-Gaida
Cartographie et littérature
Collection Libre cours
26 mars 2024
Nombre de pages : 196
Langue : français
EAN : 9782379244001

La nécessité de nous orienter dans l’espace pour y projeter nos déplacements a donné aux cartes une importance cruciale pour notre existence. Cette impulsion cartographique est ici interrogée par le biais d’aller et retours entre géographie, cartographie et littérature.

L’ouvrage interroge l’impulsion cartographique qui nous conduit à dessiner des cartes pour nous orienter dans l’espace et y projeter nos déplacements virtuels. Toute carte est une sorte de diagramme qui modélise l’espace grâce à une présentation spatiale et iconique de ses relations. Or le texte littéraire est aussi un dispositif de modélisation qui exploite les ressources du langage pour faire émerger un temps, un espace, un monde. Plutôt que d’opposer la cartographie des géographes à celle des écrivains, on les aborde ici comme des dispositifs cognitifs qui médient entre l’intelligible et le sensible pour générer à la fois un espace et un savoir sur cet espace.

Auteur·ice·s : Dahan-Gaida Laurence


Table des matières

Introduction

Chapitre 1 – La raison cartographique

La carte et le diagramme
Épistémologie de la carte

Chapitre 2 – Les approches géocentrées de la carte en littérature

La carte dans la littérature
Lieu, espace, territoire
De la géographie humaine à la géographie littéraire

Chapitre 3 – Matérialités de la carte

Le croquis topographique : I Wouldn’t Start from Here
De la carte papier à la carte numérique… et au tableau

Chapitre 4 – Géométries de l’espace : lignes et fractales

Cartographier par la ligne
Le Chant des pistes
Lignes d’erre et lignes de trajectoires
De la représentation à la performance : l’art nomade
La physionomie du combat
Une cartographie fractale

Chapitre 5 – L’art du tableau et la science du paysage

La pensée du paysage
L’artialisation du paysage
La physionomie du paysage, entre science et arts
Écrire le paysage
Cartographier le paysage

Chapitre 6 – Cartographies de la littérature

Entre géographie et géométrie :
les cartes-diagrammes de Moretti
De la carte à la trame

Conclusion


4ème de couverture
« Où suis-je ? Où vais-je ? Comment y vais-je ? » La nécessité de nous orienter dans l’espace pour y projeter nos déplacements physiques ou virtuels a donné aux cartes une importance cruciale pour notre existence et notre survie. À mi-chemin entre le dessin d’art et l’objet technique, la carte est un artefact intellectuel dont l’efficacité tient à sa capacité à modéliser l’espace et à le rendre intelligible. Cartographier, c’est produire à la fois un espace et une connaissance sur cet espace par le biais de représentations spatiales, visuelles et graphiques. Or la modélisation n’est pas l’apanage des seuls géographes, elle est aussi au cœur de la littérature qui est toujours libre de configurer des espaces, de créer des mondes et de générer ainsi de la connaissance. Qu’elle confronte le savoir occidental de l’espace à celui d’autres cultures (Chatwin, Aira) ou qu’elle réfléchisse l’acte cartographique lui-même (Humboldt, Zischler, Houellebecq, Moretti, Borges, Carroll), le savoir qu’elle produit excède la représentation sensible et affective du lieu parce qu’il est aussi réflexif et critique.

Laurence Dahan-Gaida est professeure de littérature comparée à l’université de Franche-Comté. Elle est rédactrice en chef de la revue en ligne “Epistémocritique” et directrice de la collection du même nom.


Extrait(s)

introduction

La manière dont nous concevons l’espace a joué un rôle fondamental dans notre évolution comme espèce, informant nos fonctions vitales élémentaires comme la pensée abstraite, l’imagination, certains aspects de notre mémoire et même du langage, de sorte que l’on peut affirmer que nous sommes des « êtres spatiaux » en esprit, aussi bien que dans nos corps (Bond 2020 : 2). La conscience spatiale et la capacité de « naviguer » dans l’espace font en quelque sorte partie de notre ADN. « Où suis-je ? », « Où vais-je ? », « Comment y vais-je ? », « Quel est mon lieu d’appartenance ? » sont des questions cruciales pour notre existence et notre survie. Aujourd’hui, nous évoluons dans un monde où il n’est plus possible de voyager sans savoir de manière certaine où nous nous trouvons. L’immense majorité de la population mondiale est devenue sédentaire, nous ne vivons plus dans la peur des prédateurs ou de ne pas trouver de nourriture pour survivre. Pourtant, au fond de nous-mêmes, nous sommes restés des « wayfinders » (Bond 2020), des « trouveurs de chemins », équipés du système cognitif nécessaire pour découvrir le monde autour de nous, pour retrouver le chemin de la maison ou de lieux qui ne nous sont pas familiers. La contrepartie de cette exploration mentale est notre propension à esquisser une sorte de carte des lieux lorsque nous arrivons dans un lieu inconnu où nous cherchons à nous retrouver. Nous visualisons la situation, esquissons tel ou tel itinéraire à partir de la carte virtuelle que nous avons dessinée en pensée et décidons finalement d’emprunter telle ou telle direction (Benoist 2018 : 16). Nous avons donné une extension technique à cet outillage cognitif en inventant des artefacts qui nous permettent de transformer un lieu non familier en un terrain d’action ou d’intervention potentiel. Produire des cartes est notre réponse à une « impulsion cartographique » première (Krämer 2016 : 95), celle qui nous incite à chercher notre chemin dans une ville inconnue, à mesurer la distance entre des lieux distants, à comparer des lieux ou des itinéraires, à reconnaître les formes d’un paysage, à acquérir une connaissance de notre environnement… autrement dit, à nous orienter dans le monde.

La meilleure définition moderne d’une carte est peut-être celle qu’en donnait Brian Harley en 1987 : « une représentation graphique permettant une compréhension spatiale des choses, des processus ou des concepts, des conditions ou des événements du monde humain » (Hessler 2015 : 6). Aussi évocatrice soit-elle, cette définition ne dit cependant rien de l’expérience qui consiste à regarder une carte ou à l’utiliser, rien non plus de l’origine des cartes ou du pouvoir de fascination qu’elles exercent. Or tout cela fait partie intrinsèque de leur définition. La production d’une carte suppose plusieurs étapes, dont la première consiste dans « les relevés, les mesures, les prises de notes, les croquis préparatoires, les calculs de distance et de projection, etc. » (Nègre 2019 : 38). Traditionnellement, c’était l’arpenteur qui accomplissait ce travail, l’arpentage ayant longtemps été la technique la plus aboutie pour mesurer l’espace et se familiariser avec lui, avant d’être supplanté ou complété par l’imagerie satellite. Ce travail préparatoire est suivi d’un travail de traduction visuelle et graphique qui permet de produire une configuration iconique. Aujourd’hui cependant, la majorité des cartes n’est plus réalisée à la main, les lignes de projection ne sont plus tracées à la règle mais générées par ordinateur. Elles ne s’appuient plus sur les mesures de l’arpenteur mais sont des calques de matériel ancien combinés avec des mises à jour obtenues par des observations et arpentages récents : elles se caractérisent donc par une irréductible hétérogénéité temporelle. La dernière étape dans la production d’une carte est sa lecture. Pour fonctionner, les cartes doivent être correctement manipulées et interprétées, suivant des règles qui ne sont pas toujours explicites. Nous devons pouvoir tenir la carte devant nous, l’observer, comprendre qu’elle est la représentation d’un certain espace, connaître les conventions sur la base desquelles elle a été réalisée, déplacer notre regard et/ou nos doigts sur certaines de ses portions en imaginant quelles actions possibles y correspondent et, enfin, nous devons imaginer le trajet qui nous permettra d’atteindre notre but. Lire une carte est en soi une activité de connaissance qui exige la collaboration de plusieurs de nos systèmes cognitifs (vision, toucher, facultés psychomotrices, interprétation, etc.) afin d’atteindre un objectif qui est lui-même cognitif : nous orienter dans l’espace.

Comme toutes les technologies cognitives, les cartes doivent leur efficacité au fait d’opérer une réduction cognitive et existentielle du monde vécu, qui nous permet de visualiser l’espace, de l’explorer physiquement et mentalement, d’y projeter cognitivement nos mouvements ou nos expériences de pensée, de nous orienter, de « faire des plans ». C’est ce que nous rappelle le « plan de ville », qui est une extension du plan d’architecte où est décrite « la future implantation spatiale d’un bâtiment qui n’existe pas encore, et auquel le monde devra se conformer. Le plan est ainsi un plan d’action […] » (Bonin 2014 : 54). Le plan se distingue de la carte par le fait d’être à la fois « un modèle du monde et de servir de modèle au monde ». Si la carte n’est pas à proprement parler un plan, elle est néanmoins liée à une forme d’action puisqu’elle permet d’opérer dans l’espace aussi bien physique que cognitif.

C’est l’abstraction de l’image cartographique qui fait sa force et son attrait, offrant au regard l’interprétation d’un espace donné et/ou des activités humaines qui s’y déroulent. Les cartes sont des « images opératoires », selon l’expression de Sybille Krämer, sous laquelle elle subsume également les diagrammes et les écritures. Les images opératoires sont des images « utiles » dont la fonction est avant tout pratique ou théorique : elles peuvent servir à l’orientation, comme les cartes, à la connaissance, comme les diagrammes, ou à la communication, comme les écritures. Dans tous les cas, elles se caractérisent par leur caractère référentiel et leurs propriétés iconiques (Krämer 2009 : 103). Toutes les cartes sont prévues pour être utilisées, quel que soit l’objectif poursuivi : la randonnée ou la navigation routière, l’aménagement du territoire ou la recherche d’informations dans un atlas, la conquête de nouveaux territoires ou la figuration de phénomènes naturels. Une de leurs propriétés fondamentales est de posséder un contenu propositionnel engageant un rapport à la vérité. Ce sont des « affirmations visuelles » qui produisent une forme d’évidence dans la mesure où elles rendent visible ce que l’humain ne peut voir à l’œil nu : la configuration topologique d’un espace. Même lorsqu’elles sont erronées ou mensongères, qu’elles trompent ou induisent en erreur, les cartes engagent un rapport fondamental à la réalité et à la vérité (Krämer 2009 : 104). Si toutes les images se présentent à nous sous la forme de surfaces bidimensionnelles, les images opératoires ont ceci de particulier qu’elles renoncent aux illusions de la perspective et à toute forme de tridimensionnalité. En revanche, elles font jouer un rôle crucial à la localisation spatiale, à la directionnalité et à l’extension, qui sont des paramètres essentiels de la pensée iconique. La spatialité est une forme d’argumentation topologique qui possède une fonction épistémique propre à toutes les images : la cosimultanéité de contenus différents dans un espace commun, qui permet d’avoir une vision synoptique, de reconnaître dans la plénitude du divers des égalités et des écarts, de distinguer des relations et des proportions, des motifs. L’hétérogène trouve la possibilité d’une homogénéisation, ce qui est la condition pour que des relations intelligibles puissent être établies entre des objets disparates ou des lieux distants.

La carte rend visibles des relations qu’une description verbale n’aurait pu mettre au jour, elle se comprend mieux lorsqu’elle est regardée comme une image que commentée verbalement. En cela, elle peut être rapprochée du diagramme qui, comme elle, ne se contente pas de montrer ou de dire mais qui fait aussi quelque chose : il montre et effectue à la fois, conjoignant ainsi iconicité et opérativité. Iconicité parce qu’il entretient une relation d’analogie – de ressemblance ou de similitude – avec l’objet qu’il cherche à cerner. Relation analogique, et non mimétique, car il n’y a jamais d’adéquation parfaite entre le diagramme et son objet, entre la carte et le territoire. La carte déforme nécessairement le territoire : la projection, le point de vue zénithal, la réduction à une échelle donnée conduisent à une sélection des données géographiques et à leur schématisation ; de même, l’usage de symboles codifiés et conventionnels opère une transformation du réel qui justifie la célèbre formule de Nelson Goodman : « Il n’existe aucune carte complètement adéquate, car l’inadéquation est intrinsèque à la cartographie […]. Une carte est schématique, sélective, conventionnelle, condensée et uniforme » (Goodman 1972 : 15). Or, c’est précisément parce qu’elle est fondamentalement distincte du territoire que la carte est efficace ; c’est l’écart avec ce qu’elle mesure qui lui permet de produire un savoir sur l’espace, un espace qu’elle génère en même temps qu’elle le donne à connaître.

Mais avant d’être un artefact cognitif, la carte est un objet technique, une médiation matérielle qui dépend d’une « grammaire » grâce à laquelle elle peut être encodée, cryptée puis déchiffrée. Utilisant différents types de symboles et de graphismes, la carte est un objet hybride, un mixte de verbe (la légende, les toponymes) et d’image (les lignes, les figures) qu’elle combine dans des proportions variables pour faire émerger un fonctionnement sémiotique spécifique (Krämer 2006 : 80). À mi-chemin entre la science et le dessin d’art, la carte peut revêtir des formes complexes et changeantes qui incluent de multiples variétés d’expression graphique et de présentation. L’immense potentiel créatif et l’inaltérable pouvoir de la cartographie proviennent de la présentation artistique et graphique choisie par le cartographe, depuis les pierres sculptées de l’Antiquité et les tablettes de bois gravées de la Renaissance, jusqu’à l’infinie variété des visualisations informatiques contemporaines qui cartographient de vastes ensembles de données sur les interactions sociales.

Avec l’apparition des ordinateurs, la découverte de nouveaux algorithmes mathématiques plus rapides, la naissance de l’imagerie satellite et l’usage généralisé du GPS (géo-positionnement par satellite), la définition de ce qu’est une carte s’est élargie. À ces innovations technologiques se sont ajoutés les bouleversements géopolitiques et l’impératif communicationnel d’une mise en réseau universelle qui ont induit une généralisation du terme « cartographie », dans des usages souvent métaphoriques (Maleval et al. 2012 : 9). Le mapping, notion dont l’extension métaphorique s’est lexicalisée en anglais, a favorisé l’exportation de la méthode cartographique au-delà de son domaine d’origine (gestion des données, marketing, médecine, technique, météorologie, informatique, analyse littéraire, etc.), lui faisant perdre du même coup son ancrage territorial ainsi que l’une de ses spécificités logiques et historiques : la prétention à la localisation. En termes mathématiques élémentaires, mapping s’emploie pour désigner une correspondance entre deux ensembles, qui assigne à chaque élément du premier une contrepartie dans le second. Autrement dit, le mapping correspond à une relation de correspondance entre deux cartes. Aujourd’hui, ce terme renvoie plus largement à une technique cartographique visant à représenter des idées, des concepts ou des données sous une forme graphique afin d’organiser visuellement les informations et de faire émerger une connaissance inédite. Investi par de nombreuses disciplines, le mapping a transformé la cartographie en travelling concept qui n’a plus grand-chose de commun avec les cartes physiques de son domaine d’origine, la géographie. L’investissement de la cartographie et de la géographie par d’autres disciplines soulève plusieurs questions qui touchent à la pertinence des emprunts conceptuels opérés, à leur possible fécondité heuristique mais aussi au risque de leur faire perdre leur opérativité. Comment jouer correctement le jeu du dialogue interdisciplinaire ? Et surtout, de quel dialogue parle-t-on ici ?

Celui que l’on propose engage trois interlocuteurs : la carte, le diagramme et le texte littéraire. Dans ce triangle, le diagramme joue le rôle de tiers médiateur : toute carte est en effet une sorte de diagramme qui permet de modéliser le réel grâce à une présentation spatiale et iconique de ses relations constitutives. À son tour, tout texte littéraire peut être vu comme un dispositif de modélisation du réel qui exploite les propriétés iconiques du langage pour faire émerger un temps, un espace, un monde. Envisagés sous l’angle cognitif, textes, cartes et diagrammes révèlent de nombreuses propriétés communes, au premier rang desquelles se trouvent l’iconicité, la spatialité et la figurativité. S’il n’est pas facile de donner une définition univoque du diagramme, c’est qu’il a fait l’objet de multiples théorisations qui insistent tour à tour sur sa capacité à ouvrir un espace de pensée, à médier entre l’actuel et le virtuel, à abréger le raisonnement en le visualisant, à préparer l’avènement de la figure ou encore à expliciter les relations entre le Tout et les parties. Étymologiquement lié aux notions de ligne et d’inscription, le diagramme désigne à l’origine l’inscription par des lignes, le fait de marquer par des traces, comme celles que le crabe laisse sur le sable par exemple. Sa fonction la plus générale est de rendre pensable et compréhensible quelque chose dont on n’aurait pu parler en passant par la représentation verbale. Le diagramme a pour noyau opératoire une pratique modélisatrice qui consiste à traduire l’intuition en termes visuels et spatiaux via un support matériel. Il vise cependant moins à visualiser qu’à spatialiser les relations auxquelles il donne accès par une modalité particulière d’abstraction représentative. S’il appelle immédiatement l’idée de graphisme, c’est au sens large de ce terme : comme la carte, le diagramme est un objet hybride, un mixte d’écriture et de dessin dont les capacités cognitives dépassent celles de chacune de ces deux classes de signes. Objet intermédial, il se définit par une tension entre montrer et dire, entre visibilité et lisibilité.

Charles Sanders Peirce, principal théoricien du diagramme, lui attribuait quatre propriétés essentielles : l’iconicité, le caractère relationnel, la médiation entre le sensible et l’intelligible, et le schématisme. Défini comme une icône de relations, le diagramme ne représente pas son objet mais il le construit, afin de pouvoir formuler une hypothèse sur lui, et éventuellement faire surgir une vérité inattendue à son propos. L’opérativité du diagramme est étroitement liée à son organisation topologique qui donne à voir des hypothèses inscrites graphiquement dans son réseau de lignes, hypo-thèses qui s’offrent à l’observation, à la manipulation, voire à l’expérimentation. Pour être abstraites et formelles, ces relations n’en exigent pas moins une présentation sensible, ce qui fait du diagramme un médiateur entre imagination et raisonnement, intuition et concept, conformément à la fonction qu’Emmanuel Kant attribuait au schème. Le diagramme ne peut donc être réduit à un dispositif qui serait simplement identifiable par des flèches, des symboles, des chiffres ou des axes cartésiens, comme dans le cas du schéma ou du graphique, sinon il engloberait toutes les visualisations caractérisées par une certaine organisation topologique. Il s’agit plutôt d’un régime de pensée singulier où s’articulent opérativité et visualité, figurativité et calcul, pensée visuelle et essai en acte, réel et virtuel. À la fois instrument, objet et site de la pensée, le diagramme permet de réfléchir au dialogue intime entre pensée et espaces émergents. Peirce attribuait son efficacité à sa dimension fictionnelle, ce qui lui permettait du même coup de rapprocher l’activité diagrammatique de l’activité romanesque :

Le travail du poète ou du romancier n’est pas tellement différent de celui de l’homme de science. L’artiste introduit une fiction, mais ce n’est pas une fiction arbitraire, elle exhibe des affinités que l’esprit approuve en déclarant qu’elles sont belles, ce qui, sans être exactement la même chose que de dire que la synthèse est vraie, relève de la même espèce générale. Le géo-mètre trace un diagramme qui est sinon exactement une fiction, du moins une création, et l’observation de ce diagramme le rend capable de synthétiser et de montrer des relations entre des éléments qui semblaient n’avoir auparavant aucune connexion nécessaire entre eux. (Peirce 1931-1935, 1 : 383)

Peirce ouvre ici la voie à une extension de la pensée diagrammatique au-delà des frontières de la science, dans le champ plus général de la créativité humaine. Mettant nos pas dans les siens, nous nous proposons d’étudier les rapports entre schématisme de la carte et schématisme du texte. Si ces deux schématismes ne sont pas de même nature, ils peuvent cependant être rapprochés du fait qu’ils opèrent, chacun à sa manière, une synthèse figurative qui permet de jeter un pont entre l’imagination et l’entendement. Écrire un roman et dessiner une carte sont des activités configurantes qui consistent à instaurer des relations intelligibles entre des éléments hétérogènes (lieux, actions, objets), autrement dit à élaborer des configurations iconiques. Les cartes, comme les romans, font émerger des espaces inédits en organisant une relationnalité, un agencement fonctionnel de rapports. Tout texte peut être appréhendé comme une modélisation iconique des relations qui structurent le monde de notre expérience. Le roman, en particulier, peut être envisagé sur le mode diagrammatique, comme une « icône de relations » qui est dans un rapport d’analogie avec les relations qui organisent le monde de référence. Avec les diagrammes et les cartes, les textes littéraires partagent également leur spatialité, malgré ce que suggère l’image du fameux « fil du récit ». Le fil en effet possède une propension à se tisser, à se mailler, à se nouer avec d’autres lignes pour former un réseau, une surface ou un tissu, réactualisant ainsi l’étymologie du mot « texte » qui a commencé par être un tissage de différents fils, donc un espace, avant d’être réduit au fil du récit.

Textes, cartes et diagrammes partagent également un mode opératoire commun, qui se situe dans les relations de la pensée avec le visible. Si toute carte se prête à la lecture, symétriquement, la littérature possède une puissance de visualisation qui lui permet de mettre sous les yeux du lecteur toutes sortes de configurations visuelles : en tissant son réseau de figures, en élaborant ses constellations d’images, en exploitant et en magnifiant les propriétés iconiques du langage, le texte littéraire invite le lecteur à voir et pas seulement à lire. De même, « la carte se donne à lire autant qu’à voir, c’est un objet tout à la fois visible et lisible » qui, à sa façon, peut être envisagé comme « une écriture du monde […]. Ne parle-t-on pas de “lecture de cartes” ? N’oublions pas que la géo-graphie est elle-même une écriture de la terre, Erdbeschreibung » (Collot 2018 : 118). Si cartes et diagrammes permettent d’augmenter les possibilités d’élucidation visu-elle, ils favorisent aussi les tendances à l’abstraction et à la schématisation. Or, contrairement à ce qui est généralement admis, ces tendances ne sont pas nécessairement synonymes d’appauvrissement, elles peuvent aussi être un moyen de densifier, d’intensifier la signification, en se dérobant à l’extériorité des choses pour révéler les forces intimes qui les travaillent et nous permettre de ressentir leur affectivité, leur pulsation, de l’intérieur. Parlant du paysage en Chine, François Jullien exprime très bien cette idée : « Le paysage […] s’exhale (s’exalte) de sa physicalité parce que, moins dense […], il s’intensifie, et c’est en quoi il se promeut en paysage : il ne s’abstrait pas du concret […], mais s’extrait de sa concrétion comme s’extrait le parfum des fleurs : […] en ne se laissant plus cantonner dans quelque matérialité que ce soit, mais en s’en décantant » (Jullien 2014 : 134). L’abstraction et la schématisation sont aussi des caractéristiques du roman : le monde diégétique est toujours un monde incomplet, sous-déterminé, qui résulte de la sélection d’un certain nombre de traits pertinents à l’exclusion des autres. C’est pourquoi l’expérience vécue dans les romans paraît toujours plus dense que celles que nous vivons au quotidien : le roman est un modèle réduit des relations qui organisent notre expérience, un condensateur et un densificateur de notre expérience commune. La mise en relief de l’abstraction n’entraîne donc pas l’éclipse de l’imagination ou de la sensibilité, pas plus qu’elle n’entraîne l’élimination de la subjectivité. On le verra avec les cartes-diagrammes d’Alexander von Humboldt, qui tirent précisément leur valeur ajoutée de leurs éléments subjectifs et de l’effet cognitif qu’ils produisent. C’est dire que l’on ne peut simplement opposer l’objectivité de la carte à la subjectivité de l’écriture littéraire, comme le font parfois les approches géocentrées. Littérature et cartographie ne sont pas deux approches antinomiques de l’espace qui renverraient respectivement au réel et à l’imaginaire, à l’objectivité et à la subjectivité, au sensible et à l’intelligible. Les cartes ne peuvent être vues simplement comme des formes rationalisées et objectives d’un territoire irréductiblement subjectif, qu’elles réduiraient au visible en fournissant de lui une vision aérienne et panoramique reconstituant une étendue continue et homogène. En retour, l’usage littéraire de la carte ne revient pas nécessairement à la détourner de son usage cognitif (lequel ne se limite pas à la connaissance d’un espace référentiel) pour en exploiter les potentiels imaginaires ou poétiques. La littérature sait très bien combiner tous ces usages selon des visées qui peuvent être aussi bien esthétiques, cognitives que critiques, voire tout cela à la fois. Dès qu’on les envisage au prisme de la raison diagrammatique, la carte et le texte cessent de s’opposer pour nouer des relations complexes, qui renvoient avant tout à leurs capacités d’élucidation de l’espace.

Cette idée sera le fil rouge qui reliera les différents chapitres : partant d’un essai d’épistémologie de la carte et du diagramme, nous ferons ensuite un rapide survol des approches géocentrées de la littérature pour montrer à la fois ce que nous leur devons, et ce qui nous en sépare. Ce qui nous conduira au cœur de notre sujet : les cartographies diagrammatiques élaborées par la littérature. Ces carto-graphies ont ceci de particulier qu’elles visent moins tel ou tel référent géographique que l’espace dans sa plus grande généralité, qu’il soit abstrait ou concret, naturel ou construit, géométrique ou géographique. Avec Hanns Zischler, nous verrons ce qui sépare un croquis topographique, dessiné à la main, des cartes produites par ordinateur qui transforment notre relation au lieu, à la mémoire et aux histoires. Avec César Aira et Bruce Chatwin, la carte devient carte de trajet, le voyageur et sa ligne se confondant pour devenir une seule et même chose. Pour cartographier les lignes virtuelles tracées par ceux qui se déplacent dans l’espace, la ligne s’impose comme un outil idéal. Non seulement en raison de son caractère dynamique mais aussi de sa propension à faire réseau, à mailler l’espace d’un entrelacs vivant d’où émergent des lieux habitables sur lesquels on peut raconter des histoires. Le chapitre suivant sera consacré à Humboldt, qui a montré comment la perspective paysagère conditionnait notre approche perceptive au point de nous faire voir le monde « en paysage », comme un « tableau de la nature ». En faisant du paysage un concept scientifique, le savant allemand a restitué une dimension esthétique au sein de la géographie, et ainsi contribué à réinventer la cartographie moderne. Avec Michel Houellebecq, ce n’est plus le paysage qui est « artialisé » mais la carte elle-même qui est transformée en objet d’art surpassant le territoire en beauté et en intérêt. Inversant ainsi les relations généralement admises entre la carte et son référent, le roman nous invite à remettre sur le métier la question de la représentation qui est au cœur de l’art comme de la cartographie. Le dernier chapitre nous fera passer de la carte dans la littérature aux cartes de la littérature, c’est-à-dire aux méthodes de visualisation cartographique de la littérature, qui posent en dernier ressort la question du numérique et de son impact sur les objets littéraires à l’ère des big data.




8 – Les origines célestes de l’homme :
la mystique préhistorique d’Édouard Schuré8 –

Résumé 

À partir de l’exemple significatif que constitue le cas d’Édouard Schuré, occultiste prolifique de la fin du dix-neuvième siècle, nous pouvons observer de quelles manières, et à l’occasion de quelles conditions, le discours ésotérique qui recueille alors de nombreux suffrages peut investir le problème des origines humaines en s’appropriant les savoirs de son temps. Cet examen nous amène à vérifier l’étanchéité ou la porosité des frontières supposées séparer le discours savant du discours croyant, mais surtout à apprécier le caractère puissamment fictionnalisant de tout récit des origines, aussi informé soit-il par les données scientifiques. Une telle exploration, bien que menée dans d’autres siècles, soulève des questions qui inquiètent notre présent : en effet, ce que cherche à réaffirmer ce discours ésotérique et pseudo-scientifique, lié à une doctrine anthroposophique toujours bien portante, c’est la centralité de l’homme dans un cosmos que la préhistoire et l’évolutionnisme sont soupçonnés d’avoir vidé de ses dieux.

Abstract

Using the case of Édouard Schuré, a prolific occultist at the end of the nineteenth century, as a significant example, we can observe the ways in which, and the conditions under which, the esoteric discourse that was so popular at the time could take on the problem of human origins by appropriating the knowledge of its time. This examination leads us to verify whether the boundaries supposed to separate scholarly discourse from religious discourse are watertight or porous, and above all to appreciate the powerfully fictionalising nature of any account of origins, however informed it may be by scientific data. Indeed, what this esoteric and pseudo-scientific discourse is seeking to reaffirm, with its links to an anthroposophical doctrine that is still alive and well, is the centrality of man in a cosmos that prehistory and evolutionism are suspected of having emptied of its gods.


Le paysage fantasmatique que déploie la discipline préhistorique lorsqu’elle se constitue, dans le second dix-neuvième siècle, et alors que se diffusent en parallèle les théories de l’évolution, dessine davantage une vision des âges farouches que d’un âge d’or. En effet, préhistoriens et naturalistes ne se contentent pas de rejeter l’humanité dans l’abîme du temps : ils mettent en crise son hégémonie, amenuisent son empire en le dissolvant dans le règne animal, et cela ne va pas sans poser d’évidentes inquiétudes ontologiques. Néanmoins, la notion de préhistoire, en étirant une temporalité dont l’extensibilité paraît infinie, ouvre également un espace où peut s’épanouir une anthropogonie complexe apte à réaliser le fantasme d’une humanité originellement céleste. Et c’est dans cette brèche que peut s’introduire un discours ésotérique qui, à la fin du siècle, précisément en réaction aux humiliations que font subir les positivistes à la nature et surtout à l’homme, tente de se réapproprier le problème des origines humaines, tout en absorbant les données d’un discours scientifiques de moins en moins évitable. Nous allons observer, à partir du cas d’étude que constitue la pensée de l’essayiste polygraphe français, et philosophe de formation, Édouard Schuré1, selon quels paramètres et suivant quelles conditions un certain pan de la mystique « fin-de-siècle », préliminaire à la plus récente anthroposophie, déploie un discours ésotérique qui oscille constamment entre quête de la caution scientifique et détournement.

I Champ de bataille, terrain de rencontre entre préhistoire et mysticisme

Le pistage de l’intertexte scientifique dans la littérature ésotérique ne paraît a priori pas aller de soi. Mais de telles interférences ne surprennent pas dès lors que l’on tient compte du caractère protéiforme de la mystique « fin-de-siècle ». Les deux dernières décennies du siècle voient en effet l’émergence et la consolidation d’une sensibilité ésotérique d’abord diffuse, soluble dans la culture décadente et symboliste qui en encouragent l’expression par leur projet poétique de sortie du naturalisme et leur rejet du positivisme. Ainsi, autour d’écrivains comme Joséphin « le Sar » Péladan, Paul Adam ou encore Jules Bois se développe un retour à une supposée mystique séculaire qui trouve son point d’orgue dans la recréation de L’Ordre de la Rose-Croix.

L’ésotérisme séduit particulièrement l’élite intellectuelle et culturelle depuis le mitan du siècle, mais nous pouvons baliser, dans les grandes lignes, sa plus récente prétention à une légitimité scientifique. En 1888, la théosophe Héléna Blavatsky tente de démontrer, dans The Secret Doctrine, que les découvertes de la science positiviste, notamment à propos des origines de l’homme, ont été anticipées par les textes sacrés de différentes traditions religieuses, pour qui en possède les clés de lecture que l’autrice, en occultiste généreuse, se propose de dispenser. L’ouvrage rencontre un vif succès dans tout l’Occident, si bien que les notions de Races-racines2 et de civilisation atlantéenne concurrencent, dans les milieux initiés, celles d’anthropoïde et de cités lacustres. Cet ouvrage constitue la pierre angulaire de la Société Théosophique, racine de l’anthroposophie de Rudolf Steiner, encore influente aujourd’hui et dont nous reparlerons. Auparavant, d’autres initiatives avaient facilité la communication entre théories occultes et discours pseudo-scientifiques : les ouvrages d’Eliphas Lévy, d’abord, en particulier le Dogme et Rituel de la Haute Magie, dans les années 1850, puis ceux de Papus, un temps proche de la théosophie, dans les années 1880, ont tenté de conférer un semblant de rationalité aux discours ésotériques.

Le syncrétisme fin-de-siècle est sans doute redevable d’un attrait de la culture du temps pour des hybridations qui excèdent de loin les seules sphères spirituelles : l’influence décadente et symboliste configure ce regain du mysticisme et ces tendances poétiques et artistiques, précisément, placent au centre de leur esthétique, non seulement la thématique chimérique, à travers une fascination pour le monstre composite, mais également une mise en pratique, sur les plans littéraires et plastiques, de la protéiformité. La volonté d’unir science, religion, ésotérisme et poésie dans un rapport d’interdépendance est notamment exprimée par le poète ésotériste Victor-Émile Michelet en 1890 :

Un préjugé qui commence à disparaître, un vieux lieu commun qui a été trop répandu, prétend qu’entre le monde de la science et le monde de la poésie, il y a un abîme. Nous avons entendu souvent affirmer que science et poésie sont des sœurs ennemies, deux antagonistes irréconciliables.

Pour quiconque a quelque peu entrevu la synthèse occulte, pour quiconque a risqué des regards sur le monde du divin, cet antagonisme n’existe pas plus que celui qu’on trouve entre les religions diverses et la science3.

Cette recherche de synthèse vise donc à saper les cloisons entre science et religion, notamment via des transferts technolectaux et des transpositions méthodologiques bien souvent hasardeuses, comme chez Stanislas de Guaita, émule d’Eliphas Lévy, l’un des plus ardents défenseurs de la nouvelle école ésotérique, dès ses premiers ouvrages, qui déclare, en 1890, que « c’est en vertu d’un principe identique que le mollusque secrète la nacre et le cœur humain l’amour ; et la même loi régit la communion de sexes et la gravitation des soleils4. » Ces hybridations témoignent sans doute des errements d’une culture qui bénéficie d’une épistémè au sein de laquelle l’évincement de toute considération métaphysique du champ de la science n’a pas encore été généralisé.

Du côté du discours religieux, ces appels à la synthèse trouvent dans l’indécision du rapport que l’Église entretient avec la science les conditions idéales de leur formulation. Les autorités religieuses sont en effet plus divisées que jamais sur la question, dans le contexte épistémique de la crise moderniste ayant le Ralliement pour toile de fond politique. À la toute fin du siècle, l’Église présente en effet les symptômes d’un corps religieux inquiet devant les supposés assauts de la science : au début des années 1890, le prêtre Alfred Loisy perd sa chaire d’exégèse à l’Institut catholique de Paris, après avoir remis en question l’exactitude de la Genèse sur le problème des origines de l’humanité alors que l’encyclique Providentissimus Deus de 1893 tente d’imposer la prévalence des Écritures sur la question face aux théories évolutionnistes. Ces conditions historiques ne sauraient, seules, expliquer l’avènement, ou plutôt l’accroissement, du discours ésotérique syncrétique à la fin du siècle. Mais de tels soubresauts, du côté de l’institution religieuse, témoignent d’un contexte de cohabitation conflictuelle entre revendications spiritualistes et rationalistes quant au traitement de la question des origines qui peut motiver tout à la fois des tentatives de synthèse en même temps que de dépassement. En effet, pour beaucoup, c’est bien le mysticisme qui offrirait la possibilité d’une transcendance permettant de porter la spiritualité en même temps que les savoirs au-delà de la concurrence entre science et religion instituée, comme pour Charles Morice, poète et théoricien symboliste prolifique qui a notamment participé à la communication entre cette nébuleuse artistico-littéraire et l’occultisme :

En attendant que la Science ait décidément conclu au Mysticisme, les intuitions du Rêve y devancent la Science, y célèbrent cette encore future et déjà définitive alliance du Sens Religieux et du Sens scientifique dans une fête esthétique où s’exalte le désir très humain d’une réunion de toutes les puissances humaines par un retour à l’originelle simplicité (355). 

II Les prétentions scientifiques du mysticisme

Pour l’occultiste Édouard Schuré également, il ne s’agit pas tant de réconcilier les discours et d’accoter la chapelle contre le laboratoire pour réaliser la spiritualité nouvelle. L’auteur envisage une réelle complémentarité entre la paléontologie et la spiritualité, fondée sur le rapport de causes à conséquences de la science vers l’ésotérisme comme on peut le lire dès l’introduction de son essai pseudo-scientifique dont le titre énonce d’emblée le projet de réconciliation entre science et spiritualité, L’Évolution divine :

La paléontologie, l’histoire, la biologie, la psychologie expérimentale et jusqu’aux récentes hypothèses des physiciens et des chimistes sur les transformations et l’essence de la matière, qui rejoignent les plus audacieuses conceptions de l’alchimie ; toutes ces pointes hardies vers l’inconnu sont autant de portes ouvertes sur un nouveau monde spirituel. En vérité, la science contemporaine est au bord de l’Invisible et souvent elle nage en plein occultisme sans s’en douter (VI).

Les Grands Initiés, autre ouvrage ésotérique qui propose une histoire alternative des traditions religieuses et envisage d’en déceler le sens secret (projet constitutif de l’herméneutique ésotérique), ambitionne aussi de les réconcilier à l’occasion de la révélation d’une vérité englobante, disséminée dans ces discours. L’essai constitue un cas remarquable de mise en circulation d’un discours pseudo-scientifique, nourri par de réelles données savantes traçables et repérables, au sein d’un discours ésotérique :

Selon les traditions brahmaniques, la civilisation aurait commencé sur notre terre il y a cinquante mille ans, avec la race rouge, sur le continent austral, alors que l’Europe entière et une partie de l’Asie étaient encore sous eau. Ces mythologies parlent aussi d’une race de géants antérieure. On a retrouvé des ossements humains gigantesques dont la conformation ressemble plus au singe qu’à l’homme. Ils se rapportent à une humanité primitive, intermédiaire, encore voisine de l’animalité, qui ne possédait ni langage articulé, ni organisation sociale, ni religion (5). 

Cet extrait articule de manière abrupte deux données importantes (issues de l’hindouisme et de la paléontologie) toutes deux exemptes de tout référencement, donc difficilement vérifiables pour le public d’alors5. Pour ajouter à l’indistinction, l’identité de ce « on », savant paléontologue ou inventeur fortuit, n’est jamais révélée, comme n’est jamais précisé le lieu ni la date de la supposée découverte. Notre précédent exemple, en fait révélateur de l’ensemble de l’ouvrage, par l’absence de pivot permettant de transiter du discours religieux (hindouisme) aux prétendues données scientifiques (paléontologie), montre l’aisance avec laquelle Schuré circule entre les sphères. Mais, plus encore, le passage indique une volonté de placer les discours scientifiques et spiritualistes sur les origines, non seulement dans un rapport de connivence et d’équivalence, mais aussi dans un rapport de complémentarité. L’auteur s’en explique dès l’introduction (Schuré, Initiés, p. XXII et XXIIII.), en accordant toutefois une prévalence aux « sciences » occultes et aux traditions ésotériques, qui auraient devancé toute exploration scientifique du monde :

De toutes les sciences, celles qui semblent avoir le plus compromis le spiritualisme, sont la zoologie comparée et l’anthropologie. En réalité, elles l’auront servi, en montrant la loi et le mode d’intervention du monde intelligible dans le monde animal. Darwin a mis fin à l’idée enfantine de la création selon la théologie primaire. Sous ce rapport, il n’a fait que revenir aux idées de l’ancienne théosophie. […]. Darwin a montré les lois auxquelles obéit la nature pour exécuter le plan divin, lois instrumentaires qui sont : le combat pour la vie, l’hérédité et la sélection naturelle.

Et Schuré de proposer que les émules de Darwin, partisans d’un « transformisme6 absolu », se seraient contenté de proposer une interprétation matérialiste des mécanismes mis au jour par le savant anglais en la réduisant à l’hypothèse des milieux Ils auraient donc délégué le problème des causes premières, qui cherche le « pourquoi », aux « savants » (occultistes) plus téméraires qui ne sauraient se satisfaire du « comment ».

Cette déduction, qui implique comme prémisse irréfutable la participation des lois biologiques à un plan divin dont elles ne seraient que les manifestations sensibles, repose sur des fondements téléologiques, donc scientifiquement biaisés mais particulièrement efficaces, fructueusement recyclés, des décennies plus tard, dans les thèses du dessein intelligent. Le rendement de cette hypothèse, sur le plan intellectuel, c’est qu’elle économise tout effort de compréhension des mécanismes de l’évolution, dès lors qu’il ne s’agit ni de les réfuter, ni de puiser factuellement dans le savoir qu’elle énonce sur le vivant. Elle peut alors être exploitée pour alléguer la réalité d’un plan supérieur, bien qu’immanent dans la nature, par les théosophes et anthroposophes desquels Schuré se réclame, qui se voient attribuer une caution savante sans que le lien de l’un à l’autre ne soit explicité.

La mise à proximité des discours impliquant un intertexte mytho-religieux amalgamé à des supposées données scientifique parcourt l’ensemble de l’ouvrage. L’auteur explique ainsi que dans telle partie consacrée à Rama, il n’envisagera « que les origines terrestres de l’humanité selon les traditions ésotériques confirmées par la science anthropologique et ethnologique de nos jours. » (Initiés, 4). Plus loin (17), la « science moderne » apporte encore son concours :

C’est l’époque aryenne primitive. Grâce aux admirables travaux de la science moderne, grâce à la philologie, à la mythologie, à l’ethnologie comparées, il nous est permis aujourd’hui d’entrevoir cette époque. […] Âge viril et grave qui ne ressemble à rien de moins qu’à l’âge d’or enfantin rêvé par les poètes.

Le déploiement d’une telle méthodologie est facilité par l’acception d’une définition étonnamment réductrice de la science moderne, qui la distingue de la « science » ésotérique sans l’exclure et ouvre la voie à l’adoption d’un discours pseudo-scientifique supposément proche des savoirs ancestraux. Alors que ces derniers « ne tir [eraient] pas l’intelligence de la matière mais la matière de l’intelligence » (188), la science positiviste ne s’en tiendrait qu’à la surface sensible des choses.

Il convient à ce stade de distinguer discours religieux et ésotérique7 : ce dernier se définit comme une lecture mieux informée des premiers, menée par des initiés qui possèdent les clés capables de déverrouiller les mystères qui en recèlent le sens profond. Et c’est précisément de cette distinction que s’autorise l’auteur pour parer aux critiques que les positivistes peuvent adresser aux croyances religieuses, aux institutions et aux textes sur les lesquels elles reposent : ce sont bien les « traditions religieuses des peuples interprétées dans leur sens ésotérique », quelles qu’elles soient par ailleurs et sans distinction, qui relaient la science et convergent avec elle vers un « centre commun ». L’anthropogonie de Schuré repose sur un métissage des discours impliquant la comparaison, la hiérarchisation et la mise en concurrence des sources du savoir, plus généralement sensible dans l’anthroposophie de Steiner dont il se réclame. Cette doctrine, s’émancipant de la théosophie à partir de 1913, mêle les apports issus de discours spirituels, empruntés à différentes traditions orientales ou occidentales, en les appliquant aux domaines de la médecine, de l’agronomie, et de la pédagogie. Enraciné dans un terreau culturel germanique où s’épanouissent notamment le culte de la terre, du Volk qui lui est attaché de manière organique, mais aussi une certaine philosophie de la nature soluble dans les sciences, la doctrine cherche néanmoins à transcender les approches spirituelles, philosophiques et scientifiques (Steiner cherche à spiritualiser la science) de l’homme par un savoir intuitif (Steiner se dit clairvoyant) et radicalement syncrétique.

Si Schuré s’inspire bien de la théosophie, qu’il souhaite lui aussi dépasser suivant une démarche assez semblable à celle de Steiner, et s’il prête allégeance au fondateur de l’anthroposophie qu’il cite abondamment, il ne saurait être compté, au moment où sont publiés les textes que nous citons, comme une figure à proprement parler de cette doctrine, ne serait-ce que pour des raisons chronologiques. Mais la proximité entre ses théories et celles de la future anthroposophie, à laquelle il finira par adhérer, demeure manifeste. L’ésotérisme tient évidemment la plus haute place dans la hiérarchisation des sources de savoir pour Schuré et surpasse indifféremment la mythologie comparée et la philologie pour renouer avec les supposées données des sciences naturelles lorsqu’il s’agit, par exemple, de retrouver le foyer de la « race aryenne » (L’Evolution divine, 91) en Lémurie puis en Atlantide, et non en Asie centrale, mais aussi, nous l’avons dit, de transcender le clivage entre religion et sciences instituées, puisque « ni l’Église emprisonnée dans son dogme, ni la Science enfermée dans la matière, ne savent plus faire des hommes complets8. »

III Occuper les angles morts de la préhistoire : science, fiction et mythe

De ce point de vue, la discipline préhistorique se montre particulièrement hospitalière à la fictionnalisation : parce qu’elle se construit autour d’une béance et repose sur une dialectique de l’indice et du déficit documentaire, de l’absence et de la présence matérielle, mais aussi parce que son terrain d’investigation se situe en amont de tout texte, elle est en effet généreusement investie par la spéculation, mais aussi et surtout par le récit9. L’exemple de Jules Bois est à ce titre significatif, puisque l’auteur, majoritairement lu pour ses essais ésotériques (Le Satanisme et la magie, Dans le monde des esprits, Le Mystère et la volupté…), a abordé la préhistoire dans L’Ève nouvelle, essai à forte teneur fictionnelle narrant les premiers pas de l’humanité et tramant un entrelac de spéculations et d’arguments d’autorité scientifiques. Mentionnons encore l’exemple de Stanislas de Guaita, avec qui Bois a par ailleurs échangé un tir en duel à l’occasion d’une discorde impliquant l’écrivain Huysmans et le prêtre hérésiarque Boullan sur fond de soupçons de magie noire : Guaita est en effet l’auteur d’Essais de sciences maudites dont font partie Le Serpent de la Genèse et Au seuil du mystère, où l’auteur aborde occasionnellement la question des origines humaines10. Plus proche de Schuré par son allégeance à la théosophie (d’où se détache l’anthroposophie), signalons enfin le cas du peintre Jean Delville qui publie, en 1905, Le Mystère de l’évolution ou de la généalogie de l’homme selon la théosophie.

L’anthropogonie schuréenne, quant à elle, repose sur une mise en récit de l’antiquité de l’homme qui l’inscrit dans un plan cosmique, puisque les ancêtres préhistoriques ne se sont pas contentés de s’acheminer vers nous via des processus d’hominisation complexes, comme on le lit alors ailleurs : cette évolution s’est aussi accompagnée d’une descente du « plan astral » vers le « plan physique », préparant l’avènement d’un nouvel état de transcendance de la matière. Mais, à propos de ce dernier plan, l’auteur concède que l’homme a traversé des phases que l’évolutionnisme identifie : « poisson, reptile, quadrupède, anthropoïde » (L’Evolution, 45). Ponctuellement pourtant, il s’oppose nommément à Darwin et à Haeckel : ce n’est pas la sélection naturelle ou une transformation processuelle matérielle et interne qui fait évoluer l’homme, mais un principe divin qui le façonne. Ainsi, alors que l’homme en puissance évolue parmi les « ichtyosaures, les plésiosaures et les dinosaures (dragons) » (p.49), il n’en demeure pas moins doué d’un potentiel supérieur, latent, de « virtualités puissantes » qui ne demandent qu’à se réaliser. Mais pour cela :

[…] il fallait des forces plus grandes, des procédés plus subtils et plus ingénieux que tous ceux imaginés par nos savants naturalistes. Il fallait des miracles — c’est-à-dire une accumulation de forces spirituelles sur un point donné. Il fallait des Esprits d’en haut, des Dieux apparaissant sous le voile le plus léger de la matière pour faire monter ces êtres rudimentaires vers l’Esprit. Il fallait, en un mot, leur donner un nouveau moule et leur imprimer le sceau divin.

Et l’auteur de citer la Bible après avoir déroulé, sous l’autorité de la science, ces affirmations réitérées dont on aura remarqué la forte teneur téléologique, mais aussi le caractère anti-évolutionniste (sans doute involontairement), à travers la notion de « nouveau moule », créé ex nihilo, notamment. Le déploiement d’un récit humain cosmique cherche également à se faire passer pour crédible via l’usage des technolectes, mais aussi du name dropping, autre argument d’autorité qui permet de contourner la controverse scientifique en postulant une légitimité du discours par la simple mention allusive de savants dont les études sont décontextualisées et vaguement référencées. Ici, c’est particulièrement Haeckel, dont les théories et publications sont particulièrement hospitalières au récit et à l’esthétisation11, qui sert de caution scientifique venant crédibiliser l’histoire de l’existence passée et de l’engloutissement spectaculaire de la Lémurie (48). Cette exploitation du discours savant n’a cependant rien de cosmétique : Schuré, pour asseoir l’autorité de l’ésotérisme, cherche à faire valoir un rapport d’équivalence, plus que de concurrence, entre savoirs occultes et science moderne des origines (qu’elle soit anthropologique, paléontologique, philologique, biologique ou géologique). Plus encore, il s’agit de mettre au jour une supposée complémentarité des deux domaines dont l’ésotérisme, en révélant ce qui est caché à l’observation et à l’expérience, constitue le champ d’investigation privilégié. Ainsi, discours savant et mytho-religieux fonctionnent-ils comme des vases communicants entre lesquels peut circuler une vision flottante des origines préhistoriques et, parce qu’à même d’accueillir les données des deux discours, définitive. À ce titre, la description d’un état pré-humain en termes d’hermaphrodite méduséen, puis en semi-poisson et en saurien (p.49), appelle suffisamment l’imagerie biologique instituée et diffusée pour préparer et autoriser, en aval, l’hypothèse d’une prescience grecque du darwinisme à travers l’image de « Prométhée repétrissant l’argile humaine avec le feu » (p.52).

Le vocabulaire, autant que l’imagerie scientifiques, se voient donc investis par des mythèmes et infléchis vers des traditions mytho-religieuses soupçonnées d’avoir compris les origines du monde et de l’homme en amont et en d’autres termes que la science, à travers des récits cryptés dont l’occultiste détient le code. Les tropes de l’imagerie préhistorique (hostilité du paysage, férocité et grouillement des créatures…), peuvent ainsi se présenter à l’esprit du lecteur comme un Chaos originel idoine à réconcilier les cosmogonies mytho-religieuses, mais où s’insinuent des « sauriens à tête léonine » qui vénèrent un dieu terrible, éthéré et astral, parlant une langue de cris et de lumières : le ptérodactyle12 (52). La mention du reptile volant fonctionne à la fois comme un marqueur de scientificité en soi, mais se fond surtout dans le bestiaire magique dont l’imaginaire préhistorique réactive le souvenir et permet, par exemple, de prétendre que les « plus vieilles mythologies » s’en souviennent sous la forme du dragon (54). La proximité de la créature préhistorique avec le bestiaire mythologique est largement remarquée, exploitée et commentée ailleurs et les vulgarisateurs et artistes jouent sur ces potentialités d’assimilation pour des raisons didactiques et/ou sensationnalistes, qu’il s’agisse de faciliter l’accès à la représentation ou de susciter l’émerveillement. Ici, la communion du monstre paléontologique et du monstre mythologique sert davantage à alléguer la thèse d’une anticipation intuitive du savoir scientifique moderne à l’œuvre dans les traditions religieuses et plus largement magiques. L’auteur suit donc l’itinéraire théorique inverse de celui qu’empruntera plus tard la géomythologie, plus méthodologiquement compatible avec la méthode scientifique moderne : alors que cette discipline cherchera à mettre au jour une origine naturelle des mythes (ici, ce sont les fossiles qui ont peut-être inspiré la croyance en l’existence de créatures fabuleuses), Schuré s’appuie sur les données paléontologiques pour alléguer, non seulement la vérité des mythes, mais également la préscience de ceux qui les imaginèrent.

IV Contre la figure de la brute : spiritualité du préhistorique 

Le préhistorique selon Schuré n’est pas seulement conscient de la nature magique du monde parce qu’il en observe les manifestations, mais aussi parce qu’il l’éprouve dans le secret de son intériorité. Les éventuelles intuitions spirituelles des préhistoriques font débat chez les préhistoriens, alors que l’authenticité des rares peintures rupestres observées est encore largement contestée (au moins jusqu’en 1905) et qu’aucun homme fossile enterré en contexte funéraire n’a encore été exhumé. Le sujet peut donc s’offrir comme la chambre d’écho de bien des fantasmes révélateurs des projets intellectuels, idéologiques et spirituels portés par ceux qui investissent cette béance. Pour Édouard Schuré, il ne fait aucun doute que la spiritualité précède toute culture. Mieux, elle serait, prévalente à cette dernière, la garantie première de son humanité (Initiés, 5 et 6) :

Avec le premier balbutiement de la parole naît la société et le vague soupçon d’un ordre divin. C’est le souffle de Jéhovah dans la bouche d’Adam, le verbe d’Hermès, la loi du premier Manou, le feu de Prométhée. Un Dieu tressaille dans le faune humain.

L’intention syncrétique est ici manifeste et nous lisons subrepticement les ressorts intellectuels sur lesquels repose la méthodologie schuréenne, à savoir l’usage du name dropping exploitant différentes traditions religieuses et d’un présent de vérité générale qui fait passer pour évident ce qui n’est pas démontré. Ces procédés témoignent des potentialités fictionnalisantes constitutives de la préhistoire et de ses points aveugles, ici investis pour valider le récit mythologique des origines humaines, perçu comme une ressouvenance préhistorique transmise par les histoires que les hommes se sont racontées. Autrement dit, ce n’est plus tant un phénomène de justification de la préscience des mythes par l’argument paléontologique, que nous voyons ici à l’œuvre, mais bien plutôt d’une preuve de l’origine préhistorique de cette préscience par l’argument religieux.

La préhistoire de Schuré peut donc se lire, d’un point de vue épistémique, comme un récit étiologique permis par un usage notoirement libre de l’indice, de la preuve et de leur interprétation, consistant non pas à rechercher l’origine ou la fonction culturelle des mythes, mais à les lire d’emblée comme la preuve d’un ancestral rapport magique au monde. Les mythes ainsi conçus, la question de leur véracité est donc d’emblée évacuée puisqu’ils doivent être tenus pour vrais en raison de leur seule existence. En vertu de cette même méthode postulant la preuve par le mythe, le dragon, ce « terrible animal antédiluvien », s’offre un temps comme la seule forme sous laquelle la nature et Dieu surgissent dans la conscience des « peuples enfants » (p.7). Schuré tempère cependant plus loin en affirmant que la religion ne saurait découler de la terreur devant la nature, mais qu’elle indique plutôt le jaillissement d’une conscience du passé et de l’avenir (p.8). Puis il se place sous le patronage de l’occultiste Antoine Fabre d’Olivet, fondateur de la « théodoxie »13, mais surtout « merveilleux voyant du passé préhistorique » selon Schuré, pour proposer une origine blanche et féminine nettement fictionnalisée du sentiment religieux (9).

Car, pour que soient posées les conditions d’une mythographie préhistorique, il faut naturellement qu’une spiritualité primitive la prépare. Elle s’enracinerait dans une antéhistoire à nouveau peu balisée par l’auteur sur le plan chronologique, mais notoirement pistée sur les traces des différents peuples qui en jalonnent le parcours. On lit par exemple que c’est d’abord chez les Blancs que le sentiment religieux s’instaure via la lente mutation du culte des ancêtres (10) qui s’exprime en d’inspirantes « mélopées ». Aussi indistincte soit-elle, l’origine de la spiritualité que soupçonne Schuré chez les préhistoriques repose sur deux invariants fondamentaux qui semblent nourrir les préoccupations des contemporains quant à l’avenir plus qu’ils ne satisfont leur appétit de connaissances quant au passé : d’abord, elle est indéniable, puisqu’elle fait l’objet d’une pétition de principe, ensuite, elle est indissociable d’une recherche de la vérité que mène également la science mais dont il s’agit de réinfléchir le cours vers ses supposés fondements spirituels. L’esprit humain, de ce point de vue, trouverait ses racines à la confluence des courant sémitiques et aryens, carrefour où auraient fermenté le substrat des religions et mythologies à venir, mais aussi des arts et des sciences, dont la réconciliation garantirait l’accès à une vérité fondamentale, et qui se célèbrerait à l’occasion du mariage entre spiritualisme et naturalisme (15 et 16).

V Contre la décadence, contre les âges farouches : vivre parmi les dieux

Nous voyons dorénavant se préciser le cheminement de la pensée ésotérique schuréenne sur les origines : la préhistoire donne raison aux mythes, puisque le sujet préhistorique a observé ce que ces derniers rapportent, et elle valide les traditions religieuses, puisque l’homme primitif a reçu le don de ressentir le divin dans la nature. Et c’est à partir de ces prémices que l’auteur peut postuler une ultime hypothèse : si le préhistorique fut d’emblée familier avec les dieux, c’est qu’il vivait parmi eux. Ainsi peut se formuler une idée particulièrement susceptible d’intéresser l’homme moderne qui cherche sa place dans un monde qui semble le noyer dans son immensité : l’homme est peut-être d’ascendance animale, mais il est surtout d’origine céleste, et c’est à l’occasion de la juste compréhension de ses origines selon l’ésotérisme qu’il peut retrouver sa place prééminente dont les sciences naturelles l’avaient chassé.

Dans le récit anthropogonique que Schuré propose, dans L’Évolution divine, prennent notamment place les Atlantes, présentés comme un peuple préhistorique dont le cri primitif, qu’auraient conservé quelques tribus « sauvages » contemporaines14, peut appeler les entités invisibles. Selon le théosophe, ce peuple vivrait en harmonie, au sens spirituel mais aussi musical du terme, avec une nature généreuse traversée par la voix euphonique d’un être immanent, à laquelle il serait sensible chaque soir, au seuil de la nuit (L’Évolution, p.71). Cette force divine immanente dans la nature s’adresserait aux préhistoriques par un appel intérieur, intuitivement ressenti dans les profondeurs de l’être15, alors même que l’hostilité de leurs conditions d’existence écarterait toute interprétation cérébrale ou cognitive de ce présentiment. En définitive, ces primitifs appellent le divin parce qu’ils se sentent préalablement appelés par lui (73) :

Il faut donc nous figurer cet homme sauvage, le jour, chasseur de mammouths et d’aurochs, ce tueur agile de dragons volants, devenant, la nuit, une sorte d’enfant innocent, une petite âme errante, animula vagula, blandula, emportée dans les torrents d’un autre monde16.

Ici reconduit sur le terrain des interrogations spirituelles, nous retrouvons l’argument de la preuve par l’origine (supposée) qui travaille également le « discours social »17 et légitime le culturellement construit en le biologisant : de la même manière que les idéologies et les habitus d’une société ou d’un groupe social donné (domination masculine, racialisme, inégalités de classes) se voient justifiés par leur supposée antiquité18, l’existence d’une force immanente, invisible, créatrice et supérieure, peut être postulée sur la seule base de l’intuition qu’en auraient eue les préhistoriques. En alléguant la réceptivité et la sensibilité posées comme évidentes de l’humanité préhistorique aux indices de la présence, dans la nature, d’une force divine, Schuré conjecture, plus implicitement, la possibilité de renouer avec un tel état spirituel, ce qui justifie son entreprise. Pour autant, si nous avons relevé le caractère « immanent » du divin selon Schuré, c’est pour bien insister sur une spécificité du discours ésotérique qui le distingue du religieux occidental (et institutionnalisé) : il s’agit bel et bien de décrypter le monde sensible pour trouver les indices du divin dans le réel, mais surtout dans les traditions mêlées entre elles et à la science ; et la préhistoire fantasmatique s’offre comme un écrin de choix pour accueillir un état de révélation réalisé et auquel aspirer. Car cette humanité qui « respirait les Dieux partout » (p.74) a certes créé « toutes les légendes du paradis terrestre », mais elle est aussi le foyer d’une « nostalgie du divin » (75), ce qui implique que le lieu de la possible cohabitation des hommes et des Dieux n’est pas seulement une promesse future qui se réaliserait dans un arrière-monde, mais un souvenir passé dont notre mémoire, via la tradition mytho-religieuse, a recueilli l’empreinte et la preuve. Pour autant, ne perdons pas de vue que l’avènement d’un âge spirituel et mystique est appelé à faire retour, chez Schuré comme d’autres19, pour qui l’« évolution » est aussi une affaire de giration.

Conclusion 

La mystique préhistorique de Schuré offre un point de vue de choix depuis lequel examiner les conditions et les modalités d’appropriation, par les discours relevant de la pensée magique, des données scientifiques en matière d’origines humaines. Nous y observons des transferts par ailleurs pratiqués par les partisans du créationnisme20, comme la postulation de déluges sur la base de supposées preuves géologiques21, en l’occurrence pour étayer l’existence passée d’une civilisation atlantéenne. En définitive, ce discours et ses procédés d’exploitation des données scientifiques s’insère dans une histoire du syncrétisme reposant sur une mobilisation sans méthode et faiblement référencée des données de la science de son temps, venant systématiquement valider des préconçus métaphysiques et dont le dessein intelligent contemporain s’offre comme l’avatar le plus récent.

Pour autant, il serait bien réducteur de prétendre que ces phénomènes d’appropriation du discours scientifique dispersés dans l’histoire se valent et disent la même chose sur le plan épistémique et idéologique, bien qu’ils aient en partage des paramètres semblables. La portée de ces discours est évidemment variable selon que l’on se place dans le contexte de la séparation des magistères et de l’expression française d’une crise de la modernité que nous avons évoquée au seuil de cet examen, ou de la controverse spécifiquement états-unienne entourant l’enseignement des sciences de la nature, par exemple. Sur le plan épistémique, il convient aussi de prendre en compte les variabilités qu’implique l’expression de tels discours dans le contexte d’une culture positiviste ou dans le cadre d’une épistémè post-popperienne, qui délègue à la métaphysique, hors du champ de la science, ce qui ne peut ni être ni réfuté ni observé. Mais un semblable projet semble présider à l’anthropogonie mystique du tournant du XIXe siècle comme à l’anthroposophie ou aux plus récentes et non moins syncrétiques croyances New Age : toujours, il s’agit de remettre l’homme au centre de la Création.

Ce recentrement vise, non pas à mesurer l’influence de l’homme sur la nature, comme l’invitent les études autour de la notion d’anthropocène ou, de manière moins consensuelle, de celle de capitalocène, alors même que les notions de trace et d’empreinte qu’invite à penser la préhistoire pourraient inviter à une réflexion sur les effets durables de l’activité des hommes sur une nature qu’ils traversent pourtant furtivement. La mystique préhistorique de Schuré, comme la doctrine anthroposophique au seuil de laquelle elle se trouve, cherchent davantage à diffuser la vision d’une nature faite pour l’homme et à sa mesure, comme construite à partir de lui plutôt que l’inverse, exploitant ainsi les légitimes angoisses ontologiques que provoquent les différentes crises épistémiques22 au sujet de la nature de l’homme et de sa place dans le monde.


Ouvrages cités 

Angenot, Marc, Médias 19 [En ligne], « A. Préliminaires heuristiques, Publications », 1889. Un état du discours social, mis à jour le : 08/05/2014 [1989], URL : http://www.medias19.org/index.php?id=11796. (consulté le 13 juillet 2022).

Beaune, Sophie de et Labrusse, Rémi (dir.), La Préhistoire au présent, Paris, CNRS éditions, 2021.

Cohen, Claudine, L’Homme des origines. Savoirs et fictions en préhistoire, Paris, Le Seuil, 1999.

Fauvelle-Aymar, François-Xavier, Bon, François et Sadr, Karim, « L’Ailleurs et l’avant », L’Homme [En ligne], 184 | 2007, mis en ligne le 01 janvier 2009, URL : http://journals.openedition.org/lhomme/21895 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.21895 (consulté le 13 juillet 2022).

de Guaita, Stanislas, Au seuil du Mystère, 2ème édition, Paris, G. Carré, 1890.

Guillaumie, Marc Le Roman préhistorique, essai de définition d’un genre, essai d’histoire d’un mythe, Talence, éditions Fedora, 2021.

Lavaud, Martine, (dir.), La Plume et la pierre, l’écrivain et le modèle archéologique au XIXe siècle, Nîmes, Lucie éditions, 2007.

Michelet, Victor-Émile, De l’ésotérisme dans l’art, Paris, G. Carré, 1890.

Morice, Charles, La Littérature de tout à l’heure, Paris, Perrin et Cie, 1889.

Schuré, Edouard, L’Évolution divine : du Sphinx au Christ, Paris, Perrin et Cie, 1912,

— Les Grands Initiés, Paris, Perrin et Cie, 1931 [1889].

Vanor, Georges, L’Art symboliste, Paris, Bibliopole Vanier, 1889.

Wanlin, Nicolas, « La poétique de Haeckel », Arts et Savoirs [Online], 9 | 2018, mis en ligne le 14 mai 2018, URL : http://journals.openedition.org/aes/1161 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aes.116, (consulté le 4 mai 2013)


1. Il est avant tout connu pour ses publications ésotéristes qui rencontrent un certain succès, au-delà des milieux initiés. Il adhère à la Société Théosophique puis à son héritière, l’anthroposophie de Rudolf Steiner dont il est proche. Ses ouvrages, par leur volonté manifeste de mêler science et occultisme, nous semblent constituer des cas prototypiques depuis lesquels observer un point de vue mystique sur la préhistoire.

2. Races hypothétiques dont la théosophie imagine des origines perdues, de l’Atlantide à la non moins mythologique Hyperborée.

3. Michelet, Victor-Émile, De l’ésotérisme dans l’art, Paris, G. Carré, 1890, p. 11.

4. de Guaita, Stanislas, Au seuil du Mystère, 2ème édition, Paris, G. Carré, 1890, p. 9.

5. Sur le plan paléontologique, l’auteur indique des vestiges d’une supposée humanité primitive que l’on peine à attribuer à des espèces référencées selon les savoirs de l’époque, puisque le gigantopithèque n’a pas encore été découvert (son clade n’est défini qu’en 1935), le sivapithèque, dont la localisation autour de l’Inde actuelle peut justifier un rapprochement avec les textes brahmaniques n’a rien d’humain, et l’homme de Néandertal, au profil certes simien, n’a rien de gigantesque, et sa morphologie est alors bien connue.

6. Le transformisme, particulièrement théorisé par le Chevalier de Lamarck, annonce le darwinisme et cohabitera longtemps avec la théorie du naturaliste anglais, en particulier en France. Ce qui distingue la théorie de Darwin de celle de son prédécesseur français, c’est en particulier la question cardinale de la sélection naturelle, de la sélection sexuelle et de l’hérédité ou non des caractères acquis.

7. Désignée ailleurs comme « science occulte », notamment p. 68 de L’Évolution divine, où elle est présentée comme complémentaire aux données de l’anthropologie sur la question de la conformation du crâne, auxquelles l’auteur adjoint des allégations sur les corps éthériques qui y tiennent plus ou moins selon la période de l’espèce humaine.

8. Introduction dans Les Grands Initiés, p. XXVI. Dans L’Évolution divine : du Sphinx au Christ, p. 50, l’auteur entend rallier « paroles moïsiaques » et « science moderne » par la « science ésotérique ».

9. Pierre Citti, remarque notamment que la préhistoire exige un scénario qui est à écrire, contrairement à celui de l’Histoire car « ici les faits autorisent la fiction. De là le charme singulier du roman préhistorique : tout le monde sait que ce n’est qu’un roman, mais il ne peut en être autrement. » (Lavaud dir., 46).

Pour Claudine Cohen, la fiction est rendue nécessaire en préhistoire par la nature fragmentaire des preuves — qu’il faut « mettre en intrigue » pour raconter une — ou des — histoire. Selon elle, les récits d’hominisation peuvent être lus comme des « contes de fées » dont ils possèdent, à certains égards, les thèmes et le fonctionnement ; malgré leur variété apparente, ces récits ne feraient que combiner un nombre limité d’épisodes narratifs (19.) On trouvera également d’intéressants développements sur le rapport intrinsèque entre préhistoire et fiction, du point de vue de la littérature en particulier, dans l’ouvrage de Marc Guillaumie.

10. Notamment sous le patronage de Darwin, (Au Seuil du mystère. Essai de sciences maudites, 157) et de Fabre d’Olivet (que convoque aussi Schuré dans L’Évolution divine : du Sphinx au Christ, 127).

11. Nicolas Wanlin évoque une « poétique haeckelienne » en raison, d’une part de la démarche du savant lui-même, mais aussi des fictions qu’elle a fécondées. En outre, Haeckel porte également un regard esthétisant sur la nature, dans Formes de la nature (1899). Pour aller plus loin, consulter l’ensemble du n° 9 (2018) de la revue Arts et Savoirs, consacré à « Ernst Haeckel, entre science et esthétique » (dirigé par Henning Hufnagel, Franck Jäger et Nicolas Wanlin)

12. L’auteur imagine également, p. 84, que, durant une lointaine période de décadence, des temples monstrueux ont été dressés en l’honneur de serpents gigantesques et de ptérodactyles. Peut-être se réfère-t-il à des divinités toltèques, dont les récentes recherches en archéologie précolombienne décrivent le culte, mais là encore, l’auteur s’en tient à l’assertion.

13. Diffusée dans ses ouvrages, en particulier : Histoire philosophique du genre humain, La Théodoxie universelleL’Histoire philosophique du genre humain, dans les années 1820.

14. Le comparatisme ethnographique est répandu au point de constituer la norme épistémique sur le sujet durant ces décennies. Il consiste à rechercher dans les populations non-occidentales contemporaines des hypothèses concernant les modes de vie et d’organisation des sociétés préhistoriques. Pour François-Xavier Fauvelle-Aymar, François Bon et Karim Sadr, ce geste incite à « penser que les “primitifs” côtoyés lors des voyages de découvertes ou étudiés par les chercheurs de terrain ont quelque chose à nous apprendre sur nos ancêtres. La distance spatiale serait en somme un bon étalon de la distance temporelle. De façon avouée ou non, ce que nous croyons découvrir chez l’autre, c’est ce qui a disparu chez nous-mêmes ; le voyage ailleurs est souvent un voyage avant. » Dans sa contribution à La Préhistoire au présent (« Cure de vieillesse, l’homme préhistorique, le sauvage, le primitif »), Gérard Lenclud résume le comparatisme en ces termes : « En principe, quiconque vit en même temps que moi est mon contemporain. Les Sauvages l’étaient des Civilisés. On n’en doutait aucunement au tournant du XVIIe siècle. En partie du fait de l’avènement de l’homme préhistorique, les Sauvages cessèrent d’être les contemporains des Civilisés de leur époque pour se retrouver contemporains du mammouth et du rhinocéros laineux. » (142)

15. Par les deux notes qu’il entendrait, « Ta-ô ! Ta-ô », cri hypothétique à partir duquel l’auteur suppose un pressentiment de la religion, L’Évolution divine : du Sphinx au Christ, 71. Bien que la ressemblance soit sans doute fortuite, notons que dans Daâh, roman préhistorique de Edmond Haraucourt prépublié à partir de 1909, le cri « Ta » est proposé comme un lexème élémentaire, purement déictique.

16. Nous ne nous attardons pas sur l’évident anachronisme qu’implique la cohabitation de l’homme et du ptérosaure, dont on savait à l’époque qu’ils ne furent jamais contemporains.

17. Au sens où l’entend Marc Angenot, c’est-à-dire « tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société ; tout ce qui s’imprime, tout ce qui se parle publiquement ou se représente aujourd’hui dans les média électroniques. »

18. Nous avons évoqué cet amalgame du lointain géographique et du lointain temporel en abordant la notion de comparatisme.

19. Nous nous souvenons des mots de Paul Adam, lui aussi symboliste autant que mystique, définissant son siècle : « … Il sera mystique. Car s’il est des analogies entre les évolutions des choses, nulle de ces analogies ne saurait paraître vaine. La sagesse des temps a toujours montré, elle montre toujours le microcosme humain, symbole harmonique du macrocosme universel. Les éphémères naissent, évoluent et meurent suivant les lois essentielles qui président au développement, aux paraboles, à l’extinction des comètes. » (Préface à L’Art symboliste de Georges Vanor, 12).

20. Le créationnisme, d’abord issu des travaux de Georges Cuvier avant d’être infirmé par les théories évolutionnistes, puis d’être réinvesti par certains courants religieux intégristes, encore aujourd’hui, postule la création d’un monde immuable, ex nihilo. La présence de fossiles d’animaux disparus et qui n’ont plus d’équivalent s’explique alors par des catastrophes passées précédent de nouvelles créations, ou par la fantaisie de la nature ou de son créateur.

21. Dans L’Évolution divine : du Sphinx au Christ, Schuré se fonde sur la géologie pour prouver les déluges qui auraient notamment décimé les Atlantes. Plus loin, c’est la paléontologie qui est appelée à témoigner : « Des fossiles témoignent de cette époque : mammouths, autres animaux et hommes fossiles des terrains tertiaires et quaternaires » (63).

22. Ou les « humiliations » pour les évoquer en termes freudiens.


 




1 – Discours et représentations de la Préhistoire : sommaire et introduction

SOMMAIRE

Introduction : Catherine Grall

Qu’est-ce que la préhistoire ?
2 – Boris Valentin : « Préhistoire : de quoi s’agit-il ? »
3 – Jean-Michel Geneste  : « Altérités. La perception de l’Autre et des Autres en Préhistoire. Un exemple de recherche anthropologique en Terre d’Arnhem »
4 – Philippe Grosos : « Préhistoire : de l’obstacle épistémologique à l’analyse des modes d’être »
5 – Pascal Depaepe : « Sous-Homme ou Sur-Homme ? Neandertal fantasmé »
6 – Jean-Luc Guichet : Rousseau fondateur des sciences de l’homme… préhistorique ?

Écritures littéraires de la préhistoire
7 – Fanny Drouot : « Interférences préhistoriennes dans le cycle des Rougon-Macquart d’Émile Zola »
8 – Emmanuel Boldrini  : « Les origines célestes de l’homme : la mystique préhistorique d’Édouard Schuré »
9 – Christian Michel : « L’avance en sens inverse — Une lecture figurative de Ratner’s Star de Don DeLillo »
10 – Étienne Lussier : « L’écriture de la préhistoire dans La Grande Beune de Pierre Michon : entre entropie et néguentropie »
11 – Chloé Morille : « “Big Hole Man” : la préhistoire à l’âge atomique »

Les arts contemporains et la préhistoire
12 – Nathalie Joffre : « Tracing papers : réflexions théoriques et démarche artistique : pour une possible redécouverte contemporaine et sensible de Lascaux »
13 – Laurence Gossart : « Les gestes des préhistoriques comme ressource de l’art contemporain »


Introduction

Résumé

Les angoisses pour la survie de la Terre et des êtres vivants qui la peuplent favorisent un regain d’intérêt pour la préhistoire, à l’heure de l’anthropocène, qui n’est pas fixée de façon unanime. Ouvrages savants, croisements interdisciplinaires pour mieux interroger le « temps profond », littérature de fiction ou de non-fiction, arts plastiques font signe en ce sens. L’article propose une typologie de littératures contemporaines en témoignant.

Abstract

Are anxieties about the survival of the Earth and the living beings that inhabit it fuelling renewed interest in Prehistory? Scholarly works, interdisciplinary dialogues to better interrogate ‘deep time’, fiction and non-fiction literature and the visual arts are all pointing in this direction. This article presents a typology of contemporary works that bear witness to this.


Depuis quelques années, sous l’effet des alarmes climatologiques, des menaces mondiales qui pèsent sur plusieurs biotopes et sur les vivants les plus variés, le thème des origines préhistoriques de l’humain revient dans de nombreux discours autres que ceux des seuls préhistoriens. Qu’expriment la science, la littérature et les arts sur la très longue évolution de l’humanité, dans un espace global désenchanté, que hante un présentisme affolé ? Marcel Otte explique qu’« avec l’humanité, les contraintes deviennent des stimulations à se transformer » et que « les découvertes scientifiques ou les réalisations d’œuvres d’art procèdent selon le même schéma : créer ce qui n’est pas encore fait, et spécialement si c’est considéré comme impossible » (10). L’évolution, qui connaît en effet des sauts — et des régressions — a inspiré les rêveurs, les essayistes amateurs d’expériences de pensée, les artistes, et la préhistoire occasionne aussi bien des récits et des discours que des œuvres graphiques, qui tendent à reprendre mais aussi à se positionner par rapport au temps qui passe. Leurre ? Brigitte Röder avait pointé dès 2011 l’illusion selon laquelle connaître les débuts de l’humanité signifierait comprendre sa nature, voire résoudre la situation présente et les problèmes à venir ; mais l’anthropocène, avec ses variantes (capitalocène, plantationocène, chthulucène), suscite autant de craintes que d’espoirs de comprendre l’humain, en un retour aux passés les plus lointains, grâce à la science et à l’imagination — deux facultés plus que jamais liées devant ce qui est à la fois partiellement connaissable et très désirable.

Nous évoquerons, dans cette introduction, quelques signes du regain de fascination pour les origines, avant de présenter les articles de ce volume. Nous reviendrons ensuite, en tant que spécialiste de littérature générale, sur ce que l’on peut entendre par discours et représentations de la préhistoire et nous proposerons une typologie d’ouvrages littéraires.

Quelques mots, d’abord, sur les deux grandes notions du titre de ce numéro. La préhistoire correspond, dans les définitions des dictionnaires généraux, à l’histoire de l’humanité qui s’étend avant l’écriture. Mais les spécialistes d’un temps si immense, nécessairement abordé de façon fragmentaire, problématisent cette « datation » : l’écriture est loin d’avoir concerné toute l’humanité simultanément, et d’autres grands moments ont pu correspondre à des évolutions tout autant, sinon plus décisives. Prudent, Boris Valentin, qui travaille sur les chasseurs-cueilleurs ayant vécu entre les XIVème et VIème millénaires avant notre ère, préfère évoquer dans ce volume des préhistoires et des humanités, et Philippe Grosos invite à envisager l’Antiquité comme la fin d’un processus plutôt que comme un commencement.

La plupart des géologues, par ailleurs, contestent la notion d’anthropocène : quand l’humain a-t-il commencé à menacer la vie globale de la terre et sur celle-ci ? P. J. Krutzen et E. Stoermer se référaient aux débuts de l’ère industrielle en Occident mais, depuis, d’autres positions ont été défendues. Des préhistoriens comme Gordon Childe, Marshall Sahlins, et Alain Testart ont pointé l’agriculture et le stockage des ressources au néolithique comme première mainmise de sapiens sur le reste de la planète, et plusieurs essayistes ont repris cette accusation, parfois selon une perspective idéologique et politique1. Les post– et de-colonial studies invitent à remonter jusqu’aux premières exploitations du reste du monde par un Occident prédateur (Malcom Ferdinand). Emmanuel Guy, dans Ce que l’art paléolithique dit de nos origines, a fait remonter l’anthropocène au paléolithique — et sa dispute avec Charles Stépanoff continue aujourd’hui (Stépanoff 2018, Guy 2020).

Ces indéterminations signifient moins un défaut de connaissances que la multiplicité des champs d’application des termes, leur capacité à susciter des nuances, voire des polémiques, selon les points de vue adoptés, sur des temps qui dépassent largement la mesure de l’humain, mais qui concernent le début et la fin de son existence comme animal terrestre « supérieur ». Encore faut-il articuler le temps de vie de l’individu et le temps de vie de l’espèce (extensible à quels « pré-humains » et à quels « post-humains ?). L’humain est particulièrement apte à se penser comme plus qu’individu mondain : peu capable d’exister sans un minimum de questionnements transcendantaux, il se sait aussi appartenir à des ensembles, que cela lui plaise ou non, et quelques responsabilités que cela implique ou pas. Aujourd’hui que les essentialismes sont critiqués, au profit de nouvelles morales des singularités, ou d’éthiques du vivant, il n’est donc pas surprenant qu’entrent en tension deux pôles, l’un, la préhistoire, examinant les pistes de « nos » enfances, et l’autre, l’anthropocène, alertant chacun sur ses relations aux autres vivants actuels.

I Fascination pour les origines à l’ère de lanthropocène

L’historien Pascal Semonsut, dont le site hominidés.com connaît un grand succès depuis sa création en 2008, propose un premier bilan de ce succès de la préhistoire au XXIème siècle dans sa thèse de 2009, en particulier dans les productions populaires en tous genres. Le thème inspire les dramaturges : en 2014, Roméo Castellucci représentait une caverne et des hommes préhistoriques dans Go down Moses, après une scène d’accouchement douloureux ; en 2023, au Studio-théâtre de Vitry, Victor Thimonier, montait le troisième volet d’Anachronique Paléolithique, consacré à l’Abbé Breuil2, tandis qu’au festival d’Avignon de cette même année, David Geselson collaborait avec des préhistoriens et des archéologues pour monter Néandertal.

Cinéma et séries ne sont pas en reste : A. Weerasethakul ranime régulièrement d’anciens fantômes venus du cœur de la terre dans ses films oniriques (Memoria, 2021). La série américaine The Leftovers (D. Lindelof et T. Perrotta, HBO, 2014-2017) ouvrait sa deuxième saison par une scène de secousse sismique qui isolait une femme préhistorique avec son bébé, en parallèle avec les bouleversements d’un monde futuriste, traumatisé par des disparitions inexpliquées. De grandes manifestations culturelles comme « Préhistoire, une énigme de la modernité » (Beaubourg, 20193) ou « Les Origines du monde » (Orsay, 2021) sont revenues sur le succès du thème préhistorique auprès d’artistes du XIXème siècle jusqu’aux artistes contemporains. Plus anthropologique, et soulignant la tension dialectique entre le très lointain passé et notre époque : « La Terre en héritage — du Néolithique à nous » (Musée des Confluences, Lyon, 2021) plaçait l’art des vastes débuts de l’humanité sous la lumière de discours scientifiques et esthétiques modernes, cependant que l’INRAP soutenait l’École urbaine de Lyon dans la publication de Néolithique Anthropocènedialogue autour des 12000 dernières années, accentuant la dimension collapsologiste de notre époque, en la confrontant à l’émergence des humains sur terre. Jean-Paul Demoule, qui participa à la création de l’INRAP, a travaillé à ce projet, et son dernier ouvrage lie exemplairement contemporain et préhistoire, avec des points de suspension : dans Homo migrans, il invite de façon militante à envisager un nomadisme planétaire et varié, depuis les migrations animales, celles des premières humanités, et celles d’homo sapiens aujourd’hui. Joy McCorriston et Julie Fields proposent même, dans un manuel de 2020, de réenvisager la préhistoire mondiale à partir de l’anthropocène, pour qu’elle fasse sens auprès d’un public éclairé.

Les mots de la préhistoire font mouche. Des sciences humaines très diverses continuent de requalifier homo sapiens, comme pendant tout le XXème siècle : à l’homo œconomicus de Max Weber, en 1904, à l’homo faber de Bergson en 1907, revisité en 1958 par Hannah Arendt en homo laborans, après l’homo ludens de Johan Huizinga en 1938, l’homo sapientior de Jean Rostand en 1963, et l homo demens d’Edgar Morin en 1973, Christophe Charle a en effet proposé homo historicus en 2013, et Daniel Cohen homo numericus en 2022. Foucault avait sous-titré son essai Les Mots et les choses, en 1966, par « une archéologie des sciences humaines » et confirmait l’essai en 1969 avec L’Archéologie du savoir : par un tour métaphorique, l’archéologie renvoyait à un impensé de l’histoire des sciences, jugée trop limitée par la spécialisation de ses discours. Depuis, beaucoup d’essayistes semblent préférer entreprendre « l’archéologie » des idées les plus variées, plutôt que leur histoire, en prétendant viser une épistémè jusque-là négligée et trop peu réflexive. L’émission radiophonique LSD, diffusée par France Culture, a proposé le 21/09/2020 une « archéologie du clitoris ». Le philosophe Jean Vioulac, en 2022, risquait le mot-valise Anarchéologie pour exposer ses « Fragments hérétiques sur la catastrophe historique », et inscrire son rapport à l’anarchie par rapport à l’histoire, en passe, encore une fois, de disparaître. Les termes de la préhistoire semblent donner à plusieurs disciplines une profondeur et un sérieux issu du temps très long, encore mystérieux, voire leur conférer une dimension ontologique, alors même que l’on revendique des savoirs situés.

En librairie, de grandes synthèses sur l’histoire d’homo sapiens et de ses prédécesseurs se vendent très bien (ouvrages de Yuval Noah Harari, Au commencement était… — Une nouvelle histoire de l’humanité de David Graeber et David Wengrow…), l’anthropologie sociale et politique, les women studies, l’écologie y croisent les travaux de préhistoriens aux spécialisations multipliées par l’utilisation de techniques de pointe. Les éditions pour la jeunesse proposent un nombre impressionnant d’ouvrages de vulgarisation et de fiction sur la préhistoire. De grandes fresques préhistoriques constituent des bestsellers (romans de Jean Auel et de Pierre Pelot parmi d’autres), le genre du « polar préhistorique » se développe. La préhistoire en vient elle-même à changer, non seulement en tant que science, mais aussi en tant que période, sous l’effet de ces vulgarisations, de ces médiations, avec les croisements disciplinaires qu’elle intègre (voir Geneste, Jean-Michel, Grosos, Philippe et Valentin, Boris, Préhistoire — nouvelles frontières). Laurent Olivier, dans « Le passé est un événement » cite aussi bien le Bergson de L’Évolution créatrice que Jean Le Goff, pour proposer le néologisme « transformission », qui dit combien ce qui se transmet en même temps se transforme (26). Michel Lantelme, envisageant le roman français de tirage plus modeste que les œuvres évoquées plus haut, estime que le thème préhistorique répond, par son souci des origines, à la tendance post-apocalyptique d’autres fictions françaises — et de citer Jean Baudrillard : « à mesure que le futur nous échappe, la quête de l’origine, de notre scène primitive, en tant qu’individu comme en tant qu’espèce, est devenue notre obsession majeure ». Débordant les frontières nationales, Chloé Morille, contributrice de ce volume, a soutenu en 2022 une thèse intitulée « Si d’argile se souvient l’homme » — résonances de la préhistoire dans la littérature et les arts plastiques (1894-2019) : domaines français, espagnol, anglais et américains, rappelant les enjeux de ce thème tout au long d’un siècle qui additionna des crises et des raisons de mettre en doute de nombreuses formes de progrès.

Les désillusions apportées par le XXème siècle, l’insatisfaction résultant de l’examen des espaces toujours plus infinis (qu’a brillamment synthétisé Jean Clair sous l’égide de Humboldt), se reportent à l’heure de l’anthropocène sur le désir parfois mal assumé de sonder des temps qui semblent infinis (parce que très reculés) : pour mieux saisir notre XXIème siècle, ou, parfois, pour le fuir.

II Les articles de ce volume

Les préhistoriens ont vu leurs disciplines et leurs techniques se sophistiquer toujours plus. Trois d’entre eux, Boris Valentin, Jean-Michel Geneste et Pascal Depaepe, se livrent dans ce volume à de précieuses réflexions épistémologiques, à des considérations sur l’évolution de leur discipline, et sur les enjeux de celle-ci loin d’Europe. Philippe Grosos, philosophe passionné par la très longue histoire de l’humanité, invite à sa façon à réenvisager la frontière entre histoire et préhistoire, tandis que Jean-Luc Guichet nous invite à mieux lire les propositions et les expériences de pensée de Rousseau … à la lumière des sciences actuelles de la préhistoire, et des recherches en écologie qu’intègrent volontiers celles-ci.

Boris Valentin, professeur en archéologie préhistorique, interroge d’abord la définition de son objet, période dont tous s’accordent à dire la longueur, qui demeure floue, en particulier quand on situe l’humain dans un ensemble d’êtres vivants très divers, qui ont eux aussi évolué, selon des rythmes très variables. La critique du grand partage entre nature et culture ne nous invite-t-elle pas à nous dégager non seulement de l’anthropocentrisme, mais même d’un « primatocentrisme » ? L’auteur évoque des humanités, au sein d’une évolution buissonnante, pour appréhender des vivants très divers, en minimisant la projection de nos façons de vivre et de penser sur les leurs. La mondialisation des recherches, au-delà du Paléolithique européen récent, n’en finit pas de révéler des convergences et des altérités dans les changements de mode de vie et de production, correspondant aussi aux modifications des écosystèmes.

Le philosophe Philippe Grosos critique fermement la démarcation entre préhistoire et histoire. Il définit surtout des modes d’être variés, échappant à la téléologie comme aux idéologies, et s’arrête particulièrement sur le saut qualitatif observable entre les peintures du paléolithique récent, et les œuvres réalisées par des sociétés agro-pastorales.

Mieux prendre en compte les espaces où la préhistoire s’est déployée, les rythmes de ses changements, son articulation à l’histoire, va de pair avec un appel à toujours mieux situer des humanités entre elles. Jean-Michel Geneste, archéologue préhistorien, s’intéresse aux altérités entre humains du lointain passé et humains d’aujourd’hui, que les recherches archéologiques peuvent aider à se réapproprier leur identité, en même temps que leur participation aide les savants à mieux imaginer le sens de leurs propres découvertes. Il rapporte ainsi de façon émouvante son expérience en Terre d’Arnhem (Australie), faite à la demande de la communauté ethnique Jawoyn4

C’est aussi pour replacer dans l’histoire de la préhistoire, et dans la doxa publique, les jugements sur les humains « différents » de ceux qui créent discours et représentations, que Pascal Depaepe, de l’INRAP, relève des représentations de Néandertal, selon des poncifs et caricatures qui l’animalisent, et révèlent surtout les fantasmes d’un XIXème siècle bouleversé par la théorie darwinienne. Le XXème siècle a continué en large partie, surtout dans ses moments les plus sinistres, à hiérarchiser les « races » humaines », toujours en mêlant aux arguments scientifiques des enjeux religieux, politiques et philosophiques.

C’est à un retour vers l’un des grands penseurs de « l’homme naturel » que nous convie Jean-Luc Guichet, en montrant combien Rousseau, avec les connaissances de son temps, son usage de la raison et de l’imagination, a posé des hypothèses que confirment étonnamment des préhistoriens actuels — de même que notre époque favorable à l’écologie se nourrit à nouveau de sa pensée de la nature, des animaux et de ses hypothèses sur la sociabilité.

Les scientifiques et les philosophes cités s’appuient autant que possible sur des documents, des faits, des analyses et des expériences vérifiables, mais la relative jeunesse des recherches en préhistoire, ainsi que le peu de traces qui constituent leur objet, expliquent certaines résonances avec les œuvres des écrivains et des plasticiens, ouverts à l’imaginaire, et plus volontiers perméables aux dimensions idéologiques. Les études des spécialistes de la littérature et les propositions des plasticiennes de ce volume en témoignent, à propos du XIXème siècle tardif (Fanny Drouot sur Zola et Emmanuel Boldrini sur Édouard Schuré) et des XXème et XXIème siècle (Christian Michel sur Don DeLillo, Étienne Lussier sur Pierre Michon, Chloé Morille sur plusieurs auteurs contemporains).

Fanny Drouot montre ainsi qu’Émile Zola s’est intéressé à la science préhistorique pour représenter l’homme de son temps. La découverte de l’abri Cro-Magnon par Louis Lartet est exactement contemporaine de la préparation des Rougon-Macquart et on en retrouve des échos dans l’esquisse de La Fortune des Rougon, dans La Faute de lAbbé Mouret, où se rejoue une manière d’évolution de l’humanité, ainsi que dans les cahiers préparatoires à La Bête humaine. La critique zolienne a souvent privilégié une approche plus ou moins mythologique de certains personnages, en ignorant les « assises anthropologiques » du romancier, malgré l’intérêt quasi obsessionnel bien connu des naturalistes pour l’atavisme5, qui préfigure à sa manière les angoisses actuelles.

La foi dans le progrès et la tentation du décadentisme est partagé par les écrivains cités par Emmanuel Boldrini, qui nourrit lui aussi son étude littéraire de références à des préhistoriens de la deuxième moitié du XIXème siècle. Les discours scientifiques sur les origines ont nourri les doctrines les plus ésotériques, en France, en lien, d’une part, avec le mouvement décadent, qui envisage l’extinction de l’espèce humaine, et, d’autre part, avec le mouvement symboliste, qui rêve d’une pureté originaire d’avant la préhistoire. Le cas de l’occultiste Édouard Schuré illustre ce rapport très ambivalent aux idées d’évolution et de progrès — phénomène que l’on observe également aujourd’hui dans la coïncidence entre de nouveaux retours à la nature, l’engouement pour les civilisations animistes et pour le chamanisme, et des renouveaux New Age, ceci parfois entremêlé à des fantaisies préhistoriques. Le rapport entre sciences et superstitions a également inspiré le romancier américain érudit, Don DeLillo, qui travaille autant l’histoire des mathématiques que la question de l’évolution et de la répétition des temps anciens dans L’étoile de Ratner. Christian Michel, rappelant le procédé de la lecture figurative entre Ancien et Nouveau Testament, éclaire la structure complexe de cette œuvre, hantée par la fin.

Les articles d’Étienne Lussier et de Chloé Morille font résonner le paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg (voir aussi Cohen 2011), déjà cité déjà par Fanny Drouot. Étienne Lussier lit dans les paysages des Beune de Michon des espaces offerts à l’entropie, d’un côté, et, de l’autre, un souffle de vie issu de la caverne préhistorique. La fiction de Michon est-elle susceptible de réorganiser le pessimisme de l’univers ? Le narrateur, qui s’imagine sombrer dans un village aux connotations archaïques, découvre une petite grotte vierge de peintures rupestres, où le chasseur craint de devenir la proie, après avoir lui-même quasiment traqué une femme. Mais la vie du paysage et de la salle de classe recrée de petits mondes, et l’écopoétique devient ici une écocritique. Chloé Morille compare la révélation éprouvée par Bataille lorsqu’il visita Lascaux avec la sidération du même ordre éprouvée par le poète américain Clayton Eshleman. Elle attire notre attention sur le topos que constitue le rapprochement entre préhistoire et énergie atomique à la charnière des XXe et XXIe siècles : ainsi de Michel Jullien, dans son essai sur les Combarelles, de Werner Herzog, qui filme la grotte Chauvet, à côté de la centrale nucléaire du Tricastin, et d’une ferme aux crocodiles peut-être mutants, et d’Étienne Davodeau, dont un album dessiné retrace la randonnée en forme d’enquête, entre la grotte de Pech Merle et le site d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure. La littérature actuelle, comme la préhistoire des savants, questionne la coévolution entre humains et non-humains, depuis un temps long qui s’accélère de façon inquiétante, et joue également des profondeurs de la terre (voir Costes et Altairac, dont la très vaste bibliographie dit la richesse de l’imaginaire des mondes enfouis  — bibliographie que l’on complètera par l’enquête de Robert Macfarlane).

Deux plasticiennes clôturent ce volume. Nathalie Joffre conte son long rapport à la grotte de Lascaux, et la reconfiguration d’une épiphanie rêvée, qui ont mené à deux créations : « Les paysages post-archéologiques » et « Momies »6, à partir des relevés exécutés par l’abbé André Glory dans les années 1950. L’artiste évoque encore le corps des artistes préhistoriques et fait un parallèle entre sa recherche et l’œuvre d’Ana Mendieta et de sa nièce. Préhistoire, histoire personnelle, archives et souci de l’écosystème participent ainsi à de nouvelles traces. Laurence Gossart cite elle aussi Léonard de Vinci et rappelle l’hommage rendu par Miguel Barcelo aux artistes de la Grotte Chauvet, comparés par lui à de grands maîtres de la Renaissance italienne. C’est l’expression de la vie intérieure par les premiers que l’auteure de l’article compare à ce qu’a réalisé, dans ses Feuilles de cerveau, Giuseppe Penone, qui a comparé la grotte à un animal et à un crâne dont on visite les secrets. Comme beaucoup de préhistoriens (dont Jean-Jacques Delannoy et Jean-Michel Geneste), l’artiste a été très interpellée par le retournement infiniment imaginable par l’esprit entre intérieur et extérieur d’une grotte, assimilable à un être vivant, entre géologie minérale et animalité fantastique. L’œuvre de Patrick Neu est elle aussi évoquée à la lumière du Geste du regard de Renaud Égo.

Les œuvres plastiques dialoguent, sautent par-dessus les silences au profit des formes, des couleurs et des matières, et dialectisent sans doute mieux les temps et les créativités, que ne le peuvent les livres, aux prises avec la continuité de la langue. C’est en partie la question qu’a posée Rémi Labrusse dans le premier album de l’Écarquillé, consacré au Silence, à différents chercheurs et artistes intéressés par la préhistoire.

III Fictions, littératures et préhistoire.

Pour aborder en généraliste la question des représentations et des discours de la préhistoire par la littérature, il me semble important de revenir d’abord sur les formes variées que regroupe la fiction, qui n’est pas que littérature ni toute littérature, mais que stimule par excellence le désir de mieux connaître des origines peu connaissables, désir aiguillonné par la menace d’une (auto)destruction massive, en recourant à l’intuition et à l’imaginaire, sinon à l’aveu d’impuissance.

La fiction s’est déployée anciennement sous la forme de mythes. Elle peut, en deuxième lieu, qualifier un texte des années après sa parution, alors qu’il ne se voulait pas imaginaire au moment de sa création : il en est ainsi des tâtonnements et des évolutions des hypothèses scientifiques, pas toujours modestement données pour telles, voire des impostures scientifiques, nombreuses dans l’histoire de la préhistoire — la « fiction » ressortit, dans ce cas, à la réception du texte, et au décalage entre celle-ci et l’écriture de l’œuvre (nous lisons le De Natura rerum de Lucrèce et l’Histoire d’Hérodote avec le plaisir que l’on prendrait à des romans et poèmes un peu didactiques). Troisièmement, certains discours sur la préhistoire intègrent parfois un tel degré d’idéologie qu’ils deviennent des contes, même s’ils prétendent au statut scientifique. Enfin, l’expérience de pensée participe également de la fiction, en tant que fable qui aide son auteur (pas nécessairement reconnu comme « écrivain ») à développer son discours, et à persuader ses lecteurs.

Les historiens des idées et de la Préhistoire (tels Wiktor Stozckowski ou Claudine Cohen) ont rappelé les hypothèses formulées par les mythes. Le préhistorien et anthropologue Jean-Loïc Le Quellec, en croisant des données internationales et multiculturelles, a rassemblé les invariants d’un mythe de l’émergence, qui peut remplir cette fonction. Ces fictions orales, illustrées, parfois couchées par écrit bien tard, et dont les variantes ont pu animer les croyances d’humains préhistoriques, sans doute plus que les adorations de la terre-mère, des panthéismes, ou des chamanismes vite projetés depuis les anthropologies et la doxa modernes sur les temps très anciens, trouvent leur pendant dans les cosmogonies des civilisations antiques et témoignent d’une conscience de la proximité relative entre les règnes minéraux, végétaux, et animaux. Les fictions religieuses et folkloriques qui prétendaient rendre compte des fossiles, comme l’a bien rappelé par exemple Éric Buffetaut, et le créationnisme, prolongent ces histoires, imagées, contredisant les lois naturelles de leur époque. Mythes et religions prétendent expliquer le temps profond de façon exhaustive, tout en l’orientant vers le futur, sans laisser de reste — jusqu’à rencontrer le discours scientifique, cas de plusieurs gens d’Église. L’anthropocène toutefois énonce une fin des temps non prophétisée, face à quoi les fictions mythiques globalisantes largement anthropocentrées ne tiennent plus guère.

Les hypothèses des naturalistes depuis l’antiquité, les propositions d’anthropologues et de préhistoriens ont, à leur manière, pris le relai des cosmogonies expliquant la nature et l’origine des végétaux, des animaux et des humains préhistoriques — pour ne rien dire des fous littéraires, que les origines ont mobilisés à plusieurs reprises (voir Décimo et Pierssens). Les préhistoriens actuels avancent leurs résultats avec une grande prudence, ajoutant et corrigeant des éléments à ces tâtonnements de la pensée et aux recherches de leurs prédécesseurs. Jean Guilaine et Jean Zammit ont par exemple dénoncé la tendance à projeter des idées actuelles sur la préhistoire, à propos de la guerre, en convoquant André Leroi-Gourhan et Pierre Clastres (39) : le préhistorien estimait que la guerre prolongeait le geste de la chasse, tandis que l’ethnologue français, comme l’archéologue américain Lawrence H. Keeley, distinguait d’abord en elle une pratique sociale, particulièrement prisée par les sociétés primitives. Ces deux thèses, non tranchées, s’apparentent à des récits qui prétendent à la vérité. Guilaine et Zammit relèvent encore les catégories anachroniques de plusieurs scientifiques peinant à se détacher autant que possible de préjugés modernes : ainsi d’un soi-disant confort des chasseurs-cueilleurs, en harmonie avec la nature : « confirmation semble apportée par le monde cultivé, scientifique, mariant les démonstrations « rigoureuses » à un sentiment populaire, naïf et mythique, qui relève de la seule fiction. En fait, la science ne sert ici qu’à retrouver des concepts banals, des affirmations gratuites, profondément ancrés dans notre mentalité et notre culture » (49). L’état actuel des connaissances préhistoriques, est compatible avec l’idée d’anthropocène, mais les fictions de connaissances plus anciennes envisageaient celui-ci sur le mode moins radical du décadentisme.

Quant aux expériences de pensée sur la préhistoire, elles ont été particulièrement employées par des philosophes et des penseurs de l’économie politique : Rousseau, Hobbes, Bergson, Nietszche (Stoczkowski, Salanskis) ont cherché à comprendre, en passant par l’imagination cohérente et la déduction, les origines de l’homme et, souvent, ses capacités de destruction. Les théoriciens du marxisme ont davantage ciblé les injustices sociales par ce biais : le site de Christophe Darmangeat, « La Hutte des classes », est consacré à ces questions et cite des textes passionnants d’Engels, de Trostski, de Rosa Luxembourg, en passant par Hannah Arendt. Friedrich Hayek, du côté libéral, a également imaginé des enjeux de la préhistoire pour le développement économique des sociétés (voir Nadeau). Les psychanalystes ont esquissé d’une manière analogue un parallèle entre phylogenèse et ontogenèse (Freud dans Totem et tabou, Ferenczi dans « Thalassa — psychanalyse des origines de la vie sexuelle »). Pareils discours anthropologiques et politiques sur la préhistoire n’envisagent guère, en revanche, d’autodestruction aussi radicale que celle imaginant la disparition de la vie sur terre.

Le caractère idéologique, parfois à peine conscient et volontaire, ressortit aussi à la dimension « fictionnelle » d’un texte. Plus d’un savant des XIXème et XXème siècles a fait servir son objet à des discours non-scientifiques. La théorie de l’évolution a mis à sa façon un terme aux hypothèses très variées qui s’étaient multipliées particulièrement au siècle des Lumières, fasciné par une nature qui commence à se dire « humaine » — mais le créationnisme reste aujourd’hui vigoureux, sur fond de retour du religieux et de divers scepticismes obscurantistes assez répandus (complotismes, spiritualités les plus floues, New Age renouvelé, « post-vérité »…). Le caractère scientifique de la théorie darwinienne et de ses développements n’empêche guère, en effet, la tentation de juger cette très longue histoire : à côté de dénonciations d’un péché originel, le camp de la décadence affronte un camp du progrès en des variations nombreuses, que Marc Guillaumie a bien repérées en matière de roman préhistorique. Les nationalistes ont volontiers situé les origines de l’humanité sur leur territoire, pour valider quelque supériorité de ses habitants — et donc la légitimité de leurs prétentions : Philippe Forest peut ainsi moquer Claudius Côte qui découvrit en 1933 « l’un des plus anciens hommes modernes français », dans L’Enfant fossile. L’Union soviétique a parfois plaqué la dialectique hégelienne sur la succession prétendument linéaire du chaos des chasseurs-cueilleurs, du néolithique et des temps modernes (voir par xemple les articles de Lioudmila Iakovleva et de François Djindjian dans le collectif dirigé par Sophie A. de Beaune). Maria Stavrinaki a rappelé également la vision très discutable de la préhistoire par Cheikh Anta Diop, dans le chapitre intitulé « Enracinement dans le paysage » (324-335) de sa monographie, où elle signale des revendications analogues de la part d’artistes des années 1930 (Asger Jorn, Paul Nash), avec l’appui de certains archéologues et historiens de l’art qui avaient peut-être lu Herder, et recherchaient un esprit du lieu, contre le vertige du trop grand temps. Les discours et représentations plus actuels de la préhistoire posent désormais la question de la nature humaine et des valeurs de celle-ci à la lumière des altérités : qui fut le grand ancêtre ? Qui fut-elle ? Qui furent-ils ? Quel primate ? Quel hominine ? Quel homo ? Comment se définit et s’imagine le jeu de l’alter ego entre sapiens et « les » humains préhistoriques, alors que les cultures fortement industrialisées et technicisées dominent les autres, « primitives » ou « premières », tout autant qu’elles fantasment devant elles ? Faut-il réhabiliter Néandertal, après l’avoir ridiculisé pour valoriser sapiens ? La science présente des documents, des recoupements vérifiables, mais avance inévitablement à tâtons, par hypothèses, après que l’historiographie a elle-même connu un XXème siècle et un début de XXIème siècle extrêmement réflexifs. Se confronter à des disparus est une chose compliquée, quand on veut le faire avec sensibilité, d’autant plus quand ces personnes disent l’autre en nous, l’autre qui a permis notre existence, et dont on se demande s’il peut éclairer notre difficulté à nous dire nous-mêmes.

Les fictions de pensée, au sens large, ont toujours été stimulées par les mystères des temps très anciens, et les alertes anthropocéniques s’inscrivent dans une série de jugements moraux variés. Le constat scientifique et récent de la fragilisation de toutes formes de vie sur terre, quelle que soit la datation de l’anthropocène, est donc susceptible de faire écrire autrement la préhistoire. Plusieurs auteurs, héritiers des anciennes fictions, sensibilisés à l’écologie générale, abordent ainsi la préhistoire en y réinjectant de nouvelles morales ; d’autres songent moins à ajouter de l’imaginaire à la matière préhistorique complexe dont ils peuvent disposer qu’à écrire le récit de leur fascination inquiète.

IV Une typologie7

Ma typologie se fonde sur la lecture d’œuvres littéraires reconnues comme telles (canon académique), d’œuvres « grand public », mais aussi de récits, d’écrivains et de préhistoriens — ces derniers vulgarisant parfois leur savoir en y intégrant expérience et questions personnelles, images (verbales et iconographiques), rhétorique, suspense, etc. Si l’on accepte de considérer des textes anciens sur les origines de l’humanité comme des formes de fiction, il convient tout autant de reconnaître une qualité littéraire à des discours non fictionnels, à quelque période qu’ils appartiennent. En outre, si l’on estime que la création d’un personnage préhistorique par un écrivain (romancier, poète, dramaturge, auteur de récit), a ceci de particulier qu’il nous donne à imaginer ses mœurs, sa sensibilité, son intériorité et son rapport au monde, en particulier son rapport aux autres humains, avec toute une palette d’émotions, on reconnaîtra que des travaux récents de préhistoriens produisent des effets similaires. Je pense d’abord à ce que produit la préhistoire des sensibilités. Après que les historiens ont élargi leur objet au quotidien et aux perceptions (depuis les Annales, la micro-histoire, jusqu’à l’équipe d’Alain Corbin), Sophie Archambault de Beaune, avec moult précautions épistémologiques, consacre par exemple le chapitre 5 de Préhistoire intime à « Aimer, entourer, protéger », où, après Alain Testart, elle s’attarde par exemple sur de nombreuses sépultures réservées à de jeunes enfants, ceci dès Néandertal. Sophie de Beaune évoque aussi l’empathie et la compassion (elle s’aventure sur le territoire du care, familier aux littéraires), à propos du traitement de malades et de handicapés ; la chercheuse mentionne aussi l’attachement probable d’humains préhistoriques à des animaux. En scientifique, elle ne formule que des hypothèses, fondées sur faits, inductions et déductions, tandis qu’un écrivain tendra à affirmer des caractères. Mais les effets chez le lecteur sont proches : des individus très anciens sont éprouvés comme vivants et nous ressemblant. Des spécialistes de la préhistoire du XIXème siècle avaient espéré des œuvres littéraires « évolutionnistes »8. Sophie de Beaune, qui a travaillé sur les objets et les techniques très anciens, s’en approche à sa façon, mais elle dénonce un peu injustement le peu d’intérêt que le roman porte en général aux objets (2010). La littérature a aussi, en effet, une histoire et des genres : le roman réaliste, dont les personnages s’ancrent dans un quotidien sociologique, abonde en descriptions d’objets. L’ekphrasis, et l’hypotypose, furent longtemps des exercices obligés pour savoir « bien » écrire, et les objets, manufacturés ou produits par la nature, constituent de formidables embrayeurs pour des créations de plasticiens9, comme pour des histoires d’enquête. Le paradigme indiciaire, qui structure en partie les Prodigieuses créatures de Tracy Chevalier (ses héroïnes cherchent des fossiles…et la reconnaissance des autorités scientifiques), a pour analogue celui sur quoi repose Le Dernier Néandertalien de Ludovic Slimak. Le récit d’objet, au XXIème siècle, prend le relai du réalisme, tout en s’ouvrant aux hypothèses et à la rêverie comme le fait par excellence Philippe Forest dans L’Enfant fossile.

Premier type d’œuvres mobilisant la préhistoire, le roman préhistorique se porte bien, brillamment entamée dès 1891 avec Vamireh, de Rosny Aîné10, qui avait aussi, dès 1887 croisé le temps profond et le futur imaginaire avec Les Xipéhuz. Le roman préhistorique postule le caractère représentable de la préhistoire, et propose à son lecteur d’adhérer à la fiction, le temps de la lecture. Un siècle environ après les grands classiques que sont La guerre du feu de Rosny Aîné et Avant Adam de Jack London, les longs romans actuels, sans plus de fantasme pour des héros particulièrement forts ou malins, voire les deux, promeuvent encore davantage la vertu de tolérance : à l’entente possible entre étapes imaginaires de l’évolution, s’ajoutent l’égalité entre les sexes, voire la supériorité de l’intelligence et de la compassion féminine, et l’attention portée à la nature non humaine. Ceci culmine dans des formes de contes comme Enfant-pluie de Marc Graciano. En 1955, William Golding échappe davantage au schéma de l’aventure héroïque et aux discours d’idées avec Les Héritiers : s’il partage le questionnement orienté sur la façon dont des types d’humanités anciennes évoluent et cohabitent, sa force poétique, observable dans le travail de l’image et dans le flux de conscience, imposent une fiction de vision du monde par les héros préhistoriques qui minore la dimension morale pessimiste d’un London (Avant Adam se finit avec un génocide et la survivance d’un personnage intrinsèquement mauvais). La sensibilité de l’auteur à l’environnement ne fait pas de doute (ami de J. Lovelock, il lui avait soufflé la métaphore de Gaïa, comme l’explique Théo Mantion), pas plus que son intérêt pour les relations de pouvoir des sociétés naissantes (voir Lord of the flies), sans aucune bien-pensance non plus. L’écriture de son roman préhistorique résonne beaucoup avec les études récentes de préhistoriens sur la sensibilité de nos lointains ancêtres, pour proposer une perception possible du monde par ceux-ci. Les auteurs grand public continuent cette veine littéraire avec succès.

Deuxième type de littérature de la préhistoire : les fictions qui jouent de la celle-ci comme d’une référence qui doit faire penser, mais sans inviter leur lecteur à entrer dans une représentation des humains très anciens. Ces œuvres tiennent encore un discours de valeurs, qui n’empêche ni la qualité littéraire, ni les grandes émotions, ni l’humour. Roy Lewis, journaliste spécialisé en sociologie et en anthropologie, crée ainsi en 1960, avec Pourquoi j’ai mangé mon père, une histoire qui ne prétend à aucun « faire croire », mais des personnages incarnant le génie inventeur généreux et le rusé profiteur, capable de meurtre, ceci combiné avec une caricature œdipienne. Italo Calvino prête des pensées d’intégration et des questionnements identitaires à un dinosaure, exceptionnel survivant aux côtés d’humains préhistoriques, dans ses Cosmicomics, cinq ans plus tard. Max Frisch, en 1979, joue aussi de la préhistoire la plus longue, pour un parallèle entre l’évolution de la terre et la vieillesse bientôt démente d’un personnage dans un village du Tessin. Dans L’Homme apparaît au quaternaire, l’écrivain suisse dénonce avec sobriété la vanité de l’homme moderne : soif illusoire de connaissances pour simplement se rassurer, volonté de rester fort physiquement, de survivre mieux que les dinosaures, que le paysage même. Relire ce roman en connaissance des études du GIEC invite à lire dans la vieillesse individuelle mise en scène l’allégorie de l’humanité, au moins occidentale, devant des changements climatiques incompris. D’autres écrivains insèrent la préhistoire comme objet croisé par leurs personnages des temps modernes et contemporains sans que la vraisemblance soit mise à mal, et sans forcément de discours idéologique : romans sur la recherche de fossiles (les Prodigieuses créatures de Tracy Chevalier — même si la cause des femmes dans un monde scientifique trop masculin est valorisée), éventuellement façon polar (Boucher de Perthes est ainsi victime du vol d’un fossile dans La Mâchoire de Fabien Dorémus, libraire à Amiens – mais le nom du préhistorien du XIXème apporte plus une touche locale qu’une réflexion sur les débuts de l’humanité), romans sur les tranches de vie d’un archéologue (même personnage inspiré du vrai préhistorien dans L’Origine de lhomme de Christine Montalbetti, mais archéologue inventé, gardien de grotte préhistorique frustré dans Préhistoire, de Chevillard). L’obsession pour des temps primitifs peuplés de mâles en perpétuel rut, dans Débrouille-toi avec ton violeur de Johannes Infernus, ajoute une touche radicale aux vociférations de la narratrice féministe, sans pour autant représenter la préhistoire. Ces signes de savoirs préhistoriques, parfois détournés, comme en découvre Fanny Drouot chez Zola, associent ces œuvres au roman préhistorique, et encouragent des études épistémocritiques évaluant les formes et les sens des discours moraux et critiques qu’elles comportent.

Dire sans mettre en scène, préférer l’implicite à l’explicite, prend parfois la forme de poétiques de l’indicible, quasi topos des œuvres faisant référence à l’art préhistorique (L’art du trompe-l’œil par Maylis de Kerangal), avec des intrigues principales volontiers consacrées aux désirs insatisfaits et au manque d’authenticité. Ces formes de variations prosaïques sur le sublime restent assez courantes dans la littérature française contemporaine, à prétention plus esthétiques qu’informatives ou divertissantes, et rejetant l’idéologie : Chevillard, Montalbetti, Kerangal, et Michon (étudié par Étienne Lussier dans ce volume) héritent modestement des théories du romantisme allemand, à la recherche de ce qui est caché sous la surface du temps présent comme de la conscience, prisant le folklore local et le fragment qui procure de la nostalgie, tout en stimulant l’imagination. Pour les penseurs d’Iena, en particulier Friedrich Schlegel, l’œuvre restait par excellence inachevée et inachevable, relevant d’un processus infini : cette pensée, qui reprend le topos de la natura naturans, impliquait dès le XIXème siècle l’intérêt de plusieurs écrivains et peintres romantiques et préromantiques pour les sciences (le jeune Goethe, Friedrich, Carus, Coleridge, Constable…). L’idée d’authenticité retentira encore, entre autres, avec les land artists qui se passionnèrent pour les cultures orales disparues (Smithson, Morris, redécouvrant l’art précolombien…). Maria Stavrinaki parle d’un pouvoir de pharmakon de la géologie, qui dévoilerait le temps immense en offrant d’arrêter celui-ci, et cite La Création d’Edgar Quinet11. De tels élans sont implicites chez les romanciers mentionnés, et se réduisent parfois à une variation sur la vanité, à la limite de l’obscurantisme ironique — sauf quand il s’agit de jouer d’allégorie à effet comique ou grinçant. Pascal Quignard, en tant que styliste, a sans doute lui-même éprouvé une sorte de sublime à propos de la préhistoire : dans La Haine de la musique, il associe les chasseurs du paléolithique aux animaux qu’ils auraient chassés au moyen d’appeaux, accusant la violence impliquée par ce leurre mimétique, avant de conclure par « je fais partie de ce que j’ai perdu » (200). Le renversement des termes attendus, tels qu’on les observe à propos des phénomènes de hantise (ce que nous avons perdu fait partie de nous), appuie encore l’inadéquation à soi de l’humain contemporain, entre rêveries sur la préhistoire et pressentiment d’une fin imminente et concrète de la vie.

Les passages sous silence littéraires obligés, parfois complaisants, parfois détournés en absolus et en cris, devant l’inconnaissable des temps préhistoriques, trouvent un écho, d’une part, dans les difficultés des préhistoriens (qui s’interrogent plus que leurs collègues historiens sur la nature humaine) et, d’autre part, dans les dialectiques des philosophes et des plasticiens entre différents temps. Rémi Labrusse, dans Préhistoire, lenvers du temps, pointe cette problématique, en particulier à propos des modernismes12. Cependant, les fictions littéraires jouissent d’une parfaite liberté pour dépasser le caractère très fragmentaire du connaissable et sa dimension tragique : nulle exigence d’unité de temps, ni de continuité (au moins depuis le roman moderne tel qu’il s’est épanoui avec les avant-gardes), mais, au contraire, la possibilité de négliger la vraisemblance, ce qui n’a jamais empêché de penser.

La survivance en nous de ce que nous avons perdu donne lieu à un troisième type d’œuvre traitant de la préhistoire, en se moquant de la continuité temporelle : les fictions qui déploient deux périodes, l’une actuelle, l’autre préhistorique, en risquant leur représentation. Jack London avait fait l’hypothèse du marquage de nos gènes par nos plus anciens souvenirs pour que le narrateur moderne, dans Before Adam, prête ses mots à son ancêtre Big Tooth, qui évoluait entre une effroyable créature primitive (Red Eye), des parents arboricoles, et une compagne issue d’un groupe plus évolué. Jouant toujours des ressorts de l’aventure, Edgar Rice Burroughs, qui connaissait le préhistorien sud-africain Raymond Dart, a composé un Tarzan dans la préhistoire instructif : ces romans préhistoriques particuliers (préhistoire revécue en rêve, ou retrouvée dans une vallée préservée…) intègrent alors une partie de récit qui permet un recul temporel en autorisant une forme de réflexion comparatiste — à quoi ressemblaient nos ancêtres ? avec, très vite, la sollicitation d’un jugement de valeur, qui ne tombe que rarement dans la caricature, et en dialectisant les temps. Si un pourcentage de la population contemporaine contient des gènes de Néandertal, pourquoi ne pas imaginer qu’elle revienne à cette étape de l’évolution de plusieurs humains européens, voire à l’humanité d’homo erectus ? C’est sur cette piste qu’est parti Xavier Müller, journaliste scientifique, pour conter en trois volumes une épidémie, due à des manipulations génétiques coupables, qui fait régresser nos contemporains, occasion de poser, par le biais du divertissement, des questions éthiques qu’avaient formulées en son temps et à sa manière Vercors, dans Les Animaux dénaturés. Quelques années après les horreurs et le génocide de la moitié du XXème siècle, l’auteur français mettait son lecteur tout autant à distance des personnages modernes, peu doués en amour et en métaphysique, que de très anciens hominidés survivants en Nouvelle-Guinée ; ceux-ci sont étudiés, entre autres, par un prêtre adepte des théories de Teilhard de Chardin13 et par tout un petit groupe héroïque qui leur épargnera l’esclavage au nom de leur humanité. Petru Popescu, dans Primitif, suit un canevas assez proche, avec tentative de morale postcoloniale assez bancale (le héros blanc est amoureux d’une jeune femme africaine…mais a aussi aimé une préhistorique). Succès garanti de ces romans où les « premiers hommes », miraculeusement survivants, ou ressuscités, apparaissent comme des humains que les bons modernes doivent sauver des griffes des méchants modernes, en se réalisant eux-mêmes. Jean-Baptiste del Amo, engagé contre les maltraitances des animaux, décline le thème de la transmission de la violence familiale par-delà les temps, en consacrant le prologue de son roman, et quelques autres paragraphes, à l’initiation à la chasse d’un fils par son père préhistorique, loin de femmes préhistoriques souffrant dans l’enfantement, tandis que l’histoire principale relate l’histoire du meurtre de sa compagne par un personnage contemporain, observé par son enfant. Pas d’invraisemblance narrative, mais le collage entre un grand récit et un autre, qui apparaît comme la clé du premier. Le fatalisme s’y accompagne d’un art consommé de la description de la nature et d’une écriture empathique très efficace, procédé visé par de nombreux écrivains cherchant à entraîner le lecteur par-delà la référence validée scientifiquement. Enfin, un roman comme L’instinct d’Inez, sous la plume de Carlos Fuentes, fait alterner les passions amoureuses tragiques sur les deux périodes, en utilisant deux objets comme fil rouge, et s’inscrivant ainsi dans une poétique de la narration et de l’image obsédante : la musique, et un sceau de cristal mystérieux. Le romancier mexicain ne donne pas de leçon, à l’inverse de Del Amo, mais il interroge des invariants et le mystère des amours malheureuses, en pariant sur des formes de répétition du même, comme ce dernier.

La plupart du temps, la rencontre de la préhistoire par les modernes se tisse avec une forme de nostalgie pour une nature moins abîmée. Cette troisième catégorie littéraire doit aussi être complétée par le sous-genre romanesque mêlant préhistoire et science-fiction : je remercie encore Jean-Michel Geneste de m’avoir appris non seulement que Burroughs avait plongé Tarzan dans la préhistoire, mais aussi que l’auteur de science-fiction préhistorique Francis Carsac n’était autre que le préhistorien François Bordes ! Le roman mariant préhistoire et présent, voire futur, se décline donc en un large spectre, du roman d’aventure, à l’œuvre à prétention plus esthétisante et métaphysique. Christian Grenier, auteur de livres pour la jeunesse, explique que roman de science-fiction et roman préhistorique « explorent (tous deux) le plus proche inconnu », entendant par là des découvertes relativement récentes, qui ouvrent des possibles ; ainsi de la théorie de Darwin, peu avant l’émergence du roman préhistorique. Les deux genres sont le plus souvent déclinés pour provoquer à la fois la rêverie et le changement de perception sur le monde présent (distanciation, « estrangement », défamiliarisation, voire inquiétante étrangeté, selon les écritures). Je n’ai pas encore lu de roman imaginant préhistoire et destruction de la vie sous l’action de l’homme — mais rien ne l’exclut.

Quatrième type de littérature de la préhistoire : les non-fictions … quand elles se distinguent clairement des fictions, ce qui n’est pas le cas de l’original Oiseau-foudre — la découverte en solitaire de la préhistoire de l’Afrique du Sud de Lyall Watson. Cette biographie d’Adrian Boshiers rapporte comment cet homme blanc épileptique découvrit des objets et des sites archéologiques en Afrique du Sud et les fit connaître à Raymond Dart, tout en survivant dans des conditions très dures, et en étant initié à des rites magiques auprès d’habitants de la brousse. L’auteur, scientifique adepte du New Age, ne valide pas le surnaturel, mais laisse planer certains doutes, qui participent du charme de ce récit, élaboré en chapitres inspirés d’un jeu africain. La préhistoire y est abordée comme encore en petite partie préservée, par des populations non citadines, parfois nomades, susceptibles de participer à la science de la préhistoire, telle que pratiquée à Johannesburg, tout en ayant conservé des rapports à la nature que nous avons oubliés. Les événements historiques et des données anthropologiques sont fournies, les peintures rupestres sont également évoquées, décrites, dans un monde partagé entre races : en cela, Watson hérite davantage du réalisme littéraire que les récits de fascination occidentaux peu informés, et, écrivain utilisant librement son intuition, il ajoute des éléments qui donne envie de croire en d’autres épistémè, peut-être à l’image de ce que connurent nos lointains ancêtres.

Récits narrés par des auteurs parlant en leur nom, réfléchissant sur des documents préhistoriques : L’Enfant fossile de Philippe Forest, Les Combarelles de Michel Jullien (commenté par Chloé Morille dans ce volume), Dormance de Jean-Loup Trassard intègrent des travaux scientifiques, disent leur fascination pour les origines, les humains qui nous ont précédé, les arts rupestres, et ce qui nous échappe. Leurs sensibilités, déclinées dans des discours (pensées, souvenirs, avis, espoirs, questionnements…) et des descriptions, plus que dans des épisodes imaginaires, miment moins le sublime qu’elles ne s’aiguisent en rêveries informées et proposées en partage aux lecteurs. Michel Jullien préfère à la science-fiction les expériences futuristes réelles comme les Golden Records envoyés dans l’espace, pour exprimer l’obstination des humains à laisser des traces, contre le temps, contre la mort. Les alternances entre préhistoire, histoire, force des images, réflexion documentée, avec une iconographie importante, distingue cette œuvre. Le récit de Jean-Loup Trassard relève de la prose poétique, et fait donc parfois écho aux Héritiers de William Golding, la représentation d’une histoire imaginaire en moins. Les descriptions, les intuitions, les tentatives d’imaginer, à l’aide de la connaissance des paysages et de l’aiguisement des sens, impliquent également la subjectivité réelle de l’écrivain, proche aussi, mais de façon moins hermétique, du poète Clayton Eshleman, étudié également par Chloé Morille. Andrée Chédid avait aussi privilégié la poésie en prose pour un dialogue et quelques scènes imaginaires avec l’australopithèque que l’on pensait être une femme lors de la publication de l’œuvre, en 1998. Lucy, qui va engendrer tant d’horreurs parmi sa descendance (elle est donnée pour une sorte de mère de l’humanité), devrait être tuée, mais son regard humain recèle aussi de l’amour, et la narratrice l’épargne, validant ainsi une manière d’espoir à préserver en une humanité pourtant capable du pire : le lyrisme se permet de faire dialoguer les temps, sans impératif de vraisemblance, pour exprimer les affres éthiques de l’auteure poétesse. Ces œuvres de non fiction entremêlent plus directement vie des origines et mort des espèces, en intégrant des pensées du deuil et de la vanité, parfois de l’espoir. L’obsession des traces, celles des préhistoriques que l’on désespère de trouver soi-même, de savoir interpréter dans leurs arts, de ressusciter en pensée sensible, les traces qu’on aimerait laisser à nos descendants s’il s’en trouve, se résout modestement dans le geste d’écritures informées et subjectives, sans prétention divertissante et sans fuite. Communes aux fictions et aux non-fictions, les poétiques de l’image travaillent l’espace de manière intensive et suggestive, en explorant le paradigmatique contre le syntagmatique d’allure facilement causale ; ce que projettent Philippe Forest sur la mâchoire de l’enfant préhistorique, Michel Jullien sur les peintures des Combarelles, Jean-Loup Trassard sur une Mayenne en voie de destruction relèvent d’invariants et de similitudes qui font penser les temps sans représenter l’histoire, et rappellent, au niveau littéraire, l’idée de convergence en préhistoire, en biologie et en sociologie (Lahire), ou les formes survivantes d’Aby Warburg en esthétique. L’expression de « temps profond », ou deep time implique à sa façon l’idée d’une épaisseur du temps, qui nous permet d’y voyager, en échappant à son défilé chronologique.

Autre cas de non-fiction travaillant la matière préhistorique en instruisant, en émerveillant, et en interrogeant : certains récits de vulgarisation qui font vivre des personnages (comme Marx dans le jardin de Darwin, d’Ilona Jerger, journaliste spécialisée), dont les textes des préhistoriens eux-mêmes. J’ai évoqué plus haut le développement de recherches sur la sensibilité des préhistoriques, mais deux autres exemples justifieront cet élargissement du sens académique de la « littérature » : le dialogue entre Jean-Michel Geneste et Boris Valentin (contributeurs à ce volume) dans Si loin, si près. Pour en finir avec la Préhistoire et Le dernier Néandertalien de Ludovic Slimak. Dans le premier ouvrage de vulgarisation, les deux scientifiques expriment leur fascination pour leurs objets, parfois pour la technique qui permet leur découverte et leur analyse, la naissance de leur vocation, l’enrichissement par d’autres disciplines, leur amour des paysages, leur curiosité pour des altérités relatives. Ils racontent des enquêtes sur le terrain, empruntant des accents au récit d’aventure (paradigme indiciaire vécu), comme au conte qui suscite l’émerveillement (schéma de la découverte de Lascaux par des enfants). Ils citent des écrivains (Jean-Michel Geneste qualifie son collègue archéologue russe Viatcheslav I. Molodin de poète, Boris Valentin apprécie Jean Rouaud, Jean-Loïc Le Quellec truffe littéralement ses études d’extraits littéraires), pensent la fiction de certaines approches autrefois dites scientifiques, rêvent devant les temps et les rythmes et nous expliquent combien la taille expérimentale de silex mobilise une empathie singulière pour les humains préhistoriques (hommage rendu par J.-M. Geneste à Jacques Tixier), dans des mots dignes des écrivains de métier. Boris Valentin dit la complicité que l’on peut ressentir avec les préhistoriques, pourtant si loin de nous… au point qu’ils ressemblent un peu à des personnages romanesques pour le lecteur. L’iconographie complète de façon émouvante les réponses de Jean-Michel Geneste aux questions de son collègue, car Si loin, si près. Pour en finir avec la Préhistoire contient des dessins exécutés par lui lors de ses voyages sur des lieux de fouille — mélange de médias que la « littérature » au sens plus restreint accueille depuis un peu plus d’un siècle. Ludovic Slimak choisit quant à lui la forme du récit pour toucher les amateurs de préhistoire, et leur faire éprouver les espoirs, les stupeurs, les impatiences de son propre travail pour mieux connaître Néandertal, et pour leur faire imaginer, à ses côtés, la vie de celui-ci. L’introduction du dernier Néandertalien rapporte un dialogue (fictif ou pas, peu importe) entre l’auteur et son fils, pour connecter les temps d’une vie d’insecte, d’une vie d’humain contemporain, de l’histoire, et de la préhistoire. L’anthropocène reste un horizon relativement lointain chez ces « écrivants » écrivains (auxquels on pourrait adjoindre d’autres noms), qui notent cependant les conditions de vie dégradées de certaines populations et celles qui attendent les générations prochaines, comme si le relatif inconnaissable que recouvre cette notion polémique participait bien plus aisément d’un pessimisme général assumé par les romans ou les récits de non-spécialistes … peut-être parce que la littérature au sens traditionnel excelle à exprimer le désordre (Pierssens, 14).

Il apparaît ainsi que la préhistoire, que l’humain désire connaître, dans sa libido sciendi, son narcissisme, et sa mauvaise conscience (« comment en sommes-nous arrivés là ? »), se décline de façons très diverses à l’heure de l’anthropocène. Les scientifiques en savent toujours plus, posent de nouvelles questions orientées par des valeurs changeantes (rapport à la nature, rapport entre les sexes, rapport entre anciens colonisés et anciens colonisateurs, ceux-ci ayant beaucoup plus que les autres développé les questionnements scientifiques sur les origines du genre homo), ont une pratique réflexive forte sur leur discipline, qui croisent bien d’autres sciences humaines, de l’anthropologie à la philosophie. Les écrivains dits « littéraires » continuent de pratiquer le roman préhistorique, croisant parfois les temporalités, utilisant le temps profond de manière allégorique, au profit de poétiques de l’indicible, ou en des récits plus méditatifs, plus ou moins informés, poétiques, accueillant des images littéraires et iconographiques. Les contributeurs spécialistes de littérature de ce volume montrent assez combien ce thème fascine toujours et encore, nous renvoyant une image de nous-mêmes comme autres et comme fragiles. Nous espérons également montrer que cette « matière », en faisant aussi s’exprimer les savants avec leur sensibilité cultivée, nous invite à réenvisager l’écriture scientifique dans ses caractères littéraires.


Ouvrages cités

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Remerciements

À tous les contributeurs du volume, dont certains ont participé au colloque organisé en 2022 à l’Université de Picardie Jules Verne sur ce même sujet ; à Boris Valentin et à Jean-Michel Geneste, dont ce n’était pas le cas, mais qui ont été d’un grand secours (et d’une grande patience !) ; à Rémi Labrusse, pour ses conseils et nos échanges ; à tous les spécialistes de littérature générale osant des comparaisons interdisciplinaires.


1 Le climatologue M. Magny présente l’hypothèse de « lointaines prémices » de l’anthropocène à partir même de la « colonisation de la terre ». Voir encore le succès de Jared Diamond avec Effondrement ou, moins anthropologique, Alain Badiou, dans « Le capitalisme, seul responsable de l’exploitation destructrice de la nature », Le Monde, 26 juillet 2018 : « Prenons les choses d’un peu plus loin. L’humanité, depuis quatre ou cinq millénaires, est organisée par la triade de la propriété privée, qui concentre d’énormes richesses dans les mains de très minces oligarchies ; de la famille, où les fortunes transitent par le biais de l’héritage ; de l’État, qui protège par la force armée et la propriété et la famille. C’est cette triade qui définit l’âge néolithique de notre espèce, et nous y sommes toujours, voire plus que jamais. Le capitalisme est la forme contemporaine du néolithique » (cité par Samuel Chaîneau)

2 Selon la page Facebook du théâtre : « ce troisième portrait de la série théâtrale « Anachronique Paléolithique ! » sonde les couches stratigraphiques de la vie de Breuil pour interroger les croyances, les erreurs et les hypothèses qui se nouent dans la recherche des origines humaines. »

3 Rémi Labrusse et Maria Stavrinaki, deux des trois commissaires, ont par ailleurs publié de remarquables ouvrages sur la préhistoire dans son rapport à l’histoire de l’art.

4 On pourra admirer de superbes clichés de la grotte étudiée, des peintures rupestres qu’on y trouve, et des participants dans Geneste et Valentin, 2019.

5 Clin d’œil au Germinal de Zola, la performance du même titre, créée en 2012 pour la Biennale de la danse de Lyon par Antoine Defoort et Halory Goerger recréait sur la scène tout un monde, le détruisant parfois, entre médiation burlesque, technophilie ironique, travail de la verticalité du plateau : une germination où la dimension sociale ne doit plus rien à des combats « primitifs », et joue très métaphoriquement des potentiels évolutifs du langage.

6 On pourra éventuellement en rapprocher l’œuvre « Volos », du plasticien Hubert Duprat, hache du néolithique enchâssée en 2013 dans un bloc de terre glaise.

7 Je n’inclus pas dans cette typologie la littérature pour la jeunesse, très riche, et qui mêle souvent dimension pédagogique et structure narrative de l’initiation.

8 Ainsi, par exemple, de Ernst Haeckel, voire d’Edgar Quinet, qui espérait une plus grande complémentarité entre sciences et littérature, comme l’a rappelé Nicolas Wanlin.

9 L’historienne de l’art Laurence Bertrand Dorléac a hésité à inclure des artefacts préhistoriques parmi les objets de l’exposition « Les choses », qui s’est tenue au Musée du Louvre en 2022 : voir sa conférence présentée en direct de l’Auditorium Michel Laclotte, le 17 octobre 2022 (https://www.youtube.com/watch?v=MEjVbTu315k). L’attention portée aux « choses » par les humains a donné lieu à des œuvres plastiques, littéraires, et aux recherches des archéologues travaillant sur toutes les périodes.

10 Les frères Goncourt inventent le terme générique à propos de ce roman dans leur Journal (1887-1896), ceci noté par Marc Guillaumie (30).

11 Edgar Quinet, relatant son émotion en haut des Alpes : « J’ai cru être dans une autre planète. Cet horizon me semblait être au-delà des facultés humaines » (La Création, volume 1, Paris, Librairie internationale, 1870, p. 3), avant d’envisager le temps très reculé de la préhistoire comme ce qui nous fait « nous échapper à nous-mêmes » (cité par Maria Stavrinaki, 51).

12 L’art de la performance, en deçà ou au-delà des mots, témoigne parfois d’une même tension nostalgique vers l’indicible du très ancien valorisé comme une forme de primitivité. Le Manifeste magdalénien de Serge Pey, sous-titré « critique du temps », s’y inscrit encore en 2016, dans la mesure où les textes poétiques participent d’un travail graphique et ont accompagné exposition et performance de l’auteur, par ailleurs fasciné par les langues à clics.

13 Don DeLillo, dont Christian Michel commente L’Étoile de Ratner dans ce volume, a intitulé un autre de ses romans Point Oméga.


 




3 – L’Histoire des sens et les prisonniers : la science pénitentiaire et la littérature des prisonniers

Aya Umezawa

I. Histoire des sens et les prisonniers

La prison est un terme générique désignant des établissements pénitentiaires de toutes sortes dans lesquels on enferme ceux qui ont commis (ou sont censés avoir commis) des actes illégaux. Son étymologie remonte au mot latin prehensio, qui dénote simplement la prise du corps, mais depuis l’époque contemporaine, elle est devenue une peine prescrite par la loi en même temps qu’une source de débats portant notamment sur la compatibilité entre la défense sociale et la correction de ses membres.

C’est cette discussion, et plus radicalement l’existence de la prison qu’a problématisée Michel Foucault dans son travail paru en 1975. Selon lui, elle a eu pour effet d’enraciner profondément dans l’usage la surveillance et la correction des individus par le pouvoir1. Cette année 1975 a également été marquée par l’article de Michelle Perrot sur le système pénitentiaire au XIXe siècle2 et par le livre de Pierre Deyon sur l’état de justice au XVIIIe siècle3. De nombreuses recherches historiques sur les prisons ont été publiées depuis : Perrot et son groupe ont fait paraître le résultat de leurs enquêtes en 19804, Jaques-Guy Petit a dirigé un travail collectif en 19845 avant de publier sa thèse en 19906, et Robert Badinter a présenté son travail sur les prisons deux ans plus tard7. C’est grâce à ces recherches historiques faites dans le dernier quart du XXe siècle que nous connaissons l’état des prisons et des prisonniers au XIXe siècle.

Les historiens n’ont cependant pas le monopole des recherches sur la prison. Étant donné que « les geôles » constituent depuis longtemps un topos littéraire, où les personnages épuisent ou reconstituent l’énergie qu’ils consacrent à lutter contre la tyrannie, ce thème a été traité dans plusieurs monographies et, plus largement, à travers des recherches comparatives. Citons celles de Jaques Berchtold sur les mémoires des personnes enfermées aux XVIIe et XVIIIe siècle8, de Victor Brombert sur les prisons romantiques9 et d’Andrew Sobanet sur la description des prisons au XXe siècle10, sans oublier la thèse de Maria Petrescu qui élargit la réflexion sur la littérature québécoise11. Nous observerons la plus grande prudence à l’égard des analyses littéraires qui concernent le XIXe siècle, car c’est à cette époque qu’apparaît pour la première fois la peinture des prisons contemporaines qui, même si elles ont désormais pour but d’isoler les criminels et de les corriger, sont fréquemment confondues dans l’imaginaire traditionnel de la geôle, dont l’objectif n’est que la prise du corps.

Or, bien que le seul sujet de la prison et des prisonniers du XIXe siècle ait été largement exploré, et ce, là encore, tant en histoire qu’en littérature, il faut admettre qu’il est encore loin d’être épuisé. Par exemple, nous ne savons toujours pas comment les gens du XIXe siècle percevaient les prisonniers contemporains, question à laquelle Alain Corbin a tenté de répondre en partie dans son histoire de l’odeur12. Les textes laissés par ceux qui ont visité la prison — les hygiénistes se vantant de guérir « la maladie sociale13 », les journalistes, les publicistes… en un mot tous les spécialistes de la « science pénitentiaire14 » — n’ont pas échappé à Corbin. Néanmoins, nous les analyserons pour notre part en prêtant attention non seulement à l’odeur, mais aussi aux autres sens tels que la vue, l’ouïe et le toucher, pour en faire nos premières sources. En effet, l’enquête sur les lieux qui était à l’origine de ces textes et dont les résultats allaient enrichir les savoirs de la science pénitentiaire et décider l’état de la prison postérieure, était pour leurs auteurs l’occasion d’obtenir des données concrètes et, de surcroît, de sentir les prisonniers réels tout proches. Nous avons donc tout lieu d’essayer d’analyser les textes de ces enquêteurs — qui servent de sources aux recherches historiques — comme si nous étions aux prises avec des œuvres littéraires pleines de métaphores, traces des sens traumatisés : une méthodologie à l’appui de laquelle nous convoquons Étienne Anheim et Antoine Lilti, qui déclarent que « deux pratiques essentielles des sciences sociales, la description et la narration, sont aussi des techniques littéraires15 ». Cette analyse, qui peut être qualifiée d’historico-littéraire, nous permettra de montrer comment ces enquêteurs ont perçu les détenus, à quel sens ils ont préféré recourir et par quelle logique ils ont construit leur savoir sur les prisonniers — ce savoir, à travers des échanges intertextuels entre les autres textes spécifiques et littéraires, finissant par s’imposer comme le centre d’une épistémè.

Ceci ne nous autorise cependant pas à ignorer les textes nés à l’intérieur des prisons : l’essor de l’édition et l’intérêt que les contemporains portaient à la part d’ombre de leur société ont favorisé, des années 1820 aux années 1840, la publication d’ouvrages signés par des prisonniers et des ex-prisonniers. Le détail de l’émergence de ces textes, dont quelques-uns font partie de la littérature panoramique, pourrait être le sujet d’une recherche historique sur l’usage des textes littéraires. Toutefois, nous souhaitons nous concentrer ici plutôt sur le contenu de ces textes, parmi lesquels nous comptons les mémoires et les romans. Ceux-ci sont, pour beaucoup, rédigés après l’incarcération de leur auteur, donc en dehors de la prison, avec force fanfaronnades ou larmoiements induits par l’intention romanesque. D’autres ont été écrits sous les verrous, et ont puisé leur matériau sur le vif ; ils sont par conséquent plus bruts, sans pour autant être nécessairement dénués d’exagération. Il ne s’agira pas ici d’en juger l’authenticité et la pertinence pour en tirer un corpus historique traditionnel. Nous nous attacherons plutôt à les aborder comme des œuvres littéraires en ce qu’elles « mobilisent des procédures textuelles qui correspondent à des opérations cognitives (typologie, description, généralisation, narration…)16 ». Seul ce geste d’analyse littéraire peut en faire une source précieuse et irremplaçable pour l’histoire des sens. L’analyse de la rhétorique employée par ces écrivains « de l’intérieur » nous amènera à réfléchir à quels sens les détenus ont pu recourir pour saisir leurs camarades dans la situation extrême où ils se trouvent, où l’activité possible de leurs cinq sens était restreinte, mais aussi à nous demander comment et pourquoi ils sont parvenus, non matériellement mais psychologiquement, à coucher leurs expériences sensorielles sur le papier.

II. Les prisonniers sentis de l’extérieur — la science pénitentiaire —

L’intérêt porté aux prisons en tant qu’« établissements pénitentiaires » grandit autour de 1820. Bien qu’elles aient été définies comme telles dans le Code pénal de 1791, à la fin du Premier Empire, elles étaient restées dans un état désastreux17. La Société royale des prisons, créée en 1819 sous Louis XVIII et composée d’hommes politiques et de philanthropes, a en conséquence dû rénover près de cent établissements pénitentiaires18, sans oublier pour autant d’apporter une aide individuelle à chaque prisonnier. Elle définit en effet sa mission de la façon suivante :

[…] aviser aux moyens d’adoucir le sort des détenus, rendre les prisons plus salubres, procurer aux malheureux qui y sont renfermés une nourriture plus abondante et plus substantielle, fournir des vêtements à ceux qui en seraient dépourvus, organiser partout des infirmeries où les malades seraient convenablement soignés, procurer du travail aux hommes valides afin de les détourner de l’oisiveté, et de leur préparer des ressources pour l’époque où ils rentreront dans la société, empêcher que leur caractère ne se dégrade et ne devienne plus vicieux pendant la durée de détention, et travailler à les ramener à la morale par les secours de la religion19.

L’adverbe « plus » et les verbes « procurer » et « fournir » témoignent du fait que la Société royale des prisons considérait les prisonniers comme dépourvus de tout. Pour elle, la racine du problème se situe dans le manque : manque de nourriture, de vêtement, de travail, de soutien religieux… De là naît aussi une perspective optimiste selon laquelle il serait possible de résoudre tous les problèmes des prisonniers en comblant ces manques20. La Société royale des prisons a donc lancé une réforme des prisons qui restera effective pendant une dizaine d’années, avant que la génération suivante n’en critique la perspective matérialiste. Alexis de Tocqueville est un des représentants de cette nouvelle génération : ayant visité la prison de Versailles en 1830, il affirme que la situation matérielle des prisonniers y est trop favorisée21. Son livre intitulé Système pénitentiaire aux États-Unis et son application en France22 (1833), résultat d’une enquête menée avec son ami Gustave de Beaumont publié à leur retour d’Amérique, amène enfin le gouvernement à montrer un intérêt relatif à la question pénitentiaire. Ainsi, sous les cabinets de Camille de Montalivet, d’Adrien de Gasparin et de Tanneguy Duchâtel, les prisons françaises ont commencé à accueillir des enquêteurs professionnels et privés dont le but était de réfléchir à une réforme pénitentiaire dans une perspective non plus philanthropique, mais scientifique. Nous allons maintenant nous servir des rapports de ces enquêteurs afin d’y analyser les traces de leur courte expérience personnelle et sensorielle des prisonniers.

À une époque où le fameux système anglais du silence n’était encore que partiellement connu23, le bavardage n’était pas interdit dans les prisons françaises. Les enquêteurs pouvaient ainsi récolter des informations sonores, parfois avant même de s’approcher de la source du bruit ; car c’était en effet du bruit, et non pas des conversations, dans la mesure où ils ne comprenaient pas la langue qui courait de tous côtés. Comment cette langue, l’argot qu’ils avaient pu lire dans les Mémoires d’Eugène-François Vidocq ou dans Les Derniers jours d’un condamné de Victor Hugo, sonnait-elle effectivement à leur oreille ? Contre toute attente, aucun des enquêteurs n’examine l’aspect phonologique de l’argot. Ils notent simplement que les prisonniers utilisent leur propre langue. Même Louis-Mathurin Moreau-Christophe, l’un des plus militants d’entre eux, qui persistera jusque dans les années 1860 à dénoncer les conditions carcérales de son époque qu’il juge trop favorables aux criminels de profession, se borne à une analyse sémantique24. Sur ce point, le livre 7 du tome 4 des Misérables se distingue par la synesthésie qui semble émerger au contact de l’argot : si la phrase « Vousiergue trouvaille bonorgue ce gigomouche25? », marquée par lexcessive longueur phonétique et graphique de chaque mot, évoque dans la prose d’Hugo de faux perclus traînant les pieds, c’est le résultat d’un mélange de son expérience personnelle sonore et le souvenir collectif et visuel de la Cour des miracles26.

Moins poètes, les autres enquêteurs ont plutôt signalé que la parole n’était pas l’unique moyen de communication des prisonniers. Michelle Perrot évoque ainsi la « hantise du regard27 » à propos de ce que disent les prisonniers par les yeux. Il faut souligner ici que les enquêteurs s’en rendent compte par le même sens de la vision : « le gouvernement voit clairement, du point élevé d’où il regarde, que ce danger est moins dans la langue des détenus que dans les yeux28 ». Pour la plupart des enquêteurs, dont l’organe de l’ouïe se retrouve pris en défaut par le bruit, ou encore n’est pas mis à contribution par simple manque d’intérêt, les informations visuelles étaient plus « bavardes ». Et de fait, la vision est la source de commentaires jusqu’ici absents des rapports de la Société royale des prisons, qualifiée d’« aveugle29 » par ses adversaires. Bérenger de la Drôme se vante qu’« il est facile à un œil exercé de reconnaître, à un caractère particulier de pâleur et d’abattement, la trace de ces honteux désordres30 ». Charles Lucas, un réformateur modéré opposé à Tocqueville, note aussi qu’on reconnaît un « sodomiste31 » « à son teint pâle et son œil », c’est-à-dire toujours par la vue. Toutes ces remarques reposent sur l’idée que le gaspillage de sperme serait nuisible à la circulation du sang32, alors même que la pâleur soulignée ici peut être due à la privation de lumière. Sans attendre la fin du siècle et l’importation de la criminologie italienne, ces prétendus scientifiques sont arrivés ainsi à trouver le signe visible et distinctif de « déviations » mentale (exprimée dans le crime), sexuelle (il s’agit pour l’époque de l’homosexualité) et physique (manifestation de la faiblesse du corps)33.

À la visibilité des corps s’ajoutent celle des chiffres : leur publication annuelle par le Compte général de l’administration de la justice criminelle ayant commencé en 1827, ils sont souvent cités par les enquêteurs se faisant fort d’être scientifiques. Nous reproduisons ci-dessous le nombre total par an des accusés et des prévenus des délits ordinaires sur une quinzaine d’années :

1827… 65 226
1828… 66 773
1829… 69 350
1830… 62 544
1831… 69 225
1832… 73 061
1833… 69 994
1834… 72 299
1835… 75 022
1836… 79 930
1837… 83 226
1838… 88 940
1839… 91 742
1840… 98 336
1841… 96 32434

À la vue de ces statistiques, les enquêteurs ont conclu, sans prendre en considération l’augmentation de la population totale, que les prisonniers se multipliaient avec une rapidité alarmante35 — comme si la masse des prisonniers, dont ils ont réellement vu une partie en prison, était incarnée par ces chiffres et resurgissaient devant leurs yeux, comme une menace sourde.

Or, comme un député de l’époque a eu la perspicacité de le signaler, les prisonniers se servaient non seulement du « langage des yeux » déjà remarqué par les autres, mais aussi du « langage du toucher36 » , formulé par l’intensité du contact (se pousser, chatouiller, frapper…). Là encore, les enquêteurs eux aussi ont mis à profit ce sens pour les comprendre, mais de manière différente. La phrénologie, qui se donnait pour tâche de décrire les signes distinctifs des criminels perceptibles à la vue et surtout au toucher, était justement en vogue. La Société phrénologique de Paris, fondée en 1831, comptait parmi ses membres des enquêteurs de prison tels que Moreau-Christophe et Lucas, dont on peut supposer qu’ils se proposaient de participer à la construction des savoirs sur les criminels grâce à leur expérience personnelle37. Fascinés par le crâne des criminels, les phrénologues amateurs y ont retrouvé des « bosses » particulières, telle que la « bosse pariétale saillante (organes de la circonspection38) » : comme le résume Jean-Michel Lavadie, les phrénologues ont mis des « « mot[s] » [sur] ce que l’on devinait39 ». Cependant, il est à noter que, pour les tenants de la phrénologie, les bosses des criminels témoignaient non pas du manque de certains sentiments, mais bien plutôt de l’excès de certaines capacités mentales comme la circonspection40. Comme le montre ce fait, les enquêteurs ont commencé à penser que les prisonniers étaient loin d’être dépourvus de tout. Rejoignant les observations de Tocqueville, ils les voient comme des êtres marqués par l’excès : excès de bien-être matériel, de camarades, de vices, de désirs.

Cette nouvelle perception des prisonniers, scientifique, mais induite en réalité par leurs expériences sensorielles subjectives, a naturellement conduit les enquêteurs à abandonner l’idée d’une réforme pénitentiaire « additive » à l’image de celle de la Société royale des prisons, qui consistait à donner ce qui manquait aux détenus. Ils proposent à la place une réforme « soustractive » : il s’agit désormais d’empêcher que les prisonniers ne voient croître leur confort matériel, le nombre de leurs camarades, l’étendue de leurs vices et de leurs désirs en prison. C’est une des raisons pour lesquelles l’enfermement individuel, de nuit (modèle auburnien) ou sur vingt-quatre heures (modèle pennsylvanien), était de beaucoup préféré à l’enfermement collectif vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Certes, la prison cellulaire posait nombre de problèmes41, au premier desquels celui de la surveillance visuelle : si elle pouvait éviter la dépravation sexuelle collective, elle ne pouvait pas empêcher le « vice solitaire ». Néanmoins, il est aussi vrai que la mauvaise circulation de l’air était patente dans les prisons construites simplement en vue d’être panoptiques, et que cela était devenu un des sujets les plus importants parmi ceux abordés par les enquêteurs42 : selon Corbin, la ventilation impliquait, comme la surveillance visuelle, « la lutte contre le recoin obscur où stagne l’air vicié43 ». Ainsi, d’après Louis-René Villermé, le taux de mortalité en prison était plus élevé qu’au bagne, car les prisonniers y manquaient d’activités « en plein air44 ». Le docteur suisse Espine était même allé jusqu’à calculer la quantité d’air nécessaire à chaque prisonnier45. Lors de l’épidémie de choléra, maladie censée se propager parmi « ceux que leur immoralité, autant que leur misère, portait à commettre de fréquents attentats contre la société46 », on a « renouvelé l’air des chambres et dortoirs [en prison], par une ventilation continuelle47 ». Cependant, malgré ces efforts hygiénistes pour une meilleure circulation de l’air, les enquêteurs continuent d’y voir une cause concrète de la corruption morale des prisonniers. L’académicien Bérenger écrit que les prisonniers sont corrompus par « l’air [des] prisons48 » qui sont, selon un magistrat de Toulouse, « tout ce qui est flétri par l’air contagieux qui s’en exhale49. »

Tous ces éléments nous permettent de dire que les ouvrages de ces enquêteurs reposent sur un paradoxe : ceux-là mêmes qui, à la différence de ceux qu’ils qualifiaient de philanthropes trop sensibles, se revendiquaient de l’objectivité de la science, se sont finalement appuyés sur leurs sens, subjectifs et scientifiquement incertains, d’une manière relativement importante. Nous observons en outre que, parmi les informations sensorielles, les enquêteurs semblaient attacher moins d’importance à celles qui venaient des oreilles qu’à celles qui venaient des yeux, et à celles qui venaient des yeux qu’à celles qui venaient du nez. Toutefois, il ne faudrait pas se hâter de conclure que cela témoigne d’un avantage accordé au sens olfactif : d’ailleurs, ne paraît-il pas curieux qu’ils restent silencieux sur l’odeur des prisonniers pour n’évoquer que l’air des prisons ? Nous pouvons avancer deux raisons à cela. D’un côté, dénoncer l’odeur des prisonniers, causée par le manque d’hygiène dans les prisons, aurait contredit l’argumentation selon laquelle le secours leur avait déjà été surabondamment apporté. Il y aurait d’un autre côté une raison sensorielle : l’air aurait été plus éloquent que l’odeur, car il comprend non seulement la puanteur, mais aussi la chaleur, l’humidité et la pesanteur50, perceptibles tant par le nez que par la peau. Rappelons ici, à l’appui de cette raison, la série d’expériences faites par Ernst Heinrich Weber au milieu des années 1830 sur le tact. Elle a été, pour les physiologistes français, l’occasion de repenser ce sens « diversement développé à la surface de la peau51 » ; certains d’entre eux ont même remarqué l’existence de sensations qui, dérivant dun sens concernant « un bien plus grand nombre de parties » que le bout des doigts, « nappartiennent pas au sens du tact ou du toucher, comme on la enseigné jusquà ce jour52 ». Lattention portée à lair peut se traduire ainsi comme le reflet dun changement de paradigme en cours, vers ce sens tactile étendu ou « sens cutané », irréductible au seul toucher53.

III. Les prisonniers sentis de l’intérieur — la littérature des prisonniers —

Nous n’avons abordé jusqu’ici que le sujet des prisonniers sentis pour ainsi dire de « l’extérieur », par les enquêteurs venant du dehors de la prison. Nous voudrions maintenant passer aux prisonniers sentis de « l’intérieur », par les prisonniers eux-mêmes. Pour comprendre le contexte dans lequel ceux-ci ont publié leurs écrits, nous devons remonter en 1819 où la Société Royale des prisons a organisé un concours de littérature dont les productions étaient destinées à être lues par les détenus54 : ce concours n’a eu lieu qu’une fois, mais la publication des œuvres couronnées est, pour nous, le signe que les portes des prisons contemporaines étaient désormais ouvertes sur l’extérieur. D’une part, les littérateurs avaient trouvé là l’occasion de se saisir d’un nouveau thème : celui de prisonniers en prison pour y purger une peine, autrement dit, des prisonniers contemporains (distincts des enfermés de la geôle qui sont, eux, victimes de l’absurdité55). Ils sont désormais présents dans les romans du jeune Victor Hugo56 et d’Auguste Ricard57, bien qu’il faille tout de même admettre que leurs descriptions sont imaginaires et parsemées d’invraisemblances58 : leur objectif n’était pas de dévoiler la vérité, mais d’intéresser l’opinion publique à la question sociale. D’autre part, ce concours de littérature pensé initialement pour des « lecteurs prisonniers » a permis d’ouvrir aux « écrivains prisonniers » un espace d’expression directe vers le monde extérieur. Certes, dès la dernière moitié du XVIIe siècle où les mémoires étaient un genre de plus en plus en vogue, il existait des écrivains « embastillés ». Les auteurs que Berchtold nous présente et qui ont été « souvent motivés par la volonté d’apporter une explication à l’injustice d’un embastillement ou de décrire la dureté de l’épreuve endurée », ont considéré les mémoires « sans contrainte » comme « une libération formelle fondatrice59 ». Les prisonniers du XIXe siècle, quant à eux, étaient conscients d’être enfermés à raison ; de plus, vivant dans une époque postérieure à la « pensée beccarienne ou howardienne60 », ils savaient que la peine devait être proportionnée au crime et que la prison devait se montrer humaine. Ajoutons que la menace de l’incarcération et le souci d’éviter la prison qui hantaient leurs prédécesseurs61 ont été remplacés par la menace de quitter à jamais la société civile et le souci de fuir la société parallèle des criminels. Ce sont donc leurs mémoires, auxquels nous adjoignons leurs romans autobiographiques — genre désormais à la mode — que nous voulons maintenant analyser : nous y verrons de nombreuses descriptions de leurs camarades sentis de près.

Lorsque l’on parle de la littérature écrite de la main des prisonniers du XIXe siècle, on pense généralement aux œuvres d’Eugène-François Vidocq62 et de Pierre-François Lacenaire63, mais leurs textes ne sont pas nécessairement les précurseurs des publications de prisonniers : le roman de François Raban Le Prisonnier64, rédigé daprès son expérience récente à la prison de Sainte-Pélagie, est paru en 1826, c’est-à-dire deux ans avant les Mémoires de Vidocq. Les mémoires de Vidocq et Lacenaire nous cachent également la grande variété de ces publications. Au début de la décennie 1830 est publié Paris, ou le livre des cent-et-un, qui contient, entre autres, un certain nombre d’articles signés par des ex-prisonniers. Parmi ceux-ci, on peut notamment citer « La Force », texte anonyme65 et « La Conciergerie » de Philarète Chasles, inculpé en 1815 pour crime politique66. En 1834, le jeune prisonnier gracié Hyppolite Raynal publie son autobiographie67, suivie deux ans plus tard par un roman documentaire dont il a écrit la majeure partie pendant son incarcération68. L’année suivant les scandaleux Mémoires inachevés de Lacenaire69, c’est Vidocq, l’autre prisonnier toujours célèbre aujourd’hui, qui revient avec son livre Les Voleurs dont la deuxième partie est consacrée à un dictionnaire argot-français70. Dans les années 1840, les publications d’ex-prisonniers se font plus rares. Pierre Joigneaux fait paraître en 1841 Les Prisons de Paris par un ancien détenu71, puis en 1846, Intérieur des prisons72. Finalement, Vidocq signe deux romans qui viennent clore vingt ans de publications de prisonniers : Les Vrais mystères de Paris73 (1844) inspirés d’Eugène Sue, et Les Chauffeurs du Nord74 (1846), qui narre les aventures d’une bande ayant réellement existé et avec laquelle il se serait évadé de prison75. Cependant, malgré le tarissement progressif de ces publications, l’histoire des textes de prisonniers ne se termine pas là. Ainsi, on en retrouve la trace plus d’un demi-siècle plus tard, en 1921, lorsque le criminologue Alexandre Lacassagne fait don de sa collection de mémoires de prisonniers à la bibliothèque de Lyon. Ces mémoires ne sont pas le fruit d’un désir d’écrire de leurs auteurs, mais le résultat de demandes faites par le criminologue. Ces mémoires sont, de ce fait, désignés par Philippe Artières sous le nom de « littérature prisonnière76 » à double titre : il s’agit d’une littérature de prisonniers, écrite en prison, ainsi que d’une littérature qui n’est pas le résultat d’un désir libre, mais d’un acte contraint. Par contraste, l’existence de cette littérature prisonnière du XXe siècle vient souligner l’intérêt de la littérature écrite spontanément par les prisonniers du XIXe siècle qui serait, celle-ci, une véritable « littérature des prisonniers ».

Que nous dit-elle alors de ce que perçoivent ses auteurs ? On peut tout d’abord remarquer qu’il est difficile d’y trouver des descriptions faisant appel au palais. Raynal seul s’arrête sur le sujet, notant qu’il obtenait dans une prison de la soupe, et même « le meilleur des légumes77 », tandis qu’il ne pouvait manger qu’« un pain maigre affamé de sa propre substance et quelques légumes déjà rongés par les insectes78 » dans une autre. La plainte concernant l’insuffisance de l’aide matérielle est néanmoins rare dans l’ensemble de la littérature des prisonniers. En revanche, les auteurs ont accusé la réforme carcérale de ne pas assez tenir compte de l’aspect moral de leur existence79, et c’est à cette fin qu’ils déploient des descriptions sensorielles, souhaitant en appeler à l’instinct de sympathie des lecteurs.

Par exemple, ils ont bien noté ce qu’ils entendaient ou ce qu’ils avaient entendu autour d’eux, à la différence des enquêteurs venant de l’extérieur et gardant toujours une certaine distance, pour qui tout n’était que bruit. Certes, Raynal représente le dépôt de Saint-Denis avec ces mots : « Des hommes, du bruit, du bruit et des hommes toujours80. » L’auteur anonyme de « La Force », enfermé dans la prison préventive éponyme et affecté par une perte d’audition, témoigne que soixante individus poussaient des « cris presque féroces qui ébranlent souvent les murs81 ». Cependant, pour l’oreille des écrivains qui se trouvaient tous les jours parmi les détenus, il s’agissait inévitablement d’une langue ; mais un argot que les voleurs utilisaient pour faciliter leur travail et qui étaient aussi une marque dappartenance à leur monde. Les mots utilisés en argot changent de signification, et leur son en accentue ou en développe l’imaginaire. C’est ainsi qu’au commencement de sa carrière prisonnière, le jeune Vidocq aurait davantage craint le langage que l’acte : « Quand, jour et nuit, en ma présence, on préconisait hautement les actions les plus contraires à la morale, je n’étais plus assez sûr de la force de mon caractère pour ne pas craindre de me familiariser avec ce perfide et dangereux langage82. » Tout en observant une prudence de rigueur lorsque nous traitons ses textes rétrospectifs — et peut-être apocryphes — probablement non exempts d’exagérations, de nostalgie ou de souvenirs erronés, nous pouvons retenir que chez lui, le langage est d’abord une matière sonore, et, comme telle, se fait le véhicule du vice qui entre dans lhomme par les oreilles, avant d’altérer la vision. Raynal, arrêté pour vagabondage, en témoignera ultérieurement dans son autobiographie rédigée en prison. « Tous les termes de cet idiome antisocial, écrit-il, désignant en quelque sorte un délit, familiarisent ceux qui les emploient d’abord avec le nom, ensuite avec la chose83 ». Cela nous permet de constater que, contrairement aux enquêteurs, les nouveaux prisonniers eux-mêmes se concentraient davantage sur les informations auditives que sur les informations visuelles, soit parce que celles-ci étaient limitées à cause de l’éclairage insuffisant, soit parce qu’il leur était plus facile de fermer les yeux que de se boucher les oreilles.

Ainsi « contraint à ne voir, à n’entendre que des êtres dégradés », Vidocq redoute « la contagion de l’exemple » et aurait préféré « être réduit à vivre au milieu d’une troupe de pestiférés84 ». Cependant, si l’ouïe et la vue sont les sens par lesquels Vidocq et Raynal sont initiés à la communauté des criminels, l’odorat, dans l’obscurité et le brouhaha et de la prison, est pour d’autres le sens principal par lequel ils font l’expérience de cette communauté. Raban décrit son héros, innocent injustement emprisonné, entouré de prisonniers dont les vêtements annoncent la « malpropreté la plus dégoûtante », et « dont le corps exhale des miasmes pestilentiels85 ». Ce roman rédigé au moment de la réforme pénitentiaire dite matérielle de la Société royale des prisons ne fait pas l’impasse sur l’odeur de la prison, qui a été en effet pendant longtemps considérée comme « la plus dangereuse après la peste86 ». Surtout, chez Raban, l’origine s’en trouve dans les prisonniers eux-mêmes. C’est pourquoi il les matérialise d’abord par l’odeur, et ce, avant toute mention de leur apparence. Quand il écrit : « À peine cette porte fut-elle ouverte, qu’il s’exhala une odeur fétide qui faillit éteindre la lumière que portait le guichetier, et ceci fit reculer de plusieurs pas notre héros87 », il veut non seulement effrayer ses lecteurs, qui mettent les pieds avec son héros dans une prison où le mal est si présent que la lumière (fragile incarnation du bien) ne peut subsister, mais aussi insister que ce n’est pas l’air de l’extérieur, mais l’odeur intérieure qui menace la flamme. Par ce déplacement métaphorique, l’odeur de la prison se voit octroyée une force surnaturelle, incarnation métonymique de la férocité des prisonniers.

Même après la dissolution de la Société royale des prisons, Raynal continue à commenter, mais de manière plus subtile que Raban, l’odeur des détenus que ses contemporains enquêteurs ne signalaient pas. En se souvenant d’un adolescent à côté duquel il couchait dans le dépôt de Saint-Denis et qui, afin de regagner son pain volé, était forcé d’avoir chaque nuit des rapports sexuels avec les autres, Raynal écrit que « tout, jusqu’au langage, y puait la corruption88. » Dans ce passage, le verbe « puer », réactualisé par l’odeur réelle des prisonniers, se présente comme la manifestation physique de leur corruption morale. Quand un jeune ami de Raynal finit par faire aussi partie des victimes, il s’en plaint toujours avec une métaphore olfactive : « le malheureux enfant avait pris l’odeur de l’égout dans lequel on l’avait plongé89 ». Le mot « égout » renvoie ici aux corps des hommes unis et entassés, et vient en redoubler la puanteur. Le vice est ainsi associé à une puanteur contagieuse qui contamine tous les détenus, tant spirituellement que physiquement. De là vient que celui qui ne la partage pas en est imprégné de force. Voici la scène du lynchage d’un homme qui a vendu ses camarades afin de sortir de prison, et dont Raynal se fait le témoin : « Alors un des assistants, parodiant la cérémonie de l’eau lustrale accordée aux défunts, s’empara d’un énorme baquet affecté à l’usage de tous, et le lui renversa sur la tête90. » Il ne faut sans doute pas l’interpréter comme la simple description d’hérétiques accomplissant un sacrilège, puisque ce grand baquet est le baquet d’aisance des prisonniers. Son odeur, provenant du plus profond du corps des criminels, est porteuse de leurs vices. Ainsi, le liquide versé sur le dénonciateur devient une sorte d’eau sacrée dont l’objectif serait de laver celui qui n’était plus, pour ainsi dire, « en odeur de sainteté » parmi ses compagnons. En somme, les écrivains en prison ne perçoivent pas l’air, mais seulement l’odeur : sur ce point, ils sont exclus du changement de paradigme qui va accorder plus d’importance au sens tactile étendu, qu’on peut aussi appeler « sens cutané ».

De fait, si les écrivains en prison laissent des descriptions sensorielles qui ressemblent jusqu’à un certain point à celle des enquêteurs venant de l’extérieur, elles ne sont pas identiques ; elles sont d’ailleurs souvent plus complexes. Cela s’explique d’abord par le fait que les écrivains en prison étaient, dans un certain sens, plus privilégiés que leurs codétenus. Rappelons que ceux-ci, insensibles aux bruits qu’ils faisaient, à la vision qu’ils présentaient et à l’odeur qu’ils répandaient, étaient incapables de « se sentir » eux-mêmes. Ainsi que le remarque Alain Corbin à propos des matelots qui « sentent mauvais » : en ne se rendant pas compte de leur odeur et n’ayant pas la « délicatesse des sens » des officiers, ils « sent[ent] mal91 ». C’est pourquoi Raynal, en songeant à un de ses amis qui vient d’être libéré, le décrit en train de regagner les sens. Au début, « il n’est plus libre que par un sens : la vue ; il regarde, la bouche béante92 ». Ce n’est qu’ensuite que l’ouïe et l’odorat lui reviennent :

[…] puis, se bouchant de ses mains les oreilles, et fermant les yeux, il se dit : « Décidément où suis-je ? […]. » Aussitôt après ce monologue Arthur [ami à Raynal] se rend l’ouïe et la vue : […] Des fleurs et de la verdure partout ! nulle part du bruit de l’espèce accoutumée ! Une femme passe, tenant un petit enfant qui crie. Quelle est cette personne et quelle musique est cette voix comparée aux hurlemen[t]s de la grande cour ! […] pleins de poussière et semés de fiente de cheval dont l’odeur sent bon ; […] il retire son argent qu’il secoue et fait sonner93 ; […].

Comme le montre cet exemple, les sens des prisonniers ne sont pas complètement annihilés : ils sont simplement endormis. Toutes les descriptions sensorielles permettent donc à ces écrivains, qui ont, eux, gardé exceptionnellement les sens et leurs facultés d’expression, non seulement de montrer la situation désastreuse dans laquelle ils se trouvent, mais aussi d’esquisser la possibilité d’une amélioration de l’environnement et des individus. Aussi Raynal déclare-t-il que les prisonniers ont besoin d’un « univers palpable à parcourir94 ». L’auteur anonyme de « La Force », quant à lui, suite au témoignage auditif que nous avons déjà cité — ces cris presque féroces qui ébranlent les murs —, espère que « les observations » permettront d’arrêter ces excès, pour que les prisonniers « ne rugissent plus » et commencent à « parler95 ». La littérature des prisonniers nous montre ainsi que la conviction dix-neuvièmiste du progrès général avait même pénétré les murs des prisons.

Cependant, si nous pensons aux « observations » effectivement réalisées par les enquêteurs, la position des écrivains prisonniers apparaît plus fragile que privilégiée. La littérature des prisonniers se nourrit de ce que ses auteurs ont réellement écouté, vu et senti au plus près de leurs codétenus, mais ils sont eux aussi écoutés, vus et sentis par les enquêteurs, qui construisent leur savoir sur l’ensemble des prisonniers. Assimilés à ces derniers, les écrivains prisonniers n’appartiennent plus au monde où la science est en plein essor et où chacun est libre d’exercer pleinement ses facultés sensorielles. Désormais, s’étend devant eux un nouveau monde, et dans ce monde des criminels, comme nous l’avons dit, l’ouïe, la vue et l’odorat s’émoussent jusqu’à l’insensibilité. La littérature des prisonniers peut donc être comprise, du point de vue de l’histoire des sens, comme une trace de la résistance que les auteurs ont opposée à leur passage d’un monde à l’autre96 : l’écriture de leurs expériences sensorielles devait garder la preuve de l’existence de leurs capacités sensorielles menacées. Malgré cela, et comme nous le savons déjà, la réforme pénitentiaire postérieure, dont les grandes lignes ont été décidées par les enquêteurs venant de l’extérieur, aura lieu et laissera en arrière toutes les voix enrouées de ces prisonniers. Ainsi, dans l’histoire des sens que nous avons tenté d’esquisser et qui ne se contente plus d’être celle des « sens sur les prisonniers » mais des « sens des prisonniers », il importe de revenir toujours à la littérature des prisonniers, qui y occupe une place à la fois fondamentale et sans pareille.

Ouvrages cités

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1 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

2 Michelle Perrot, « Délinquance et système pénitentiaire au XIXe siècle », Annales. Histoire, sciences sociales, Paris, EHESS, 1975, n. 30-1.

3 Pierre Deyon, Le Temps des prisons. Essai sur l’histoire de la délinquance et les origines du système pénitentiaire, Paris, Éditions universitaires, 1975.

4 Michelle Perrot (dir.), L’Impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, Paris, Seuil, 1980.

5 Jacques-Guy Petit (dir.), La Prison, le bagne et l’histoire, Librairie des Méridiens, Genève, 1984.

6 Jacques-Guy Petit, Ces Peines obscures. La prison pénale en France 1780-1875, Paris, Fayard, 1990.

7 Robert Badinter, La Prison républicaine, 1871-1914, Paris, Fayard, 1992.

8 Jacques Berchtold, Les Prisons du roman (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Droz, 2000.

9 Victor Brombert, La Prison romantique. Essai sur l’imaginaire, Paris, José Corti, 1975.

10 Andrew Sobanet, Jail Sentences. Representing prison in twentieth-century French fiction, Lincoln, University of Nebraska Press, 2008.

11 Maria Petrescu, « L’Image de la prison dans la littérature française et québécoise du 20e siècle », thèse de doctorat à l’Université de Waterloo, 2013.

12 Alain Corbin, Le Miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Aubier, 1982, p. 58-60. De la même façon, Allison Griffiths a abordé la question de la vue et de l’ouïe chez les prisonniers en cellule dans la première moitié du XXe siècle aux États-Unis.; Allison Griffiths, « The World Without and the World Within », in Constance Classen (dir), A Cultural History of the Senses in the Age of Empire, Londres, Bloomsbury Academic, 2014, p. 227-232.

13 « Prospectus », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, Paris, Jean-Baptiste Baillière, 1829, vii.

14 Aya Umezawa, « La prison cellulaire et la folie des prisonniers. Histoire des représentations de la prison et des prisonniers (1819-1848) », thèse de doctorat présentée à l’Université Paris I en 2012, p. 162.

15 Étienne Anheim et Antoine Lilti, « Introduction », in Annales, Histoires, Sciences sociales, Éditions de l’EHESS, 2010, p. 260.

16 Anheim et Lilti, « Introduction », in Annales, Histoires, Sciences sociales, Éditions de l’EHESS, 2010, p. 257.

17 La situation était telle que, selon lenquête ordonnée par Louis XVIII et réalisée par Élie Decazes en 1819, dans certaines prisons, les distinctions d’âge et de sexe nétaient pas toujours respectées. Le baron Charles Daru et Victor Bournat, La Société royale des prisons (1810-1830), Paris, Charles Douniol et Cie, 1879, p. 16-17.

18 « Société royale des prisons. Assemblée générale du 24 juin 1826 », Paris, Agasse, p. 2-3.

19 Circulaire du Ministre de l’intérieur du 4 mai 1819.

20 Cette réforme « additive » résonne avec l’idée chrétienne selon laquelle l’homme imparfait désire la rédemption pour atteindre le ciel. On peut dire que la réforme pénitentiaire sous la Restauration s’organise selon un axe vertical (à la différence de la réforme postérieure qui, combinant l’emprisonnement et la déportation, s’organise peu à peu selon un axe horizontal).

21 Perrot, Les Ombres de l’histoire. Crime et châtiment au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 2001, p. 113.

22 Alexis de Tocqueville, Écrits sur le système pénitentiaire en France et à l’étranger, textes établis par Michelle Perrot, dans Œuvres complètes, t. IV-1, Paris, Gallimard, 1984.

23 L’Angleterre a un temps généralisé un système qui imposait le silence aux prisonniers et qui était pratiqué dans la prison de Coldbath Fields. C’est ce système qu’Edmond de Goncourt dénoncera, une cinquantaine d’année plus tard, dans sa Fille Élisa. Aya Umezawa, « La Fille Élisa et les ouvrages sur les prisons. Autour de la citation de Baillarger », Langue et littérature françaises, n°105, Tokyo, Société japonaise de langue et littérature françaises, 2014, p. 61-75.

24 Présentant que l’« ouvrier » désigne les voleurs et l’« œuvre » un objet volés, il déduit que les mots sont aussi escamotés par les criminels. Louis-Mathurin Moreau-Christophe, Le Monde des coquins, t. II, Paris, Librairie de la Société des gens de lettres, 1865, p. 16.

25 Hugo, « Les Misères », édition critique et génétique établie par Guy Rosa, IV, 7-2.

26 Hugo, ayant décrit l’argot qui grouille « dans les bas-fonds de lordre social, là où la terre finit et où la boue commence », a aussi fait ressurgir devant ses lecteurs cette langue comme accompagnée de l’odeur et de la gluance de l’égout.

27 Perrot, Les Ombres de l’histoire, crime et châtiment au XIXe siècle, p. 231.

28 Louis-Mathurin Moreau-Christophe, Défense du projet de loi contre les attaques de ses adversaires, Paris, Bureau de la Revue pénitentiaire, 1844, p. 68.

29 Ministère de l’Intérieur, Projet de loi sur les prisons présenté à la Chambre des Pairs le 10 juin 1844. Observations de la cour de cassation et des cours royales sur ce projet de loi, Paris, Imprimerie royale, 1846, p. 129.

30 Bérenger, Des moyens propres à généraliser en France le système pénitentiaire, lu à l’Académie des sciences morales et politiques dans les séances des 25 juin, 9 et 23 juillet 1836, p. 55-56.

31 Charles Lucas, De la réforme des prisons en France, t. II, Paris, Legrand et Descauriet, 1838, p. 36.

32 Anne Carol, « La virilité face à la médecine », in Histoire de la virilité, t. III, Paris, Seuil, 2011, p. 33.

33 L’idée que la pâleur des prisonniers signale une décadence morale et sexuelle perceptible à l’œil nu a d’ailleurs initié la théorie sur la dégénérescence qui sera établie dix ans plus tard. Voir Umezawa, « Les aliénés et les criminels. La naissance des dégénérés », in Language and culture, n°28-1, Kyoto, Université Ritsumeikan, 2016. (en japonais)

34 Tocqueville, « Chambre des députés, session de 1843. Rapport fait au nom de la Commission chargée d’examiner le projet de loi sur les prisons, par M. de Tocqueville, député de la Manche », dans Œuvres complètes t. IV-2, p. 118.

35 Umezawa, thèse citée, p. 166-173.

36 Le Moniteur universel, le 24 avril 1844.

37 Marc Renneville, Le Langage des crânes. Une histoire de la phrénologie, Paris, Institut d’édition Sanofi-Synthélabo, 2000, p. 134.

38 Lauvergne, Les Forçats considérés sous le rapport physiologique, moral et intellectuel. Observation au bagne de Toulon, Paris, Baillère, 1841, p. 264.

39 Jean-Michel Lavadie, « Corps et crime. De Lavater (1775) à Lombroso (1876) », in Debuyst, Digneffe, Labadie et Pires, Histoire des savoirs sur le crime et la peine. Des savoirs diffus à la notion de criminel-né, t. I, Bruxelles, De Boeck université, 1995, p. 308.

40 Sue décrit également le caractère physique d’un forçat libéré en présentant Chourineur, dont « la partie postérieure [du] crâne, singulièrement développée, annonce la prédominance des appétits meurtriers et charnels » (Sue, Les Mystères de Paris, p. 39.) La simple vue du crâne de Chourineur doit faire comprendre qu’il est animé par un désir excessif. Certes, il se corrige et part vivre en Algérie comme pionnier —cependant, à l’époque, on assimilait les Arabes aux criminels sur la base de leur supposée dangerosité (Le Moniteur universel, le 25 janvier 1850.) La représentation visuelle et tactile de Chourineur rend donc explicite deux présupposés tacites de l’époque, à savoir que les os (l’instinct) ne s’améliorent pas, et qu’une « race » doit être surveillée par ses semblables.

41 Sur ces problèmes, voir Umezawa, thèse citée, p. 214-302.

42 On avait remarqué à la prison de la Petite Roquette, prison panoptique, la mauvaise circulation de l’air, causée par son architecture polygonale. « Plan de la prison-modèle et observations sur ce plan, par le comité de la société de Londres pour l’amélioration des prisons », in Annales d’hygiène publique et de médecine légale, Paris, Jean-Baptiste Baillière, 1829, p. 349-350.

43 Corbin, Le Miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social XVIIIe-XIXe siècle, p. 111.

44 Louis-René Villermé, « Mémoire sur la mortalité dans les prisons », in Annales d’hygiène publique et de médecine légale, Paris, Ballière, 1829, p. 13.

45 Espine, « Rapport sur un point de l’hygiène des prisons, fait à la commission administrative du parlement de Genève, par M. Dr. Espine », in Annales d’hygiène publique et de médecine légale, Paris, Jean-Baptiste Baillière, 1839, p. 187.

46 Villermé, « Note sur les ravages du choléra-morbus dans les maisons garnies de Paris », in Annales d’hygiène publique et de médecine légale, Paris, Jean-Baptiste Baillière, 1834, p. 404.

47 Henri Gisquet, Mémoire de M. Gisquet, t. I, Paris, Marchant, 1840, p. 427.

48 Bérenger, Des moyens propres à généraliser en France le système pénitentiaire, lu à l’Académie des sciences morales et politiques dans les séances des 25 juin, 9 et 23 juillet 1836, p. 16.

49 Ministère de l’Intérieur, Projet de loi sur les prisons présenté à la Chambre des Pairs le 10 juin 1844. Observations de la cour de cassation et des cours royales sur ce projet de loi, Paris, Imprimerie royale, 1846, p. 647.

50 Il faudrait aussi remarquer que les enquêteurs n’utilisent désormais plus le terme du miasme pour l’expliquer.

51 « Revue générale. Anatomie et physiologie. Sens du tact, par le Dr. H. Weber », in Archives générales de médecine, 1850, n°22, Paris, Panckoucke, 1850, p. 468.

52 Dictionnaire de médecine usuelle, Paris, Didier, 1849, p. 863.

53 Quand nous lisons Maxime Du Camp décrivant un prisonnier qui se promène la cour « pour s’imprégner de lumière », nous pouvons supposer que ce que Corbin appelle « le souci de la luminosité » est venu non seulement des yeux, mais aussi de ce sens tactile développé sur toute la surface de la peau. Maxime du Camp, « Les Prisons de Paris », in Revue des Deux Mondes, t. 83, 1869, p. 614 ; Corbin, Le Miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social XVIIIe-XIXe siècle, p. 181.

54 La plupart des prisonniers étant illettrés, ce projet avait pour objectif de soutenir l’enseignement en prison. Sur ce concours, voir Aya Umezawa, « Réformer par le livre. Une initiative méconnue de la Société royale pour l’amélioration des prisons (1819-1821) », Criminocorpus. Revue hyper média, Histoire de la justice, des crimes et des peines, 2014.

55 Même au XIXe siècle, jusque-là, quelques vaudevilles ayant mis en scène des prisonniers les avaient représentés comme de simples enfermés. On peut citer, par exemple, Jouy, Longchamp et Saint-Just, La prisonnière, Paris, Chez Barba, 1803 et L. et R, L’Hôtel Bazancourt, ou la prison de la garde Nationale, Paris, Imprimerie de Chaignieau aîné, 1817.

56 Hugo, Le Dernier jour d’un condamné, dans Œuvres complètes, édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin, t. III, Paris, Club français du livre, 1967; Hugo, Claude Gueux, dans Œuvres complètes, t. V, 1967.

57 Auguste Ricard, Julien, ou le forçat libéré. Roman de mœurs, deuxième édition, Paris, Lecointe, Corbet, Picobeau, 1830.

58 Hugo ne précise pas le chef daccusation de son héros dans Le Dernier jour dun condamné ; il décrit un criminel de circonstance, qui n’a volé que pour nourrir sa famille dans Claude Gueux à rebours de son modèle qui est, selon Savey-Casard, « récidiviste dangereux et brutal, d’un tempérament extrêmement violent et vaniteux ». (Paul Savey-Casard, Les Crimes et les criminels dans l’œuvre de Victor Hugo, Paris, Presses universitaires de France, 1956, p. 177.) Quant à Ricard, il peint un jeune falsificateur inconscient qui, bien qu’il soit finalement confondu et chassé de la société, se conduit honnêtement jusqu’à sa mort.

59 Berchtold, Les Prisons du roman (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Droz, 2000, p. 444-445.

60 Berchtold, Les Prisons du roman (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Droz, 2000, p. 20.

61 Berchtold, Les Prisons du roman (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Droz, 2000, p. 19.

62 Eugène François Vidocq, Mémoires, t. I et II, Paris, Tenon, 1828-1829.

63 Pierre François Lacenaire, Mémoires, 1836, dans Mémoires et autres écrits, édition établie par Jacques Simonelli, Paris, José Corti, 1991.

64 Louis-François Raban, Le Prisonnier, Paris, Dabo jeune, 1826.

65 Anonyme, « La Force », in Paris, ou le livre des cent et un, t. IX, Paris, Ladvocat, 1832.

66 Philarète Chasles, « La Conciergerie », in Paris, ou le livre des cent et un, t. I, Paris, Ladvocat, 1831.

67 Hippolyte Raynal, Malheur et poésie, Paris, Perrotin, 1834. La réussite de Raynal est due à Pierre-Jean de Béranger à qui Raynal a envoyé ses poèmes et qui l’a présenté comme un poète talentueux, mais malheureux.

68 « [L]es trois quarts, au moins, des paragraphes qui le composent ont été rédigés par moi dans une maison centrale, puis perdus, retrouvés et rajustés de souvenirs » : Raynal, Sous les verrous, Paris, A. Dupont, 1836, p. 5.

69 La reconnaissance obtenue par Raynal sur le plan littéraire de son vivant, grâce à Béranger, fait d’ailleurs contraste avec celle de Lacenaire. Bourgeois déclassé ayant vécu de sa plume, Lacenaire avait lui aussi écrit à Béranger, qui était resté muet. L’« assassin-poète » ne connaîtra la renommée que de manière posthume.

70 Vidocq, Les Voleurs, Paris, Chez l’auteur, 1837.

71 Pierre Joigneaux, Les Prisons de Paris par un ancien détenu, Paris, Chez l’auteur, 1841.

72 Joigneaux, Intérieur des prisons. Réformes pénitentiaires, système cellulaire, emprisonnement en commun, par un détenu, Paris, Jules Labitte, 1846.

73 Vidocq, Les Vrais mystères de Paris, Sceaux, Imprimerie de M. et P. E. Charaire, 1876.

74 Vidocq, Les Chauffeurs du Nord, Paris, Seuil, 1959.

75 Sur ce roman, voir aussi Umezawa, « La culture du crime et la littérature. Les « chauffeurs » dans La Terre de Zola », Shinshu studies in Humanities, n°7, Matsumoto, Université de Shinshu, 2019.

76 Philippe Artières, Le Livre des vies coupables. Autobiographies de criminels (1896-1909), Paris, Albin Michel, 2000, p. 16.

77 Raynal, Sous les verrous, p. 97.

78 Raynal, Malheur et poésie, p. 85.

79 Outre le fait que le concours de livres à faire lire aux prisonniers n’a été ouvert qu’une fois, le projet de fonder une école mutuelle en prison a également échoué. Benjamin Appert, Rapport sur l’état actuel des prisons, des hospices et des écoles, Paris, Chez l’auteur, 1824, p. 10.

80 Raynal, Malheur et poésie, p. 85.

81 Anonyme, « La Force », p. 142.

82 Vidocq, Mémoires, t. I, p. 388.

83 Raynal, Sous les verrous, p. 177.

84 Vidocq, Mémoires, t. I, p. 287-288.

85 Raban, Le Prisonnier, p. 15.

86 Corbin, « Purifier l’air des prisons », in Petit (dir.), La Prison, le bagne et l’histoire, p. 151.

87 Raban, Le Prisonnier, p. 8.

88 Raynal, Malheur et poésie, p. 81-82.

89 Raynal, Sous les verrous, p. 200.

90 Raynal, Malheur et poésie, p. 170-171.

91 Corbin, Le Miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social XVIIIe-XIXe siècle, p. 173.

92 Raynal, Sous les verrous, p. 222.

93 Raynal, Sous les verrous, p. 222-225.

94 Raynal, Sous les verrous, p. 313. C’est ainsi que Raynal s’oppose à l’emprisonnement individuel des détenus, de même que les autres auteurs de la littérature des prisonniers, qui le considéraient inhumain. Joigneaux, Les Prisons de Paris par un ancien détenu, p. 157 et Vidocq, Quelques mots sur une question à l’ordre du jour. Réflexions sur les moyens à diminuer les crimes et les récidives, Paris, Chez l’auteur, 1844, p. 175. Leurs récriminations sont cependant restées lettre morte.

95 Anonyme, « La Force », p. 142.

96 Raynal, en se comparant à Robinson Crusoé qui se retrouve seul parmi les insulaires sauvages, semble s’assurer qu’il ne se détache pas de son vieux monde. Raynal, Malheur et poésie, p. 171-172.




Conference American Fiction in the Face of Technical Innovation · Paris · Janvier 2020

 

Chères amies, chers collègues,

Nous avons le plaisir de vous inviter au colloque :

Contemporary American Fiction in the Face of Technical Innovation

 

Institut du monde anglophone / École normale supérieure

Paris · 23-25 janvier 2020

 

Programme et informations: immersions.hypotheses.org

Événement ouvert à tous!

 

 

Dear friends, dear colleagues,

We are pleased to invite you to the international conference:

Contemporary American Fiction in the Face of Technical Innovation

 

Institut du monde anglophone / École normale supérieure

Paris · January 23-25, 2020

 

Program and informations: immersions.hypotheses.org

 

Event open to all public!

 




Littérature et médecine

Littérature et Médecine


(Quelques références empruntées au blog Arts et Sciences de Linda Moussakova)

BURKHARDT Ute et al. (Mars 2012). “Litterature and Science : a different look inside neurodegeneration”. Advances in Physiology Education March 2012 Vol.36 no.1 p.68-71

Et plusieurs autres ouvrages sur le site de narrativemedecine.org de l’Université Columbia dont la directrice Rita Charon est une pionnière de cette approche humaniste.



FUSARO Comoy Edwige (2 juillet 2010). ”Littérature et Médecine “ – avant-propos,

Cahiers de Narratologie 2010 no.18

DANOU Gérard (2008). Peser les mots- actes du colloque Littérature et médecine, éditions Lambert-Lucas 228 p.

DANOU Gérard (2007). Langue, récit, littérature dans l’éducation médicale ,

éditions Lambert-Lucas, 161 p.



DION-LABRIE M. et DOUCET L. (juin 2011).” Médecine narrative et éthique narrative en Amérique du Nord : perspective historique et critique. À la recherche d’une médecine humaniste”, revue Éthique & Santé Vol.8 no.2 p.63-68




Le Vivant et la Machine

La Fabrique du corps humain. La machine modèle du vivant . Actes du colloque de 2009, édités par Véronique Adam et Anna Caiozzo, Édition MSH-Alpes




«Outils Pour le Traitement de l’Information dans les MAnuscrits modernes». Journée d’étude

Jeudi 6 novembre 2008 à partir de 10h
BnF, site Richelieu, 58, rue de Richelieu, 75002
Salle des Commissions

L’objectif d’OPTIMA (Outils Pour le Traitement de l’Information dans les MAnuscrits modernes) est de créer les outils théoriques et techniques permettant de lever les obstacles matériels et intellectuels qui s’opposent encore à une véritable valorisation des grands corpus de manuscrits modernes qui, pour la plupart, restent inexplorés et à l’état de documents illisibles dans nos grandes bibliothèques européennes. L’outil numérique en a les moyens s’il associe ses ressources à celles d’une méthodologie d’approche du manuscrit moderne, la génétique des textes. Il s’agit de convertir une masse opaque de manuscrits autographes – inédits parce qu’illisibles – en un « avant-texte » transcrit et classé permettant d’interpréter les processus qui ont produit le texte. Le projet est de faire sauter les verrous qui interdisent l’accès à cet énorme gisement de savoirs et de modèles cognitifs que contiennent les « brouillons » de la culture moderne. Le projet s’inscrit donc dans le prolongement des méthodologies en « génétique textuelle » développées à l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM). Le but est de rendre possible une édition hypertextuelle érudite des fonds, mais en privilégiant d’abord la conception et la mise au point des outils numériques fondamentaux qui, à ce jour, font cruellement défaut. L’expérience porte sur plusieurs « grands corpus », comportant des modèles d’écritures diversifiés : à programmation scénarique (Flaubert), à structures séquentielles complexes (Proust, Valéry), à forme combinatoire (« fichier » Braudel).
Le projet s’appuie sur l’excellence et la complémentarité des 5 partenaires qui en constituent le dispositif : 2 équipes sur corpus (l’ITEM et la MSH), 1′ équipe d’archivistes (BnF) et 2 équipes d’informaticiens (le LITIS et le LIPN).




Médecine et positivisme

Séminaire de l’équipe TRAVERSES 19-21 (2007-2008)
Coordonné par L.Dumasy

Dans le cadre de son programme de recherches :
Sciences, techniques, pouvoirs, fictions :
discours et représentations, XIXe-XXesiècles,

l’équipe Traverses 19-21 (Grenoble 3) organise un séminaire de recherche,
ouvert à toute personne intéressée, sur :


Positivisme, scientisme, darwinisme dans la littérature et les sciences sociales depuis la seconde moitié du xixesiècle: triomphe et contestations

La conférence de

Madame Annie Petit
Professeur émérite, université Paul Valéry Montpellier3
«Médecine et positivisme :
une troublante fascination»

aura lieu mercredi 23 janvier 2008 de 17h30 à 19h00
à la Maison des Langues et des Cultures,
salle des Conseils, au 2eétage, salle 218
(1141, avenue centrale – Saint Martin d’Hères)

Annie Petit, agrégée de philosophie, est Professeur de philosophie à l’Université Paul-Valéry de Montpellier. Sa thèse de Doctorat d’État a été consacrée aux Heurs et malheurs du positivisme comtien, Philosophie des sciences et politique scientifique chez Auguste Comte et ses premiers disciples 1825-1890. Ses recherches et publications portent sur l’histoire de la philosophie, la philosophie et l’histoire des sciences, et sur l’histoire des idées au xixesiècle ; surtout sur les mouvements positivistes et les importants débats qu’ils ont entraînés.

Contact : Traverses 19-21
Mél: traverses@u-grenoble3.fr
Tel: 04 76 82 68 80

Retrouvez ces informations sur le site du cluster 14 : http://erstu.ens-lsh.fr/




Jules Verne

Jules Verne-Bibliographie multiingue

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Poe : Expérience de pensée, la pensée comme expérience

E.A. Poe s’est souvent penché sur les mécanismes de la pensée [1]. En témoignent des textes tels que « Le Scarabée d’or [2] », « Quelques mots sur la cryptographie [3] », Eureka, « Le Joueur d’échecs de Maelzel », et « La Genèse d’un poème », mais c’est surtout dans les trois récits où figure le détective Auguste Dupin, « Double Assassinat dans la rue Morgue », « Le Mystère de Marie Roget » et « La Lettre volée », que cette question est abordée dans tous ses détails et toute sa complexité. Ces récits forment une suite et se présentent comme une expérience de pensée dont le sujet est la pensée elle-même. Dans une expérience de pensée on postule une hypothèse, souvent paradoxale, pour la tester ; pour voir si on peut, à partir de cette hypothèse, imaginer un monde cohérent. Qu’en serait-il du monde, par exemple, si on postulait que les parallèles se rejoignent ? On sait qu’en réponse à cette question, on a pu construire un monde entièrement cohérent dont la principale caractéristique est l’espace courbe ; est ainsi née la géométrie non-euclidienne. Dans le même esprit, et afin de tester le deuxième principe de la thermodynamique, James Clerk Maxwell imagine un dispositif qui pourrait reconnaître et séparer les molécules chaudes des molécules froides, et ainsi engendrer spontanément de l’énergie. Ce paradoxe ne fut résolu qu’une fois que l’on comprit que le dispositif, connu sous le nom de « Démon de Maxwell », consommait autant d’énergie qu’il en produisait dans son travail de reconnaissance et de séparation. Ainsi son activité prenait une valeur calculable qu’on appelle aujourd’hui l’information.

Poe imagine quelque chose de semblable dans les récits où figure Dupin – du moins c’est ce que nous postulerons ici – en inventant son démon à lui, un personnage dont les facultés de pensée sont extraordinaires et infaillibles. Il construit à partir de là un monde cohérent pour tester son invention. Ce monde n’est rien d’autre, on l’aura compris, que ses trois récits. En somme, on pourrait imaginer que ces trois récits constituent « une pensée de la pensée », expression qu’utilise Poe pour caractériser l’infini dans Eureka (1121). Cet exercice aurait pour but la possibilité de détecter encore une anticipation scientifique dans l’œuvre de Poe, du même ordre que celles que l’on invoque à son sujet, comme le couple entropie/neguentropie, la résolution du problème du noir de la nuit, l’extension de l’espace et du temps, et même la théorie du Big Bang [4]. Mais cette fois-ci il s’agirait d’une science qui aurait pour objet les mécanismes de la pensée, ce qu’on appelle aujourd’hui les sciences cognitives. Sciences qui se placent, comme on le sait, au croisement de la psychologie, de la linguistique, des mathématiques, de la logique et de l’informatique.

La toute première phrase du premier récit, « Double Assassinat dans la rue Morgue », pose le problème qui retiendra l’attention du narrateur jusqu’au bout du dernier récit : « Les facultés de l’esprit qu’on définit par le terme analytiques sont en elles-mêmes fort peu susceptibles d’analyse » (517). On l’aura remarqué, Poe pose le problème sous forme d’aporie : il s’agit en effet d’analyser l’analyse, mais pour ce faire, il faudra aussi analyser l’analyse de l’analyse et ainsi de suite jusqu’à l’infini – le même infini, sans doute, que celui que caractérise « une pensée de la pensée » dans Eureka. Nonobstant, le problème ainsi posé permettra à Poe d’y revenir, et c’est bien ce qu’il fait de récit en récit, sans jamais arriver jusqu’au bout, bien sûr. Mais, par la même occasion, l’infini de cette analyse aura eu le mérite d’inviter maints autres à la poursuivre et de fonder ainsi un genre nouveau, le roman policier.

Les deux premiers récits commencent donc par de longs préambules sur ce que Poe appelle « la faculté de l’analyse » (518) ; dans le troisième interviennent des ajustements et des révisions de ce que le narrateur avait découvert au sujet de cette faculté dans les deux premiers. De plus, le narrateur indique clairement que ces récits ne sont que des illustrations de la faculté d’analyse (le monde qu’il imagine à partir de cette hypothèse) et va jusqu’à dire dans le deuxième récit à propos du premier « J’aurais pu ajouter d’autres exemples, mais je n’aurais rien prouvé de plus » (606). Mais s’il revient à l’analyse dans « Marie Roget », c’est parce qu’il n’avait pas été au fond de sa pensée dans « La Rue Morgue » : « Toutefois, des événements récents ont dans leur surprenante évolution, éveillé brusquement dans ma mémoire quelques détails de surcroît… » (606). Les deux récits n’ont évidemment aucun rapport sur le plan narratif, mais les détails en question se rapportent plutôt à ce que le narrateur découvre au sujet de la faculté d’analyse de Dupin.

Qu’est-ce donc que l’analyse pour Poe ? Il dit dans « La Rue Morgue » que l’analyste déploie « une puissance de perspicacité » (517) et qu’il « prend sa gloire dans cette activité spirituelle dont la fonction est de débrouiller » (517). Baudelaire traduit « mental » par « spirituelle », « acumen » par « perspicacité », et « disentangle » par « débrouiller ». Pour ce dernier terme, « démêler » eût sans doute mieux convenu car percevoir et démêler, observer et séparer sont justement les composantes de l’analyse que nous, en tant qu’héritiers de Descartes, reconnaissons. C’est précisément aussi ce que fait le démon de Maxwell dans son petit tube : il observe les molécules et les sépare.

Mais Poe assigne d’autres attributs à l’analyse qui ne sont pas exactement conformes au modèle cartésien. Il dit par exemple que l’analyste « entre dans l’esprit de son adversaire, s’identifie avec lui » (518), principe auquel il reviendra dans « la Lettre volée » quand Dupin donne comme exemple ce jeu de pair et impair auquel un gosse gagne à tous les coups en imitant la physionomie de son adversaire afin d’assumer sa façon de penser. Elle est brillamment illustrée dans « la Rue Morgue » par Dupin quand il devine exactement la pensée du narrateur lors d’une promenade silencieuse. Malgré l’étonnement du narrateur, il n’y avait rien de magique dans cet exploit : il parvient à lire sa pensée grâce, d’abord, à une observation minutieuse de son comportement et des circonstances communes de leur promenade, et grâce aussi à une haute probabilité d’associations d’idées. Ces associations se trouvent à leur tour confirmées par d’autres observations minutieuses. Les observations et les inférences de Dupin sont en fait d’ordre infinitésimal. Afin de démontrer, justement, cette taille infinitésimale des observations ainsi que leur grand nombre, le narrateur se penche longuement sur les activités d’un bon joueur de whist. Celui-ci doit faire preuve de :

Perfection dans le jeu qui comprend l’intelligence de tous les cas dont on peut légitimement faire son profit. Ils sont non seulement divers mais complexes […] il fait en silence une foule d’observations et de déductions. […] Il examine la physionomie de son partenaire, il la compare soigneusement avec celle de chacun de ses adversaires. Il considère la manière dont chaque partenaire distribue ses cartes ; il compte souvent, grâce aux regards que laissent échapper les joueurs satisfaits, les atouts et leshonneurs, un à un. Il note chaque mouvement de la physionomie, à mesure que le jeu marche […]. A la manière de ramasser une levée, il devine si la même personne peut en faire une autre dans la suite. Il reconnaît ce qui est joué par feinte à l’air dont c’est jeté sur la table […] (518-19)

Et ainsi de suite. Comme il se doit, la description est longue et minutieuse. L’effet, dit Poe, de cet immense nombre d’observations et de la minutie avec laquelle elles sont faites ressemble à de l’intuition. Commentaire qu’il reprend dans le deuxième récit, « Marie Roget », cette fois-ci à propos des exploits de Dupin dans « La Rue Morgue » : « il n’est pas surprenant que l’affaire ait été regardée comme approchant du miracle, ou que les facultés analytiques du chevalier lui aient acquis le crédit merveilleux de l’intuition. » (607) En fait, on pourrait, dès lors, reformuler cette remarque du narrateur en disant que ce qui avait été pris pour de l’intuition est un énorme, et énormément rapide, calcul de données infinitésimales (rappelons à ce propos que l’analyse en mathématiques prend ses sources dans le calcul infinitésimal). Mais pour que ce calcul puisse avoir lieu, il faut introduire dans le processus analytique une composante en plus de la « perspicacité » et du « débrouillage » (ou « démêlage »), en plus de l’observation et la séparation. Il faut quelque chose de semblable à ce que Poe appelle le « calcul des probabilités » (606), mentionné au tout début de « Marie Roget » et bien connu de lui pour l’avoir étudié à West Point. Notons aussi qu’un autre terme pour ce « calcul des probabilités » n’est rien d’autre que « Infinitesimal analysis of probabilities » où se retrouvent les deux termes qui nous intéressent le plus : « analysis » et « infinitesimal ».

Si les probabilités étaient implicites dans les moyens qu’utilise Dupin pour lire la pensée du narrateur, elles deviennent carrément explicites dans « Marie Roget » qui, ne l’oublions pas, porte comme sous titre, « Pour faire suite à Double Assassinat dans la rue Morgue » (605). Evidemment, ce récit ne fait pas suite à l’intrigue du premier, mais à l’analyse que fait Poe de l’esprit analytique. Le récit commence avec une longue citation de Novalis sur la coïncidence qui, en apparence, tâche d’expliquer d’une façon emblématique la coïncidence des événements racontés avec ceux du meurtre, réel cette fois, d’une vendeuse de cigares nommée Mary Cecilia Rogers à New York. Sans s’attarder sur ce dédoublement et sur cette fausse coïncidence, brillamment commentés par John T. Irwin [5], il est important de remarquer que les probabilités informent plusieurs autres aspects du récit. Le thème ou le mot revient une bonne douzaine de fois. On trouve, par exemple, une discussion assez poussée qui tente de distinguer ce qui aurait pu se passer (« might have been ») de ce qui pourrait avoir eu lieu ( « could have been ») et de ce que l’on croit avoir certainement eu lieu (« must[have occured] », c’est Poe qui souligne à chaque fois [6]) et que la traduction ne reproduit pas exactement (617). A un autre moment, Dupin remarque que les cas les plus difficiles à résoudre sont ceux qui sont les plus ordinaires et que les plus faciles sont résolus grâce à leur caractère extraordinaire. En d’autres termes, l’improbabilité des événements constitue un bon indice, une information fiable pour résoudre le mystère, tout comme en théorie de l’information l’événement le plus improbable est celui qui contient le plus d’information. On trouve encore un exemple quand Dupin contredit les spéculations relatives à la disparition de Marie Roget dans un article de journal. Le passage témoigne d’une compréhension rigoureuse des probabilités :

Dans ce cas, s’il est accordé que les relations personnelles soient égales, les chances aussi seront égales pour qu’ils rencontrent un nombre égal de connaissances. Pour ma part, je tiens qu’il est, non seulement possible, mais infiniment probable que Marie a suivi, à n’importe quelle heure, une quelconque des nombreuses routes conduisant de sa résidence à celle de sa tante, sans rencontrer un seul individu qu’elle connût ou de qui elle fût connue. Pour bien juger cette question, pour la juger dans son vrai jour, il nous faut bien penser à l’immense disproportion qui existe entre les connaissances personnelles de l’individu le plus répandu de Paris et la population de Paris tout entière. (627-8) 

Un dernier exemple se trouve à la fin du récit. Celui-ci semble être copié mot à mot d’un manuel de mathématiques ; il exprime la grande improbabilité d’obtenir deux ou trois fois de suite le même résultat en jouant aux dés (645-6). Compte tenu, donc, de la fréquence des probabilités dans ce récit, on ne se tromperait pas en disant qu’ils font partie pour Poe de l’esprit analytique, même s’il ne le dit pas explicitement comme il l’a fait pour « acumen » et « disentanglement », observation et séparation. On dirait presque qu’il a eu lui-même l’intuition du rôle important que jouent les probabilités dans les mécanismes de la pensée ou, un siècle et demi plus tard, le rôle qu’ils joueront dans certaines machines où, justement, le calcul est accompli à l’aide de la mécanique statistique, elle-même fondée sur le calcul des probabilités.

Les probabilités sont aussi présentes dans « La Lettre volée ». On se rappelle que le Ministre et Dupin utilisent tous deux un raisonnement fondé sur les probabilités, l’un pour cacher la lettre et l’autre pour la trouver. A partir du même principe évoqué dans « Marie Roget » qui veut que les cas les plus difficiles à résoudre soient les plus ordinaires – c’est-à-dire les plus probables parce que rien ne les distingue vraiment – le Ministre ne cache pas la lettre dans un quelconque compartiment secret – c’est-à-dire hors du commun et improbable – car le préfet, dans sa recherche méthodique, l’eût tôt ou tard trouvée, mais il la laisse en évidence dans un endroit des plus ordinaires, un endroit dirait-on des plus probables pour une lettre : un porte-carte placé bien en vue sur une cheminée. Et Dupin, employant le même raisonnement que le ministre, trouve, naturellement, la lettre.

S’il n’était de l’aporie de l’analyse de l’analyse qui ouvre les trois récits, tout porterait à croire que le fonctionnement de la pensée pour Poe aurait quelque chose de mécanique. Il n’est pas surprenant à cet égard de savoir que Poe a connu le travail de Charles Babbage, mathématicien anglais contemporain de Poe, reconnu aujourd’hui pour avoir conçu, avec l’aide de Ada Byron Lovelace, fille de Lord Byron, l’ancêtre du premier ordinateur [7]. Dans sa première version, Babbage baptisa son appareil « The Difference Engine », nom qui devait déjà évoquer quelque chose pour Poe en ce qu’il résume la perspicacité et le démêlage. C’est sans doute dans le nom de la deuxième version, « The Analytic Engine », que Poe a trouvé son bonheur. Babbage était aussi connu pour avoir traduit, alors qu’il était encore étudiant à Cambridge, Sur le calcul différentiel et intégral de S. F. Lacroix [8] ; il avait également fondé une société qui portait le nom – cela ne nous étonnera pas—de « Analytical Society » [9] . La description que fait Poe de cet appareil dans « Le Joueur d’échecs de Maelzel » ne diffère en rien de ce que nous connaissons aujourd’hui des ordinateurs, à l’exception, évidemment, des composantes matérielles :

[…] que devrons-nous donc penser de la machine à calculer de M. Babbage. Que penserons-nous d’une mécanique de bois et de métal qui non seulement peut computer les tables astronomiques et nautiques jusqu’à n’importe quel point donné, mais encore confirmer la certitude mathématique de ses opérations par la faculté de corriger les erreurs possibles ? Que penserons-nous d’une mécanique qui non seulement peut accomplir tout cela, mais encore imprime matériellement les résultats de ses calculs compliqués, aussitôt qu’ils sont obtenus, et sans la plus légère intervention de l’intelligence humaine ? (1037) 

Si la machine de Babbage était visionnaire, sa description chez Poe l’était encore plus. Car l’on sait que Babbage, malgré les énormes subventions qu’il avait reçues du gouvernement britannique, n’a pu mener son entreprise à terme ; d’autre part la puissance d’autocorrection que Poe lui assigne est l’un des premiers exploits des logiciels à caractère d’intelligence artificielle. Mais si Poe invoque cette machine, c’est pour démontrer que, aussi miraculeuse qu’elle soit, elle n’est pas comparable avec l’intelligence humaine. Ce sera par l’intermédiaire des mathématiques qu’il le démontrera : « les calculs arithmétiques ou algébriques sont, par leur nature même, fixes et déterminés. Certaines données étant acceptées, certains résultats s’ensuivent nécessairement et inévitablement. […] Et la question à résoudre marche, ou devrait marcher, vers la solution finale, par une série de points infaillibles qui ne sont passibles d’aucun changement et ne sont soumis à aucune modification » (1037). De même, une machine prend son point de départ « dans les donnéesde la question à résoudre, [et] continuera ses mouvements régulièrement, progressivement, sans déviation aucune, vers la solution demandée, puisque ces mouvements, quelques complexes qu’on les suppose, n’ont jamais pu être conçus que finis et déterminés » (1037-8). Ce qu’il y a d’étonnant ici est la compréhension profonde dont Poe fait preuve vis-à-vis du fonctionnement algorithmique de la machine. Les calculs sont produits par une suite d’opérations (les mouvements successifs) obéissant à un enchaînement déterminé. Lorsqu’on relit dans cette optique le passage où Dupin explique comment il a deviné la pensée du narrateur dans le premier récit, plus étonnante encore est la découverte que lui aussi suit de près un fonctionnement algorithmique : il lit la pensée de son ami en enchaînant ses observations minutieuses avec une suite d’opérations élémentaires, principalement la déduction à partir d’une évaluation des probabilités. Et il arrive ainsi à faire un commentaire sur ce que pensait silencieusement le narrateur.

Nous sommes maintenant en mesure de préciser la nature de l’expérience de pensée de Poe, du moins dans son projet initial. Elle consisterait à examiner si la l’intelligence humaine fonctionnait comme l’analyse mathématique, uniquement par algorithmes, et à déterminer s’il existait une mécanique de la pensée. La réponse qu’il donnera au terme de ses trois récits le mettra au cœur des débats actuels en sciences cognitives et fera basculer son expérience de pensée en une expression de la pensée comme expérience. Poe nous avait, en fait, déjà avertis depuis « La rue Morgue » que les facultés analytiques étaient fort peu susceptibles d’analyse. Si l’analyse est prise, comme nous venons de le voir, dans son sens algorithmique, on comprend maintenant que la faculté de l’esprit qu’on appelle l’analyse se prête peu à la computation :

Cette faculté de résolution tire peut-être une grande force de l’étude des mathématiques, et particulièrement de la très haute branche de cette science, qui fort improprement et simplement en raison de ses raisons rétrogrades, a été nommée l’analyse, comme si elle était l’analyse par excellence. Car, en somme, tout calcul n’est pas en soi une analyse (517, cette dernière phrase mérite d’être citée dans l’original : « Yet to calculate is not in itself to analyse » [10]).

Poe fait une différence nette entre le pensable et le calculable – sujet de débat encore aujourd’hui parmi les chercheurs en sciences cognitives dont une bonne majorité conteste cette différence. Deux récits plus tard, dans « La Lettre volée », on apprend exactement pourquoi dans une réponse que donne Dupin au narrateur qui avait déclaré que « la raison mathématique est regardée depuis longtemps comme la raison par excellence » (829). Le passage est long et ressemble fortement à un traité de philosophie des sciences :

Les mathématiciens, je vous accorde cela, ont fait de leur mieux pour propager l’erreur populaire dont vous parlez […]. Par exemple, ils nous ont, avec un art digne d’une meilleure cause, accoutumés à appliquer le terme analyse aux opérations algébriques. […] Les mathématiques sont la science des formes et des qualités ; le raisonnement mathématique n’est autre que la simple logique appliquée à la forme et à la quantité. […] Les axiomes mathématiques ne sont pas des axiomes d’une vérité générale. Ce qui est vrai d’un rapport de forme ou de quantité est souvent une grossière erreur relativement à la morale, par exemple. Dans cette dernière science il est très communément faux que la somme des fractions soit égale au tout. De même en chimie, l’axiome a tort. Dans l’appréciation d’une force motrice, il a également tort ; car deux moteurs, chacun étant d’une puissance donnée, n’ont pas nécessairement, quand ils sont associés, une puissance égale à la somme de leurs puissances prises séparément. (829-30)
 

Comme la morale et la chimie, l’analyse (mentale) échappe donc peut-être elle aussi à l’analyse (computationelle) parce que c’est un de ces objets dont la somme des parties, aussi petites soient-elles, ne forment pas son tout. Poe semble dire qu’il y aura toujours quelque chose dans l’analyse qui restera incalculable. Mais cela il faut aussi le prouver. Il faut démontrer l’impossibilité de calculer la pensée, démontrer, en d’autres termes, qu’il ne peut exister d’algorithme qui puisse systématiquement déterminer si la calculabilité de l’analyse est possible ou non [11]. Nous soupçonnons que c’est exactement le projet de Poe dans un conte datant 1845, c’est-à-dire un an après la publication de « La Lettre volée ». Dans le contexte de cette étude, « La Vérité sur le cas de M. Valdemar » ressemble fortement à une contre-expérience de pensée où il est démontré que, dans certains cas, l’analyse n’est plus possible. C’est en fait un récit où la réponse à la question de la possibilité d’analyser l’analyse est « non ».

Dans ce qui est présenté comme une véritable expérience scientifique, M. Ernest Valdemar est hypnotisé « in articulo mortis », juste au moment de sa mort, dans l’articulation même de son passage entre la vie et la mort. Il reste ainsi suspendu entre ces deux états pendant plus de six mois. La question est évidemment de savoir s’il est mort ou s’il est vivant. A un moment donné on lui demande s’il dort. Dans sa bouche ne peuvent aboutir qu’un « oui » et un « non » confondus, venant chacun d’un temps et d’un lieu différents : « Oui, non, j’ai dormi ; et maintenant, maintenant je suis mort » (892). Il dort et il ne dort pas, il est mort et il est vivant. Poe a en effet inventé un ensemble de conditions qui permettent à quelqu’un de déclarer « je suis mort », une déclaration qui implique à la fois une affirmation de l’être, « je suis », et exactement son contraire, « je suis mort » fusionnés dans une toute petite phrase. Et cette phrase, de par sa nature paradoxale, est la preuve, on l’aura compris, de l’incalculabilité de la question.

Mais il nous faut poser une autre question que celle que l’on pose à Valdemar, la question de la possibilité de la question. Compte tenu des données du récit (hypnose, suspension entre vie et mort), peut-il y avoir une question qui permettrait de trancher systématiquement par un « oui » ou un « non » si Valdemar est mort ou vivant ? Il est clair qu’une telle question ne peut exister car la réponse sera toujours oui et non. En fait, toute question formulable part d’une pensée binaire qui maintient le principe du tiers exclu et sera donc susceptible de calcul. Tandis que toute réponse repose sur des principes contraires : l’effondrement du système binaire et du principe du tiers exclu et restera donc toujours incalculable.

Avec l’expérience de pensée Valdemar, Poe aurait peut-être rêvé – de toutes façons, il nous donne à rêver – une machine de nature différente de celle des machines à différence ou même analytiques de Babbage dont nous avons hérité. Ce serait une machine d’abord qui ne « débrouille », ne « démêle » pas (« disentangle ») les parties mais qui les mêle (« entangle »), les intègre, les conjugue, une machine qui littéralement, les com-pute, c’est-à-dire, qui les calcule ensemble. On pourrait appeler cette machine là « une machine à conjecture » à l’instar de la citation de Thomas Browne que Poe met en épigraphe de son premier récit au sujet de Dupin et où sont posées, comme à Valdemar, une série de questions sans solution :

Quelle chanson chantaient les sirènes ? quel nom Achille avait-il pris, quand il se cachait parmi les femmes ? Questions embarrassantes, il est vrai, mais qui ne sont pas situées au-delà de toute conjecture.
 

« Conjecture » est aussi à prendre dans son sens étymologique de « jeter ensemble » dans le but d’arriver à une réponse établie sur des probabilités. Une machine, donc, qui tâchera de tenir compte du tout sans le confondre avec la somme. Et pour tenir compte de ce tout, il faudra qu’elle efface dans son fonctionnement la distinction entre le calculable et le pensable, entre l’analyse computationelle et l’analyse mentale, bref une machine où une pensée, au lieu d’être représentée par un algorithme, sera vécue en tant qu’expérience. Bien sûr, une machine pareille serait capable de penser la pensée et d’analyser l’analyse (dans les deux sens du terme) tout en donnant ses résultats. Mais, produit fictif, elle n’aura eu qu’un exemplaire unique : le Chevalier Auguste Dupin.

ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) Vol II- 2008

notes:

[1] <*>Une première version de cet article a paru dans Europe, No.868-869, Août-Septembre 2001.

[2] Sauf indication contraire, nous renvoyons aux textes parus dans Edgar Allan Poe, Contes-Essais-Poèmes, traductions de Baudelaire et de Mallarmé complétées de nouvelles traductions de Jean-Marie Maguin et de Claude Richard, édition établie par Claude Richard, Robert Laffont, 1989.

[3] « A Few Words on Secret Writing »,Graham’s Magazine, July 1841, 33-38. (http://www.eapoe.org/works/essays/f…)

[4] Voir Henri Justin, « L’Imaginaire des savoirs dans l’Eurêka de Poe », RFEA,No.71, janvier 1997, 31-43.

[5] The Mystery to a Solution : Poe, Borges, and the Analytic Detective Story, The Johns Hopkins University Press, 1996

[6] Edgar Allan Poe, Selected Tales,Penguin World Classics, Oxford University Press, 1980, 154.

[7] Babbage est mentionné à deux reprises dans l’œuvre de Poe. La première date de 1836 dans « Le Joueur d’échecs de Maelzel » (1035-1055), cinq ans donc avant la publication du premier récit Dupin, « Rue Morgue » (1841), et la seconde dans « Le Mille Deuxième conte de Schéhérazade » publié en 1845, un an après « La Lettre volée ». Par rapport à la première mention de Babbage en 1836, il est aussi intéressant de noter les dates des autres textes de Poe qui, directement ou indirectement, traitent de l’esprit : les trois récits Dupin : 1841, 1842, 1844 ; son texte sur la cryptographie, « A Few Words on Secret Writing » : 1841, « Le Scarabée d’or » : 1843 ; « La Genèse d’un poème » : 1846 ;Eureka : 1848. Quant à savoir comment Poe aurait pris connaissance du travail de Babbage, on peut supposer qu’il aurait lu la longue étude de Dionysos Lardner dans le numéro CXX, Juillet 1834, duEdinburgh Review, 263-327, revue qu’il connaissait bien pour avoir fait le compte-rendu du numéro CXXIV, juillet 1835 dans le Southern Literary Messenger, décembre 1835, 41-68. (http://www.eapoe.org/works/criticsm…).

[8] Poe mentionne ce calcul dans « La Lettre volée » en nous apprenant que le Ministre avait écrit un livre fort remarquable « on the Differential Calculus » (Selected Tales, 210). Chose intéressante, Baudelaire reprend mot à mot le titre du livre de Lacroix pour traduire cette branche des mathématiques : « sur le calcul différentiel et intégral » (829).

[9] La société avait pour but l’introduction de la notation leibnizienne en Angleterre où était pratiquée la notation newtonienne. Et le “Difference Engine” n’avait pas grand chose à voir avec l’observation et la séparation, mais plutôt avec un calcul à base de différence. Il est clair que nous insistons surtout sur les résonances des termes de « Analytical » et « Difference » dans les contes de Poe.

[10] Selected Tales, 105.

[11] Nous empruntons ici la définition de ce que les mathématiciens modernes appellent l’incalculabilité de certains problèmes telle que l’énonce Roger Penrose dans Shadows of the Mind, Vintage, 1995, 29. Mais, comme on le verra, cette notion, bien que moderne, est déjà clairement présente dans la nouvelle de Poe.




Littérature, arts visuels et neuroesthétique

I . Neuroesthétique, neurophysiologie, neuropsychologie

Dans l’introduction à un article de synthèse sur les études récentes dans le domaine de la neuropsychologie de la production en arts visuels, Anjan Chatterjee, du Département de neurologie et du Centre de neuroscience cognitive de l’Hôpital de l’Université de Pennsylvanie, fait une nette distinction entre les deux domaines qu’il pratique, la neuroesthétique et la neurologie des arts tout en soulignant que la neurobiologie des arts, de la littérature et de la musique a longtemps été disséminée dans des articles de revue spécialisée [1], ce qui a nui à une vision globale de ses progrès :

Cet article n’a pas pour fin de décrire une théorie de l’art fondée sur le cerveau. J’ai montré ailleurs (Chatterjee, 2002, 2004) comment la neuroscience cognitive pourrait faire avancer une esthétique empirique. Ici, les buts sont modestes. J’espère regrouper une littérature, en grande partie dispersée dans des livres et dissimulée aux serveurs de recherche [2].

La recherche en neuropsychologie est maintenant mieux connue. Depuis un certain temps, à vrai dire, le mouvement du « Migraine-Art [3] », les livres d’Oliver Sacks et de Marion Roach [4] en avaient élargi l’audience comme le font actuellement les campagnes publiques sur la maladie d’Alzheimer qui intègrent des expositions d’artistes atteints par cette maladie. Toutefois, l’actualité de cette recherche a été marquée par la publication de deux livres qui contribuent à faire le point de la discipline. Il s’agit de Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature [5] , dirigé par F. Clifford Rose en 2004 et Neurological Disorders in famous Artists. J. Bogousslavsky et F. Boller (éd), Neurological Disorders in famous Artists, « Frontiers of Neurology and Neuroscience », vol.19, Bâle, Karger, 2005.]] , dirigé par Julien Bogousslavsky et François Boller en 2005. Encore faut-il s’entendre sur les termes : neuropsychologie, neurophysiologie, et neuroesthétique. Ce que Rose appelle neurologie des arts inclut la neurophysiologie et la neuropsychologie appliquées au domaine artistique : arts visuels, musique littérature. La neurophysiologie du cerveau a fait grâce aux nouvelles techniques d’imagerie médicale, particulièrement l’image à résonnance magnétique fonctionnelle, des découvertes essentielles au sujet de la localisation des différentes activités cognitives. Dans un article intitulé « The Cerebral Localisation of Musical Perception and Musical Memory », les auteurs écrivent ainsi : Grâce à l’arrivée de l’imagerie fonctionnelle il y a vingt-cinq ans et des progrès continus depuis, il est maintenant possible de dresser la carte directement de l’activité du cerveau durant des tâches de perception et d’activité chez des sujets normaux. Fondée sur ces découvertes, la dernière décennie a observé des bouleversements majeurs dans la compréhension du cerveau musical [6] .

Les nouvelles techniques d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle appliquée au cerveau ont permis des avancées essentielles pour la compréhension des processus sensori-moteurs. Dans Inner vision : an exploration of Art and the Brain [7] , Zemir Zeki, l’un des neurophysiologues les plus impliqués dans la recherche des processus neuronaux mis en œuvre dans la vision, étudiait les différentes ères du cerveau spécialisées chacune dans le traitement d’une des composantes de l’image, comme le mouvement, la forme, la couleur. Zemir Zeki, connaisseur incontesté de l’art moderne occidental, a créé la notion de neuroesthétique qui désignait à l’origine les études des relations entre les fonctions visuelles, la perception de l’art et l’exploration par les artistes du système visuel. Puis, la notion de neuroesthétique a été transformée en concept majeur des relations entre neuroscience et production artistique :

Les avances spectaculaires dans notre connaissance du cerveau visuel nous permet de commencer à essayer de formuler les lois neuronales de l’art et de l’esthétique, -bref-, d’étudier la neuro-esthétique [8].

. La notion de neuroesthétique est née à partir du domaine de la neurophysiologie et ce sont des neurophysiologues comme Zéki et le professeur Changeux en France qui vont avancer l’existence de bases neuronales à l’idée de beauté. Dans l’introduction d’un article emblématiquement intitulé, Neural Correlates of Beauty, Zéki écrivait :

Ce travail est un essai pour aborder la question kantienne de manière expérimentale en se renseignant s’il existe des conditions neuronales spécifiques impliquées dans le phénomène de beauté et si elles sont activées par une ou plusieurs structures du cerveau. [9]]

La neuroesthétique s’inscrit donc dans un des grands courants des neurosciences cherchant à découvrir des bases neuronales aux notions a priori abstraites ou relevant traditionnellement d’explications socio-psychologiques comme la justice. L’art étant une activité humaine dépend des lois du cerveau, au même titre que d’autres activités comme la morale, la religion, mais aussi les sciences. Dans L’homme neuronal Jean-Pierre Changeux soutient la thèse de l’identification des événements mentaux à des événements physiques, ce qui relève, écrivait-il du « matérialisme instruit » que Gaston Bachelard appelait de ses vœux. « Le projet même de l’ouvrage que concrétise son titre », soulignait-il, est de jeter une passerelle sur le fossé qui sépare les sciences de l’homme des sciences du système nerveux. [10] ». Ce programme récuse les autres approches qui refuseraient la réduction du psychologique au neurologique. Ainsi le livre rejette notamment l’approche du philosophe cognitiviste Fodor. Et dans une conférence faite à l’occasion de l’exposition L’âme au corps à laquelle il a participé, il rejette ce qu’il appelle les « parasciences », comme « Mesmerisme, spiritisme, psychanalyse [11] », qui relèvent de l’histoire des mentalités. Dans ses conférences « Le vrai, le beau, le bien : réflexions d’un neurobiologiste [12] » de 2003, il décrit ce qu’il nomme une approche neurocognitive fondée sur la biologie du système nerveux. La neuroesthétique est donc à l’origine une notion neurophysiologique, une extension de la neurophysiologie au domaine artistique, mais qui nettement récuse les autres approches. Or, le terme de neuroesthétique a semblé désigner rapidement l’ensemble des relations entre les neurosciences et le champ artistique, l’ensemble des approches cognitives de l’art, alors même que certaines disciplines comme la philosophie cognitive de l’art ou la psychologie cognitive de l’art sont restées critiques envers les présupposés jugés trop exclusifs de la neuroesthétique. Il existe donc deux sens à l’expression, un sens général, flou qui englobe toutes les approches cognitives, ce à leur corps défendant et un sens originel précis mais qui reste encore à un état programmatique et problématique, celui de l’énoncé des lois neuronales de l’art. Quand Anjan Chatterjee fait allusion à la neuroesthétique dans l’article cité en introduction, les titres emblématiques de ses travaux reflètent la dimension encore prospective du domaine, ainsi celui de 2002, « Universal and relative aesthetics : A framework from cognitive neuroscience », et le second en 2004 : « Prospects of a cognitive neuroscience of visual aesthetics [13] ».

C’est Vilayanur Ramachadran [14] qui a présenté l’essai le plus élaboré de neuroesthétique en dressant une liste d’universaux de l’art, sous la forme d’une table de dix lois. Un séminaire tenu à Paris à l’Institut Jean Nicod, en 2005, les « Rencontres Art et Cognition : Art et Neuroscience [15] », étudiant ses questions, a critiqué les théories de l’art avancées par Zeki et Ramachandran. Dans un article critique « Art and Neuroscience », John Hyman reprochait en plus à Ramachandran d’avoir une connaissance trop limitée de l’art, qui en effet, réduisait le champ artistique à la représentation sculpturale des déesses hindoues. John Hyman rappelle que l’idée de Zeki selon laquelle les artistes seraient eux-mêmes des neurologues, étudiant le cerveau avec des techniques qui leur sont proches, est une reprise modernisée de la théorie de Helmholtz en 1871 pour lequel déjà les artistes étaient des explorateurs du système visuel. Dans la réécriture neuronale de cette l’idée, Zeki illustrait en effet chaque ère spécialisée du cortex par un peintre. Ainsi le fauvisme a exploré l’ère nommé V4, spécialisée dans le traitement des couleurs, alors que l’art cinétique correspond à la spécialisation de V5, la partie qui traite du mouvement. Dans sa conférence sur le Beau, Jean-Pierre Changeux reprend l’idée de Zéki, donnant l’exemple de Matisse comme artiste neurophysiologue.

Les approches cognitivistes de l’art ont connu de leur côté un développement considérable. L’on peut citer les travaux de Pierre Livet sur les émotions esthétiques, ceux de Louis Bec à Aix, les travaux de Mario Barillo qui a dirigé l’ouvrage Approches cognitives de la Création Artistique et organise une manifestation de référence à Toulouse, Art/ sciences de la cognition au Musée d’Art Moderne et contemporain des Abattoirs, qui en est à sa troisième édition. Dans Art/cognition, Louis Bec écrivait :

Les pratiques artistiques ne peuvent espérer se soustraire aux différentes formes d’attraction des sciences de la cognition, surtout si l’on considère l’art comme moyen de connaissance, dans la construction des représentations ou de l’interprétation du donné. Surtout si on le considère comme capable d’informer la matière et tout type de supports, si l’on considère l’entreprise artistique comme la construction d’un projet s’édifiant autour du comment et du pourquoi de la conception, du comment et du pourquoi des représentations symboliques à travers lesquelles s’édifient toutes formes d’artefacts. [16]

Dans l’ouvrage dirigé par Mario Barillo, un groupe de philosophes cognitivistes, Bullot, Casati, Dokic et Ludwig défendaient l’approche cognitiviste de l’art fondée sur la relation entre l’individu et ses capacités cognitives qu’ils nomment la « théorie individualiste » en l’opposant à la « théorie structurelle » reposant sur une compréhension culturelle et sociale de l’art dont ils ne nient pas l’intérêt mais qui est incapable de rendre compte de la spécificité cognitive de la perception artistique.

II. La neuropsychologie des arts visuels et de la littérature

La neuropsychologie de l’art regroupe des activités différentes : étude de la représentation picturale des symptômes dans l’histoire de la peinture, diagnostic de maladies neurologiques chez les artistes, étude de la relation entre le handicap cognitif et la production artistique. Cette neurobiologie de l’art est devenue aussi l’affaire des artistes, non seulement par la collaboration clinique avec des neurologues mais dans la mesure où les phénomènes neuropsychologiques sont devenus des sources d’inspiration artistiques pour les créateurs eux-mêmes, comme le montrent les cas de la migraine, de l’épilepsie, voire des attaques cérébrales, alors que généralement les phénomènes neurologiques étaient considérés comme des obstacles à la création. Depuis les dernières années, la neurobiologie semble se pencher de manière systématique sur les désordres neurologiques des créateurs, sur l’étude des relations entre les désordres neurologiques et la production esthétique. Comme le souligne J. Bogousslavsky, « étudier comment un désordre neurologique peut altérer la productivité d’artistes reconnus et d’autres personnes créatives est un domaine largement inexploré. [17] » La fonction majeure actuelle de la neurobiologie des arts est d’étudier les conséquences des désordres neurologiques sur la production des créateurs, artistes visuels, musiciens, écrivains mais en comparant également la manière dont se déclenchent les handicaps cognitifs indus chez les artistes et les personnes non entraînées professionnellement. Comme l’écrit Anjan Chatterjee, « l’art vaut d’être considéré comme une preuve neuropsychologique [A. Chatterjee, « The neuropsychology of visual artistic production », op. cit., p. 1568. [Traduit par nous.] « […] art is worth considering as a neuropsychological probe. »]] » Par ailleurs, si le développement contemporain de la neurobiologie des arts s’inscrit dans le développement actuel des sciences du cerveau, ses domaines d’action intègrent tout d’abord un aspect traditionnel car la neurobiologie des arts est né en même temps que la neurobiologie comme en témoigne l’activité multiple de Jean Charcot. Dés son origine en France, la neurobiologie crée des relations avec le domaine de l’esthétique. Charcot en particulier dans les Leçons du Mardi devant un auditoire en partie mondain aime à illustrer ses diagnostics d’exemple pris dans le domaine de l’art et de la littérature.

III. Le diagnostic

1.Le symptôme neurologique dans l’art pictural

Les recherches de la représentation de symptômes neurologiques dans l’histoire de l’art et la littérature ont partie liées à la naissance de la neurologie. L’on considère que la trace la plus ancienne d’une maladie neurologique, en l’occurrence la poliomyélite, est figurée sur une stèle funéraire d’un prêtre égyptien nommé Ruma, datant de la XIXe dynastie, qui se trouve au Musée Carlsberg de Copenhague. La représentation de l’épilepsie dans l’art pictural a donné lieu à de nombreuses études que Bernt A. Engelsen résume dans son article « Epilepsy in Pictorial Art [18] ». Récemment Carlos Hugo Espinel s’est fait le spécialiste de la recherche des symptômes de troubles neurologiques dans la peinture, ses articles souvent publiés dans Lancet ont ainsi pour objet l’étude d’un autoportrait de Rembrandt de 1659 pour lequel il examine particulièrement le « langage » de la peau [19]. Parmi ses nombreuses études à partir de peintures, l’une des plus notables est consacrée à une fresque de Masaccio de la Chapelle Brancacci à l’église Santa Maria del Carmine de Florence, nommée Saint Pierre baptisant et guérissant un estropié.. Il suggère un diagnostic de poliomyélite dans la peinture de l’attitude du malade et conclut : Au commencement du premier millénaire Galien, et du 15e au 17e siècles Léonard de Vinci, Vésale et Willis firent avancer l’étude de la neuroanatomie. C’est seulement au 19e siècle que Brown-Séquard, Duchenne, et Charcot commencèrent à faire une corrélation entre l’anatomie et la physiologie chez le patient atteint par une pathologie neurologique. Quand, en 1426, Masaccio représenta une personne non seulement avec une infirmité neuromusculaire mais avec des adaptations fonctionnelles, il avait déjà anticipé la discipline de la physiopathologie [20]. . La représentation picturale de l’épilepsie, -ses manifestations convulsives comme les rituels de cure-, ont fait partie des premières recherches de la neurologie dans l’histoire de l’art. L’intérêt de la neurologie de l’art pour l’épilepsie est exemplaire des différents angles de recherche de la neurologie dans le domaine esthétique : recherche des représentations plastiques dans l’histoire de l’art, recherche de diagnostics d’épilepsie chez les artistes, recherche des éléments liés à l’épilepsie comme source d’inspiration. Et dans la dernière décennie, des artistes épileptiques ont fait de ce désordre neurologique connu depuis les Babyloniens la source de leur travail. Bert A. Engelsen rappelle que Lucas Cranach réalisa en 1509 une gravure sur bois de Saint-Valentin, saint des convulsifs, avec une représentation d’épileptique. Un dessin en 1564, de Brueghel l’Ancien, perdu depuis, sur la procession de convulsifs à l’église de Saint-Jean à Moolenbeck a servi de modèle pour des gravures de Hendrick Hondius en 1642 qui représentent des scènes de convulsions [21]. Le motif du Christ exorcisant l’esprit d’un jeune possédé se rencontre dans l’iconographie médiévale pour se perpétuer jusqu’au XVIIIe siècle. L’ultime peinture de Raphaël, Transfiguration (1520) représente un garçon épileptique mais il existe une controverse sur la signification de cette présence, qui serait, soit un rappel de la fonction de thérapeute du Christ, soit une image de la transfiguration elle-même du Christ [22]. Rubens qui a peint une version de ce même tableau a représenté par trois fois des scènes d’épilepsie dans son œuvre dont Le miracle de Saint Ignace de Loyola (1619). Les épisodes d’hallucinations visuelles et d’états altérés de conscience dans l’autobiographie de Loyola ont été également interprétés comme des crises épileptiques par W.G. Lennox et M.A. Lennox dans un ouvrage de référence : Epilepsy and Related disorders (1960).

2. Diagnostic sur la maladie de l’artiste

La relation entre l’écrivain Alphonse Daudet et le neurologue Charcot est emblématique du lien de connivence entre neurobiologie et littérature. Daudet assiste aux Leçons du Mardi de Charcot et Charcot assiste aux Jeudis de Daudet où il est en compagnie de Zola et des Goncourt. Le fils d’Alphonse Daudet, Léon, devenu un célèbre polémiste d’extrême-droite, avait commencé des études de neurologie. Quand la maladie de Daudet, un tabès syphilitique, devint plus oppressante, Charcot resta un ami attentif mais impuissant à le soigner [23]. Léon Daudet remarquait en 1940 que le neurologue n’avait jamais guéri personne mais qu’il était brillant dans la description de tous les symptômes. La relation entre Daudet et Charcot se reflète aussi dans l’une des œuvres de l’écrivain, intitulée A la Salpêtrière. La neurosyphillis a été également objet littéraire, La doulou de Daudet en constituant le modèle par excellence. L’histoire des relations entre la neurologie et la littérature à partir de Charcot inclut Alajouanine, qui fut le médecin et ami de Valéry Larbaud et qui écrivit un des articles du canon de la neurobiologie des arts en 1948, « Aphasie et réalisation artistique ».

Conan Doyle, à l’origine médecin est dit avoir pris comme modèle du détective Sherlock Holmes le docteur Joseph Bell, praticien connu pour ses diagnostics immédiats. Conan Doyle qui souffrait lui-même de névralgie avait fait sa thèse de doctorat sur le tabès, maladie neurologique due à la syphilis. De nombreux articles à partir des années Quatre-vingt ont examiné le thème neurologique dans son œuvre. Un tableau thématique a été fait de la présence de maladies neurologiques dans les cinquante-six nouvelles et quatre romans sur Sherlock Holmes, qui incluent l’encéphalopathie, l’épilepsie, l’attaque cérébrale, les conséquences de l’alcoolisme et des toxines, ce qui s’appelait à l’époque, la catalepsie, etc.

L’intervention actuelle de la neurobiologie au sujet des maladies d’écrivains prend la forme d’un affinement, d’une révision ou d’une révocation des diagnostics faits précédemment, qu’ils soient d’ordre neurologique ou jusqu’alors considérés comme relevant de l’interprétation psychodynamique, c’est-à-dire psychanalytique. L’étude des conséquences du traumatisme crânien de Guillaume Apollinaire offre un exemple de cette transformation d’un diagnostic qui auparavant relevait de l’interprétation psychodynamique. Le neurologue suisse Julien Bogousslavsky s’est livré à une enquête mêlant des aspects classiques, prise en compte des déclarations du patient et de ses familiers, constats médicaux faits à l’époque, et un aspect proche des méthodes scientifiques de la police. En effet, le neurologue a étudié la localisation de l’impact d’éclat d’obus sur le casque du poète, occasionné le 17 mars 1916, le casque ayant été religieusement conservé à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Puis le neurologue a reconstitué le point d’impact sur un crâne et un cerveau standard. Il en conclut à une blessure non guérie par la trépanation, qui serait une atteinte à la partie latérale temporale du lobe droit. Comme l’indiquent ses familiers, le comportement émotionnel et affectif d’Apollinaire a profondément été altéré après ce traumatisme. Alors qu’il écrivait presque quotidiennement une lettre à sa fiancée Madeleine Pagès, il témoigne après la blessure d’un brusque désintérêt envers elle. Sa mort, moins de trois ans après, lors de la grippe espagnole en 1918 empêche la tenue de conclusions définitives sur les changements de son comportement à long terme. Le fait qu’il se remette rapidement à écrire à la fois de la poésie et de la critique d’art, alors même que sa blessure devient un sujet d’inspiration dans Le poète assassiné et Calligrammes, montre que les fonctions cognitives du cerveau n’ont pas été atteintes. En revanche, les changements émotionnels décelables dans sa correspondance et les récits de ses amis dévoilent une perte du sens de l’humour, une grande irritabilité, une intolérance aux stimuli émotionnels, des affects d’angoisse et de tristesse hors d’une véritable dépression. Or, ce comportement nouveau correspond aux symptômes d’un disfonctionnement latéral temporal de l’hémisphère dominant, tels qu’ils viennent d’être récemment étudiés [24]. Bogousslavsky rapproche le cas d’Apollinaire de celui de Gershwin qui souffrit d’une modification affective brutale à la suite d’une lésion au même emplacement, mais non pas à cause d’un traumatisme mais d’un gliome malin.

Il est intéressant de souligner que dans le cas d’Apollinaire, la causalité organique cérébrale de la modification de son comportement émotionnel n’a pas été reconnue par les spécialistes qui paradoxalement préféraient souligner un choc psychologique lié à l’expérience de la guerre, malgré le traumatisme à la tête. Etant donné la nature du comportement purement émotionnel des manifestations cliniques associées à la lésion du temporal latéral droit, il est probable que l’absence de prise en compte et l’erreur d’attribution à des facteurs psychodynamiques sans dysfonction organique cérébrale soient dues en partie à la rareté du syndrome [25].

Le diagnostic neurologique venant infirmer un diagnostic relevant de l’interprétation psychodynamique est emblématique de la rivalité entre sciences cognitives et psychanalyse. L’on retrouve le refus d’un diagnostic psychodynamique, même s’il s’agit cette fois de la psychanalyse sartrienne dans le cas de l’épilepsie chez Flaubert. Toutefois la plupart des diagnostics qui viennent en infirmer d’autres, infirment des diagnostics neurologiques précédents, comme dans les cas bien connus des diagnostics controversés au sujet de Ravel et de Van Gogh. Si Van Gogh a longtemps passé pour le modèle de l’épileptique dans les arts visuels, il n’existe plus aujourd’hui de consensus sur sa pathologie, objet d’au moins une trentaine de diagnostics. Une liste établie en 1995 récapitulait les différents diagnostics neurologiques et neuropsychiatriques le concernant : épilepsie, schizophrénie, neurosyphillis, désordre bipolaire, addiction aux drogues, alcoolisme, delirium tremens, maladie de Ménière, empoisonnement au plomb. La saga des diagnostics sur Van Gogh reste une histoire sans fin. Lors de la même année 2005, le neurologue américain J. R. Hughes signalait l’absence d’évidence d’épilepsie dans le comportement du peintre [26], alors qu’une équipe italo-suisse concluait son diagnostic par un terrain maniaco-dépressif et un syndrome schizo affectif [27]… La recherche de traces dans le comportement de l’artiste et dans sa peinture conduisant à un diagnostic d’épilepsie est analogue à celle effectuée pour les écrivains. Deux cas s’opposent, ceux de Dostoïevski et de Flaubert. Pour Dostoïevski, le diagnostic d’épilepsie fait l’objet d’un consensus, alors que seuls le type d’épilepsie et l’importance de ce dérèglement sur son œuvre font l’objet de différences d’appréciation. La présence d’épileptiques et la place considérable donnée au thème de l’épilepsie dans son œuvre ont également contribué à faire de l’épilepsie chez Dostoïevski l’un des thèmes récurrents de la relation entre la neurologie et l’art. La crise d’épilepsie du Prince Myshkin comme la description de l’expérience d’aura chez Kirillov dans Les diables sont devenus des références classiques. La comparaison entre les différentes scènes d’épilepsie dans l’œuvre montre que la crise épileptique telle qu’elle est présentée par l’auteur est généralement provoquée par une émotion intense.

L’exemple le plus étonnant, cependant est le personnage épileptique de Smerdyakov dans Les Frères Karamazov qui simule des crises afin d’avoir un alibi pour le moment où il a tué son père et ensuite la simulation se transforme en fait réel et il développe une sévère, dangereuse épilepsie [28].

Le type d’épilepsie de Dostoïevski tel qu’il a été décrit par ses amis et sa femme a longtemps été considéré comme correspondant aux séquences classiques du « grand mal », la crise dite tonicoclonique : le moment de prémonition avec l’impression d’aura qui est interprétée comme une des sources de son mysticisme, la convulsion généralisée, la chute, le cri, la convulsion clonique de quelques minutes, un moment d‘inconscience puis un état de confusion. L’un des grands spécialistes de Dostoïevski, H. Kierulf qui fit sa thèse en français en 1971 sur L’épilepsie dans la vie et l’œuvre de Dostoïevski [29], a réalisé une étiologie de l’épilepsie de l’écrivain. Pour lui, l’écrivain a souffert à partir de la seconde moitié des années 1840 d’une épilepsie dont la cause serait d’ordre infectieux, une encéphalite syphilitique qui semble aujourd’hui classée comme une crise partielle complexe. En effet, le type d’épilepsie de Dostoïevski reste l’objet de controverses, les diagnostics oscillant entre une épilepsie du lobe frontal et du lobe temporal. Dans la décennie 1990, riche en avancée neurologique particulièrement sur l’épilepsie, des études internationales ont semblé confirmer, ainsi l’étude de Cirignotta, une épilepsie du lobe temporal avec des crises extatiques [30]. Dans l’un des derniers articles en date, Rossetti et Bogousslavsky proposent également le diagnostic d’une épilepsie partielle dont l’origine vient du lobe temporal.

Flaubert représente le cas d’un écrivain qui a caché sa maladie épileptique, restée un secret de famille. Seul son ami Maxime du Camp a révélé son existence. Flaubert a toujours évité le mot lui-même, parlant de maladie nerveuse. Contrairement à Dostoïevski et Daudet, il n’a jamais utilisé sa maladie comme un thème littéraire même s’il avait pensé écrire un récit à partir d’elle qui se serait appelé La spirale. Dans leur article, Pierre et Hughes Jallon observent que cette maladie cachée, absente de son œuvre a néanmoins eu des conséquences essentielles sur sa vocation d’écrivain, son sentiment d’exclusion et sa vie solitaire [31]. Il est probable que les crises d’épilepsie ont influence sa décision d’abandonner ses études de droit et de s’installer à Croisset. L’interprétation neurologique récuse les diagnostics autres que ceux de l’épilepsie et donc notamment celui d’une forme d’hystérie avancé par Jean-Paul Sartre dans L’idiot de la famille. L’article d’Henri et Yvette Gastaut, « La maladie de Flaubert » en 1982 effectue une mise au point définitive du diagnostic neurologique. La controverse ne saurait reposer sur l’observation de l’épilepsie mais uniquement sur son étiologie. La première attaque eut lieu en 1844, à l’âge de vingt-trois ans, les suivantes semblent être devenues moins fréquentes à partir de 1846. L’étiologie de l’épilepsie repose sur les interprétations avancées par Henri et Yvette Gastaut, soit une malformation artérielle qui pourrait expliquer également la cause de la mort de Flaubert, soit une atrophie cérébrale occipito-temporale [32].

Depuis la première étude sérieuse des pathologies d’Edgar Allan Poe, par Robertson en 1921 qui écartait la thèse épileptique [33], de nombreux diagnostics sont venus tenter d’expliquer son comportement et les raisons de sa mort. Les spéculations concernant cette dernière qui reste un mystère incluent aussi bien une encéphalite, que le delirium tremens, la pneumonie, rabies, un traumatisme crânien, un coma diabétique. En revanche, le diagnostic de l’épilepsie a resurgi. Selon le dernier en date des diagnostics, il semblerait que Poe ait souffert de crises complexes partielles, que les médecins ne pouvaient comprendre dans la mesure où elle a été décrite seulement par John Hughlings Jackson en 1889. La neurologie des arts s’est intéressée à la présence du thème de l’altération de conscience dans son œuvre, notamment pour y chercher une confirmation au diagnostic d’épilepsie. Le début de The Pit and the Pendulum semble offrir sous l’aspect des effets des tortures de l’Inquisition, la description d’une crise épileptique, de même dans Berenice et The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket, peuvent s’interpréter comme description de crise épileptiques certains passages d’états altérés de conscience.

IV. Les conséquences de la maladie neurologique sur la créativité

Les conséquences de la maladie neurologique sur la créativité sont différentes chez l’artiste plasticien et l’écrivain. Pour Chatterjee, l’on peut observer que si les déficits visuo-moteurs ne sont pas épargnés aux artistes, l’entraînement leur permet de pallier ces handicaps et de produire une œuvre qui ne représente pas une diminution de qualité et même au contraire peut initier de nouveaux styles, de nouvelles directions.

1.La maladie d’Alzheimer

Comme le montrent de nombreux cas d’artistes atteints soit de la maladie d’Alzheimer, -comme De Kooning, Utermohlen ou Carolus Horn-, ou d’attaque cérébrale, la capacité de peindre ou de dessiner se détériore beaucoup moins vite que chez les individus qui ne possèdent pas un entraînement professionnel. Cette possibilité de continuer une production artistique malgré un handicap neuropsychologique constitue l’un des intérêts majeurs pour l’étude scientifique qui permet de mieux comprendre le processus de détérioration de représentation du réel. La maladie d’Alzheimer outre les pertes de mémoire provoque des handicaps dans le domaine visuel, altérant l’attention visuelle, la détection du mouvement, la perception de la profondeur, la reconnaissance des couleurs. Au début des années Soixante-dix, de Kooning commence à souffrir de désordres cognitifs sous la forme d’amnésie. Au milieu de cette décennie, après une diminution de sa production, il cesse de peindre. Le diagnostic est particulièrement sévère : maladie d’Alzheimer qui s’ajoute à l’alcoolisme, la dépression, le syndrome de Korsakoff, l’artériosclérose. Le traitement néanmoins est un succès. En 1980, il avait achevé trois peintures, entre 1981 et 1986, sa production monte à deux cent cinquante pièces qui vont constituer les « late paintings » des années Quatre-vingt. [34]. Cette surprenante rémission d’une maladie incurable est due en partie aux soins matériels et psychologiques mais conduit à l’observation neurologique selon laquelle la créativité, la pratique artistique des formes et des couleurs peuvent avoir été des agents thérapeutiques. « Je peins pour vivre », déclarait alors de Kooning. Dans le cas de l’Alzheimer, certains plasticiens ont essayé de continuer une activité artistique et l’acte de dessiner réduit vers la fin à un simple gribouillage semblait être la seule activité qui les rattachait à leur identité oubliée. A quelque mois de sa mort, Carolus Horn faisait des gribouillages qui indiquaient la perte de la connaissance de la technique et aussi la perte de la connaissance du monde visuel, mais encore pouvait-il persévérer dans l’acte créatif [35]. Carolus Horn (1921-1992), célèbre graphiste allemand a commencé à souffrir des signes de la maladie d’Alzheimer, à partir des années Quatre-vingt. Non seulement il a continué de dessiner jusqu’aux derniers jours de son existence, mais il a souvent peint les mêmes objets, des paysages, des édifices, ce qui a permis plus facilement d’analyser l’évolution de sa technique. L’analyse des séries de peintures faites par Horn au cours de sa maladie montre une évolution qui correspond à la progression des handicaps signalés en neurologie. L’explication du dessin relève alors étroitement de la neurologie. Ainsi, l’habilité à représenter géométriquement des relations spatiales qui est chez l’enfant la dernière à se développer est la première à disparaître dans le cas de la maladie d’Alzheimer. Dans celle-ci, la régression des capacités cognitives de l’adulte peut être décrite comme un retour progressif aux compétences de l’enfant. L’une des évolutions caractéristiques de la peinture de Horn réside dans le changement des couleurs. L’utilisation croissante de couleurs sombres, au début de la maladie, reflète son humeur dépressive liée à la connaissance de son état. En revanche, avec la progression de la maladie, les couleurs dominantes sont de plus en plus brillantes, ce qui corroborerait l’idée que les patients souffrent d’une incapacité à discriminer les couleurs bleues et vertes mais gardent la possibilité de discriminer le jaune et le rouge. Les derniers dessins de Horn, à quelques mois de sa mort, sont des gribouillages : « Les derniers dessins semblent refléter la perte de connaissance non seulement de la manière de dessiner le monde visuel mais aussi celle du monde visuel lui-même. » [36]

Dans le cas de la maladie d’Alzheimer et de l’attaque cérébrale avec aphasie, la comparaison montre un grand déséquilibre entre possibilités créatrices de l’artiste visuel et de l’écrivain. Les artistes peuvent témoigner pendant un temps considérable de leurs capacités créatrices et l’étude de la périodisation de la détérioration de celle-ci est l’un des éléments nouveaux et majeurs de la neurobiologie avec maintenant une collaboration entre l’artiste-patient et le neurologue. En revanche, ces deux maladies semblent avoir des répercussions qui empêchent la continuation de la production chez l’écrivain. L’Alzheimer est devenu un sujet littéraire mais vu du dehors, ainsi la littérature de témoignage de Marion Roach ou le film Loin d’elle de Sarah Polley. Cioran n’a jamais écrit sur son Alzheimer. Le peintre William Utermohlen atteint de la maladie d’Alzheimer a volontairement collaboré avec des neurologues jusqu’à sa fin, continuant de faire des autoportraits au fil de la maladie. S’il est loisible d’imaginer un écrivain atteint de cette maladie, collaborant lui aussi dans des conditions semblables avec des neurologues, il est probable que les capacités cognitives demandées par l’écriture d’un récit cesseront bien avant celles demandées par l’acte de peindre. Le cas du peintre d’origine américaine, vivant en Grande-Bretagne, William Utermohlen est riche d’enseignements ; la production du peintre à qui un diagnostic de maladie d’Alzheimer est fait à l’âge de soixante et un ans à la suite de difficultés cognitives montre une évolution caractéristique. Le peintre avait donné son accord pour participer aux recherches sur la détérioration des compétences artistiques dans le contexte de la maladie d’Alzheimer. Une équipe de neurologues a étudié l’évolution des auto-portraits que le peintre a continué de pratiquer, entre soixante et soixante-cinq ans. Les changements dans le style des autoportraits témoignent de la détérioration de l’état cognitif. Le troisième portrait accentue les défauts du second : altération du sens des proportions, difficulté à représenter les éléments du visage, l’arrière–plan est devenu abstrait. Pour le portrait exécuté à soixante-cinq ans, le peintre a abandonné la peinture à l’huile pour le crayon, tout réalisme a disparu au profit d’une forme de primitivisme, les éléments fondamentaux du visage restant reconnaissables. En cinq ans, la détérioration de l’habileté est manifeste, mais, comparée aux compétences d’un artiste amateur atteint au même degré par la maladie, elle reste moins marquée, comme si l’habitude et le talent professionnel amortissaient les handicaps neurologiques ; l’artiste amateur avait au contraire abandonné la production d’œuvres originales pour tenter des copies d’œuvres antérieures. [37] Karolus Horn et Utermohlen sont devenues des figures médiatisées par les associations nationales de lutte contre la maladie d’Alzheimer.

2. L’attaque cérébrale

L’attaque cérébrale est un accident neurologique aux séquelles potentielles particulièrement invalidantes : aphasie, hémiplégie. Dans un article célèbre de 1948, le neurologue français Alajouanine a étudié l’influence de l’aphasie sur le processus créateur à partir de l’exemple de trois artistes, le musicien Ravel [38] , l’écrivain Valéry Larbaud, atteint en 1935 et qui survécut à une hémiplégie du côté droit et une aphasie durant vingt-deux ans, ainsi que chez un peintre dont le nom restait caché dans son article. Il s’agit du peintre Paul-Elie Gerner (1888-1948), ce que le neurologue F. Boller a découvert récemment. Ce dernier, en reprenant le cas de ce peintre victime d’une attaque cérébrale en 1940, à l’âge de cinquante-deux ans, et en comparant son œuvre avant et après cet événement, observait que si l’aphasie n’a pas eu d’influence importante sur la production picturale, toutefois le style avait connu un changement, devenu selon les critères du neurologue, « moins poétique », moins spontané, moins inventif. Gerner décrivait ainsi sa nouvelle condition :

Il y a deux hommes en moi, celui qui peint qui est normal pendant qu’il peint et l’autre qui est perdu dans la brume […] Quand je suis en train de peindre, je suis en dehors de ma vie ; ma manière de voir les choses est même plus aigüe qu’auparavant ; je retrouve tout ; je suis un être entier. Même ma main droite qui me semble étrange, je ne la remarque pas quand je peins. [39] Si le peintre Paul-Elie Gernez pouvait malgré une attaque cérébrale et une aphasie continuer à peindre et même faire de l’acte de peindre le moment privilégié de son existence handicapée, chez Valery Larbaud la même attaque cérébrale suivie d‘une aphasie que celle du peintre a conduit à l’arrêt de sa production. Durant les vint-deux années entre l’attaque et sa mort, son aphasie a évolué du mutisme à un langage réduit, manifestant un phénomène typique de l’aphasie, la répétition d’un seul terme, dans son cas : « Bonsoir, les choses d’ici-bas ». Les autres fonctions cognitives restaient intacts, la mémoire, la compréhension de langues que ce traducteur connaissait parfaitement. La conclusion d’Alajouanine à son étude comparative des effets de l’aphasie sur la production artistique d’un musicien, d’un peintre et d’un écrivain est importante : « Si l’aphasie a détruit le langage littéraire chez l’écrivain s’il a arrêté l’expression sonore chez le musicien, elle a laissé intactes les réalisations plastiques ou figurées. » [40] .

Les études neurologiques montrent que l’effet des lésions cérébrales est différent chez les artistes et les non-artistes. Chez les patients sans compétence artistique, la capacité au dessin est affectée, en cas d’aphasie consécutive à une attaque cérébrale. Chez les artistes, l’effet de l’attaque et de l’aphasie, moins marqué, varie suivant les individus. Le phénomène de négligence unilatérale spatiale a été étudiée pour des artistes, elle est plus commune et plus sévère en cas d’attaque de l’hémisphère droit et en conséquence se manifeste par une négligence de la partie gauche. Parmi les artistes qui ont souffert d’une attaque cérébrale de l’hémisphère droit menant à une telle négligence, l’on compte Lovis Corinth, Anton Räderscheidt, Loring Hughes, Reynolds Brown mais sans doute le cas le plus célèbre est celui de Federico Fellini. La négligence unilatérale gauche dans ses dessins qui ont suivi l’attaque cérébrale de l’hémisphère droit a été étudiée par les neurologues Cantagallo et Salla [41] en 1998. Fellini était conscient du défaut de représentation du côté gauche dans ses dessins. L’un d’entre eux met en scène avec humour cette déficience par rapport à ses dessins antérieurs ; un personnage qui le représente, demande : « Où est la gauche ? ». Au contraire une attaque cérébrale à l’hémisphère gauche chez le peintre bulgare Zlatio Boiyadjiev a provoqué chez lui un profond changement de thématique et de style : la lésion de l’hémisphère gauche aurait produit « une libération de ses possibilités créatrices [42] ». Brown juge que le passage à une thématique fantastique aux couleurs plus riches refléterait chez le Bulgare le sens plus lâche des liens sémantiques dans l’hémisphère droit [43] .

Les cas sont nombreux d’artistes, qui, après une attaque cérébrale suivie d’aphasie ont pu continuer leur œuvre, ainsi le peintre abstrait Afro Basaldella (1912-1979), qui, deux ans après, revint à une inspiration néo-cubiste. Les données montrent que les effets d’attaque cérébrale avec aphasie sur la production artistique sont variables. Certains patients sont affectés, d’autres deviennent plus expressifs ou changent le contenu de leur production. Par ailleurs, les images sont utilisées pour communiquer avec des patients amnésiques et une « Visual Action Therapy » apprend aux aphasiques à communiquer par le dessin. Les phénomènes dépressifs dans la vie de Caspar David Friedrich et leur influence sur son œuvre sont largement connus, mais l’attaque cérébrale l’est moins. Le 26 juillet 1835, le peintre âgé de soixante et un ans souffre d’une attaque cérébrale qui provoque une paralysie du côté droit. La récupération semble rapide, quelques semaines d’alitement, un séjour de cure. Le peintre ne souffrit d’aucune aphasie ou de déficits neuropsychologiques, le diagnostic actuellement avancé à titre d’hypothèse est une attaque subcorticale du côté gauche. Le regard du neurologue [44] décèle dans le dernier portrait de l’artiste fait par Caroline Bardua, Portrait C. D. Friedrich, 1840, quelques mois avant sa mort une paralysie du septième nerf crânien. La main partiellement paralysée, le peintre commence pendant sa cure des études au crayon. Les quatre-vingt œuvres exécutées durant les cinq ans qui séparent l’attaque cérébrale et sa mort sont de petit format, aquarelles, sépias, avec de fréquents motifs funèbres, qui serait le signe d’un phénomène classique, la dépression post-attaque. Et son ultime peinture à l’huile et de grand format, réalisée au début de cette nouvelle période « Meeresufer im Mondschein » est considérée comme son testament artistique.

Le récit d’une attaque cérébrale vécue par un écrivain qui la relaterait ensuite semble inédit, il faudra attendre la traduction du livre du célèbre dramaturge et auteur satirique polonais Slawomir Mrozek, victime d’une attaque en 2002. Pour entraîner sa mémoire et retrouver ses facultés d’expression, l’auteur a rédigé un récit de son attaque cérébrale et de ses conséquences, intitulé Baltazar. Une autobiographie. Cioran est décédé à la suite de la maladie d’Alzheimer. Enfermé dans une maison de santé en France, il avait perdu l’usage du français et ne s’exprimait plus qu’en roumain au personnel hospitalier et aux autres patients qui ne pouvaient le comprendre. La maladie n’a rien ajouté à l’œuvre, elle l’a arrêtée au contraire et transformé l’auteur en personnage d’Ionesco.

V. La représentation de son désordre cognitif par l’artiste lui-même

1. L’épilepsie

La représentation artistique de phénomènes épileptiques est ancienne et l’objet de nombreuses études neurologiques. Suivant les maladies neurologiques, la capacité de continuer une activité artistique diffère chez le plasticien et l’écrivain. L’épilepsie ne constitue pas un obstacle essentiel chez ni l’un ni l’autre. L’épilepsie est un thème littéraire fréquent, que l’écrivain soit lui-même épileptique, comme Dostoïevski ou Huber Aquin, Margiad Evans, Monika Maron, Richard Pollak, Rosita Steenbeek, Herbjorg Wassmo, Ernesto Dalgas, Andreas Burnier, Tryggve Andersen, Margaret Gibson ou que l’écrivain ait observé chez un proche ou par hasard une crise d’épilepsie, comme Kenzaburo Oe et Laura Doermer qui avaient un fils épileptique, Majgull Axelson et Janet Frame qui avaient un membre de la fratrie épileptique, Alfred Tennyson et Klaus Merz avec un père épileptique, Christoph Ramsmayer avec un camarade de classe et Muriel Spark, témoin par hasard dans la rue. Le livre autobiographique de Margiad Evans, A ray of darkness [45] de 1952 décrit de manière détaillée les événements de l’année qui ont précédé sa première grande crise épileptique.

En revanche la représentation de l’épilepsie vécue de l’intérieur par des plasticiens souffrant de ce désordre est récente. Il faut attendre les expériences de Jennifer Hall au début des années 1990 pour que l’épilepsie devienne source d’inspiration revendiquée par les artistes épileptiques [46] , objet d’une représentation visuelle et plastique, thème artistique de la part d’artistes souffrant de cette pathologie. Jennifer Hall, artiste épileptique et directrice d’un centre d’expérimentation artistique, le Do While Studio à Boston, a rassemblé une exposition de travaux de vingt-sept artistes peintres épileptiques sur ce thème. From The Storm est une collection d’œuvres encore visible sur le site du Studio [47] . L’exposition créée à Boston en 1992 fut présentée dans les congrès de neurologie américain, canadien et australien. Ces travaux suggèrent l’expérience de la crise, les hallucinations, et sont accompagnées de commentaires. Jennifer Hal écrit :

L’imagerie que j’utilise dans une série de performances appelées Out of The Body Theatre est tirée du monde dans lequel j’existe lors des crises et de la folie qui vient de ma tempête intérieure. […] Ma capacité à objectiver ces phénomènes est quasi non existante durant une crise, car je suis généralement absorbée par de simples activités de survie ; j’ai connu des crises à répétition qui durent plusieurs jours. […] Mes essais pour communiquer ces expériences se reflètent dans Out of The Body Theatre, dans lequel j’utilise des automates pour incarner les expériences extrêmes que je ne peux verbaliser. D’autres outils incluent des animations digitales, des projections, du théâtre d’ombre, des robots et des marionnettes qui répondent aux mouvements des danseurs humains. [48]

2. La migraine à aura

A l’opposé de l’épilepsie, la migraine est un phénomène neurologique à la fois plus familier et plus discret, mais ces deux désordres neurologiques sont devenus des sources d’inspiration pour les artistes qui les ont expérimentés. Autrefois appelée migraine ophtalmique ou migraine accompagnée, la migraine avec aura précède le plus souvent, la céphalée migraineuse [49] . Dix pour cent des migraines sont accompagnées d’une aura visuelle. Autrefois appelée migraine ophtalmique ou migraine accompagnée, la migraine avec aura précède le plus souvent, la céphalée migraineuse. L’aura est transitoire et disparaît sans laisser de séquelles, en moins de trente minutes habituellement. Elle se manifeste par l’apparition dans le champ visuel des deux yeux, d’un scotome scintillant aux limites polygonales comparé à des « fortifications à la Vauban », ces lignes brisées, brillantes, colorées et mobiles ressemblent aussi à des zigzags, des éclairs. Cette forme de migraine est devenue objet de représentation artistique avec le Migraine-art alors que des relectures neurologiques d’œuvres plus anciennes permettent d’interpréter textes et peintures à partir du scotome typique de la migraine à aura.

Une contribution de Podoll et Robinson a montré l’influence de la migraine ophtalmique dans l’œuvre d’Ignatius Brennan. Ce peintre irlandais contemporain qui souffrait de migraines depuis l’âge de onze ans commente ainsi son travail, décrivant sa perception de l’aura visuelle avec ses zigzags lumineux :

J’ai commencé avec des peintures de mes expériences de migraine, de manière inconsciente plutôt que de manière délibérée, quand j’étais à l’école d’art. Je faisais beaucoup de dessins de paysages à ce moment-là et je trouvais souvent que je dessinais des nuages non pas juste dans le ciel, mais n’importe où, ce qui était, je pense, relié aux vides visuels expérimentés durant la perte de la vision. J’utilisais aussi des formes dentelées en zigzag dans mes dessins, […] Nuages, zigzags et autres images sont partie de mon vocabulaire visuel personnel, mais sont issus certainement de mes expériences de migraine. J’en suis absolument sûr [50].

La galerie des peintres inspirés par la migraine inclurait Hildegard de Bingen, Giorgio de Chirico, Salvador Dali. Depuis Charles Singer, une partie des visions d’Hildegard de Bingen (1098-1179), est interprétée comme des signes d’aura visuelle provenant de migraines [51] , ce qu’Oliver Sack confirma plus tard dans son livre Migraine (1992). Les peintures de Hildegard de Bingen constitueraient le plus ancien témoignage de l’influence de la migraine sur l’inspiration artistique avec dans ses peintures, souvent, la proéminence de points ou de groupes de lumières étincelants et en mouvement. Chirico s’est converti en l’emblème du peintre migraineux du XXe siècle. Le neurologue anglais Fuller et l’historien d’art Gale citaient en 1988 comme exemple de travaux du peintre où se retrouvent l’aura visuelle due à la migraine, les lithographies « Calligrammes » de 1930, « Mythologie » de 1933 et la peinture à l’huile « Le retour au château » de 1969 [52] . Récemment, Ubaldo Nicola et Klaus Podoll ont montré comment les expériences de migraine à aura chez Chirico sont à la source à la fois de peintures mais aussi de textes incluant les Mémoires, Hebdomeros et les essais [53]. . Les visions crées par la migraine ophtalmique se sont transformées en une source d’inspiration artistiques popularisées par la création de manifestations artistiques dans les années Quatre-vingt, mécénées par l’industrie pharmaceutique et par le lancement d’un genre « The migraine art ». La première manifestation, à la fois exposition et compétition, fut organisée à la Clinique de la Migraine de Londres par l’Association britannique sur la migraine avec le soutien du laboratoire pharmaceutique, WB Pharmaceuticals Limited, créateur du Dixarit. Son succès décida du renouvellement de l’opération et de son extension à d’autres pays. En 1991 l’Exploratorium de San Francisco montrait une importante exposition sur « The Migraine Art », intitulée Mosaic Vision. Dans son travail sur la migraine de 1970, Oliver Sacks avait noté une similarité entre les effets visuels de la migraine à aura avec sa vision mosaïque et le style des peintures pointillistes et cubistes. Dans un livre de 1995 sur l’art décoratif, le designer hollandais Arthur O. Eger lançait l’hypothèse d’une source d’inspiration migraineuse chez Picasso. Mais c’est au Congrès mondial des céphalées à Londres en 2000 que l’hypothèse d’un diagnostic de migraine à aura sans maux de tête chez Picasso devint une nouvelle médiatisée comme une information à sensation. Cette thèse reste néanmoins hypothétique dans la mesure où les hallucinations visuelles produites par l’aura peuvent relever aussi d’autre étiologie et qu’il n’existe pas d’observations de contemporains ou d’écrits autobiographiques sur d’éventuelles migraines chez Picasso.

La neurobiologie de l’art regroupe ainsi des activités différentes : localisation cérébrale, étude de la représentation picturale des symptômes dans l’histoire de la peinture et de la littérature, diagnostic de maladies neurologiques chez les artistes, étude de la relation entre le handicap cognitif et la production artistique. Cette neurobiologie de l’art est aussi l’affaire des artistes, dans la mesure où les phénomènes neuropsychologiques sont devenus des sources d’inspiration artistique. Elle s’est enrichie d’une collaboration clinique entre neurologues et créateurs atteints de maladies neurologiques. Elle est devenue un élément incontournable de la connaissance de la littérature, des arts et de la musique.

ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.), Vol. II, 2008

notes:

[1] Parmi ces revues, Epilepsy, Neurology, Neuropsychologia, Cortex, Brain, European Neurology, Lancet, Nature, Journal of counsciousnes studies.

[2] A. Chatterjee, « The neuropsychology of visual artistic production », Neuropsychology 42 (2004) 1568-1583. [Traduit par nous] « This paper is not intended to describe a brain-based theory of art. Elsewhere, I have discussed (Chatterjee, 2002, 2002) how cognitive neuroscience might advance empirical aesthetics. Here, the goals are modest. I hope to bring together this literature, much of which is dispersed in books and is hidden from search-engines. »

[3] Voir site migraine-aura.org

[4] Marion Roach, La mémoire blessée trad. de l’américain par Gabrielle Rolin, Lyon : La Manufacture, 1986. Alzheimer : pour ma mère, trad. de Gabrielle Rolin ; préf. du Dr Paul Henri Chapuy ; avant-propos de Denise Lallich, Lyon : Éd. Horvath, 1996.

[5] F. Clifford Rose, (éd) Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature, Londres, Imperial College Press, 2004.

[6] H. Platel, F. Eustache and J.-. Baron, « The Cerebral Localisation of Musical Perception and Musical Memory » in Clifford Rose, (éd), Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature, op. cit., p. 176. « Thanks to the advent of functional neuroimaging about 25 years ago and continuous developments since, it is now possible to map directly brain activity during perceptual and performance tasks in normal subjects. Based on these findings, the last decade has witnessed major breakthroughs in the understanding of the musical brain » [Traduit par nous] Nous nous sommes limité aux relations de la neurologie essentiellement avec la littérature et les arts visuels, mais la neurologie des arts s’est tout autant appliquée au monde de la musique avec la localisation cérébrale de la perception musicale et de la mémoire musicale, l’analyse des déficits neurologiques en matière de la perception, l’amusie, la reconnaissance et production musicale, les diagnostics neurologiques sur certains musiciens : Ravel, Moussorgski, Haendel et l’attaque cérébrale, Haydn et l’encéphalopathie, et le maintien des aptitudes musicales chez deux musiciens pourtant affectés par des lésions cérébrales : Gershwin et Shebalin.

[7] Semir Zeki, Inner Vision : An Exploration of Art and the Brain, Oxford University Press, USA, 2 nde édition, 2000. Voir aussi : Semir Zeki et Balthus Balthus ou La quête de l’essentiel, Paris, Les Belles Lettres : Archimbaud, 1995. ; A vision of the brain, Oxford, Blackwell sciencific publ., 1994.

[8] Semir Zeki, « Neural concept Formation and Art : Dante, Michelangelo, Wagner », in F. Clifford Rose, (éd) op. cit., p. 13. [Traduit par nous] « Spectacular advances in our knowledge of the visual brain allow us to make a beginning in trying to formulate neural laws of art and aesthetics- in short, to study neuroaesthetics. »

[9] Hideaki Kawabata and Semir Zeki, Neural Correlates of Beauty, Journal of Neurophysiolology, vol 91, april 2004, p. 1699. « This work is an attempt to address the Kantian question experimentally by inquiring into whether there are specific neural conditions implied by the phenomenon of beauty and whether these are enabled by one or more brain structures. » Traduit par nous

[10] Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, Paris, Fayard, 1983, p. 364.

[11] Id, L’âme au corps : philosophie d’une exposition sur Arts et sciences, Paris, Institut de France, Académie des beaux-arts, 1994, p. 6.

[12] Id. « Le vrai, le beau, le bien : réflexions d’un neurobiologiste », phonogrammes, Paris, Bibliothèque Nationale de France, coll Conférences de la Bibliothèque Nationale de France, 2004.

[13] A. Chatterjee, – 2004. « Prospects for a cognitive neuroscience of visual aesthetics. Bulletin of Psychology and the Arts. ». 4, 55-60.
- 2002 « Universal and relative aesthetics : A framework from cognitive neuroscience ». Paper presented at the International Association of Empirical Aesthetics, Takarazuka, Japon.

[14] Vilayanur S. Ramachandran et Sandra Blakeslee, Le fantôme intérieur, préf. de Olivier Sacks, trad. de l’anglais (États-Unis) par Michèle Garène, Paris, Odile Jacob, 2002. Voir aussi : Vilayanur S. Ramachandran Le cerveau, cet artiste, trad. de l’anglais par Anne-Bénédicte Damon, Paris, Eyrolles, DL 2005.

[15] Voir :http://interdisciplines.org/artcogn… et notamment l’article non dénué d’ironie de John Hyman : « Art and Neuroscience ». Il s’agit du site présentant les participations à un séminaire internet sur les rapports entre l’art et la cognition, organisé par le Département d’Etudes Cognitives de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, en 2005.

[16] L. Bec, Art/Cognition, Cyprès/ Ecole d’Art, Aix en Provence, 1994, p. 21-22.

[17] J. Bogousslavsky, F. Boller, (éd), Neurological disorders in Famous Artists, op. cit., p. VIII. [Traduit par nous] « the study of how a neurological disorder can alter productivity in recognized artists and other creative people is a largely unexplored field. »

[18] Bernt A. Engelsen, « Epilepsy in Pictorial Art », in Neurology of the arts, op. cit., pp. 141-153.

[19] Carlos Hugo Espinel, « A medical evaluation of Rembrandt. His self-portrait ; ageing, disease, and the language of the skin », Lancet, 1997 ; 350 : 1835-37.

[20] Id., « Masaccio’s cripple : a neurological syndrome. Its art, medicine, and values », Lancet, 1995 : 346 : 1984-1986. [Traduit par nous] « At the onset of the first millennium Galen, and from the 15th to the 17th centuries Leonardo, Vesalius, and Willis, advanced the study of neuroanatomy. It is only in the 19th century that Brown-Sequard, Duchenne, and Charcot began to correlate the anatomy with physiology in the neurological patient. When, in 1426, Masaccio portrayed a person not only with neuromuscular impairment, but also with functional adaptations, he had already anticipated the discipline of pathophysiology. »

[21] Voir Bernt A. Engelsen, « Epilepsy in Pictorial Art », in F. C. Rose, (éd), Neurology of the Arts, op. cit, p.141.

[22] Pour un rappel de la controverse, voir Bernt A. Engelsen, ibid.

[23] Michel. Bonduelle, « Charcot et les Daudet », Presse Méd., 1992 : 22 : 1641-1648. Michel Bonduelle, médecin et historien de Charcot, raconte comment le fils de l’écrivain est devenu le mémorialiste de Charcot qui lui barra néanmoins l’accès à la carrière tant que Léon Daudet fut marié avec l’une des descendantes de Victor Hugo que Charcot épousa immédiatement après le divorce de celle-ci d’avec Léon…

[24] Voir : – Annoni, JM. Nicola, A. Ghika, J Aybek, S. Gramigma, S. Clarke, S. Bogousslavsky, J. « Troubles du comportement et de la personnalité d’origine neurologique ». Encyclopédie Méd.-chir.,Neurol. 2001- Bogoulavssky, J , Cummings JL, Behaviour and Mood Disorders in Focal Brain Lesions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

[25] Bogoulavssky, J , « Guillaume Apollinaire, the Lover assassinated » in Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit., p. 7-8. [Traduit par nous] « It is interesting to emphasize that in the case of Apollinaire as well, the organic brain causality of his modified emotional behaviour was not recognized by scholars, who paradoxically preferred to underscore a psychological shock associated with war experience, despite the head trauma […] Given the purely emotional – behavioural nature of the clinical manifestations associated with right lateral temporal damage, it is likely that part of the rarity of this syndrome is due to its lack of recognition and miss-attribution to psychodynamic factors without organic cerebral dysfunction. »

[26] Voir J. R. Hughes, « A reappraisal of the possible seizures of Vincent van Gogh », Epilepsy and behaviour, 6 (2005) 504-510.

[27] Voir A. Carota, G. Iaria, A. Berney, J. Bogousslavsky, « Understanding Van Gogh’s Night : Bipolar Disorder », in J. Bogousslavsky, F. Boller, Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit, .pp. 121-131.

[28] Peter Wolf, « Epilepsy in Literature : Writers’ Experiences and Their Reflection in Literary Works », in Neurology of the Arts, op. cit., p. 341. « The most astonishing example, however, is the epileptic character Smerdyakov in The Brothers Karamazov, who fakes seizures to get an alibi for the time when he killed his father, and then the malingering la simulation turns into truth, and he develops a severe, life-threatening status epilepticus. »

[29] Halfdan Kierulf, « The Aetiology of Dostoyevsky’s Epilepsy », ibid., p 353.

[30] F. Cirignotta, CV Todesco, E. Lugaresi, « Temporal lobe epilepsy with ecstatic seizures (so-called Dostoevsky epilepsy) », Epilepsia, 1980 ; 21:705-710.

[31] Voir, Pierre Jallon et Hughes Jallon, « Gustave Flaubert’s Hidden Sickness », in Neurological disorders in Famous Artists, op. cit, pp. 46-55.

[32] H. Gastaut Y. Gastaut et R. Broughton, « Gustave Flaubert’s illness : a case report in evidence against the erroneous notion of psychogenic epilepsy », Epilepsia, 1984 ; 25 : 622-637.

[33] Voir : Carl W. Bazil, « Edgar Allan Poe : Substance Abuse versus Epilepsy », Neurological disorders in Famous Artists, op. cit, pp. 57-64.

[34] Voir : – C. H. Espinel, « de Kooning’s late colours and forms : dementia, creativity, and the healing power of art », The Lancet, 1996, n° 347, pp. 1096-98. – Garrels, G. (1995) « Three toads in the garden. Line, color, and form. In Wilhem de Kooning. The late paintings, the 1980s. Minneapolis : San Francisco Museum of Modern Art and Walker Arts Center.

[35] K. Maurer, D. Prvulovic, « Carolus Horn – When the Images in the Brain Decay » : Evidence of Backward-Development of visual and cognitive Functions in Alzheimer’s Disease, in J. Bogousslavsky, F. Boller, Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit, p. 101-111.

[36] K. Maurer, D. Prvulovic, « Carolus Horn – When the Images in the Brain Decay » : Evidence of Backward-Development of visual and cognitive Functions in Alzheimer’s Disease », in J. Bogousslavsky, F. Boller, Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit, p. 108. Traduit par nous.

[37] S. J. Crutch, R. Isaacs, M. N. Rossor, « Some workmen can blame their tools : artistic change in an individual with Alzheimer’s disease », The Lancet, 357, 30 juin 2001, pp. 2129-2133. Les auteurs en concluaient par la remise en cause du diagnostic de maladie d’Alzheimer chez de Kooning !

[38] La maladie neurologique de Ravel a été l’objet de diagnostics différents. L’aphasie partielle du musicien n’est que l’un des symptômes d’une maladie neurologique qui n’a pas comporté d’attaques cérébrales. Dans « The Terminal Illness and Last Compositions of Maurice Ravel », in Neurological disorders in famous artists, op.cit., Erick Baeck reprend le diagnostic de maladie de Pick : cette démence frontotemporale est une forme de maladie cognitive irréversible progressive qui détruit des parties spécifiques du cerveau, les lobes temporaux et frontaux, à la différence de la maladie d’Alzheimer qui touche presque toutes les régions cervicales.

[39] Cité par A. Chatterjee, in « The neuropsychology of visual artistic production », op. cit., p. 1575. Traduit par nous.

[40] Ibid., p. 241. « If aphasia destroyed literary language in the writer if it stopped sound expression in the musician, it has left untouched plastic or figurated realizations. » Théophile Alajouanine a écrit aussi sur l’écrivain : Valery Larbaud sous divers visages, Paris, Gallimard, 1973.

[41] A. Cantagallo, S. D. Sala, (1998) « Preserved insight in an artist with extrapersonhalo spatial neglect sense », Cortex, 34, 163- 189.

[42] F. Boller, « Alajouanine’s Painter : Paul-Elie Gernez », in J. Bogousslavsky, J. Boller, (éd), Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit., p. 98.

[43] J. Brown, J. Mind, brain and consciousness. The neuropsychology of cognition. New York ; Academic Press. 1977.

[44] Voir B. Dahlenburg, C. Spitzer, « Major depression and stroke in Caspar David Friedrich », in J. Bogousslavsky, F. Boller, (éd), Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit..

[45] Margiad Evans, A ray of darkness, 1e éd 1952, London, John Calder, 1978.

[46] Voir HP Lambert, « Art et cerveau : vers la neuro-esthétique ? », in « Rencontre », Recherches en esthétique, Revue du C.E.R.E.A.P./Paris I, n°12, 2006.

[47]http://www.dowhile.org/physical/pro…

[48] Traduit par nous. Le texte de Jennifer Hall se trouve sur le site cité à la note 11.

[49] L’aura est transitoire et disparaît sans laisser de séquelles, en moins de trente minutes habituellement. Elle se manifeste par l’apparition dans le champ visuel des deux yeux, d’un scotome scintillant aux limites polygonales comparées à des « fortifications à la Vauban », ces lignes brisées, brillantes, colorées et mobiles ressemblent aussi à des zigzags, des éclairs.

[50] Cité par A. Chatterjee, in « The neuropsychology of visual artistic production », op. cit. p. 1576. Traduit par nous. Brennan qui a trouvé une ressemblance entre ses sculptures et les œuvres de Chirico a remporté le Prix de la quatrième compétition nationale sur l’art de la migraine en 1987. L’on peut trouver sur le site migraine-aura.org les renseignements sur les compétitions au sujet de l’art de la migraine

[51] C. Singer, “The visions of Hildegard of Bingen”, in From magic to science, New York, Dover, 1958.

[52] G. N. Fuller, M. V. Gale, « Migraine aura as artistic inspiration », British Medical Journal, 297 (6664) 1670-1672.

[53] U. Nicola, K. Podoll, L’aura di Giorgio de Chirico, Milan, Mimesis Edizioni, 2003

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