Aurélie Choné, Isabelle Hajek, Philippe Hamman (dir.), Guide des Humanités environnementales, Presses Universitaires du Septentrion, 2016.
En dépit de résistances et reculades parfois spectaculaires mais ponctuelles, l’idée qu’il existe bel et bien un problème écologique qui engage la responsabilité de l’humanité, s’est imposée. La COP 21 n’a pas été sans laisser de traces, et il ne se passe plus de jour sans que les médias ne se fassent l’écho de problèmes environnementaux, qu’ils annoncent la disparition de telle ou telle espèce animale, voire de tel ou tel écosystème, ou au contraire qu’ils se fassent les chantres optimistes des bienfaits du développement durable.
La présence dans l’espace public de la problématique atteste de ce que les questions environnementales sont devenues trop prégnantes pour être abandonnées aux seules sciences dites de la nature. C’est pourquoi l’ouvrage collectif dirigé par Aurélie Choné, Isabelle Hajek et Philippe Hamman apparaît comme un fil directeur venu à point nommé pour introduire à une foule d’autres voies d’accès à ces problématiques, pour en montrer la nécessité, la richesse et la fécondité, ainsi que pour s’orienter dans leur complexité.
Le Guide des humanités environnementales (630 pages, dont une part importante d’indications bibliographiques) se compose de 53 notices rédigées par 48 contributeurs, spécialistes des champs les plus divers des domaines arts, lettres et sciences humaines. Son introduction met en lumière l’originalité de l’entreprise. Elle la distingue d’autres formes existantes (anthologie, dictionnaire, ouvrage-panorama, manuel, etc.) et revendique au premier chef la spécificité de croiser les regards et de décloisonner les nombreuses approches de l’enjeu « nature », dans une perspective réflexive, mais avec l’ambition également de favoriser un dialogue tourné vers l’action. « Comment penser la nature ? », « Comment vivre avec la nature ?» : ces deux questions, théorique et pratique, structurent l’ouvrage.
Le point de départ de la première partie s’ancre dans l’histoire de l’opposition nature/culture – qui ne se conçoit plus sans la référence aux travaux de Philippe Descola – avec son corollaire qu’est la domination exercée par l’homme et dont les effets délétères induisent la question, voire le besoin d’une éthique de l’environnement. Il arrive qu’elle ait partie liée avec la métaphysique : l’écologie profonde d’Arne Naess bénéficie d’une présentation qui permet de dépasser l’image d’obscurantisme qu’elle suscite fréquemment. Exposée pour elle-même, elle est resituée plus loin dans le cadre plus large de la culture des pays nordiques, envisagée sous l’angle du dialogue entre philosophie, littérature et science. Quant aux associations qu’elle favorise avec des formes de pensée régressives, voire extrémistes, une notice s’attaque à ce problème à travers ses origines dans l’espace germanique. Plus largement, le besoin de spiritualité voire de sacré s’exprime dans de multiples formes d’« écospiritualité » dont le point commun – s’opposer à une réduction de la question environnementale à un simple problème de gestion – est un des fils directeurs de l’ouvrage.
Car le désir de donner du sens, de réenchanter le monde, de renouveler la relation à l’autre n’est qu’un aspect de la problématique : les rapports que les hommes entretiennent désormais avec leur environnement génèrent de nombreuses formes de souffrance qu’étudie « l’écopsychologie » et à laquelle tente de s’opposer activement « l’écoformation ». L’auteur de la notice consacrée à ces nouvelles voies d’investigation affirme quant à lui la nécessité d’échapper à un « embrigadement […] dans les mouvances du capitalisme vert » (p. 89), débouchant ainsi sur la dimension sociale, politique et économique de la question écologique.
L’écologie est-elle ou non compatible avec l’idéologie productiviste ? Les multiples directions de recherche auxquelles elle donne lieu ne cessent de se heurter à cette question de sa compatibilité avec le développement industriel fondé sur l’innovation scientifique et technique et les exigences de la croissance. Quels espoirs mettre dans le « développement durable » ? Quelle place pour la décroissance (une notion qui l’on rencontre dans plusieurs contributions, mais qui n’apparaît pas dans l’index) ?
Cependant, la réflexion sur le rapport à la nature de l’homme contemporain n’est pas seulement l’affaire des sciences humaines et sociales. L’ouvrage donne une place importante aux apports des études littéraires ou artistiques à travers des approches focalisées sur des individus ou des œuvres, ou ouvertes sur des méthodes ou des tendances plus larges : c’est ainsi que la notion de respect de la nature est rendue sensible par une évocation de l’œuvre du poète Philippe Jaccottet, qu’une notice interroge les rapports entre nature et art contemporain à travers le sentiment océanique. Deux notices séparées distinguent esthétique de l’environnement et esthétique de la nature. Un champ nouveau se développe dans les études culturelles et littéraires, l’écocritique, entre la conscience environnementale et l’esthétique littéraire. Elle jouxte l’épistémocritique, qui se situe plus précisément à l’interface entre science et littérature, et la notice qui y est consacrée ne se réduit pas à exposer un programme méthodologique, mais en explicite les potentialités à travers deux exemples précis, l’étude de la naturalisation du social dans le roman de Goethe, Les affinités électives, et du paradigme posthumain dans Generosity de Richard Powers.
A l’inverse, Pierre Sansot (1928-2005), travaillant sur la ville naturante, n’a jamais renoncé, dans une œuvre vaste et dense, à l’écriture littéraire. Son œuvre n’est qu’une des facettes des études centrées sur la ville qui vont de l’écologie urbaine à l’urbanisme durable, de ses promesses et de ses leurres, en passant par les problèmes de santé environnementale présentés dans leur historicité et qui s’avèrent ne plus être désormais ceux d’un « manque de connaissances mais bien plutôt […] de leur pléthore et de l’indétermination des effets et des implications de l’action humaine » (p. 221) Dès lors, une « modernisation écologique » est-elle un projet plausible ou une nouvelle ruse du capitalisme, une approche qui reste fondée « sur un optimisme technologique et une croyance dans le marché – véritables pharmakon, au sens de poisons et remèdes de l’environnement » (p. 232) ? Une écologie industrielle, cherchant à s’inspirer des écosystèmes de la nature ouvre-t-elle de nouvelles voies ou en reste-t-elle au niveau de la métaphore ? Là encore, la réflexion s’enrichit d’un cas précis, celui de la ville danoise de Kalundborg qui passe depuis les années 1990 pour une « symbiose industrielle réussie » (p. 239).
Un ensemble de notices mobilisent plus explicitement la sociologie, en s’appuyant sur un cadrage épistémologique, et l’ethnologie, avec l’ethnoécologie qui tente de penser ensemble évolutionnisme social et évolutionnisme de la nature, l’ethnoscience (tournée vers les savoirs locaux), l’ethnozoologie (qui nous invite à adopter le point de vue du poisson), avant de faire un point sur l’état du droit de l’environnement.
Toutes ces voies d’accès méthodologiques aux questions environnementales se partagent, à partir de perspectives et d’outils divers, des objets ou des problématiques qui servent d’entrées à la deuxième partie. Mentionnons-en quelques-unes : Feu, eau, air, forêt, montagne, animal, mais aussi paysannerie, écocide, risque, catastrophe naturelle, inégalités environnementales, développement durable, etc., et pour finir transition énergétique.
La notice consacrée au feu répond aux attentes suggérées par la juxtaposition avec les éléments qui la suivent : elle s’inscrit dans un rappel des représentations mythiques qu’il évoque ; les suivantes n’en font apparaître que plus clairement les ruptures induites par notre modernité : la notice sur l’eau parle d’une ressource devenue marchandise, de son statut, de sa gestion ; la notice sur l’air est dominée par un « enjeu paradigmatique de la relation de l’homme à son environnement », comme le formule le sous-titre (p. 355) : la pollution. Et c’est bien la direction que prennent ici la plupart des contributions : les suggestions bucoliques se dissolvent presque toutes dans la confrontation aux fins économiques et à leurs bouleversements. Pour autant, grâce à la grande richesse des angles d’approche et des contextes, l’ouvrage ne se transforme jamais en un simple catalogue de descriptions apocalyptiques. L’intégration de chercheurs, non seulement de disciplines, mais aussi d’aires linguistiques et culturelles différentes, permet une diversité et une complexité, voire une complémentarité bienvenues, et dont un mérite, et non des moindres, est de susciter la curiosité et le besoin d’approfondir ou de diversifier l’investigation, une impulsion soutenue du reste par l’impressionnant apport bibliographique et les renvois aux thèmes croisés. Ainsi, si la première partie relevait assez vite le défi de répondre à la crainte que la question écologique n’ait un rapport congénital avec l’extrême-droite, en interrogeant cette généalogie souvent rapportée à l’Allemagne, plusieurs autres notices, rédigées par des germanistes, permettent un recul plus circonstancié et dépassant les clichés et les réductions autant géographiques qu’historiques. C’est le cas de la notice consacrée à la paysannerie qui s’ancre dans les « Discours associatifs et imaginaires environnementaux dans l’Allemagne industrielle avant 1919 : l’exemple du Bassin de la Ruhr » (p. 469) ou de la notice consacrée à la montagne qui s’intéresse plus précisément à l’esthétique des Alpes suisses et autrichiennes dans les discours littéraires (XVIIIe-XXe siècle) » (p. 373).
L’animal, première victime d’une nature domestiquée, trouve ici une considération particulière. La proposition de lui accorder une protection juridique en lui reconnaissant la « double qualification […] d’être vivant doué de sensibilité et d’élément de la biodiversité » (p. 443) a le mérite de souligner la complémentarité en l’occurrence d’un point de vue éthique et pragmatique.
Ce Guide des humanités environnemental est un véritable guide à travers la grande richesse des réflexions et savoirs convoqués, qui permet de découvrir dans leur genèse, leurs interactions et leurs oppositions, des formes de lecture nouvelles du rapport de l’homme à son environnement, loin de toutes les dichotomies simplistes. Les notices, longues d’une petite dizaine de pages, se suivent selon un enchaînement dont la cohérence pousse à une lecture linéaire. Mais au-delà de son intérêt théorique, ce guide promet également d’accompagner des pratiques nouvelles, qu’elles viennent des institutions, d’initiatives dites citoyennes, ou des « gens ordinaires » (p.272), car sa lucidité, notamment à l’égard des tendances les plus fortes à l’optimisation technologique au service des marchés, voire des nouvelles inégalités produites par les politiques écologiques mises en œuvre, ne vaut pas aveu d’impuissance.
Comme l’écrit l’une des contributrices qui propose le concept, au premier abord paradoxal, de culture de la nature : « L’effort doit porter sur la déconstruction des notions véhiculées par l’idéologie dominante mais aussi tendre vers l’invention de concepts qui s’y opposent par leur pertinence pour repenser le changement social et surtout pour l’anticiper. Le concept de culture de la nature a son origine dans cette double tension : contester et déconstruire, provoquer et inventer » (p. 266) C’est là un objectif qui paraît commun à bien des chercheurs impliqués dans cet ouvrage.
Françoise Willmann
MCF HdR en Etudes Germaniques à l’Université de Lorraine