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Expérience de pensées : tables des matières et introduction

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Expériences de pensée – dossier dirigé par Christine BARON et Charlotte KRAUSS

Table des matières

Introduction – Christine Baron

1 – L’expérience de pensée comme méthode de variation. De Mach à Musil – Laurence Dahan-Gaida

2 – La transparence et l’obstacle épistémologique : Visages de la fiction expérimentale chez Gourmont, Chesterton et Schwob – Rémi Plaud

3 – L’image pense-t-elle quand elle parle ?  – Mathias Lavin

4 – La vengeance du comte Skarbek ou la bande dessinée comme expérience de pensée – Charlotte Krauss

5 – Si une expérience de pensée m’était contée : Le petit chaperon rouge de Charles Perrault et autres histoires du temps moderne – Francisco González

6 – « Weder Kindheit noch Zukunft ». Rilke et l’expérience de pensée – Matilde Manara


Introduction

L’expérience de pensée se caractérise par une longue histoire, peut-être même antérieure à ce que Mach désigne et popularise à la fin du XIXème siècle sous le nom de Gedankenexperiment. Cette notion est d’abord transversale aux sciences, à la philosophie, et sa représentation relève à la fois de la fiction littéraire, cinématographique et bédéistique. Objet de controverses dès son apparition, la notion est tantôt valorisée, tantôt rejetée par les scientifiques notamment car soupçonnée de s’apparenter à une forme d’intuitionnisme ; en effet comment imaginer une expérience purement mentale qui ne passe pas par sa vérification physique ? Quels bénéfices en escompter ? Et surtout : peut-elle se passer de toute validation de nature empirique ? En convoquant l’hypothèse, la fiction et la suspension des savoirs usuels, l’expérience de pensée trouble, fait porter le raisonnement sur un cas imaginaire dans le but d’accroître notre connaissance du réel. Elle a mauvaise réputation et semble s’opposer à la rigueur du raisonnement, particulièrement en sciences où règne la preuve par l’expérience.

Or, il est possible, en assumant le paradoxe, de se demander si l’expérience-clé, celle qui vérifie absolument et parfaitement une théorie, ne relève pas du mythe pur et simple1 et si le passage par l’expérience de pensée, notamment depuis la fin de la physique mécaniste, ne serait pas au contraire le cas le plus fréquent dans la pratique des sciences dures, et en tout cas celui qui a permis des changements de paradigmes décisifs. Telle est en tout cas la suggestion de Thomas Kuhn2. En se caractérisant par une exigence théorique qui l’éloigne de l’intuition banale, l’expérience de pensée ouvrirait ainsi de nouveaux paradigmes et permettrait de manière privilégiée des mutations fécondes dans le domaine de la connaissance, sans que pour autant les faits soient nouveaux ; c’est leur interprétation qui diverge. Telle est l’hypothèse empiriste de John Norton, que commente Stuart en ces termes :

If thought experiments produce new information about the world it is because they bring to light the hidden consequences of and relations between facts that we already know. Thus, if we wish to eliminate any appeal to « epistemic magic » (Norton 2004, 45) we must accept that thought experiments are arguments3; the only empiricist-friendly way of reasoning to new knowledge from old4.

Dans la préface d’un ouvrage consacré à la période classique, Sophie Roux constate que l’expérience de pensée connaît un regain d’intérêt à la fin du XXème siècle et que de nombreuses théories y ont recours, telles la chambre chinoise de Searle (sur l’intelligence computationnelle), la terre jumelle de Putnam (sur l’externalisme sémantique) ou la chambre de Mary de Dennett. On distingue généralement les expériences de pensée philosophiques et physiques. Pour les premières, on peut citer l’anneau de Gygès chez Platon, le spectre chromatique inversé chez Locke, la chambre chinoise chez John Searle ou encore le cerveau dans la cuve chez Hilary Putnam. En ce qui concerne les secondes, peuvent être invoquées la chute des corps de Galilée, Darwin sur l’évolution de l’œil, le disque de Poincaré, l’ascenseur d’Einstein, le démon de Maxwell ou le bateau de Thésée (Locke). Tous ces exemples impliquent des récits qui illustrent une hypothèse et comportent une intention démonstrative raccordée à notre expérience commune. Sophie Roux rappelle en effet que même si l’histoire racontée est contrefactuelle, un minimum de réalisme est nécessaire afin de permettre une connexion avec les représentations du destinataire du récit du récit expérimental. Certaines de ces expériences peuvent être de nature éthique (comme des alternatives) ou physique, relever des sciences naturelles ou encore des sciences du langage.

Des controverses éclatent très vite à propos des expériences de pensée ; elles impliquent le rôle de l’imagination, rôle essentiel selon Tamar Szabo Gendler5, inexistant selon John Norton6. On peut toutefois en dégager quelques traits communs et quelques illustrations qui permettent d’introduire le propos. Pour effectuer une comparaison rhétorique, dans un raisonnement, l’expérience de pensée est à la manière d’une digression dans un discours à l’aune de laquelle le propos principal va être évalué voire repensé. Ce détour suppose que l’on s’éloigne de l’urgence de la décision, que l’on prenne du champ vis-à-vis de l’objet considéré afin de se donner la chance d’un regard neuf. L’expérience de pensée suspend ainsi le jugement, comme le note Tamar Szabo Gendler.

Still it might seem […] that the difference between an imaginary and an actual situation about which we are called to make a judgment is that the latter carries with a certain sort of urgency; some state of affairs that is actually out there, and we need to make a decision about which is properly to be evaluated. An imaginary situation, by contrast is purely academic… 7

Son caractère « pur », mental, délié des contraintes et des urgences du réel suppose que l’expérience ne soit pas toujours nécessaire ni possible ; elle s’auto-valide parfois par sa pertinence intrinsèque (dans le cas de l’expérience philosophique). Elle suppose en outre une stase temporelle, commune au récit de nombreuses expériences de pensée. C’est ainsi à la faveur d’une pause dans le récit de Crying of Lot 49 de Thomas Pynchon que le narrateur est initié à l’expérience de Maxwell de manière très théâtralisée et incarnée8. Ajoutons à ce point que l’expérience de pensée, dans la mesure où elle frappe l’imagination par un scénario élaboré, peut migrer d’un domaine vers un autre ; ainsi, dans les premières pages du Sens pratique, Bourdieu développe une analogie entre le démon de Maxwell, le passage de particules thermiques par une petite porte et la sélection scolaire.

Une rapide définition

Outre cette stase temporelle (qui peut prendre une forme ambulatoire chez Rousseau par exemple, ou dans l’un des films évoqués dans la contribution de Mathias Lavin lorsque le poète compose en marchant), un assez grand flou règne sur la définition de la notion. Ainsi, Margherita Archangeli note les différentes thèses qui s’affrontent dans ce domaine, ce qui ne contribue pas à clarifier cet objet étrange :

Est-il possible de définir précisément et adéquatement ce qu’est une expérience de pensée ? Le débat intense entre les philosophes contemporains à ce sujet n’a pas abouti à une définition consensuelle. En effet une expérience de pensée a pu être définie tour à tour comme (la liste suivante ne prétend pas être exhaustive) : un argument (Norton, 1991) ; une vision intellectuelle des lois de la nature dans un monde platonicien (Brown, 1991a/b, 2004a/b) ; une expérience dont le résultat peut être connu sans qu’il soit nécessaire de la mettre en œuvre (Sorensen, 1992) ; une espèce de raisonnement simulationnel fondé sur des modèles (Nersessian, 1993) ; une entité abstraite qui n’est pas particulièrement expérimentale, mais plutôt une exploration et un perfectionnement d’un modèle théorique (Humphreys, 1993) ; une contemplation guidée d’un scénario hypothétique (Gendler Szabó, 1998) ; un raisonnement contrefactuel avec des caractéristiques similaires à une expérience (Weber & De Mey, 2003)9.

En dépit de ces désaccords qui portent autant sur l’utilité de l’expérience de pensée que sur sa nature10, on peut considérer que trois catégories définitoires sont en circulation aujourd’hui pour circonscrire ce que nous nommons expérience de pensée :

  1. La mise en parenthèse du réel, voire l’aspect contrefactuel de l’expérience de pensée et le fait qu’elle fasse appel à l’imagination (points tous deux très controversés).
  2. Le fait qu’elle implique un scénario concret et donne lieu à une narration.
  3. L’intention cognitive qui anime sa mise en œuvre (qui ne préjuge nullement du résultat).

Chacune de ces caractéristiques peut s’entendre au sens strict ou au sens large, les trois soulèvent toutefois des débats quand l’une d’entre elles n’est pas compatible avec les autres. Qu’entend-on, par exemple, par « productivité » de l’expérience de pensée ? Est-ce un résultat concret de l’expérience (en physique par exemple) ou un changement de paradigme méthodologique comme le suggère Thomas Kuhn dans La Structure des révolutions scientifiques ? Enfin, le critère narratif est-il exclusif d’autres modes de discours ? Laurence Dahan-Gaida11 suggère que dans l’expérience de pensée, la spéculation peut faire corps avec certains régimes de discours, en particulier l’essai (ou la forme mixte du roman-essai). Ainsi, le récit n’est-il légitime qu’en tant qu’il est ordonné à une démonstration qui l’éclaire et le justifie.

Pour ce qui concerne le dernier critère, nous verrons que certaines expériences de pensée philosophiques et artistiques s’effectuent à rebours, lorsque le sujet prend conscience du caractère heuristique de ce qu’il prend d’abord comme méditation, lorsque sous la pression d’un événement extérieur ou d’une prise de conscience, il effectue un retour réflexif sur sa situation. Alors que l’expérience de pensée en sciences se définit par la programmation d’une hypothèse, celle-ci peut, à l’inverse, se construire chemin faisant, à l’abri de toute intention, sous l’égide d’un scénario révélateur.

Trois occurrences dans l’histoire des sciences jalonnent la constitution de la notion ; Christian Ørsted12, dans sa Première introduction à la physique générale de 1811, montre que certains objets (mathématiques notamment) sont engendrés par l’esprit alors que pour le physicien, il ne s’agit pas seulement de montrer qu’une chose est faite de telle manière mais pourquoi elle est ainsi.

C’est toutefois avec Mach que la notion prend corps en s’appuyant sur un modèle épistémologique évolutionniste. Selon ce modèle, la science mécanique est doublée d’un savoir instinctif des objets physiques qui nous fournit une interprétation correcte de ceux-ci, même si ce savoir n’est pas conscient ou réfléchi : ce savoir est objectif et donc fiable. Il récuse ainsi l’expérience du seau de Newton : Newton inférant l’existence d’un espace absolu, il en déduit une loi générale de l’univers, ce qui constitue selon Mach une extension abusive. L’expérience de pensée a en effet selon lui un caractère analytique et non synthétique au sens kantien du terme ; elle ne peut donc être étendue à des phénomènes jamais observés. Ainsi, la proposition de Newton est « monstrueuse » à ses yeux car non garantie par l’expérience.

Mach conçoit deux sortes d’expériences de pensée : celles qui ont en elles-mêmes leur conclusion et celles qui anticipent l’expérience physique à la manière dont Galilée avait anticipé la pensée de l’accélération des corps en chute libre. L’expérience de pensée est ainsi reliée à l’expérience dont elle tire sa légitimité (ce qui dévalue nécessairement l’expérience philosophique ou morale). En tant que stratégie adaptative, elle correspond en outre à un besoin biologique humain dans l’environnement.

Quelques exemples

Mach invente la notion de variation continue qui consiste à introduire dans une expérience de pensée des variantes de faits connus pour tenter de voir s’ils influent sur le résultat. On peut tirer deux conclusions de sa doctrine : que les expériences de pensée sont de simples anticipations d’une part, et d’autre part, que la notion de contrefactualité n’est pas reconnue.

C’est Einstein qui va introduire cette dimension. Il parle d’ailleurs plus volontiers d’« argument », d’« analogie », d’« expérience idéale », comme le souligne Sophie Roux dans sa préface au collectif consacré à cette question à l’époque classique13. Einstein soutient aussi que d’une expérience de pensée, on peut déduire un principe. L’expérience de l’ascenseur est paradigmatique, car elle lui permet d’expliquer un phénomène sans avoir recours au formalisme mathématique.

Cela permet la constitution de nouvelles formes d’intuition ; de la déduction, classique en sciences, à l’induction, on passerait à l’abduction soit la vérification d’une règle hypothétique que se donne le raisonnement afin de vérifier un fait autrement que par l’expérience. Si on compare le schéma expérientiel d’Einstein à celui du bateau de Galilée, la différence apparaît immédiatement. Galilée suppose deux situations (et deux personnes qui les perçoivent) dans un univers homogène ; le calme et la tempête se tiennent dans le même univers physique. On parle donc à tort de « relativité galiléenne ». Einstein, dans l’expérience de l’ascenseur, imagine deux observateurs et deux théories distinctes qui supposent que le cadre de référence cesse d’être homogène, ce qu’implique la notion de relativité. Ce changement de cadre est réputé accroître la valeur heuristique de l’expérience de pensée ; il en est à la fois l’objet (concevoir deux univers) et la condition dans ce cas précis.

Les trois caractéristiques de l’expérience de pensée peuvent entrer en conflit, notamment la notion de contrefactualité car elle va contre l’intuition commune. Comme le souligne Sophie Roux, la contrefactualité peut être faible, moyenne ou élevée. Galilée est dans le cadre d’une contrefactualité faible : il ne peut réaliser le vide pour expérimenter la pesanteur, mais il infère des propriétés de l’air ce qui se passe dans un autre milieu. Inversement, il existe des scénarios contrefactuels qui ne sont pas pour autant des expériences de pensée. Quand Newton calcule la trajectoire de corps soumis à une loi d’attraction proportionnelle à leur distance, il effectue un calcul mathématique. Quand le narrateur d’un « livre dont vous êtes le héros » propose des scénarios différents, on peut parler de mondes possibles de la narration mais pas vraiment d’expérience de pensée, à moins que le lecteur ne conçoive à partir de cette lecture de nouvelles modalités ontologiques des mondes fictionnels et ne les développe dans une théorie ad hoc.

L’expérience de pensée en sciences peut inclure des détails « parasites » empruntés à l’univers de la fiction pour mieux figurer la situation présentée. Ainsi, les deux physiciens de l’ascenseur d’Einstein se réveillent après un sommeil narcotique plongés dans le noir pour discuter du champ gravitationnel dans une boîte opaque. Peu importent les détails, mais il s’agit de les abstraire d’une situation « normale » dans laquelle la perception du réel renvoie à des cadres acquis. On pourrait ajouter pour conclure que lorsque nous mobilisons la notion de scénario contrefactuel, cela inclut toute une série de types d’expériences très divers et pour le moins hétérogènes ; l’hypothèse de l’état naturel de Rousseau, les thèmes écologiques de Dune de Frank Herbert ou encore des questions de nature éthique. On peut ainsi songer au dilemme du tramway de Philippa Foot dans Virtues and vices (1967) qui a été repris par Sandel dans Justice. La manière dont nous répondons à ces dilemmes importe peu ; ce qui importe, c’est de savoir en l’occurrence si cette réponse nous satisfait et à quels critères ou à quel corps de doctrine nous avons fait appel en donnant tel type de réponse (utilitarisme, libertarianisme, position déontique ou référence au droit naturel).

Expérience de pensée et fiction

Ainsi, la fiction peut ou non faire partie des expériences de pensée ; tout dépend du contexte dans lequel elle s’insère. Il faut que l’expérience de pensée comporte un argument, qu’elle prenne place dans un questionnement et qu’elle modifie nos croyances. Cette triple définition exclut a priori les récits purement escapistes du côté de la littérature tout comme la pratique du calcul mathématique pur du côté des sciences, même si ces deux pratiques supposent une activité mentale. Car l’expérience de pensée implique toujours une tension, entre le connu et l’inconnu, entre l’intuition commune et ce que nous livre ses résultats, entre nos méthodes usuelles et ce qu’elle suggère et surtout, elle met en jeu une démonstration.

Certains textes, tels les Méditations métaphysiques de Descartes, sont très peu invoqués lorsqu’on parle d’expérience de pensée et cependant, ils comportent à bien des égards de nombreuses caractéristiques de l’expérience de pensée et notamment d’abord la situation du circuit fermé14. L’expérience de pensée suppose en effet une sorte de chambre noire de l’esprit dans laquelle elle se déroule à l’abri des contingences empiriques, et à la manière dont on développe un cliché dans un laboratoire photo : ce dernier devient visible seulement en ayant passé cette étape. C’est un moment de suspension, celui du doute philosophique qui va faire basculer nos univers de croyances spontanées. Suspension du jugement, stase temporelle, suspension de l’expérience sensorielle, doute sur les cadres mêmes de l’expérience ; ces quatre éléments permettent de dire que nous sommes dans le cadre d’une probable expérience de pensée.

La seconde remarque est que tout ne peut pas être problématique dans l’expérience de pensée. Comme une question que l’on pose prend appui sur ce qui ne fait pas question dans l’énoncé15, elle suppose un socle antérieur commun minimal accepté par la conscience et pour prendre une analogie mathématique, une équation ne peut pas être formée que d’inconnues. « Qu’est-ce donc que j’ai cru être ci-devant ? Sans difficulté j’ai pensé que j’étais un homme. Mais qu’est-ce qu’un homme ? Dirais-je que c’est un animal raisonnable ? Non certes car il faudrait rechercher après ce que c’est qu’animal et ce que c’est que raisonnable, et ainsi d’une seule question nous tomberions insensiblement en une infinité d’autres plus difficiles et plus embarrassées… »16 s’écrie Descartes, conscient du risque d’un regressus ad infinitum qui enfermerait la pensée dans une impasse.

Enfin, l’expérience de pensée suppose une des règles majeures de la fiction qui est celle de l’écart minimal (minimal departure) théorisée par Marie-Laure Ryan et selon laquelle il existe des caractéristiques communes au monde de l’expérience de pensée et à celui de l’auditoire auquel elle est destinée : la réussite et la compréhension du processus dépendent même de cette réduction de l’écart entre monde imaginé et monde réel. C’est la raison du côté de l’émetteur de la limitation de l’expérience de pensée à désincarner totalement la pensée, à l’élaborer hors de toute forme déterminée, et du côté de récepteur, c’est la cause de la résistance mentale à des scénarios qui seraient à la fois contrefactuels et totalement contre-intuitifs.

Chez Descartes, on peut prendre l’exemple des auteurs d’œuvres d’art picturales qui, quoique peignant des êtres fantastiques – on songe à Jérôme Bosch – n’en empruntent pas moins les catégories du monde commun, sans quoi nous ne les verrions même pas :

Toutefois il faut avouer que les choses qui sont représentées dans le sommeil sont comme des tableaux ou des peintures qui ne peuvent être formées qu’à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable ; et qu’ainsi pour le moins ces choses générales, à savoir des yeux une tête des mains et tout le reste du corps ne sont pas choses imaginaires mais vraies et existantes. Car de vrai les peintres lors même qu’ils s’étudient avec le plus d’artifice à représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entièrement nouvelles mais font seulement un certain mélange et composition des membres de divers animaux ; ou bien si leur imagination est assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau que jamais nous n’ayons rien vu de semblable […], à tout le moins les couleurs dont ils le composent doivent-elle être véritables17

Cette réponse indirecte à la « radicalité internaliste » de certaines expériences de pensée sauve le concept du solipsisme. Les auteurs qui l’ont mise en œuvre sous sa forme extrême (tel le protagoniste de Sixtine de Rémi de Gourmont) pointent l’impasse méthodologique dans laquelle s’enferme la conscience qui, en circuit fermé, cesse de se rapporter à un dehors.

Ces remarques méthodologiques laissent cependant entières des questions qui ont trait, cette fois, à la fonctionnalité de l’expérience de pensée. Quel type de connaissance nouvelle peut-elle véhiculer ? Ces connaissances sont-elles fiables ? Peuvent-elles constituer un auxiliaire de la décision, et dans quels domaines ?

Présentation du numéro

Les articles qui composent cette réflexion collective se répartissent en trois grands ensembles :

La première catégorie de contributions s’intéresse davantage à la structure de l’expérience de pensée et au degré d’abstraction du monde réel qu’elle suppose ou non. La seconde série de textes s’interroge plutôt sur le gain informationnel et la finalité des expériences de pensée ; la manière de relier ou de distinguer deux modes d’appréhension de la réalité psychique, historique et sociologique (image et texte). Enfin, le troisième ensemble explore la manière dont les expériences de pensée permettent de saturer un texte de manière à rendre possible une lecture à contre-courant de traditions critiques connues (La Fontaine, Rilke).

Ainsi, Laurence Dahan-Gaida décline les principaux aspects de l’expérience de pensée à travers L’Homme sans qualités de Musil. Virtuelle, utopique, synoptique, synthétique, l’expérience de pensée littéraire œuvre sur des représentations, non des choses ; chez Musil, elle apparaît ainsi comme une aventure modale, une virtualisation du sujet indissociable de l’émergence de l’essayisme en littérature où mode de vie, de pensée et d’énonciation se conjuguent. Ainsi, la notion de vie potentielle s’inscrit-elle dans un genre hyper-réflexif qui la thématise et instaure, dans le même temps, une relation mimétique entre l’objet de la narration et ses modalités d’énonciation.

À travers trois auteurs, Gourmont, Chesterton et Schwob, Rémi Plaud trace une carte qui va de l’autarcie mentale (Gourmont) à l’énigme en chambre close (Chesterton). Une méthode de l’expérience de pensée se dessine, qui consiste à appréhender le monde différemment voire contre un savoir antérieur et les intuitions des sens, et à revenir sur ce que l’on pensait connu ; la dynamique récursive de l’expérience de pensée est ainsi mise en évidence, dans le contexte historique des écritures « décadentes » du XIXème siècle, où l’extrême sophistication de l’enquête (chez Chesterton notamment) fait de la lecture elle-même un jeu de piste.

Mathias Lavin, à travers deux films, explore les relations entre cinéma et écriture ; l’écriture d’un poème comme expérience filmique (dans Paterson de Jarmush), l’évocation d’Ingeborg Bachmann et de Paul Celan (dans Rêveurs rêvés de Beckerman) interrogent la capacité d’intellection des images. Le rôle de la voix et la surimpression d’images sont dès lors moins des procédés que des manières de faire varier le regard sur la création littéraire et de suggérer ainsi le travail de la pensée et de la production des textes ; au-delà de la représentation de la création poétique, le renvoi réflexif à la technique cinématographique interroge ce que peut l’image animée confrontée au défi de l’écriture, la création, mais aussi la lecture ou l’échange épistolaire.

La Vengeance du Comte Skarbek d’Yves Sente et Grzegorz Rosiński, bande dessinée analysée par Charlotte Krauss, plonge le lecteur dans le XIXème siècle, mais le réalisme des planches l’égare en lui faisant accepter pour vraies des prémices démenties par la suite du récit. D’inférences contrariées en fausses pistes, le lecteur découvre un roman graphique total où la dimension littéraire et picturale se concurrençant dessine une « BD-monde » hyper-réflexive et spéculaire qui parsème d’indices erronés son scénario et l’oblige à refaire à l’envers le chemin de l’intrigue.

En réinterrogeant à nouveaux frais l’œuvre de Perrault, dans le contexte de la Querelle des Anciens et des Modernes, Francisco Gonzalès relit Le Petit chaperon rouge à la manière d’un conte(/compte) algébrique. S’inspirant de son adaptation par Rascal en roman graphique, il en propose une lecture originale montrant que l’herméneutique littéraire peut être un chemin initiatique et un pont entre littérature et sciences au moment où les savoirs scientifiques se constituent (et où les grands partages sciences / lettres se forment) au XVIIème siècle dans le contexte d’émergence de la « première » modernité.

La poésie moderniste expérimente quant à elle la relation de l’écriture au réel ; bien loin des suggestions de Mallarmé et d’autres poètes qui tiennent vie et littérature pour incompatibles, Mathilde Manara analyse les Elégies de Duino de Rilke comme immersion dans un réel où règne le paradoxe, où l’énonciation devient potentielle et où, de la plainte à l’hymne, l’absence est vécue comme richesse et plénitude. La poésie devient alors laboratoire et mise à l’épreuve de la logique ; en s’identifiant à une sorte d’épiphanie du monde, d’être là des choses dans leur plénitude, l’écriture poétique trouve sa vérité mais se dissout en même temps, multipliant les paradoxes.

L’expérience de pensée suppose ainsi une approche complexe, par la littérature, le cinéma, ou la bande dessinée de diverses zones du savoir ; elle nous confronte à l’incertitude et permet dans un cadre littéraire et artistique d’interroger réflexivement le medium par lequel elle se donne comme objet de l’écriture, de la peinture, de la caméra ou de tout autre medium mais aussi comme méthode de lecture ; ainsi peut-elle constituer – comme les dynamiques réflexives qu’elle met en jeu – un moment de la lecture ou plus globalement sa condition de possibilité.

Si elle ne peut se réduire à une dimension intermédiale mise en évidence dans de nombreuses analyses de ce recueil, dans de nombreux textes de ce recueil, elle fait néanmoins de ce passage d’un langage artistique à l’autre un outil heuristique de premier plan.

Références bibliographiques

ARCANGELI, Margherita, « Expérience de pensée », version académique, dans M. Kristanek (dir.), L’Encyclopédie philosophique, URL: http://encyclo-philo.fr/experiences-de-pensee-a/ (2017).

BROWN, James Robert, Yiftach FEHIGE et Michael T. STUART, The Routledge Companion to Though Experiment, Routledge, 2017.

DESCARTES, René, Méditations métaphysiques, Paris, Oeuvres complètes IV;1. Edition Beyssade et Kambouchner, Paris, Gallimard, TEL, 2018.

IERODIAKONOU, Katerina et Sophie ROUX, Though experiments in Methodological and Historical Contexts, Leiden, Boston Brill, 2011.

KUHN, Thomas, « A function for though experiment » [1964], The Essential tension, University of Chicago Press, 1977.

MACH, Ernst, La Connaissance et l’erreur, trad. Marcel Dufour, Paris, Hachette livre BNF, 2016.

NORTON, John, « Are though experiments Just What You Though ? » Canadian Journal of philosophy, vol. 26, N° 3 (1996), p. 333-366.

STUART, Michael T., « Norton and the logic of though experiment », revue en ligne Axiomates, 2016, https://www.researchgate.net/publication/307590131 (dernière consultation le 03/05/2021).

SZABO, GENDLER Tamar, Though experiment, In the Power and Limits of imaginary Cases, London, Routledge, 2000.

VIDAL, Bernard, La Testabilité des théories, Paris, Technedit, 2014.


1. Telle est en tout cas l’hypothèse de B. Vidal dans la préface de La Testabilité des théories, Paris, Technedit, 2014.

2. Voir Thomas Kuhn, « A function for though experiment » [1964], The Essential tension, University of Chicago Press, 1977.

3. La notion d’« argument » définie par son pouvoir de conviction, le fait qu’il s’impose et le fait que toute argumentation divergente est démonétisée n’est pas sans poser problème, comme le souligne Stuart (voir infra note 4).

4. Michael T. Stuart « Norton and the logic of though experiment », revue en ligne Axiomates, 2016, www.researchgate.net/publication/307590131 (dernière consultation le 03/05/2021).

5. Tamar Szabo Gendler, Though experiment, In the Power and Limits of imaginary Cases, London, Routledge, 2000.

6. John Norton, « Are though experiments Just What You Though ? », Canadian Journal of philosophy, vol. 26, n° 3 (1996), p. 333-366.

7. Tamar Szabo Gendler, p. 16.

8. Le savant dont le visage apparaît sur un petit cylindre qui réalise l’expérience dans le roman est goguenard et semble afficher un demi-sourire… démoniaque.

9. Arcangeli, M. (2017), « Expérience de pensée », version académique, dans M. Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique, URL: http://encyclo-philo.fr/experiences-de-pensee-a/ (dernière consultation le 4/4/2022).

10. Nous ne reprendrons pas l’intégralité de débats qui figurent ailleurs et incluent ou excluent du champ de l’EP, de manière polémique certaines expériences mentales.

11. Voir sa contribution dans ce collectif.

12. On a coutume de lui attribuer la paternité de la notion. Toutefois, Lichtenberg (1742-1799), physicien et auteur d’aphorismes, semble y avoir eu recours avant lui. Certains auteurs soulignent cependant que l’on peut également en trouver des traces dans la philosophie kantienne (Kühne, 2005 ; Fehige et Stuart, 2014).

13. Katerina Ierodiakonou et Sophie Roux, Though experiments in Methodological and Historical Contexts, Leiden, Boston Brill, 2011. Préface.

14. Cf. Descartes « Je fermerai les yeux, je me boucherai les oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les choses corporelles, ou du moins parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les répudierai comme vaines et comme fausses. », Descartes Méditations métaphysiques, Paris, Oeuvres complètes IV;1. Edition Beyssade et Kambouchner, Paris, Gallimard, TEL, 2018, p. 137.

15. C’est ce que Michel Meyer nomme la « différence problématologique », soit l’élément résiduel non problématique qui suppose un accord des locuteurs sur le sens des mots ; quand je demande si le ciel est bleu, je m’accorde au moins sur le sens de « ciel » et sur ce qu’est la couleur bleue.

16. Descartes Méditations métaphysiques, Paris, Oeuvres complètes IV;1. Edition Beyssade et Kambouchner, Paris, Gallimard, TEL, 2018, p. 120-121.

17. Descartes Méditations métaphysiques, in Oeuvres complètes IV; 1. Edition Beyssade et Kambouchner, Paris, Gallimard, TEL, 2018, p. 109.

Christine Baron

Christine Baron est professeur de littérature comparée à l’Université de Poitiers et membre du FoReLLIS (UR 15076). Spécialisée dans le domaine des relations entre droit et littérature, elle a notamment publié trois essais dans ce champ : La Littérature à la barre, Presses du CNRS, coll. « Littératures », Paris, 2021, 300 p., Contextes littéraires : émotions judiciaires, coll. POLEN, Garnier, 2020, 300 p. et Le Tribunal du récit, désir de justice et littérature, Mare & Martin éd., 2023, 302 p. Elle a également codirigé les volumes Droit et littérature, coll. « Poétiques comparatistes », (éditions Lucie, 2019) avec Judith Sarfati Lanter, et Savoirs de la fiction (PUR, coll. « La Licorne », 2021) avec Laurence Ellena, sociologue.