Crises : climat et critique, une introduction – Sarah Bouttier, Theo Mantion, Sarah Montin et Pierre-Louis Patoine
- La critique saisie par les crises climatique et écologiques : l’écocritique comme remède, comme modèle, comme arme – Julie Sermon
- Faire une littérature environnementale. Le pragmatisme à l’essai – Jonathan Hope
- Géopoétique de la catastrophe. The Book of the Dead de Muriel Rukeyser – Elvina LePoul
- Vivid Entanglements: Materializing Climate Crisis in Mainstream Poetry – Sarah Montin
- “Infamy in the Air”: Toxic Climate, Racial Atmospherics, and the Politics of Contagion in the Literature of the Nineteenth-Century United States – Thomas Constantinesco
- A Martial Meteorology: Carceral Ecology in Jesmyn Ward’s Sing, Unburied, Sing – Savannah DiGregorio
- Du “Storm Cloud” à Vertigo Sea. L’art britannique au prisme de l’“angloseen” – Charlotte Gould et Sophie Mesplède
- Jonathan Franzen: His Bird Solution – Béatrice Pire
- William Golding, Gaia, and the Crisis Ecology of Lord of the Flies – Theo Mantion
- « Quelque chose qui flotte, qui bouge… qui grouille… » Some Flows of the Formless in Late Anthropocene Fiction – Terry Harpold
- Rewriting the Unthinkable: (In)Visibility and the Nuclear Sublime in Gerald Vizenor’s Hiroshima Bugi: Atomu 57 (2003) and Lindsey A. Freeman’s This Atom Bomb in Me (2019) – David Lombard
Introduction
On dit souvent que notre époque est placée sous le signe de la crise : crises sanitaire, économique, sociale, épistémique mais aussi (et surtout) écologique et climatique. À ces deux dernières correspondrait une « crise de l’imagination », identifiée dès 1995 par Lawrence Buell. Crise irrésolue qui, deux décennies plus tard, préoccupe toujours l’écrivain Amitav Gosh (2016) : « the climate crisis is a crisis of culture, thus of the imagination ». Nous n’arriverions toujours pas à nous figurer, à penser, à rendre sensible la catastrophe en cours, dont les échelles biologique, géologique, planétaire nous confondent.
Face à ce prolongement des situations de crise, ce numéro d’Épistémocritique nous invite à remettre en question – ou en tout cas à compliquer – l’usage même de ce terme, qui par définition, et comme nous le rappelle notamment Julie Sermon dans ces pages, désigne une situation passagère, vouée à se résoudre.
Il n’est pas sûr que, si une crise de l’imagination nous affecte bel et bien, elle soit imputable aux écrivain.e.s. Dès le 19ème siècle, la littérature raconte et dénonce la déforestation de la côte est américaine (Susan Fenimore Cooper), elle développe un panthéisme égalitaire qui donne voix aux intérêts des non-humains (John Muir), préfigurant une pensée Gaïa aujourd’hui défendue par des penseurs comme Bruno Latour ou Bruce Clarke. Les contributions ici réunies identifient avec force différentes manières dont la poésie et le roman du dix-neuvième siècle à nos jours nous outillent pour penser l’écologie et le climat dans toute leur complexité, c’est-à-dire aussi comme des phénomènes sociaux et culturels, liés à des enjeux nationaux, coloniaux, raciaux, ou de rapport entre espèces.
Ce serait donc plutôt la critique, l’étude de la littérature qui, avant la fin du 20ème siècle et l’émergence du mouvement écocritique (qui fait ici l’objet des articles de Sermon et de Hope), n’aurait pas été à même de s’intéresser à l’imaginaire environnemental. Reflet d’une modernité qui voit la nature comme accessoire et problématique uniquement lorsqu’elle interfère avec les entreprises humaines, la critique jusqu’aux années 1990 ne regarde dans l’ensemble l’intérêt des écrivains pour le non-humain qu’au prisme du symbole ou de la projection humaine. Que devient cette critique aujourd’hui, alors que les arts et la littérature sont sommés d’anticiper ou de négocier avec le cataclysme, de représenter cet « hyperobjet » (Morton 2013) et de cartographier ce continent de l’impensable (Patrick Lagadec) ? Quelles nouvelles manières de lire la critique peut-elle inventer, au-delà du premier mouvement salutaire qu’a été l’écocritique ?
De la « crise du concept de littérature » annoncée par Jacques Rivière (1924) à la « crisologie » d’Edgar Morin (1976), la notion de crise traverse tous les horizons de la conscience contemporaine, jusqu’à devenir un « cliché prêt à porter » (Randolph Starn 2005) qui désigne une multitude de « ruptures », séismes idéologiques ou politiques ou apothéoses esthétiques. Le mot, qui à l’origine évoque la décision, l’examen, le jugement, et donc a trait à la critique, semble s’être vidé de l’intérieur, voire retourné contre lui-même en désignant maintenant le dysfonctionnement (récurrent) d’un système quel qu’il soit, menant à une indécision permanente. La notion de crise est par ailleurs marquée du sceau de l’ambivalence : elle est à la fois source de déséquilibre et d’innovation (suivant Hölderlin : « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve »). Elle semble même salutaire et source de légitimité : un champ intellectuel contemporain qui ne serait pas en crise ne semblerait pas rendre compte de la complexité de ses objets de pensée. Dans ce contexte, la crise climatique signe-t-elle un renouveau du rapport de la littérature au réel, rendu si problématique par les avant-gardes au 20ème siècle ? Assiste-t-on à un rééquilibrage des postures éthiques et militantes d’une part, et esthétiques et formalistes d’autre part ?
Les articles rassemblés ici semblent globalement répondre positivement, bien qu’avec nuance, à ces interrogations. Ils illustrent en partie la manière dont les perspectives de l’écocritique se sont ajoutées aux positions minoritaires qui structuraient déjà les études littéraires depuis les années 1980 (études féministes, du genre et queer, postcoloniales, critical race theory, disability studies). Face à l’arrivée de la planétarité comme « régime émergent d’historicité », identifié par Dipesh Chakrabarty (2019), ce numéro montre également que les histoires nationales – évidemment interconnectées – forment encore une échelle pertinente pour penser les rapports entre crise, climat et littérature.
C’est avec deux prises de recul méthodologique que s’ouvre ce numéro. Julie Sermon nous invite d’abord à réfléchir à la tension inhérente aux postures qui structurent le champ écocritique, tiraillé entre son attachement aux objets littéraires et artistiques, son engagement politique et un horizon défini par les sciences de la terre et de l’environnement. Sermon travaille à partir d’une triple définition de la critique, avancée par Jean-Luc Nancy (critique médicale, esthète, politique), qui lui permettent de mettre en lumière ces postures, repérées chez des penseurs pionniers comme Lawrence Buell et Cheryll Glotfelty, mais aussi William Rueckert, souvent cité comme inventeur du terme « écocritique » mais rarement examiné en détail.
Engagé dans une réflexion à propos de l’enseignement des études littéraires aujourd’hui, Jonathan Hope nous propose lui aussi de revenir à Rueckert et à sa critique de la surproductivité de la recherche universitaire. Ce retour salutaire lui permet de poser la question de la pertinence (ici, écologique) comme critère de validation pour les études littéraires. Cette approche pragmatique apparaît comme une réponse possible à la « critique suspicieuse » qu’il identifie avec Rita Felski, et met en lumière chez Sarraute et Barthes. Hope défend ainsi l’idée que « l’articulation de la littérature et de l’environnement ne peut pas se faire uniquement sur le terrain du discours critique », et nous présente une tentative d’activer un champ de pratique par son programme de recherche « Réécrire la forêt boréale », qui réunit des professeures et étudiantes en études littéraires et en écologie forestière.
Ces considérations méthodologiques laissent place, dans les deux articles suivants, à un regard porté sur la poésie américaine et britannique. Dans son étude du recueil de poèmes de Muriel Rukeyser, Le Livre des morts (1938), Elvina Le Poul démontre la puissance tout à la fois formelle et politique de la démarche documentaire de la poétesse new-yorkaise. À partir de ce cas, elle explique comment un paysage, et la poésie qui en rend compte, peuvent être lus comme un document produit par les relations complexes qu’entretiennent entités minérales (dans ce cas : la silice, une montagne), hydrologiques (une rivière), biologiques (travailleurs immigrants) et sociales (entreprise privée, cour de justice). Le Poul montre comment Le Livre des morts mobilise des formes poétiques liées à la fois à la technologie (ingénierie, photographie, radiographie) et à la géo-hydrologie pour donner voix à la scène complexe qu’a été la tragédie écologique et de santé publique de la mine de silice de Hawk’s Nest.
Sarah Montin, pour sa part, nous propose une étude de cas de la poésie récente sur la crise climatique, envisagée sous son angle formel et générique, à partir de l’anthologie parue en 2021, Out of Time, Poetry from the Climate Emergency (Kate Simpson). Son article expose les principales stratégies stylistiques qu’utilise la poésie anglophone contemporaine mainstream (rarement prise comme objet d’étude par l’écocritique davantage tournée vers son pendant créatif, l’écopoésie expérimentale), pour répondre au trope poétique de « l’infigurable », ici incarné par le bouleversement climatique. Montin montre comment cette poésie mainstream, tâtonnant vers une représentation de la crise climatique, donne un nouveau sens au travail « moderniste » sur la forme en particulier la question de la figuration, de la visualité et de l’iconicité du poème, mais aussi à des figures de style comme la personnification ou à des modes comme la pastorale ou la poésie lyrique de la nature, souvent reléguées par la critique contemporaine à une forme d’arrière-garde poétique.
De son côté, Thomas Constantinesco explore la manière dont on peut concevoir la condition africaine-américaine, déterminée par un racisme structurel mortifère, comme produite par un « climat toxique » (théorisé notamment par Christina Sharpe). L’exemple de la mort de George Floyd par asphyxie, mais aussi les injustices climatiques et sanitaires (notamment en temps de COVID-19) auxquelles font face les populations noires, activent la question de l’atmosphère sociale, nationale, mais aussi physique, que les individus peuvent respirer, ou non. Pour Constantinesco, les racines de cette question remontent au moins jusqu’au 19e siècle, donc dans une histoire longue des « politiques de la respiration », qu’il étudie en convoquant la pensée de Frederick Douglass et Harriet Jacobs, Emily Dickinson et Ralph Waldo Emerson, entre autres. Cette approche nous permet de penser le racisme et le colonialisme comme des phénomènes matériels, produisant des atmosphères contagieuses, où l’asphyxie fait face aux aspirations démocratiques et de libertés, et où la littérature et la critique peuvent nous aider à penser des formes positives de conspiration, un « respirer ensemble » vertueux.
Dans son étude du roman de Jesmyn Ward, Sing, Unburied, Sing (2017), Savannah DiGregorio reprend elle aussi l’idée de Christine Sharpe d’un « climat total anti-noir » pour penser une météorologie et une écologie carcérales, déployées comme armes raciales dans le Sud des États-Unis et plus spécifiquement dans le delta du Mississippi. Elle montre ainsi que notre rapport aux forces géophysiques et à la crise climatique n’échappent pas aux forces qui contraignent l’espace social. Nous rappelant que la géo-ingénierie a été, et reste, un domaine de recherche militaire, elle retrouve l’écho d’une militarisation de l’environnement dans les techniques disciplinaires du régime esclavagiste de la plantation, puis du système carcéral, qui sont mises en récit dans le roman de Ward. En décrivant la manière dont la prison Parchman régit les vies qui y sont confinées, Sing, Unburied, Sing montre comment le « trauma environnemental » traverse les générations et structure les communautés, de l’échelle locale jusqu’à celle du capitalisme globalisé.
Les rapports entre climat et histoire nationale occupent également Charlotte Gould et Sophie Mesplède dans leur contribution « Du “Storm Cloud” à Vertigo Sea. L’art britannique au prisme de l’“angloseen” ». Cette dernière notion, synthétisant celle de l’« anglocène » et les nouveaux modes de vision et d’attention exigés par le nouveau régime climatique, leur permet de revisiter une série d’épisodes de l’histoire de l’art britannique. Cette série s’étend de la toile canonique Mr and Mrs Andrews (1750) – déjà au centre de relectures successives opérées par la New Art History – au peintre paysagiste victorien Philip Gilbert Hamerton, à John Ruskin, Turner et Whistler, jusqu’à l’« éco-art » et à l’« artivisme » qui se déploient des années 1960 et 70 jusqu’à nos jours. À travers ce parcours, Gould et Mesplède démontrent que le Royaume-Uni, moteur de la révolution industrielle et puissance impériale aux 19e et 20e siècles, constitue un espace où une écocritique de l’art doit se penser en rapport avec l’histoire coloniale, mais aussi avec celle des techniques optiques, qui, du drone au satellite, forment de « futures ontologies aériennes » (Paul Cureton).
C’est également vers le domaine aérien, ou plutôt aviaire, que se tourne Béatrice Pire dans une enquête sur la passion de l’écrivain américain Jonathan Franzen pour les oiseaux, et l’influence de cette « compulsion » sur la genèse éthique de son roman Freedom (2010), ainsi que sur l’évolution de ses positions à propos des changements climatiques. Dans des interventions telles que son essai « My Bird Problem » (2006), Franzen établit – comme le fait Derrida dans L’Animal que donc je suis (2006), que Pire évoque également – des parallèles et différences entre les conditions humaine et aviaire, et nous engage à penser les discours sur le changement climatique dans leur dimension idéologique et eschatologique.
Partant du rôle joué par William Golding dans la dénomination et la dissémination de l’hypothèse Gaïa développée par James Lovelock dans les années 1960 et 70, Theo Mantion nous propose ici une relecture de son roman Lord of the Flies (1954), qui présente le personnage de Simon comme le porteur d’une esthétique événementale (evental aesthetics), où s’articulent littérature, écologie et politique. S’appuyant notamment sur les travaux de Deleuze et Guattari dans Kafka : pour une littérature mineure, mais aussi sur d’autres textes de Deleuze comme « L’Île déserte », Mantion nous montre que la nature insulaire et active du décor dans lequel se retrouvent les garçons naufragés peut-être pensée comme une image gaïenne. Au milieu des idéologies « modernes » des personnages, Simon trace un chemin critique fondé sur l’expérience sensible de son environnement, sur une posture d’immanence située au sein de processus matériels entremêlés, aboutissant à une forme d’attention au monde qui n’en réduit pas les multiples devenirs.
Terry Harpold s’intéresse à la question de l’informe, catégorie qu’il convoque à partir de l’image d’une prolifération de méduses au cœur du roman Exodes (2012), de Marc Ligny. Déployé à partir de la pensée de Bataille et de la notion d’abjection théorisée par Kristeva, l’informe apparaît comme une catégorie cruciale pour penser la condition des océans aujourd’hui, alors que s’y multiplient les masses amorphes : mucilage marin (morve de mer), éclosions algales, amas de microplastique, vortex de déchets, marées noires. Cette multiplication, que Harpold retrouve également dans la fiction des dernières décennies, est lue comme une mise à l’épreuve de la vision anthropocentrique de l’écologie planétaire (vision que dénote par exemple le terme d’anthropocène). L’informe et l’amorphe deviennent alors le signe d’une matérialité puissante, qui résiste à l’ordonnancement visé par l’action humaine.
Enfin, c’est une autre catégorie esthétique et philosophique, symptomatique du contemporain, qui occupe David Lombard : le « sublime nucléaire ». À travers l’étude de deux œuvres – un roman expérimental de l’auteur Anishinaabe Gerald Vizenor, Hiroshima Bugi : Atomu 57 (2003), et une autobiographie de Lindsey A. Freeman, This Atom Bomb in Me (2019) – Lombard prolonge la pensée de chercheurs qui ont critiqué le sublime nucléaire, notamment pour son renvoi du complexe atomique au domaine de l’innommable, à un au-delà du matériel, du politique et du domestique, et qui ont proposé de développer la notion inverse de « nucléaire prosaïque ». Ces deux œuvres permettent de révéler le sublime nucléaire comme un cadre trop abstrait et universel, qui tend à effacer l’histoire multiculturelle qui complique les réponses sensorielles, affectives et éthiques face à cette technologie et à ses usages militaires et civils.
Ce numéro d’Épistémocritique propose ainsi un parcours en onze étapes, où se dessinent autant de manières dont le roman, la poésie et les arts visuels peuvent ouvrir un champ critique (écocritique) qui déroute et complexifie l’idée de crise climatique, et met notre pensée à l’épreuve de la catastrophe.
Ouvrages cités
Buell L., The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture, Cambridge (Massachusetts), The Belknap Press of Harvard University Press, 1995.
Chakrabarty, D., « The Planet, An Emergent Humanist Category », Critical Inquiry, vol. 46, n° 1, 2019, p. 1-31, doi.org/10.1086/705298.
Ghosh, A., The Great Derangement: Climate Change and the Unthinkable, Chicago, Chicago University Press, 2016.
Lagadec, P., Le Continent des imprévus – Journal de bord des temps chaotiques, Paris, Les Belles Lettres, 2015.
Morin, E., « La notion de crise », Communications, n° 25, 1976, p. 149-163.
Morton, T., Hyperobjects: Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis, The University of Minnesota Press, 2013.
Rivière, J., « La crise du concept de littérature », La NRF, n° 125, février 1924, p. 159-170, republié dans Fabula LhT, n° 6, mai 2009, https://www.fabula.org/lht/6/riviere.html.