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Représenter la catastrophe au XXIème siècle, pratiques et enjeux contemporains : sommaire et introduction

SOMMAIRE

Numéro coordonné par Sophie Chapuis, Anne-Sophie Letessier et Aliette Ventéjoux

Sophie Chapuis, Anne-Sophie Letessier : « Introduction »

Mises en récit
1. Maylis Asté (École Nationale Supérieure d’Audiovisuel de Toulouse) et Floriane Chouraqui (Université de Tours) : « Représenter les territoires volcaniques : de la sidération spectaculaire à l’immersion dans un quotidien »
2. Sana Alaya Seghair (Rollins College, États-Unis) : « L’immanence de la catastrophe lente à travers Soumission de Michel Houellebecq »
3. Jodie Lou Bessonnet (Université Bordeaux Montaigne) : « ‘It is my business’ : la sixième extinction massive, catastrophe mondiale et deuil intime dans Sans l’orang-outan d’Éric Chevillard et How the Dead Dream de Lydia Millet »
4. Justine Gonneaud (Université d’Avignon et des Pays du Vaucluse) : « Catastrophe(s) in Tom McCarthy’s Satin Island »

Le vestige et la ruine
5. Katia Fallonne (Université Toulouse II – Jean Jaurès) : « La catastrophe au théâtre : du processus de rupture et de décomposition tragique à la recomposition d’un monde »
6. Jonathan Tichit (Université Jean Monnet) : « Photographies de ruines récentes : hantise et fascination de la catastrophe »
7. Danièle Méaux (Université Jean Monnet) : « ‘Faire avec’ les catastrophes »

Reprise, réplique, déplacements
8. Charlène Clonts (Kyushu University, Japon) : « Claude Favre et la catastrophe migratoire : bifurcations et débordements de la poésie factuelle »
9. Anne Favier (Université Jean Monnet) : « Répliques : les images latentes de la catastrophe »
10. Ariane Carmignac (Université Paul Valéry Montpellier III /Université Jean Monnet) et Vincent Lecomte (Université Jean Monnet) : « Drôles d’événements ? La menace nucléaire vue à travers les formes de son interprétation et de son remploi artistiques »
11. Jean Richer (Architecte/École nationale supérieure d’architecture Paris- Malaquais) : « L’accident dromologique s’expose dans l’œuvre d’Hito Steyerl »

L’événement catastrophique : sens, sensation, sensible
12. Caroline Magnin (Sorbonne Université) : « Inscription sonore du trauma du 11-septembre dans le roman étasunien contemporain »
13. Aude Laferrière (Université Jean Monnet) : « 11 septembre, mon amour de Luc Lang ou l’écriture d’une « apocalypse moderne »
14. Olivier Belon (Université Jean Monnet) : « Vivre avec la catastrophe. Vivre avec l’image. »

Langue et langage à l’épreuve de la catastrophe
15. Quitterie de Beauregard (Sorbonne Université) : « ‘And what does the word ‘city’ mean?’ – Le langage et la cité comme ruine dans la fiction apocalyptique contemporaine (Angela Carter, Cormac McCarthy et Octavia Butler) »
16. Olivier Glain (Université Jean Monnet): “Language after the Fall in the film Cloud Atlas (2012)”


INTRODUCTION

1. Contours et mutations de la notion

Depuis le tournant du siècle dernier, thèses déclinistes et collapsologie saturent le discours politique et médiatique, remettant toujours la catastrophe au premier plan. Les essais à son sujet abondent (Jean-Pierre Dupuy, Henri-Pierre Jeudy, Catherine et Raphaël Larrère, Jean-Luc Nancy…) et les multiples manifestations scientifiques ou artistiques qui lui sont consacrées en sont la preuve[1]. Le renouveau des études sur la catastrophe tend sensiblement à la dénaturaliser afin de mettre en lumière la responsabilité de l’activité humaine et sa puissance destructrice. Longtemps envisagée, dans une perspective judéo-chrétienne, comme l’avènement inévitable d’un châtiment divin projetant la civilisation vers sa fin, la catastrophe ne peut aujourd’hui plus être dissociée d’une responsabilité humaine. L’essor des théories de l’effondrement impose donc de penser la catastrophe avec une urgence renouvelée. L’heure n’est plus à la conjecture ou à la prévision car le discours catastrophiste, que son relais soit scientifique, médiatique, politique ou artistique, ne cesse d’alerter sur la multiplication des catastrophes, nous invitant par là même à redessiner les contours d’une notion qui, jusque récemment, se caractérisait par sa dimension unique, inédite, et imprévisible. Par sa multiplication, elle se normalise, se banalise, si bien que c’est sa définition même qui s’en voit modifiée. Puisque la rhétorique de la catastrophe est omniprésente, tout événement dramatique est-il désormais voué à lui être assimilé, lui retirant ainsi l’exceptionnalité qui l’a longtemps caractérisée ? 

Michel Ribon le rappelle, « [c]’est sur la scène du spectacle théâtral que sont nés le vocable et l’idée même de catastrophe » (14). Si l’on associe souvent la catastrophe, dans son sens dramaturgique, à la Poétique d’Aristote, notons qu’à l’origine le terme n’y figure pas. Son apparition s’explique par une erreur de traduction commise au Moyen Âge et qui persiste encore aujourd’hui. En effet, seul le terme « dénouement » (λύσις) figure dans le texte original que la plupart des éditions ont choisi de traduire par « catastrophe[2] ». Comprise comme inhérente à la structure de la pièce, la catastrophe « est alors la saisissante image d’un jeu entre le hasard et la nécessité » (Ribon, 14) qui amène inexorablement la tragédie à sa conclusion.

La catastrophe a longtemps été pensée en termes d’irruption, de discontinuité et d’exceptionnalité. Dans l’usage contemporain, le terme, employé au singulier, recoupe une pluralité de phénomènes imputables ou non à l’humain, qu’il s’agisse de désastres naturels, d’accidents nucléaires, d’attentats, ou encore de pandémies. Signe que sa définition a aujourd’hui muté, la catastrophe est désormais envisagée comme une série de phénomènes sériels qui, par leur irruption répétée dans le quotidien, la placent dans une actualité permanente. Paul Virilio avance l’idée que notre société, à privilégier « inconsidérément le présent, le temps réel (…) met en œuvre l’immédiateté, l’ubiquité et l’instantanéité, met en scène l’accident, la catastrophe » (Virilio, 2005, 47). Si Virilio est un théoricien de la vitesse et de l’instantanéité, Jean-Pierre Dupuy, dans un essai consacré aux effondrements environnements et sociaux, nous invite quant à lui à penser la catastrophe comme un horizon futur inévitable, en acceptant non pas son caractère probable mais au contraire tout à fait certain. Elle désigne, selon lui, non pas « un événement unique, mais un système de discontinuités, de franchissements de seuils critiques, de ruptures, de changements structurels radicaux » (2008, 31). En effet, elle relève moins d’un discours de l’après que d’un état d’alerte et de vigilance permanent à l’égard de phénomènes qui sont déjà en cours. Défenseur d’un catastrophisme éclairé, Dupuy relève le paradoxe propre à notre époque : puisque les outils se multiplient pour conjurer la catastrophe[3], elle n’est pas crédible et n’est tenue pour possible qu’une fois réalisée, donc trop tard. Bien que la catastrophe se déploie selon un scénario parfois déjà pressenti, il n’en demeure pas moins que sa réalité prend chacun par surprise. C’est sans doute dans ce paradoxe que se loge toute la difficulté d’appréhender la catastrophe car elle est « tout à la fois nécessaire et improbable » (Dupuy 2002, 87). 

Si, par son itération, l’aléa devient certitude, c’est également parce que la frontière entre le naturel et le culturel, instaurée par la Modernité occidentale, se dissipe, plus particulièrement depuis que les sciences de la terre ont pensé sous le terme d’anthropocène (Crutzen) ce moment charnière où l’être humain, par son action, est devenu le principal générateur de catastrophes, au risque d’évacuer le rôle de la contingence. Né en 2002, ce vocable, largement répandu aujourd’hui, démontre que notre rapport à l’expertise scientifique s’est sensiblement modifié, le discours scientifique connaissant un élargissement sans précédent dont s’emparent les sciences sociales, la littérature et les arts. L’anthropocène propose de penser une ère où l’humanité est devenue elle-même génératrice de catastrophes et s’accompagne d’une pensée écologique qui interroge les catégories conceptuelles que sont la nature et la culture. Causes humaines et causes naturelles se mélangent, parfois entrent en conflit, ce qui n’est pas sans créer souvent une concurrence de récits s’efforçant de donner du sens à la catastrophe, preuve que cette dernière a un très fort potentiel narratif.

Dans le monde occidental, on donne communément une valeur inaugurale au 11 septembre 2001, catastrophe qui marque l’entrée dans le XXIème siècle. Elle constitue, de manière spectaculaire, « l’irruption du possible dans l’impossible » (Dupuy, 2002, 10). Les images, prises par des témoins, anonymes ou non, inondent les médias du monde entier et continuent de circuler, deux décennies plus tard, donnant à certaines images une valeur iconique. La catastrophe produit des images, ce dont s’emparent les réseaux sociaux en essayant de créer des pictogrammes ou émojis permettant de représenter la catastrophe, visant ainsi une forme de langage universel. De nombreuses bases de données proposent des « disaster emojis » parfois appelés emerjis, (contraction de « emergency emojis ») qui s’affranchissent des barrières linguistiques et réactualisent en somme la « guerre des signes » (Mitchell, 47), cette rivalité entre mots et images. Au-delà de leur valeur à première vue anecdotique, ces nouvelles formes de médiation (sur les réseaux sociaux en particulier) nous invitent aussi à reconsidérer le rapport entre l’individuel et le collectif. Observable par tous via la télévision ou les contenus vidéo postés en ligne, la catastrophe acquiert « une portée ‘universelle’ » qui déborde son « ancrage localisé et daté » puisque tout un chacun peut participer à son écriture et à « sa production comme événement dramatique » (Clavandier).

Ce numéro s’intéresse à l’actualité de la catastrophe en mettant l’accent sur ses enjeux représentationnels. Le XXIème siècle appelle à son réexamen dans la mesure où un nouveau paradigme est largement adopté. Dans une logique collapsologique de plus en plus répandue, la catastrophe est moins impossible que certaine, la part du deus ex machina s’affaiblissant à la faveur d’un scénario où l’activité humaine tient le premier rôle. La catastrophe se voit ainsi prise aujourd’hui dans un continuum et replacée dans une chaîne causale qui parfois remodèle son récit initial. C’est précisément parce qu’elle se déploie en deux temps que ses relectures sont multiples : le temps de la sidération et du choc qui s’accompagne d’une charge émotionnelle puissante laisse ensuite place au temps des mises en récit, voué nécessairement à évoluer au gré de son réexamen. 

Ce numéro interroge particulièrement la représentation de la catastrophe à l’ère de l’avènement de l’image, une période où le simple badaud peut à la fois être témoin et reporter via le contenu qu’il poste sur les réseaux sociaux. La catastrophe fascine par les images qu’elle produit, par l’expérience qu’elle offre, par procuration, à ceux qui la regardent et la vivent sur écran, allant parfois jusqu’à susciter une curiosité pour les débris et les ruines qu’elles génèrent. En témoigne en effet l’essor du tourisme noir ou encore « tourisme de la désolation » ainsi que l’appelle le photographe Ambroise Tézenas – un enthousiasme qui n’est pas sans soulever des questionnements éthiques tant la frontière entre le témoin et le voyeur est fine parfois.

On notera d’ailleurs que la pandémie de Covid-19 peine à être envisagée comme une catastrophe. Est-ce un défaut d’images qui laisse inassouvis notre curiosité ou notre voyeurisme ? L’anthropologue Sandrine Revet plaide pour la lecture du Covid comme une catastrophe naturelle par « l’ébranlement des structures sociales » qu’elle crée, ce qui, selon elle, correspond en tout point à la notion de catastrophe « qui désigne un événement transformateur, qui détruit, renverse, bouleverse l’ordre qui l’a précédé. » Dans son essai, Dans la tempête virale, Slavoj Žižek, invite à une même lecture catastrophique de la pandémie en soulignant plus particulièrement le hiatus qui la caractérise. Certaine pour les scientifiques, improbable dans l’imaginaire collectif : c’est dans ce paradoxe que se déploie la catastrophe sanitaire que Žižek se refuse à traiter comme un « accident malheureux » (11) tant elle remet profondément en cause toutes les structures de notre société.

Face à la surpuissance de l’image, l’écriture peut-elle encore représenter la catastrophe dans sa dimension spectaculaire ? Comment figurer la défiguration, composer avec la décomposition, nommer ce qui échappe à l’interprétation, approcher l’innommable ? À défaut de la représenter, comment l’artiste et l’écrivain la signifient-ils ? Peut-on parler d’une esthétique renouvelée de la catastrophe au XXIème siècle ? Autant de questionnements que les auteurs et autrices de ce numéro soulèvent à travers leur étude du renouvellement des formes artistiques et littéraires mettant en images ou en récits la catastrophe. Dans une approche résolument transmédiale, les articles font converger les champs de recherche de spécialistes de littérature, de linguistique, ou encore de photographie, d’arts numériques ou visuels. Nous avons donc fait le choix de les regrouper selon cinq thématiques pour mieux faire ressortir les problématiques que recouvre la représentation de la catastrophe à l’époque contemporaine.

2. Mises en récit

L’engouement constant pour les films catastrophe, l’essor des fictions éco-dystopiques (Buell, 228-230)[4] témoignent de la prolifération des imaginaires de la catastrophe, notamment dans l’industrie de la fiction. Ceux-ci reposent bien souvent sur une dramaturgie attendue qui s’appuie sur une logique causale avant/après qui n’est pas sans rappeler l’évolution sémantique du mot catastrophe. Utilisé dans le vocabulaire classique pour désigner le dénouement « des forces qui bloquaient l’action théâtrale », il en vient à signifier « des événements aux conséquences funestes » (Ribon, 13)[5]. Ce glissement s’opère à partir de l’étymologie même du terme : la fin, quelle qu’elle soit, est un retournement, un renversement, sens premier de καταστροφή (Bailly). C’est donc sur la mise en récit de la catastrophe que s’ouvre ce numéro, avec quatre articles portant sur des œuvres de fiction qui en interrogent et en déplacent la dramaturgie.

Dans une démarche résolument transdisciplinaire mêlant esthétique du cinéma et géographie sociale, Maylis Asté et Floriane Chouraqui mettent en regard la représentation de territoires volcaniques dans les outils promotionnels de deux films : Pompéi (2014, États-Unis), de Paul W. S. Anderson et d’Ixcanul (2015, Guatemala) de Jayro Bustamante. Elles proposent de transposer dans le champ cinématographique les deux grands modèles conceptuels de gestion du risque dont elles étudient les soubassements idéologiques antagonistes quant à la manière de concevoir la catastrophe. Là où l’éruption du Vésuve fonctionne comme l’élément perturbateur de l’intrigue et nourrit la pulsion scopique du spectateur, le volcan guatémaltèque est représenté comme le témoin d’une catastrophe que les autrices qualifient d’interstitielle et qui relève du quotidien et de l’intime.

L’adjectif interstitiel pourrait également convenir à la catastrophe telle que l’analyse Sana Alaya Seghair dans Soumission de Michel Houellebecq. Elle ne figure pas en effet comme un événement unique, mais comme une succession de dérèglements, une désagrégation symbolique que Seghair met en lien avec l’imaginaire décadentiste du XIXème siècle français.

Dans les romans sur lesquels porte l’étude de Jodie-Lou Bessonnet, l’effondrement écologique est bien catastrophique au sens où il engage, voire force, les protagonistes à un renversement de la perspective anthropocentrée. Bessonnet y voit un écho aux écrits des philosophes Baptiste Morizot et Donna Haraway : en faisant advenir l’extinction dans le récit et en l’élevant au rang d’événement digne d’être raconté, Sans l’orang-outan d’Éric Chevillard (2007) et Comment rêvent les morts de Lydia Millet (2009) littéralisent et littérarisent l’entrelacement des vies humaines et des vies animales dont la déchirure devient dans les romans un deuil intime.

De renversement, il est également question dans Satin Island (2015) de Tom McCarthy. L’analyse de Justine Gonneaud réoriente toutefois la réflexion vers ce qui relève d’une herméneutique de la catastrophe. Le questionnement du narrateur anthropologue fournit la matière romanesque à un texte dans lequel l’effet conjugué de l’ubiquité de la catastrophe et de sa médiatisation atteste la prévalence du spectacle sur son interprétation. Empruntant à Timothy Morton le concept d’hyperobjet, Gonneaud montre comment la critique du traitement médiatique se double chez McCarthy d’une crise des structures du savoir. Là où le roman soulève la question de l’écriture de la catastrophe, il ne reconduit pas les topoï de l’inintelligible et de l’indicible, mais adopte plutôt des modes de représentation négatives ou obliques par le biais notamment de la métalepse.

3. Le vestige et la ruine

Les articles qui composent ce numéro en témoignent : le terme post-apocalyptique est devenu courant pour qualifier un certain type de fiction qui ne se situe pas tant après la fin des temps que dans un monde finissant de se décomposer (Hartog), de sorte que « apocalyspe » et « catastrophe » en viennent à fonctionner comme des synonymes désignant tous deux la fin. L’historien François Hartog rappelle toutefois ce que ce rapprochement semble oublier. L’apocalypse pose la question de la fin en tant que passage à « un temps nouveau et radicalement différent » (Hartog, 2014). Elle « brise le temps » là où la catastrophe, elle, en renverse « le déroulement habituel » (Hartog, 2014). Le terme désigne d’ailleurs à la fois l’événement et la destruction qu’il engendre, une double acception qui l’apparente à celui de ruine[6]. Or la ruine, comme objet et comme motif esthétique, se présente selon deux versants temporels, à la fois rétrospectif et prospectif : elle est ce qui reste après l’écroulement, vestige qui annonce un futur possible[7]. Penser et représenter la catastrophe par le prisme du vestige et de la ruine, c’est donc réfléchir à la manière dont la catastrophe travaille le temps et remet en jeu le passé, le présent, et le futur.

C’est à la poétique du vestige chez le dramaturge anglais Edward Bond que Katia Fallone consacre son étude. Les images scéniques présentent en effet les signes matériels d’une catastrophe située hors scène et hors texte, et dont les pièces explorent les conséquences : dégradation progressive et inéluctable dans Naître, déchéance définitive et irrémédiable dans Les Gens et Le Crime du XXIe siècle. Le dispositif reposant sur une analogie entre les espaces et les vies humaines qui les occupent relève, selon Fallone, d’un « apocalyptisme réflexif », expression qu’elle emprunte à Jean-Paul Engélibert et Raphaëlle Guidée. La poétique du vestige demande aux spectateurs de réfléchir au présent à partir de la fin de l’Histoire qu’elle projette.

La fin de l’Histoire, ou plutôt « la fin du régime moderne d’historicité » (Hartog, 2003, 116), est également le fil rouge de l’analyse que Jonathan Tichit propose des pratiques photographiques issues de l’urbex (abréviation de urban exploration). Si celles-ci s’inscrivent dans une filiation, parfois bousculée, avec le pittoresque et le sublime, les sites qu’elles mettent en image sont, pour reprendre l’expression de Tichit, des « ruines accélérées » qui appartiennent à un passé toujours plus récent. Jonathan Tichit explore la force allégorique de ces photographies dans lesquelles les ruines du présent préfigurent les décombres du futur. Or, souligne-t-il, leur efficacité esthétique repose en partie sur la décontextualisation des sites et des événements qui y ont laissé leur empreinte, une dépolitisation de la représentation qui exige néanmoins une prise en compte politique.

Au-delà de la convergence des corpus photographiques, l’article de Jonathan Tichit entre en conversation avec l’étude de Danièle Méaux, notamment lorsque celle-ci souligne, à propos de la série de Robert Polidori sur les ravages de l’ouragan Katrina, que la photographie seule, sans accompagnement textuel, n’est pas à même de témoigner des enjeux sociaux et politiques de la catastrophe. Méaux propose de mettre en regard deux approches sous-tendant sa représentation photographique. La première met en scène une chute, une rupture dont la dramaturgie renvoie aux forces naturelles, qu’elles soient cataclysmiques ou entropiques. La seconde, en revanche, s’appuie sur des dispositifs dialogiques qui ne s’intéressent non plus aux seuls vestiges de la catastrophe, mais aux représentations que les hommes s’en font, réinscrivant par là même les événements dans une histoire et une mémoire collective.

4. Répliques, reprises, déplacements

De « la scène du spectacle théâtral » à « cette autre scène qu’est le spectacle du monde » (Ribon, 14), la catastrophe se donne à voir. Étudier la rhétorique des images qu’elle produit – non seulement ce qu’elles disent, mais aussi les discours qu’elles génèrent – implique, par contrecoup, de s’interroger sur sa médiatisation, comprise dans son sens propre : ce qui sert d’intermédiaire, de moyen pour faire connaître ou apparaître la catastrophe et ainsi l’actualiser pour celles et ceux qui ne la vivent pas ou n’en sont pas les témoins directs. Vision dantesque de méga-incendies, paysages dévastés, corps souffrants : l’omniprésence de la catastrophe dans l’arène médiatique et l’uniformisation à laquelle aboutissent les codes du spectaculaire sont maintenant de l’ordre d’un consensus critique qui traverse ce numéro. Il sert de point de départ à quatre articles consacrés à des œuvres dans lequel le travail formel de l’artiste se fonde sur la reprise, la réplique et le déplacement pour mieux désengager la médiatisation de la spectacularisation, pour reprendre le mot de Charlène Clonts. 

Dans le recueil Crever les toits, etc. — Déplacements de la poétesse Claude Favre dont Charlène Clonts propose une analyse, le collage textuel, qui fait jouer les différences de pratiques discursives, de points de vue et de niveaux de lecture, témoigne d’un rapport critique aux codes médiatiques dont les poèmes contestent implicitement la capacité à prendre en charge la dimension humaine de la catastrophe migratoire. La réponse poétique opère par bifurcations et débordements au sein même de l’écriture. Les discours journalistiques, politiques, littéraires et philosophiques forment en effet une matière qui, selon Clonts, permet de faire émerger de nouveaux rapports permettant de s’affranchir des idées préconçues pour mieux envisager autrement l’actualité. En cela, la poésie de Favre ne re-présente pas la catastrophe : elle la fait advenir.

Anne Favier se penche sur un ensemble d’œuvres élaborant différentes modalités de répliques dessinées de documents photographiques, répliques qui sont autant de ripostes à « l’industrialisation d’un non-regard » caractérisant, selon elle, l’économie visuelle médiatique de la catastrophe. Les processus graphiques développés par Dove Allouche, Léa Belooussovitch et Éric Manigaud dilatent le temps de l’élaboration et en font un investissement réel et symbolique qui constitue une poïetique de réparation et de reconstruction. Les œuvres qui en résultent mettent en crise la supposée immédiateté et la prétendue transparence des images. Car c’est bien le médium, la matérialité des images que ces photographies redessinées donnent à voir, ouvrant ainsi la possibilité d’une réflexion sur la construction et le développement du regard.

Avec le travail du photographe Clay Lipsky et du plasticien Benoit Jeannet sur la catastrophe nucléaire, Ariane Carmignac et Vincent Lecomte explorent une autre modalité de la reprise. Celle-ci se fait sur le mode de la parodie, selon un processus qui reprend, répète et recontextualise une iconographie qui, usée par la surutilisation, devient un matériau recyclable. En prenant la catastrophe comme motif plastique et visuel – le champignon nucléaire en serait l’exemple paradigmatique – les œuvres que Carmignac et Lecomte étudient se construisent sur des effets de perturbations qui invitent à une distance critique quant à la fabrique des images.

Jean Richer fait pivoter la réflexion en s’intéressant non plus à la visibilité médiatique, mais au phénomène de circulation accélérée dans un continuum médiatique qui constitue, selon ses termes, un « capitalisme catastrophique ». Son article met en relation certains concepts de Paul Virilio, notamment la dromologie, et l’œuvre théorético-plastique de l’artiste Hito Steyerl. Cette dernière, explique-t-il, use des technologies issues du capitalisme tardif pour analyser le nouveau paradigme qu’elles ont fait émerger et auquel Steyerl donne le nom de « circulationnisme » : un système de circulation fluide qui, en circonscrivant tout, est capable de façonner le réel.

5. Sens, sensation, sensible

Dans l’article qu’il publie quatre mois après le 11 septembre, le romancier américain Don DeLillo ne décrit pas les attentats, événement singulièrement visuel puisque orchestré comme tel. Il raconte l’événement par le truchement de son neveu, coincé dans son immeuble à quelques pâtés de maisons des tours. S’il n’y a plus rien à voir – la cendre a rendu les fenêtres opaques –il y a néanmoins l’onde de choc produite par le deuxième avion, la fumée envahissant le corridor, le « grondement sourd et tonnant[8] » de la première tour qui s’effondre, autant d’éléments descriptifs qui entrecoupent le récit des réactions affolées à la catastrophe (DeLillo, 36). Dans un texte qui se refuse à circonscrire le sens de l’événement (Abel, 1236), les fenêtres obscurcies n’ont pas simplement valeur de détail : elles rappellent que la prépondérance du visuel, la connivence entre voir et savoir « affecte[nt] davantage le discours et ses métaphores que la perception effective » (Westphal, 215). Le dispositif narratif adopté par DeLillo dans ce segment insiste sur sa valeur de témoignage tout autant qu’il l’infléchit[9]. Il n’en reste pas moins qu’il se concentre sur « la qualité affective de la singularité de l’événement[10] » (Abel, 1237). Parler de sidération, de saisissement face au bouleversement représente bien souvent un topos pour évoquer la rupture d’intelligibilité causée par la catastrophe. À l’inverse, certaines œuvres attestent le besoin de rendre à la catastrophe sa charge affective aussi bien que sensible pour pouvoir en témoigner. L’adjectif est ici à entendre dans sa double acception, comme le rappelle Aude Laferrière : ce qui relève des sensations et de la capacité à éprouver de la compassion et de l’empathie. Le sensible serait ainsi un remède à la fois au spectaculaire comme régime scopique gouvernant notre rapport à la catastrophe et au sensationnel qui, s’il se définit par la violence des impressions qu’il produit, n’en demeure pas moins analgésique, pour reprendre le mot d’Olivier Belon. 

La scène inaugurale de Falling Man de Don Dellilo, dans laquelle l’environnement sonore supplante la représentation visuelle, ouvre, selon Caroline Magnin, une piste encore peu explorée dans la fiction du 11 septembre : le rapprochement entre le son et le phénomène clinique du trauma. Dans les romans qu’elle analyse, sons et bruits – collisions, sirènes, cris de détresse, voix des morts – font effraction et deviennent le reste qui fait trace. Le tissu sonore du texte, qui rend de manière analogique la cacophonie et la dissonance de la catastrophe, lui permet, selon Magnin, de s’approcher du réel de manière asymptotique.

Bien plus qu’un texte de circonstance, 11 septembre mon amour de Luc Lang s’attelle, selon Aude Laferrière, au problème soulevé par la représentation d’un événement caractérisé par la sidération visuelle, la pétrification des consciences et les discours doxaux. L’écriture cherche en effet à contrer la désincarnation des images médiatiques, à l’euphémisation de la mort qui est partout, mais « n’épouse aucun corps ». Laferrière analyse les ressorts stylistiques d’un récit qui s’efforce de donner à éprouver la catastrophe en embrassant différents vécus des attentats – les témoins, les victimes et leurs proches – et en les reliant à ceux d’autres catastrophes de l’histoire américaine.

À partir d’une analogie entre image et catastrophe qui, il explique, mettent toutes deux en tension le sensible et l’intelligible, Olivier Belon opère un glissement de l’image de l’événement à l’événement de l’image, en d’autres termes son efficacité propre qui, d’après lui, peut contrevenir à l’esthétique hypnotique et analgésique du spectaculaire. C’est selon cette perspective qu’il analyse les photographies de Roger Fenton, Robert Adams et Wout Berger dans lesquelles les artistes observent la catastrophe à partir de ce qu’il en reste, afin de créer des images où l’esthétisation se fait le relais de l’expérience sensible d’un paysage dévasté.

6. Langue et langage à l’épreuve de la catastrophe

Les articles consacrés à des textes littéraires mentionnent tous la tension entre la surexposition de la catastrophe et la difficulté qu’a l’écriture à la prendre en charge, tension qui semble constitutive à l’époque contemporaine. Se dessine en creux la question de l’indicible, non pas tant comme « grammaire » – un ensemble de « jeux langagiers pour dire malgré tout » (Cogard, 62) – mais comme ce qui pointe « les limites de la langue, […] son point de rupture » (Cogard, 61). La définition qu’en propose Carl Cogard insiste sur l’inadéquation entre la langue et l’expérience qui, par son caractère extrême, lui échappe et dont elle cherche néanmoins à rendre compte (61). Le sens morphologique du mot « catastrophe » invite à inverser la relation qu’elle établit entre la langue et ce qui relèverait de la rupture catastrophique, à considérer non pas la catastrophe comme un défi à la langue mais à chercher à appréhender plutôt en quoi elle la bouleverse, voire remet en question la catégorie même de langage. C’est à cette problématique que s’intéressent les deux articles sur lesquels ce numéro se clôt.

Quitterie de Beauregard prend comme point d’entrée de son analyse de la fiction post-apocalyptique contemporaine la hiérarchie aristotélicienne entre phonè et logos distinguant l’animal ou le barbare du zoon politicon. Dans les romans d’Angela Carter, Cormac McCarthy, Octavia Butler qu’elle étudie, le parler post-apocalyptique est la conséquence manifeste de la rupture temporelle et ontologique provoquée par la catastrophe. Qu’il s’agisse de la perte du logos ou de sa régression le phonè, la crise langagière conduit à l’impossibilité d’habiter la polis. Langue et cité sont prises dans un même effondrement dont il ne reste dans les romans que des ruines. La conclusion qu’elle en tire quant à la possibilité d’imaginer une postériorité « ancrée dans le pouvoir performatif et infini du langage » ouvre une piste d’analyse qui trouve un écho dans l’article d’Olivier Glain.

Dans une approche linguistique, Olivier Glain se penche sur les processus phonétiques, grammaticaux et lexicaux qui sous-tendent la langue imaginée pour représenter le monde « après la chute » dans le film Cloud Atlas. Cette proposition créative et artistique, qui se doit d’être compréhensible pour les spectateurs tout en provoquant une impression de défamiliarisation crédible sans être nécessairement réaliste, s’appuie en partie sur l’histoire de la langue anglaise et sur l’observation des variétés contemporaines.


Ouvrages cités

Abel M., « Don DeLillo’s ‘In the Ruins of the Future’ : Literature, Image, and the Rhetoric of Seeing 9/11 », PMLA, Octobre 2005, (vol. 118, n° 5), p.1236-1250.

Aristote, Poétique, J. Hardy (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1979.

Bégout B., Obsolescence des ruines, Essai philosophique sur les gravats, Paris, Éditions Inculte, 2022.

Benjamin W., Paris, capitale du XIXème siècle. Le livre des passages (1982), Paris, Éditions du Cerf, 2002, p. 491.

Buell F., From Apocalypse to Way of Life, New York, Routledge, 2003.

Clavandier G., « Un retour sur la catastrophe. Nouveau regard, nouvel objet pour anthropologue », Le Portique, (n° 22), novembre 2010. En ligne : [http://journals.openedition.org/leportique/2073] (consulté le 10 mars 2024).

Cogard K., « Un lieu paradoxal : la description négative », in A. Mura-Brunel et K. Cogard (dir.), Limites du langage : Indicible ou silence, Paris, L’Harmattan, 2002, p.61‑67. 

Crutzen Paul J., « Geology of Manking: ‘The Anthropocene’ » Nature, 3 janvier 2002, (vol. 415), p. 23.

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[1] Ce numéro fait suite à l’organisation d’un colloque intitulé « Représenter la catastrophe au XXIème siècle : pratiques et enjeux contemporains » et organisé par Sophie Chapuis, Anne-Sophie Letessier et Aliette Ventéjoux. Il s’est tenu à l’Université Jean Monnet, Saint-Étienne, avec le soutien du laboratoire ECLLA (Études du Contemporain en Littératures, Langues et Arts), les 18 et 19 mai 2021.

[2] Le glissement lexical du terme dénouement à catastrophe est amplement détaillé dans l’article de Catherine Ailloud-Nicolas « Scènes de théâtre ». Voir Mercier-Faivre, Anne-Marie et Chantal Thomas aux pages 404-405.

[3] Dans un article dessinant les contours de ce que serait une anthropologie de la catastrophe, Gaëlle Clavandier revient sur l’émergence des théories du risque dans les années 1980. Selon elle, la catastrophe a peu à peu quitté la scène scientifique qui la réduit à « un registre émotif et événementiel contraire à l’élaboration de la pensée. » Elle laisse place au paradigme du risque, « plus opérant », car il permet « de créer un registre de l’intelligibilité qui se coupe de la réalité subie, voire des constructions imaginaires et mythiques, pour pénétrer dans le champ de l’action raisonnée. »

[4] Dans l’introduction au chapitre intitulé « Representing Crisis: Environmental Crisis in Popular Fiction and Film », Frederic Buell propose une historicisation littéraire, politique et environnementale de la science-fiction éco-dystopique américaine des années 1970 aux années 2000, moment où les thèmes qu’elle aborde se généralisent et rentrent dans la culture de masse (Buell, 230).

[5] Le substantif « catastrophe » est utilisé pour la première fois en français par François Rabelais dans l’épître liminaire au Quart Livre. Dans le glossaire de l’édition de 1552, Rabelais le définit comme désignant la fin, l’issue (CNRTL). Le sens théâtral n’est donc pas premier en français. Il a néanmoins « joué aux XVIème et XVIIème siècles le rôle de paradigme pour les accidents les plus radicaux de la vie (maladies, fléaux) » (Godin).

[6] Le nom latin ruina désigne à la fois, de manière littérale, la chute, l’écroulement d’un bâti, et, de manière figurée, la catastrophe, le désastre.

[7] Bruce Bégout note ainsi : « La ruine contient toujours en quelque sorte un avertissement. Ce qui lui arrive arrivera également à ceux qui la contemplent et surtout au monde auquel ils appartiennent. La ruine n’est plus un simple rappel du passé, elle fait signe vers le futur » (56).

[8] « [T]he first low drumming rumble » (DeLillo, 36).

[9] Sur ce point, voir Abel, 1243-45.

[10] « [T]he affective quality of the event’s singularity » (Abel, 1237).