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La « crise » : circulation et fiction

Qu’y a-t-il de commun entre la « crise économique », la « crise financière », la « crise du français », la « crise du roman », la « crise de la littérature » et la « crise de la lecture » ?
 
Peu de choses sans doute mais un mot, un mot dont ceux qui l’emploient au singulier – et les médias qui les relaient – voudraient faire croire qu’il parle de lui-même (« c’est la crise », dans un emploi absolu), qu’il subsume l’ensemble des « crises » qui ont pu être identifiées dans différents champs de la connaissance (sociologie, politique en plus de l’économie, de la linguistique, de la littérature, etc.) ou de la vie quotidienne (« crise du couple », « crise de la quarantaine »…). Comme l’écrit Yves Citton en ouverture de Renverser l’insoutenable (2012),
 
En parlant de « la crise » toujours au singulier, malgré ses multiples déclinaisons interconnectées (financière, monétaire, économique, énergétique, politique), nous voulons nous persuader que nous allons bientôt « sortir du tunnel » par le volontarisme d’une « relance » ou par la grâce d’un retour de « croissance ». « La crise » relève moins d’une réalité que d’une rhétorique. (11)
 
C’est à cette rhétorique que nous nous attacherons, en montrant comment l’évolution sémantique du mot l’a rendu apte à cet emploi singulier – et à ce que celui-ci véhicule d’abstraction et d’essentialisation, en montrant que cet emploi singulier permet une circulation du mot « crise » d’un discours[1] et d’un paradigme à un autre, en nous concentrant évidemment sur les paradigmes isolés pour ce volume de « littérature » et d’« économie ». C’est au mot que nous nous intéresserons : moins à la crise – la chose – qu’aux discours de/sur « la crise » – le mot – qui construisent un imaginaire de la crise se transmettant par la circulation des discours. Jean-Charles Massera a mis en scène, dans un dialogue de We are l’Europe (2009), cette omniprésence du mot dans l’interdiscours – discours environnant, à la fois médiatique, politique, familial… – et la relative discrétion de la chose dans la vie quotidienne, exemplifiant ainsi cet imaginaire du mot « crise »:
 
– Putain là, on est quand même en train d’vivre un truc assez space ! ‘Fin j’crois. Là j’lisais un article et y disaient qu’en gros c’était la crise la plus grave depuis 29 quoi. Mais alors squ’est bizarre, c’est que tu rgardes dans la rue, dans les magasins, au boulot, ‘fin j’sais pas vous, mais moi j’la sens pas la crise. C’est assez hallucinant quand même : Tout l’monde en parle, mais tout l’monde ! Mais on a l’impression kc’est pas un truc réel… […]
– Moi j’avoue qu’en squi m’concerne, je… j’y comprends rien. Bon faut dire qu’y nous saoulent un peu avec ça aussi […]
– Ben c’est tout un système qui s’écroule quoi…
– … ???
– Non ça d’accord mais avoue qu’on y comprend que dalle !… Vous, vous suivez la Bourse, les indices, les valeurs, les marchés qui réagissent, les clôtures à la baisse machin, les trucs qui rculent tout ça ? Moi j’vois jamais l’rapport avec ma vie quoi ! ‘Fin j’sais pas, c’est zarbi quand même non ?[2]
 
« La crise », c’est ce dont on parle, sans source identifiée (« j’lisais un article et y disaient qu’ », « tout l’monde en parle », « y nous saoulent un peu avec ça »). Nous nous situerons donc dans le champ d’une sorte d’anthropologie politique du langage autour du mot « crise » dont nous considèrerons la dimension conceptuelle comme un leurre, une fiction technique, qui s’établit en nouvelle norme, en « procédure de contrôle » servant un « ordre du discours ». Derrière l’apparence d’une notion descriptive, il s’agit en fait d’une notion axiologique, idéologique. Le mot crise repose sur un principe de fictionnalisation, servant à oblitérer la critique et à défendre des principes de régression (économique, sociale, politique, littéraire, linguistique, etc.).
 
1. Globalisation et circulation de la crise
Nous utilisons le terme de « globalisation » de la crise non seulement en référence à son acception majoritairement économique et capitaliste mais aussi parce qu’il permet de signifier la polyvalence, la capacité de passer d’un paradigme à un autre ; en outre, notre propre discours dans ce premier temps envisage le mot dans une épistémologie globale, d’un genre ou d’un champ discursif à un autre, sans les spécifier, ce que le second temps fera.
 
1.1. La crise qui circule
Le mot « crise » est omniprésent, non seulement dans les médias mais dans tous les domaines des sciences humaines. Daniel Parrochia, dans La Forme des crises. Logique et épistémologie, analyse le concept de crise dans différents champs : crises métaphysiques, crises psychologiques (adolescence et quarantaine), crises sociales, crises économiques, crises stratégiques, crises issues des défaillances technologiques majeures[3]. Dans le discours médiatique, le terme « crise » est omniprésent ; il est devenu un concept fourre-tout (« crise ministérielle », « crise de l’autorité », « crise des valeurs », « crise de la dette », « crise climatique », « crise environnementale », « crise des banlieues », et dernièrement « crise à l’UMP », « crise au PSG »…)[4].
 
Ce qui circule ainsi est moins un concept qu’un mot, cette circulation étant permise par la polyvalence même du terme – qui confine à l’abstraction – mais aussi par son évolution sémantique vers le continu. Le mot est en effet d’abord employé dans les discours médical et juridique où il indique une décision (Krinein = « décider ») : en médecine, il désigne une phase de la maladie qui permet de savoir si l’état va s’améliorer ou se dégrader (guérison ou mort) ; c’est le moment où la maladie rend son jugement, donc un moment charnière et transitoire ; en droit, il désigne une étape de régulation, un arbitrage. Au XVIIe siècle[5], la crise est importée dans le discours politique, domaine considéré comme instable, fait de décisions prises dans l’urgence, en situation de crise. Au XVIIIe siècle, le mot évolue de manière importante, prenant le sens de « rupture », notamment par rapport aux progrès permanents et linéaires (crise du progrès scientifique). Rousseau, dans l’Émile, est le premier à l’employer dans le sens moderne de grand bouleversement, de catastrophe : contre la croyance optimiste au progrès et la vision conservatrice d’un ordre immuable, Rousseau, prophétique, affirme « Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions »[6]. Ces différents sens historiques témoignent de l’évolution considérable d’un mot dont le sémantisme finit par se dissoudre, ou par se retourner – ce qui ne va pas sans rappeler les deux principaux modes opératoires de la novlangue néolibérale décrits parAlain Bihr (2007), à savoir l’oblitération et l’inversion du sens. La polyvalence et la polysémie du mot « crise », mot qui s’adapte à l’ensemble des secteurs de l’activité humaine sans renvoyer aux mêmes choses, soulève bien un problème épistémologique majeur. Edgar Morin le notait déjà en 1976 :
 
La notion de crise s’est répandue au XXe siècle à tous les horizons de la conscience contemporaine. Il n’est pas de domaine ou de problème qui ne soit hanté par l’idée de crise : le capitalisme, la société, le couple, la famille, les valeurs, la jeunesse, la science, le droit, la civilisation, l’humanité… (149)
 
1.2. La crise sans fin
Outre l’ouverture de son sens, le mot « crise » a connu une forme d’inversion sémantique : de moment ponctuel, il en est venu – plus récemment peut-être – à référer à une temporalité continue, aboutissant à l’idée d’une « crise sans fin » pour reprendre le titre de l’ouvrage de Myriam Revault d’Allonnes :
 
Notre présent est envahi par la crise : il ne viendrait à l’idée de personne de le contester. Mais le constat de son omniprésence ne nous dit pas ce qu’il faut entendre par « crise » et ne lui confère aucun contenu immédiatement assignable. […] Cette généralisation qui conduit à une notion prétendument englobante pose d’emblée un problème épistémologique : est-on fondé à unifier sous un même concept ou une même notion des traits qui s’appliquent à des domaines si différents ? Et quel est alors le statut de cette « crise » qui, loin de se cantonner à la sphère économique et financière, a gagné presque tous les domaines de l’existence et de l’activité humaine ? (9)
 
Les formulations finales indiquent bien la manière dont le discours de la crise a envahi le quotidien des citoyens. La crise fait partie de ces métaphores, de ces concepts qui structurent nos activités quotidiennes, nos manières de penser et de vivre, et que Lakoff et Johnson font émerger à partir de la phraséologie, des expressions toute faites comme « le temps c’est de l’argent », ou alors synthétisent en une expression : « la discussion c’est la guerre ». La crise serait une « métaphore ontologique » invitant à « percevoir des événements, des émotions, des idées, etc. comme des entités et des substances » (36-37) ; plus précisément, il pourrait s’agir de ce type de métaphore ontologique que les auteurs nomment « personnification », en prenant l’exemple de « l’inflation est un adversaire », et en concluant par des formules qu’on pourrait assez facilement appliquer à la « crise » (et à ses contextes d’emploi, ses prédicats) :
 
quand nous subissons des substantielles pertes financières à cause de facteurs économiques et politiques complexes que personne ne comprend vraiment, la métaphore L ‘INFLATION EST UN ADVERSAIRE nous permet au moins de donner une explication cohérente de ces pertes (43).
 
La Crise de Joachim Séné, œuvre littéraire parue en 2010, reprend précisément cette dimension phraséologique, se présentant comme un recueil d’idées, de formulations « reçues » sur la crise :
 
« La crise », « la crise », « la crise », c’est tout ce qu’on entend.
Une preuve d’existence de « la crise », c’est « la crise ».
La vie chère nourrit « la crise » qui nourrit la vie chère.
« La crise » mène la vie chère. […]
« La crise » sponsorise les carrières politiques. (p. 10)
« La crise » ça ne veut rien dire c’est un souffle qui sort du poste de radio.
« La crise » est dans l’odeur de renfermé de l’air du temps. (p. 5)
« La crise », ça ne veut rien dire, « la crise » exonère. (p. 6)
« La crise » est un mot, « lacrise », qui n’a pas de sens mais les contient tous. (p. 8)

Ces énoncés lapidaires et gnomiques, formulés au présent de l’indicatif omni-temporel, montrent bien comment la circulation du discours de la crise peut passer par des énoncés assertifs, prescriptifs et impersonnels, un « comme on dit ».
 
La crise sature l’espace discursif, ce qui entretient l’idée d’une permanence, d’un phénomène plus structurel que conjoncturel. Si, comme on s’accorde désormais à le dire, « l’état de crise » dure depuis les années 1970, il ne s’agit plus ainsi d’un moment mais d’un « régime » ; le mot est d’Yves Citton (2012) qui, prenant appui sur l’acception du mot aux XVIIe et XVIIIe siècles – c’est-à-dire le « moment critique » –, montre que l’emploi actuel n’a plus rien à voir avec son sens premier. Comme l’écrit Joachim Séné :
 
« La crise » a eu lieu, est présente, sera là. Toujours.
« La crise » est une fonction périodique du temps.
 
Omniprésence et polyvalence sont donc les constituants sémantiques du mot « crise », si l’on s’en tient à cette épistémologie globale, qu’il faudra ensuite affiner par une épistémologie locale,afin de cernerle sens et les enjeux du mot « crise » en économie et en littérature.
 
La crise n’est plus cette « brèche de temps » dont parlait Hannah Arendt ; elle est une crise totale, « une crise de la projection dans le futur » (Revault d’Allonnes : 15). C’est pourquoi le sème de /changement/ qui la constituait est remis en cause, comme l’illustre cette phrase de François Hollandelors de sa conférence de presse semestrielle, le 13/11/2012 : « nous vivons bien plus qu’une crise, un changement du monde ». La mise en opposition est contre-intuitive, ou tout au moins contre-étymologique : le changement devrait être consécutif à la crise, il en devient un degré supérieur, ce qui témoigne bien, à rebours, de l’affaiblissement sémantique du mot « crise ».
 
Ce mouvement d’extension à différents champs discursifs et d’inversion sémantique du mot « crise » a conduit à ce qu’Edgar Morin nomme un « obscurcissement généralisé » de la notion, un mot dont le flou sémantique favorise un emploi apparemment neutralisé :
 
Quand la crise était limitée au secteur économique, on pouvait au moins la reconnaitre à certains traits quantifiés : diminution (de la production, de la consommation, etc.) ; accroissement (du chômage, des faillites, etc.). Mais dès qu’elle s’élargit à la culture, la civilisation, l’humanité, la notion perd tout contour. Elle permet tout au plus de dire que quelque chose ne va pas, mais l’information qu’elle donne se paie par l’obscurcissement généralisé de la notion de crise. (149)
 
1.3. La crise qui cache
Polyvalence et polysémie font du mot « crise » un mot vague, un mot écran, voire un mot masque, qui peut être utilisé à des fins manipulatoires :
 
« La crise ? A force de l’employer, ce mot finit par ne plus vouloir rien dire. Il fait écran à la pensée. […] Les économistes, s’ils ne savent pas prévoir les crises, savent au moins distinguer un krach financier d’une récession ou d’une dépression. […] Opérer ces distinctions n’est pas qu’une question de vocabulaire. Derrière les mots et des chiffres, il y a des réalités bien concrètes : une économie déprimée ne signifie pas un effondrement, comme en psychologie, le blues n’est pas la même chose qu’une sévère dépression. » (Dortier 5)
 
En rappelant les autres mots du vocabulaire économique desquels le mot « crise » peut être distingué (« krach », « récession », « dépression »), l’éditorialiste de Sciences humaines souligne en même temps la manière dont le mot « crise » peut servir d’hyperonyme factice faisant « écran à la pensée » (économique même). Mot typique de ce que François-Bernard Huygues a nommé la « langue de coton »[7], le mot « crise », par son caractère indéfinissable concourt à endormir la conscience critique :
 
Il est de plus en plus étrange que la crise, devenant une réalité de plus en plus intuitivement évidente, un terme de plus en plus multiplement employé, demeure un mot aussi grossier et creux ; qu’au lieu d’éveiller, il contribue à endormir (l’idée de « crise de civilisation » est ainsi devenue complètement soporifique, alors qu’elle comporte une vérité inquiétante) ; ce terme diagnostic a perdu toute vertu explicative[8].
 
C’est en cela, conclut Edgar Morin en 1976, que « la crise du concept de crise est le début de la théorie de la crise ». La « crisologie » prend acte du fait que le mot « crise » est un « mot-masque », pour reprendre la formule d’Eric Hazan, qui considère ce terme comme un euphémisme contribuant à « calmer les impatiences », en maintenant l’idée « d’une temporalité brève » (33-36)
 
« crise. Cet autre mot-masque est issu du vocabulaire de la médecine classique : la crise est le bref moment – quelques heures – où les signes d’une maladie (pneumonie, typhoïde) atteignent un pic, après quoi le patient meurt ou guérit. Etendu à l’économie et à la politique, le terme de crise a longtemps désigné à juste titre un épisode grave mais limité dans le temps : la crise de 1929, si paradigmatique qu’on l’appelle encore parfois « la Crise », fut un moment d’exception où l’on vit des banquiers sauter des fenêtres – ce qui ne s’est malheureusement jamais reproduit. Sous la IVe République, on a connu d’innombrables « crises ministérielles » et peut-être est-ce à ce moment-là que le terme de crise a cessé d’être réservé à des événements aigus. La dérive du mot, actuellement employé à contresens, n’est pas innocente : parler de crise à propos du logement, de l’emploi, du cognac ou de l’éducation n’implique pas que leurs problèmes vont être résolus à court-terme. Chacun sait qu’ils sont tout à fait chroniques mais l’évocation d’une crise, terme auquel continue à s’attacher malgré tout la notion d’une temporalité brève, contribue à calmer les impatiences, ce qui est bien l’un des buts des euphémismes de la LQR. La mère de toutes les crises actuelles, la crise économique, dure depuis le début des années 1970 avec des fluctuations toujours expliquées par les turbulences d’un élément fondamental, la croissance.
 
Dire « crise » sert à faire attendre, à atermoyer, à faire supporter le présent au nom d’un avenir non pas radieux mais sans « crise ». La crise est le mot de la latence, de l’indécision. Yves Citton, lors de l’émission Ce soir ou jamais, évoquait de façon pertinente l’usage d’un langage métaphorique accompagnant l’emploi du mot « crise » [9] :
 
Je me dis que ce mot crise, il fait écran. Il nous raconte un mythe, un mythe au sens d’une histoire,  »ça allait bien, on est dans le tunnel, il faut qu’on accélère et on va en sortir et ça ira mieux ». Or, ça fait trente ans que ça ne va pas mieux. Au contraire, la crise c’est l’espèce de catastrophe permanente qui fait qu’on continue à aller tout droit pour soi-disant sortir du tunnel, en fait, droit vers l’abîme.
 
Cette image du tunnel sert l’oblitération de toute alternative. Elle induit une orientation, un mouvement de ligne droite sans possibilité de changement, sans innovation possible. Et présuppose un point de vue proprement conservateur dans la mesure où le seul recours envisagé est : il faut réalimenter la même machine afin de poursuivre encore et toujours dans le même sens.
 
Le mot de crise nous empêche de nous demander comment nous orienter dans le monde où on est, en disant « il faut aller plus vite pour sortir du tunnel ». […] La crise aujourd’hui, la façon dont on utilise ce mot, c’est justement pour étouffer toute forme de critique.
 
L’image du tunnel est aussi celle qu’utilise J.-C. Massera (2011) dans le titre d’une chanson et d’un clip éponymes : Tunnel of mondialisation[10]. Dans ce texte, le tunnel est ce dont on ne sort pas, en dépit de toutes les tentatives de déconstruction des dispositifs d’aliénation, d’instrumentalisation. Le mot « crise », envisagé à travers la métaphore du tunnel, apparait bien doté de connotations nouvelles : celle de durée, de temps continu, celle de permanence et celle d’indécision. La « crise » semble s’être départie des sèmes de moment unique et de changement brusque.
 
2. La crise : une mythologie contemporaine de la régression.
Le mot « crise » est une manière de faire passer un présent mal vécu en entretenant la perspective d’un avenir meilleur :
 
Son message paradoxal est conservateur : tout allait bien avant « la crise », tout ira bien après « la crise », quand tout reprendra son cours normal (dans la même direction qu’avant). Dans l’immédiat, serrez la ceinture, bouchez-vous le nez et taisez-vous, ça va passer. (Citton, 2012 : 11-12)
 
Qu’il soit tendu vers les promesses d’un avenir (forcément) meilleur ou orienté vers un passé (toujours) regretté, le mot « crise » sert à annihiler toute action, toute réflexion au présent. Il est tout entier partagé entre un « ça ira mieux demain » et un « c’était mieux avant », une régénération ou une régression, le présent étant ramené à un moment ponctuel. Edgar Morin (1976) oppose dans la crise des forces de vie et des forces de mort, qu’il reformule par la suite en un principe de progression et un principe de régression.
 
Lorsque le mot « crise » fait irruption dans les discours, c’est donc bien souvent par rapport àun idéal mythique ou à venir. L’emploi du mot « crise » apparaît donc comme une mythologie contemporaine (Barthes, 1957), une fiction (néolibérale dans le cas de l’économie, réactionnaire dans le cas de la langue française)[11]. L’évolution sémantique évoquée précédemment fait partie de la tentative de naturalisation de ce mythe qu’est le discours de la crise. La polyvalence accrue de même que l’amuïssement des sèmes de changement, de discontinuité pour aller vers une crise sans fin, de l’ordre du continu, participent de la naturalisation dans la mesure où ils évacuent la dimension historique et politique du mythe/du discours sur la crise[12].
 
On peut sans doute sur ce point dissocier économie et littérature, ou plutôt le discours sur la crise de l’économie et le discours sur la crise de la langue et de la littérature françaises. Tandis qu’en économie, le discours va être majoritairement celui d’une sortie de crise à venir, dans le cas de la littérature et de la linguistique, c’est la dimension conservatrice et régressive qui va dominer à travers les discours puristes et les syntagmes « crise du français », « crise de la littérature ». Mais dans le discours économique même, la crise est liée à un discours régressif que traduisent les notions d’éternel retour et de transfert de responsabilité.
 
2.1. Régression économique : éternel retour des crises et transfert des responsabilités
Edgar Morin évoque, dès 1976, un processus « pathologique » de la régression qui correspond au discours et aux actes accompagnant la crise aujourd’hui : anéantir la possibilité de discours critique, désignations de coupables et boucs-émissaires, profusion des discours litaniques, etc. :
 
Le concept de crise est donc extrêmement riche ; plus riche que l’idée de perturbation ; plus riche que l’idée de désordre ; portant en lui perturbations, désordres, déviances, antagonismes, mais pas seulement; stimulant en lui les forces de vie et les forces de mort, qui deviennent, ici encore, plus encore qu’ailleurs les deux faces du même phénomène. […] Ainsi, dans la solution régressive, on liquidera physiquement les déviances, même potentielles, on anéantira dans l’œuf toute possibilité de tendances critiques ou antagonistes, on dénoncera et punira les coupables, on résoudra les problèmes à travers des discours litaniques et des cérémonies rituelles. (p. 160)
 
On retrouve cette « solution régressive » dans D’un retournement l’autre de Frédéric Lordon, à travers l’« éternel retour » des crises :
 
Quel historien dira la palingénésie,
Et la forme bancaire de l’éternel retour ?
Récurrence des crises, constance des discours :
Le système est parfait, il n’y faut point toucher,
Le mal vient de ce que des fâcheux ont fauté,
Mettons-les à l’index, rappelons la morale,
Un zeste de principe, un soupçon d’eau lustrale.
Et nous voilà armés pour la prochaine fête.
Avez-vous la mémoire de la bulle Internet ?
Leurs promesses d’alors et celles d’aujourd’hui
Rendent le même son de la palinodie. (Acte II, scène 2, p. 94)
 
Frédéric Lordon, dans le cycle des hémistiches et des rimes suivies, use de l’interdiscours pour ironiser sur le caractère cyclique des discours litaniques qui accompagnent cette récurrence des crises. On constate ici comment la crise permet l’émergence d’une axiologie, d’un jugement moral avec les syntagmes « les fâcheux ont fauté », « rappelons la morale ». La crise appelle la morale[13] et l’ordre, et ce par des rituels quasi-magiques, ou cabalistiques comme « l’eau lustrale », et primitifs (désignation des boucs-émissaires « mettons-les à l’index »), tout cela dans une isotopie relevant majoritairement du religieux.
 
Les formulations génériques et indéfinies – « des fâcheux » – soulignent par ailleurs le fait que le discours de la crise s’accompagne toujours d’un transfert de culpabilité et d’une dilution des responsabilités : la crise, c’est ce qui vient d’ailleurs, ce dont personne n’est responsable. Le « retournement » que « surréalise » Frédéric Lordon se fonde sur une démarche consistant à faire glisser la dette privée vers la dette publique, afin de faire de la crise financière une « crise de l’Etat » :
 
Coupées de ses vraies causes, la crise de l’Etat
Apparaît autonome, un comment sans pourquoi,
A part comme toujours l’usuelle imputation
Qui condamne l’Etat à la divagation :
L’impécuniosité entre dans son essence
Répètent ceux-là même qui ont l’outrecuidance
De le vilipender, sauf quand leurs turpitudes
Les poussent à quérir toute sollicitude.
Ne pas incriminer les vrais fauteurs de crise
C’est donc vous exposer à toutes les méprises,
A commencer par celle qui jettera l’opprobre
Sur l’Etat réputé inapte à être sobre.
Tour extraordinaire, suprême habileté,
La crise financière se fait donc oublier,
Et de crise privée se fait crise publique…
Subtil escamotage, chiasme machiavélique,
Le monde est abusé et n’y voit que du feu,
L’Etat isolément devient le seul enjeu. » (p. 101-102).
 
Lordon use à nouveau de l’interdiscours et avance autour du mot « crise » différentes expansions (crise de l’Etat, crise financière, crise privée, crise publique) qui renvoient à la polyvalence et à l’omniprésence du terme, tout en exemplifiant cela par le trope du chiasme – « subtil escamotage, chiasme machiavélique ». La polyvalence du terme permet sa propagation, sa « translation », ce qui engendre la dissimulation de la crise financière originelle : l’état est le sauveur, il devient le fautif. Il y a bien un transfert de responsabilité sensible à travers le glissement du syntagme « crise privée » vers celui de « crise publique ». Ceux que l’on accable aujourd’hui (l’état, trop dépensier, les fonctionnaires, etc.) deviennent dans la conscience commune les responsables de cet état de mal.
 
Pour Lordon, le théâtre est un moyen de lutte contre cette mythologie, cette fiction : parce qu’il permet de concentrer la succession des événements à l’intérieur du temps de la représentation. Ainsi, on peut « faire saillir la réalité de la crise » contre « l’amnésie du temps » qui dilue les liens de cause et d’effet. Maurizio Lazzarato, dans son essai intitulé La Fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, a bien montré, lui aussi, la manière dont les « amnésiques » tentent de reverser la dette financière vers la dette publique, et même la dette collective vers la dette individuelle, de chacun des « gouvernés » :
 
Pour les patrons, les médias, les hommes politiques et les experts, les causes de la situation ne sont ni à chercher dans les politiques monétaires et fiscales qui creusent le déficit en opérant un transfert de richesse massif vers les plus riches et les entreprises, ni dans la succession des crises financières qui, après avoir pratiquement disparu pendant les Trente Glorieuses, se répètent, extorquent des sommes d’argent faramineuses à la population pur éviter ce qu’ils appellent une crise « systémique ». Pour tous ces amnésiques, les vraies causes des crises à répétition résideraient dans les exigences excessives des gouvernés (notamment ceux du sud de l’Europe) qui veulent vivre comme des « cigales » et la corruption des élites. (p. 13)
 
Dans « le dirigeant », paru en 2003 dans le collectif L’Entreprise dirigé par A. Viviant à La Découverte, et repris dans Croissance, familles savoyardes et baskets à skratchs en 2008, Jean-Charles Massera fait dialoguer une mère de famille, qui s’inquiète pour son fils Jordan en CM2 et le « dirigeant » des « Digimon ». Dans ce dialogue apparait parfaitement le décalage entre les préoccupations particulières et ladémarche économique globalisée :
 
– Mais i communique p’us Jordan… i passe sa journée à appuyer comme un débile sur deux p’tits boutons pour capturer son Grolem ! Et si par malheur tu finis par lui arracher cette foutue Game Boy des mains, il hurle comme un goret parc’qu’à cause de toi il a pas pu capturer Grolem ! Alors toi t’es p’t-êt’e content parc’que mon Jordan qui court dans tous les sens et tourne comme une toupie en répétant qu’il est Gabumon ou Garrurumon, c’est une réalité en marche, mais bon après, c’est pas toi qui t’trimbales partout avec un gamin qu’appuie comme un débile sur deux p’tits boutons et qui s’met à hurler comme un goret parc’qu’à cause de toi il a pas pu capturer son Grolem ! […]
Comment les maitresses peuvent-elles s’adapter ?
– Elles ne le peuvent pas. Dans un monde où sous la pression croissante de nos actionnaires et de nos concurrents, la production d’écrit est quasi-absente, son champ d’action se restreint. La maîtresse, avec ses histoires de petites souris qui n’voulaient pas dormir, ses Picbille qui ont 10 billes et qui vont donner 2 billes à Minibille et les autres à Maxibille, ses p’tits protège-cahiers à carreaux ou ses mots où on entend le son « o » qu’il faut entourer se trouve en effet confrontée à des Hard Core Gamers en baskets à scratchs qui la trouvent trop nulle. Il faut bien voir que la pauvreté de votre environnement et vos difficultés socio-économiques sont impulsées exclusivement par les transnationales et les marchés financiers, qui ne visent que leurs seuls intérêts et que leur premier objectif est de laminer les maîtresses avec leurs histoires de p’tites souris qui veulent pas dormir ou leurs p’tits protège-cahiers. Cela dit, dans ce processus, il y a des gens qui jouent un rôle plus important que d’autres. Les institutions de Washington (FMI et Banque mondiale), le département du Trésor américain, l’OMC, la Commission européenne, voilà le noyau dur qui structure le succès de l’appauvrissement de la communication auprès des jeunes qu’appuient comme des débiles sur deux p’tits boutons et s’mettent à hurler comme des gorets parc’qu’ils ont pas pu capturer […]
 
Le caractère explicite et recherché, organisé, raisonné de « l’appauvrissement de la communication » et de la « crise » (« vos difficultés socio-économiques sont impulsées exclusivement par les transnationales et les marchés financiers… ») apparait clairement. Cette dimension structurelle, continue de la crise, sert un projet commercial qui est aussi un projet politique, au sens où il met en oeuvre un certain type de société, qui repose sur la notion d’appauvrissement de la communication.
 
Cet appauvrissement de la communication est une des façons d’annihiler l’esprit critique, l’esprit de contestation et de générer ce qu’on appelle parfois de la « servitude volontaire », où la volonté doit se traduire par passivité. Dans « Précis d’humiliation », texte repris dans L’Outrage aux mots (2010), Bernard Noël montre que le discours sur la crise est un des moyens d’accomplir une forme de « passivité générale » qui est la forme ultime de « l’humiliation » :
 
Naturellement, le pouvoir accuse la Crise pour s’innocenter, mais la Crise ne fait qu’accélérer ce que le Clan appelait des réformes. Et il ose même assurer que la poursuite des réformes pourrait avoir raison de la Crise… Les victimes de cette surenchère libérale sont évidemment aussi exaspérées qu’impuissantes, donc mûres pour le désespoir car la force de leur colère va s’épuiser entre un pouvoir qui les défie du haut de sa police, une gauche inexistante et des syndicats prenant soin de ne pas utiliser l’arme pourtant imbattable de la grève générale.
Pousser à la révolte et rendre cette révolte impossible afin de mater définitivement les classes qui doivent subir l’exploitation n’est que la partie la plus violente d’un plan déjà mis en œuvre depuis longtemps. Sans doute cette accélération opportune a-t-elle été provoquée par la Crise et ses conséquences économiques, lesquelles ont mis de la crudité dans les intérêts antipopulaires de la domination, mais la volonté d’établir une passivité générale au moyen des médias avait déjà poussé très loin son plan (668).
 
La mythologie contemporaine de la crise, selon Bernard Noël, n’est qu’un des procédés d’une domination plus largement et historiquement attesté. Le mot « crise », le discours sur la crise/de crise est ainsi une de ces procédures de contrôle qu’évoque Foucault, dans L’Ordre du discours, ici autour des idées d’interdit de la pensée critique, d’interdit de la plainte face au capitalisme. La crise est véhiculée par les tenants de « l’ordre du discours » et s’opère en référence à un modèle antérieur érigé comme norme et idéalisé qui entraîne une rigidité, une crispation, la réduction de la complexité à un modèle unique, comme l’illustrent bien les débats sur la langue ou la littérature françaises.
 
2.2. « Crise du français », « crise du roman ».
Les débats sur la crise du français et la crise du roman[14] montrent, par leur convergence avec les débats économiques et sociaux, à quel point la « crise » est une notion non pas technique, décrivant un état de fait, mais idéologique, donnant une interprétation, servant des intérêts conservateurs.
 
Dans le champ littéraire, on a fait intervenir le mot « crise » pour faire état d’une dégradation, notamment celle du roman entre 1890 et 1931. Ainsi Michel Raimond, dans La Crise du roman, Des lendemains du naturalisme aux années vingt (1966), rappelle la multitude de réflexions sur la « crise » du roman à l’aube du XXe siècle, passant souvent par des références économiques et médicales en accord avec les contextes d’emplois originels du mot « crise » : on évoque l’agonie, l’épuisement, la mort du roman ; on s’interroge sur la santé du genre, ses maladies, ses excès, sa décadence. Dans les années 1920, les publications se multiplient sur la crise du roman français. Les syntagmes dramatisants se multiplient : « genre en danger », « crise littéraire », « roman en péril »[15]. Michel Raimond, dans cet inventaire des discours sur le roman, s’efforce de « préciser le contenu de cette notion de crise du roman, si galvaudée qu’on risquait de l’employer à tort et à travers » (11), en précisant :
 
[…] le mot crise a par lui-même une séduction qui tient à ce quelque chose d’aigu, d’urgent, d’inconfortable et de pathétique qu’il évoque aussitôt, et qui risquait de faire oublier les significations précises qu’il pouvait comporter en l’occurrence.
 
Michel Raimondavance également l‘idée d’un terme polyvalent et ambigu, séduisant, capable de masquer la réalité en produisant le sentiment d’urgence. Donc, par sa fréquence, par sa polysémie, le mot « crise » n’a cessé d’apparaître – depuis le XXe siècle tout au moins – comme un mot ambigu, à même de masquer la réalité qu’il est censé décrire, un concept fourre-tout qui bloque l’accès à toute forme de critique. Le mot « crise » accompagne souvent chez ceux qui l’emploient une idéologie passéiste, un regard rétrospectif, nostalgique, avec érection d’une norme implicite antérieure permettant de mieux juger les écarts et les déviances. Ainsi, l’idée véhiculée de « crise du roman » est bien souvent motivée par un modèle en arrière-plan : le grand roman français du XIXe siècle de l’école réaliste et naturaliste. La mutation du genre, devenant de plus en plus protéiforme et possédant de nombreux avatars, est perçue non comme une richesse mais comme une dégradation, non comme une liberté accrue mais comme une « confusion », une maladie, une crise. Il s’agit bien encore une fois d’un point de vue puriste, normatif : le roman, c’est le naturalisme. Aussi espère-t-on sa renaissance afin de « remettre en ordre » : « La mort du naturalisme ayant ouvert une crise du roman, sa renaissance était parfois espérée comme l’occasion d’une remise en ordre. » (Raimond, p. 172). Toute une tradition de romanciers du XXe siècle véhicule cette tradition romanesque, qui est aussi idéologique.
 
Du côté de la langue française, le mot « crise » est fréquemment brandi dans une forme de crispation réactionnaire introduisant largement un point de vue puriste. Le site de l’Académie française est, sans surprise, le lieu de ces crispations comme en témoignent les réflexions d’Hélène Carrère d’Encausse, dans une séance publique annuelle intitulée « la langue française, langue de la modernité », en 2006 :
 
Après les siècles de splendeur, notre langue est entrée dans une période sombre où sa perfection, dont Voltaire et Rivarol s’enchantaient, a été minée, corrompue, tandis que l’anglais prend chaque jour davantage son relais comme langue de communication, menaçant de devenir un jour langue universelle. La crise incontestable – et non le déclin tout de même – du français, dans notre pays où le génie national fut si durablement mêlé au génie de la langue, et hors de France où, force est de l’admettre, l’usage du français régresse dans les lieux de pouvoir qui ont succédé aux Cours et plus encore dans la diplomatie et les instances internationales, cette crise donc justifie peut-être la déploration, mais surtout elle doit inciter à la réflexion. Pourquoi maltraite-t-on le français dans notre pays ? Le vocabulaire se réduit, on ignore la grammaire et la syntaxe. La phrase n’est le plus souvent qu’une simple juxtaposition de mots employés hors de leur sens, ou d’anglicismes inappropriés, ou enfin d’un nouveau vocabulaire, qui évoque irrésistiblement la novlangue d’Orwell, fondé comme elle sur des critères de correction politique. Les mots utilisés couramment s’éloignent toujours plus de la réalité qu’ils nomment. L’école, qui a pour mission de transmettre la langue et la littérature aux adultes de demain, admet, hélas ! que ses élèves apprennent le français en écoutant Sky Rock ou Fun Radio, plutôt que dans les textes d’Anatole France ou de Colette. Mais il est vrai, nous dit-on, que dictées et récitations sont des exercices qui blessent la liberté des élèves. Montaigne, Rabelais, Corneille, Marivaux sont passés à la trappe des programmes parce que jugés incompréhensibles, et l’on considère que le néo-argot des banlieues et un vocabulaire technique anglo-américain simpliste sont les meilleurs outils de communication modernes[16].
 
On retrouve le vocabulaire moral (« corrompue ») associé à une forme de dramatisation liée notamment à la référence au passé (ce qui va au-delà chronologiquement de Colette semble condamné). Les tenants du purisme se servent donc du mot « crise » pour dramatiser leur défense réactionnaire d’un état de la langue française ancien, et cela n’a rien de contemporain, comme l’ont montré par ailleurs les travaux du linguiste Jean-Louis Chiss, en particulier « La crise du français comme idéologie linguistique » (2006). Dans cet ouvrage, l’auteur montre que l’idéologie linguistique de la crise, que l’on retrouve dans les débats sur l’enseignement de la langue française, est une idéologie refusant la diversité, le métissage… et restitue le débat qui a eu lieu au début du siècle dernier autour de Bally[17].
 
On en trouve un exemple avec La Crise du français de Lanson (1909) ou encore avec l’ouvrage d’Albert Dauzat, La défense de la langue française (1912), dont l’introduction évoque la langue française « exposée à des périls contre lesquels il faut se mettre en garde » (V). Tous ces ouvrages utilisent ainsi le mot « crise » et dénoncent la « crise du français » et la « crise de la culture française ». Il s’agit, selon eux, d’un phénomène social et linguistique plus profond : « une véritable crise de la langue », une « corruption du langage », « inquiétante ». Les ennemis désignés sont toujours les mêmes : « l’argot, le jargon sportif, le parler populaire, que des évolutions fiévreuses et précipitées – on pourra en juger – ont tellement éloignés de la langue classique, ont acquis une prépondérance si impérieuse qu’ils menacent de rejeter dans les oubliettes le français traditionnel ». Ainsi, « une révolution totale menace de submerger la langue », « il n’est que temps de serrer les freins et d’organiser la défense du français » (Dauzat, VII-VIII). Le syntagme « crise du français » désigne donc un épisode de débats importants il y a un siècle :
 
Ce sont les nouvelles conditions de vie et de langage, les sports avec leur argot anglicisé et elliptique, la pénétration du parler populaire dans les milieux aisés, jadis si puristes, qui, en bousculant rudement le vocabulaire et la syntaxe, ont provoqué une crise réelle de la langue (p. 14)
 
Selon J.-M. Klinkenberg (181), il y aurait quatre sources à ce discours continu depuis un siècle – au moins – sur ou de la crise : les mutations de l’écrit, « l’ère de Narcisse », l’insécurité linguistique liée au remodelage de la morphologie sociale et l’avènement de la francophonie ; le leitmotiv puriste est de défendre « le français traditionnel », « nos traditions littéraires ». Le mot crise appelle celui de « tradition ». Il permet aussi d’activer l’idée d’urgence et d’insécurité (les mots « périls », « inquiétant », « menace » sont récurrents). Cette crise du français, absolument fictionnelle, fantasmatique, a ainsi toujours servi à masquer des idéologies conservatrices. Elle a seulement été brandie, construite, dans le but de servir un point de vue puriste qui considérait l’évolution naturelle de la langue non comme une progression mais comme une dégradation. Une illustration possible de cette mythologie de la crise pourrait être celle qui concerne la fameuse crise orthographique brandie pendant un siècle en France et pourtant infirmée par les nombreuses études effectuées à la fin du XXe siècle(Klinkenberg).
 
La crise est donc aussi perçue comme linguistique. Or, comme le fait remarquer Alain Rey dans un article du même ouvrage, la notion de « langue » n’est pas compatible avec la celle de « crise » :
 
L’aspect durable, la lenteur évolutive, la profondeur inconsciente des structures, l’indépendance évidente par rapport aux institutions sociales volontairement élaborées (États, régimes juridiques) et même par rapport aux « infrastructures », tout ceci met les langues en tant que systèmes théoriques hors de portée des concepts servant à penser l’histoire immédiate, l’économie, la politique et la sociologie.
 
Le mot « crise » est donc relativement inadapté pour décrire l’évolution constante du système des langues, dans une temporalité très étendue. Comme le note Jean-Marie Klinkenberg (177), « toute langue, à ce compte, serait en constante crise, puisqu’elle évolue inexorablement ». Le mot « crise » se substitue à celui « d’évolution » et se donne alors comme un outil permettant de véhiculer une position alarmiste sur ce qui n’est que variation relativement lente d’un système linguistique. Car la langue reste un système ouvert, contenant toutes les virtualités possibles.
 
Les complaintes anxiogènes et les cris d’alarme traditionalistes sont encore massivement présents à la fin du XXe siècle ; en témoigne l’ouvrage collectif La Crise des langues, paru en 1985,qui fait état d’un nombre important de publications relatives à un supposé état de détérioration des langues maternelles de nombreux pays – y compris l’anglais aux États-Unis, ce qui montre bien que la prétendue crise de l’anglo-américain est utilisée pour servir des enjeux de moralisation dans une idéologie du déclin, où bon usage linguistique et valeurs morales se rejoignent. Parangon de cette posture, Laurent Dandrieu se fait le chantre de la décadence généralisée. Des propos parus en 2001, dans un entretien portant sur « le grand marasme de la littérature contemporaine » en témoignent : Laurent Dandrieu y évoque la destruction de la raison ayant abouti à une destruction du langage, elle-même menant à une destruction de la culture et de la civilisation. Avant de conclure : « Il s’agit donc d’une crise globale, une crise de la société y compris de la société politique, une crise spirituelle, une crise de l’homme ». L’extension maximale du mot « crise » ne peut apparaître plus nettement qu’ à travers le syntagme « crise de l’homme » (sic).
 
 
Conclusion
Le discours sur la crise traverse donc les champs discursifs et disciplinaires. La « crise » est un mot qui circule. Mais loin d’être une notion descriptive ou épistémologique, la « crise » n’est qu’un mot, utilisé à des fins idéologiques pour soutenir des démarches régressives (économiques, linguistiques ou littéraires).
 
Les textes littéraires évoqués se font le reflet de cette idéologie de la crise (du français, de la littérature, de l’économie), en particulier par le pastiche, la « dérision » (Lordon) autour des genres littéraires codifiés. Ces œuvres sont des « fictions critiques » (Viart, 2006), critiques vis-à-vis du discours économique, de sa financiarisation et de son emprise sur la vie privée, mais aussi critiques à l’égard de la fiction même : il mettent la « fiction en procès » dans la mesure où ils en changent la nature, où ils en interrogent la légitimité et le processus en même temps qu’ils démasquent les « fictions » à l’œuvre dans le corps social (Viart, 303). Ces fictions critiques introduisent – face au discours évidentiel et conservateur de la crise – du questionnement, de l’inquiétude. Ainsi, contre l’idéologie de la crise, de l’immobilisme par la peur, de la régression (linguistique, littéraire, économique), ces auteurs laissent place à l’hétérogène ; et la littérature de pouvoir encore « communiquer dans le risque » :
 
[…] toute grande prose est aussi une recréation de l’instrument signifiant, désormais manié selon une syntaxe neuve. Le prosaïque se borne à toucher par des signes convenus des significations déjà installées dans la culture. La grande prose est l’art de capter un sens qui n’avait jamais été objectivé jusque-là et de le rendre accessible à tous ceux qui parlent la même langue. Un écrivain se survit quand il n’est plus capable de fonder ainsi une universalité nouvelle et de communiquer dans le risque[18].
 
Dans ce cas-là, si « crise » il y a, elle devient « exquise » : « La littérature ici subit une exquise crise, fondamentale »[19].
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XII
 
Bibliographie
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Dominique Viart, « Fictions en procès », dans B. Blanckeman, A. Mura-Brunel et M. Dambre (dir.), Le Roman français au tournant du XXIe siècle, Presse de la Sorbonne nouvelle, 2006.


[1]On désigne par « circulation des discours », dans le champ de l’analyse des discours, une multiplication de rapports, de transmissions d’un énonciateur à un autre (individuel ou collectif, identifié ou non). Voir notamment L. Rosier, « La circulation des discours à la lumière de ‘l’effacement énonciatif’ : l’exemple du discours puriste sur la langue », Langages n° 156, 2004, p. 65.
 
[2]Jean-Charles Massera, We are l’Europe, Verticales, 2009, p. 91
 
[3]Quelques exemples d’ouvrages qui ont récemment contribué au débat : D. Parrochia, La Forme des crises. Logique et épistémologie, Champ Vallon, coll. « milieux », 2008 ; Laurent Davezies, La Crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, Seuil / La Républiques des idées, 2012 ; Myriam Revault d’Allonnes La Crise sans fin, Essai sur l’expérience moderne du temps, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2012 ;
 
[4]Depuis 2000, a d’ailleurs été créée une base de données sur les crises internationales à l’Université du Maryland (International crisis behavior project) qui s’intéresse notamment au processus de subjectivation liée à la notion de crise.
 
[5]Paul Hazard, La Crise de conscience européenne, 1935.
 
[6]Rousseau J.-J., Émile, Livre III, Classiques Garnier, 1976, p. 224.
 
[7]Rappelons la caractérisation proposée par Huygues (1991) de cette « langue de coton » ou LDC : « La LDC a le triple mérite de penser pour vous, de paralyser toute contradiction et de garantir un pouvoir insoupçonné sur le lecteur ou l’auditeur (p. 12-13).
 
[8]Edgar Morin, « Pour une crisologie », Communications, n° 25, 1976, p. 163.
 
[9]Ce soir ou jamais, FRANCE 3, animée par Frédéric Taddéi, émission du mardi 13 novembre 2012. Thème : « Crise : faut-il dramatiser à tout prix ? »
 
[11]Voir à ce propos le travail similaire opéré par Stéphane Bikialo sur « La formule ‘culture d’entreprise’ : une fiction de l’entreprise », dans Dire le travail. Fiction et témoignage depuis 1980 (dir. S. Bikialo et J.-P. Engelibert), La Licorne n° 103, PUR, 2012.
 
[12]On rappellera en effet que pour Barthes, « le mythe est une parole choisie par l’histoire : il ne saurait surgir de la ‘nature’ des choses », mais que le « principe même du mythe » est de « fonder une intention historique en nature, une contingence en éternité », ce qui la présente (artificiellement) comme une « parole dépolitisée » (p. 853).
 
[13]On pense aux discours sur la moralisation du capitalisme, sur le retour de la morale à l’école pour répondre à la crise de l’éducation, la crise de l’autorité et la crise des valeurs.
 
[14]On pourrait aussi évoquer la « crise de la lecture » fréquemment brandie, et démentie par les analyses des sociologues de la lecture comme F.de Singly, Les Jeunes et la lecture, Ministère de l’Education nationale et de la Culture, DEP, DLL, 1993 ; ou C. Baudelot, C. Detrez et M. Cartier, Et pourtant ils lisent…,Seuil, 1999.
 
[15]L’expression est d’A. Thérive, qui avait publié, en 1923, un ouvrage intitulé Le Français langue morte.
 
[16]Hélène Carrère d’Encausse, « la langue française, langue de la modernité », 30 novembre 2006, en ligne sur le site de l’Académie française : http://www.academie-francaise.fr/la-langue-francaise-langue-de-la-modernite-seance-publique-annuelle.
 
[17]Dans J.-L. Chiss (éd.), Charles Bally (1865-1947). Historicité des débats linguistiques et didactiques. Stylistique, énonciation, crise du français, Peeters, 2006, p. 233-246.
 
[18]M. Merleau-Ponty, lettre de 1952 citée en préface à La Prose du monde (1969), p. IV.
 
[19]S. Mallarmé « Crise de vers » [1890], Gallimard, coll. « Poésie », p. 247.
 
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