15 – « And what does the word ‘city’ mean? » Le langage et la cité comme ruine dans la fiction apocalyptique contemporaine (Angela Carter, Cormac McCarthy, Octavia Butler)

Résumé

Dans le roman (post)apocalyptique, l’évènement catastrophique marque l’instant où le lien entre le mot et son référent est brouillé par la destruction de l’environnement et des repères spatio-temporels du personnage. La hiérarchie entre phonè et logos établie par Aristote, distinguant l’animal ou le barbare du zoon politicon, semble désarticulée, et avec elle la possibilité d’« habiter la polis » dont seules subsistent des ruines. La fragmentation du discours dans les romans apocalyptiques d’Angela Carter (Heroes and Villains), la nouvelle « Speech Sounds » d’Octavia Butler ou encore le roman The Road de Cormac McCarthy, peut être considérée à la fois comme effet et comme moyen de cette apocalypse. La ruine de la société humaine est liée à sa perte progressive de maîtrise sur son environnement, un phénomène qui s’inscrit dans la représentation de la cité et de l’identité des personnages comme ruine et comme fragments. L’humanité apparaît comme naufragée sur sa propre terre où le témoignage de la fin reste circonscrit à une mémoire traumatique entre effacement et reconstruction. Le roman apocalyptique comble le vide de l’après tout en démontrant l’indicibilité de la catastrophe, et l’incapacité de l’humanité à véritablement habiter son monde. Cette impasse représentationnelle se conçoit dans le paradoxe du langage qui porte en lui-même une lacune essentielle. Comment le langage d’« après la fin » se construit-il ? Pastiche, écho ou latence, il est miroir des ruines du monde moderne et symptôme de cette fin. Au discours millénariste s’opposent le chaos et l’ennui, la « vie nue », et le pouvoir de déconstruction ou de reconstruction du langage.

Abstract

In the (post)apocalyptic novel, the catastrophic event marks the moment when the destruction of the character’s environment and spatiotemporal patterns severs the connection between the word and its referent. The Aristotelian hierarchy between phone and logos, which distinguishes the animal or barbarian from the zoon politicon, seems disarticulated while the possibility of « inhabiting the polis » – of which only ruins remain – is remote. The fragmentation of discourse in Angela Carter’s apocalyptic novels (Heroes and Villains), Octavia Butler’s short story « Speech Sounds » or Cormac McCarthy’s novel The Road can be seen as both the effect and the means of this apocalypse. The ruin of human society is linked to the gradual loss of control over its environment – a phenomenon reflected in the representation of the city and of the characters’ identities as ruins and fragments. Humanity is abandoned, if not marooned on Earth. There, the testimony of the end remains circumscribed to a traumatic memory, caught between erasure and reconstruction. The apocalyptic novel fills the void of the aftermath while demonstrating the unspeakability of catastrophe and humanity’s inability to truly inhabit its world. This representational stalemate must be thought in relation to the paradox of language carrying within itself an essential lacuna. How is the language « after the end » constructed? As a pastiche, an echo or a latent object, apocalyptic language mirrors the ruins of the modern world and is a symptom of this end. Chaos and boredom, « bare life » and the deconstructive and reconstructive power of language stand in opposition to millenarian discourse.


Les premiers passages du roman post-apocalyptique d’Angela Carter Heroes and Villains (1969) s’ouvrent sur un échange entre Marianne, l’héroïne, et son père. Professeur d’histoire et donc gardien du souvenir du « monde d’avant », celui-ci lui demande : « And what does the word ‘city’ mean ? ». La jeune fille, née après la catastrophe — dont les circonstances restent vagues à dessein — hasarde une réponse : « ruins » (Heroes, 9). Dans un futur proche, Marianne, qui grandit dans une enclave de civilisation où les survivants d’une catastrophe mondiale sont regroupés en plusieurs castes (professeurs, ouvriers et soldats), ne connaît de la vraie ville que ses reliques. Ce simple échange introduit donc le thème majeur de l’anachronisme comme pivot du langage dans le roman post-apocalyptique contemporain. Le trauma de l’apocalypse brise le lien symbolique, sémantique, culturel, voire ontologique entre l’avant, c’est-à-dire le monde du père, et l’après, celui de la post-apocalypse, le seul que Marianne n’ait jamais connu. Ce court dialogue plonge le lecteur dans un topos structurel de la fiction apocalyptique contemporaine : la représentation du monde comme et par fragments, et le langage qui s’inscrit comme ruine. Cette temporalité particulière contredit le besoin fondamental de « concordance » qui, selon Frank Kermode dans The Sense of an Ending (1968), pousse l’Homme à concevoir sa vie et son époque sur Terre comme celle d’un milieu entre ce qui est obsolète et ce qui est voué à la décadence. L’idée d’une fin imminente ne serait donc pas neuve :

Apocalypse depends on a concord of imaginatively recorded past and imaginatively predicted future, achieved on behalf of us, who remain ‘in the middest.’ Its predictions, though figurative, can be taken literally, and as the future moves in on us we may expect it to conform with the figures. (Kermode, 8)

Dans le roman postapocalyptique, cette chronologie est abolie par l’inscription d’une humanité après sa propre fin. D’autre part, la cité apparaît comme un espace à la fois symbolique et physique qui consacre la rupture civilisationnelle que constitue l’événement apocalyptique. Emblématique de l’histoire de la ville, sa ruine n’est pas simplement un résidu mais incarne un discours mémoriel essentiel au roman de la fin du monde. Dans « Reste et résistance linguistique : le langage métaphorico-fantastique dans Riddley Walker de Russel Hoban », Sandrine Sorlin examine la plasticité du langage postapocalyptique à l’œuvre dans le roman de Russel Hoban, Riddley Walker (1980).

En écrivant son roman dans l’anglais des survivants, Hoban en fait une exception parmi les œuvres traitant de l’apocalypse. Le roman n’aurait pas pu s’écrire dans l’idiome standard car ce sont dans les déformations mêmes du langage que peut se concevoir l’idée d’une humanité anéantie et renaissante. Le langage, construit sur un processus semblable à celui de la métaphore, fait vaciller l’être des choses, déstabilisant le lecteur alors privé de ses repères habituels. (Sorlin, 32)

Ce que Sorlin nomme le « langage métaphorico-fantastique » prouve l’adaptabilité et la résilience du parler postapocalyptique, qui est indissociable d’une rupture temporelle et ontologique associée à la catastrophe. Là où l’analyse qu’en tire Sorlin accentue la créativité et la résilience de ce nouveau langage, les romans soumis à notre étude gardent les stigmates de l’évènement traumatique de la fin. En effet, l’association spontanée entre les deux mots (ruine et cité) signale l’idée de discontinuité mémorielle générée par le trauma de l’explosion nucléaire (le mot blast est le seul utilisé dans le roman pour expliciter la fin du monde), puisque l’urbanité n’est envisagée que par son état « final » de délabrement, un écho de sa propre forme.

Bien sûr, l’image de la ville délabrée n’est propre ni à la fiction contemporaine ni au seul genre de la spéculation ou de la science-fiction. Durant le long XIXème siècle — de son début jusqu’aux années 1830 en particulier, qui voient les révolutions en Italie et en Grèce raviver l’intérêt du reste de l’Europe pour les racines gréco-romaines de leur civilisation — la fascination pour les ruines antiques atteint son sommet. Accompagnant ce siècle de crises politiques où les régimes se succèdent, les méditations autour des ruines sont notamment mises en vogue par Volney en 1791. Son œuvre Les ruines, ou Méditation sur les révolutions des empires associe leur contemplation à l’expression littéraire du regret d’un passé glorieux : ces ruines sont celles d’une civilisation qui se prétendait éternelle, celles d’un empire déchu, ou bien l’incarnation de la déchéance morale du monde contemporain. Cette nostalgie qui imprègne l’inscription des ruines en littérature s’illustre aussi chez Turner[1] qui, comme Wordsworth[2] dans Lyrical Ballads, se recueille devant la beauté hantée de Tintern Abbey, devenue l’un des lieux de prédilection des touristes et romantiques britanniques, ou chez le peintre Thomas Cole[3] qui met en scène la ruine progressive de l’Empire romain dans une série de cinq tableaux, d’un passé pastoral imaginaire à sa décadence. Au-delà d’une réflexion politique et moraliste mettant en exergue l’hubris et la déchéance des civilisations humaines, « l’attrait secret » (Chateaubriand, 360) que tous les hommes partagent pour les ruines doit être justifié par un plaisir scopique pour le moins ambivalent. Si l’idée et l’image de la ville délabrée insufflent un nombre copieux de vers et de peintures aux romantiques, sa représentation contemporaine frappe par son expression tourmentée qui implique un évènement traumatique caractérisé par son indicibilité.

Dans le roman Heroes and Villains d’Angela Carter (1969), la nouvelle « Speech Sounds » d’Octavia Butler (1983) et le plus récent The Road de Cormac McCarthy (2006), le morcellement, voire la perte du discours par les personnages, peuvent être considérés comme effet et comme moyen de cette apocalypse. Cette écriture fragmentaire de la ruine se traduit souvent simplement par le nom choisi par les auteur.e.s pour désigner l’évènement-catastrophe : « the crisis » (The Road), « the blast » (Heroes and Villains), « the illness » (« Speech Sounds »), autant de symptômes d’une écriture qui reflètent délibérément la crise langagière du roman contemporain. Dans la fiction postapocalyptique contemporaine, la représentation de la catastrophe semble donc reposer sur deux éléments majeurs : l’érosion d’un ordre symbolique cohérent, mais également à un niveau métatextuel, l’obsolescence progressive du logos tel que le définit Aristote dans Politique (I, [1253a]) :

Seul entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole ; d’autres ont, comme lui, le développement de la voix pour manifester la douleur et le plaisir. La nature, en leur donnant des sensations agréables ou pénibles, les a pourvus d’un organe propre à les communiquer aux individus de leur espèce ; elle a borné là leur langage ; mais elle a doué l’homme de la parole pour exprimer le bien et le mal moral, et par conséquent le juste et l’injuste. (…) C’est la communication de ces sentiments moraux qui constitue la famille et l’État.

Ensemble, ces deux effets produits par le roman postapocalyptique participent à une représentation de la fin qui frappe parfois davantage le lecteur qu’une description d’un cratère laissé par une bombe nucléaire. En effet, c’est cette hiérarchie entre phonè et logos établie par Aristote qui, distinguant l’animal ou le barbare du zoon politicon, apparaît désarticulée dans le monde fracturé par la catastrophe. De cette fragmentation naît l’impossibilité d’habiter la polis, dont seule sa ruine subsiste dans le paysage désolé de la postapocalypse. Il faudra se souvenir à cet égard de la définition que fait Giorgo Agamben de la « vie nue » par rapport à l’homme qui vit dans le logos : « La politique se présente alors comme la structure proprement fondamentale de la métaphysique occidentale, en tant qu’elle occupe le seuil où s’accomplit l’articulation entre le vivant et le logos » (Agamben, Le Pouvoir souverain, 16). En l’absence de la cité politique, comment le langage d’« après la fin » se construit-il ? Pastiche, écho ou latence, il est miroir des ruines du monde moderne et symptôme de cette fin. Ritualisé, parodié, il devient un totem contre la régression vers l’animalité. Ce sommeil de la raison[4] ouvre simultanément un espace transgressif et (re)créatif. Au discours millénariste et à la rhétorique de l’élection inscrite dans le texte de saint Jean s’opposent, le chaos et l’ennui, la « vie nue », et le pouvoir de déconstruction ou de reconstruction du langage comme force ordonnatrice. Cette dislocation traumatique du langage s’imprime dans la représentation de la cité et de l’identité des personnages comme ruine et comme fragments, subsistances d’un monde qui a semblé cohérent. Ce trait du roman apocalyptique contemporain désavoue la téléologie de l’Apocalypse de saint Jean : cette fin comme révélation[5] et comme Verbe ne s’accomplit pas pour les personnages, condamnés à (sur)vivre. Cette perte de langage s’inscrit d’autant plus dans le chronotope de la fin qu’il apparaît comme le verso de la naissance de l’humanité et de sa qualité de sujet. Dans Le Langage et la mort : un séminaire sur le lieu de la négativité, Agamben cite un extrait d’une des leçons d’Hegel qui évoque un passage de la Genèse, où le premier homme, gardien de la Création, nomme le vivant sous la tutelle de Dieu :

Le premier acte par lequel Adam a constitué sa maîtrise sur les animaux fut de leur donner un nom, c’est-à-dire qu’il les a anéantis comme étants et en fait des êtres-idéels pour-soi. Le signe était, dans la Puissance précédente, c’est-à-dire dans l’imagination empirique, en tant que signe, un nom qui pour soi est encore quelque chose d’autre qu’un nom ; il était même une chose. Et le signifié avait son signe à l’extérieur de lui : il n’était pas posé comme un être-supprimé. De même, le signe n’avait pas sa signification en lui-même mais uniquement dans le sujet. (Hegel 1932, 211-212 in Agamben 1991, 85)

Pour Hegel, la relation entre le nom et son objet est fragile, et le nom tout à la fois inscrit la mémoire de l’objet et nie sa nature. L’instant où existe le nom tient seulement au sujet. Dans le roman postapocalyptique, l’articulation du signe et de l’objet apparaît compromise, voire inversée. L’humanité apparaît comme naufragée sur sa propre terre qu’elle est incapable de nommer, et où le témoignage de la fin reste circonscrit à une mémoire traumatique entre effacement et reconstruction. Dans Literatures in the Ashes of History, Cathy Caruth qui théorise le trauma en littérature affirme : « […] traumatic memory thus totters between remembrance and erasure, producing a history that is, in its very events, a kind of inscription of the past. » (Caruth, 77-8) Chez Carter, Butler and McCarthy, la présence du texte comble le vide de l’après tout en démontrant l’indicibilité de la catastrophe, et l’incapacité de l’humanité à véritablement habiter son monde.

Chez Carter, le langage s’inscrit comme trace et écho dans le roman, et semble parfois n’être qu’une pâle copie, voire une parodie de celui d’avant la Chute. Cette perte sémantique que l’on retrouve dans Heroes and Villains souligne la scission du monde post-apocalyptique dans lequel évoluent deux catégories de la population : les Barbares et les Professeurs. Celle-ci semble s’être produite après une explosion nucléaire qui n’est jamais évoquée qu’en biais, par les symptômes latents des survivants. On note également une dernière, ou plutôt une sous-catégorie de la population : les « Gens du dehors » (Out People dans le texte), un groupe d’humains qui, ayant possiblement subi les effets nocifs de l’explosion nucléaire, ont évolué vers une forme de (sur)vie mutante. Se regroupant sporadiquement pour attaquer et piller les formes de civilisation plus évoluées, les « Gens du dehors » ne sont évoqués qu’en dernier dans l’horizon social que nous offre l’héroïne du roman. Passant des confins du village des Professeurs aux tribus nomades des Barbares, la description de ce dernier groupe apparaît dans l’économie du roman comme la fin d’une évolution inversée de l’espèce humaine dans le chronotope déréglé de la post-apocalypse. Les dernières formes de vies humaines apparaissent ainsi comme un hybride qui rappelle les premières, autrement dit, nos ancêtres préhistoriques dans le posthistorique. Ainsi, lorsque Marianne affirme son désir de fuguer, une Barbare la met en garde contre ces derniers : « The wild beasts won’t jump you but, on the other hand, the ruins are full of such horrors as lepers, madmen, hermits, men with heads of apes or single eyes in the middle of their foreheads, to say nothing of roving bands of Out People. » (105) Sans société, sans même le noyau primordial de la famille, ces personnages apparaissent dans le roman comme un rappel satirique de l’état de nature tel qu’il est théorisé par Rousseau[6] dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). Après une attaque d’un groupe de « Out People », la déchéance de l’espèce humaine s’observe au travers des cadavres laissés par les assaillants :

Amongst the Out People, the human form acquired fantastic shapes. One man had furled ears as pale, delicate and extensive as Arum lilies. Another was scaled all over, with webbed hands and feet. Few had the conventional complement of limbs or features and most bore marks of nameless diseases. (121)

La monstruosité des « Out People » plonge les personnages dans un processus d’abjection total, allant jusqu’à les comparer à une « cruelle parodie du vivant » (124). Déshumanisés, isolés du reste du monde, les « Out People » sont les seuls à demeurer dans la cité en ruines. Dans un nouvel effort de renversement ontologique, Carter fait apparaître ce qui était considéré comme le berceau de la civilisation, du langage et de la praxis politique comme une marge dans la marge, une sorte de léproserie où la maladie est celle de l’animalité :

His [Jewel] distaste for the ruins did not spring from superstition since parties of armed horsemen often made forays into their depths, seeking what they could find; but the Out People had taken to the cities, living there in holes in the ground. (121)

Bien que les « Out People » soient considérés comme des pestiférés aux yeux des Professeurs comme des Barbares, la perte sémantique au cœur du paysage symbolique de la post-apocalypse que nous offre Carter s’étend également à ces catégories de personnages. La société clanique et nomade des Barbares est illettrée, et ne conserve que les livres et les rites d’une civilisation moderne comme autant d’objets fétiches et totems, vidés de leur sens profond. La tribu où Marianne finit par évoluer est menée par Donally, sorte de savant fou, transfuge des Professeurs, qui cherche à faire renaître une civilisation et une religion à partir de fragments des écritures. Marianne, qui du point de vue des Barbares fait partie de l’ancien monde, manifeste doublement cet entre-deux entre civilisation en déclin et « barbarie » avec laquelle elle entretient une passion ambiguë.

Cette ambivalence se manifeste également de façon duelle dans The Road de Cormac McCarthy où un père et son fils tentent de survivre dans un monde éteint, cendreux et brûlé. Dans ce monde violent, cannibale et sauvage, le père (simplement nommé the man, « l’Homme » dans le roman) tente de réédifier une morale dans un monde sans dieu, mais aussi de transmettre certains souvenirs au fils qui est né après la catastrophe. L’éthique transgénérationnelle au cœur du texte ne parvient pas à dissimuler que les deux personnages semblent vivre dans deux mondes catégoriquement différents. Le père est constamment partagé entre ses souvenirs de l’ancien monde « en couleur » et le présent, tandis que le fils, héritier de cette mémoire, continue malgré tout de grandir dans un monde où le lien entre le référent et le signe est brisé. Cet état de fait se manifeste notamment dans l’abandon progressif des efforts du père pour apprendre l’alphabet à son fils. Dans ce monde physiquement et sémantiquement desséché, le dialogue des personnages se mêle textuellement aux descriptions du paysage en ruines : les marques du discours disparaissent littéralement du texte.

When the tub was almost full the boy got undressed and stepped shivering into the water and sat. Scrawny and filthy and naked. Holding his shoulders. The only light was from the ring of blue teeth in the burner of the stove. What do you think? The man said.
      Warm at last.
      Warm at last?
      Yes.
      Where did you get that ?
      I don’t know.
      Okay. Warm at last. (124)

Dans ce passage, le fragment d’idiome « warm at last » que le garçon semble avoir retenu sans raison manifeste apparaît comme la relique d’un dialogue prélapsarien, une incohérence anachronique dans le monde inerte de la postapocalypse.

La nouvelle « Speech Sounds » d’Octavia Butler place les circonstances de l’effondrement du monde au cœur de cette perte du langage en tant que logos, et non phonè. La marque de la catastrophe prend alors le nom d’« illness » ou de « silence ». Touché par cette incapacité de communiquer qui semble se répandre comme une épidémie, le monde dépeint par Butler plonge dans une violence animale qui anéantit les institutions.

The illness, if it was an illness, had cut even the living off from one another. As it swept over the country, people hardly had time to lay blame on the Soviets (though they were falling silent along with the rest of the world), on a new virus, a new pollutant, radiation, divine retribution… (…) Language was always lost or severly impaired. It was never regained. (249)

Dans son essai Illness as Metaphor (1978), Susan Sontag analyse la rhétorique tenace qui associe historiquement la maladie infectieuse à une pollution morale, sociale voire politique : « Illnesses have always been used as metaphors to enliven charges that a society was corrupt or unjust. » (55) Ici, Butler figure un monde où cette pollution morale n’est pas la cause mais la conséquence de la maladie. Pour aller plus loin, on peut même affirmer que la pollution engendrée par cette maladie ne tient pas de la morale mais de l’amoralité : suivant la logique aristotélicienne, la voix humaine reléguée à la simple expression de la douleur ou du plaisir implique l’impossibilité de faire cité. Toujours dans Le Langage et la mort, Agamben explore la morbidité inhérente de l’expression par la voix :

Le langage signifiant est vraiment ‘la vie de l’esprit’ qui ‘porte’ la mort et ‘se maintient’ en elle ; et, dès lors – autrement dit, en tant qu’il demeure (verweilt) dans la négativité —, il acquiert le ‘pouvoir magique’, qui ‘converti le négatif en être’. Mais ce pouvoir lui revient, il demeure vraiment en contact avec la Mort, uniquement parce qu’il est articulation de cette ‘trace’ qu’est la voix animale ; uniquement, autrement dit, parce que l’animal avait déjà, à travers la voix même, dans la mort violente, exprimé soi comme supprimé. Le langage, en s’inscrivant dans le lieu de la voix, est doublement voix et mémoire de la mort : mort qui rappelle et conserve la mort, articulation et grammaire de la trace de la mort. (Agamben, 89)

Chez Butler, la désincarnation du langage dans le simple son de la voix affirme bien l’absence du sujet comme conscience propre. Réduit à la « vie nue », l’« état d’exception » qu’Agamben analyse dans Homo sacer. III, Ce qui reste d’Auschwitz : l’archive et le témoin, le sujet muet renonce donc à sa capacité de témoin : « Autrement dit, que l’impossibilité de témoigner, la ‘lacune’ constitutive de la langue humaine, s’effondre sur soi pour céder la place à une autre impossibilité de témoigner – celle de ce qui n’a pas de langue. » (Agamben, Ce qui reste, 48)

L’idée d’une postérité de quelque nature qu’elle soit est donc abandonnée. Ainsi, même si la nouvelle de Butler ne correspond pas à l’archétype de la fiction post-apocalyptique, en tant que la fin de l’espèce humaine n’est jamais matérialisée concrètement par un évènement catastrophique, l’histoire de l’homme ne peut possiblement continuer sans cette incarnation de la conscience dans le temps. Ce n’est que dans les dernières pages de la nouvelle que cet état d’exception prend fin lorsque le personnage principal, Valerie Rye, réalise que tout n’est pas perdu alors qu’elle découvre des enfants chez qui le langage persiste : « And the children …they must have been born after the silence. Had the disease run its course, then? Or were these children simply immune? Certainly, they had had time to fall sick and silent. Rye’s mind leaped ahead.» (292) Le son de la voix humaine résonne à nouveau, articulant un discours cohérent. La postérité du logos (et de l’humanité) assurée, le personnage principal redécouvre sa propre capacité à s’incarner en tant que sujet politique et social, et à articuler sa propre voix. 

Le concept de postérité traverse la fiction apocalyptique, traduisant bien ce refus du vide, de la fin définitive du texte. Dans Heroes and Villains, ce refus du vide se traduit notamment par le travestissement de l’héroïne en nouvelle Eve, l’incarnation d’une seconde genèse et l’espoir futile d’un renouveau. Contre son gré, Marianne est mariée à Jewel, le jeune leader du clan, façonné par le gourou Donally en une sorte de bon sauvage. Cette renaissance forcée consacrée par l’union de l’ancien et du nouveau monde (celui des Professeurs et celui des Barbares, qui apparaissent comme étant au stade infantile d’une société régulée) n’est bien sûr pas tenable, et est seulement orchestrée par Donally qui déclare à Marianne : « […] embrace your destiny with style. Pretend you’re Eve at the end of the world. » (136) À la fin du roman, alors que le projet de Donally échoue inévitablement, Marianne s’enfuit avec Jewel, auquel elle s’est attachée malgré elle. Dans cette double fin, celle du texte et celle du projet de société, les deux jeunes gens tombent par hasard sur les ruines à demi-englouties d’une ancienne cité[7]. Une tension se forme dans le texte entre la richesse taxonomique employée par le narrateur pour décrire le paysage qui s’offre aux lecteur·ices et l’effet défamiliarisant produit sur l’héroïne :

The fans, fronds, ribbons, wreaths, garlands and lashes of weed had once been divided into their separate families, wracks, tangles, pulses, etc. Purse sponge, slime sponge, breadcrumb sponge; tube sea squirt, gooseberry sea squirt, star sea squirt. (149)

Cette accumulation paratactique qui pourrait presque être tirée d’un dictionnaire de botanique rend bien l’impression d’un effort d’archivage de la Création, qui échappe cependant aux survivants de l’apocalypse : « Before them and around them were all the wonders of the seashore, to which Marianne could scarcely put a single name, though everything had once been scrupulously named. » (149) L’impuissance de Marianne face à ce paysage est ensuite traduite en termes métaphysiques et la puissance symbolique de ce moment où la Création échappe à l’Homme s’expose dans le texte :

Losing their names, these things underwent a process of uncreation and reverted to chaos, existing only to themselves in an unstructured world where they were not formally acknowledged, becoming an ever-widening margin of undifferentiated and nameless matter surrounding the outposts of man, who no longer made himself familiar with these things or rendered them authentic in his experience by the gift of naming. (149)

Ici, l’anonymisation des espèces marines est assimilée à une perte totale de leur mémoire ou de leur existence propre. L’inversion de la création invoquée ici résonne bien avec la structure symbolique et narrative de la fiction apocalyptique. En effet, l’acte de nommer inscrit dans la Genèse le pouvoir de gardien et de maître de l’Homme sur la Création :

Avec de la terre, le Seigneur Dieu modela toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena vers l’homme pour voir quels noms il leur donnerait. C’était des êtres vivants, et l’homme donna un nom à chacun. (Genèse, 2 :19) 

Dans le roman apocalyptique, la domination de l’Homme sur son environnement est vigoureusement contestée, et la supériorité ontologique de l’espèce niée, puisque les personnages sont soumis à la même menace d’indicibilité que le reste du vivant. Cette régression du logos vers le phonè se lie avec la déstructuration du chronotope apocalyptique contemporain, celui d’une histoire inversée, non linéaire. À partir de là, la (re)génération de la polis est de l’ordre de l’utopie au sein de la dystopie. D’autre part, la métamorphose de la ville non pas seulement en ruines, mais en milieu inhospitalier pour l’humanité se place largement dans la tradition du texte apocalyptique. En effet, l’un des passages les plus explicites du texte de Jean est probablement le châtiment de la femme de Babylone, qui ne fait qu’un avec la ville en ce qu’elle représente un locus de luxure et de cupidité :

[…] et ils s’écriaient, en voyant la fumée de son embrasement : quelle ville était semblable à la grande ville ? Ils jetaient de la poussière sur leur tête, ils pleuraient et ils étaient dans le deuil, ils criaient et disaient : Malheur ! malheur ! La grande ville, où se sont enrichis par son opulence tous ceux qui ont des navires sur la mer, en une seule heure elle a été détruite ! (Ap, 18 : 18-19).

La détresse des marchands de la ville face au sort réservé à Babylone reflète davantage la posture adoptée par l’apocalypse postmoderne que celle d’une révélation (apokálypsis en grec) classique. La notion même d’apocalypse subit donc un renversement complet, alors que la fin du monde pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Dans les trois textes, ce n’est pas seulement Babylone qui est détruite, c’est Babel et sa tour. Cette anti-révélation, qui traduit donc l’impossibilité du témoignage en termes agambiens, est trahie dans The Road au moment où le père réalise que sa capacité à articuler un discours régresse. Lorsque celui-ci observe un incendie géant qui se propage sur la surface du globe, il se force à inscrire cette vision dans ses souvenirs : « The color of it moved something in him long forgotten. Make a list. Recite a litany. Remember » (31). Dans le paysage infernal et sans contours du roman, les mots ne se rattachent plus à une réalité propre. Dans son article « Surviving Fictions : Gender and Difference in Postmodern and Postnuclear Narratives », Mária Minich Brewer propose l’idée que l’accident, la catastrophe ou même l’apocalypse produisent une crise de l’identité du personnage, en induisant une rupture dans leur conscience continue : « In Montaigne’s Essais, Rousseau’s Rêveries, Proust’s À La recherche du temps perdu, and Daniel Defoe’s Robinson Crusoe, the hiatus of the accident procures a break and discontinuity in the narrative, a foundation on which to re-establish identity, time, memory, and continuity. » (39)

Vidés de leur sens, les mots sans référents sont réduits à un écho, reliques d’un langage en voie de désintégration qui, amputé, n’a plus la stabilité d’un système sémiotique où le sens est garanti. On distingue ici le lien avec l’idée d’indicibilité de l’horreur. Là encore, les écrits d’Agamben sur les témoignages de la Shoah s’adaptent remarquablement au chronotope apocalyptique : « D’une part, en effet, ce qui s’est passé dans les camps apparaît aux rescapés comme la seule chose vraie, comme telle absolument inoubliable ; de l’autre, la vérité, pour cette raison même, est inimaginable, c’est-à-dire irréductible aux éléments réels qui la constituent. » (Agamben, Ce qui reste, 11)

En effet, l’indicibilité de la catastrophe se manifeste de manière à la fois unique et commune dans les trois textes. Dans The Road, celle-ci constitue le point aveugle du roman. Jamais évoquée en soi, les lecteur.ices peuvent seulement deviner un passage aux ténèbres littéral et symbolique, qui ne s’observe qu’à travers l’après, jamais le pendant. De même, les stigmates portés par la ville — qui devient donc par un procédé paradoxal synonyme de son propre destin à venir — figurent dans le roman comme le seul témoignage de la fin. Seul, le mot « blast » (14) dans Heroes and Villains subsiste comme un écho imprécis de la catastrophe. Dans « Speech Sounds », cette fin du langage et l’homme comme animal politique est amenée par une contagion sournoise qui interdit à l’humanité le secours du logos. Dans Heroes and Villains, seule Marianne incarne, dans sa radicalité, le refus du déni de la catastrophe. Renonçant à l’illusion d’un temps linéaire conservé soigneusement et artificiellement par les Professeurs, les perspectives qui s’offrent à l’héroïne sont teintées du nihilisme de Jewel, qui mène les barbares dans une errance à laquelle il apparaît indifférent, comme lorsqu’il déclare : « I am perfectly indifferent as regards the future. » (143) De fait, envisager un « futur » après la fin semble relever de l’absurde. La postapocalypse dévoile donc la profondeur de son impasse, au fur et à mesure que Marianne renonce à ses illusions en entrant chez les barbares et en devenant la meneuse du clan.

Ainsi, dans chaque texte, le langage apparaît comme enjeu et représentation de cet échec du témoignage, mais inspire indubitablement une nouvelle créativité dans l’horizon dégagé de la fin du monde. La postérité est à réimaginer, ancrée dans le pouvoir performatif et infini du langage. Dans son ouvrage sur le posthumain, Rosi Braidotti reconnaît le terreau paradoxalement fertile d’une écriture après la fin du soi et la fin du monde :

Writing as if already gone, or thinking beyond the bounded self, is the ultimate gesture of defamiliarization. This process actualizes virtual possibilities in the present, in a time sequence that is somewhere between the ‘no longer’ and the ‘not yet’, mixing past, present and future into the critical mass of an event.  (Braidotti, 137)

Dans la posthistoire de la postapocalypse, l’écriture de la fin pose un défi représentationnel et sémiotique qui ne finit plus de trouver des résonances dans les auteur.es d’aujourd’hui.


Ouvrages cités

Agamben G., Homo Sacer I : Le Pouvoir souverain et la vie nue, M. Raiola (trad.), Paris, Seuil, 1997.

Agamben G., Homo Sacer III : Ce qu’il reste d’Auschwitz, l’archive et le témoin, P. Alfieri (trad.), Paris, Payot & Rivages, 1999.

Agamben G., Le Langage et la mort : un séminaire sur le lieu de la négativité, M. Raiola (trad.), Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2006.

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[1] Tintern Abbey: The Crossing and Chancel, Looking towards the East Window (1794) par J.M.L Turner, crayon et aquarelle sur papier, 359 x 250mm, Tate.

[2] « Lines Written a Few Miles above Tintern Abbey », Lyrical Ballads (1798)

[3] Thomas Cole: The Course of Empire; The Savage State; The Arcadian or Pastoral State; The Consummation of Empire; Destruction; and Desolation. Huiles sur toiles, (1833-1836), New York History Society.

[4] La gravure de Goya, El sueño de la razon produce monstruos ou le sommeil de la raison engendre des monstres (1799) est évoquée à la fin d’Heroes and Villains.

[5] L’étymologie du mot « apocalypse » vient du verbe grec apokálupsis, qui signifie « dévoiler », « révéler ».

[6] Dans sa biographie de l’auteure, Edmund Gordon cite l’inspiration particulière de Carter pour la genèse de son roman : « […] an attempt to cross-fertilise Jean-Jacques Rousseau & Henri Rousseau » (Gordon, 119).

[7] Ce passage est très similaire à l’histoire que J.G. Ballard raconte dans The Drowned World (1962). L’auteur de science-fiction est référencé par Carter dans certains de ses essais, et la conception du roman d’anticipation/ apocalyptique de l’auteur a sans doute influencé l’autrice de manière significative.