Résumé : La relation entre la littérature et l’environnement peut prendre de multiples formes et s’étendre dans de nombreuses directions. Mais avant de se manifester dans des genres littéraires, ou dans des discours et des perspectives critiques, cette relation est construite par des pratiques de lecture, d’écriture, de discussion, ou, dans un cadre institutionnalisé, d’enseignement, de recherche et de recherche-création. Je propose un examen de certaines de ces pratiques, pour ensuite mieux établir des conjugaisons possibles entre des pertinences littéraires et des pertinences environnementales. Une orientation pragmatique, mettant de l’avant la littérature comme ensemble de faires, anime ma réflexion.
Au mois de novembre 2021, une conférence tenue à l’Université Sorbonne Nouvelle nous invitait à réfléchir à une crise double, voire commune, qui bouleverse le climat et la littérature. Cet article est issu de ma communication1. Animé par une volonté de conjuguer l’enseignement et la recherche, j’engagerai ma réflexion sur les crises climatiques et littéraires par des remarques qui concernent ma présence en classe. Que fait-on lorsqu’on enseigne les lettres ? Ou, plus précisément, en assumant les différences dans les savoir-faire et les pratiques (je ne doute pas que différentes universités, différents programmes, différents enseignants et enseignantes ont des manières de faire différentes) : qu’est-ce que je fais lorsque j’enseigne les lettres ? Je déplierai cette question, qui n’aborde pas spécifiquement des questions environnementales, dans les deux premières sections de l’article. Par la suite, je préciserai mon interrogation : comment conjuguer des considérations ou des pertinences environnementales avec celles de la littérature ? Je ferai état d’activités de recherche et de recherche-création, en cours, dans le champ des lettres et des humanités environnementales. Je ne présente pas tant l’aboutissement d’un travail, que des interrogations et des hypothèses, des réflexions programmatiques et méthodologiques sur des rencontres possibles entre la littérature et l’environnement. Étant sémioticien et littéraire, je mettrai de l’avant des pratiques interprétatives communes en littérature, et j’envisagerai des transformations que peuvent subir ces pratiques à la rencontre des lettres et des humanités environnementales.
I. Littérature, monde, soupçon
Une des choses que je fais en classe, c’est d’insister sur l’épaisseur et sur la diversité des voies de l’interprétation qui fondent nos engagements littéraires. Je reviendrai à ce mot clé d’interprétation. Je note cependant que les engagements en question peuvent être (ou paraître) très simples et ordinaires (flâner dans une librairie, lire dans un parc, s’identifier à un personnage de roman), ou au contraire être (ou paraître) raffinés et experts (participer à un séminaire, rédiger un article, préparer une communication). Autrement dit, j’invite les étudiantes et étudiants à porter attention à l’attention qu’ils portent à la littérature. Cette invitation présuppose que nos engagements littéraires ont des raisons qui peuvent faire l’objet d’une analyse et d’un dévoilement. Au fond, j’amène les étudiantes et étudiants à entretenir une disposition soupçonneuse dans leurs tractations littéraires.
Dans ce mot soupçon, on entend évidemment Nathalie Sarraute, qui, dans les années cinquante, invitait ses lectrices et ses lecteurs à entretenir « un état d’esprit singulièrement sophistiqué » (1956, 62) à l’égard de leurs expériences littéraires. Rendant compte du caractère constitutif (et troublant) de l’interprétation dans nos expériences littéraires, Sarraute propose que les mutations importantes dans l’art romanesque moderne (fin du XIXe et début du XXe siècle), particulièrement en ce qui a trait à la construction des personnages, font émerger l’ère du soupçon. Sarraute écrit à ce sujet :
Le lecteur [d’œuvres modernes] doit se tenir constamment sur le qui-vive. Au lieu de se laisser guider par les signes qu’offrent à sa paresse et à sa hâte les usages de la vie quotidienne, il doit, pour identifier les personnages, les reconnaître aussitôt, comme l’auteur lui-même, par le dedans, grâce à des indices qui ne lui sont révélés que si, renonçant à ses habitudes de confort, il plonge en eux aussi loin que l’auteur et fait sienne sa vision. (1956, 75-6)
Devant ces œuvres nouvelles, le lecteur « a si bien et tant appris qu’il s’est mis à douter que l’objet fabriqué que les romanciers lui proposent puisse receler la richesse de l’objet réel. » (1956, 69) Sarraute poursuit : « Nulle réminiscence de son monde familier, nul souci conventionnel de cohésion ou de vraisemblance ne détourne [… l’] attention [du lecteur] ni ne freine son effort. » (1956, 76) La littérature procure un effet de défamiliarisation (un effet qui était au cœur des théories formalistes quelques années plus tôt), ce qui explique pourquoi « c’est à contrecœur que le romancier […] accorde [à son personnage] tout ce qui peut le rendre trop facilement repérable : aspect physique, gestes, actions, sensations, sentiments courants » (1956, 74) Le soupçon diagnostiqué par Sarraute opère donc une critique de la référentialité, effondrant (ou montrant en ruines) la certitude que l’œuvre littéraire renvoie sans médiation au monde.
Dans son roman Les fruits d’or (1963), Sarraute aborde de manière créative cet enjeu en mettant en scène (et en abyme) le langage littéraire. Lire Les fruits d’or, c’est lire un emmêlement de discours d’appréciation sur un roman intitulé Les fruits d’or. Ces discours ne portent pas sur le roman que nous tenons entre les mains. Mais le titre du roman, son nom, joue sur une ambiguïté référentielle et linguistique, qu’un personnage exprime éloquemment : « Les Fruits d’Or, moi, je ne sais pas, je m’en méfie un peu. On en parle tellement… » (1963, 26). Autrement dit : il y a trop de langage et trop de littérature qui se trame dans/autour/sur Les fruits d’or, nous devons faire attention. Et une fois cette méfiance apprise, il n’y a pas de retour possible :
Il y a ceux d’avant Les Fruits d’Or, et il y a ceux d’après.Et nous sommes ceux dès. Marqués pour toujours. La génération des Fruits d’Or : nous resterons cela. (1963, 89)
Je reviendrai à cette remarque selon laquelle celles et ceux d’après Les fruits d’or en sont marqués pour toujours. Mais je rappellerai avant que la disposition soupçonneuse présentée par Sarraute est caractéristique d’un pan de théorie littéraire (française) de l’après-guerre.
À cet effet, on retrouve chez Roland Barthes certaines affirmations qui appuient l’idée selon laquelle les expressions littéraires, recelant une ambiguïté intrinsèque, devraient être accueillies avec méfiance. Dans Critique et vérité (1966), son essai sur la nouvelle critique, Barthes s’oriente résolument vers le langage. Nourrie notamment par la sémiologie et la psychanalyse, Barthes emboîte le pas avec les formalistes des décennies précédentes dans sa distinction du langage pratique et du langage littéraire. Il pose cette distinction en ces termes, je le cite en long :
les ambiguïtés du langage pratique ne sont rien à côté de celles du langage littéraire. Les premières sont en effet réductibles par la situation dans laquelle elles apparaissent : quelque chose hors de la phrase la plus ambiguë, un contexte, un geste, un souvenir, nous dit comment il faut la comprendre, si nous voulons utiliser pratiquement l’information qu’elle est chargée de nous transmettre : c’est la contingence qui fait un sens clair.
Rien de tel avec l’œuvre : l’œuvre est pour nous sans contingence, et c’est même peut-être ce qui la définit le mieux : l’œuvre n’est entourée, désignée, protégée, dirigée par aucune situation, aucune vie pratique n’est là pour nous dire le sens qu’il faut lui donner ; elle a toujours quelque chose de citationnel : en elle l’ambiguïté est toute pure : si prolixe soit-elle, elle possède quelque chose de la concision pythique, paroles conformes à un premier code (la Pythie ne divaguait pas) et cependant ouverte à plusieurs sens, car elles étaient prononcées hors de toute situation—sinon la situation même de l’ambiguïté : l’œuvre est toujours en situation prophétique.
Retirée de toute situation, l’œuvre se donne par là même à explorer : devant celui qui l’écrit ou la lit, elle devient une question posée au langage, dont on éprouve les fondements, dont on touche les limites. L’œuvre se fait ainsi dépositaire d’une immense, d’une incessante enquête sur les mots. (1966, 786-787)
Sans que Barthes en rende compte explicitement, il semble y avoir plusieurs pièges, distincts et dissimulés, dans des œuvres littéraires. D’une part, les énoncés linguistiques (avec lesquelles la majorité des œuvres littéraires sont construites) ne sont pas des doubles, immédiats et parfaits, du monde (le mot n’est pas la chose). Ensuite, l’art n’est pas tenu à reproduire le monde ou à l’appuyer (l’œuvre est retirée de toute situation— on reconnaît une énième critique de Barthes à l’égard de Sartre). Enfin, il y a rupture entre le langage quotidien et le langage littéraire (les écrivaines et les écrivains n’utilisent pas la langue comme le font les gens ordinaires). Intransitivité, autonomisation, littérarité, autant de notions ou d’enjeux à considérer lorsque nous abordons la littérature.
Retour à l’enseignement de la littérature. En m’inscrivant, forcément, dans son histoire, je me retrouve à endosser une certaine disposition qu’on peut entretenir dans nos expériences littéraires : une méfiance à l’égard de ce qui, dans la littérature, pourrait faire penser au monde réel, à des modes d’interprétations spontanées, et des expressions habituelles.
II. Du soupçon critique à la critique du soupçon
Cette méfiance trouve des échos dans la critique littéraire, une pratique sur laquelle s’est récemment penchée Rita Felski dans The Limits of Critique (2015). Felski constate qu’une part importante de la critique cultive une suspicion et une distance prudente à l’égard des œuvres. Felski écrit sous l’effet de plusieurs décennies, sinon d’un siècle foisonnant de critiques littéraires : depuis le formalisme russe, au new criticism, au structuralisme d’inspiration saussurienne, à la théorie critique de l’école de Francfort et d’un renouveau marxien, à la critique psychanalytique, au poststructuralisme, et de l’explosion de discours critiques—féministe, social, postcolonial ou décolonial, environnemental (écocritique, écopoétique), etc. Felski note à cet effet : « S’immerger dans les dernières décennies de théories littéraires et culturelles, revient à s’emporter dans un tourbillon étourdissant d’idées, d’arguments, et de visions du monde. » (2015, 202) Malgré cette grande diversité d’approches et de cadres théoriques, Felski fait remarquer que ces traditions ont en commun une manière d’aborder, de faire ou de pratiquer la littérature : la tâche de la critique est de servir de guide dans un champ miné d’interprétations faciles. Ainsi, et par exemple, la critique mènera une analyse méticuleuse pour expliciter que telle œuvre, à première vue candide et innocente, mobilise une idéologie coloniale violente ; ou qu’elle déploie un imaginaire subversivement féministe ; ou qu’elle engage une conception de la Nature qui bouleverse des codes et les stéréotypes occidentaux.
Armée de « l’intelligence réfléchie et de l’indépendance de la pensée » (2015, 8), la critique est dirigée sur ce que Felski nomme une « herméneutique de la suspicion » (2015, 1). Felski reprend ici à son compte une expression formulée par Paul Ricœur qui, dans ses lectures de Marx, Nietzche et Freud, considère que les significations (des œuvres, des discours, des genres, etc.) doivent faire l’objet d’un dévoilement. La critique est prudente et suspicieuse pour éviter de se faire accuser d’être une lectrice naïve. Or, comme le fait remarquer Felski, cette suspicion est « une posture affective qui nous oriente » (2015, 18), une disposition qui « “donne le ton” pour notre engagement avec le monde » (2015, 20). Felski spécifie sa pensée :
La critique n’est pas qu’une affaire de contenu (« savoir que » telle chose est le cas) mais aussi une affaire de style, de méthode, d’orientation (« savoir comment » lire un texte ou suivre un raisonnement), ce qui implique l’émulation à la fois de ton et de technique. Des manières de penser sont aussi de manières de faire. (2015, 26)
Une conséquence de la suspicion, c’est que les études littéraires deviennent des interrogatoires musclés où il est bien vu de malmener les éléments constitutifs de la littérature pour leur faire dire la vérité. Felski remarque en ce sens : « Quelque chose, quelque part—un texte, un auteur, un lecteur, un genre, un discours, une discipline—est toujours déjà coupable d’un crime. » (2015, 39)
Sans répudier l’héritage et la valeur de la critique littéraire comme elle s’est développée dans le siècle dernier, Felski insiste cependant sur le fait que la posture critique n’est qu’une manière de s’engager avec la littérature—entendue : une manière parmi bien d’autres. Et bien qu’elle se présente comme un accès à la littérature redoutable, efficace, intelligent et sophistiqué, Felski nous met en garde, au contraire, contre la « banalité potentielle » de l’interprétation suspicieuse, qui « sert d’option par défaut dans les études littéraires » (2015, 115). La critique est tellement répandue que « d’autres façons de faire deviennent remarquablement difficiles à imaginer. » (2015, 21) Felski renchérit : « nous sommes inondés par trop de récits savants qui adhèrent à la même formule et au même format » (2015, 113). La critique suspicieuse est devenue un « protocole professionnel » et une « norme disciplinaire » (2015, 119). Felski s’interroge donc :
Mais si la critique était limitée, pas illimitée ; si elle était finie et faillible ; si nous concédions que la critique fait certaines choses correctement, et que d’autres choses elle ne les fait pas bien, voire qu’elle y échoue ? Au lieu de nous empresser à tout rapiécer et de boucher frénétiquement toutes les fuites avec la critique, nous pourrions admettre qu’elle n’est pas toujours le meilleur outil pour la tâche. Comme le suggèrent ces formules, mon orientation est pragmatique—différentes méthodes sont nécessaires pour les multiples objectifs de la critique, et il n’y a pas forme de pensée unique qui permet d’atteindre simultanément tous ces objectifs. […] En laissant de la place à des approches différentes, nous pouvons voir que les lectures critiques sont une voie possible, et non le destin manifeste des études littéraires. (2015, 8-9, je souligne)
L’adoption par Felski d’une posture pragmatique est cruciale : ce faisant elle nous invite à envisager la littérature comme un ensemble de manières de faire. Critiquer, c’est une manière de faire, c’est un accès à la littérature. Une image : comme le marteau ne saurait remplacer le tournevis (ce sont deux outils qui ont des fonctions propres), la critique n’est pas un outil à tout faire.
Je résumerai ainsi les limites de la critique, voire leurs crises, diagnostiquées par Felski : la critique s’impose comme discours ou pratique par défaut, et son surinvestissement crée une disposition à la méfiance qui nous désensibilise à d’autres accès à la littérature. Suivant ce constat, on peut continuer à pratiquer la critique (en assumant ses limites), mais on peut aussi embrasser d’autres manières de travailler avec la littérature et développer ce que Felski nomme « un langage et des habitudes analytiques pour réfléchir à nos attachements esthétiques plutôt que de les répudier. » (2015, 181)
Retour en classe. Lorsque j’enseigne, je transmets forcément un contenu qui est déterminé en fonction des cours. Mais ce contenu est structuré par des dispositions et des manières de faire—que je peux tenir pour acquises et transmettre inconsciemment. Sans en faire le nœud de mon argument, il est utile d’évoquer ici la pensée sémiotique et pragmatique de Charles Peirce (1905) (1906) (1907), d’une grande pertinence en philosophie de l’éducation (Liszka 2013) (Strand et Legg 2019). Pour Peirce les voies de la sémiose sont plurielles. Ainsi, un acte aux apparences anodines, comme celui de boire un verre de vin, engage des processus de signification aussi multiples que diversifiés : il procure des expériences gustatives ; il altère la perception et le jugement ; il exprime quelque chose sur le statut social ; la fabrication du vin transforme autant la vigne que son environnement, etc. Similairement, un contexte d’enseignement et d’apprentissage mobilise et consolide une foule d’habitudes interprétatives. Une discussion en classe peut engendrer des interprétants qui ne se limitent pas au sujet propre de la discussion3. Par exemple, un échange sur l’usage des références scientifiques par Rachel Carson dans Silent Spring (1962) peut certainement donner lieu à des apprentissages sur la question, en l’occurrence l’utilisation libre que fait Carson des références scientifiques, qui ne sont pas explicitement intégrées dans le texte. Mais la discussion peut aussi faire émerger des connaissances sur d’autres thèmes, comme la place accordée en sciences aux non-experts et aux des femmes. La même discussion peut aussi faire découvrir à des participantes et des participants certaines affinités et donner lieu à une collaboration éventuelle ; cette collaboration n’était pas le sujet de la discussion, mais elle en dérive légitimement. La lecture d’un essai sur l’usage dérégulé des pesticides catalyse alors une foule de processus de signification, plein de modes d’interprétation, et tout un tas de pratiques littéraires—finalement, autant de manières s’y engager.
III. Et le climat, l’écologie, les lettres et les humanités environnementales ? On en fait quoi ?
Dans la première partie de cet article, suivant Sarraute et Barthes, j’ai esquissé des raisons pour lesquelles l’étude des lettres entretient, souvent spontanément, une suspicion critique ; dans la seconde partie, j’ai emboîté le pas à Felski qui défend l’idée selon laquelle la critique est une manière de faire parmi plein d’autres, qui méritent elles aussi d’être envisagées. Mais en quoi ce (bref) survol historique/théorique est-il pertinent pour les lettres ou les humanités environnementales ? Plus précisément, vers quelles articulations de la littérature et de l’environnement peuvent déboucher ces remarques sur la critique ?
Cette question prend tout son sens à la lumière des approches analytiques que sont l’écocritique et l’écopoétique. Ces approches sont abondamment documentées, étudiées et employées (Buell, Heise et Thornber 2011) (Garrard 2012) (Schoentjes 2015) (Blanc, Breteau et Guest 2017). Je sais qu’elle ne se recoupent pas complètement et qu’il y a des discussions visant à les distinguer. Je ne mettrai certainement pas en doute leur fonction ou leur importance pour la littérature en général. Et je vois mal comment l’enseignement, la recherche, ou la recherche-création qui chercheraient à explorer les rapports entre la littérature et l’environnement pourraient faire l’économie de ces approches. Mais mon argument est ailleurs. Car si nous pouvons certainement proposer une explication très cohérente pour montrer que l’imaginaire environnemental dans tel roman est problématique ou inspirant, il n’en demeure pas moins que c’est exactement le genre de pratique interprétative, critique, que Felski suggère de modérer. Pour conjuguer autrement la littérature et l’environnement, il me semble nécessaire de porter attention aux manières de faire la littérature, aux savoir-faire linguistiques et textuels auxquelles elle se reconnaît.
Quelles conjugaisons, donc, de la littérature et de l’environnement ?
Une réponse à cette question serait d’adopter un regard transversal sur la littérature, tenter de la saisir dans sa généralité et dire que ses habitudes de travail sont écologiquement malsaines. Nous pourrions signaler que la surproduction littéraire (avec sa multiplication d’appareillages conceptuels, de colloques, de revues, de festivals, les grandes liesses que sont les rentrées littéraires, le pilonnage des livres invendus, etc.) participe à un esprit de croissance proprement insoutenable. Déjà dans les années soixante-dix, dans son texte fondateur de l’écocritique, William Rueckert avertissait ses lectrices et ses lecteurs contre l’obsession par la nouveauté dans la recherche universitaire. Rueckert attire l’attention aux multiples discours critiques qui abondent dans la critique littéraire depuis le début du XXe siècle, et dont la quantité constitue un sérieux problème :
Individuellement et collectivement, nous avons rencontré tant de grands esprits originaux, qu’on pourrait se demander avec quel genre de critique expérimentale il reste à expérimenter maintenant—en 1976.
De plus, il y a tant d’esprits ingénieux et énergiques, qui travaillent à partir des plus simples suggestions, que les permutations de théories et de méthodologies les plus complexes sont vite épuisées. Si vous ne vous consacrez pas une nouvelle théorie dès sa naissance, elle est déjà éteinte avant que vous ne puissiez y penser, la mobiliser, et rédiger quelque chose pour une publication. L’entrepôt incroyable de théories et de méthodes existantes, couplé au vieillissement rapide de nouvelles méthodes et théories critiques (on dirait même un vieillissement précoce), donne lieu à un environnement critique bien curieux. […] Mais la création insignifiante de nouveaux modèles critiques pour déplacer ou remplacer les modèles plus anciens, ou pour battre un compétiteur dans le marché intellectuel ne devrait pas être le résultat [de la critique]. […] Confondre la vie de l’esprit avec l’économie démente de l’industrie américaine de l’automobile serait la pire chose à faire. (1978, 72)
Dénonçant ce qu’il nomme le « syndrome de Détroit », en l’honneur de la tristement célèbre ex-capitale mondiale de la voiture, et vilipendant une évidente obsolescence programmée des discours universitaires, Rueckert plaide alors pour une décroissance académique. Concrètement et par exemple, on interrogerait la spontanéité avec laquelle s’impose le dictat du publish or perish (publier ou mourir), insoutenable autant pour des raisons individuelles (le chercheur n’est pas une inexhaustible machine à produire des idées), sociales (le partage des ressources associées à la recherche se fait souvent au prix d’importants déséquilibres entre les chercheurs et chercheuses), qu’environnementales (les outils communément employés pour mener à bien les recherches, des ordinateurs aux colloques internationaux, ont une lourde empreinte écologique).
Il y a évidemment un certain paradoxe dans ce genre de proposition : d’une part Rueckert vante la décroissance, d’autre part il produit un article annonçant une approche novatrice en études littéraires (qui entraîne, à son tour, la création de revues, des conférences, des anthologies, etc.) Mais Rueckert reconnaît et assume cette contradiction en affirmant que sa conjugaison de la littérature et l’environnement ne répond pas à tant à un désir d’innovation, mais qu’elle est dirigée sur « un principe de pertinence » (73). Ce mot de pertinence (relevance) n’est pas le signe que Rueckert adopte une approche (naïvement) utilitariste de la littérature, résumée à une formule lapidaire du genre « la littérature doit être au service de l’écologie ». À mon sens, le mot indique plutôt une disposition pragmatique de Rueckert, et sa reconnaissance que la littérature se pratique et s’inscrit (forcément) avec les choses du monde4.
En plus de cette observation, ou de cette dénonciation de la non-durabilité des pratiques universitaires, on pourrait attirer l’attention au fait qu’il y a un ensemble de préjugés dans la critique traditionnelle qui s’allient mal avec une sensibilité environnementale que nous devrions privilégier. Ainsi, des discours critiques de l’anthropocentrisme (et même de l’eurocentrisme, du logocentrisme, ou de l’androcentrisme) mettent à mal le rôle central attribué aux productions littéraires de l’Homme (blanc, occidental, rationnel). Une recherche rapide sur GoogleScholar ou JSTOR avec des mots clés comme [feminism / literature / environment], ou [postcolonialism / ecology/justice], ou [body/politics / environmental humanities] [biosemiosis / non-human expressions/art] fait paraître des milliers de résultats vers différents textes dont l’argument soutient un recentrement écologique des humanités et des lettres. Je concède que la méthode de travail imaginée ici (taper des mots dans un moteur de recherche) n’est pas à toute épreuve : les résultats de ces recherches ne seront pas nécessairement tous utiles ; il y a sans doute plein de doublons ; et je serai curieux de savoir qui, dans son examen des résultats, dépasse la troisième page. Mais ces chiffres faramineux nous donnent l’impression d’être chez un genre de grossiste inépuisable de matériaux et de perspectives académiques (situation justement dénoncée par Rueckert…)
Je serais globalement d’accord avec ce genre de réponses qui vise à expliquer ou expliciter une certaine situation qui prévaut à l’université. Mais ces réponses ne suffisent pas. D’ailleurs c’est ce genre de réaction ou d’interprétation que Felski demande d’éviter : des réactions par lesquelles j’adopte le rôle d’un genre de détective ou de médecin légiste qui explique en quoi la littérature est coupable d’une série de délits, par exemple « la littérature est écologiquement insoutenable et elle consolide des régimes épistémiques ratiocentristes ». Par ailleurs, certaines de ces déclarations à l’emporte-pièce sont problématiques. Honnêtement, quelle est la fonction du diagnostic théorique au sujet de « la pensée moderne occidentale et sa relation malsaine avec l’environnement » ? Pour être clair : je sais ce que signifie cette affirmation ; je pense qu’elle est (globalement) correcte ; et (je l’admets) c’est une formule que je pourrais utiliser moi-même. Mais ce genre de déclaration générale, facile à reproduire, et quasi impossible à démontrer, peut se livrer avec une assurance telle qu’elle apparaît comme une réponse ultime et sans appel, un énoncé définitif qui jugule l’action alors qu’il devrait, au contraire, servir à la stimuler. L’articulation de la littérature et de l’environnement ne peut pas se faire uniquement sur le terrain du discours critique.
Une autre réponse serait de dire que les activités littéraires (désignant un ensemble aux contours assurément flous) devraient se dérouler de manière écologiquement consciencieuse. On pourrait alors admettre nos fautes écologiques et modifier les paramètres très concrets de nos recherches. Toute une palette de possibilités s’offre à nous :
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nous pouvons couper dans l’utilisation de papier dans nos cours (tout en passant sous silence le fait que les PDF, les ordinateurs, les plateformes d’apprentissage et notre quasi totale dépendance à internet ont une lourde empreinte environnementale, énergétique et matérielle ; et que le virage numérique tient pour acquis un accès universel aux ressources web qui est loin d’être atteint) ;
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dans les colloques, nous pouvons servir du café écoresponsable, des repas végétaliens, avec des assiettes et couverts biodégradables ;
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nous pouvons également imprimer des livres sur du papier recyclé (quoique ce n’est pas une garantie que le papier est véritablement écoresponsable ; ce dernier enjeu est justement exploré dans l’opuscule de l’Association pour l’écologie du livre, Le livre est-il écologique ? Matières, artisans, fictions 2020)5.
Si les activités littéraires se déploient nécessairement avec le monde, il est tout de même prudent de ne pas croire en leur simple réification. Autrement dit et par exemple, ce n’est pas en servant un café doté de l’approbation de la Rain Forest Alliance dans le cadre d’une causerie avec une poète, que l’intervention littéraire sera écoresponsable ou écoconsciencieuse. J’admets que je préfère consommer ce genre de produit—je me règle, moi aussi, sur les mythes de mon temps… Et même si cette boisson peut devenir essentielle dans le travail littéraire (on connaît l’histoire de Balzac, romancier prolifique et auteur du Traité des excitants modernes 1839, qui aurait trouvé la mort dans la surconsommation de ce breuvage psychoactif), il n’en demeure pas moins que boire du café n’est pas une activité proprement littéraire.
C’est le moment de revenir au mot clé d’interprétation, trop souvent employé de manière restreinte. Dans son sens le plus commun, l’interprétation désigne l’explicitation (disons herméneutique), par laquelle je lis un texte en assumant qu’il signifie autre chose que ce qu’il dit. En ce sens, l’interprète est celle ou celui qui remplace une expression cachée (une œuvre) par une autre (une explication, un discours). C’est justement ce contre quoi nous met en garde Felski6. Or cette définition est terriblement restreinte. Et le sémioticien ferait remarquer que nous ne pouvons pas vraiment nous échapper de l’acte interprétatif. À cet effet, il est important de rappeler que l’interprétation est, fondamentalement, une production, une mise en acte. C’est en ce sens que nous disons qu’une musicienne interprète une partition, qu’un organisme interprète son code génétique, ou qu’un acteur interprète un rôle sur scène. Et donc l’interprétation n’est pas essentiellement le fait de réagir à une œuvre en disant quelque chose à son sujet ; mais c’est l’action qui consiste à transformer une première expérience signifiante en une seconde d’un autre ordre. Dans un cadre littéraire :
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rire, être en colère, ou être triste pendant la lecture d’un roman, voilà des interprétations ;
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annoter des passages d’un livre, être inspiré par sa lecture et assumer la posture d’écrivain, voilà des interprétations ;
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tenter expérience, par exemple lire des instructions et faire une recette ou construire un meuble, voilà des interprétations.
La rencontre entre la littérature et l’environnement peut donc se déployer à travers une ouverture de nos manières de faire et de nos engagements littéraires. Ce faisant, je peux examiner un plus vaste éventail de processus signifiants et d’interprétations que mobilisent nos pratiques littéraires. Felski note à cet égard la dimension affective de ces engagements ; j’insiste sur le fait que cette dimension fait ressortir le caractère biosémiosique et corporel (embodied) et de nos tractations littéraires7. Considérant que nos états affectifs sont au diapason avec des stimuli environnementaux (ou, dans le sillage de James Gibson [1979], d’affordances), nous pourrions expérimenter avec une diversité de ces stimuli. Par exemple, du travail in situ est une expérience qui a de très réelles implications environnementales, un travail qui peut être mené sans présumer que la relation entre le lieu et la pratique textuelle tient sur une simple relation de causalité matérielle.
Une autre option serait de reconnaître la pluralité des textes et des expériences textuelles. Bien qu’il peut paraître normal de vouloir démonter un roman en versant sur lui toutes sortes de cadres analytiques, cette pratique très spécialisée a surtout cours dans des départements de lettres. À l’extérieur de ces départements, plein d’autres personnes utilisent de textes à d’autres fins. Pour être clair, le but n’est pas d’amener les littéraires à remiser leurs manières de faire, sous prétexte qu’elles seraient trop compliquées, raffinées ou expertes. Pas de retour à ce qu’on appelle commodément le gros bon sens. Plutôt, je poserais la question suivante : que savons-nous des textes et de leurs fonctions, que savons-nous des arts du langage qui pourrait être exploré, opérationnalisé dans d’autres disciplines8 ? Et plus précisément, pour m’insérer dans l’argument de ce numéro thématique : en quoi savoir-faire linguistiques et textuels littéraires peuvent-ils être déployés en fonction d’enjeux environnementaux ?
Je termine avec une réponse (provisoire) à cette question en présentant rapidement une expérience en émergence, un projet de recherche-création en équipe intitulé « Réécrire la forêt boréale ». Encore ici, je reconnais qu’il y a quelque chose de paradoxal dans le fait d’avoir identifié un problème de surproduction universitaire, pour ensuite présenter un projet en cours. Or, rien n’empêche de participer à une activité, dans ce cas-ci le travail universitaire, et formuler des jugements à son endroit. Et, surtout, la motivation première de ce projet vient de questions très concrètes sur ce qui est possible de faire à l’université—c’est un essai dans son sens le plus fondamental, une mise à l’épreuve. Ce projet en équipe vise donc à développer le potentiel littéraire de recherches scientifiques consacrées à la forêt boréale et à ses perturbations. Le projet réunit des professeures, professeurs, étudiantes, et étudiants provenant des études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, et d’écologie forestière de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue9. Au fil d’ateliers et de séjours d’écriture, les membres de l’équipe envisagent des recherches en écologie forestière comme un terrain de recherche-création littéraire. L’objectif est de réécrire des projets scientifiques (qui répondent, eux, à des objectifs de recherche standards comme la présentation des matériaux, des méthodes, des résultats et la discussion) en fonction de pertinences littéraires. En mettant le chapeau d’écrivains, d’écrivaines, les littéraires et les écologistes rédigent des textes inspirés par les recherches scientifiques et cherchent à créer des effets de sens qui ne sont pas présents ou importants dans les versions initiales du projet. Des modifications peuvent toucher, par exemple à la forme ou au style, au cadre théorique ou aux références, à focalisation, etc. C’est en explorant avec des contraintes d’écriture que, par exemple, une étude visant à prévoir l’impact des changements climatiques sur la germination et la croissance des semis boréaux, se trouve réécrite sous la forme d’un récit contrefactuel et spéculatif ; une étude sur l’impact des populations de castors dans les environnements forestiers est, quant à elle, réécrite sous la forme d’un récit documentant, dans une perspective écoféministe, le quotidien de la chercheuse sur son terrain et sa relation avec les trappeurs.
Notre projet participe ainsi à la dynamisation du nature writing contemporain et à sa réalisation dans un contexte francophone. Qui plus est, en aménageant un espace où des écologistes et des littéraires écrivent ensemble, nous assumons tour à tour le rôle d’experts de nos disciplines, et le rôle de profanes de l’autre. Cette expérience nous permet d’explorer concrètement des enjeux liés à la resémiotisation des connaissances, comme la démocratisation ou la vulgarisation des savoirs, la relation entre experts et amateurs, la réécriture et la réappropriation dans un contexte universitaire. Déployant une approche inclusive du nature writing (un genre foncièrement interdisciplinaire et intersectoriel), nous espérons exposer la vitalité des pratiques littéraires contemporaines. Les littéraires investissent un nouveau terrain de recherche-création, découvrent des objets et des contraintes d’une autre discipline, et se mettent en position de mentors d’écriture ; les écologistes diversifient leurs compétences d’écriture (au-delà de l’habituelle rédaction d’articles scientifiques) et se familiarisent avec des enjeux propres aux lettres et aux humanités environnementales. Le pari de notre équipe est donc de stimuler le partage des compétences littéraires.
Dans son livre Art as Experience, dans le chapitre consacré à la critique, Dewey affirme avec persuasion : « C’est dans une philosophie de l’expérience avidement sensible aux interactions incalculables qui forment le matériau de l’expérience que la critique peut tirer son inspiration de la manière la plus prudente et certaine. » (1934, 337) À cet égard, je peux certainement continuer à encourager mes étudiantes et étudiants à entretenir une disposition suspicieuse à l’endroit de la littérature, à douter du lien de référence entre le langage et le monde, à douter que des énoncés linguistiques signifient ce qu’ils disent, à douter du lien entre les expériences artistiques et les expériences quotidiennes. Je peux les encourager à regarder au travers les œuvres, vers les discours critiques qui, par un tour de prestidigitation, tiennent souvent lieu des œuvres elles-mêmes. Nous ne pouvons pas vraiment faire l’économie de ces accès la littérature ; comme avec Les fruits d’or, nous en sommes marqués pour toujours. Cela dit, je dois également mettre de l’avant la diversité d’expériences à partir desquelles les étudiantes et étudiants peuvent s’engager avec la littérature. Et justement, ce qui émerge de nos rencontres avec des écologistes c’est que la littérature est un ensemble de faires qui peuvent sans cesse se renouveler.
Ouvrages cités
Association pour l’écologie du livre, Le livre est-il écologique ? Matières, artisans, fictions, Marseille, Wildproject, 2020, 103 p.
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1 Je remercie le comité organisateur, les participantes et les participants, le public, pour leurs remarques. Je remercie également les membres du groupe de recherche Les humanités environnementales au Québec contemporain, à l’Université du Québec à Montréal, pour des discussions sur le croisement entre le pragmatisme, la littérature, et des enjeux environnementaux. Je remercie enfin les évaluateurs, évaluatrices de la revue Épistémocritique pour leurs commentaires qui m’ont permis d’améliorer la première version de cet article.
2 Ici et ailleurs dans l’article les traductions de l’anglais sont les miennes.
3 La notion d’interprétant est sans doute une des contributions majeures de Peirce. Avec le représentamen et l’objet, l’interprétant est un des trois pôles de la conception peircéenne du signe, dont je rappelle les grandes lignes avec un exemple. La fumée, dont je fais l’expérience olfactive ou visuelle, est le représentamen qui renvoie au feu et qui est déterminée par lui ; l’interprétant, quant à lui, est la connaissance, la compréhension qui configure la fumée au feu, le « aha ! quelque chose brûle par-là ».
4 Sans qu’elle soit explicitement abordée avec une perspective environnementale, cette décroissance est également prônée plus récemment par Maggie Berg et Barbara Seeber dans The Slow Professor : Challenging the Culture of Speed in the Academy (2017). On pourrait également se tourner vers l’article de Franco Moretti, au titre très imagé, « The Slaughterhouse of Literature » (2000). Moretti s’intéresse aux œuvres littéraires oubliées, le 99 % d’œuvres publiées qui ne percent pas et restent dans l’ombre—ce qu’il désigne par la formule, empruntée à Margaret Cohen, le « grand non-lu » (the great unread). En assumant une connotation environnementale, la formule est également employée par Derek Woods dans « Accelerated Reading. Fossil Fuels, Infowhelm, and Archival Life » (2017). Woods se penche sur le phénomène d’accélération et de surproduction culturelle qui semble ne servir qu’à remplir des centres de données numériques et entretenir notre angoisse de ne pas tout savoir.
5 Un éditorial récent paru dans la revue Frontiers in Ecology and the Environment explore une piste similaire. Dans une réflexion au sujet de l’empreinte environnemental de la recherche scientifique, le biologiste Paul Grogan affirme : « Nous faisons tous indéniablement partie du problème, y compris ceux et celles qui mènent des recherches qui visent spécifiquement à faire partie de la solution. » (2021, 143) Grogan propose alors que les méthodologies de recherche soient révisées dans le but d’atténuer leur impact environnemental ; les auteures et auteurs pourraient intégrer une section à leurs articles expliquant quelles mesures ont été prises pour rendre leur recherche conforme aux exigences et objectifs de la durabilité.
6 C’était également le propos de Susan Sontag dans son texte « Against Interpretation », où elle condamnait l’excès d’intelligibilité (entendons discursive) de la critique en ces termes :
C’est à la lumière de la condition de nos sens et de nos capacités […] que doit être évaluée la tâche de la critique. […] Le but de tout commentaire sur l’art devrait être de rendre les œuvres arts—et, par analogie, nos expériences—plus réelles à nos yeux, et non de les déréaliser. La fonction de la critique devrait être de montrer comment la chose est ce qu’elle est, et même qu’elle est ce qu’elle est, au lieu de montrer ce qu’elle signifie. (1966, 10)
L’opposition qu’envisage Sontag entre le monde intelligible et le monde sensible mérite certainement d’être repensée. Et contrairement à ce qu’elle laisse entendre, la notion d’interprétation ne désigne pas uniquement des productions linguistiques et conceptuelles. Cela dit, Sontag a raison de noter que la production d’énoncés et d’explications est une réaction somme toute limitée à l’art—et sur ce point Sontag semble annoncer la position de Felski.
7 Ici, j’emboîte le pas à Pierre-Louis Patoine qui propose dans Corps/texte. Pour une théorie de la lecture empathique. Cooper, Danielewski, Frey, Palahaniuk (2015) l’idée selon laquelle la réception d’un texte littéraire mobilise un ensemble d’expériences sensori-motrices.
8 L’approche pragmatique de la littérature que j’envisage ici s’inscrit dans le sillage de travaux de plusieurs penseuses et de penseurs. Une explication détaillée de la nature de cette inscription dépasse l’objectif de cet article, mais je signale toutefois l’influence, du côté anglophone, le pragmatisme de Charles Peirce (auquel je me suis précédemment référé) et de John Dewey (1934), et des commentaires de Hilary Putnam (1995), de Nicholas Gaskill (2008) (2012), de Giles Gunn (2014), et de Catherine Legg (2021). Du côté francophone, je trouve une certaine assurance dans les propos de Jean-Paul Sartre (1948) sur le caractère situé et engagé de la littérature, de Florent Coste et de Thomas Mondémé (2008), d’Yves Citton (2010) (2013) sur les pertinences littéraires et la centralité de l’interprétation, et de Lise Wajeman (2018). Enfin, l’ontologie de Martin Heidegger (1927), un pragmaticien à sa façon, m’habite et m’influence depuis de nombreuses années.
9 Je remercie les professeures Cassie Bérard et Catherine Cyr et le professeur Miguel Montoro Girona pour leur précieuse collaboration aux travaux de cette équipe. Une douzaine d’étudiantes et d’étudiants sont également impliqués, je remercie Mélanie Arsenault, Hengyi Bai, Jonathan Cazabonne, Alexandre Côté-Perras, Simon Dansereau-Laberge, Pierre-Olivier Gaumond, Michel Guimond, Erika Leblanc-Belval, Brigitte Léveillé, David Paquette-Bélanger, Samuel Robin, et Jeanny Thivierge-Lampron.