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Généalogies de la nature

SOMMAIRE

Numéro coordonné par Laurence Dahan-Gaida et Bertrand Guest (décembre 2024)

1. Laurence Dahan-Gaida, Bertrand Guest : introduction

2. William Pillot (université d’Angers) : « Gaia, phusis, kosmos. Réflexions sur quelques représentations de la « nature » en Grèce ancienne et sur certaines de leurs réceptions et relectures modernes en contexte de crise écologique »

Mots clés : animisme, attachements, autochtonie, cosmologie, cosmos, écologie, Gaia, matérialisme, métamorphoses, métaphysique, mythologie, naturalisme, nature, phusis
Keywords : animism, attachments, autochthony, cosmology, cosmos, ecology, Gaia, materialism, metamorphoses, metaphysics, mythology, naturalism, nature, phusis

Résumé : comment restituer, à partir d’une étude des sources anciennes transmises jusqu’à nous, la diversité et les évolutions des perceptions et représentations de ce que le naturalisme moderne, au sens de Descola, désigne sous le nom de « nature », dans le monde grec antique ? De la « Gaia aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants » chantée par Hésiode dans sa Théogonie comme origine du monde et source de toute vie, à la conception matérialiste mais non entièrement désacralisée de la phusis que propose l’école aristotélicienne quelques siècles plus tard, en passant par les diverses traditions mythologiques et religieuses mettant en scène un sympathetikos kosmos ensuite théorisé en tant que tel par certaines écoles philosophiques, il s’agit avant tout de restituer la diversité de ces différentes représentations antiques, parfois irréconciliables et relevant de cosmologies radicalement diverses, que l’on aurait tort de vouloir réduire à une unique « pensée de la nature en Grèce ancienne ». Reconnaître cette diversité permet ensuite de questionner certaines des réceptions et relectures modernes de ces cosmologies grecques antiques, en remettant notamment en perspective les interprétations proposées par John Baird Callicott à propos de l’origine supposément grecque de la rupture occidentale entre nature et culture, ou celles de Bruno Latour à propos de ce dont « Gaïa » serait aujourd’hui le nom, à l’ère de l’Anthropocène et de la crise écologique actuelle.

Abstract: based on a study of ancient sources handed down to us, how can we reconstruct the diversity and changes in perceptions and representations of what modern naturalism, in Descola’s sense, refers to as ‘nature’ in the ancient Greek world? From the ‘broad-flanked Gaia, forever securely seated and offered to all the living’ sung by Hesiod in his Theogony as the origin of the world and the source of all life, to the materialistic but not entirely desacralised conception of phusis put forward by the Aristotelian school a few centuries later, through to the various mythological and religious traditions featuring a sympathetikos kosmos later theorised as such by certain philosophical schools, the aim is first and foremost to restore the diversity of these different ancient representations, which are sometimes irreconcilable and stem from radically different cosmologies, and which it would be a mistake to reduce to a single ‘thought of nature in ancient Greece’. Acknowledging this diversity then allows to question some of the modern interpretations and rereadings of these ancient Greek cosmologies, in particular by putting into perspective the interpretations proposed by John Baird Callicott concerning the supposedly Greek origin of the Western break between nature and culture, or those of Bruno Latour concerning what ‘Gaia’ would be the name of, today, in the era of the Anthropocene and the current ecological crisis.

3. Kan Shen (université de Franche-Comté) : « L’émergence de la « nature » dans la Chine moderne. Quand le terme « ziran » rencontre le naturalisme occidental »

Mots clés : Chine moderne, modernisation, Nature, naturalisme, ziran
Key words: modern China, modernization, Nature, naturalism, ziran

Résumé : l’adaptation de la notion de « nature » dans la Chine moderne connaît des évolutions significatives. Aujourd’hui, le mot ziran 自然 est utilisé en chinois pour dire la « nature ». Cependant, dans la pensée traditionnelle de la Chine, l’idée de ziran diffère considérablement de la notion de « nature » telle que nous la connaissons actuellement, en termes d’acception, de signification et d’utilisation. Elle renvoie à l’idée d’une spontanéité « naturelle » incarnant un ordre cosmique harmonieux auquel l’homme doit s’intégrer et se conformer. Cette idée reflète la manière spécifique dont les anciens Chinois perçoivent le monde et entretiennent des relations avec lui. Cette vision traditionnelle est bouleversée au cours du XIXe siècle avec l’arrivée de la pensée moderne. Ainsi la notion de nature introduit en Chine une vision matérialiste et mécaniste du monde, révélatrice d’une ontologie naturaliste qui sépare et oppose l’homme à la nature. Ces nouvelles perspectives contribuent à un processus de modernisation de la société chinoise, de ses institutions et de ses pensées. Ce processus historique marque un dialogue vivant et complexe entre la tradition chinoise et la pensée occidentale, comme en témoignent le développement sémantique et conceptuel du terme ziran, ainsi que son association à la notion de « nature ».

Summary: the adaptation of the notion of ‘nature’ in modern China is undergoing significant changes. Today, the word ziran 自然 is used in Chinese to mean ‘nature’. However, in traditional Chinese thought, the idea of ziran differs considerably from the notion of ‘nature’ as we know it today, in terms of meaning, significance and use. It refers to the idea of a ‘natural’ spontaneity embodying a harmonious cosmic order into which man must integrate and conform. This idea reflects the specific way in which the ancient Chinese perceived the world and interacted with it. This traditional vision was overturned in the 19th century with the arrival of modern thought. In China, the notion of nature introduced a materialist and mechanistic vision of the world, revealing a naturalist ontology that separated and opposed man and nature. These new perspectives contributed to a process of modernisation of Chinese society, its institutions and its thinking. This historical process marks a lively and complex dialogue between Chinese tradition and Western thought, as demonstrated by the semantic and conceptual development of the term ziran, and its association with the notion of ‘nature’.

4. Nicolas Wanlin (École polytechnique) : « Qui est la Nature ? Remarques sur la personnification au XIXème siècle »

Mots clés : anthropomorphisme, naturalistes français du XIXème siècle, Nature, personnification, poésie française du XIXème siècle
Keywords: anthropomorphism, 19th-century French poetry, 19th-century French naturalists, Nature, personification

Résumé : la tradition poétique comprend de nombreuses personnifications de la nature : elle est tantôt l’objet d’une apostrophe tantôt le sujet d’une prosopopée. Mais de telles personnifications ne sont pas l’exclusivité de la poésie car les sciences aussi recourent, plus discrètement, à des discours anthropomorphiques. Qu’il s’agisse de désigner la marche de la nature ou son déploiement providentiel, qui ne pourrait être dû au hasard, les discours naturalistes peuvent difficilement se passer de ces manières de parler ambiguës. Même si cela fait l’objet de critiques, notamment au moment positiviste de la science du XIXème siècle, la personnification de la nature demeure. Son usage dans l’esthétique romantique peut même signifier que l’ambition scientifique d’objectiver la nature fait fausse route et manque une dimension essentielle de la nature.

Abstract : the poetic tradition includes many personifications of nature: it is sometimes the object of an apostrophe and sometimes the subject of a prosopopoeia. But such personifications are not exclusive to poetry, since the sciences also make use, more discreetly, of anthropomorphic discourse. Whether referring to the march of nature or its providential development, which could not be due to chance, naturalist discourses can hardly do without these ambiguous ways of speaking. Even if it is criticised, particularly in the positivist period of nineteenth-century science, the personification of nature remains. Its use in Romantic aesthetics may even mean that the scientific ambition to objectify nature is wrong and misses an essential dimension of nature.

5. Bertrand Guest (université d’Angers) : « La « biosphère » et son monde. Écorce vivante et cosmique, ou bulle théologique et mécaniciste ? »

Mots clés : Bergson, biosphère, cosmos, holisme, interaction, monde, noosphère, planète, Suess, Teilhard de Chardin, Vernadsky, vivant
Keywords: Bergson, biosphere, cosmos, holism, interaction, life, noosphere, planet, Suess, Teilhard de Chardin, Vernadsky, world

Résumé : depuis le XIXème siècle, les sciences se divisent, se spécialisent et se séparent de la poésie. Or c’est au prix d’efforts pour imaginer un regard synthétique, global, interdisciplinaire et holistique qu’émerge dans ces sciences la notion de « biosphère », dont les premières formulations par Suess (1875) puis Vernadsky (1926) essaiment sans cesse. Elles continuent aujourd’hui d’inspirer des pensées du terrestre marquées par l’inventivité, la mutabilité lexicale, une certaine agentivité poétique. Cet essai envisage le long bouillonnement qui prépare, souvent sous d’autres noms, un concept qui imprègne durablement l’écologie, dans laquelle il introduit l’échelle d’un espace-temps très élargi, au-delà de toute perception immédiate ou locale. Entre mysticisme et matérialisme, téléologie et contingentisme, voire entre perfection et chaos, quelles en ont été, et parfois en demeurent, les oscillations, sinon les ambiguïtés ?

Abstract: since the 19th century, the sciences have been divided, specialised and separated from poetry. Yet it was at the cost of a great effort to imagine a synthetic, global, interdisciplinary and holistic view that, in these sciences, the notion of the “biosphere” emerged, whose first formulations by Suess (1875) and then Vernadsky (1926) are still being tested today. They continue to inspire inventive thinking about the earth, with a lexical mutability and a certain poetic agency. This essay looks at the long maturation process that is shaping, albeit often under other names, a concept that has had a lasting impact on ecology, in which it introduces the scale of a much wider space-time, beyond immediate or local perception. Between mysticism and materialism, teleology and contingentism, and even between perfection and chaos, what were – and sometimes still are – its oscillations, if not its ambiguities ?

6. Damien Marage (université de Franche-Comté) : « Les temps de la biodiversité : continuité, inflexions et résistances »

Mots-clés : biodiversité, éthique environnementale, humanités environnementales
Key-words: biodiversity, environmental ethics, environmental humanities

Résumé : l’émergence du concept de biodiversité sur les bases de la biologie de la conservation et le Défi de Rio était due à l’origine au désir d’articuler protection de la nature et développement durable. Or ce projet est toujours tenu en échec. La biodiversité, terme apparu en 1986, transcende le concept de « nature » pour devenir un objet scientifique, politique et économique. Ce concept reflète la complexité et l’interdépendance des êtres vivants, tout en mettant évidence les menaces anthropiques, à l’ère Anthropocène. L’évaluation des services écosystémiques a provoqué des débats sur sa valeur intrinsèque et sa valeur instrumentale. Une erreur épistémologique majeure a été de penser la substituabilité totale des éléments naturels. Cette erreur a permis l’émergence d’une éthique basée sur le respect de la vie, élargissant la compréhension des interdépendances humaines et des autres êtres vivants. Ce concept invite à une approche intégrative, combinant sciences et perceptions culturelles, pour promouvoir une coexistence équilibrée. Une perspective d’« humanisme écologique » est proposée, appelant à réconcilier progrès scientifique et respect des limites planétaires.

Abstract: the emergence of the concept of biodiversity, rooted in conservation biology and the Rio Challenge, originally stemmed from the desire to reconcile nature conservation and sustainable development. However, this project remains thwarted. Biodiversity, a term introduced in 1986, transcends the concept of « nature » to become a scientific, political, and economic construct. This concept reflects the complexity and interdependence of living while highlighting anthropogenic threats in the Anthropocene era. The assessment of ecosystem services has sparked debates about its intrinsic and instrumental values. A major epistemological error lies in the assumption of the total substitutability of natural elements. This error has, however, fostered the emergence of an ethic based on respect for life, broadening the understanding of the interdependencies between humans and other than humans. This concept calls for an integrative approach that combines science and cultural perceptions to promote a balanced coexistence. A perspective of « ecological humanism » is proposed, urging the reconciliation of scientific progress with respect for planetary boundaries.

7. Valentin Denis (EHESS) : « La texture du social. Retour sur la critique du concept de nature dans l’anthropologie des sciences de Bruno Latour »

Mots-clés : anthropologie, constructivisme, écologie, épistémologie, laboratoire, Bruno Latour (1947-2022), nature, sciences, société
Key words: anthropology, constructivism, ecology, epistemology, laboratory, Bruno Latour (1947-2022), nature, science, society

Résumé : on se propose ici de préciser et d’expliciter le diagnostic d’époque posé par Bruno Latour dans Nous n’avons jamais été modernes (1991), essai qui remet en question la pertinence du partage entre nature et société pour caractériser la modernité. On se concentre pour ce faire sur les travaux publiés par Latour depuis le début de sa carrière jusqu’en 1991, afin de retracer chronologiquement l’édification d’une critique du concept de nature qui ne cesse de monter en généralité. Dans un premier temps, l’anthropologue récuse ce concept pour l’étude empirique des sciences de laboratoire. Dans un second temps, il montre comment le concept de nature inhibe la description des rapports entre sciences et sociétés, en ce qu’il ne permet pas de saisir la manière dont les premières contribuent à intégrer de nouveaux êtres au collectif, bien plus qu’elles n’unifient un domaine prétendument homogène de la nature qui ferait face à la société. Ce qui lui permet, dans un troisième temps, d’en venir à une critique générale du « grand partage » entre nature et société comme autodescription déformée des sociétés modernes. L’enjeu principal de cet article est de restituer précisément les multiples étapes par lesquelles Latour en arrive à cette thèse provocatrice, en se distanciant toujours plus du concept de nature sans jamais pour autant adopter un cadre philosophique relevant du constructivisme social.

Abstract: the aim here is to clarify and explain the epochal diagnosis made by Bruno Latour in Nous n’avons jamais été modernes (1991), an essay that questions the relevance of the division between nature and society in characterising modernity. We focus on Latour’s published works from the beginning of his career until 1991, in order to trace chronologically the construction of a critique of the concept of nature that continues to grow in generality. First, the anthropologist rejects this concept for the empirical study of laboratory sciences. Secondly, he shows how the concept of nature inhibits the description of the relationship between science and society, in that it does not allow us to grasp the way in which the former contributes to integrating new beings into the collective, much more than it unifies a supposedly homogeneous domain of nature that would confront society. This enables him, in a third stage, to make a general critique of the ‘great divide’ between nature and society as a distorted self-description of modern societies. The main aim of this article is to set out precisely the multiple stages through which Latour arrives at this provocative thesis, distancing himself ever more from the concept of nature without ever adopting a philosophical framework based on social constructivism.

8. Camille Chamois (FNRS) : « La fin d’un grand partage – vraiment ? Autour de l’anthropologie de la nature »

Mots-clés : anthropologie, nature, ontologie, écologie politique
Key words: anthropology, nature, ontology, political ecology

Résumé : la critique de la notion de « nature » est une des thèses fameuses commune à Philippe Descola et à Bruno Latour. Selon le premier, la notion de « nature » ne peut pas constituer une base épistémologique pour l’anthropologie. Pour le second, l’écologie politique doit se débarrasser de la notion de « nature » afin de prendre la mesure de la crise environnementale contemporaine. Le but de cet article est de présenter l’émergence de ces analyses en les resituant dans leur contexte d’élaboration afin d’en discuter la pertinence épistémologique et politique.

Abstract: the critique of the notion of “nature” is one of the famous theses shared by Philippe Descola and Bruno Latour. According to the former, the notion of “nature” cannot provide an epistemological basis for social anthropology. For the latter, political ecology must rid itself of the notion of “nature” in order to take the measure of the contemporary environmental crisis. The aim of this article is to present the emergence of these analyses, resituating them in their context of elaboration and discussing their epistemological and political relevance.

9. Marie Cazaban-Mazerolles (Université Paris VIII – Vincennes Saint-Denis) : « La nature réanimée. Sur un moment fantastique de la rhétorique épistémique contemporaine »

Mots-clés : crise écologique et climatique, fantastique, horreur, nature réanimée, rhétorique épistémique
Keywords: climate crisis, ecological crisis, epistemic rhetoric, gothic, horror, reanimated nature

Résumé : en 1980, la philosophe Carolyn Merchant avançait l’hypothèse d’une « mort de la nature » entendue comme la disparition, au cours de la révolution scientifique, des représentations de la nature en tant que domaine animé. A contrario, le discours épistémique contemporain apparaît colonisé par une nébuleuse d’analogies et de métaphores plus ou moins solidairement apparentées – l’entrée en scène, l’intrusion, le réveil, la résurrection, la contre-attaque, etc. – qui participent toutes d’une isotopie de la nature réanimée. En étudiant cette rhétorique et les emprunts à la culture littéraire et cinématographique dont elle procède, l’article souligne l’affinité qui la lie à la tradition du récit fantastique et horrifique, et considère le paradoxe dont relève ce phénomène. L’usage, en contexte épistémique, de figures et de registres issus de la fiction de genre est notamment ressaisi à l’aune du renouvellement de l’expérience de la nature induit par la crise climatique et écologique globale ; il est interprété comme une réponse aux défis descriptifs et analytiques lancés par l’époque contemporaine aux discours qui cherchent à déterminer la nature de la nature.

Abstract: in 1980, American philosopher Carolyn Merchant famously wrote about “the death of nature”, understood as the demise of representations of nature as an animate realm in the wake of the scientific revolution. By contrast, contemporary epistemic discourse is now permeated by a plethora of interconnected analogies and metaphors – stage entrance, intrusion, awakening, resurrection, counterstrike, etc. – all of which form part of a single isotope of re-animated nature. By studying this rhetoric and the borrowings from literary and cinematographic culture from which it derives, the paper points out its affinity with the tradition of fantastic and gothic narratives with due regard for the associated paradox. The use of figures and modes stemming from genre fiction in an epistemic context is assessed in the light of the renewed experience of nature induced by the global climate and ecological crisis, and interpreted as a response to some of the challenges discourses that seek to determine the nature of nature are currently facing.