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De gestes et de diagrammes en philosophie, linguistique et mathématiques

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Recension de l’ouvrage de Francesco La Mantia, Charles Alunni, Fernando Zalamea (dir.)
Diagrams and Gestures. Mathematics, Philosophy and Linguistics
Springer, 2023.
Nombre de pages : 440.
ISBN : 978-3-031-29110-4

L’ouvrage part de deux concepts distincts, le geste et le diagramme, pour faire l’hypothèse de leur association et de leurs croisements dans des champs disciplinaires qui vont des mathématiques à la linguistique en passant par la philosophie et la sémiotique. Les contributions cherchent à examiner la relation entre les deux, mais surtout leurs définitions respectives, et leur redéfinition du fait de cette friction pour établir un lien entre ce qu’est le diagramme et le rôle qu’il joue. C’est surtout l’opérativité de ce croisement qui fait l’objet d’un examen qui ne sacrifie jamais rien à l’analyse de détail : de nombreux travaux s’inscrivent dans l’héritage de la sémiotique de Peirce et de l’épistémologie des mathématiques de Gilles Châtelet, et prolongent ces réflexions en suggérant, pour Rocco Gangle, une quatrième figure dans la définition triadique du signe chez Peirce, ou en l’approfondissant par une dimension cognitive pour Aage Brandt. Des approches sous un angle plus « fonctionnel » chez La Mantia, ou plus « imaginatif » chez Alunni qui fait du diagramme un démon qui nous guide vers l’évidence de la preuve, soulignent la fécondité heuristique d’un objet d’étude construit sur un balancement, du diagramme qui saisit le geste pour le coucher dans l’inscription, au résultat de cet acte qui anticipe de nouveaux gestes. Cet outil épistémique qui ouvre également des portes plus métaphysiques pour Aaege Brandt, qui permet de s’emparer aussi bien de raisonnements mathématiques (Oostra, Zalamea) que d’écritures chorégraphiques et musicales (Paoletti, Mazzola) est parfois envisagé par une pensée analogique (la métaphore cardiologique chez La Mantia) qui atteste de son hybridité constitutive. Gageons que ces contributions, à l’image de l’objet qu’elles adressent, portent en elles les germes de formes à venir, amenées à prolonger le geste de ces réflexions.

Diagrammes et gestes : réflexions introductives de Francesco La Mantia

Tout l’enjeu de l’introduction de Francesco La Mantia va être de situer les contributions de cet ouvrage dans la vaste terminologie du champ théorétique des travaux consacrés à cet objet transdisciplinaire qu’est le diagramme. L’analyse étymologique du terme par Noëlle Batt – sur la double origine verbale (inscrire) et substantive (ligne ou lettre) du terme diagraphein –permet de déployer plusieurs caractéristiques du diagramme qui concernent aussi bien ses potentialités analytiques que sa capacité à assurer la transition entre figures et formules. Véritable « outil de la réflexion », le diagramme l’est surtout par l’acuité de son activité de distinction : il est un outil qui permet d’opérer des différenciations dans un cadre théorique disparate. Ces propriétés s’appuient sur l’analyse peircienne en déplaçant l’accent des polarités dont est porteur le diagramme vers ses fluctuations, et ce précisément en reprenant la remarque de Peirce selon laquelle des objets qualitativement différents peuvent renvoyer à un même système de relations. Par « mobilité » il faut donc entendre le jeu d’interrelations sur lesquelles repose l’opérativité diagrammatique, qui fonde également sa distinction avec le foisonnement terminologique qui l’entoure : la bipolarité tensive du diagramme impose une praxis qui donne naissance aux figures et aux formules, et assure une relation transitoire des unes aux autres – desquelles il se distingue dès lors clairement.

Deux caractéristiques préliminaires sont également avancées concernant le geste, selon deux sens de l’intentionnalité : par « directionality », entendre que le geste est adressé, il est mouvement d’un corps en direction d’un autre corps, par « deliberation », comprendre la dimension sémiologique du geste qui résulte d’une volonté1 délibérée. Elles motivent une première distinction entre les gestes et les actes : l’adhésion à un ensemble de régularités déterminées ne concerne qu’un aspect local des gestes, qui leur permet d’être absorbés dans un espace codé, dont ils s’échappent au moins en partie. En ce sens, le geste advient lorsque l’acte dépasse les limites des cadres d’action qui permettent précisément de les identifier. Il en va ainsi des gestes du chef d’orchestre, qui sont lisibles en ce qu’ils adhèrent à l’espace codifié de l’action – ils répondent à l’exécution d’une partition de musique – tout en échappant également, à chaque performance, à l’unique réalisation d’une séquence d’actes déterminés : la fidélité à la partition n’épuise pas la praxéologie potentielle des mouvements mobilisés par le chef d’orchestre. En s’appuyant sur le programme de recherche Semiotic Ecology of Culture (SEC), La Mantia montre que la puissance d’agir du geste lui permet de dépasser les sémioses préorganisées qui forment les cadres systématisés au sein desquels se déploient les actes.

Les concepts de Châtelet de la « poussée du virtuel » et du « devenir autre » sont introduits à partir d’une expérience éducative menée par Wolff-Michael Roth et Jean-François Maheux sur l’épistémologie de l’apprentissage mathématique. Ils prolongent la réflexion sur le geste entamée au début du chapitre pour l’épaissir des virtualités contenues par la modification du résultat d’un enfant qui fait émerger des formes à partir d’autres formes. Son geste illustre en ce sens le potentiel praxéologique d’une telle expérience de mains et de pensée. Le diagramme est également ce lieu où des formes transitoires émergent, et qui porte en lui le germe de leur déformation : au même titre que le geste « réveille d’autres gestes » selon Châtelet, le diagramme déploie une « poussée du virtuel » qui influence le « devenir autre » du travail morphogénétique qui résulte de sa manipulation. C’est bien là ce qui le distingue de l’algorithme défini – que l’on pourrait rapprocher des régularités codifiées qui forment le cadre de l’acte – qui ne contient pas les « germes d’altérité » vecteurs d’altérations diagrammatiques (ou « registres d’altérité » dans les termes de Guattari).

La contribution de La Mantia s’attelle ensuite à établir l’hétérogénèse (la genèse de l’altérité, le terme appartenant à la terminologie deleuzio-guattarienne) comme trait principal et singulier de toute construction diagrammatique. Le diagramme devient un germe du possible, principe d’altérations imprévisibles. Il s’agit alors de distinguer la transformation, terme mobilisé tant par Deleuze et Guattari que par Sarti, de la déformation. Le point d’achoppement se situe au niveau des espaces prédéterminés de possibilités : la transformation est un devenir-autre assujetti à un ensemble de règles préétablies (par exemple les cartes bijectives en mathématiques), là où l’hétérogenèse génère des formes « radicalement inattendues ». L’hétérogénèse n’est pas une transformation, en ce qu’elle n’obéit pas à des dynamiques qui dépendent d’une structure, mais impulse ses propres lois dans une perpétuelle recombinaison morphogénétique : « Here, in our opinion, is the main feature of heterogenesis : one of being an unforeseeable becoming-other » (p. 22). L’hétérogenèse deleuzienne et les diagrammes de Châtelet trouvent une articulation dans la pensée de Noëlle Batt qui fait de l’imprédictibilité le trait distinctif de la déformation, qui permet au geste diagrammatique d’opérer comme générateur d’inscriptions qui relèvent selon elle du « non-su, du non-encore pensé » (p. 22).

Le point de rencontre entre une activité mathématique et une activité artistique qui mobilisent des gestes diagrammatiques se situe alors dans le lien entre les mécanismes cognitifs en jeu et des modes de raisonnement sensori-moteurs qui accordent une large place au corps. Le geste diagrammatique impulse un double mouvement d’orientation et de désorientation (Batt), qui déploie des « fluctuations libres du corps » (Zalamea) chez le peintre comme chez le mathématicien : « In both cases, that is, a consciousness-free gesticulation develops from the body by releasing figures (Bacon/Deleuze) or by materializing mathematical concepts (Zalamea) » (p. 24). Cette position, partagée par Châtelet, est d’abord celle d’un refus, celui d’associer la pratique mathématique à une activité exclusivement cérébrale, pour en reconnaître au contraire la dimension incarnée. Il ne s’agit là ni d’un platonisme ni d’un anti-platonisme – Châtelet a une approche ontologique neutre à l’égard de l’autonomie des formes mathématiques – mais d’une volonté de saisir ce qui se passe dans la pratique mathématique, dans la production de nouveaux concepts et la création de possibles qui n’étaient pas là avant : l’exemple du point (un « agent » chez Klee, un « opérateur » chez Châtelet) illustre bien cette conjonction du virtuel, du gestuel et de l’hétérogenèse par la puissance virtuelle, principe générateur d’un ensemble de gestes qu’il recèle (l’excavation des points comme trous virtuels, la propagation des points comme zones virtuelles, le prolongement des points comme flèches en germes, etc.).

L’approche adoptée mêle systématiquement les ressources potentielles du diagramme et celles du geste, en atteste l’utilisation constante de l’expression de « gestes diagrammatiques » (absente dans l’écriture de Gilles Châtelet) qui renvoie à une « ontologie du provisoire ». Unités dynamiques du changement, le geste et le diagramme – ou le geste diagrammatique, c’est-à-dire, le geste qui produit le diagramme et le diagramme qui transfigure le geste – ouvrent la porte d’un « enchantement du virtuel », pour reprendre l’expression de Châtelet, qui se distingue du réel et surtout du possible par son irréversibilité.

Approche diagrammatique des gestes mathématiques

            Guerino Mazzola ouvre la section consacrée aux mathématiques par une méthode de construction gestuelle du temps en musique qui s’appuie sur le concept de « temps vertical » de Jonathan Kramer : « The main thesis which we forward is that the construction of vertical time can be derived from an interaction of musical gestures, and this will be done based upon the existence of projective limits of gestural diagrams » (p. 69). Mazzola se livre dans un premier temps à un panorama philosophique des constructions temporelles gestuelles pour démontrer que le temps en musique ne peut se résumer à une réalité physique, car il est bien le résultat d’une activité constructive tant pour les compositeurs que pour les musiciens.

            La première clarification conceptuelle en philosophie distingue le « chronos », une conception linéaire et passive du temps, semblable, comme le remarque Mazzola, à celle de Newton pour qui le temps existe indépendamment de ce qu’il contient, du « kairos », que Platon ne considère pas comme une catégorie ontologique, mais qui renvoie au « bon moment », au temps expérimenté. C’est bien sûr cette conception du temps qui sera rattachée à la thèse du temps musical comme construction gesturale. Vient ensuite la théorie dite du « relationnisme avec respect au temps », celle d’Aristote et de Leibniz qui défendent l’idée que le temps n’est pas un contenant vide préexistant en dehors des objets et des événements. Pour Kant, en revanche, le temps ne fait pas l’objet d’une construction, il est une forme a priori présente chez l’être humain dans sa perception de la réalité empirique. Mazzola précise que ce déplacement vers une intériorité permettrait d’explorer les mécanismes humains de réification du temps, si l’on reconnait que l’a priori du temps relève d’un processus humain et non d’une implantation divine. Dans la continuité de cette idée, Valery fait du temps une construction humaine qui repose sur un mécanisme qui mobilise la totalité du corps. C’est l’individu qui est générateur du temps : il existe donc une pluralité de temps qui proviennent d’une variété de contextes, de la même manière qu’il existe différentes interprétations de la même pièce. Merleau-Ponty préfère parler d’une « conscience incarnée » qui ne se contente pas d’enregistrer le déroulé du temps, mais qui le déploie et le constitue, soulignant ainsi le lien inextricable entre le temps et le sujet, pour faire du premier une catégorie individuelle. Enfin, les découvertes mathématico-physiques du XXe siècle – de la transformation de Lorentz à la relativité d’Einstein – ne bouleversent pas radicalement le statut ontologique du temps, mais génèrent l’avènement d’une quatrième dimension spatio-temporelle, sur laquelle s’appuie ensuite Mazzola pour défendre au même titre la nécessité de penser une réalité temporelle spécifiquement musicale.

Ces approches philosophiques, physiques et neuroscientifiques cèdent donc la place à des perspectives musico-théoriques qui convergent vers la réalisation d’un « espace-temps imaginaire » lors de l’interprétation, qui relève d’une « interaction gestuelle ». En affirmant que la « musique crée le temps », Jonathan Kramer adopte une position constructiviste qui permet à Mazzola d’identifier quatre catégories de temps : « multiply-directed », « gestural », « moment » et « vertical » (p. 88). Ainsi le temps linéaire et absolu, celui du métronome qui réfère à une réalité physique, se situe-t-il à l’opposé du temps vertical, temps musical par excellence qui fait l’objet de l’attention de Kramer et dont Mazzola développe une interprétation en termes de gestes mathématiques. Il rapproche en effet le temps vertical de la théorie des catégories en mathématiques grâce aux foncteurs co- et contravariants qui présentent la particularité d’être définis par leur comportement et non par leur relation à des objets ou par leur matérialisation spatiale sous forme de points. L’idée est ici de défendre la possibilité – dont ne se sont pas privé les physiciens – d’introduire une nouvelle dimension temporelle propre à saisir ce qui se joue dans la performance musicale (par exemple dans le jazz) à travers une « interaction profonde de perspectives temporelles gestuelles » (p. 90). La qualité de la performance étant intégralement dépendante de cette interaction entre les gestes du musicien, elle fait advenir un état existentiel (« where, as they say, “the music plays you” and not “you the music” » p. 90) que Mazzola relie aux diagrammes de morphismes gestuels : les musiciens se « lancent » des gestes pour générer une identité artistique qui façonne une structure musicale diagrammatique à l’origine d’une « identité distribuée ». Le temps est une construction qui résulte d’une collaboration gestuelle non linéaire entre les musiciens, à l’origine d’un espace-temps imaginaire le temps de la performance. La proposition de Mazzola suggère un cadre mathématique qui modélise ces configurations relationnelles en se rapprochant de la théorie de Kramer, tout en relevant in fine qu’il s’agit surtout d’appliquer cette approche à une meilleure compréhension de l’élaboration du temps dans des situations musicales concrètes.

Dans sa contribution sur le « geste de Gilberte et le Combray commutatif », Jean-Claude Dumoncel va se servir du geste et du diagramme pour éclairer deux grands cycles dans La Recherche, celui de Gilberte et celui d’Albertine, resémantisant ainsi l’expression proustienne de « chansons de geste » sous un jour nouveau. Il envisage d’abord les alentours de Combray comme un diagramme commutatif à partir de l’expérience de Gilberte : deux portes opposées permettent d’accéder à deux côtés possibles pour les promenades, de telle sorte qu’on ne sort pas par la même selon que l’on vise l’un ou l’autre, là où dans Le Temps retrouvé, Gilberte trouve un moyen de pallier cette incommunicabilité. De même, c’est bien un geste qui permet d’unifier À l’ombre des jeunes filles en fleurs et Le Côté de Guermantes : celui du narrateur qui constate qu’il est désormais possible d’embrasser les joues d’une Albertine auparavant intouchable, matérialisant ainsi le changement entre l’Albertine de Balbec et l’Albertine de Paris.

Dumoncel tente alors d’éclairer l’affirmation de Deleuze dans Logique du sens selon laquelle Albertine est un monde possible, en la décrivant à partir de la citation « savoir l’odeur, le goût, qu’avait ce fruit rose inconnu » comme le produit booléen xyzx représente la couleur du bruit, y son odeur et z sa saveur. Il considère les conjonctions « et » et « ou » comme des opérateurs booléens : les mondes possibles sont alors les constituants d’une disjonction, et chacun d’entre eux est une conjonction de propositions se trouvant être vraies – au sens leibnizien qui fait de la nécessité une vérité dans tous les mondes possibles – dans ce constituant. Il y a bien, entre le cycle de Gilberte et celui d’Albertine, une convergence qui se manifeste par la transition de l’impossible au possible : « Boolean destiny where the kiss to Albertine, impossible at Balbec, becomes possible in Paris, means that, in Proust, the Leibnizian definition of modalities by a quantification over possible worlds has given place to an explanation of modalities by the Boolean operators acting on possible worlds or situations » (p. 106). Cette étude appelle, selon Dumoncel, une double conclusion qui porte sur la logique et son rôle dans le roman. Proust produit une anticipation de ce que deviendra la logique modale dans la seconde moitié du XXe siècle, en définissant la modalité par la quantité logique. Puisque le baiser à Albertine passe de l’impossible au possible, cela signifie qu’Albertine est successivement représentée comme un monde possible à Balbec par la conjonction « et », rendue ensuite impossible par « non-et » (un opérateur booléen qui produit une valeur fausse si les deux valeurs d’entrées sont vraies), avant d’être de nouveau un monde possible à Paris par l’annulations des trois conjonctions « non-et ».

Arnold Oostra dans « Existential Graphs as an Outstanding of the Use of Diagrams Mathematics » aborde ensuite les graphes existentiels de Peirce – que le sémioticien désigne lui-même comme la logique du futur – comme un domaine où les diagrammes pourraient se révéler particulièrement féconds pour traiter de la logique mathématique. Son article cherche à élaborer différents systèmes de graphes existentiels à l’aide de diagrammes très simples qu’Oostra suggère d’envisager comme des gestes. Il s’agit donc à la fois d’une réflexion sur les usages et mésusages des diagrammes en mathématiques, et d’une présentation de graphes qui émergent de gestes basiques pour articuler des liens entre géométrie et logique.

D’un point de vue historique, les diagrammes ont connu une utilisation paradigmatique dans les Éléments d’Euclide, avant que la géométrie passe par une progressive dé-visualisation, manifeste notamment avec Descartes qui fait passer les courbes du plan géométrique aux équations algébriques grâce à sa géométrie projective, et au XIXe siècle avec les géométries non euclidiennes qui signent possiblement une perte de confiance envers les diagrammes (mentionnons par exemple Hilbert qui propose une approche abstraite des objets de la géométrie dont les relations sont définies par des axiomes, ou le groupe Bourbaki qui n’accorde que peu de place à l’illustration dans sa tradition formaliste). Alors même que les mathématiciens semblent en tracer constamment, les diagrammes sont progressivement relégués au rang d’aide à la réflexion, dénués de toute valeur mathématique – la rigueur étant alors du côté d’une preuve formelle et algébrique.

Il est pourtant possible de s’appuyer sur des diagrammes pour en tirer des preuves valides, comme c’est le cas en algèbre homologique où ils ont donné naissance à la théorie des catégories : les règles qui régissent les diagrammes sont précisément les axiomes d’une catégorie, et permettent d’ordonner leur construction, leur transformation et leur interprétation de telle sorte qu’aucune conclusion fausse ne peut en découler. Il semble alors possible d’établir une théorie plus générale des systèmes diagrammatiques mathématiques, dont la caractéristique fondamentale se doit d’être la condensation d’un grand nombre d’informations sous une forme marquée par son extrême simplicité. C’est ce que suggère Peirce dans ses papiers entre 1879 et 1885 où il développe une théorie de quantification à partir d’une grammaire de traits simples où les sujets sont figurés par des lignes, leurs relations par des nœuds, et la négation par des ovales. Les graphes existentiels qui naissent sous sa plume en 1896 sont donc des diagrammes en deux dimensions tracés sur une surface simple, dont Oostra présente successivement les différentes conventions et les combinaisons possibles qui en résultent, avant d’introduire les graphes beta, gamma, et intuitionnistiques (qui ajoutent des lignes d’identité, des ovales en pointillés ou encore des limaçons, et peuvent désormais se déployer dans des surfaces non planes). Cette contribution montre qu’il est possible d’obtenir tous les systèmes de graphes existentiels à partir d’un tracé simple enrichi progressivement selon des interprétations logiques. Elle ouvre également la voie à un nouveau regard sur la logique qui fait des diagrammes son fer de lance pour asserter la fécondité d’un geste performé dans un environnement spécifique.

Le dernier chapitre de cette section synthétise les avancées du séminaire Philosophy of Mathematics à l’Université Nationale de Colombie à Bogota en 2018. Fernando Zalamea, qui en a assuré la tenue, fait se rejoindre des approches multivalentes en logique et multidimensionnelles en géométrie qui se proposent de répondre à la question « Qu’est-ce que les mathématiques ? » par le « langage corporel » (p. 147) à partir de gestes du bras, de la main, et des doigts. Il part pour cela de neuf gestes basiques de la main et des doigts pour saisir des dialectiques fondamentales dans la pensée mathématique (continu/discret, un/multiple, idéel/réel, abstrait/concret, mais aussi les potentialités de la beauté structurelle, les variétés d’espace et de nombre, les limites de la négation ou encore les structures et leurs déformations). Ces gestes se ramifient de façon explosive dans des mouvements de bras plus complexes, six pour chaque geste basique, qui forment ainsi cinquante-quatre gestes pour expliquer d’une manière diagrammatique et catégorico-théorique des progrès à un niveau avancé en mathématiques. Cette chorégraphie improvisée qui assure un va-et-vient entre concret et abstrait déploie ainsi une typologie des gestes mathématiques apte à s’emparer de dialectiques mathématiques cruciales ou de dynamiques complexes, incluant notamment les gestes beauté/vérité, possibilité/nécessité et abstraction/concret qui constituent selon Zalamea une « triade naturelle » (p. 162) incarnée dans des entremêlements de doigts récurrents.

Le corps, étendu par des gestes qui lui ouvrent l’accès à une pensée conceptuelle, se retrouve ainsi au cœur d’une démarche qui synthétise des idées profondes de façon simple : « Intellectual imaginative deepness is thus enacted in bodily material simplicity » (p. 162). Cette contribution répond d’une manière originale à la question « Qu’est-ce que les mathématiques ? » par une utilisation conjointe du corps, de la théorie des catégories, du geste et du diagramme, offrant ainsi la possibilité d’un « swing » (p. 163) entre le corps et l’esprit, entre l’universel et ses réalisations particulières, qui souligne là encore l’importance des effets contextuels dans la compréhension d’un objet.

Diagrammes et gestes en philosophie

            Charles Alunni dans « The Diagram : Demon of Proof » adresse la question de l’écriture qui serait celle du diagramme pour comprendre ce que ce dernier nous montre, comment il procède pour le faire, et quel rapport il entretient avec la preuve mathématique. Son article aborde dans un premier temps l’introduction galiléenne de l’écriture de la science, qui considère moins les mathématiques comme un langage – au même titre qu’un texte – que comme un « algèbre », entendre ici un ensemble de règles opératives qui programment une séquence d’actions. L’écriture des mathématiques connaît ensuite une expansion qui procède par compaction : les formalismes mathématiques deviennent de plus en plus puissants, au point d’opérer une compression scripturale qui trace aussi de nouveaux cheminements de pensée (par exemple dans les équations de Maxwell sur l’électromagnétisme). Le propos d’Alunni s’ouvre sur les analyses de Châtelet qui propose une interprétation diagrammatique des produits progressif et régressif de Grassmann. Celui-ci s’appuie sur un « sens dialectique » qui implique des effets de balance et de symétrisation dans la présentation de ses idées : il semble alors possible d’établir une correspondance entre cette dialectique grassmannienne et les « pulsations d’une logique de complicatio (enveloppement), d’explicatio (développement), de contractio (réduction), de contractus (ce qui est réduit), d’expansion et de réduction centrifuge » (p. 180). En ce sens, l’écriture diagrammatique semble établir une « stabilisation probatoire » à l’origine d’une « mémoire anticipatrice » (p. 169) des gestes de la science.

            Il convient alors de clarifier l’utilisation du terme « image » dans un contexte scientifique : le diagramme embrasse l’image comme l’un de ses éléments fonctionnels, mais il faut l’entendre dans son versant abstrait comme peuvent l’être par exemple les diagrammes de Venn, et non pas comme une illustration. Le diagramme pense l’interprétation de l’image et du calcul, il ne peut donc pas se réduire à une fonction illustrative, ni même à une figure dont il se distingue par son « machinic power » (p. 186) qui lui permet de déployer des gestes virtuels. Son dynamisme provient donc à la fois de sa capacité à échapper à une quelconque forme de figement par son ouverture vers la virtualité, et par sa plasticité, résultat d’une alliance entre figure et calcul qui échappe à l’immobilisme de la pure illustration pour faire signe vers une révélation jamais pleinement aboutie. Le diagramme procède ainsi par indexations dotées d’une opérativité dialectique, et peut être envisagé selon Alunni comme une structure covariante, valable dans tous les mondes possibles. Il est tout à fait fécond dans le cadre d’une démonstration en ce qu’il peut mettre en exergue, à l’intérieur des parties qui le composent, des changements et des modifications – qui peuvent être celles des opérations algébriques élémentaires comme l’addition, la soustraction, la multiplication et la division, capables d’articuler l’interprétation de deux diagrammes – qui appliquent et mettent en forme des résultats obtenus ailleurs. La conclusion de son article propose d’envisager le diagramme moins comme une preuve que comme une orientation à donner à la démonstration : « But rather than speaking of “diagrammatic evidence” stricto sensu, it might be more appropriate to speak of a diagrammatic orientation of the demonstration: the diagram as demon of monstration, of evidencing or showing, the demon of proof! » (p. 187). Une orientation diagrammatique dans la pensée s’appuie sur le pouvoir machinique du diagramme, démon de la preuve qui ouvre avant tout la porte d’entrée vers la prospection de virtualités où se trouve peut-être la solution recherchée.

            Les deux contributions suivantes mettent davantage l’accent sur le geste, entendu comme un « nouvel outil pour une vision différente du raisonnement synthétique » chez Giovanni Maddalena, et comme une dramatisation du raisonnement diagrammatique dans le Ménon de Platon. Maddalena part des travaux de Vico et de Mead qui proposent une vision alternative des gestes pour les dégager d’une subordination au langage verbal : ils sont les « mécanismes fondamentaux de la pensée humaine » (p. 191). Un panorama des différentes classifications des gestes, allant du continuum de Kendon et McNeill aux gestes synthétiques définis par Cavaillès, Desanti et Châtelet, en passant par les « actes de langages » d’Austin, lui permet ensuite d’aborder le concept de synthèse tel qu’il est envisagé dans les études sémiotiques de Peirce, notamment dans ses graphes existentiels. Ceux-ci sont à comprendre comme une version du raisonnement synthétique qui permet la reconnaissance d’une identité à travers le changement, en établissant une relation d’équivalence entre la ligne d’identité et la structure du geste. Prolongeant ainsi la pensée de Cavaillès qui définit les mathématiques comme une manière d’ « attraper le geste et pouvoir le continuer2 », Maddalena souligne la singularité du raisonnement qui se réalise dans le tracé des graphes : « there is no gap between reasoning and the representation of reasoning » (p. 197). Cependant, tout geste ne montre pas nécessairement un processus complet de raisonnement synthétique. Il convient alors de différencier le geste incomplet du geste complet qui doit être créatif à travers ses formes, singulier dans son individualité, et reconnaissable pour son unité. Une expérience scientifique, écrire une pièce de théâtre, réaliser des rites privés ou publics, une performance artistique ou encore une liturgie sont autant d’exemples de gestes complets qui synthétisent proportionnellement et densément l’ensemble des éléments sémiotiques qui les composent. Un geste incomplet, qui reste au demeurant un geste, ne parvient pas à atteindre une synthétisation complète qui l’autorise à établir une reconnaissance de l’identité dans le changement. Mais cette incomplétude n’est pas dénuée d’intérêt, elle est même parfois recherchée comme terrain fertile de l’émergence d’une expérience spécifique : l’étonnement, l’empathie ou le flou sont autant d’éléments qui peuvent être recherchés aussi bien en sciences dures qu’en sciences humaines. La proposition de Maddalena se situe donc davantage du côté d’un continuum gestuel, allant de la gesticulation au geste synthétique créatif (p. 204) qui déjoue le traditionnel dualisme corps/esprit déjà abordé dans plusieurs autres contributions.

            Rocco Gangle se consacre pour sa part à une analyse détaillée d’un dialogue de Platon (le Ménon) où Socrate emploie une méthode à la fois dialogique et diagrammatique pour guider un esclave dans la résolution d’un problème mathématique qui consiste à tracer un carré qui double l’aire du carré précédent. Ces constructions diagrammatiques exercent une fonction synthétique à plusieurs niveaux dans le texte : elles figurent le passage d’une manipulation singulière vers des modalités plus générales d’un raisonnement diagrammatique, elles sont redoublées dans les relations sociales entre les personnages qui partagent également une structure auto-réflexive, et enfin, le dialogue lui-même peut être séparé en trois grandes sections qui permettent d’identifier une opérativité sémiotique qui articule ces trois niveaux. Plus concrètement, Gangle suppute que le dialogue met en scène un seul diagramme que Socrate doit reconstruire au fil de la démonstration – notons à ce titre que la troisième tentative de l’esclave s’appuie sur le tracé de la seconde qui construit le quadruple du premier carré. Au lecteur, à son tour, de recomposer ces différentes étapes en traçant ses propres diagrammes à partir des expressions indexicales qui permettent d’en identifier les parties, puisque le texte s’abstient de toute représentation. Gangle s’emploie alors à démontrer comment les étapes d’un raisonnement peuvent être représentées d’une façon compacte et unifiée par le diagramme, qui assure le passage de l’implicite à l’explicite, de l’abstrait au concret : premièrement, la manipulation du diagramme géométrique ne montre pas seulement ce qui est faux, mais fait apparaitre pourquoi ce raisonnement est faux en associant les erreurs à une mauvaise inférence dans la relation partie/tout. Dès lors, la démarche épistémique de l’esclave s’adapte à cet outil : il ne s’agit plus de trouver le ratio du côté, mais d’examiner le diagramme lui-même pour trouver comment construire une ligne qui en prolonge le geste (ici en l’occurrence, en choisissant la diagonale). Comprendre le résultat obtenu, c’est voir le problème autrement, et dégager un nouveau type de relation entre les longueurs des côtés et l’aire totale. Cette contribution cherche donc à identifier le rôle de l’expérimentation diagrammatique dans un processus d’apprentissage, qui relève selon Gangle d’un mouvement vers une généralisation abstraite qui se caractérise dans son versant pratique par un apprentissage concret de la réalisation de constructions géométriques, et dans son versant théorique par la découverte des propriétés des figures qui résultent de ces manipulations. À partir de ce constat, Gangle propose d’intégrer un quatrième terme à la relation triadique peircienne qui unit representamen, objet et interprétant, que serait le « facilitateur ». Celui-ci opère de façon multiscalaire une médiation entre l’interprétant et le representamen pour faciliter le fonctionnement triadique dans son ensemble (p. 220). Là où le dialogue cherchait initialement à trouver un mode d’acquisition de la vertu, Gangle en déplace les enjeux par une formule synthétique « every diagram is a diagram of diagrammaticity » (p. 223) pour souligner la forme autoparticipative du raisonnement diagrammatique, qui tend davantage à illustrer la relation d’amitié qui nourrit une pratique collective de l’enquête au fondement de la philosophie socratique.

            Le neuvième chapitre propose une traduction commentée du texte « The Act of Writing » dans Gestures : Attempt toward a Phenomenology du philosophe Vilém Flusser. L’ouvrage dans son ensemble propose seize descriptions phénoménologiques de gestes humains fondamentaux, parmi lesquels se trouve celui d’écrire. Alunni souligne à ce titre que le geste chez Flusser n’est pas simplement un réflexe, mais bien le lieu d’une expression de liberté qui n’est pas réductible à une explication causale. Il est intéressant de noter que Flusser lui-même fait de la traduction un puissant « instrument épistémologique » au point qu’il envisage dans ses écrits d’élaborer une « théorie de la traduction » (p. 228). Flusser envisage l’écriture comme un geste de « pénétration » de la surface, négatif tant dans ses origines que dans ses intentions, quand bien même la technique utilisée par le stylo ou la machine semble en réaliser le geste opposé. Le concept central est celui d’écriture linéaire qui décompose l’image en lignes au fil d’une structure processuelle : le mouvement, dans l’écriture, n’est pas continu, il est au contraire interrompu par des pauses au carrefour de choix à réaliser qui constituent une des caractéristiques principales du geste d’écrire. C’est en ce sens que ce geste peut se faire phénoménalisation de la pensée : « I therefore propose that we consider the gesture of writing as a gesture during which a surface is informed by letters chosen during phases of stopping that we can wall “thinking” » (p. 230). Penser comme écrire, c’est donc nier la surface pour la pénétrer. Les modalités varient du stylo à la machine, qui matérialise plus concrètement selon Flusser le « programme du geste d’écrire » en le dotant d’une visibilité qui le rend plus conscientisé. Le potentiel de négation de l’écriture est donc à situer au niveau des choix à réaliser, d’autant plus criant lorsque l’on passe d’une langue à l’autre, et donc d’un ensemble d’associations à un autre. Flusser défend ainsi l’idée d’une distinction entre le geste d’écrire pour informer les autres, et celui pour informer une surface, qui présentent deux attitudes existentielles différentes à l’origine d’une discrimination entre qui serait un « véritable auteur » et qui tendrait davantage à devenir un acteur en ramenant l’écriture à un geste de communication.

            Le chapitre suivant trouve un parallèle intéressant avec la contribution d’Alunni dans sa son rapprochement entre l’espace de l’écriture et l’espace de la scène, envisagés tous deux dans la perspective d’un mouvement. Catherine Paoletti propose en effet dans « The Diagram on Stage : Movement, Gesture and Writing » d’analyser des écritures diagrammatiques de la danse dans la recherche d’un système de notations qui donne accès à de nouvelles configurations spatiales. Elle s’appuie pour ce faire sur le travail de Châtelet qui parle du diagramme comme une « provocation aux mobilités » (p. 243) afin de proposer une comparaison des systèmes de notations de Raul-Auger Feuillet dans Chorégraphie, ou l’art de décrire la danse par caractères, figures et signes démonstratifs et de la Kinétografie du chorégraphe hongrois Rudolph Laban. Là où Feuillet s’intéresse à la mesure précise du temps en consignant le « chemin » – la ligne sur laquelle on danse – comme une suite d’étapes et de positions, Laban n’envisage pas le mouvement comme un cheminement entre deux points, mais tente au contraire de développer une écriture du corps saisi dans le mouvement qui repose sur une typologie tridimensionnelle (plan, espace, temps). La notation de Laban, qui parle d’une « kinésphère » pour désigner l’espace intégré que le corps transporte avec lui, tire donc davantage du côté du diagrammatique, là où celle de Feuillet est plus iconique. Dans cette approche, qui se nourrit notamment des réflexions de Kandinsky dans Dot, Line, Plan qui remarque que les sauts de ballet verticaux peuvent être modélisés par un point, là où les sauts plus modernes (par exemple ceux de Gret Palucca) dessinent une forme, et de celles de Châtelet qui envisage le point dans son pouvoir de compression et de relâchement des virtualités, le diagramme devient lui-même une « scène [qui] capture la vivacité du mouvement » (p. 253). En clôture de cette section se dégage donc l’idée plus globale et partagée par plusieurs contributions selon laquelle le diagramme n’est pas lui-même une image, mais ce à partir de quoi les formes peuvent émerger, dans une puissance évocatoire qui le rapproche de multiples manières du geste.

Diagrammes et gestes en linguistique et en sémiotique

            Dominique Ducard inaugure cette section par une réflexion sur la « méta-morphotis » dans la théorie de l’énonciation, terme qui réfère au processus de transmutation symbolique pensé par Antoine Culioli dans sa Théorie des Opérations Prédicatives et Enonciatives (TOPE) pour souligner que l’activité langagière est une image d’image. Le but de cette théorie est d’étudier l’activité cognitivo-affective du langage envisagé comme un processus dans lequel l’énonciateur construit à partir d’un texte (oral ou écrit) une série d’opérations par combinaisons de formes signifiantes, pour permettre à un autre énonciateur d’adopter un système correspondant afin de reconstruire une représentation complexe qui coïncide ou non avec celle de l’énonciateur d’origine. Se dégagent donc trois ordres de représentation : celui du langage, celui de la linguistique et celui de la métalinguistique qui assure le passage des formes matérielles accessibles à des formes abstraites inaccessibles (p. 261). L’enjeu de la contribution de Docard porte sur le type de modèle qui peut parvenir à représenter et à simuler des opérations langagières : si le linguiste ne doit pas se rêver mathématicien – les phénomènes qu’il étudie excède les catégories qui peuvent être saisies par la logique et ses théories doivent s’adapter au déformable et au changement d’échelles –, il peut pourtant bien se tourner vers les mathématiques qui autorisent une formalisation des axiomes linguistiques. Les mathématiques ou la logique peuvent donc intervenir au niveau de la notation, dans une étape intermédiaire qui serait celle du « formulaic » (p. 262), sans céder pour autant à des procédés algébriques inaptes à s’emparer des processus dynamiques dont il est question. Culioli inroduit alors le Cam diagram, basé sur une analyse freudienne du cas de névrose obsessionnelle du « Rat man ». Ce diagramme fonctionne comme un outil (pour analyser le système des pronoms) que Culioli désigne comme un graphe pour éviter une approche linguistique statique. La topologie joue indéniablement un rôle prégnant dans cette représentation métalinguistique qui s’appuie sur un système de tenseurs et de vecteurs (p. 264) pour schématiser des phénomènes aspectuels et temporels. Ducard met l’accent sur sa capacité à offrir une forme spatialisée qui permet la représentation du mouvement, et surtout, de la transition d’une forme à l’autre. Sa démarche, comme celle de Culioli, est donc largement interdisciplinaire voire transdisciplinaire : psychologie, neurosciences, philosophie du langage, phénoménologie, anthropologie culturelle, etc., se rencontrent dans la recherche d’un système de transcription à la fois synthétique et figuratif, ouvert dans son interprétation à de nouvelles perspectives et donc doté d’une fonction heuristique. En comparant l’activité diagrammatique à la philosophie Taoïste où le peintre doit devenir roseau pour peindre le roseau, Ducard place le diagramme du côté d’une forme de pensée où celui qui le trace doit en épouser le geste mental. C’est bien en ce sens que le diagramme – tel qu’envisagé par Châtelet notamment – est « inaugural » : il ouvre à de nouveaux problèmes, il est geste qui embrasse d’autres gestes à venir.

            Lionel Dufaye dans « Fluid Formalism » s’inscrit dans la continuité de cette contribution en reprenant à son tour les théories de Culioli. Il y apporte plusieurs précisions : son objet d’étude n’est pas seulement « déformable », il est surtout « malléable », comme c’est le cas pour les exemples qu’il donne de « can » et « may » analysés par Deschamps et Dufaye comme un ensemble de deux opérations, quantitative et qualitative – ce qui explique pourquoi ils peuvent parfois être intervertis, et parfois non. Dufaye propose donc dans cet article de distinguer en termes d’opérations de localisation le fonctionnement de différents marqueurs comme « Through » qui dessine une relation d’identification, « over » qui suggère une différenciation en localisant le locatum dans une position au-dessus relativement au locator, ou « accross » du côté de la déconnection. L’ensemble permet d’élaborer une représentation topologique des relations à l’espace. Une deuxième précision tente d’éclaircir un apparent paradoxe : comment une représentation métalinguistique fixée sur le papier peut-elle rendre compte d’une interprétation diachronique de l’évolution et de l’impermanence de ces marqueurs, qui représentent des représentations ? Dufaye aboutit à la nécessité de considérer ces gestes mentaux comme des « processus actifs » où le sens n’est « pas tant récupéré que construit » (p. 281, nous traduisons). Ce sens est construit à partir d’interactions et de co-occurrences, et sa modélisation doit nécessairement passer par un « formalisme fluide » pour embrasser la nature changeante du langage, comme le fait Culioli dans sa théorie des gestes mentaux.

            Francesco La Mantia va plus loin dans l’analyse de la Cam Structure et de la diagrammatologie énonciative. Son article cherche dans un premier temps à reconstruire la genèse de ce diagramme en s’attaquant aux difficultés posées par la définition formelle de la structure de la cam : si on envisage le terme dans son acception mathématique – que l’on pourrait rapprocher des « catégories » qui renvoient à la fois à une collection d’objets et aux morphismes qui agissent dessus – Culioli n’explicite jamais les règles formelles qui correspondent à cette structure. Pour considérer la cam non comme une illustration mais bien comme un outil, ces règles qui régissent son emploi semblent nécessaires (autrement, les morphologies culioliennes demeurent de simples « jeux »). La Mantia se livre donc à une série de spéculations sur la praxis diagrammatique du linguiste afin d’éclairer la topologie de cet objet singulier. L’enjeu est de comprendre comment cette forme peut être génératrice d’autres formes, en étant à la fois posée sur le plan dimensionnel et décrochée de ce plan, formant ainsi une spirale ou une sphère, en ce que ses extrémités (le segment qui relie lexis et assertion) sont à la fois identiques et non identiques. La Mantia propose alors d’employer une métaphore cardiologique pour évoquer les « pulsations » de la cam qui justifie cette simultanéité de l’identicité et de la non-identicité des extrémités. Ces indéterminations qui permettent à la lexis de former des énoncés à la fois négatifs et affirmatifs sont le signe d’une diagrammatisation du processus énonciatif : la pointe de la cam devient son sommet pour diagrammatiser un « locus germinal » (p. 305). Il s’agit enfin de rapprocher la pensée de Culioli (« […] identify Culioli’s thinking regarding the “form-in-the-making” » p. 314) de celle de Deleuze avec son hétérogénèse et de celle de Châtelet, qui travaille précisément l’instabilité du diagramme et sur sa puissance germinale. La conclusion de La Mantia insiste sur deux processus diagrammatiques à l’œuvre dans la cam : la bifurcation, c’est-à-dire l’actualisation de virtualités génératrices d’autres figures, et la schématisation qui autorise une stabilisation provisoire de l’activité énonciative.

            Per Aage Brandt propose à mi-parcours de cette section un dialogue entre les approches peircienne et saussurienne du diagramme et du geste dans une approche davantage cognitico-sémiotique. Il différencie dans un premier temps la conception peircienne d’une semiosis qui peut se trouver n’importe où, là où Saussure développe au contraire un regard plus conceptuel dans une sémiose hautement structurée, orientée sur la signification dans des modèles qui se déploient sur deux niveaux (une identification des phénomènes du monde humain qui signifient à partir d’un système d’expressions contrastées, et une identification des phénomènes de toutes natures qui sont signifiés par les premières). Les diagrammes se situent à une intersection caractérisée par un critère de criticité qu’on peut envisager comme un spectre allant des icônes (dotées d’une criticité maximale, à l’instar des tableaux figuratifs où tous les points du plan peuvent trouver un contrepoint sensible) aux symboles (dotés d’une criticité minimale, comme dans les écritures alphabétiques qui prennent en compte uniquement les tracés noirs et les espaces blancs qui les séparent, le reste étant « vide » de signification). La criticité des diagrammes est donc intermédiaire : « They do not order you to do things, like symbols, and they do not look like anything you can have perceived, like icons; they just look like other digrams » (p. 322). Aage Brandt souligne alors le rapprochement possible entre ces trois classes de signes et trois grandes classes de création de sens : le commandement symbolique des autorités constitutives, la planification diagrammatique des possibilités politiques, et la fantaisie iconique des désirs organiques (p. 324). Ces catégories peuvent également prendre la forme de gestes : iconiques dans la forme des mouvements qui accompagnent un discours, symboliques lors de rituels performatifs, ou diagrammatique dans des mouvements continus qui suivent des schémas (parades, processions, danses). Dès lors, les diagrammes qui cherchent à montrer comment les choses fonctionnent, sont porteurs d’une portée éminemment épistémique. Ils sont du même coup la porte d’entrée vers un monde « supra-verbal » (p. 324), ce qui permet à Aage Brandt d’opérer une distinction entre les peintures avant-gardistes d’un Cézanne, d’un Picasso ou d’un Braque, et les peintures abstraites de la seconde moitié du XXe siècle qui avancent une approche diagrammatique, non-iconique, qui représente la pensée d’une manière singulière, en faisant signe vers sa présence et vers une intuition de l’espace. Ces tableaux sont d’un autre ordre, plus métaphysique : Aage Brandt parle de « fenêtres magiques » qui ouvrent vers une unité du subjectif et de l’objectif, de l’intérieur et de l’extérieur, vers une « université spirituelle qui n’est troublée ni par le temps ni par l’espace » (p. 327, nous traduisons). La thèse principale d’Aage Brandt est donc de relier la sémiose à l’activité mentale cognitive, qui postule une triade sémantique iconique-affective, symbolique-déontique et diagrammatique-épistémique reliée à une architecture de l’esprit que le geste peut exprimer plus directement que d’autres pratiques signifiantes.

            Le chapitre de Wolfgang Wildgen « Continuous, Discrete Diagrames and Transitions » est celui qui examine la plus grande variété d’applications des approches diagrammatiques. Wildgen choisit de se concentrer sur les diagrammes topologiques, continus (et non discrets), qui envisagent des dynamiques qualitatives (comme peut l’être la théorie de la catastrophe de René Thom). Il adresse trois types de diagrammes : les diagrammes techniques utilisés dans l’architecture et l’ingénierie, les diagrammes mathématiques, et les diagrammes en sciences de la communication. Le chapitre va donc parcourir des diagrammes techniques (utilisés par exemple dans les cathédrales gothiques pour les arches, ou dans la construction de machines), des diagrammes et archétypes (au sens où l’entend Platon dans le Timée) biologiques, des diagrammes mathématiques (incluant les figures géométriques qui exposent les propriétés prouvées par Euclide ou Archimède par exemple, et les équations qui assemblent des lettres (symboles) et des nombres (indices) pour former une opération qui relève du diagramme), et enfin des diagrammes en analyses linguistiques et musicales (c’est le cas des grammaires algébriques et logiques dans la tradition de Carnap et Montague). Les caractéristiques qui en découlent sont les suivantes : la représentation schématique doit être qualitative et non quantitative, topologique et non métrique ; elle est en outre spatiale et dynamique en un sens qui diffère de celui de la physique ou de la mécanique (p. 337). Ce sont en effet les caractéristiques topologiques et dynamiques qui assurent le passage de modèles dynamiques à des diagrammes, par exemple dans la théorie des catastrophes. Wildgen développe pour l’illustrer les diagrammes « archetypal morphologies » de René Thom, mais aussi des diagrammes qui définissent des notions centrales de la syntaxe narrative (proximité, cohérence et squelette narratif chez Labov) ou encore des diagrammes qui modélisent le « don » et l’ « envoi » où les forces sont interprétés comme des agents animés. Son article propose en outre une liste de niveaux ontologiques comme outil heuristique qui autorise différents types d’interprétations de diagrammes (« Locomotion in space », « Change in quality space », etc.). Il prolonge ainsi une lecture de Peirce qui met l’accent sur l’auto-organisation des diagrammes qui dans leurs caractéristiques non intentionnelles portent le germe d’une compréhension plus large de phénomènes sous-jacents (p. 355).

            Le seizième chapitre écrit par Francesco La Mantia se veut conclusif, et annonce dès son titre son orientation : « Towards a Diagrammatic Model of Enunciation ». La Mantia cherche à prolonger les multiples réflexions qui ont été menées autour de l’expression « diagrammatic gesture » qui n’a pas reçue selon lui l’attention qu’elle mérite chez les sémioticiens et les linguistes : il y a donc bel et bien une difficulté à penser ensemble l’unité symbiotique qui unit les gestes et les diagrammes. Son article revient sur les gestes diagrammatiques dans le champ de l’énonciation qui sont exclusivement linguistiques et sémiotiques, comme c’est le cas pour l’énoncé « Je jure » analysé par Deleuze et Guattari dans Mille plateaux que La Mantia propose de relire à partir de la théorie de la figuration de Paul Klee, mais aussi à partir de l’épistémologie des mathématiques de Châtelet. Affirmer que l’énonciation « je jure » est nulle renvoie alors au fait qu’elle est irréductible aux conditions locales de sa production, puisque chaque énonciation contient le germe d’autres énonciations. Il devient alors possible de placer chacune d’elles, comme le suggèrent Deleuze et Guattari, sur une ligne de variation continue virtuelle. La Mantia compare ce tracé au triangle de Châtelet, qui correspondrait à une énonciation visuelle qui contient elle aussi les germes d’autres triangles : « There is thus a nexus between Châtelet’s triangle and “I swear” as they both contain “crystals of becoming” » (p. 365). La vibration qui anime les formes visuelles et la variation qui anime les formes verbales relèvent donc d’un geste de même nature. À partir de là, La Mantia se livre à une critique de la dichotomie type/token relue à l’aune des textes de Merleau-Ponty, qui ne semble pas pertinente pour penser la distinction entre ces gestes. Ainsi, le triangle, et plus généralement l’eidos des objets mathématiques, ne peut être réduit à un type immatériel, métaphysique ou cognitif qui ignorerait le rôle génétique des inscriptions sur le papier, la pierre, etc., dans la constitution de ces idéalités formelles. Le triangle est bien une forme à la croisée d’énonciations virtuelles, il est également une forme gestuelle car il « localise » sa forme dans le geste du tracé digrammatique (p. 376). Ce geste contient pourtant bien une « fibre invisible » (p. 377) qui procède par négativité dans sa saisie de l’eidos. La Mantia peut dès lors prolonger sa réflexion sur les liens entre itérabilité et hétérogénèse dans des études de cas chez Picasso, Pollock et Van Eyck. Chez Pollock, l’impact de la couleur sur la toile ne relève pas de l’accidentel, quand bien même il est bien un processus hors de contrôle. La Mantia suggère alors une comparaison entre l’invisible et le non-dit de Michel Pêcheux et le chaos épilinguistique de Culioli pour éclairer les virtualités hétérogénétiques de Van Eyck. Les conclusions de cet article sont ouvertes à un prolongement dans la philosophie diagrammatique de l’énonciation. La Mantia y défend le lien intime qui unit le « devenir-autre » et le geste diagrammatique. Il envisage également l’itérabilité comme une source potentielle d’hétérogénèse : c’est le cas lorsque la langue fourche dans la prononciation d’une expression, tordant ainsi « I swear » qui devient « I sweat ». L’hétérogénèse prédispose en effet un arrière-plan de virtualités qui « impulsent les énoncés de potentialités métamorphes » (p. 403).

            L’ouvrage dans son ensemble a bien tenu le pari d’une approche transdisciplinaire qui s’empare de ce que pourrait être un « geste diagrammatique ». L’hybridité du diagramme, point de départ de plusieurs contributions qui examinent les tensions qui l’animent, du graphique au symbolique, du local à l’universel, de l’abstrait au concret, est également au principe de l’examen des gestes qu’il contient, des gestes qui le façonnent à ceux qu’il provoque, en passant par ceux qu’il « gèle » et « découpe » dans son tracé pour reprendre la terminologie de Châtelet. Les sections qui identifient des champs d’application (en mathématiques, en philosophie, et en linguistiques) sont en réalité parcourues de multiples croisements, signe d’une démarche qui cherche moins à éprouver l’opérativité du diagramme dans une variété de contextes qu’à embrasser sa portée heuristique et épistémique. La rencontre du geste et du diagramme ouvre la voie à des travaux qui prolongent ces réflexions sur la place du corps et du charnel dans la pensée conceptuelle et notamment mathématique, d’où elle a trop longtemps été reléguée.


1 La volonté n’est pourtant qu’un aspect du gestural dont l’expressivité peut dépasser le contrôle, ce qui remet en question les deux sens de l’intention que serait la directionalité et la délibération, puisque le geste peut être capable de nous trahir, de révéler ce que l’on aurait préféré cacher. L’inter-corporalité peut donc se dégager de l’intentionnalité lorsque le geste n’est plus délibéré. La réflexion se nourrit alors des travaux de l’anthropologue Marcel Jousse qui situe le geste à égale distance du volontaire et du non volontaire.

J. Cavaillès, Œuvres complètes, Hermann, Paris, 1994, p. 186.