8-L’expérience de pensée comme expérience esthétique : Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Jorge Luis Borges

Laurence Dahan-Gaida, Université de Franche-Comté

La notion d’expérience de pensée connaît aujourd’hui une extension qui permet de l’appliquer à tous les domaines de la pensée, de la science à la philosophie en passant par le roman, l’art, l’histoire, l’histoire de l’art, la géographie, le droit, l’économie ou encore l’éthique. Dans tous ces domaines, les expériences de pensée mettent en jeu des saynètes imaginaires qui reposent sur une structure narrative du type « Imaginons ce qui se passerait si… ». Elles racontent toujours une histoire plus ou moins complexe. C’est ce type d’histoire que nous raconte Einstein avec ses ascenseurs qui nous entraînent dans l’espace selon une accélération constante, ou Galilée lorsqu’il démontre le principe d’inertie en imaginant des corps chutant depuis la tour de Pise1. Ou encore Paul Langevin lorsqu’il illustre la théorie de la relativité restreinte d’Einstein par « le paradoxe des jumeaux », dans lequel il imagine un homme envoyé dans l’espace à la vitesse de la lumière qui revient sur terre plus jeune que son frère resté sur Terre. Qu’y a-t-il de commun à toutes ces histoires ? Sont-elles de même nature ? Qu’est-ce qui permet de les rassembler sous un même vocable ?

Le fait, tout d’abord, qu’elles mobilisent des compétences similaires qui correspondent à notre capacité d’imaginer certaines situations dans un cadre hypothétique : il s’agit de constructions fictionnelles qui obéissent à un usage contrôlé de l’imagination dans un but d’enquête et d’élucidation. La littérature est pleine de scénarios de ce type, dans lesquels l’auteur propose une situation fictive à travers laquelle il pose un problème qu’il cherche à résoudre. De ce point de vue, les fictions de Borges représentent à la fois un exemple paradigmatique et un cas limite. De fait, chacune de ses fictions peut être lue comme une expérience de pensée : si le monde était une bibliothèque, s’il était une loterie, si l’homme était immortel, si l’homme était incapable d’oubli, etc. À la manière d’un mathématicien qui construit des hypothèses à partir d’axiomes conventionnels, Borges construit une réalité de référence à partir de postulats abstraits qu’il pousse à l’extrême pour introduire du jeu dans nos certitudes et nos savoirs constitués.

La critique tend généralement à rapporter les fictions borgésiennes à des mondes possibles, c’est-à-dire à des domaines susceptibles d’accueillir nos possibles comme nos impossibles. Leur caractère abstrait, purement géométrique, semble en effet donner aux mondes qu’elles décrivent une consistance ontologique qui les rend autonomes par rapport à notre monde. Le lecteur peut y projeter des possibilités d’existence, un système de connaissances, une expérience de vie, une phénoménologie de l’espace-temps. L’originalité de Tlön, Uqbar, Orbis Tertius (1940) à cet égard est que le récit ne part pas d’une réalité sensible offerte à l’observation, mais qu’il propose au lecteur un système cognitif complet, en forme de variation sur l’idéalisme de Berkeley, à partir duquel il doit imaginer un monde qui sera compatible avec les lois de ce système. Borges prend ainsi à rebours la démarche courante qui consiste à partir d’une réalité sensible pour ensuite passer éventuellement à la formulation d’hypothèses et de lois compatibles avec ce monde : la réalité ne préexiste pas à la connaissance, mais elle en est une fonction. Il y a donc inversion des rapports entre la réalité et le discours qui peut être tenu sur elle : la connaissance prend la place du monde physique et devient pour le lecteur une réalité phénoménale d’une autre nature, dont il lui faut appréhender les lois afin de pouvoir induire un monde qui lui soit coextensif. Quel est le sens de ce retournement ? Quel type de rapport institue-t-il entre le monde et la connaissance, entre les choses et les mots ? Et si finalement, Tlön nous invitait moins à explorer d’autres mondes qu’à imaginer d’autres manières de connaître notre monde, en nous proposant l’essai d’une autre pensée en vue d’élargir les limites du possible pensable et imaginable ?

I. La philosophie du « comme si »

Au premier abord, le récit se donne comme un rapport non fictionnel sur la découverte de l’Encyclopédie d’un pays imaginaire, appelé Uqbar, puis d’une planète appelée Tlön, qui est imaginaire au second degré puisqu’elle est censée avoir été produite par l’imagination d’une société secrète formée par les savants d’Uqbar. Il y a donc plusieurs degrés de fiction dans ce récit qui, par ailleurs, multiplie les marques d’authenticité et donc de réalisme : dès le début, il est question d’un personnage nommé Bioy Casares, auteur de l’un des grands romans du 20e siècle, L’invention de Morales, qui a été préfacé par son ami Borges. La mécanique qui consiste à mettre en scène des personnages fonctionnant comme des instances de l’auteur Borges relève d’un genre très prisé par l’écrivain argentin, les métalepses d’auteur, dont l’effet est double : d’un côté, les aspects les plus fantastiques de l’intrigue semblent cautionnés ; de l’autre, tous les personnages, Borges y compris, héritent d’une même étrangeté, ce qui a pour effet d’irréaliser les signes apparemment les plus objectifs du récit et donc les plus menaçants pour la virtualité de la fiction. Dès lors, le lecteur ne sait plus très bien comment se situer dans un monde devenu équivoque, où la frontière entre réel et fiction apparaît comme inconsistante. La métalepse d’auteur est redoublée par d’autres transgressions ontologiques et épistémologiques, notamment la cohabitation dans le récit de personnages historiques et de personnages apocryphes, qui sont mis sur un pied d’égalité. Justus Perthes, Bernard Quaritch, De Quincey, Meinong, Bertrand Russell, Schopenhauer, Dalgarno, Berkeley, Browne et Hume appartiennent à la première catégorie tandis que Ezra Buckley, Gunnar Erfjord et Silas Haslam relèvent de la seconde. Ce dernier a la particularité d’être présenté à la fois comme l’auteur d’une History of the land called Uqbar de 1874 et comme celui d’une histoire générale des labyrinthes (A general history of labyrinths), un genre où Borges excelle et auquel le monde de Tlön est lui-même associé puisqu’il est décrit comme « un labyrinthe ourdi par des hommes et destiné à être déchiffré par les hommes » (466). C’est aussi bien le monde fictif de Tlön que le récit « ourdi » par Borges qui est ainsi désigné, ce qui a pour effet une fois de plus de brouiller les frontières entre réel et fiction. En revanche, le personnage fictif d’Herbert Ashe qui, « sa vie durant […] souffrit d’irréalité » (455), est décrit avec un tel luxe de détails qu’il acquiert plus de réalité que les personnages « historiques ». La plupart de ces derniers — Nestor Ibarra, Ezequiel Martinez Estrada, Drieu la Rochelle, Alfonso Reyes — sont des amis proches de Borges qui les imagine entreprenant « le travail de reconstituer ex ungue leonem les tomes nombreux et massifs [de l’encyclopédie de Tlön] qui manquent » (456). Ils deviennent ainsi des enquêteurs qui appartiennent de plein droit au monde de la fiction. Parmi eux, le lecteur ne sera pas étonné de voir apparaître le nom de Xul Solar, grand ami de Borges qui, en plus de maîtriser sept langues vivantes et quatre langues mortes, est aussi l’inventeur de deux langues visant à réunir les peuples du monde entier. Il n’est donc pas surprenant de le voir réussir à traduire la langue imaginaire de Tlön. La multiplication des personnages d’écrivains et d’intellectuels finit par tisser à même le texte une véritable bibliographie, faisant de ce dernier une sorte d’encyclopédie personnelle où se reflète la biographie de l’auteur Borges. Ces effets de brouillage sont amplifiés par la pratique de la littérature à Tlön, qui répond à des principes poétiques typiquement borgésiens, lesquels sont mis en œuvre dans les autres fictions du volume : l’idée d’un unique auteur de tous les livres existant, un monde où le concept de plagiat n’existe pas et où la critique attribue tous les livres à un seul et même « homme de lettres » (renvoi explicite à « Pierre Ménard, auteur du Quichotte ») ; l’idée une fiction contenant un seul argument décliné dans toutes ses variantes imaginables (comme dans « Le jardin aux sentiers qui bifurquent ») ; l’idée que « tous les hommes qui répètent une ligne de Shakespeare sont William Shakespeare » (460) et que « le sujet de la connaissance est un et éternel » (461) ; l’idée enfin que chaque livre doit contenir son contre-livre, etc. Le monde fictionnel se trouve ainsi parasité par le monde référentiel où Borges, l’auteur, se tient embusqué.

Dans le récit, Borges et son ami Bioy découvrent qu’il n’est fait mention d’Uqbar que dans l’exemplaire que possède Bioy de l’Anglo-American Cyclopœdia (elle-même une réimpression littérale de l’Encyclopédia Britannica de 1902) et seulement dans le sien. Une recherche montre rapidement qu’il n’y a pas d’entrée « Uqbar » dans les autres exemplaires de l’Encyclopédie qui comptent d’ailleurs quatre pages de moins que celui de Bioy. Le jeu des trompe-l’œil et des dédoublements se poursuit lorsque le narrateur reçoit de son ami Herbet Ashe un volume portant le titre A First Encyclopedia of Tlön. Vol XI. Hlaer to Jangr, qui se présente comme :

[…] un vaste fragment méthodique de l’histoire totale d’une planète inconnue avec ses architectures et ses querelles, avec la frayeur de ses mythologies et la rumeur de ses langues, avec ses empereurs et ses mers, avec ses minéraux et ses oiseaux et ses poissons, avec son algèbre et son feu, avec ses controverses théologiques et métaphysiques. Tout cela articulé, cohérent, sans aucune visible intention doctrinale ou parodique. (456)

Le procédé de l’énumération, cher à Borges, lui permet de feindre une totalisation qui est au principe même de l’encyclopédie. À partir de fragments de savoirs, il construit un livre total derrière lequel se cache un monde qui n’existe lui-même qu’à travers ses savoirs. Sur la première page de l’Encyclopédie, le narrateur découvre « un losange bleu avec cette inscription : Orbis Tertius » (456). On a ainsi trois noms (énumérés par le titre), trois mondes, trois livres qui existent à différents niveaux de réalité… ou de fiction.

La seconde partie du récit ne traite plus d’Uqbar, mais de Tlön, qui est l’un des mondes imaginaires dont traitent les légendes et les épopées d’Uqbar ; elle ne fait plus référence aux inventeurs de l’Encyclopédie, mais aux habitants de Tlön. La lecture de l’Encyclopédie révèle que ces derniers sont des idéalistes (au sens philosophique du terme) qui ne connaissent pas le principe de causalité : ne concevant pas que « le spatial dure dans le temps », ils considèrent la perception d’une fumée à l’horizon, puis du champ incendié, puis de la cigarette à moitié éteinte qui produisit le feu […] comme un exemple d’association d’idées » (456). Incapables de faire une lecture indiciaire des phénomènes ou de les relier par des liens de causalité, les habitants de Tlön envisagent l’univers comme « une série de processus mentaux ». Or dans un monde qui ne connaît pas la causalité et où les processus physiques sont vus comme des phénomènes mentaux, il ne devrait pas normalement exister de science. On apprend pourtant que d’innombrables branches de la science et de la philosophie se sont développées à Tlön, mais que ces disciplines sont placées sous le signe du « comme si », c’est-à-dire de la fiction. Toute philosophie est aux yeux des Tlöniens une « Philosophie des Als Ob », un « jeu dialectique » dont ils multiplient à plaisir les variantes. Ils ne cherchent « pas la vérité, pas même la vraisemblance », mais « l’étonnement » car ils considèrent la métaphysique comme « une branche de la littérature fantastique » (459). En monistes idéalistes conséquents, ils sont persuadés que toute prétendue connaissance du réel nous en dit plus sur notre propre esprit que sur son objet. C’est pourquoi ils ont fait de la psychologie l’unique discipline de la culture classique.

La référence au célèbre ouvrage de Vaihinger, Die Philosophie des Als Ob, n’est pas là seulement pour suggérer une équivalence entre le réel et la fiction, mais aussi pour coder le mode de lecture de la nouvelle, que Borges a lui-même définie comme une « fiction scientifique, une sorte d’exercice, un jeu philosophique » basé sur l’idée d’un « livre qui transforme la réalité et qui transforme le passé » (Œuvres 1, 1565). La notion de « fiction scientifique » est empruntée à Hans Vaihinger (1852-1933), qui, par ce terme, entendait ce qu’on appellerait aujourd’hui une expérience de pensée. Le philosophe allemand est le premier à avoir consacré un livre entier aux expériences de pensée, même s’il n’emploie jamais l’expression, à laquelle il préfère le terme de fiction La fiction, au sens de Vaihinger, est à la fois une structure psychique et une logique dont l’auteur résume le principe de la manière suivante : production et usage de méthodes fictives qui, à l’aide de concepts auxiliaires, visent à atteindre des objets de la pensée. Il développe ensuite une typographie des différents genres de fictions (mathématique, symbolique, juridique, éthique, esthétique, etc.), chacun d’eux étant censé déterminer le champ d’une discipline ou d’une vision du monde. Ce qui l’autorise à parler de « fictions scientifiques », c’est que la science elle-même fait appel à des termes fictionnels et à des situations contrefactuelles pour atteindre la vérité. Comme la littérature, elle ne peut se passer de fictions pour faire avancer la connaissance : elle a besoin de formuler des hypothèses, de manipuler des images de pensée, de recourir à l’imagination. Sans hypothèses, sans images mentales, il n’y aurait pas d’innovation scientifique. Les fictions scientifiques, comme les fictions littéraires, induisent un « pacte de lecture » singulier qui permet un accès paradoxal à la vérité : suspension volontaire de l’incrédulité, mouvement d’abduction, invention d’hypothèses, etc. Aux yeux de Vaihinger, les fictions scientifiques ne constituent pas des connaissances véritables, ce sont des constructions utiles, des concepts auxiliaires qui sont utilisés dans un but pratique : non pas en vue d’obtenir une connaissance directe sur le monde, mais pour résoudre plus commodément des problèmes autrement insolubles ou difficilement abordables. Ce sont des hypothèses dont les prémisses peuvent être délibérément fausses, voire contradictoires, mais qui sont intentionnellement formées de cette manière afin de surmonter les difficultés de la pensée. Elles constituent une approche détournée ou indirecte de la vérité, un échafaudage provisoire, un détour de la pensée, dont la puissance heuristique découle de leur cadre fictionnel qui nous pousse à faire des suppositions que notre contexte habituel ne nous aurait pas suggérées.

Pour Vaihinger, le lieu de la fiction est donc inassignable. Reconnaissant la diversité de ses usages et de ses fonctions dans les discours les plus divers, il est convaincu que la connaissance a besoin du « comme si » de la fiction pour progresser. Pas plus qu’elle ne se laisse assigner aux catégories du vrai et du faux, la fiction ne peut être rapportée à un mode de discours ou à une pratique dont elle serait le propre. S’il a ainsi donné un fondement à l’expérience de pensée en science, Vaihinger a également alimenté la réflexion de nombreux théoriciens de la littérature, comme Frank Kermode, Käte Hamburger, Dorrit Cohn, Wolfgang Iser ou encore Lamarque et Olsen.

II. Grandeur et vertiges de l’idéalisme

Tout le récit de Borges est soumis à cette logique du « comme si » qui, tout en caractérisant les systèmes philosophiques de Tlön, en code la lecture. L’auteur argentin veut élaborer dans toute leur radicalité les ramifications et conséquences de l’idéalisme philosophique qui est à ses yeux à la fois la plus invraisemblable et la plus réaliste des théories de la connaissance. D’où les références à Meinong, Kant, Hume et Berkeley qui ponctuent le texte. Berkeley en particulier fascine Borges par l’originalité et l’étrangeté de sa philosophie. Connu pour sa défense de l’immatérialisme, que résume la célèbre formule esse est percipi aut percipere (« être, c’est être perçu ou percevoir »), le philosophe anglais considérait que les choses n’ayant pas la faculté de penser (les « idées ») n’ont d’existence qu’à travers l’esprit (humain ou divin) qui les perçoit. Définissant le monde comme l’ensemble de nos perceptions sensorielles, il faisait l’économie de toute hypothèse sur une réalité indépendante de nous. Sa philosophie était somme toute prudente et économique, mais elle se prête aisément à l’adaptation fantastique qu’en fait Borges, notamment lorsque le narrateur explique que l’existence d’un objet à Tlön ne dépend que de la volonté d’une personne de le percevoir et de le faire exister. Allant plus loin que Berkeley, Hegel et Fichte reprennent l’idée kantienne que la subjectivité est le fondement de toute la philosophie, ouvrant ainsi la voie à un humanisme absolu qui pose la conscience comme réalité ultime et ramène toute existence à la pensée au sens le plus général de ce terme. Tlön, Uqbar, Orbis Tertius est un hommage à cette grandiose prétention de l’humanité en même temps qu’une mise en garde contre ses dangers. Tirant toutes les conséquences de la doctrine idéaliste, Borges inverse l’ordre de préséance entre le monde et sa représentation, donnant la même consistance au monde pensé qu’au monde « réel ». Le monde imaginé prend la place du monde physique et devient pour le lecteur une réalité phénoménale d’une autre nature, dont il lui faut appréhender les lois afin de soutenir le postulat d’un univers supportant ces lois.

Il serait cependant réducteur d’aborder le récit comme une simple illustration littéraire ou comme une radicalisation fictionnelle des postulats de la philosophie idéaliste. Borges ne cherche ni à refléter ni à réfuter ce système de connaissance, mais bien plutôt à le reproblématiser en étendant ses postulats à des limites que notre monde réfuterait. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’allusion à Hume qui aurait noté « pour toujours que les arguments de Berkeley n’admettaient pas la moindre réplique et n’entraînaient pas la moindre conviction. Cette opinion est tout à fait juste quand on l’applique à la terre ; tout à fait fausse dans Tlön » (457). On a donc affaire à deux systèmes de référence distincts dont les logiques s’affrontent jusqu’au moment où la description de Tlön s’interrompt brutalement pour faire place à une postface « fictive » datée de 1947, qui retourne au récit-cadre où sont relatées les recherches du narrateur. Le lecteur apprend alors que la Première Encyclopédie de Tlön a été publiée en 1914, avant d’être traduite dans l’une des langues de Tlön sous le titre Orbis Tertius. Le narrateur rapporte ensuite des incidents étranges qui montrent l’intrusion progressive du monde imaginaire dans le monde réel et suggèrent que Tlön finira par remplacer le monde réel : « Le contact et la fréquentation de Tlön ont désintégré ce monde » (466), de sorte que bientôt « Le monde sera Tlön » (467).

Dans le récit qu’il fait de cette prise de contrôle, le narrateur insiste sur le fait que l’expansion de Tlön — le triomphe donc de la fiction sur le réel — est étroitement liée à sa découverte et à sa médiatisation par différents écrits : son propre récit, mais aussi les revues populaires et la presse. L’insistance du narrateur sur cet aspect vient illustrer un motif cher à Borges qui apparaît au début du récit, celui du miroir dont la monstruosité est imputée à sa capacité à multiplier l’univers et à le divulguer : « Bioy Casares se rappela alors qu’un des hérésiarques d’Uqbar avait déclaré que les miroirs et la copulation étaient abominables parce qu’ils multipliaient le nombre des hommes » (452). Cette remarque prend un caractère performatif du fait qu’elle est répétée sous différentes formes, contribuant ainsi au vacillement général des frontières entre original et copie, réel et fiction. La citation approximative de Bioy est en effet corrigée peu après par la prétendue citation « originale » qui aurait été retrouvée dans un exemplaire piraté du volume XLVI de l’Anglo-American Cyclopœdia : « Le texte de l’encyclopédie disait : “Pour un de ces gnostiques, l’univers visible était une illusion ou (plus précisément) un sophisme. Les miroirs et la paternité sont abominables (mirrors and fatherhood are hateful) parce qu’ils le multiplient et le divulguent” » (453). Il est par ailleurs question du rôle joué par les « revues populaires » qui ont « divulgué avec un excès impardonnable, la zoologie et la topographie de Tlön [qui] ne méritaient pas, peut-être, l’attention continuelle de tous les hommes » (457) ; il est également fait allusion à « la presse internationale [qui] divulgua à l’infini la “découverte” » des 40 volumes de l’Encyclopédie, qui fut ensuite démultipliée par une infinité d’anthologies, de résumés, d’interprétations, etc. Ce n’est pas un hasard si l’on apprend par ailleurs qu’à Tlön « les choses se dédoublent » et qu’elles ont aussi « une propension à s’effacer et à perdre leurs détails quand les gens les oublient » (463). Articulé au thème de la société secrète et du complot universel, ce motif de la divulgation a favorisé une interprétation politique du récit, qui a été vu comme une parabole sur la montée du fascisme et sur le rôle de la presse dans la manipulation de l’opinion publique. À travers Tlön, Borges aurait visé les utopies totalitaires qui substituent à la réalité humaine et sociale, toujours confuse, une abstraction simple :

Il y a dix ans, rapporte le narrateur dans le Post-scriptum, il suffisait de n’importe quelle symétrie ayant une apparence d’ordre — le matérialisme dialectique, l’antisémitisme, le nazisme — pour enflammer les hommes. Comment ne pas se soumettre à Tlön, à la minutieuse et vaste évidence d’une planète ordonnée ? […] Enchantée par sa rigueur, l’humanité oublie et oublie de nouveau qu’il s’agit d’une rigueur de joueurs d’échecs, non d’anges. (466)

Les inventeurs de Tlön ont réussi à emporter l’adhésion de l’humanité en créant une illusion d’ordre : « Au début, on crut que Tlön était un pur chaos, une irresponsable licence de l’imagination ; on sait maintenant que c’est un cosmos, et les lois intimes qui le régissent ont été formulées, du moins provisoirement » (457).

La divulgation de l’Encyclopédie a donc réussi à faire céder la réalité, à la faire partir progressivement en morceaux : non seulement les différentes sciences sont peu à peu remplacées par leurs avatars tlöniens mais les langues elles-mêmes sont en passe de disparaître de la planète. Tout se passe comme si la fiction avait absorbé le réel jusqu’à ce que plus rien n’existe en dehors d’elle. La Terre se dirige vers un état hors causalité, hors science, voire hors langage… Si cette intrusion peut très justement être comprise comme l’expression d’une prise de contrôle idéologique, montrant la puissance de contamination de la fiction, sa force de persuasion, cette interprétation ne suffit pas à rendre compte des questions épistémologiques soulevées par le récit.

III. Les mondes hors-science de Quentin Meillassoux

Dans le Traité de la nature humaine, puis dans l’Enquête sur l’entendement humain, Hume a posé la question de la nécessité des lois de la nature, se demandant ce qui nous garantit que les lois physiques que nous connaissons seront toujours valables dès lors que ni l’expérience ni la logique ne nous permettent d’en avoir l’assurance. En effet, il n’y a aucune contradiction logique à imaginer que les lois se modifient à l’avenir parce qu’aucune expérience de la constance passée des lois ne permet d’en inférer qu’elles perdureront à l’avenir. Ce qui est attaqué par Hume, c’est la position selon laquelle une loi de la nature décrit une connexion nécessaire entre un effet et une cause. En effet, « […] ce n’est pas parce qu’il y a des connexions nécessaires dans la nature (formulées en lois) que nous pouvons faire des prédictions, mais au contraire, c’est parce que nous avons l’habitude de faire des prédictions à partir des conjonctions constantes observées dans l’expérience que nous invoquons le concept infondé (et donc dénué de sens selon Hume) de connexion nécessaire formulable en loi de la nature. Hume opère donc un renversement en proposant une conception dégradée de la notion de la loi de la nature […] » (Brun-Rovet, 275). Au lieu de démontrer la nécessité des lois de la nature, le philosophe sceptique se contente de dévoiler la source psychologique de notre certitude qu’une telle nécessité existe (Meillassoux, 17). Pour lui, seule l’habitude des constances empiriques nous permet de croire que le futur ressemblera au passé, sans que rien de rationnel soit au fondement d’un tel jugement.

Kant a critiqué cette thèse parce qu’elle introduit un élément subjectif (le savant qui constate des régularités) dans la connaissance alors que les lois de la nature impliquent une règle universelle, objective et impersonnelle : la conception humienne des lois de la nature ne permet donc pas de distinguer entre lois véritables et généralisations accidentelles. Si les lois de la nature n’étaient pas nécessaires, il n’y aurait aucun monde ni aucune conscience, seulement un pur chaos, une pure diversité sans ordre ni cohésion (Meillassoux, 33). Si l’hypothèse de Hume se vérifiait, cela signifierait qu’il existe des événements qui ne sont engendrés littéralement par rien, par des surgissements ex nihilo. La contingence des lois naturelles — comme la causalité par exemple — rendrait non seulement tout ordre impossible, mais elle mettrait également hors-jeu toute perception, toute conscience d’objet et donc les conditions mêmes de la science : « la conscience ne saurait survivre à l’absence de science, c’est-à-dire à l’absence de monde susceptible d’être connu par la science » (Meillassoux, 37). Cette conclusion est la conséquence de l’idéalisme kantien, dont Quentin Meillassoux a reconstruit l’argumentation de la manière suivante : comme nous avons seulement affaire à des représentations et non à des choses en soi,

[…] la différence entre les représentations objectives (fruits de mon expérience) et les représentations chimériques (fruits de mon imagination) se réduit à la différence entre les représentations ordonnées par les catégories (donc causalement ordonnées) et celle qui ne sont pas ordonnées par autre chose que l’arbitraire de la succession (rêveries sans concept). Si les choses naturelles cessaient d’obéir à la connexion causale, tout prendrait les allures d’un songe, et nous ne pourrions en aucun cas assurer que nous avons perçu un phénomène étrange, plutôt que rêvé ou fantasmé. (Meillassoux, 38-39)

Autrement dit, puisque la contingence des lois implique l’abolition de la représentation, le fait même qu’il y ait représentation vaut selon Kant comme réfutation de l’hypothèse humienne. Quentin Meillassoux a remis en question cette thèse en essayant de montrer que des mondes « hors science » sont concevables sans incohérence et qu’ils sont racontables par la fiction, y compris par la science-fiction. Par monde hors science, il entend « des mondes où la science expérimentale est en droit impossible, et non de fait inconnue. La fiction hors science définit donc ce régime particulier de l’imaginaire dans lequel il s’agit de concevoir des mondes structurés — ou plutôt déstructurés — de telle sorte que la science expérimentale ne peut y déployer ses théories ni constituer ses objets » (Meillassoux, 10). Pour qu’un monde puisse être dit hors science au sens de Meillassoux, deux exigences doivent être remplies : tout d’abord, il faut que s’y produisent des événements qu’aucune « logique » ne peut expliquer, où aucune logique de rechange — comme la magie par exemple — ne vient prendre la place de la science en offrant un autre régime de maîtrise des phénomènes ou en résorbant l’absurdité des événements dans une logique des causes et des raisons. Ensuite, et c’est la seconde condition, la question de la science doit y être présente, même si c’est sur le mode négatif : soit qu’elle devienne soudain impossible à cause d’un changement dans le monde naturel, soit qu’elle ait déjà disparu, mais qu’elle continue à hanter le monde à la façon d’une absence intensément ressentie. Tlön propose une variation sur ce thème en organisant le face-à-face entre deux mondes : dans le premier, la science existe en tant que telle ; dans le second, elle a été évincée par « le monisme ou idéalisme total » qui, précise le texte, « annule la science » (458). En se substituant à la Terre, Tlön scelle la disparition de la science au profit de cette littérature fantastique à quoi se résume sa métaphysique.

Les fictions de Borges sont généralement envisagées comme des textes relevant de la littérature fantastique dans la mesure où elles font vaciller les frontières du réel et de l’irréel. Le fantastique, selon la célèbre définition de Tzevan Todorov, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. Borges a lui-même entériné ce point de vue en qualifiant tous les récits parus à l’origine dans le Jardin aux sentiers qui bifurquent de récits fantastiques. De plus, le Post-scriptum de 1947 nous apprend que la chronique du narrateur a été publiée dans une Anthologie de la littérature fantastique, ce qui lui donne le même statut que la littérature de Tlön. Mais le récit peut aussi être envisagé comme étant proche de la SF : en effet, le narrateur qualifie le monde de Tlön de « brave new world » (456), ce qui nous incite à voir dans le récit une mise en garde contre un possible monde futur, un avertissement, une anticipation. D’autant que ce « meilleur des mondes » est présenté comme l’œuvre d’un collectif anonyme de savants, d’« une société secrète d’astronomes, de biologistes, d’ingénieurs, de métaphysiciens, de poètes, de chimistes, d’algébristes, de moralistes, de peintres, de géomètres… dirigés par un obscur homme de génie » (456). On aurait alors bien affaire à ce paradoxe, évoqué par Quentin Meillassoux, d’un texte de science-fiction portant sur un monde hors science.

Mais à quoi ressemblerait un monde inaccessible aux sciences de la nature ? Comment imaginer un monde qui ne soit pas soumis à des lois nécessaires, qui échappe aux lois de la causalité, un monde localement capable de comportements absurdes, mais qui possède cependant assez de stabilité et de régularité pour faire l’objet d’une description ? Pour Meillassoux, trois types de mondes hors science sont possibles : tout d’abord, on peut imaginer des mondes irréguliers aux lois causales défaillantes, mais seulement de manière exceptionnelle, en tous cas pas assez pour affecter la science ou la conscience ; deuxièmement, on peut fictionner un monde dont l’irrégularité serait suffisante pour abolir la science, mais pas la conscience, de sorte que la sphère événementielle serait envahie par le désordre acausal : ce serait un monde où il y aurait des « accidents des choses », de « brusques sorties de route », rendant impossible la prévision scientifique (Meillassoux, 54) ; enfin, nous dit Meillassoux, un troisième type de monde hors science peut être imaginé, dans lequel les modifications désordonnées seraient si fréquentes que l’univers se transformerait en pur chaos, à l’instar du chaos décrit par Kant, où la conscience et la science se trouveraient abolies de concert. Ce type d’univers ne serait plus en vérité un monde, mais le triomphe de la contingence et de l’arbitraire sur la constance et la régularité.

Si le récit de Borges semble d’abord s’inscrire dans la première catégorie, il glisse insensiblement vers la seconde lorsque la fiction d’un monde hors science (d’un monde où toutes les sciences sont de simples fictions métaphysiques, une sorte de littérature fantastique) fait place à celle d’une existence sans monde : le monde « réel » devient de moins en moins expérimentable, de moins en moins habitable, ce qui a pour effet de rendre le récit progressivement impossible. La difficulté à élaborer un récit sur un monde hors science est qu’il devrait intégrer ce que la narration cherche normalement à bannir : « non seulement le pur arbitraire, mais l’arbitraire qui peut à tout moment se reproduire » (Meillassoux, 57). C’est bien pourquoi le récit s’arrête au moment où le monde imaginaire de Tlön prend la place du monde réel.

IV. Fiction et connaissance

Le texte de Borges est construit sur une série de paradoxes : d’un côté, on apprend que la philosophie de Tlön abolit toute science puisque, dans un système idéaliste, il n’y a pas de distinction possible entre monde objectif et représentations subjectives ; de l’autre, le lecteur est confronté à une prolifération encyclopédique des savoirs les plus divers qui se relativisent à mesure qu’ils se multiplient. Cette contradiction n’est qu’apparente : en l’absence de critère pour démêler le savoir de la fiction, tous les savoirs imaginables deviennent possibles et plus aucune hiérarchie ne peut être établie entre eux. Tous les savoirs acquièrent la même consistance, toutes les constructions imaginables ont droit de cité, ce qui mène inévitablement à leur multiplication et à leur relativisation mutuelle. C’est ce qui explique que l’essentiel du récit (toute la deuxième partie) soit consacré à la description des savoirs de Tlön alors même qu’ils sont disqualifiés en tant que connaissances puisque assimilés à des fictions, à un avatar de la littérature fantastique. Le geste par lequel les savoirs sont relativisés au niveau diégétique est reproduit au niveau méta-diégétique : le motif de l’encyclopédie favorise en effet la mise en tension de plusieurs types de textes et de discours — philosophie, métaphysique, encyclopédie, narration, science — qui, par leur porosité, jettent un doute sur nos propres systèmes de connaissance. Borges veut-il suggérer que notre monde ne serait pas mieux représenté par la science et la philosophie que par les connaissances de l’Encyclopédie de Tlön ? Cherche-t-il à signaler les limitations de la connaissance humaine, l’impossibilité de saisir l’univers dans son objectivité, en dehors de tout point de vue, de toute construction théorique… donc en dehors de toute fiction ? Son but est-il de défendre un relativisme épistémologique radical, qui disqualifie tous nos savoirs en les réduisant à de pures fictions ?

Cette incertitude est renforcée par l’ambiguïté de la voix narrative. D’un côté, le narrateur présente son récit comme un rapport objectif et digne de foi : il imite la stratégie du discours scientifique — qui est aussi celle du récit mimétique — en mobilisant des connaissances vraisemblables, étayées par des explications rigoureuses et des méthodes à l’apparence scientifique. De plus, les théories qu’il emprunte à la science ou à la philosophie conservent la logique intrinsèque des disciplines d’origine, ce qui leur donne l’apparence de systèmes cohérents et consistants. Mais en même temps, il se présente comme un écrivain potentiel qui, au début du récit, se proposait de réaliser un roman à la première personne, « dont le narrateur omettrait ou défigurerait les faits et tomberait dans diverses contradictions, qui permettraient à peu de lecteurs — à très peu de lecteurs — de deviner une réalité atroce ou banale » (452). Un écrivain qui d’ailleurs publiera son récit dans une anthologie de la littérature fantastique avant de le présenter, dans le postscriptum, comme une chronique historique : « ici se termine la partie personnelle de mon récit. Le reste est dans la mémoire (si ce n’est dans l’espoir ou la frayeur) de tous mes lecteurs » (465). Dès lors, quel crédit accorder au récit apparemment factuel du début, qui rapporte la découverte d’Uqbar ? Feinte du narrateur qui, sous couvert de rapporter des faits réels, a produit une pure fiction, une histoire fantastique, celle précisément que nous sommes en train de lire ? L’Encyclopédie, qui au début avait été fallacieusement présentée comme le résumé « véridique » d’un savoir « réel », ne serait finalement que « la compilation d’un monde illusoire », le résumé fictif d’un savoir lui-même fictif, la simulation d’une simulation ?

À cet égard, le titre du recueil où paraît « Tlön », Ficciones, ne doit pas nous induire en erreur. Choisi par l’éditeur, il n’a pas eu tout d’abord la faveur de Borges qui le trouvait trop explicite, déflorant inutilement le sujet de textes qui oscillaient entre l’essai et le fantastique. S’il finit par accepter ce titre, c’est qu’il lui permettait de répondre à ses détracteurs qui utilisaient le terme de « fiction » pour dénigrer sa littérature. Le titre choisi pour la nouvelle section de l’édition de 1944, « Artifices » (« Artificios »), semblait mieux convenir pour Borges parce qu’il suggérait « l’habileté, l’adresse […], la prédominance de l’élaboration artistique sur la nature ainsi que l’idée de dissimulation ; derrière l’artifex latin et le terme espagnol artifice, on devine l’artiste, l’auteur » (Bernès, Œuvres 1, 1542). Cette définition de l’artifice ne fait que retrouver l’étymologie du mot « fiction » qui renvoie au fait de construire, de fabriquer, ce qui rend la fiction précisément suspecte d’artifice. Elle pose qu’une œuvre est avant tout un objet de langage, un « artifice » formel à travers lequel s’affirme la toute-puissance de l’écrivain. La reconnaissance de ce caractère fabriqué, artificiel, est l’effet perlocutoire visé par Borges, qui veut produire une œuvre de fiction et faire reconnaître son intention fictionnelle par le lecteur. La fiction en effet ne demande pas à être crue en tant que « vérité », mais bien plutôt en tant que « fiction », ce désir étant la condition première de son efficacité. C’est d’ailleurs lorsqu’elle affirme son caractère fictionnel que la littérature peut le mieux prétendre à la connaissance, l’usage de la fiction étant précisément ce qui la rapproche de la pensée conjecturelle ou hypothétique de la science. Car la fiction n’est ni le propre de la science ni celui de la littérature comme on le croit parfois. Il n’y a pas d’un côté le discours littéraire, censé avoir le monopole de la fiction et de l’autre, le discours scientifique considéré comme simple enregistrement littéral du réel. Une telle opposition fait perdre à la fiction sa légitimité à dire quelque chose du monde et donc toute capacité cognitive. En même temps, elle prive le discours scientifique des ressources de l’imagination sans lesquelles la connaissance serait impossible. Il n’y a pas, d’un côté, un langage capable de dire le vrai et le faux, mais sans référence (la fiction) et, de l’autre, des choses énoncées se contentant de vérifier des énoncés par leur simple présence (la science). La fiction n’est ni le contraire de la vérité ni l’exposition romancée de telle ou telle vérité, mais un traitement spécifique du monde qui impose le détour par le « faux » pour atteindre le « vrai ».

Ce qui fait l’originalité de Tlön à cet égard, c’est la manière dont y est modelée l’opposition de ces deux notions aux frontières aléatoires. Ne revendiquant ni le vrai ni le faux, Borges déconstruit leur opposition en s’adonnant aux jeux subtils du « vrai faux » et du « faux vrai ». Pour ce faire, il déplace la question de la vérité du plan épistémologique au plan ontologique. En donnant à la fiction la consistance d’un « monde », il la leste d’un poids ontologique qui est comme la reconnaissance implicite de sa capacité à proposer une alternative à notre actualité. Ce passage de l’épistémologie à l’ontologie est au cœur du livre de Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, où il propose d’abandonner le mode de connaissance de type référentiel au profit de l’idée de plusieurs modes d’existence, tous réels et capables de vérité, mais selon différents modes de véridiction. L’adjectif « scientifique » est ainsi envisagé comme un simple mode de véridiction parmi d’autres et il devient possible de dire « en vérité » quelque chose de quelque chose de plusieurs façons différentes. Son ambition est de rendre à la fois comparables et différenciables les sciences et les autres « pratiques de vérité », non pas en redécoupant autrement les catégories épistémologiques, mais en proposant une nouvelle ontologie des êtres dont elles s’occupent (Enquête, 181). Latour nous engage ainsi à accepter l’idée qu’il y a plusieurs régimes de vérité, plusieurs types de raison, plusieurs modes d’existence. Son ontologie plate ne postule pas une réalité préexistante dont il s’agirait de définir les liens avec la fiction, mais elle accorde à cette dernière un mode d’existence spécifique à côté d’autres objets de même niveau. Ce pluralisme ontologique fait émerger une vision de l’être comme construction, en train de se faire, qui répond assez bien à la cosmogenèse décrite par Borges. En effet, le récit ne rapporte pas seulement la dislocation de notre monde sous l’effet de la fiction, mais il relate aussi la genèse d’un univers aux dimensions plus vastes que celles d’Uqbar (simple contrée) ou de Tlön (qui a la dimension d’une planète) : Orbis Tertius. Selon Arturo Echavarría, Orbis Tertius pourrait être une synthèse de la Terre et de Tlön, un univers donc qui engloberait une pluralité de mondes (152-155). Le récit dès lors ne porterait pas sur la prise de contrôle du monde réel par un monde possible, mais sur ce que William James — dont on connaît l’influence sur Borges — a appelé un « multivers », soit un monde dont l’unité repose sur la communication entre une pluralité de mondes ou de systèmes distincts qui sont situés sur un même plan d’expérience et constamment en train de se faire, de tisser leurs innombrables fils dans toutes les directions.

V. Esthétique et connaissance

Dans sa philosophie du Als ob, Vaihinger partait d’une hypothèse constructiviste associant fictionnalisme et connaissance, en vue de dégager la valeur cognitive du possible pour la philosophie et, plus largement, pour la pensée. Il existe en effet une connaissance par les possibles comme il existe une connaissance par l’expérience, qui nous donne une prise cognitive plus ferme sur le réel en nous émancipant de l’actuel. Le possible est à la fois un aiguillon pour comprendre comment le monde est devenu tel qu’il est et « une manière de l’envisager sur l’arrière-plan de ce qu’il n’est pas », autrement dit « une manière de connaître le monde, qui ne consiste plus à l’expliquer, mais à l’évaluer » (Chauvier, 258). Or évaluer suppose une méthode comparative fondée sur le contraste entre réel et possible, autrement dit sur la multiplication des perspectives. Car il y a dans les choses beaucoup plus que ce qu’une perspective particulière peut révéler : ce qu’une perspective découvre, une autre le recouvre. Le déplacement de perspectives, qui introduit des variations dans nos schémas de compréhension, est donc une composante indispensable de la pensée par le possible. Or la fiction narrative est le seul moyen d’accéder au possible : non pas un possible donné par l’expérience vécue, qui en fixerait pour ainsi le cadre a priori, mais un possible raconté ou écrit. En décrivant les choses différemment, les fictions narratives rendent possible une modification du point de vue, un changement de perspective. Elles nous donnent accès à ce qui pourrait ou aurait pu avoir lieu, mais aussi à des concepts possibles, à des théories ou des systèmes de pensée dont nous aurions pu être équipés. Elles peuvent ainsi contribuer à transformer nos schémas de raisonnement, en montrant leur contingence ou en exhibant des possibilités qu’ils ne développaient pas. Ce faisant, les fictions narratives produisent de la connaissance, mais avec des moyens très différents de ceux de la philosophie traditionnelle. Comme le rappelle Cora Diamond :

Tout comme on peut faire des mathématiques en prouvant, mais aussi en traçant quelque chose et en disant, « regardez ceci », la pensée […] procède par arguments et aussi autrement (par exemple) par des histoires et des images. L’idée que nous n’avons pas de pensée à moins que nous ne puissions réécrire notre point de vue sous la forme d’une argumentation d’une forme reconnue est l’effet d’une mythologie de ce qui est accompli par les arguments. (13)

Si on peut dire de la littérature qu’elle produit de la connaissance, ce n’est pas au sens où elle produirait des connaissances objectives ou universelles : l’ambiguïté, la polysémie lui sont consubstantielles comme elles le sont à nos vies. C’est ce qui la distingue du discours argumentatif de la philosophie, y compris dans le monde de Tlön : « Les livres sont également différents. Les livres de fiction embrassent un seul argument, avec toutes les permutations imaginables. Ceux qui sont de nature philosophique contiennent invariablement la thèse et l’antithèse, le pour et le contre rigoureux d’une doctrine » (439). Faire suivre chaque thèse de son antithèse sans viser ni synthèse ni dépassement dialectique, c’est faire émerger un espace d’intellection où l’argumentation et la démonstration cèdent la place à la juxtaposition d’arguments contraires ou de références philosophiques hétéroclites. C’est inviter le lecteur à une sorte de parcours à travers des positions incompatibles, de sorte que l’on peut « habiter avec égale gratuité deux paysages intellectuels en forme alternée » (Almaida, 84).

Si l’auteur argentin a souvent été décrit comme un « conteur philosophique », ce n’est donc pas au sens où il déploierait sa pensée dans des excursus théoriques, mais parce qu’il la tisse dans la trame de ses fictions, dans des formes qui ne sont pas argumentatives, mais poétiques, créant ainsi des effets de transversalité épistémologique. Cette intrication de la pensée et de la fiction correspond, selon Dario Gonzales, à cette étape de la pensée philosophique où elle « pense sans penser » (Gonzales, 46). Une pensée qui ne pense pas, c’est une pensée qui ne pense pas encore, une pensée incapable de penser son propre mouvement à partir d’une certitude extérieure à son mouvement. C’est une pensée non stabilisée qui diffère le moment de sa pleine constitution, pour se situer à une étape que la philosophie elle-même présuppose : « celui de l’expression suffisante d’une idée avant que celle-ci soit proprement affirmée comme pensée véritable » (Gonzales, 47). L’accomplissement non-conceptuel de cette expression se réalise à travers la « valeur esthétique » que Borges mesure d’après un critère spécifique : le caractère inquiétant des idées, « ce qu’elles recèlent de singulier et de merveilleux » (Oeuvres 2, 153). Selon Dario Gonzales, cette valeur esthétique est la « perplexité, valeur qui s’établit par “l’allusion à des pensées contradictoires” (47). Comme il l’explique il “ne s’agit pas de ramener l’expression à une forme esthétique préalable à la forme conceptuelle, apparemment plus simple, plus immédiate, mais de résister d’abord à la forme conceptuelle afin qu’une certaine valeur esthétique puisse surgir en tant qu’effet secondaire de cette résistance” (ibid.). Les fictions borgésiennes n’illustrent pas une thèse, elles ne cherchent pas à démontrer des vérités, mais elles proposent des artifices esthétiques qui mettent “en sursis […] la raison spéculative et sémantique” (Almaida, 84). Se situant hors de l’opposition vrai/faux, elles ne sont régies ni par une contrainte de vérité ni par un respect de la vraisemblance, mais liées par un “contrat paradoxal d’irresponsabilité réciproque” entre l’auteur et le récepteur, “qui les situe au-delà ou en deçà du vrai et du faux” (Genette, 99). Plutôt que de trier le vrai du faux, Borges se plaît en effet à parcourir des “territoires en opposition”, dont l’antagonisme n’est pas résolu parce qu’il “n’y a pas d’acte d’énonciation proprement dit, mais un simple ordonnancement prosodique de perplexités” (Almaida, 82). En philosophie, on considère normalement que l’énonciation d’un fait prend en charge ce fait et lui ajoute une valeur de véridiction, intervenant ainsi dans la signification même de l’énoncé. Or le mode d’énonciation propre aux fictions borgésiennes rend impossible cet effet de véridiction parce qu’il use de procédés qui empêchent de résoudre les oppositions : la juxtaposition polémique, l’indécidabilité, la contradiction élèvent la pensée au rang de véritable “acte poétique dans lequel les contradictions ne demandent pas à être sanctionnées mais parcourues” (Almaida, 91). Ce type d’agencement formel n’est pas surnuméraire par rapport à la pensée, mais il en tient lieu, l’architecture poétique du récit étant indissociable de l’expérience de pensée qui s’y actualise. Le travail de la forme, en effet, ne consiste pas à chercher celle qui est la plus appropriée pour un contenu de connaissance préexistant puisque c’est la forme elle-même qui construit la connaissance. Comme l’écrit Philippe Sabot : “l’écriture littéraire produit une expérience de pensée dans le mouvement même où elle se produit sous la forme d’un texte” (9), puisque la spéculation y fait corps avec son propre régime discursif, la pratique d’écriture valant comme une pratique de pensée. C’est dire que les expériences de pensée littéraires sont toujours à la fois des expériences sur la pensée et des expériences sur la forme qui est l’“opérateur théorique” du texte (Sabot, 104).

Faire une expérience de pensée au sens de Borges signifie donc essayer une autre pensée que la nôtre, c’est faire un “essai de pensées” en vue d’élargir les limites du possible concevable. Ce qui suppose un certain type d’énonciation, dans lequel la spéculation fait corps avec son propre régime discursif, où le contenu devient à lui-même sa propre forme, afin d’effacer toute distance entre le DIRE et le FAIRE. Avec ses Fictions, Borges a inauguré une nouvelle façon de raconter, un genre narratif singulier qui emprunte ses caractéristiques formelles à la fois au conte et aux expériences de pensée scientifiques qui ont pour trait commun la brièveté, revendiquée par Borges dans le prologue de la première section du recueil : “Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que les livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire” (Œuvres 1, 451). Investissant à nouveaux frais la richesse et la pertinence de la forme brève, Borges l’a renouvelée de l’intérieur en lui donnant une concision et une abstraction qui contrastent avec l’extension des mondes possibles qu’elles proposent (Macé, 216). Le caractère schématique, épuré, désincarné de ses fictions les rapproche en même temps des expériences de pensée scientifiques avec lesquelles elles partagent non seulement la brièveté, mais aussi la quasi absence d’intrigue et de personnages, le caractère réducteur, conceptuel, abstrait. À l’inverse des tendances modernes, Borges reste en effet attaché aux récits à forme close, à structure très fermée et à construction quasi géométrique, ce pourquoi il renoue volontiers avec les formes littéraires les plus archaïques, comme le conte. Sa visée n’est pas démonstrative, mais interrogative : elle a pour horizon une “métaphysique de la perplexité” qui ne vise ni à montrer l’absurdité des problèmes philosophiques posés par l’idéalisme ni à relativiser nos savoirs en les ramenant à des fictions métaphysiques, mais à renouer avec l’étonnement qui est à l’origine de la philosophie. Chez les métaphysiciens tlöniens, l’étonnement relève d’une tâche, il exige une recherche aussi attentive et rigoureuse que celle qui est consacrée traditionnellement aux valeurs de la vérité et du vraisemblable. Cette tâche, l’écriture borgésienne l’assume par le choix d’une méthode qui inverse les rapports entre l’inconnu et le connu. En défamiliarisant nos savoirs traditionnels, en extrayant de leur description un monde, il suggère que notre représentation habituelle du monde ne répond à aucune nécessité : elle s’est imposée à nous par la seule force de l’habitude, par l’effet d’une convention, d’une hypothèse dont rien ne garantit qu’elle ne cèdera pas un jour la place à des modes de pensée alternatifs, tout aussi convaincants, tout aussi définitifs dans leur prétention.

1 Si certains historiens des sciences pensent que cette expérience a été réalisée expérimentalement, suivant en cela les dires de l’un des premiers biographes de Galilée, Vincenzo Viviani, la plupart d’entre eux s’accorde à dire qu’il s’agit d’un mythe et que l’expérience n’a été réalisée qu’en pensée.

 

Bibliographie

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_____ Œuvres complètes, tome 2, édition établie, annotée et présentée par J.-P. Bernès, traductions par J. — P. Bernès, R. Caillois, C. Esteban, N. Ibarra et F. Rosset, Paris, Gallimard, 2010 [1999].

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1 Si certains historiens des sciences pensent que cette expérience a été réalisée expérimentalement, suivant en cela les dires de l’un des premiers biographes de Galilée, Vincenzo Viviani, la plupart d’entre eux s’accorde à dire qu’il s’agit d’un mythe et que l’expérience n’a été réalisée qu’en pensée.

Laurence Dahan-Gaida

Laurence Dahan-Gaida est professeur de littérature comparée à l’université de Franche-Comté. Elle dirige depuis 2009 le Centre de Recherches Interdisciplinaires et Transculturelles (C.R.I.T.), qu’elle a refondé la même année à l’Université de Franche-Comté. Elle est également directrice du portail Epistemocritique.org ainsi que codirectrice de la revue en ligne du même nom, consacrée à l’étude des relations entre savoirs et littérature. Elle est l’auteur de deux ouvrages d’épistémocritique (Musil. Savoir et fiction, PUV, 1994 ; Le savoir et le secret. Poétique de la science chez Botho Strauss, PUS, 2008) ainsi que de nombreux articles sur les rapports science/littérature. Deux nouveaux ouvrages sont en cours d’impression, l’un dans le domaine de la diagrammatologie (Poétiques du diagramme : arbres, trames, conques, PUV, 2022) et l’autre dans le domaine de la cartographie narrative (Cartes, diagrammes & littérature, PUV, 2022). Elle a également dirigé plusieurs ouvrages collectifs sur les rapports entre sciences et littérature : Eurêka. Invention et découverte dans les récits savants, Hermann, 2022 ; Conversations entre la littérature, les arts et les sciences, 2006 ; Dynamiques de la mémoire : arts, savoirs, histoire, 2009 ; Temps, rythmes, mesures. Figures du temps dans les sciences et les arts, Paris, 2012 ; Circulation des savoirs et reconfiguration des idées. Perspectives croisées : France-Brésil, 2015 ; Penser le vivant (en collaboration avec G. Seginger, L. Talairach, Ch. Maillard).