La disparition de l’homme dans les sciences humaines et dans la littérature de la seconde moitié du XXe siècle

Dans la seconde moitié du XXe siècle et surtout dans les années soixante, une figure de pensée fait une carrière extraordinaire dans le discours des sciences humaines ainsi que de la littérature : la notion de disparition de l’homme (du sujet, de l’auteur)[1]. J’aimerais étudier cette figure de pensée et la logique qui la soutient, en considérant notamment le rapport entre le vivant (l’homme) et la machine (la structure, le système, l’appareil, le médium, l’écriture) impliqué dans cette logique. Pour commencer, je citerai quelques-uns des témoignages les plus connus de cette figure de pensée :

 

(1) « En prenant une chronologie relativement courte et un découpage géographique restreint – la culture européenne depuis le XVIe siècle – on peut être sûr que l’homme y est une invention récente. […] En fait, parmi toutes les mutations qui ont affecté le savoir des choses et de leur ordre […], – bref au milieu de tous les épisodes de cette profonde histoire du Même – un seul, celui qui a commencé il y a un siècle et demi et qui peut-être est en train de se clore, a laissé apparaître la figure de l’homme. […] c’était l’effet d’un changement dans les dispositions fondamentales du savoir. L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. / Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues […], – alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. »

C’est sur ce passage suggestif que se clôt le célèbre livre de Michel Foucault, Les mots et les choses[2]. Celui-ci suggère que « l’homme » n’est pas une donnée de base de toute culture, mais une « invention récente » de l’histoire occidentale, invention que l’on peut situer autour de 1800. Cette « invention » de l’homme aurait résulté d’un « changement dans les dispositions fondamentales du savoir », de ce que Foucault appelle « l’épistémé » et dont il retrace l’histoire du XVIe jusqu’au XIXe siècle. Dans cette histoire, il distingue deux ruptures fondamentales ; d’une part, celle qui sépare la Renaissance de l’ge classique, d’autre part, celle qui se manifeste dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, entraînant une réorganisation dans le domaine du savoir et du discours qui rend possible, entre autres, la notion de « l’homme ». Or, si « l’homme » a pu apparaître à un moment donné de l’histoire, il est tout à fait cohérent d’assumer qu’il puisse disparaître un jour. Autrement dit, « l’homme » est produit par le discours ; c’est un effet, non une cause. Si les modalités du discours changent, cela peut entraîner la disparition de « l’homme ».

 

(2) « […] la littérature telle que je la connaissais était une série acharnée de tentatives de faire s’aligner un mot après l’autre en respectant certaines règles bien définies, ou plus souvent des règles non définies ni définissables mais que l’on pouvait extrapoler d’une série d’exemples ou de protocoles, ou bien des règles que nous avons inventées ad hoc, c’est-à-dire que nous avons dérivées d’autres règles respectées par d’autres ; et dans ces opérations la personne je, explicite ou implicite, se scinde en plusieurs figures, en un je qui écrit et en un je qui est écrit, en un je empirique qui est situé derrière l’épaule du je qui écrit, et en un je mythique qui sert de modèle au je qui est écrit. Le je de l’auteur se dissout dans l’acte d’écrire : la soi-disant ‘personnalité’ de l’écrivain est à l’intérieur de l’acte d’écrire, c’est un produit et un mode de l’écriture. Même une machine à écrire qui aura été adéquatement programmée pourra élaborer sur le papier une ‘personnalité’ d’écrivain distincte et unique ou bien elle pourra être programmée de manière à évoluer ou à changer de ‘personnalité’ à chaque œuvre qu’elle compose. L’écrivain tel qu’il a existé jusqu’à présent est déjà une machine à écrire, ou bien il en est une lorsqu’il fonctionne bien ; ce que la terminologie romantique appelait génie ou talent ou inspiration ou intuition n’est rien d’autre que le fait de trouver son chemin de manière empirique, au hasard, en prenant des raccourcis, là où la machine prendrait son chemin de manière systématique et consciencieuse, quoique très rapide et en même temps plurielle. »[3]

 

Dans ce passage, le romancier Italo Calvino conçoit le processus de l’écriture comme une combinatoire qui consiste à produire des énoncés en suivant des règles. Cette conception de l’écriture prend le contre-pied de théories esthétiques traditionnelles qui se fondent par exemple sur la notion d’inspiration, sur la correspondance entre la littérature et les structures sociales, sur la psychologie de l’inconscient. Or, ce que ces théories qui, avec d’autres, ont dominé le discours de la critique littéraire du XIXe et du XXe siècle, ne peuvent pas expliquer pour Calvino, c’est la transformation d’un élément de la réalité extralittéraire en un texte littéraire : « Par quels chemins l’âme et l’histoire ou la société ou l’inconscient se transforment-ils en une succession de lignes noires sur une page blanche ? Sur ce point-là les théories esthétiques les plus importantes ne disaient rien »[4]. Voilà pourquoi Calvino a recours à la théorie structuraliste telle qu’elle fut élaborée par des auteurs comme Vladimir Propp et Claude Lévi-Strauss[5]. Cette théorie prend en compte le côté impersonnel, mécanique, préfabriqué du processus de la production de textes, ce qui vaut surtout pour les contes de fée ou les mythes, donc pour des textes hautement stéréotypés. Dans une telle conception, la personnalité de l’homme en tant que créateur n’a pas de place. Au contraire, la personne de l’auteur est fragmentée, et les instances textuelles qui le représentent se multiplient ; ainsi, il est question d’un « je qui écrit », d’un « je qui est écrit », d’un « je empirique » et d’un « je mythique ». Tout comme Foucault, pour qui « l’homme » se réduit à un effet discursif, Calvino considère que la « personnalité de l’écrivain » est « un produit et un mode de l’écriture ». Dans cette optique, il est tout à fait logique d’identifier l’écrivain à une machine à écrire : « Lo scrittore […] è macchina scrivente ».

 

(3) « […] l’écriture est destruction de toute voix, de toute origine. L’écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit. / Sans doute en a-t-il toujours été ainsi : dès qu’un fait est raconté, à des fins intransitives, et non plus pour agir directement sur le réel, c’est-à-dire finalement hors de toute fonction autre que l’exercice même du symbole, ce décrochage se produit, la voix perd son origine, l’auteur entre dans sa propre mort, l’écriture commence. Cependant, le sentiment de ce phénomène a été variable ; dans les sociétés ethnographiques, le récit n’est jamais pris en charge par une personne, mais par un médiateur, shaman ou récitant, dont on peut à la rigueur admirer la ‘performance’ (c’est-à-dire la maîtrise du code narratif), mais jamais le ‘génie’. L’auteur est un personnage moderne, produit sans doute par notre société dans la mesure où, au sortir du Moyen ge, avec l’empirisme anglais, le rationalisme français et la foi personnelle de la Réforme, elle a découvert le prestige de l’individu ou, comme on dit plus noblement, de la ‘personne humaine’ »[6].

 

Si pour Calvino l’écrivain, perdant son statut d’être humain, ressemble à une machine à écrire, Barthes va encore plus loin en déclarant que lorsque l’écriture commence, « l’auteur entre dans sa propre mort ». Comme Foucault et Calvino, Barthes considère que « l’auteur » est une invention moderne ; et il oppose à cette invention produite par l’individualisme occidental l’idée de l’écriture comme un « noir-et-blanc où vient se perdre toute identité »[7]. Une conception archaïque du texte littéraire ne connaît pas « l’auteur », mais le médiateur, le récitant dont la prouesse résidait dans « la maîtrise du code narratif ». Là encore, on retrouve la logique du structuralisme, ce qui n’est pas surprenant si l’on se rappelle que le Barthes des années soixante était un des chefs de file de l’école structuraliste ; Calvino, qui vivait alors à Paris, assistait d’ailleurs aux cours de Barthes et se réfère à son enseignement dans ses écrits. À côté de la logique structuraliste, il y a chez Barthes une logique du médium lorsqu’il oppose différents systèmes de communication : un système moderne basé sur l’imprimerie et un système archaïque basé sur l’oralité.

 

2. Reprenons les éléments les plus importants de l’argumentation. Spontanément, on aurait tendance à dire qu’un discours ne peut pas exister indépendamment de l’homme. Toute énonciation est produite par un sujet humain, qui en est l’origine et qui en prend la responsabilité. Ainsi, dans les modèles de communication de Bühler et de Jakobson, nous trouvons un émetteur qui produit un message destiné à communiquer des idées à un destinataire[8]. Si on supprimait l’émetteur, la communication perdrait son support principal. Or, à en croire Foucault, Calvino ou Barthes, l’homme en tant que sujet responsable du discours serait une invention récente et passagère. Au lieu d’être l’origine du discours et du savoir, l’homme ne serait que « l’effet d’un changement dans les dispositions fondamentales du savoir » (Foucault). Quant au sujet de l’auteur, celui-ci se dissoudrait dans le texte ou dans l’écriture (Calvino : « L’io dell’autore nello scrivere si dissolve » ; Barthes : « l’écriture est destruction de toute voix, de toute origine »). Autrement dit, nous ne pouvons que constater la dissolution, la fragmentation, voire « la mort de l’auteur » ou bien la disparition de l’homme à l’instar d’un visage de sable au bord de la mer.

 

Or, si l’homme disparaît, on a le droit de se demander ce qui le remplace. Il y a plusieurs candidats : le langage, la structure, le discours, le médium (l’écriture), les systèmes. Je voudrais considérer ici de plus près deux de ces candidats, à savoir le langage et le système. Pour Calvino, le sujet de l’auteur se dissout dans la tentative de produire un texte littéraire, qui consiste à suivre certaines règles préexistant au sujet. Ainsi, dans son idée, le « premier narrateur de la tribu » « explorait les possibilités inhérentes à son propre langage en combinant et en permutant les figures et les actions et les objets sur lesquels ces actions pouvaient s’exercer ; il en résultait des histoires, constructions linéaires dans lesquelles il se trouvait toujours des échos et des oppositions »[9]. Dans cette optique structuraliste, le sujet se trouve dépossédé par la langue ; il peut utiliser uniquement les outils que la langue met à sa disposition ; ce n’est qu’en se servant de la langue qu’il peut se constituer comme sujet ; or cette constitution est simplement un effet secondaire du discours. De même, Barthes propose de « substituer à l’instance de la réalité » « l’instance même du discours », car « le champ de l’écrivain n’est que l’écriture elle-même […] comme seul espace possible de celui qui écrit. »[10].

Si dans la théorie structuraliste le sujet se trouve assigné une place réduite, dans la théorie des systèmes il est carrément évacué. Selon la théorie du sociologue Niklas Luhmann, la société ne se compose pas d’êtres humains, mais d’actes de communication. Certes, Luhmann ne nie pas l’existence des êtres humains, ni leur fonction et leur importance par rapport aux systèmes sociaux. Il ne déclare pas la mort de l’individu. Mais, du point de vue abstrait de sa théorie, l’homme ne fait pas partie de la société. Il va donc encore plus loin que Foucault, Barthes et Calvino. L’évacuation de l’homme et de concepts comme la subjectivité ou l’intersubjectivité présente l’avantage d’une nouvelle perspective sur la société, qui permet d’éviter les pièges traditionnels d’une philosophie du sujet : « Quelques-uns des problèmes de la philosophie du sujet disparaissent ainsi, avant tout le problème de l’intersubjectivité. Contrairement à ce que l’on dit souvent, le fonctionnement de rapports sociaux, dans notre terminologie : l’autopoiésis de la société, ne dépend pas de ‘l’intersubjectivité’, voire du ‘consensus’. L’intersubjectivité n’est pas donnée à l’avance, et elle ne se laisse pas non plus produire (ce qui supposerait que l’on puisse constater qu’elle a été atteinte ou non). Ce qui importe en revanche, c’est que la communication soit poursuivie – indépendamment de la manière dont la conscience nécessaire à ce processus est motivée à la participation. »[11]. Puisqu’il est impossible d’avoir des informations objectives sur les phénomènes psychiques et intersubjectifs, Luhmann propose de contourner ce problème en ne considérant que ce qui est observable : la communication. Ainsi, la société selon Luhmann est un système autopoiétique se constituant comme une suite ininterrompue de communications. Ces communications s’appellent les unes les autres, ce qui permet au système d’assurer sa propre persistance ; c’est ce que Luhmann appelle « autopoiésis »[12].

Les notions qui, chez Luhmann, remplacent le sujet humain comme instance principale sont l’auto-observation et l’auto-description : « Le problème classique de l’intersubjectivité […] est désormais remplacé par le fait que les auto-observations et les auto-descriptions sociales, puisqu’elles ne peuvent exister que sous forme de communications, sont elles-mêmes susceptibles d’être observées et décrites. Cela provoque la redescription permanente de descriptions déjà existantes et la production permanente de perspectives divergentes »[13]. On voit donc bien que Luhmann conçoit la société comme un système consistant de communications qui ont certes besoin d’un substrat humain, lequel cependant reste en dehors de ce qui est observable et ne fait pas, par conséquent, l’objet d’une analyse. (De même, dans une théorie de la société faisant appel au sujet humain, celui-ci n’apparaît que sous forme d’abstraction ; par exemple ses fonctions physiologiques ne sont pas prises en considération. Il est en tout cas inévitable de réduire la complexité du système observé afin de rendre possible l’observation. Ce qui peut faire paraître « étrange » la théorie des systèmes luhmanienne, c’est le degré d’abstraction et non pas le fait qu’il y ait abstraction.)

 

3. Si Luhmann, dans sa théorie de la société qui ne considère pas l’homme comme un élément faisant partie du champ d’observation, accorde une valeur importante à l’auto-observation et à l’auto-description, nous avons là affaire à un élément que sa théorie partage avec quelques-unes des théories esthétiques qui doivent nous intéresser dans notre contexte. On pensera surtout à Jean Ricardou, théoricien et praticien du « nouveau roman » et du « nouveau nouveau roman ». Dans son étude « Nouveau roman, Tel Quel », il écrit, en détournant la célèbre définition du roman que Stendhal donne dans Le rouge et le noir : « Le roman, ce n’est plus un miroir qu’on promène le long d’une route ; c’est l’effet de miroirs partout agissant en lui-même. Il n’est plus représentation ; il est auto-représentation. »[14] Pour Ricardou, le roman n’est pas représentation du réel, du monde, du quotidien, mais il est représentation de lui-même. Cela est en relation avec l’idée d’un texte sans sujet, sans auteur, de ce que Ricardou appelle « l’aptitude productrice […] du langage comme matériau ».[15] Il donne des exemples pris dans À la recherche du temps perdu, dans les romans de Claude Simon (La route des Flandres, La bataille de Pharsale) et d’Alain Robbe-Grillet (Le voyeur, La maison de rendez-vous), etc. « C’est à partir de lui-même que le texte prolifère : il écrit en imitant ce qu’il lit. »[16]

Cette théorie du texte producteur et autoreprésentatif est très proche de la théorie de l’intertextualité élaborée par Julia Kristeva et Roland Barthes. « Le signifié poétique renvoie à des signifiés discursifs autres, de sorte que dans l’énoncé poétique plusieurs autres discours sont lisibles. Il se crée, ainsi, autour du signifié poétique, un espace textuel multiple dont les éléments sont susceptibles d’être appliqués dans le texte poétique concret. Nous appellerons cet espace intertextuel. Pris dans l’intertextualité, l’énoncé poétique est un sous-ensemble d’un ensemble plus grand qui est l’espace des textes appliqués dans notre ensemble. »[17] Le texte, selon Kristeva, est à considérer comme un système ouvert, dynamique et subversif, comme un « appareil translinguistique » « qui redistribue l’ordre de la langue », c’est-à-dire que le texte est « une productivité ». Dans cette conception, l’auteur et avec lui des concepts-clefs comme l’intentionnalité et le sens, se perdent. Roland Barthes met justement l’accent sur l’anonymat et l’inconscient en disant : « L’intertextualité, condition de tout texte, quel qu’il soit, ne se réduit évidemment pas à un problème de sources ou d’influences ; l’intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets »[18].

Un autre exemple à considérer ici, c’est la théorie du texte développée par l’Oulipo (l’Ouvroir de littérature potentielle, qui fut fondé en 1960 par François Le Lionnais et Raymond Queneau). Selon Jacques Roubaud, le critère central du texte oulipien, c’est un rapport spécifique à la contrainte. Les contraintes existent de manière générale : « Contraintes du vocabulaire et de la grammaire, contraintes des règles du roman… ou de la tragédie classique… contraintes de la versification générale, contraintes des formes fixes (comme dans le cas du sonnet…), etc. »[19]. Or ce qui transforme une contrainte générale en une contrainte oulipienne, c’est l’auto-représentation. Ainsi, Georges Perec, en écrivant son roman La disparition, s’est servi de la contrainte du lipogramme. Un texte lipogrammatique est un texte qui se caractérise par le fait qu’il y manque une (ou plusieurs) lettre(s) de l’alphabet utilisé. Perec, on le sait, a réussi la prouesse d’écrire un roman de plus de 300 pages sans utiliser la lettre « e » qui est pourtant la lettre la plus fréquente de la langue française. Le caractère oulipien de ce procédé dans le roman de Perec réside dans l’effet de miroir résultant du double emploi du lipogramme : « La contrainte y est à la fois principe de l’écriture du texte, son mécanisme de développement, en même temps que son sens : La disparition est [le] roman d’une disparition qui est la disparition du e, est donc tout à la fois le roman de ce qu’il raconte et le récit de la contrainte qui crée ce qui se raconte. »[20] Dans La disparition, le discours romanesque se constitue donc sur la base d’un procédé – la disparition d’une lettre – qui détermine également la logique de l’action de ce roman. Autrement dit : l’histoire reflète le discours, si bien qu’on peut constater un rapport allégorique entre l’un et l’autre de ces deux niveaux.

Malgré d’indéniables différences touchant au niveau de la théorie et à la pratique de l’écriture, différences que l’auto-analyse des protagonistes a sans doute tendance à exagérer, on voit donc clairement que Tel Quel et l’Oulipo ont en commun un élément central, à savoir l’auto-représentation qui remplace la représentation du monde et la croyance à l’inspiration, à la personne de l’auteur. Cette convergence est renforcée par le fait que dans les deux discours théoriques, l’accent est mis sur la dimension mécanique. Ainsi, dans son analyse des procédés employés dans La maison de rendez-vous de Robbe-Grillet, Ricardou dit : « Une fois clairement établis les principes formels, on peut dire que d’une certaine manière ‘le scénario se déroule ensuite d’une façon mécanique’. »[21] De même, en citant un passage du Libera de Robert Pinget : « Dès les premières pages, il est clair que vient, parmi d’autres, de se ‘déclencher le mécanisme’ (p. 7) d’une matrice de l’agression signalant la victime et ignorant le plus souvent l’agresseur […]. »[22] Roubaud, de son côté, parle d’une « machine de littérature »[23] afin de qualifier la relation « X prend Y pour Z ». Ailleurs, à la différence de Queneau, qui regrettait « de ne pas disposer de machines », il insiste sur le caractère artisanal du travail oulipien[24]. On voit donc où aboutit en dernière conséquence la logique de la disparition de l’homme : à une littérature mécanique, artisanale, voire machinique…

 

4. Mais cela n’est pas le dernier mot. Pour terminer, voyons comment dans les textes fictionnels de l’un des auteurs que nous avons cités, Italo Calvino, le rapport entre le vivant et la machine se trouve posé de manière différente. La théorie du romancier Calvino, qui – ainsi qu’on a pu le voir dans ce qui précède – est assez proche de celle de Barthes, de Foucault, de Ricardou etc., ne correspond pas pleinement à la pratique du romancier Calvino. Considérons d’abord Le château des destins croisés (1973). Ce texte, d’inspiration oulipienne, se construit en respectant la contrainte suivante : les personnages, qui après avoir traversé une forêt, se retrouvent dans un château, ont tous perdu leur voix et doivent se servir d’un jeu de tarots afin de raconter leur histoire. Les moyens d’expression sont donc extrêment réduits. Grâce à ce procédé, le texte atteint un niveau de formalisation assez élevé, qui se trouve encore renforcé par le fait que le livre reproduit les cartes employées par les personnages. Or ce dédoublement du texte, résultant de la juxtaposition du code alphabétique de la langue et du code iconique des cartes, s’accompagne d’un jeu d’observation et d’interprétation. Car le narrateur principal, qui fait lui-même partie du groupe de personnages se trouvant dans le château, raconte à sa manière les histoires que les personnages ne peuvent « raconter » qu’en posant des cartes sur la table. De ce fait, le texte acquiert un caractère hypothétique : « En se présentant à nous au moyen de la figure du Chevalier des Coupes […] notre commensal voulait probablement nous informer sur sa condition aisée, son penchant au luxe et à la générosité, et encore – en se montrant à cheval – sur son esprit d’aventure, qui – ainsi qu’il me le semblait à moi qui observais toutes ces broderies qui se trouvaient même sur la couverture du cheval – était davantage motivé par le désir de paraître que par une véritable vocation de chevalier. »[25] La série « objective » des cartes est ainsi opposée à la subjectivité d’un observateur qui, lui, ne peut qu’essayer d’interpréter le sens des cartes, en s’appuyant sur des ressemblances entre les cartes et les personnages qui s’en servent, sur le caractère mimétique et connotatif des cartes, sur leur concaténation (la syntaxe), sur la pragmatique de leur emploi, etc. Tout cela s’insère dans l’intertexte général : Dante, Boccace, les récits de chevalerie, l’Arioste, Faust, etc. fournissent des modèles et des schémas interprétatifs dont se servent les narrateurs secondaires et le narrateur principal. Ainsi, le texte de Calvino fournit un commentaire assez complexe sur le problème de la narration en tant qu’interprétation. La quintessence de ce commentaire, c’est que Calvino, tout en se servant d’une formalisation et, par là, d’une objectivation radicale de son texte, ne veut et ne peut pas renoncer au caractère subjectif de l’interprétation. Le « vivant » de l’interprétation se superpose ainsi à la « machine » narrative des cartes et de la contrainte.

Dans Si une nuit d’hiver un voyageur (1979) Calvino raconte une quête du livre perdu. Un lecteur a acheté et commencé à lire le nouveau roman d’Italo Calvino, Si une nuit d’hiver un voyageur. Voilà dès le début un effet de miroir assez surprenant : le dehors du livre que le lecteur réel tient entre les mains, se trouve repris dans la fiction même. Il en résulte un effet paradoxal, à savoir la coïncidence, du moins momentanée, entre l’acte de lecture du lecteur réel et l’acte de lecture fictif du lecteur-protagoniste, que le texte interpelle à la deuxième personne. Lorsque le lecteur fictif commence à lire le texte de Calvino, il constate que son exemplaire du livre a été faussement relié si bien que le texte, au bout d’un certain nombre de pages, commence à se répéter. Furieux, le lecteur va à la librairie où il a acheté son livre ; il y rencontre une lectrice s’appelant Ludmilla et dont l’exemplaire est également déficient. En échange, ils reçoivent un autre livre qu’ils commencent à lire pour constater que le texte qu’il contient n’a rien à voir avec celui de Calvino et que, par dessus le marché, il est également incomplet.

L’expérience de la lecture interrompue ne cessera de se répéter dans la suite du livre. Au fur et à mesure que le lecteur avance dans sa chasse au livre perdu, il découvre les secrets d’une affaire de falsification. Le responsable de cette affaire s’appelle Ermes Marana. C’est l’ex-amant de Ludmilla qui, étant jaloux du rapport intime et exclusif que Ludmilla entretient avec les livres qu’elle lit, s’est mis à faire circuler de faux livres. Et Marana de justifier ses actions en mettant en cause de manière radicale la notion de l’auteur. Dans une lettre à son éditeur, il dit que dans 3000 ans, la plupart des livres de notre époque seront tombés dans l’oubli ; certains d’entre eux resteront célèbres, mais on ne se rappellera pas les noms de leurs auteurs ; on se souviendra de certains auteurs dont aucun texte ne survivra ; et peut-être tous les livres qui auront survécu seront faussement attribués à un auteur unique[26]. L’éditeur Cavedagna, qui pourtant est la première victime des machinations de Marana, reconnaît qu’à la limite celui-ci pourrait avoir raison. Lui aussi d’ailleurs a une image idéalisée de l’auteur, qui ne serait rien d’autre qu’un nom sur la couverture d’un livre, tout aussi fictif que les personnages de ce livre – image qui s’oppose à la réalité sociale des auteurs tels qu’il les rencontre chaque jour dans sa maison d’édition.

Si d’une part dans le livre de Calvino la fonction de l’auteur se trouve abolie, il faut d’autre part admettre que cette abolition n’est pas un consentement à la théorie de la mort de l’auteur. Cela est dû à la manière ironique qu’a Calvino de déconstruire la fonction auctoriale. Cette ironie résulte principalement du contraste entre la modernité des procédés narratifs employés (narration à la deuxième personne, métalepse, mise en abyme, interruption permanente du récit, rapports intertextuels etc.) et le caractère relativement traditionnel de l’histoire racontée, qui repose sur le schéma de la quête et du roman d’amour. Ainsi on peut constater que malgré l’emploi de techniques d’avant-garde et d’éléments théoriques qui remettent en question la notion d’auteur, Calvino ne refuse pas au lecteur le droit de s’amuser en lisant une histoire « traditionnelle ». Le vivant et la machine se rencontrent donc de manière insolite dans les textes fictionnels de Calvino.

 




[1] Cette figure de pensée n’a pas été inventée dans la seconde moitié du XXe siècle ; on en trouve des avatars chez André Breton et Raymond Roussel, pour ne citer que deux exemples célèbres. Néanmoins, dans les années soixante (soixante-dix et quatre-vingt) la notion de disparition de l’homme acquiert une dynamique extraordinaire, résultant surtout de l’évolution parallèle du discours théorique des sciences humaines et de la pratique littéraire, ce qui justifie de mettre l’accent sur cette période.

[2] Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 398 ; italiques dans le texte.

[3] « […] la letteratura come la conoscevo io era un’ostinata serie di tentativi di far stare una parola dietro l’altra seguendo certe regole definite, o piú spesso regole non definite né definibili ma estrapolabili da una serie di esempi o protocolli, o regole che ci siamo inventate per l’occasione cioè che abbiamo derivato da altre regole seguite da altri ; e in queste operazioni la persona io, esplicita o implicita, si frammenta in figure diverse, in un io che sta scrivendo e in un io che è scritto, in un io empirico che sta alle spalle dell’io che sta scrivendo e in un io mitico che fa da modello all’io che è scritto. L’io dell’autore nello scrivere si dissolve : la cosiddetta ‘personalità’ dello scrittore è interna all’atto dello scrivere, è un prodotto e un modo della scrittura. Anche una macchina scrivente, in cui sia stata immessa un’istruzione confacente al caso, potrà elaborare sulla pagina una ‘personalità’ di scrittore spiccata e inconfondibile, oppure potrà essere regolata in modo di evolvere o cambiare ‘personalità’ a ogni opera che compone. Lo scrittore quale è stato finora, già è macchina scrivente, ossia è tale quando funziona bene : quello che la terminologia romantica chiamava genio o talento o ispirazione o intuizione non è altro che il trovar la strada empiricamente, a naso, tagliando per scorciatoie, là dove la macchina seguirebbe un cammino sistematico e coscienzioso, ancorché velocissimo e simultaneamente plurimo. » (Italo Calvino, « Cibernetica e fantasmi (Appunti sulla narrativa come processo combinatorio) » (1967), in : Id., Una pietra sopra. Discorsi di letteratura e società, Torino, Einaudi, 1980, pp. 164-181, ibid. p. 172 ; traduction française T. K.)

[4] « Per quali vie l’anima e la storia o la società o l’inconscio si trasformano in una sfilza di righe nere su una pagina bianca ? Su questo punto le piú importanti teorie estetiche tacevano. » (Ibid., p. 172).

[5] Ibid., p. 166.

[6] Roland Barthes, « La mort de l’auteur » (1968), in : Id., Œuvres complètes, t. III, 1968-1971, éd. Éric Marty, Paris, Seuil, 2002, pp. 40-45, ibid. p. 40 ; italiques dans le texte.

[7] Voir également Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), in : Id., Dits et Écrits, éd. Daniel Defert/François Éwald,  t. I, Paris, Gallimard, 1994, t. I, pp. 789-821.

[8] Voir Karl Bühler, Sprachtheorie. Die Darstellungsfunktion der Sprache (1934), Stuttgart, Lucius und Lucius, 31999 ; Roman Jakobson, « Linguistics and Poetics » (1960), in : Id., Selected Writings, vol. III, éd. S. Rudy, La Haye/Paris/New York, Mouton, 1981, pp. 18-51.

[9] « […] esplorava le possibilità implicite nel proprio linguaggio combinando e permutando le figure e le azioni e gli oggetti su cui queste azioni si potevano esercitare ; ne venivano fuori delle storie, costruzioni lineari che presentavano sempre delle rispondenze, delle contrapposizioni […] » (Calvino, « Cibernetica e fantasmi », p. 165.)

[10] Roland Barthes, « Écrire, verbe intransitif ? », in : Id., Œuvres complètes, t. III, éd. Éric Marty, Paris, Seuil, 2002, pp. 617-626, ibid., p. 625.

[11] « Manche Probleme der Subjektphilosophie lösen sich dadurch auf, vor allem das Problem der Intersubjektivität. Anders als oft angenommen, hängt das Funktionieren von Sozialbeziehungen, für uns also : die Autopoiesis der Gesellschaft, nicht von ‘Intersubjektivität’, geschweige denn von ‘Konsens’ ab. Weder ist Intersubjektivität immer schon gegeben, noch läßt sie sich herstellen (was voraussetzen würde, daß man feststellen kann, ob sie erreicht ist oder nicht). Ausschlaggebend ist statt dessen, daß Kommunikation fortgesetzt wird – wie immer das dazu notwendige Bewußtsein zum Mitmachen bewogen wird. » (Niklas Luhmann, Die Gesellschaft der Gesellschaft, Frankfurt am Main, 21999, p. 874 ; italiques dans le texte.)

[12] Ce terme a été introduit dans le discours scientifique par les biologistes Humberto Maturana et Francisco Varela. Voir p. ex. Humberto Maturana, « Autopoiesis », in : Milan Zeleny (dir.), Autopoiesis. A Theory of Living Organization, New York/Oxford, North-Holland, 1981, pp. 21-33 ; Francisco Varela, « Describing the Logic of the Living. The Adequacy and Limitations of the Idea of Autopoiesis », ibid., pp. 36-48. Un système peut être appelé autopoiétique lorsqu’il produit lui-même tous les éléments dont il a besoin pour pouvoir exister.

[13] « An die Stelle des klassischen Problems der Intersubjektivität […] tritt jetzt die Tatsache, daß gesellschaftliche Selbstbeobachtungen und Selbstbeschreibungen, da sie ja nur als Kommunikation überhaupt vorkommen können, sich ihrerseits der Beobachtung und Beschreibung aussetzen. Das führt zu einer ständigen Neubeschreibung bereits vorliegender Beschreibungen und damit zur laufenden Erzeugung inkongruenter Perspektiven. » (Luhmann, Die Gesellschaft der Gesellschaft, p. 876.)

[14] Jean Ricardou, Pour une théorie du nouveau roman, Paris, Seuil, 1971, p. 262.

[15] Ibid., p. 13.

[16] Ibid., p. 262.

[17] Julia Kristeva, « Poésie et négativité », in : Id., Semeiotike. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, p. 246-277, p. 255 ; italiques dans le texte.

[18] Roland Barthes, « Texte (théorie du) » (1973), in : Id., Œuvres complètes, t. II, éd. Eric Marty, Paris, Seuil, 1994, pp. 1677-1689, ibid. p. 1683.

[19] François Le Lionnais, « Premier manifeste », cité d’après Jacques Roubaud, « La mathématique dans la méthode de Raymond Queneau », in : Oulipo, Atlas de littérature potentielle, Paris, Gallimard (folio), 1988, pp. 42-72, ibid. pp. 53 s.

[20] Ibid., p. 55.

[21] Pour une théorie du nouveau roman, p. 254.

[22] Ibid.

[23] Roubaud, « La mathématique dans la méthode de Raymond Queneau », p. 50.

[24] Ibid., p. 53.

[25] « Presentandosi a noi con la figura del Cavaliere di Coppe […] il nostro commensale voleva probabilmente informarci della sua condizione facoltosa, della sua inclinazione al lusso e alla prodigalità, e pure – col mostrarsi a cavallo – d’un suo spirito d’avventura, sia pur mosso – giudicai io, osservando tutti quei ricami fin sulla gualdrappa del destriero – più dal desiderio d’apparire che da una vera vocazione cavalleresca. » (Calvino, Il castello dei destini incrociati, Milano, Mondadori, 1994, p. 9 ; traduction française T. K.)

[26] Italo Calvino, Se una notte d’inverno un viaggiatore, Torino, Einaudi, 1979, p. 101.

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