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Une géocritique de la dictature dans l’imaginaire d’Ahmadou Kourouma

Le propos de cette contribution est d’approcher la dictature[1] dans l’imaginaire d’Ahmadou Kourouma, à la fois comme espace de déploiement d’un faire, d’un agir et comme élément systémique structurant un ensemble spatial plus grand.

Puis-je me risquer à une étude de la dictature dans l’imaginaire de Kourouma ? Difficile pari tant le réel et la fiction se ressemblent et s’entremêlent tels  « les œufs d’une même pintade », pour emprunter une métaphore des Soleils des indépendances. Mais le jeu en vaut la chandelle car l’enjeu de mon propos en garantit le procès. « Ceci est une œuvre de vérité, toute ressemblance avec la fiction est à écarter », ainsi pourrait-on paraphraser l’incipit virtuel des œuvres de fiction de Kourouma. La méthode géocritique, qui évalue la frontière entre fiction et réel, inscrit la dictature dans cet écart différentiel. Par ricochet, elle interroge l’alignement possible de la fiction sur le réel dans le roman d’Ahmadou Kourouma.

On peut alors se demander si la présomption de réalité de la fiction kourmienne la fonde en esthétique. Ou encore si l’écriture d’Ahmadou Kourouma est essentiellement une caricature du réel. Remarquons que la dictature comme mode de gouvernance s’offre à l’écriture de Kourouma comme modèle d’imitation du réel africain. L’espace africain intègre alors l’espace dictatorial. Les pouvoirs politiques africains contemporains allient la drôlerie au loufoque et la caricature au trivial. L’on distingue alors difficilement le réel du fictif et partant l’imaginaire du véridictif. C’est ici que la géocritique en tant que méthode évaluative de la convertibilité du réel en fictionnel mais aussi en tant que piste d’interrogation sur l’écart différentiel entre réel et fiction, comme je l’indiquais déjà, prend tout son sens.

 La figuration du personnage de Koyaga, dans la brutalité de l’exercice de son pouvoir politique en République du Golfe, laisse émerger l’ambigüité féconde du « peut-être réel », « peut-être pas totalement fiction » ou « assurément possible », dans le contexte africain d’une fiction nourrie à la sève des réalités possibles. L’espace peut être abordé comme matérialité ou comme idéalité, sur le mode statique ou dynamique. On peut l’étudier en interrogeant, par exemplen, l’aire de la surface, le visuel et le virtuel de la mémoire, le contenu du contenant, le volume de la matière ou du vide, l’intérieur de l’extérieur, le dedans du dehors, l’immensité des superficies et l’infiniment petit du point.

En m’appuyant sur l’approche géocritique, j’analyserai en premier lieu le référent de la dictature et de ses composantes en me fondant sur la toposémie dans En attendant le vote des bêtes sauvages. En second lieu, j’appréhenderai l’anthropogenèse du personnage de Koyaga saisi dans l’exercice de son pouvoir et surtout dans sa consolidation par la transgressivité. En dernier lieu, je montrerai comment l’Afrique est la métaphore de la dictature, ce continent étant particulièrement propice aux gouvernements dictatoriaux, de sorte que le temps africain devient temps dictatorial tandis que temps et espace convergent dans une spatio-temporalité homogène.

 

De la référentialité: mimésis et encodage des topolectes et du réel

 

            La référentialité est la manifestation de la re-présentation. Elle établit un pont entre l’espace extra-diégétique et le texte. La géocritique s’intéresse à l’influence que le texte peut avoir sur la re-présentation extra-diégétique. La tension usuelle de la référentialité est la mimésis. Une tension moins usuelle est de poser le texte comme modèle du hors-texte. J’aborde les « topolectes » comme le discours de tout espace fictionnel. Me fondant sur la théorie des mondes possibles, je montre que la construction de l’espace dans toute fiction se décline en trois catégories que je nomme « topomorphèmes », « topolexèmes » et « toposèmes ».

            Le topomorphème est la désignation catégorielle de la spatialité. Une désignation qui met en avant le caractère de la spatialité dans l’actant d’une fiction donnée. Il se différencie du toponyme par le fait que le toponyme n’est qu’une désignation nominale d’un espace fictionnel ; le topomorphème intègre, en plus du nom, le caractère de spatialité qui est le fait de tout espace. Proportionnellement à sa densification sémique, c’est-à-dire relativement à sa concentration en sèmes topolectaux, le topomorphème devient soit topolexème, soit toposème. Tout topolecte est avant tout topomorphème. Car un espace peut exister dans une fiction donnée sans nom mais non sans caractères. Dans sa fonctionnalité, l’espace est davantage lié à son caractère de spatialité même si le toponyme peut quelquefois être programmatique. Le topomorphème est donc le premier stade dans la fonctionnalité des espaces fictionnels.

                  Le  toposème est caractérisé par la variation et la mutabilité possible du topos. Il est donc fluctuant car polymorphe. Le toposème est surtout caractérisé par son instabilité sémique qui entraîne son instabilité sémantique. Il est un espace fictionnel sémantiquement instable qui pourrait développer des rapports paradigmatiques, homologiques, antithétiques ou autonomico­-hyperboliques avec l’extra-texte. Il se caractérise en effet par hémisémie, par xénosémie (ou hé­térosémie) et par hypersémie.

Le topolexème est une identification fictionnelle précise de l’espace. Il est une représentation iconique référentielle du hors-texte, décelable par la compétence du lecteur. Le topolexème renvoie à une désignation spatiale suffisante et autonome sémantiquement. Cette homologie sémique est une isosémie. L’isosémie est la mimésis représentationnelle de l’espace dans la fiction. Elle établit une conformité entre l’espace fictionnel et l’espace extratextuel. La toposémie inductive est le constat d’isosémie que fait le lecteur entre l’extra-texte et l’intra-texte. Dans un cas d’isosémie, tous les sèmes sont présents. Le sème nomino-désignatif, le sème historique et le sème locatif. Le constat d’isosémie implique que le rapport d’interfonctionalité des espaces intra-textuel et extra-textuel est une toposémie inductive dont la conséquence immédiate est que le texte fictionnel a une dénotation non nulle. Cela revient à dire que le texte a un répondant social par rapport à l’espace. Le discours historique extra-textuel relevant de la société de l’auteur et le discours fictionnel de l’auteur entrent en dialogue sur le mode interdiscursif. La toposémie inductive devient alors un indice de l’interdiscursivité quelle qu’elle soit : qu’il s’agisse du rapport de l’histoire au texte ou qu’il s’agisse de la présence d’indices sociétaux dans le discours fictionnel.

             La toposémie est intégrée à la géocritique en ce qu’elle s’aligne sur son principe de la référentialité. Leur principe co-structurant reste l’épreuve de la dialectique spatiale dans les complexes suivants : construction et déconstruction de la forme et du sens, territorialisation et déterritorialisation. Elles permettent ainsi de réfléchir au passage de la représentation à la re-présentation, analysant les modalités de figuration du réel en se situant dans l’entre-deux mondes : entre fiction et réel. Considérant la fiction comme le lieu des possibles croisements et des croisements de possibles, la toposémie interroge la fonctionnalité et l’interconvertibilité des différents types d’espaces.

      L’homologie spatiale entre espace romanesque fictif et espace historique « réel »  relève bien souvent de l’identification entre personnage fictif et personnage historique. C’est dire que le personnage fait l’espace au même titre que l’Histoire et la langue. Ahmadou Kourouma note avec justesse qu’il fut une « époque où les États africains étaient connus par leur dictateur plus que par leur propre nom »[2]. Et de rappeler qu’à l’époque en question « l’Algérie avait pour dictateur Boumediene, le Niger Kountché ou Hamani Diori, la Lybie Kadhafi »[3]. On voit ici que le personnage s’identifie à l’espace auquel il donne sens : espace et personnage deviennent mutuellement interchangeables. Les espaces africains postcoloniaux ont généré des personnages-espaces qui sont les doublures d’hommes-État ou d’hommes-nation dans la mesure où ils en sont venus à personnifier l’espace sur lequel ils règnent. Des passages tels que celui cité plus haut, qui ponctuent le texte de Kourouma en lui donnant son rythme profond, condensent l’histoire dans le personnage ou dans l’espace.

            Le personnage romanesque de Tiekoroni est le double fictionnel de Félix Houphouët-Boigny. Houphouët-Boigny est historiquement le premier Président de la Côte-d’Ivoire indépendante. Partant de cette vérité historique, le romancier crée son double paradigmatique, Tiekoroni, qui incarne la thématique du parti unique en Afrique. Voici comment le personnage est décrit par le narrateur : « Tiékoroni, le maître de la République des Ébènes, avait pour totem le caïman. C’était un petit vieillard rusé qu’on appelait l’homme au chapeau mou et qui se faisait appeler dans son fief le Bélier de Fasso et le Sage de l’Afrique »[4]. Ce portrait de Tiékoroni répond à tous égards à celui d’Houphouët-Boigny, jusque dans son lien psycho-affectif avec les caïmans, concrétisé par la création d’un lac aux caïmans devant sa résidence de Yamoussoukro qui fait aujourd’hui office de site touristique. Tout comme Tiékoroni, Houphouët-Boigny se faisait appeler le « Sage de l’Afrique », un surnom auquel il tenait beaucoup et qu’il illustrait en recevant les présidents des pays en conflit, pour les nourrir de sa science et faire l’apologie de la paix. Enfin, la référence au « bélier », second animal à caractériser Houphouët-Boigny, est un signe patent de convergence entre l’histoire et la fiction. Le bélier peut même être considéré comme son emblème dans la mesure où son nom, « Boigny », signifierait Bélier. Au-delà de sa notoriété, des grands projets qu’il a faits pour son pays et de sa fière défense de l’Afrique, il sera rattrapé par son passé qui révélera la face sombre de son règne. Ainsi s’établit un lien entre la République des Ebènes et la Côte d’Ivoire dont les noms se font écho ironiquement.

            Le même procédé de correspondance entre histoire et fiction amène le romancier à réécrire l’assassinat de Sylvanus Olympio à travers le meurtre de Fricassa Santos, qui demeure l’un des temps forts préludant à la prise du pouvoir par Koyaga. Sylvanus Olympio, tout comme Fricassa Santos, est un brillant universitaire polyglotte, père des indépendances dans sa République. L’identification de ces deux personnages entraîne l’identification spatiale de la République du Golfe à celle du Togo. D’autre part, l’accident de Sarakawa, qui a contribué à créer un mythe autour de la personne d’Eyadéma et de son pouvoir, a aussi inspiré Kourouma qui s’en est servi pour souligner la dimension extraordinaire de son personnage. L’avion saboté, qui s’est écrasé et dont Koyaga sortit sans égratignure, donne une dimension mythique au personnage. Entre l’espace fictif et l’espace réel, entre le Togo et la République du Golfe, s’établit ainsi une équivalence qui crée une boucle référentielle entre eux. La fiction recrée l’Histoire en jouant de la similitude des faits. Le romancier, même s’il opère une transformation des faits et des personnages, n’en laisse pas moins le fond historique inaltéré.

            Cette stratégie d’écriture est aussi valable pour le personnage au totem léopard qui figure Mobutu. À travers le couple Mobutu/homme au totem léopard, c’est la République du Grand Fleuve et le Zaïre qui se trouvent assimilés, la première apparaissant comme un espace figuratif en même temps qu’un condensé historique du second. Ainsi s’instaure un double rapport entre personnage et espace d’un côté, espace et histoire de l’autre : le personnage se fait espace et vice-versa, l’espace devenant par ailleurs un raccourci ou un condensé de l’Histoire du Zaïre. Ce type de rapport référentiel est également opérant dans l’exemple suivant, qui concerne la République des deux Fleuves et son double référentiel, la République centrafricaine. Le lien entre les deux États s’établit à travers le personnage de Bossouma, version fictionnelle de Bokassa, ainsi que par certains points communs dans l’Histoire des deux Républiques. Si la République des deux Fleuves peut être rapprochée de la Centrafrique en raison de l’homologie entre les personnages de Bokassa et de Bossouma, elles peuvent également l’être sur la base d’indices historiques et géographiques. La métaphore fluviale, dans la périphrase « République des deux Fleuves », trouve en effet un répondant dans la réalité historique et sociale : c’est le nom historique de la Centrafrique. Pendant la colonisation, le pays s’appelait l’Oubangui-Chari, du nom des deux fleuves qui l’irriguent. Le territoire de la Centrafrique est une portion de terre comprise entre la rive droite de l’Oubangui au sud et le Chari au nord. Originalité ou manque d’inspiration des fondateurs du pays ? Nous ne saurions répondre à cette question. Toujours est-il que le romancier joue sur cette réalité historique pour créer sa société fictive.

      Toujours dans une perspective référentielle, le lecteur pourrait sans grand mal assimiler le Maroc à la République des Djebels et du Sable, en se fondant sur deux aspects essentiels des deux pays : la personne du roi Hassan II et la colonisation du Maroc par la France. Le Roi du Maroc – Hassan II – a pour répondant fictionnel l’homme au totem chacal dans le roman de Kourouma. Par ailleurs, le texte de Kourouma fait référence à un épisode de la répression du peuple marocain sous les ordres du Général Mangin. Ainsi l’intertexte historique vient contribuer à l’élaboration fictionnelle de la République des Djebels et du Sable, qui a pour référent le Maroc.

            Le voyage initiatique de Koyaga définit l’orientation de sa politique et le déploiement de son réseau de relations. En effet, il ira à l’école de dictateurs patentés, aux pratiques variées, tels que Tiékoroni, l’homme au totem léopard, Bossouma et l’homme au totem hyène, qui ont pour référents historiques respectivement Houphouët, Mobutu, Bokassa et Hassan II. Koyaga apparaît ainsi comme un condensé de plusieurs dictatures qui va thésauriser les recettes du pouvoir proposées par ses prédécesseurs. De la torture aux crimes économiques en passant par les faux complots, les assassinats, les arrestations arbitraires, la répression du peuple, l’apologie de la prison, l’enrichissement immodéré et le culte de la personnalité, Koyaga a reçu de ses maîtres des leçons qui feront de lui un concentré des principales dictatures africaines. Le romancier met ainsi en œuvre le grand désenchantement de l’Afrique postcoloniale. Le triomphe de Koyaga est l’expression de la pérennité de la dictature à Eyadéma. En attendant le vote des bêtes sauvages met en scène des dictateurs ayant des référents historiques identifiables, afin de dénoncer la politique chaotique « des pères de la nation » postcoloniaux, formés dans l’atmosphère de la guerre froide. Kourouma stigmatise les affres de l’Afrique, terre de dictature et de bouffons dictateurs grotesques, avec un réalisme cru, rempli de références à l’histoire qui sont à peine voilées par le travail de l’imagination.

            Cette survivance de l’autocratie en Afrique a déjà été évoquée par Yambo Ouologuem dans son roman Le devoir de violence, qui montre l’exercice du pouvoir dans le Nakem Zuiko, empire imaginaire inspiré du royaume haoussa : le Kanem. Le pouvoir y est exercé, de manière atroce, par une dynastie ayant pour nom de règne « Saïf ». Les Saïfs qui se succèdent sur le trône du Nakem Zuiko rivalisent de cruauté, de barbarie et de férocité. Leur sadisme insoupçonné, qui grandit tout au long de la dynastie, est un symptôme de leur inhumanité. Ouologuem écrit à leur sujet : « […] Mais, jeté dans le monde, l’on ne peut s’empêcher de songer que Saïf, pleuré trois millions de fois, renaît sans cesse à l’Histoire, sous les cendres chaudes de plus de trente Républiques africaines »[5]. La pérennité du pouvoir des Saïfs, constatée par Ouologuem, jette une lumière pessimiste sur les pouvoirs politiques en Afrique. Kourouma a emboîté le pas à Ouologuem pour présenter, dans des fictions dénuées d’espoir, une Afrique perpétuellement malade de ses « rois » et de ses « empereurs ». Les dictateurs que présente Kourouma sont liés entre eux et collaborent au maintien de leur pouvoir mutuel. Le voyage initiatique de Koyaga aux quatre coins de l’Afrique, à la recherche de préceptes pour gouverner son pays, est révélateur de la fraternité qui les lie. La similitude entre les personnages de dictateurs et les rôles qu’ils jouent tisse entre eux des liens qui dépassent le cadre de la simple collaboration pour apparaître comme le fruit d’une hérédité. Les personnages de Kourouma appartiennent en effet au même arbre généalogique. La dictature apparaît ainsi comme une pathologie, une tare génétique puisqu’elle est consubstantielle aux cinq autocrates représentés dans le roman. Entre leurs mains, le pouvoir tend à se figer pour devenir une catégorie immuable et uniforme : étant fortement personnalisé, il devient acteur à part entière. La différence entre acteur et actant s’affaiblit au point de devenir inexistante, l’un et l’autre se confondant.

 

Frontières et transgressivité

 

En attendant le vote des bêtes sauvages met en scène une famille, une dynastie de dictateurs. Chacun de ces dictateurs développe, dans sa pratique du pouvoir, un aspect de la dictature en tant que système liberticide de gouvernement des peuples. La dictature devient le moule générique et englobant au sein duquel les personnages et leur faire s’inscrivent. La dictature est donc bien un actant : elle n’est pas définie d’avance mais ce sont les personnages qui, à travers leur évolution, la réalisent. Par là même, la notion abstraite de dictature se trouve anthropomorphisée puisqu’elle est « incarnée » par les actions des personnages. Ainsi s’instaure une dialectique entre « acteur » et « actant », au sens que Jacques Fontanille donne à ces termes :

 

La notion d’actant est une notion abstraite qui doit être avant toute chose distinguée des notions traditionnelles ou intuitives de personnage, protagoniste, héros, acteur ou rôle. Ces dernières partent toutes de l’idée que certaines entités textuelles représentent des êtres humains et qu’elles ont une fonction dans l’intrigue narrative, ou occupent une place dans (ou sur) une scène ; à partir de cet arrière-plan commun, les différentes notions varient selon l’importance de la place ou de la fonction qu’elles désignent (cf. acteur/héros) selon qu’on met l’accent plutôt sur la fonction de représentation d’un être humain ou sur la participation à l’intrigue (personnage/protagoniste). Mais, quelles que soient les nuances entre ces notions, elles présupposent toute l’existence textuelle indiscutée d’entités représentatives […] tout est à construire et notamment l’identité des figures anthropomorphes qui semblent s’y manifester […] L’actant est donc cette entité abstraite dont l’identité fonctionnelle est nécessaire à la prédication narrative.[6]

 

À la dialectique entre acteur et actant vient s’ajouter celle qui s’instaure entre le personnage de papier et la personne humaine, en qui s’incarnent deux conceptions de l’acteur. L’acteur intervient à la fois en tant que personne, héros ou protagoniste du roman et en tant que personne historiquement repérable dans l’extra-texte, dans la société de l’auteur. L’écriture de Kourouma, qui prend l’histoire comme substrat de son inspiration inventive, instaure un mouvement de balancier permanent entre la « fictionalisation de l’histoire » et l’« historicisation de la fiction », couple ricœurien qui donne tout son sens aux interactions entre « réel » et fiction dans le roman. L’intimité de l’histoire sociétale et de la fiction romanesque dans l’œuvre d’Ahmadou Kourouma exige une lecture qui se situe à la frontière entre histoire et fiction. Ce qui implique pour le critique de franchir constamment la frontière entre réel et imaginaire, comme le fait le personnage de Koyaga qui voyage d’espaces dictatoriaux en espaces tyranniques, se chargeant d’énergie au fil de ses voyages comme un véritable condensateur électrique, pour acquérir finalement l’expérience nécessaire en matière d’exercice dictatorial du pouvoir. Apprécions ensemble les propos du narrateur de En attendant le vote des bêtes sauvages :

 

La politique est comme la chasse, on entre en politique comme on entre dans l’association des chasseurs. La grande brousse où opère le chasseur est vaste, inhumaine et impitoyable comme l’espace, le monde politique. Le chasseur novice avant de fréquenter la brousse va à l’école des maîtres chasseurs pour les écouter, les admirer et se faire initier. Koyaga ne doit poser aucun acte de chef d’État sans un voyage initiatique, sans s’enquérir de l’art de la périlleuse science de la dictature auprès des maîtres de l’autocratie. Il vous faut au préalable voyager. Rencontrer et écouter les maîtres de l’absolutisme et du parti unique, les plus prestigieux des chefs d’État des quatre points cardinaux de l’Afrique liberticide.[7]

 

Dans sa traversée des frontières, Koyaga change constamment d’espace mais il n’y a pas de différences entre les espaces traversés : tout se passe comme si le dictateur en devenir uniformisait les espaces qu’il traverse dans une logique de la reproduction. La frontière perd dès lors toute fonction : ne servant plus à distinguer un en-deçà d’un au-delà, elle est impuissante à empêcher la reproduction du même mais participe au contraire du nivellement des différences de part et d’autre  de la frontière.

Ce que l’on peut formaliser à travers ce que j’appelle le complexe de l’hétérogénéité de surface et de l’homogénéité de profondeur. L’hétérogénéité de surface s’arrime au supposé différentiel entre les lieux figurés ou évoqués dans la spatialité figurative globale du texte. Elle est en somme la différence entre les topolectes et les toponymes dans l’évolution actantielle des personnages. Ce qui revient à dire qu’en principe, quand un texte évoque successivement des topolectes ou toponymes, ce texte marque un changement d’espace exprimant de fait une hétérogénéité de surface. Ce qui peut être illustré par les déplacements de Koyaga qui passe de la République des Ebènes à la République des Monts, à La République du grand fleuve, à La République des deux fleuves et finalement à la République des djébels et du sable. L’homogénéité de profondeur correspond, quant à elle, à une homologie fonctionnelle entre espaces apparemment différents. Elle renvoie à un nivellement fonctionnel des espaces au-delà de leur apparente distinction. Autrement dit, l’hétérogénéité de surface repose davantage sur les distinctions opératoires entre toponymes alors que l’homogénéité de profondeur décrit l’uniformité fonctionnelle des topolectes.

 

Espaces dictatoriaux, temps dictatorial : de la nécessité spatio-temporelle

 

La conjonction du temps et de l’espace dans la fiction a fécondé les théories du roman, comme en témoignent les noms de Mikhail Bakhtine, qui a proposé la notion de chronotope et d’Henri Mitterand qui l’a développée. Cette approche a permis d’appréhender la manière dont l’espace paramètre le temps, c’est-à-dire de voir comment le temps impulse une dynamique significative au récit dans son rapport de domination à l’espace. La notion de chronotope permet certes d’interroger le complexe « temps-espace » (ou timespace) dans le récit, mais c’est une interrogation chronocentrée. Dans une perspective géocritique, je propose au contraire une étude « chronosémique » qui rétablit l’équilibre entre temps et espace dans le récit. C’est toujours bien dans son lien à l’espace que le temps est étudié mais la chronosémie envisage les rapports entre espace et temps dans leur réciprocité, les considérant comme des notions fonctionnellement siamoises car co-dépendantes. La spatio-temporalité devient ainsi le couple ontologique qui régit toute fiction.

Dans Les Soleils des indépendances, le personnage de Koyaga parcourt de fait une Afrique infestée de dictateurs, dont la simple évocation suffit à projeter un espace englué dans la mélasse dictatoriale. D’est en ouest et du nord au sud, la totalité de l’espace africain se trouve paramétrée par la dictature de sorte que le territoire (l’Afrique) et le régime politique (la dictature) en viennent à former un cadre spatio-temporel stable et unifié. En témoignent les citations suivantes :

 

« Chaque despote de la vaste Afrique, terre aussi riche en potentats qu’en pachydermes… »[8]

 

« Chaque tyran de la vaste Afrique, terre aussi riche en violeurs de droits de l’homme qu’en hyènes… »[9]

 

« Chaque autocrate de la vaste Afrique, aussi riche en dictateurs kleptomanes qu’en catastrophes… »[10]

 

« Chaque dictateur de la vaste Afrique, aussi riche en Chefs d’Etat effrontés menteurs qu’en vautours… »[11]

 

Chacune de ces citations est construite sur le modèle du chiasme. Le narrateur établit une comparaison hyperbolisante entre le nombre des dictateurs sur le continent et celui des hyènes, des vautours, des pachydermes et des catastrophes. Il montre ainsi que la dictature, en tant que système liberticide et anthropophage, innerve la totalité organique de l’Afrique, qu’elle conduit à la catastrophe :

 

Un matin, l’homme au totem léopard réfléchit et compte. Il cumule vingt ans de pouvoir et le bilan est négatif, totalement négatif. Le pays n’a ni route ; ni hôpitaux, ni téléphone, ni avion, ni …, ni… Les médecins ne soignent plus faute de médicament et parce qu’ils ont de nombreux mois d’arriérés de salaire. Les jeunes ne dansent plus, ne baisent plus parce que tout le pays est infecté de SIDA. L’homme au totem léopard a beau se tenir la tête, beau regarder au loin, il n’entrevoit pas poindre une quelconque petite lueur d’espoir. Les membres de sa famille et ses plus proches collaborateurs sont tous des paresseux, des jouisseurs. Ils n’ont pas su commander le développement, le décollage du pays, de la nation du Grand Fleuve. Les militaires, les policiers sont tous des rançonneurs, des pillards.[12] 

 

Le constat d’échec face à la confiscation du pouvoir par la dictature constitue un aveu d’impuissance de cette politique prévaricatrice de sarclage social. La dictature africaine laisse à l’humanité des territoires désolés, une société dégradée et anémique dont la réalité excède l’imagination mais stimule en revanche la création. Se pose alors un problème de morale scripturale. On se demande en effet si l’auteur peint une société exécrable ou si c’est finalement son imaginaire qui rend exécrable la société fictive qu’il dépeint. Une chose est certaine : le réel africain est plus terrible et plus surprenant que la fiction ne peut le laisser supposer. L’infâmie des pouvoirs dictatoriaux africains condamne leur représentation fictionnelle à rester en-deçà du réel. Oscillant entre grotesque et grossièreté, la dictature africaine n’entend pas la grogne monter au sein du peuple. Elle est une vaste escroquerie mentale, une supercherie structurelle qui se joue de la souffrance des populations affamées. On peut lire chez Kourouma que « La politique est illusion pour le peuple, les administrés. Ils y mettent ce dont ils rêvent. On ne satisfait les rêves que par le mensonge, la duperie. La politique ne réussit que par la duplicité »[13]. C’est justement en flouant les populations que le pouvoir dictatorial prospère : son opulence obèse se développe aux dépends des populations, toujours plus chétives, de sorte que le dictateur finit par rester l’unique élément visible des pays africains. Il reste seul à peupler les lieux et les mémoires, qu’il occupe de manière ubiquitaire :

 

Dans sa République, le Guide suprême était partout et en tout temps omniprésent. Tous les fonctionnaires responsables du parti, tous les dépositaires d’un petit bout d’autorité dans la République portaient son effigie en médaillon. Le plus insignifiant hameau aussi perdu soit-il, avait sa place et sa maison de Koyaga. Dans chaque agglomération d’une quelconque importance trônait au milieu de la place Koyaga un statue de Koyaga. Un monument, un mémorial était édifié dans tous les lieux ou il avait échappé à un attentat.[14]

 

Les expériences traumatiques de l’esclavage et de la colonisation, doublées de l’échec des partis uniques et des pouvoirs anthropophages nés des indépendances, ont disposé Kourouma – et bien d’autres – à une conception et à une représentation catastrophiques de l’espace africain, qui s’enracine dans le terreau préparé par l’imaginaire collectif, temple de mythes et de croyances. L’épreuve d’une Afrique moribonde la rend sous des coutures effilochées à l’Universel. Un temps unique, dictatorial, qui corrompt tous les espaces visités par Koyaga, assure l’unité spatiale. Le temps dictatorial « unique » commande ainsi l’unité de l’espace

africain, espace tragique s’il en est.

 CONCLUSION

Après ce parcours géocritique de la dictature dans l’imaginaire kouroumien, je constate que la fiction précède souvent la réalité dans les représentations de l’univers africain. Le burlesque et le carnavalesque qui caractérisent le personnage de Koyaga ne sont pas sans rappeler la bouffonnerie et la guignolade de certains dictateurs africains qui sont pourtant postérieurs à la parution du roman. Au point de rencontre de la fiction et du réel se trouve le possible, dont le roman est le lieu de déploiement. L’Afrique est un continent fantômatique, baigné dans une atmosphère onirique, irréelle, qui permet de comprendre toutes les bizarreries dictatoriales qui ponctuent son histoire. L’anthropogenèse du pouvoir africain laisse émerger la figure du dictateur comme centre de référence, écho fidèle des réalités sociales. C’est ici que germe le tragique de l’Afrique. Une unité de temps, celle de la dictature, une unité d’action, celle du peuplicide et une unité de lieu, celle de l’Afrique en tant qu’espace. La dictature se déploie sous toutes ses formes dans le texte kouroumien, de son aspect le plus brutal à sa forme la plus sibylline. Elle est appréhendée, à travers l’Afrique du pouvoir politique, dans sa totalité générique et cartographique. Elle apparaît ainsi comme une pratique généralisée de la transgression, qui va de la transgression morale à la transgression des droits de l’homme, voire à leur négation. De ce point de vue, la transgression des frontières entreprise par Koyaga est symptomatique du désir de totalisation du pouvoir dictatorial, qui se matérialise dans le texte de Kourouma par un constant franchissement de la limite, entendue à la fois comme frontière et comme lisière d’une norme.

 

 

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[1] Dans L’Encyclopædia Universalis , la dictature est définie dans les termes suivants : « La dictature est un régime politique autoritaire, établi et maintenu par la violence, à caractère exceptionnel et illégitime. Elle surgit dans des crises sociales très graves, où elle sert soit à précipiter l'évolution en cours (dictatures révolutionnaires), soit à l'empêcher ou à la freiner (dictatures conservatrices). Il s'agit en général d'un régime très personnel ; mais l'armée ou le parti unique peuvent servir de base à des dictatures institutionnelles ». Selon le Dictionnaire de la politique (Hatier) : « La dictature se définit comme un régime arbitraire et coercitif, incompatible avec la liberté politique, le gouvernement constitutionnel et le principe de l’égalité devant la loi ». Toujours dans le domaine politique, on appelle « dictature » un régime dans lequel une personne (le dictateur), ou un groupe de personnes, disposant d'un pouvoir absolu, s'y maintient de manière autoritaire et l'exerce de façon arbitraire. Selon le Dictionnaire culturel (Le Robert), un dictateur est une « personne qui après s'être emparée du pouvoir l'exerce sans contrôle » ou une « personne qui exerce le pouvoir dans un régime qu'on peut à juste titre qualifier de dictature ».

[2] Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris : Seuil, 1998, p.177

[3] Ibid., p. 178.

[4] Ibit. p. 124.

[5] Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, Paris, Seuil, 1968, p. 207.

[6] Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, Pulim, 1998, p. 141.

[7] Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p.183.

[8] Ibid., p.271.

[9] Ibid., p. 275.

[10] Ibid, p. 305.

[11] Ibid, p. 288.

[12] Ibid, p. 252.

[13] Ibid., p. 278.

[14] Ibid, p.306

Parfait Diandue Bi Cakou
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