Résumé : En repartant des analyses de Jean-Luc Nancy, qui pose la question du geste critique en fonction, d’une part, du rapport que ce geste entretient à la « crise », et d’autre part, des « critères » qui fondent ce geste et en définissent la visée, cet article se propose de voir en quoi les trois grands modèles définis par le philosophe – critique médicale, esthète, politique – permettent d’éclairer le vaste champ des approches dites « écocritiques ». À la faveur de cet examen, il apparaîtra que c’est tant la nécessité que l’impossibilité d’articuler pleinement ces trois modèles qui font la singularité, paradoxale, de l’écocritique.
Dans une brève mais très dense contribution publiée en 2016 sur le magazine en ligne Diacritik, Jean-Luc Nancy revenait sur l’histoire enchevêtrée des mots de « crise » et de « critique » et, à la faveur de cette étude, identifiait trois grands modes d’examen critique, entretenant chacun un rapport singulier à la crise et la critériologie1 :
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la critique conçue comme un remède à la crise – c’est la critique médicalisante (ou « bistouri »), qui se propose d’identifier les symptômes de la crise et d’établir un diagnostic permettant de sortir de l’état pathologique ou morbide dans lequel elle nous plonge ;
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la critique déliée de la notion de crise, posant la question du goût plutôt que des normes – c’est la critique esthète, sinon esthétisante, visant à rendre compte de la spécificité des formes artistiques et des effets qu’elles produisent sur le sujet qui les reçoit, dans l’expérience singulière de leur rencontre ;
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la critique conçue comme consubstantielle à la crise, qui est elle-même consubstantielle à l’existence – la critique devenant alors potentiellement une « arme », conceptuelle et politique, destinée à questionner l’existant et/ou à faire exister des alternatives possibles.
Cette typologie, sommairement présentée ici, servira de fil directeur à ma réflexion. En revenant successivement sur les trois positions critiques définies par Nancy, et en les confrontant à un certain nombre de textes fondateurs de l’écocritique (au premier rang desquels l’article de William Rueckert (1978), théoricien très souvent cité – on lui attribue l’invention du terme « écocritique » – mais dont les positions s’avèrent rarement examinées de près), je proposerai de voir en quoi elles permettent d’éclairer, chacune à leur manière, le vaste champ des approches dites « écocritiques ». Ce faisant, mon propos ne sera pas de défendre une méthode ou une visée critique en particulier, mais plutôt de montrer que, sur le plan théorique, c’est tant la nécessité que l’impossibilité d’articuler pleinement les trois modalités définies par Nancy qui font la singularité, tout en paradoxes, de l’écocritique.
I. L’écocritique comme symptôme (avéré) et remède (supposé) des crises écologiques
De toutes les théories qui ont pu marquer la pensée de la littérature et des arts du XIXème siècle à aujourd’hui, l’écocritique est sans doute celle qui a le plus directement été marquée au sceau de la crise au sens premier, médical du terme. Conçue dès l’origine comme une façon d’aborder les œuvres qui soit en phase avec les défis écologiques que soulèvent « le présent et le futur du monde dans lequel nous vivons tous2 » (Rueckert, 73) ; institutionnalisée avec la fondation de ASLE (Association for the Study of Literature and Environment), créée l’année même du Sommet de la Terre de Rio (1992) ; connaissant une vogue croissante depuis les années 20003, au cours desquelles le terme d’anthropocène a été popularisé – l’expansion du champ écocritique concorde avec celle de la conscience, toujours plus aiguë et pressante, que les ravages et les dérèglements des écosystémes menacent la vie sur Terre et qu’il importe, partant, de développer des outils, des méthodes, des concepts, à même de saisir ces enjeux, de diagnostiquer leurs fondements, et peut-être d’en infléchir le cours.
Les citations que Rueckert choisit de placer en exergue de son article (71) témoignent de façon tout à fait exemplaire du sentiment d’urgence qui saisit alors le critique4. Respectivement tirées de Planet in Peril (1972), de l’écologue Raymond Dasmann5, et de The Closing Circle (1971) du biologiste Barry Commoner6, ce n’est rien moins que la question des conditions rendant possible ou impossible la vie future sur notre planète que posent ces ouvrages, pronostic à la lueur duquel est conceptualisée – et sous la coupe duquel est placée – l’écocritique. Loin d’être des phénomènes isolés, ces deux publications s’inscrivent dans un contexte de prise de conscience et de mobilisation écologique beaucoup plus général, dont témoignent notamment la célébration, le 22 avril 1970, du premier « Earth Day » (« Jour de la Terre »), manifestation civile destinée à encourager les actions en faveur de la protection de l’environnement ; la programmation, en 1972, du Sommet de la Terre à Stockholm, première conférence des Nations-Unis inscrivant les questions écologiques à l’agenda des relations internationales ; et la publication, cette même année, du rapport Meadows sur les limites de la croissance. En 1976 (date à laquelle Rueckert rédige sa contribution), l’idée que la critique et la théorie littéraires puissent continuer de se développer en faisant fi de ce contexte, c’est-à-dire sans se demander dans quelle mesure, de quelles façons, à quelles conditions, elles peuvent participer de ces élans, répondre à ces alertes, travailler à contrecarrer ces menaces, paraît inconcevable à Rueckert. C’est donc un impérieux désir d’ajustement à la conjoncture qui détermine l’expérimentation entre littérature et écologie à laquelle il se livre, expérimentation qui engage selon lui un changement conséquent, tant du point de vue de ce qui fonde, en amont, le geste critique, que de celui, en aval, des finalités qui lui sont associées :
Quelle que soit la critique expérimentale, la création insensée de nouveaux modèles dans le seul but d’écarter ou de remplacer les anciens, ou de battre un concurrent sur le marché intellectuel, ne devrait pas être un aboutissement. Plus j’ai réfléchi au problème, plus il m’a semblé que […] un virage doit être pris à l’endroit de notre motivation : de la recherche de nouveauté, ou d’élégance théorique, ou même de cohérence, vers un principe de pertinence7.(72-73)
Autrement dit : si Rueckert se risque à apporter une nouvelle pièce à l’édifice, déjà très chargé et sophistiqué, des théories et méthodes critiques disponibles au mitan des années 19708, c’est au nom de l’utilité sociale et culturelle qu’il associe à l’écocritique, c’est-à-dire, sa capacité à faire preuve d’à-propos, à être en phase avec les enjeux les plus décisifs de son temps, et à y apporter des réponses adaptées. Poursuivant son raisonnement, il explique que dans la mesure où « les écologistes s’accordent à dire que le problème, à présent, est de trouver des moyens d’empêcher la communauté humaine de détruire la communauté naturelle, et avec elle la communauté humaine » (cette tendance « autodestructrice ou suicidaire [étant] inhérente à notre attitude prédominante et paradoxale envers la nature »), alors l’objectif « conceptuel et pratique » qui doit guider la réflexion et le travail de tou·te·s celles et ceux qui ne consentent pas à un tel horizon dévasté est de « trouver les bases sur lesquelles les deux communautés – humaine, naturelle – peuvent coexister, coopérer et s’épanouir dans la biosphère9 » (73). Appliquées au champ littéraire, ces perspectives conduisent Rueckert à se demander :
En tant que lecteurs, enseignants et critiques de littérature, comment pouvons-nous devenir des intendants responsables de la planète ? Comment posons-nous des questions sur la littérature et la biosphère ? Quelles peuvent même être ces questions ? […] Comment s’engager dans une action biosphérique responsable, créative et coopérative, en tant que lecteur, enseignant (tout particulièrement) et critique de la littérature10 ? (79)
Pour répondre à ces interrogations, Rueckert pense qu’il faut se « tourner vers les poètes », et avec eux, grâce à leurs œuvres, s’appliquer à « élaborer une poétique écologique » et à « promouvoir des visions écologiques11 » (79). Car, affirme-t-il, « là où il n’y a pas de vision écologique, les gens périront12 » (79).
Conscience de se situer à un moment de bascule historique, qui n’engage rien de moins que le sort général de l’humanité et de la biosphère ; nécessité pour les spécialistes de littérature, ainsi que Cheryll Glotfelty le réaffirmera en 1996, de briser la clôture du champ « académique » (xv) (cette épithète renvoyant à une « érudition » qui se déploie « dans l’inconscience du monde extérieur13 ») et de « contribuer à la restauration environnementale non pas seulement pendant [leur] temps libre, mais aussi dans le cadre de [leur] fonction14 » (xxi) et des compétences qui leur sont propres ; conviction, enfin, que le fait d’« éveil[ler] les consciences » et de « réfléchir » aux problèmes environnementaux est un prérequis pour les « résoudre15 » (Glotfelty, xxiv) – on est bien, alors, dans ce que Nancy analyse comme la conception « médicalisante » de la crise et de la critique, laquelle a deux spécificités.
La première est d’appréhender la crise comme un « ensemble de phénomènes pathologiques se manifestant de manière brusque et intense »16, un moment de troubles, de désordres, de perturbations, qui viennent mettre à mal l’équilibre d’un système et laissent prévoir un « changement décisif », « en bien ou en mal ». Car la crise, dans cette conception, n’a pas vocation à durer : à l’issue de la « période limitée » où les dérèglements critiques se manifestent, elle ouvre sur un nouvel état stabilisé, bon ou mauvais. Si, au moment où l’écocritique prend pleinement son essor (au début des années 1990), on pouvait encore miser sur une résolution heureuse des crises écologiques déjà bien diagnostiquées et documentées par les scientifiques, et si la critique littéraire et artistique pouvait donc légitiment espérer y contribuer, de COP en COP, cette perspective s’est toujours davantage estompée (et l’on sait bien aujourd’hui que, même dans l’hypothèse peu probable où l’on parviendrait à contenir le réchauffement climatique dans des limites supportables, il faudra plusieurs décennies sinon plusieurs siècles avant que les effets de la cure éventuellement consentie puissent être ressentis). Est-ce à dire, pour autant, que le projet écocritique soit frappé d’inanité ? Il ne me semble pas – mais cela requiert, comme nous le verrons, d’envisager selon une tout autre configuration les rapports entre « crise » et « critique »17. Dans l’immédiat, notons que la naissance de l’écocritique constitue bien, en tant que telle, un geste critique au sens fort et général du terme : elle est le fruit d’un discernement (elle prend acte de la crise environnementale) et d’une décision (elle choisit d’y répondre).
D’après Nancy, la conception médicalisante de la crise a une seconde spécificité : être inextricablement liée à l’existence d’un « système critériologique » (§1), qui est ce qui permet à la fois de définir la crise et que s’exerce l’examen critique. En effet, appréhender la crise en termes de rupture ou de dysfonctionnement (pathologique) n’a de sens qu’en référence à un état considéré comme stable, sain, normal, régulier – ce qui présuppose donc l’existence d’un ensemble de critères qui définissent cette norme et circonscrivent son périmètre. L’examen critique, quant à lui, se trouve également déterminé par ces critères : dans un même mouvement, il a en effet pour fonction de diagnostiquer la crise (ce qui revient à identifier les phénomènes qui font rupture) et de trouver les moyens de la résoudre (en discernant les causes de la crise et en décidant du traitement à adopter pour y remédier). On pressent bien, alors, les difficultés épistémologiques que cette étroite corrélation entre « crise » et « critères » peut poser à l’écocritique. En effet, comment concilier, d’un côté, un diagnostic pathologique dont la définition, l’évaluation et le suivi relèvent des sciences de la terre et de l’environnement, et de l’autre, l’élaboration d’un remède dont la composition et la posologie engagent pour leur part le monde des formes, des idées et des représentations artistiques ? La question du système critériologique auquel s’adosse l’écocritique est particulièrement épineuse et débattue ; je l’envisagerai dans ce qui constituera le deuxième temps de cette réflexion.
II. L’écocritique comme modèle d’interprétation
Dans son article, Nancy explique que, rapportée au domaine littéraire et artistique, la conception médicalisante de la critique renvoie à une pratique qui « distingue entre les œuvres qui se conforment à des programmes déjà répertoriés et celles qui créent une forme inédite » (§118). De fait, cette opération de discrimination s’avère à même de résumer une bonne part du travail critique qui consiste : tantôt à étudier les formes et les expressions auxquelles un programme esthétique déterminé donne lieu (qu’il s’agisse de normes poétiques canoniques, ou bien de critères propres à tels ou tels courant, école ou manifeste artistiques) ; tantôt à disqualifier ces formes et ces expressions (précisément parce qu’elles ne répondent pas à un programme esthétique dûment identifié, et/ou qu’elles ne correspondent pas aux critères normatifs dominants de l’époque) ; tantôt à forger de nouveaux critères, un nouveau corpus de savoirs, susceptibles de rendre compte de la « vertu esthétique » que l’on reconnaît à une œuvre en dépit du fait qu’elle soit « mal identifiable » (Nancy, §1).
Il est certain – et en tout cas souhaitable – que même dans les cas où les propositions artistiques relèvent d’une tendance ou d’un programme bien identifiés, leur « vertu esthétique » (c’est-à-dire la puissance singulière qu’elles peuvent exercer sur nous, l’intérêt qu’on leur porte, le plaisir qu’elles nous procurent) ne se laisse jamais réduire à une somme de critères prédéfinis, dont l’examen critique se contenterait de dresser l’inventaire19. Il est cependant un certain nombre de cas où, parce que les œuvres et/ou les circonstances l’exigent, l’exercice critique se fait plus clairement créatif, sinon tout à fait performatif, dès lors qu’il travaille à forger des critères inédits, qui permettent d’« attirer l’attention sur telle[s] ou telle[s] […] qualités inaperçues », de « projeter sur [l’objet d’étude] une lumière nouvelle », de le « représenter sous un jour différent » (Hanna, XVI). C’est essentiellement à cette perspective heuristique que, au moment de leur invention, se rattachent la théorie et la pratique de l’écocritique.
En effet, même si dès le XIXème siècle, et de manière toujours plus affirmée à partir des années 1970, un certain nombre d’auteurs et d’artistes ont pu concevoir des formes à visée ou d’inspiration écologique (on peut notamment penser, dans le champ littéraire, aux courants du nature writing ou plus récemment du cli-fi, dans le champ des arts plastiques, au mouvement des Land Reclamation Artists, dans le champ des arts vivants, aux pratiques chorégraphiques et théâtrales dites « environnementales »), il paraît difficile d’affirmer – du moins jusqu’à ces toutes dernières années20– que le souci de l’environnement a véritablement fait programme ou école, au sens où ont pu le faire les grands mouvements modernistes et postmodernistes de l’histoire occidentale des arts21. Dans les faits, c’est donc plutôt la constitution même du mouvement écocritique qui a contribué, rétroactivement, à faire émerger un corpus éco-artistique – corpus qui, du même coup, présente une double singularité.
La première est d’être pour partie composé d’œuvres, de gestes, de figures artistiques qui, jusque-là, avaient été ignorés, marginalisés ou déconsidérés (parce qu’ils ne répondaient pas aux standards de la critique dominante), mais qui, en vertu des interprétations « géo-centrées »22 auxquels ils ont semblé pouvoir donner lieu, ont bénéficié d’une nouvelle attention et se sont vus réévalués. La seconde caractéristique de ce corpus est d’être d’un très grand éclectisme, tant du point de vue des genres, des styles et de registres littéraires et artistiques pris en considération, que de celui des aires culturelles, historiques et géographiques examinées. Cette hétérogénéité s’explique tout simplement, comme le note Lawrence Buell dans « The Ecocritical Insurgency », par le fait que :
Le champ d’application de l’enquête critique à valeur environnementale est immense, en durée et en portée. Étant donné que les êtres humains sont inévitablement des créatures biohistoriques qui se construisent, au moins partiellement, à travers la rencontre avec des environnements physiques qu’ils ne peuvent pas ne pas habiter, on peut s’attendre à ce que tout produit de l’imagination en porte des traces23. (699)
Or, à cette quasi illimitation des objets susceptibles de donner lieu à des analyses écocritiques, se conjugue la très grande diversité des orientations épistémologiques et idéologiques que les écocritiques donnent à leurs travaux. Une fois admis, en effet, que le propre de l’écocritique serait d’étudier les relations entre « littérature [ou arts] et environnement physique », de s’intéresser aux « interconnexions entre nature et culture », de penser les relations entre « humains et non-humain24 » (Glotfelty, xviii-xix), rien n’est dit de la façon dont seront conduites ces études – et aucune réponse définitive ne sera apportée à cette question. Le constat que formulait Buell en 1999 demeure à cet égard d’une parfaite actualité : « les études en littérature-et-environnement […] sont dans l’ensemble beaucoup plus guidées par des enjeux [de société] que par des méthodes [d’analyse]25 » (700).
Peut-il vraiment en être autrement, et cela est-il même souhaitable ? Comme on l’a vu, l’écocritique est née, non pas en réponse à un mouvement artistique donné, ni même d’un questionnement théorique formulé a priori, mais en réaction à des alertes scientifiques et à l’émergence de mouvements pro-environnementaux. Il est donc somme toute logique que les tenants de l’écocritique aient élaboré leurs réflexions et nourri leurs analyses, non pas seulement au contact des œuvres et de leurs spécificités formelles, mais en allant puiser dans le vocabulaire, les références, les ressources théoriques et méthodologiques des trois principaux domaines directement concernés par l’écologie : celui de l’écologie scientifique26 (ce qui, appliqué au champ de la critique littéraire, s’est accompagné, notamment dans la première vague de l’écocritique, d’une tendance à opter pour une épistémè réaliste, à privilégier des approches référentielles et/ou des œuvres non-fictionnelles27) ; celui de l’écologie sociale et politique (ce qui favorise alors, dans une perspective peu ou prou intersectionnelle, les rapprochements de l’écocritique avec d’autres approches critiques : critique marxiste, critique féministe, études culturelles, études postcoloniales, études animales28) ; celui, enfin, de la philosophie (de l’éthique environnementale de Leopold à l’écosophie de Naess ou de Guattari, en passant par la pensée deleuzienne du rhizome et des devenirs, et jusqu’à l’écologie queer de Morton…), ces ressources se trouvant quant à elles prioritairement mobilisées en réponse à la « crise de l’imagination » que les crises environnementales impliquent (Buell, Environnemental, 3).
On en conviendra aisément : cela fait beaucoup d’outils et beaucoup de perspectives critiques, dont il serait illusoire de croire, comme le soulignait déjà Buell, qu’elles forment « un menu infiniment élargi de possibilités non concurrentielles et heureusement co-existantes29 » (Ecocritical, 703). Certains – dont Buell lui-même – dénoncent d’ailleurs ce pluralisme, assimilé à de la cacophonie. Or, sans céder au relativisme (dans le champ de l’écocritique comme dans n’importe quel domaine intellectuel, c’est un fait que toutes les contributions n’ont pas la même pertinence, les mêmes ambitions, la même portée), on peut considérer que cette polyphonie écocritique est avant tout à l’image de – et rendue nécessaire par – le paradigme multifocal, multi-scalaire et relationnel qui fonde l’écologie, aussi bien en tant que « science » qu’en tant que « fondement d’une vision du monde » (Rueckert, 73). À partir du moment, en effet, où l’on considère que « tout est inter-relié »30, que « le monde entier, à toutes ses échelles, est une ‘contact zone’ [Haraway]31 » (Bird et al., 2), et que l’on s’intéresse moins au sujet humain en tant que tel (ses actions, ses intérêts, ses décisions) qu’à la façon dont il s’inscrit dans un tissu de présences et d’expériences, de perceptions et de significations, qu’il façonne autant qu’elles le façonnent32, alors il paraît difficile, sinon contradictoire, de privilégier un critère ou une méthode d’analyse unique. De ce point de vue, la perte de cohérence critique serait en quelque sorte le prix à payer pour accéder à cette « pensée complexe » (Morin, Science) que constitue l’écologie. Cela étant, la question se pose tout de même de savoir, d’une part, ce que devient la critique « esthète » des œuvres (problématique qui est au cœur des débats opposant « écocritique » et « écopoétique » : voir Posthumus), et d’autre part, s’il est ou non possible d’attacher aux approches écocritiques une puissance, sinon réparatrice, à tout le moins transformatrice.
III. L’écocritique comme puissance de déstabilisation et de réarmement
Dans son article, Nancy note que la critique d’art telle qu’elle a pu se développer dès la fin du XVIIème siècle se caractérise par sa complète émancipation vis-à-vis des critères normatifs qu’impliquait, traditionnellement, la pensée des arts33. En effet, au lieu de s’adosser à un ensemble de principes ou de préceptes prédéfinis, de chercher à « vérifier des conformités à des règles » (Nancy, §2), l’exercice critique devient une opération qui engage avant tout la rationalité et la sensibilité propres au sujet critiquant, lequel tend donc à s’imposer comme l’unique critère du jugement34. Il n’y a plus, dès lors, de « crise » (état de trouble qui ne se comprend qu’en référence à un état stabilisé, valant comme norme générale) ; seulement l’expression fine et variée d’une subjectivité qui se propose de « pénétrer l’art, de le goûter et d’accéder au je ne sais quoi de sa production, voire de sa création » (§2). La critique, du même coup, devient beaucoup moins un « art du discernement » (fondé sur la distinction de ce qui est conforme ou en rupture) qu’un acte d’« évaluation » (l’expression d’un jugement de goût, positif ou négatif).
Il est sûr qu’une critique ainsi centrée sur l’appréciation d’un sujet s’appliquant à rendre compte de l’expérience singulière, sensible et signifiante, que constitue sa rencontre avec l’œuvre, semble une posture assez peu à même de répondre aux ambitions constitutives de l’écocritique : être une « posture critique [qui] a un pied dans la littérature et l’autre sur la terre35 » (Glotfelty, xix), et qui se propose de mettre en relation les œuvres, les artistes et le monde – ce dernier terme étant employé dans un sens étendu à « l’ensemble de l’écosphère36 » (Goltfelty, xix). Il importe toutefois de bien garder à l’esprit la remarque de Rueckert (75) – « Ce que dit un poème est probablement toujours moins important que ce qu’il fait et comment – au sens profond – il devient consistant37 » –, affirmation qui résonne très exactement avec l’analyse de Jean-Christophe Cavallin qui, dans son texte d’introduction au dossier « Écopoétique pour des temps extrêmes » de la revue LHT, rappelle que :
Dans la vision d’Adorno, l’intention bonne est impuissante […] : les écrivains qu’a dupés le leurre de la praxis n’agissent pas plus qu’ils n’écrivent, parce qu’en haine du formalisme ils refusent de s’intéresser au problème de la forme et que, dans les œuvres littéraires, malheureusement pour eux, c’est la forme qui agit. Adorno écrit à propos de Kafka et de Beckett :
L’intransigeance absolue de leurs œuvres, c’est-à-dire justement ces moments qu’on a condamnés pour formalisme, leur confère la force effrayante que n’ont pas les poèmes parfaitement inutiles sur les victimes […]. Ils produisent un effet à côté duquel les œuvres officiellement engagées ont l’air de jeux d’enfants ; ils font naître l’angoisse dont l’existentialisme ne fait que parler. (Cavallin, §6)
Cavallin poursuit :
La force des œuvres littéraires viendrait donc de l’intransigeance de leur logique formelle. Les lettrés de la Renaissance appelaient imago agens ces figures ou tropes magnétiques dans lesquels était déposé le principe actif du poème. On pourrait à la forme pure, recluse dans son hermétisme, opposer la forma agens — agissante ou agentive —, c’est-à-dire la forme en tant qu’effective, dans le sens qu’elle est immédiatement son propre faire ou effet (effectus). Dans cette nouvelle perspective, les œuvres engagées ne sont pas les œuvres qui disent de faire, mais les œuvres qui font ce qu’elles disent. […] Elle ne l’exhorte pas à agir, elle se contente d’agir sur lui. Sa forme est performative. (§7)
Dans cette perspective, et sans se laisser prendre au piège solipsiste d’une critique esthétisante38, les outils classiques de la critique littéraire (analyse rhétorique, narratologique, énonciative, stylistique), et plus largement, ceux propres à l’analyse des gestes, des mouvements, des espaces, des formes, constituent donc des adjuvants précieux, et à vrai dire indispensables, pour rendre compte de la manière spécifique qu’ont les œuvres de construire des significations, d’inventer des mondes, de donner forme à des images, des êtres, des situations qui nous séduisent, nous troublent, nous concernent, nous habitent durablement – et ce faisant, agissent sur nous, selon des temporalités diffuses, des logiques imprévisibles, et proprement indécidables.
Or, s’il y a bien une conviction qui fédère l’ensemble des écocritiques, c’est celle relative à la puissance de transformation que les productions artistiques sont censées avoir sur nos sensibilités et nos représentations, et par extension, sur nos manières d’être, de faire et de penser39. Convaincus que « la crise écologique n’est pas seulement une crise de l’environnement physique, mais aussi une crise de l’environnement culturel et social – des systèmes de représentation et des structures […] par lesquels la société contemporaine comprend et réagit aux changements environnementaux (ou ne le fait pas : d’où la crise)40 » (Bergthaller et al, 262), les analyses écocritiques s’appliquent en effet à mettre en évidence ce qui, dans les œuvres, est susceptible d’interroger et/ou de renouveler en profondeur nos perceptions, nos émotions, nos imaginations, et donc, de redéfinir notre rapport au monde. D’étude en étude, on tend alors à passer et repasser par le même genre de motifs ou d’arguments généraux, à insister sur les mêmes nécessités, à préconiser les mêmes changements – au premier rang desquels figurent ceux que formulait déjà Rueckert (78), à savoir : la remise en cause de notre « compulsion à conquérir, humaniser, domestiquer, violer et exploiter toute chose naturelle », et la nécessité d’« altérer notre vision anthropocentrique41 » (en élargissant le cercle de nos attentions et en enrichissant la gamme des relations que nous nouons avec nos milieux de vie et tous les êtres qui les peuplent).
Si je semble énoncer cela de manière un peu surplombante, je tiens simultanément à dire qu’il est en réalité très difficile d’échapper à cette tendance. Si l’on s’engage sur la voie de l’écocritique, c’est précisément parce que l’on est soucieux, et des devenirs de la planète, et de la façon dont les arts peuvent contribuer à infléchir positivement le cours des désastres annoncés. Il est donc logique que, dans les études écocritiques, soient autant valorisés les effets potentiels, les résultats supposés des œuvres. Mais le risque est grand, alors, qu’au sentiment de ressassement qui saisit assez vite les lecteurs de ces études, s’ajoute un véritable manqué théorique : celui qui vise à réfléchir, en propre, à ce que Rancière appelle la « politique de l’esthétique » (36-39)42, et qui suppose de s’attacher, moins aux finalités des œuvres et aux significations des représentations qu’elles proposent, qu’à leur poétique propre, la manière dont prennent forme, et à l’expérience singulière à laquelle ce travail artistique nous convie.
À l’époque où Rueckert formule ces impératifs de révision philosophique et culturelle, il est frappant de constater qu’il les inscrit dans un horizon quasi-messianique – des propos de Francis Ponge qu’il cite en exergue de son article (et où il est question de « réconciliation », de « salut », d’ « espoir »43) jusqu’aux vœux qu’il forme dans les toutes dernières lignes de sa réflexion, où il se demande « comment transformer la littérature en une action purgative-rédemptrice » et nous conjure de nous « libérer des (faux) discours44 » (85). Aujourd’hui, ces impératifs sont plutôt de l’ordre de la doxa écocritique (et, plus largement, de ce qu’on appelle désormais les humanités environnementales45). Doit-on pour autant en conclure que Rueckert se leurrait, et que l’activité de ceux et celles qui poursuivent son geste est stérile ?
À la première interrogation, on peut de toute évidence répondre par la négative : Rueckert est tout à fait conscient des limites de l’expérimentation critique à laquelle il se livre. Non seulement parce qu’il fait remarquer que, confronté à l’immensité « écrasante » des perspectives qui sont en jeu, le chercheur en écocritique ne peut que se trouver envahi par « un sentiment de futilité, d’absurdité et d’autodérision » vis-à-vis des « faibles sons de sa voix encore largement ignorante, prêcheuse et pontifiante46 » (79). Mais aussi, parce qu’il rappelle que les œuvres que des auteurs tels que Thoreau, Whitman et Melville ont pu nous léguer, n’ont pas suffi à empêcher le désastre écologique47 (80). Pourquoi, alors, poursuivre dans une telle voie, sinon tout à fait impuissante, comme Rueckert (79-80) la qualifie lui-même, à tout le moins, désespérée et désespérante ? En fait, ce jugement n’a de sens que si l’on continue de penser la crise et la critique d’un point de vue « médicalisant », mais s’éclaire sous un tout autre jour dès qu’on aborde ces termes au sens qu’ils ont acquis au cours du XXème siècle.
De l’idée d’un moment de désordre aussi exceptionnel que ponctuel, ayant vocation à être résolu par la prise de la bonne décision, le mot de « crise » en est en effet venu à qualifier la situation de trouble elle-même, et notre difficulté à en sortir : crise de la raison, du sujet, de la civilisation, ou plus récemment, crises écologiques et climatique, la crise est en effet devenue le nom donné à l’absence de certitudes, à l’instabilité des repères, à la multiplicité des forces contraires qui animent nos pensées et nos existences, aussi bien individuelles que collectives. Étendue à tous les domaines de la vie biologique, psychique et sociale, la crise est désormais sans fin, « sans critère car […] sans fond » (Nancy, §3). Or, pour angoissante que soit cette situation, la crise est aussi ce par quoi le mouvement des devenirs reste ouvert, en tension, ce qui « crée des conditions nouvelles pour l’action » (Morin, Crisologie, 149). Comme l’analyse en effet Edgar Morin, là où « la prédominance des déterminismes et des régularités ne permet l’action qu’entre des marges extrêmement étroites, et allant dans le sens de ces déterminismes et régularités » (Crisologie, 149), l’ébranlement constitutif de la crise vient rouvrir les possibles et a « quelque chose d’effecteur. Elle met en marche, ne serait-ce qu’un moment, ne serait-ce qu’à l’état naissant, tout ce qui peut apporter changement, transformation, évolution. » (Crisologie, 152). Et cela peut, précisément, être la fonction du geste critique que d’impulser, accompagner ou soutenir ces mouvements.
En effet, au lieu de consister en un discours extérieur à l’objet examiné (comme c’est le cas de la critique « médicalisante » ou « esthétisante », qui toutes deux constituent un savoir expert et une interprétation hétéronome, appliqués ou apposés aux objets soumis à l’examen), la critique a été théorisée, depuis Adorno, comme un « agir effectif », qui « émane de la crise » et est aux prises avec elle ; la question, dès lors, n’est plus tant de critiquer « à partir d’un critère qu’à partir de la crise et à travers elle » (Nancy, §2). Si cet agir renoue avec les enjeux de discernement originellement liés à l’examen critique (il identifie des devenirs potentiels, diagnostique des alternatives), il ne peut cependant pas véritablement se projeter dans la perspective d’une résolution (puisque la crise est infinie). Savoir cela n’empêche toutefois pas de le vouloir, et donc, de « s’exposer » à cet impossible. Comme le rappelle en effet Nancy :
En un sens Kant, Marx, Husserl et tous les grands critiques ont toujours déjà su que leur critère ou leur critériologie implicite était un impossible (l’inconditionné, l’homme total, le logos). Il nous incombe moins de le « savoir » à nouveau que de nous y décider et nous y exposer.
S’y exposer suppose de s’opposer au possible. S’opposer demande d’affronter et de combattre. Il y a donc un ennemi. Kant, Marx et Husserl ont eu des ennemis (la métaphysique, l’économie politique, la fatigue de l’esprit). Ils ont donc su que la critique ne doit pas être « seulement un bistouri mais une arme » (Marx). (§2)
Dans le contexte de désastres écologiques qui est le nôtre, on peut dire que cet ennemi c’est, d’un point de vue politique, ce que Félix Guattari appelait dans Les Trois écologies le CMI (Capitalisme Mondial Intégré) ; sur le plan philosophique, « l’exceptionnalisme » et « l’exemptionnalisme » que s’arroge le sujet humain occidental (voir Smith) ; et sur le plan psychique, ce que Rueckert appelle « le syndrome de l’apocalypse48 » (78), attitude qui revient à considérer que tout est déjà joué, qu’il est trop tard pour agir – on n’a plus qu’à attendre que la fatalité nous écrase. Si l’on ne veut pas enfermer « le présent et les futurs possibles » dans cette « vision écologique tragique49» (78), alors il faut se rendre sensibles à des devenirs potentiels, faire importer des choses différentes, dessiner de nouveaux horizons communs, imaginer de nouvelles « alliances » (voir Balaud et Chopot) – toutes choses auxquelles peuvent œuvrer les artistes aussi bien que les écocritiques qui en accompagnent le travail, et qui relèvent, in fine, ce que Didier Debaise et Isabelle Stengers appellent « l’engagement spéculatif » :
« Étymologiquement le speculator était celui qui observe, guette, cultive les signes d’un changement de situation, se rendant sensible à ce qui, dans cette situation, pourrait importer. […] ce « spéculateur » […] aura à se poser la question pragmatique par excellence : le possible dont je sens l’insistance ajoute-t-il à la situation ou l’appauvrit-il ? […]
On ne décide pas de poser un geste spéculatif, on le risque en tant que l’on se sent « tenu » par une situation, tenu de faire réponse à des virtualités que seule rend perceptibles la manière dont on est tenu. » (88-89)
Dans la conjoncture actuelle, la spéculation écocritique apparaît assurément comme une lutte qui se fait à armes très inégales ; mais comme le dit Nancy : « [On] peut vouloir l’impossible, et le vouloir en tant que tel. [La critique] vaut alors autant que ce qu’elle veut. » (§4).
Ouvrages cités :
Arons W., May Th.- J. (eds), Readings in Performance and Ecology. New York: Palgrave Macmillan, 2012.
Balaud L. Chopot A. Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres, Paris : Seuil, 2021.
Bergthaller H. et al., « Mapping Common Ground: Ecocriticism, Environmental History, and the Environmental Humanities » in Environmental Humanities, vol. 5, 2014, p. 261-276. En ligne : [https://read.dukeupress.edu/environmental-humanities/article/5/1/261/8152/Mapping-Common-Ground-Ecocriticism-Environmental] (Consulté le 10 novembre 2021).
Bird D. R., et al., « Thinking Through the Environment, Unsettling the Humanities », Environmental Humanities, n°1, 2012, p. 1-5. En ligne : [https://read.dukeupress.edu/environmental-humanities/article/1/1/1/8085/Thinking-Through-the-Environment-Unsettling-the] (Consulté le 10 novembre 2021).
Buell L., The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture, Cambridge (Massachusetts) ; London (England) : The Belknap Press of Harvard University Press, 1995.
Buell L., « The Ecocritical Insurgency », New Literary History, vol. 30, n°3: Ecocriticism, Summer 1999, p. 699-712.
Buell L., The Future of Environmental Criticism. Environmental Crisis and Literary Imagination, Malden: Blackwell, 2005.
Cavallin J.-C., « Vers une écologie littéraire », Fabula-LhT, n° 27, « Ecopoétique pour des temps extrêmes » (dir. Jean-Christophe Cavallin et Alain Romestaing), novembre 2021, En ligne : [http://www.fabula.org/lht/27/cavallin.html] (page consultée le 28 septembre 2022).
Debaise D., Stengers I., « L’insistance des possibles. Pour un pragmatisme spéculatif », Multitudes n° 65, 2016/4, p. 82-89.
Glotfelty Ch., « Introduction. Literary Studies in an Age of Ecological Crisis » in Ch. Glotfelty and H. Fromm (eds.), The Ecocriticism Reader, Landmarks in Literary Ecology, Athenes : University of Georgia Press, 1996, p. xv-xxxvii.
Guattari F., Les Trois Écologies, Paris : éd. Galilée, 1989.
Hanna C., « Pourquoi théorisons-nous (encore) ? », préface à Dominiq Jenvrey, Théorie du fictionnaire, Paris : Questions théoriques éditions, 2011, p. I-XXIV.
Houser H., Ecosickness in Contemporary U.S. Fiction: Environment and Affect, New-York: Columbia Press University, 2014.
Latour B., Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris : La Découverte, 2017.
Morin E., Science avec conscience, nouvelle édition, Paris : Seuil, 1990.
Morin E., « Pour une crisologie », Communications, vol. 91, no. 2, 2012, p. 135-152. En ligne : [https://www.cairn.info/revue-communications-2012-2-page-135.htm] (Consulté le 31 octobre 2021).
Nancy J.-L., « Critique, crise, cri », Diakritik, 13 mai 2016, non paginé. En ligne : [https://diacritik.com/2016/05/13/jean-luc-nancy-critique-crise-cri-unser-zeitalter-ist-nicht-mehr-das-eigentliche-zeitalter-der-kritik/] (Consulté le 31 octobre 2021).
Oppermann S., « Theorizing Ecocriticism: Toward a Postmodern Ecocritical Practice », Interdisciplinary Studies in Literature and Environment, Summer 2006, Vol. 13, No. 2, p. 103-128.
Posthumus S., « Penser l’imagination environnementale française sous le signe de la différence », Raison publique, vol. 17, no. 2, 2012, p. 15-31.
Posthumus S. « Is écocritique Still Possible? », French Studies: A Quaterly Review, Volume 73, Number 4, Octobre 2019, Oxford University Press, p. 598-616.
Rancière J., Le partage du sensible, Paris : La Fabrique éditions, 2000.
Rancière J., Malaise dans l’esthétique, Paris : éd. Galilée, 2004.
Rueckert W., « Literature and Ecology: An Experiment in Ecocriticism », The Iowa Review, Winter 1978, 9, 1, p. 71-86.
Sermon J., Morts ou vifs. Contribution à une écologie pratique, théorique et sensible des arts vivants, Paris : éd. B42, 2021.
Smith M., “Ecological Community, the Sense of the World, and Senseless Extinction”, Environmental Humanities, n°2, 2013, p. 21-41. En ligne : [https://read.dukeupress.edu/environmental-humanities/article/2/1/21/61635/Ecological-Community-the-Sense-of-the-World-and ] (Consulté le 13 novembre 2021).
Weik von Mossner A., Affective Ecologies: Empathy, Emotion and Environnemental Narrative, Columbus: Ohio State University Press, 2017.
1 Je synthétise ci-dessous les positions que, dans son article, l’auteur analyse successivement (Nancy, 2016).
2 Ma traduction. Citation originale : “ecology […] has the greatest relevance to the present and future of the world we all live in”.
3 Pour m’en tenir à quelques faits marquants, je signalerai qu’en 2000, les membres de ASLE-UKI (Royaume-Uni et Irlande) fonde la revue Green Letters: Studies in Ecocriticism ; qu’en 2004, est fondée l’association EASLCE (European Association for the Study of Literature, Culture and Environment) qui, à partir de 2010, édite la revue ECOZON@ ; et qu’en 2012, est créée la revue Environmental Humanities (comité scientifique international). Toutes ces revues sont accessibles en ligne, en libre accès ou moyennant abonnement.
4 Rueckert fait figurer trois citations en exergue de son article. Je n’évoquerai ici que les deux premières, mais reviendrai sur la troisième (tirée du Parti pris des choses de Francis Ponge) dans la dernière partie de ma contribution.
5 La citation tirée de Planet in Peril est la suivante : « It is the business of those who direct the activities that will shape tomorrow’s world to think beyond today’s well being and provide for tomorrow. » Je traduis : « C’est l’affaire de ceux qui dirigent les activités qui façonneront le monde de demain de penser au-delà du bien-être d’aujourd’hui et d’assurer demain ».
6 La citation tirée de The Closing Circle est la suivante : « Any living thing that hopes to live on earth must fit into the ecosphere or perish. » Je traduis : « Tout être vivant qui espère vivre sur Terre doit s’adapter à l’écosphère ou périr ».
7 Ma traduction. Citation originale : “Whatever experimental criticism is about, the senseless creation of new models just to displace or replace old ones, or to beat out a competitor in the intellectual marketplace should not be the result. The more I have thought about the problem, the more it has seemed to me that […] [t]here must be a shift in our locus of motivation from newness, or theoretical elegance, or even coherence, to a principle of relevance.”
8 “Where have we been in literary criticism in my time? Well […] we seem to have been everywhere, seen and clone everything. Here are just some of the positions and battles which many of us have been into and through: formalism, neo-formalism, and contextualism; biographical, historical, and textual criticism; mythic, archetypal. and psychological criticism; structuralism and phenomenology; spatial, ontological, and-well, and so forth, and so forth. Individually and collectively, we have been through so many great and original minds, that one wonders what could possibly be left for experimental criticism to experiment with just now – in 1976.” Je traduis : « Où est-on allé avec la critique littéraire de mon temps ? Eh bien, […] nous semblons avoir été partout, avoir tout vu et tout cloné. Voici quelques-unes des positions et des batailles que nombre d’entre nous ont traversées : formalisme, néo-formalisme et contextualisme ; critique biographique, historique et textuelle ; critique mythique, archétypale et psychologique ; structuralisme et phénoménologie ; spatialité, ontologie, et ainsi de suite, et ainsi de suite. Individuellement et collectivement, nous sommes passés par tant de grands esprits originaux que l’on se demande ce qu’il pourrait bien rester à la critique expérimentale pour qu’elle expérimente à présent– en 1976. »
9 Ma traduction. Citation originale : “The problem now, as most ecologists agree, is to find ways of keeping the human community from destroying the natural community, and with it the human community. This is what ecologists like to call the self-destructive or suicidal motive that is inherent in our prevailing and paradoxical attitude toward nature. The conceptual and practical problem is to find the grounds upon which the two communities – the human, the natural – can coexist, cooperate, and flourish in the biosphere.”
10 Ma traduction. Citation originale : “As readers, teachers and critics of literature, how do we become responsible planet stewards? How do we ask questions about literature and the biosphere? What do we even ask? […] How does one engage in responsible creative and cooperative biospheric action as a reader, teacher (especially this), and critic of literature?”
11 Ma traduction. Citation originale : “we should […] turn to the poets. […] We must formulate an ecological poetics. We must promote an ecological vision.” ». Je développerai dans le deuxième temps de ma contribution ce qu’on peut entendre par « poétique écologique » et « vision écologique ».
12 Ma traduction. Citation originale : “where there is no ecological vision, the people will perish.”
13 Ma traduction. Citation originale : “scholarship remains academic in the sense of « scholarly to the point of being unaware of the outside world » (American Heritage Dictionary)”.
14 Ma traduction. Citation originale : “How then can we contribute to environmental restoration, not just in our spare time, but from within our capacity as professors of literature?”
15 Ma traduction. Citation originale : “Consciousness raising is its most important task. For how can we solve environmental problems unless we start thinking about them?”
16 Ici et jusqu’à mention contraire, les termes et expressions cités sont extraits de la première série de définitions attachées au substantif “Crise”, CNRTL. URL : https://www.cnrtl.fr/definition/crise
17 Voir infra, « III. L’écocritique comme puissance de déstabilisation et de réarmement ».
18 Exclusivement publié en ligne, l’article de Nancy n’est pas paginé, mais structuré en quatre paragraphes numérotés. Les indications auxquelles je recours ici et dans la suite de l’article y renvoient.
19 Comme l’analyse Christophe Hanna, rabattre le travail critique sur tel exercice normatif, ne visant qu’à évaluer la conformité d’une œuvre vis-à-vis d’un corpus de règles ou d’attentes spécifiques, c’est manquer ce qui fait le propre et l’unicité d’une expérience esthétique, et oublier tout ce qui différencie un visage d’un portrait-robot : « La définition, comme le portrait-robot, combine platement des caractéristiques perceptuelles. Elle additionne sans réellement unifier dans un ordre, ce qui l’empêche de capter la qualité particulière de l’objet désigné, tout comme le portrait-robot est incapable de saisir la qualité physionomique d’un visage ou d’un type de visage […] Le portrait-robot, comme la définition, suggère, par sa structure, une lecture analytique des traits qu’il présente, et rend quasi impossible une saisie globale permettant, dans l’expérience, la reconnaissance. […] Une qualité esthétique (comme la qualité physionomique d’une face humaine, la qualité distinctive d’une œuvre) ne peut être rendue par une simple combinaison […]. » (Hanna, XIV-XV).
20 En témoigne l’appel à communication pour le dossier #26 « Theatre and Ecology / Théâtre et écologie » (Elizabeth Sakellaridou and Vicky Angelaki, eds.), Critical Stages / Scènes Critiques [en ligne], The IATC journal/Revue de l’AICT, Décembre 2022. URL : <https://www.critical-stages.org/theatre-and-ecology/>.
21 Comme les études postcoloniales l’ont bien mis en évidence, ce souci de l’environnement, cet attachement des êtres humains pour la terre et toutes les entités non-humaines avec ils coexistent, est en revanche au cœur de multiples récits, cultures et pratiques qui ont été minorisés ou éradiqués par la colonisation européenne.
22 Je reprends ici le qualificatif par lequel Cheryll Glotflety définit l’écocritique : “[E]cocricism takes an earth-centered approach to literary studies.”
23 Ma traduction. Citation originale: “the field of application for environmentally-valenced critical inquiry is immense in duration and range. Given that human beings are inescapably biohistorical creatures who construct themselves, at least partially, through encounter with physical environments they cannot not inhabit, any artifact of imagination may be expected to bear traces of that”.
24 Ma traduction. Citation originale: ‘Simply put, ecocriticism is the study of the relationship between literature and the physical environment. […] Ecocriticism takes at its subject the interconnexions between nature and culture […]. As […] a theoretical discourse, it negotiates between the human and the nonhuman.”
25 Ma traduction. Citation originale : “Literature-and-environment studies […] [are] on the whole more issue-driven than methodology-driven”.
26 Faire appel au vocabulaire et aux savoirs de la science écologique pour renouveler notre rapport aux œuvres (leur écriture, leur lecture, leur enseignement) est l’hypothèse fondatrice de l’écocritique telle que l’avait définie William Rueckert (73) : « I am going to experiment with the application of ecology and ecological concepts to the study of literature, because ecology (as a science, as a discipline, as the basis for a human vision) has the greatest relevance to the present and future of the world we all live in of anything that I have studied in recent years. Experimenting a bit with the title of this paper, I could say that I am going to try to discover something about the ecology of literature, or try to develop an ecological poetics by applying ecological concepts to the reading, teaching, and writing about literature. To borrow a splendid phrase from Kenneth Burke, one of our great experimental critics, I am going to experiment with the conceptual and practical possibilities of an apparent perspective by incongruity. Forward then. Perhaps that old pair of antagonists, science and poetry, can be persuaded to lie clown together and be generative after all.”. Je traduis : « À titre expérimental, je vais appliquer l’écologie et les concepts écologiques à l’étude de la littérature, parce que l’écologie (en tant que science, en tant que discipline, en tant que fondement d’une vision humaine) est, de tout ce que j’ai étudié ces dernières années, ce qui a la plus grande pertinence pour le présent et l’avenir du monde dans lequel nous vivons tous. En jouant un peu avec le titre de cet article, je pourrais dire que je vais essayer de découvrir quelque chose sur l’écologie de la littérature, ou essayer de développer une poétique écologique en appliquant des concepts écologiques au fait de lire, d’enseigner et d’écrire sur la littérature. Pour emprunter une phrase splendide de Kenneth Burke, l’un de nos grands critiques expérimentaux, je vais expérimenter les possibilités conceptuelles et pratiques d’une perspective apparemment incongrue. En avant, donc. Peut-être qu’après tout, cette vieille paire d’antagonistes, la science et la poésie, pourraient accepter de s’allonger ensemble et s’avérer générateurs ». Voir aussi les pages que Buell consacre à cette filiation inspirée de l’écologie scientifique (Ecocritical, 703-704).
27 Sur cette tendance, et sa mise en cause, voir : Serpil Oppermann, 2006.
28 Ces différentes approches, qui ont chacune pu donner lieu à des volumes spécialisés, sont sinon mobilisées, à tout le moins mentionnées dans la plupart des ouvrages écocritiques (voir : Arons and May ; Buell, Environmental ; Buell, Future ; Glotfelty ; Houser ; Weik von Mossner…).
29 Ma traduction. Citation originale: “Yet it would not be accurate to characterize the movement [of ecocriticism] as nothing more than an infinitely-expanding menu of noncompetitive, happily-coexistent possibilities […]”.
30 C’est la première loi de l’écologie selon Barry Commoner, à laquelle se réfère Rueckert dans son article (73).
31 Ma traduction. Citation originale : “There is now a recognition that the whole world, at all scales, is a ‘contact zone’.”
32 Je synthétise ici le propos Bird et al, ibid.
33 Ce mouvement d’émancipation du jugement critique accompagne en réalité celui de la fabrique même des œuvres (leur poétique, leur poïétique) – cette double autonomisation (des manières de faire et des manières d’évaluer) signant justement pour Rancière (2000 et 2004) l’entrée dans le « régime esthétique » de l’art, lequel succède au « régime poétique » (où le champ de l’art est normé par des règles, des poétiques, définissant ce qu’il convient de faire et de ne pas faire, de dire et de ne pas dire, de montrer et de ne pas montrer, en fonction de considérations génériques), qui lui-même succède au « régime éthique » de l’art (au sein duquel la question de la représentation est placée sous la dépendance de la question de la vérité).
34 Pour Jean-Luc Nancy, « La critique a été la marque distinctive d’une époque qu’on pourrait qualifier d’hyperactivité onto-gnoséo-logique. Un sujet s’y pose en tant que son propre acte et cet acte – sa propre déclaration, son ego sum – s’assure de lui-même par lui-même, se donnant ainsi le critère du jugement vrai » (§2) – et ce, aussi bien dans la philosophie kantienne que dans la critique d’art telle qu’elle se développe à partir du XVIIIème siècle.
35 Ma traduction. Citation originale : “As a critical stance, [ecocriticism] has one foot in literature and the other on land.”
36 Ma traduction. Citation originale : “In most literary theory « the world » is synonymous with society-the social sphere. Ecocriticism expands the notion of « the world » to include the entire ecosphere.”
37 Ma traduction. Citation originale : “What a poem is saying is probably always less important than what it is doing and how – in the deep sense – it coheres”.
38 Portée à sa dernière extrémité, la pratique esthétisante de la critique peut en effet finir par à se substituer complètement à l’œuvre elle-même – ce qui prévaut et se trouve mis en avant étant alors « la finesse indéfinissable d’un discernement seul capable de discerner ce qu’il discerne » (Nancy. §2).
39 Cheryll Glofelty propose même de fonder scientifiquement cette perspective : “If we agree with Barry Commoner’s first law of ecology, « Everything is connected to everything else, » we must conclude that literature does not float above the material world in some aesthetic ether, but, rather, plays a part in an immensely complex global system, in which energy, matter, and ideas interact.” (xix). Je traduis : « Si l’on accepte la première loi de l’écologie définie par Barry Commoner, « tout est relié à tout le reste », alors nous devons en conclure que la littérature ne flotte pas au-dessus du monde matériel dans une sorte d’éther esthétique, mais au contraire, qu’elle joue un rôle dans un système mondial immensément complexe, dans lequel l’énergie, la matière et les idées interagissent ».
40 Ma traduction. Citation originale : “Clearly, the ecological crisis is not only a crisis of the physical environment but also a crisis of the cultural and social environment—of the systems of representation […] through which contemporary society understands and responds to environmental change (or fails to do so: hence the crisis).”
41 Ma traduction. Citation originale : “compulsion to conquer, humanize, domesticate, violate, and exploit every natural thing » ; “alter our anthropocentric vision”.
42 Ayant abordé cette question dans un récent ouvrage, je me permets d’y renvoyer les lecteurs (voir Sermon, 19-42).
43 Cette citation figure à la suite de celles de Dasmann et Commoner, que j’ai évoquées dans la première partie de cet article: Je la cite : « . . . the function of poetry. . . . is to nourish the spirit of man by giving him the cosmos to suckle. We have only to lower our standard of dominating nature and to raise our standard of participating in it in order to make the reconciliation take place. When man becomes proud to be not just the site where ideas and feelings are produced, but also the crossroad where they divide and mingle, he will be ready to be saved. Hope therefore lies in a poetry through which the world so invades the spirit of man that he becomes almost speechless, and later reinvents language.” (Francis Ponge, The Voice of Things, cité par Rueckert, 71). À noter que ce texte ne figure pas dans l’édition française du Parti pris des choses (1942), mais qu’il est extrait d’un court texte intitulé « Le monde muet est notre seule patrie » (1952), publié in Francis Ponge, Méthodes, Paris, éd. Gallimard, 1961, p. 205 : « […] la fonction de la poésie […] est de nourrir l’esprit de l’homme en l’abouchant au cosmos. Il suffit d’abaisser notre prétention à dominer la nature et d’élever notre prétention à en faire physiquement partie, pour que la réconciliation ait lieu. Quand l’homme sera fier d’être non seulement le lieu où s’élaborent les idées et les sentiments, mais aussi bien le nœud où ils se détruisent et se confondent, il sera près alors d’être sauvé. L’espoir est donc dans une poésie par laquelle le monde envahisse à ce point l’esprit de l’homme qu’il en perde à peu près la parole, puis réinvente un jargon ».
44 Ma traduction. Citation originale: “How can we translate literature into purgative-redemptive biospheric action; […] Free us from figures of speech”. Dans le corps de l’article, l’ai pris le parti de rajouter l’épithète « faux » entre parenthèses, car elle figure dans la version du texte de Rueckert tel que réédité, en 1996, dans l’anthologie The Ecocriticism Reader, dirigée par Glotfelty et Harold Fromm. Cette modification est importante : alors qu’en 1978, Rueckert insistait sur la nécessité de ne pas s’en tenir à de belles paroles et de passer à l’action, un peu de quinze ans plus tard, il souligne que, si les écrivains (et plus largement les artistes) n’ont pas la possibilité de directement agir sur le monde ou de le changer, ils peuvent en revanche contribuer à déconstruire les discours, les actions, les visions erronées, et leur opposer des manières de dire, de voir et de faire plus « justes ».
45 Les deux impératifs formulés par Rueckert renvoient en effet au programme transversal des « humanités écologiques » telles que préférait les appeler et les a définies Val Plumwood : d’une part, « resituer les humains au sein de l’environnement » (au lieu de les considérer comme des entités extérieures, des individus parfaitement libres, autonomes, et au pouvoir d’action illimité) ; d’autre part, « resituer les non-humains au sein des domaines culturels et éthiques » (au lieu de réduire les mondes naturels et matériels à n’être qu’un « arrière-plan passif pour les drames humains », sans autre valeur que celle, monnayable, de leur usage par et pour les humains). Voir Bird, et al., 3. (Je traduis).
46 Ma traduction. Citation originale: “There are overwhelming questions. They fill one with a sense of futility and absurdity and provoke one’s self-irony at the first faint soundings of the still largely ignorant, preaching, pontificating voice.”
47 À noter que Rueckert rapporte alors un constat de Barry Commoner. Citation originale : « this literary heritage has not been enough to save us from ecological disaster. »
48 Expression originale : “doomsday syndrome”.
49 Je traduis ici partiellement le passage suivant : “To simply absorb this tragic ecological view of our present and possible futures (if nothing occurs to alter our anthropocentric vision) into the doomsday syndrome is a comforting but specious intellectual, critical, and historical response […]”..