Résumé : Il est fréquent de comparer les expériences de pensée à des contes de fées pour en dévaluer le crédit épistémologique. Il s’agit ici de renverser cette analogie et de se demander si certains contes ne pourraient pas être conçus sur le modèle de ce genre d’expériences. Les contes du temps passé constituent à ce propos un cas paradigmatique, car en dépit de leur allure enfantine, ces histoires reproduisent de manière allégorique les idées que Charles Perrault avait défendues dans des écrits comme son Parallèle des Anciens et des Modernes. Héraut de la modernité, Perrault n’a cessé de défendre une nouvelle poétique exacte et rationnelle et de prôner les méthodes scientifiques modernes de Galilée et de Descartes dont il s’est largement inspiré pour écrire des histoires comme La belle au bois dormant ou Le chat botté. Mais c’est dans Le petit chaperon rouge que l’écrivain coule surtout ces nouvelles idées et méthodes, qu’il en fait l’application au moyen d’un style qui l’apparente à une expérience de pensée. Sous ce jour, cette fameuse histoire du temps passé apparaît comme un laboratoire imaginaire où s’exercer à la lecture moderne.
Afin d’en contester, rabaisser ou tout simplement nier leur valeur scientifique, on rapproche souvent les expériences de pensée des contes de fées. Les expériences de ce genre, constate Margherita Arcangeli à ce propos, sont « dépeintes par leurs détracteurs comme des contes de fées, qui ne méritent pas d’être pris au sérieux. » Certes, on y trouve des animaux (chat de Schrödinger), des êtres (démon de Maxwell) ou des objets (anneau de Gygès) dont la nature n’est pas moins merveilleuse que celle du chat botté, du génie de la lampe d’Aladin ou du Seigneur des Anneaux. Mon propos n’est point ici d’en débattre, mais plutôt de renverser cette analogie récriminatoire en avançant l’hypothèse que les contes de fées pourraient bien être en réalité des expériences de pensée, ou du moins y avoir trouvé une source d’inspiration, comme une matrice. Non pas tous les contes, bien entendu, rien que ceux qui ont eu le bonheur d’être assistés à leur naissance par une fée savante dont la magie est désormais d’ordre mathématique, des contes de fées que l’on pourrait qualifier de modernes. Edgar Allan Poe ou Lewis Carroll en offrent de magnifiques exemples, mais, bien auparavant, Charles Perrault avait conçu des Contes qui étaient moulés sur les expériences imaginaires dont, en tant que messager des temps modernes, il avait connaissance.
1. Bâtir un monde moderne sur des vestiges anciens
Le sort littéraire de Charles Perrault et de ses Contes du temps passé a de quoi surprendre. Tout le monde connaît depuis l’enfance ses histoires merveilleuses, mais plus rares sont les lecteurs ayant eu par la suite la curiosité de les lire dans leur version originale. Malgré son originalité et son art immenses, pendant longtemps Perrault est resté assez méconnu et a occupé une place mineure dans les histoires de la littérature française1. Gustave Flaubert pourtant ne s’y était pas trompé, lui qui tenait l’écrivain pour l’un des grands poètes de son temps, bien au-dessus de son adversaire légendaire dans la fameuse querelle des Anciens et des Modernes : « Et dire que, tant que les Français vivront, Boileau passera pour être un plus grand poète que cet homme-là. Il faut déguiser la poésie en France ; on la déteste. » (209)2 Justement, Perrault trouvait surannée la poésie qui, cherchant à trop bien faire, multipliait sans modération les ornements et à force d’en enjoliver le style finissait par en amoindrir l’art. Moderne, il misait au contraire sur une écriture dont on retrouve l’exactitude désinvolte dans chacune de ses histoires, et notamment dans la plus courte et insolite de son recueil : Le petit chaperon rouge.
L’image que l’on a de Charles Perrault semble double comme celle de Janus : pour la plupart des lecteurs, il reste à jamais l’auteur de contes pour enfants, alors que pour les historiens, il est avant tout le bras droit de Colbert, son commis, le contrôleur général des Bâtiments du Roi et l’académicien dont la mission principale était d’organiser et consolider l’absolutisme auprès des savants et des gens de lettres. Sous cet angle, on risque de le prendre pour un factotum et un plumitif dont les écrits n’auraient eu d’autre objet qu’aduler Louis XIV, alors qu’il n’a jamais cessé d’être poète. Voilà pourquoi on a longtemps préféré considérer les Contes comme une heureuse anomalie, comme une simple bagatelle qu’en fin de carrière, répondant à la mode des contes de fées, ce courtisan aurait pris plaisir à écrire pour ses enfants, sans véritable lien avec le reste de son œuvre.
Il n’en est plus ainsi de nos jours, comme le laisse entendre le revirement de Marc Soriano qui remarquait d’abord en 1968 dans Les contes de Perrault que même si l’écrivain s’était intéressé à toutes les sciences et défendait le progrès, il fallait se garder de chercher dans ses rêveries féériques « le reflet exact, direct et immédiat des buts qu’il proposait à la science » (474), alors qu’une vingtaine d’années plus tard, dans la revue Europe, il reconnaissait que « les Contes de ma mère l’Oye sont un épisode de la querelle des Anciens et des Modernes. » (7) Plus récemment, Marc Fumaroli, qui déplorait que le rapetissement dont avaient été victimes ces histoires pour convenir à l’enfance ait empêché de les lire attentivement, y discernait un sens second, un allégorisme historique, polémique et apologétique « dans l’exacte continuité du Siècle, du Parallèle, de l’Apologie des femmes qui louent ouvertement les lumières des Modernes et du ‘siècle de Louis Le Grand’ et blâment ou même tournent en dérision, l’aveuglement politique et l’immobilisme des Anciens. » (Éloge, 777) Les Contes du temps passé ne sauraient en effet se détacher du reste de l’œuvre de Perrault, ils ne sont aucunement un hors-d’œuvre. Au contraire, ils font corps avec le reste de ses écrits, mieux, ils en sont à leur manière le couronnement et une application conclusive des idées modernes qu’il n’avait cessé d’exposer depuis le commencement de sa carrière littéraire. Aussi, pour apprécier la nature expérimentale du Petit chaperon rouge et de quelques autres de ses contes, un survol des idées qu’il avait exposées dans le reste de son œuvre s’impose-t-il.
Dès ses débuts, Charles Perrault met en marche une entreprise de démolition du monde des Anciens ou plus exactement de l’engouement excessif qu’à son sens on manifestait alors à leur endroit. Les murs de Troie ou l’origine du burlesque, écrite à la manière de Scarron en 1653, en collaboration avec son frère Claude et un ami commun, est une parodie des Métamorphoses d’Ovide d’où ressort le ridicule des traditions païennes, « un véritable réquisitoire contre le prestige des Anciens. » (Bouchenot-Déchin, 61) Pour le jeune Perrault, il s’agissait de démanteler ces murs désuets et contraignants afin de construire sur leurs ruines un nouveau bâtiment à l’image de l’homme moderne. Tourner la tête vers un passé prescriptif empêchait d’avancer avec son temps. C’est que Perrault croyait sans réserve à la perfectibilité de l’être humain et au progrès incessant des sciences et des arts dont le siècle de Louis XIV était de son propre aveu le paradigme. Il était bien placé pour le savoir, ayant participé lui-même activement à sa construction.
Pendant les presque vingt ans que durera sa carrière officielle, Charles Perrault s’évertuera à édifier ce nouveau monde qui gravitera autour du Roi-Soleil, et dont Versailles sera la matérialisation et le symbole. Malgré sa rhétorique un peu trop flatteuse pour le goût actuel, Le Siècle de Louis Le Grand, poème qu’il fit lire devant l’Académie française en 1687 pour fêter le rétablissement du monarque, est avant tout la première formulation nette de l’idée de progrès3. Il y montrait que grâce aux découvertes scientifiques, l’univers s’était sensiblement agrandi, le télescope et le microscope permettant de voir des mondes jusque-là invisibles et inconnus, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Et alors que les Anciens ignoraient l’assemblage secret du corps humain, désormais on en connaissait les moindres recoins et le « méandre vivant qui coule dans ses veines. » (Siècle, 4)4 À ce nouveau monde qui commençait à être dévoilé grâce à l’efficacité de la raison devait correspondre une nouvelle poésie.
Le Siècle de Louis Le Grand fit scandale et raviva la vieille querelle des Anciens et des Modernes. Comme le rapporte Charles Perrault lui-même à la fin de ses Mémoires (137), Boileau s’était sur le champ récrié contre un discours se permettant de blâmer ainsi les plus grands hommes de l’Antiquité, alors que Racine avait félicité Perrault croyant qu’il ne s’agissait là que d’un jeu d’esprit particulièrement réussi. Conscient qu’on ne l’avait pas compris ou pas voulu comprendre, dès l’année suivante, Perrault exposa sa vision plus catégoriquement, en prose, dans le Parallèle des Anciens et des modernes. Or, c’est justement de ces quatre tomes, publiés entre 1688 et 1697, que va surgir peu à peu sa conception du conte.
2. Un réservoir d’idées prodigieuses
On rattache souvent le Parallèle des Anciens et des Modernes aux dialogues de Platon, le philosophe qui avait donné ses lettres de noblesse au genre (Cf. Gaucheron, 157). Mais Charles Perrault semble avoir cherché l’inspiration moins loin, dans l’un des sommets de la philosophie, de la science et de la littérature de son siècle, dans le célèbre Dialogue sur les deux grands systèmes du monde que Galilée n’avait publié qu’une cinquantaine d’années auparavant. Ce livre, révolutionnaire dans tous les sens du terme, écrit sous forme de dialogue afin d’examiner et mettre en parallèle les différentes raisons du système de Ptolémée et du système de Copernic, avait marqué la naissance d’une vision moderne de la nature que Perrault ferait sienne. Pendant quatre journées, installés à l’intérieur d’un palais à Venise, trois personnages défendent leur propre conception de l’univers : Salviati représente la position scientifique et mathématique de Galilée, qui reposait sur les faits et les expériences (empiriques ou de pensée). Son interlocuteur principal est Simplicio, un piètre défenseur de la philosophie aristotélicienne dont les raisons semblent souvent ineptes et conformes à son nom. Sagredo, enfin, est un personnage éclairé et impartial, qui fait le choix entre les meilleurs arguments des deux autres interlocuteurs. Sans doute, afin de s’inscrire dans la lignée de l’éminent savant italien et en manière d’hommage, Charles Perrault emprunte-t-il à Galilée ce canevas pour offrir à son tour un dialogue en quatre tomes sur le mérite du système des Modernes face à celui des Anciens, auquel participent également trois personnages dont les rôles sont bien ressemblants : en se promenant cette fois dans le Palais de Versailles, un Abbé défend la cause des Modernes et s’érige en porte-parole de Perrault ; un Président représente assez médiocrement les partisans des Anciens ; et enfin un Chevalier rapporte des anecdotes plaisantes et formule des traits d’esprit, mais au bout du compte penche plutôt du côté des Modernes.
Dans le Parallèle des Anciens et des Modernes, Charles Perrault passe en revue l’ensemble des disciplines de son temps, d’abord dans un volume général portant sur les arts et les sciences, puis, dans deux autres tomes, il s’intéresse à l’éloquence et à la poésie, et pour finir, il en consacre un dernier à diverses sciences : l’astronomie, la géographie, la navigation, la guerre, la philosophie, la musique ou la médecine, soit un véritable décompte où les Modernes l’emportent de loin. Descartes, Bacon et Galilée y sont mis à l’honneur à plusieurs reprises, de manière que la raison et les méthodes scientifiques modernes s’avèrent être la clé de voûte de tout l’édifice argumentatif de Perrault. Or, quand on lit ces quatre volumes au regard des Contes du temps passé, on s’aperçoit que le Parallèle constitue également une sorte de réservoir où Perrault a puisé des idées, des thèmes, des motifs et même des personnages que l’on retrouvera sous une forme allégorique dans ses histoires fabuleuses. C’est d’ailleurs au travers de ce long dialogue que naît sa réflexion sur les contes de fées.
Ainsi, dans le deuxième tome du Parallèle, consacré en 1690 à l’éloquence, l’Abbé refuse de comparer les fables milésiennes aux nouvelles et romans contemporains et n’accepte de les opposer tout au plus qu’à « nos contes de Peau d’Âne et de ma Mère l’oye. » (Parallèle II, 126) Pour le moment, ce genre de récits de vieille ne semble bon qu’à rabaisser par confrontation la valeur des fables anciennes. Cependant, rien que deux ans plus tard, dans le troisième tome, consacré à présent à la poésie, la considération qu’il en a n’est déjà plus la même ; contrairement au Président scolastique – qui condamne l’opéra parce qu’Aristote n’en avait jamais parlé –, l’Abbé aligne ce nouveau genre dramatique aux côtés de la tragédie (par son caractère extraordinaire) et de la comédie (par son invraisemblance). De nature fabuleuse, ce sont justement les contes de vieille qui à son avis fournissent au théâtre lyrique ses plus beaux sujets, des contes qui ont « le don de plaire à toutes sortes d’esprits, aux grands génies, de même qu’au menu peuple, aux vieillards comme aux enfants ; ces chimères bien maniées amusent et endorment la raison, quoique contraires à cette même raison, et la charment davantage que toute la vraisemblance imaginable. » (Parallèle III, 284) Dans ses Contes du temps passé, Charles Perrault cherchera plus exactement à ravir le lecteur en éveillant sa raison.
Dans ce même troisième tome du Parallèle, Perrault avait déjà fait allusion aux contes de vieille. Alors qu’ils discutaient la place qu’il fallait accorder aux hyperboles, le Chevalier avait comparé les exagérations des Anciens à celles que goûtait un jeune garçon de sa connaissance qui raffolait de romans de chevalerie et se disait émerveillé dès que le héros faisait un saut de vingt-deux pieds pour échapper à un géant. À ces hyperboles don-quichottesques, le Chevalier préférait celles qui, malgré leur caractère fantaisiste, reposaient au moins sur quelque paramètre raisonnable :
Pour l’autre hyperbole, elle n’a été imitée que par ceux qui ont fait les contes de Peau d’Âne, où ils introduisent de certains hommes cruels, qu’on appelle des Ogres, qui sentent la chair fraîche, et qui mangent les petits enfants ; ils leur donnent ordinairement des bottes de sept lieues, pour courir après ceux qui s’enfuient. Il y a là quelque esprit dans cette imagination. Car les enfants conçoivent ces bottes de sept lieues, comme de grandes échasses avec lesquelles ces Ogres sont en moins de rien par tout où ils veulent : au lieu qu’on ne sait pas comment s’imaginer que les chevaux des Dieux fassent d’un seul saut une si grande étendue de pays. C’est à trouver de beaux et grands sentiments que la grandeur d’esprit est nécessaire, et se fait voir ; et non pas à se former des corps d’une masse démesurée, ou d’une vitesse inconcevable. (« Parallèle III », 120)
L’imagination n’est légitime pour Perrault qu’à condition d’être envisageable, rapportable à une mesure ou à un objet de référence compréhensibles pour l’enfant et même déchiffrable pour l’adulte par voie métaphorique. Tout est là déjà en germe. Cinq ans plus tard, on retrouvera l’ogre et ses bottes de sept lieues dans Le petit poucet, ce conte de comptes où l’on est dès l’incipit confronté à un problème d’analyse combinatoire ; un récit chiffré, comme je l’ai montré ailleurs, où l’on commence par compter sur ses dix doigts à partir du pouce, où l’on se sert ensuite de cailloux (calculus, caillou en latin) et où l’on finit en beauté, à toute vitesse, jusqu’à s’enrichir grâce à des bottes magiques dont la rapidité évoque celle des mathématiques modernes qui « par le moyen des nombres logarithmiques que les Anciens n’ont jamais connus » permettent de faire « plus de calculs en une heure qu’on en faisait auparavant en plusieurs jours », comme avait eu soin de le préciser Perrault dans le quatrième tome de son Parallèle (35), publié fort à propos la même année que les Contes du temps passé. Ainsi que le suggère sa double moralité, l’histoire fabuleuse du Petit Poucet se dédouble en « une histoire des mathématiques en raccourci, un cours de calcul à grandes enjambées qui nous conduit en un éclair en pleine modernité. » (González, 140)
3. Perrault au pays des merveilles modernes
Les Contes du temps passé, comme leur nom l’indique, se rapportent à un temps révolu, mais qui dessine en creux le monde moderne qui déjà pointe à l’horizon. Cela est particulièrement visible dans La belle au bois dormant. Marc Fumaroli a justement remarqué à ce propos que dans ce récit « d’une stagnation et d’un long retard, le sommeil séculaire de la belle princesse dans un château gothique immobilisé dans le temps » était « l’ingénieuse allégorie du retard pris par la France et par sa monarchie au cours du Moyen Âge. » (Éloge, 784) Plus spécifiquement, on peut même interpréter ce fameux conte comme le revers de la nouvelle industrie. Après un long siècle de léthargie, la princesse et tout son personnel se réveillent dans un nouveau monde. Ni les mœurs ni la société ne sont les mêmes qu’auparavant. À commencer par le prince charmant qui, appartenant déjà à une nouvelle génération, ne croit plus à aucune des superstitions qui circulent autour du château. Dès que la belle se trouve debout face à lui, il remarque qu’elle est magnifiquement vêtue, « mais il se garda bien de lui dire qu’elle était habillée comme ma mère grand, et qu’elle avait un collet monté. » (Contes, 136) La princesse n’avait pas changé, mais hors de ce vieux château enserré de ronces et d’épines la vie avait suivi son cours. La belle se montrait forcément démodée, aussi « ancienne » qu’une « mère-grand ». Dès lors, La belle au bois dormant apparaît comme l’allégorie du décalage entre les Anciens et les Modernes dont l’emblème pourrait bien être la pièce à conviction du délit : le fuseau.
Le mauvais sort que la vieille Fée avait jeté sur le berceau de la princesse devait s’accomplir nécessairement par l’intermédiaire d’une autre vieille femme, coupée du monde dans un donjon délabré et ignorante de l’édit du Roi défendant de filer la quenouille. Sorte de vieille Parque, qui tient le destin de la jeune fille dans ses mains, cette « bonne Vieille » se sert fatalement dans son petit galetas d’un fuseau, alors qu’une machine plus moderne, rapide et performante aurait pu lui rendre la vie plus facile –et surtout causer moins de dégâts autour d’elle5. Déjà dans Griselidis, Perrault avait fait du vieil instrument artisanal l’attribut principal de la bergère qui habitait dans sa demeure sauvage. Mais si le fuseau était déjà bien plus primitif que le rouet, il se trouvait aux antipodes de ces merveilleuses machines dont tout le monde parlait à l’époque et que, comme nous allons le voir, Perrault admirait tant qu’il en avait fait l’emblème bien des années avant de la réussite scientifique des Modernes : la machine à faire des bas de soie.
Dans le premier tome du Parallèle, l’écrivain s’était d’abord penché sur le domaine où les Modernes triomphaient indiscutablement sur les Anciens : la science et l’industrie. Après avoir expliqué que depuis une soixantaine d’années, les Arts et les Sciences n’avaient pas cessé de se perfectionner « par l’étude, par les réflexions, par les expériences et par les nouvelles découvertes qui s’y ajoutent tous les jours » (Parallèle I, 72), l’Abbé constatait que les inventeurs modernes étaient bien supérieurs aux anciens, auxquels on ne pouvait même pas accorder le mérite d’être les premiers, comme le défendait le Président, puisque ces hommes s’étaient bornés à imiter le comportement des bêtes pour satisfaire à leurs besoins : « Il en est de même de la tissure des toiles et des étoffes où ils ont eu l’Araignée pour maîtresse, de la chasse dont les Loups et les Renards leur ont enseigné toutes les adresses et toutes les ruses. » (75) Mais avant d’offrir un échantillon des découvertes modernes dont la supériorité était pour lui manifeste – bombes et canons face aux anciens béliers et catapultes, galères face aux trirèmes, qualité du rouge que l’on obtient de la cochenille face à celle du pourpre de l’antiquité, etc.–, le clerc s’était empressé de démontrer cette supériorité au moyen de la nouvelle machine à faire des bas de soie, appareil prodigieux dont l’essor au XVIIème siècle avait été fulgurant.
Pour l’Abbé, ce qui rendait tout d’abord admirable cette machine, c’était la complexité de son fonctionnement : « Ceux qui ont assez de génie, non pas pour inventer de semblables choses, mais pour les comprendre, tombent dans un profond étonnement à la vue des ressorts presque infinis dont elle est composée et du grand nombre de ses divers et extraordinaires mouvements. » (76) Son mécanisme ingénieux aurait fait pâlir le meilleur ouvrier et rendrait son travail artisanal presque périmé : « Quand on voit tricoter des bas, on admire la souplesse et la dextérité des mains de l’ouvrier, quoi qu’il ne fasse qu’une seule maille à la fois, qu’est-ce donc quand on voit une machine qui forme cent mailles tout d’un coup, c’est-à-dire, qui fait en un moment tous les divers mouvements que font les mains en un quart d’heure. » (76-77) Comme les bottes de sept lieues – dont s’était également servi un nain dans La belle au bois dormant pour avertir en un instant la bonne Fée qui demeurait « à douze mille lieues de là » et ignorait l’accident de la princesse –, la machine à confectionner des bas développe une vitesse formidable. En tricotant ou en filant au fuseau, personne n’arriverait à être aussi performant que cet engin dont l’extraordinaire mécanisme ne peut qu’émerveiller l’observateur : « Combien de petits ressorts tirent la soie à eux puis la laissent aller pour la reprendre ensuite et la faire passer d’une maille dans l’autre, d’une manière inexplicable, et tout cela sans que l’ouvrier qui remue la machine y comprenne rien, en sache rien, et même y songe seulement ; » (77) La machine semble marcher toute seule et elle se montre donc aussi autonome que cette autre machine qu’était alors le corps humain : « en quoi on la peut comparer à la plus excellente machine que Dieu ait faite, je veux dire à l’homme dans lequel mille opérations différentes se font pour le nourrir et pour le conserver sans qu’il les comprenne, sans qu’il les connaisse et même sans qu’il y songe. » (77) On ne saurait placer plus haut un appareil. Il est vrai qu’à le voir à l’œuvre, il a de quoi éblouir quiconque : « Tout en est agréable et surprenant. On voit vingt petites navettes chargées de soie de couleurs différentes qui passent et repassent d’elles-mêmes, comme si quelque esprit les animait, entre les trames du ruban lesquelles de leur côté se croisent et se recroisent à chaque fois que passent les navettes » (78) Comme si quelque esprit les animait… Comme si l’engin renfermait une âme. De même que la clé de La Barbe bleue était « Fée », cette machine semble être enchantée, mais son sortilège est d’un ordre bien nouveau. À la magie traditionnelle qui reposait uniquement sur des superstitions et faisait partie du temps passé, Charles Perrault opposait la magie de la science moderne qui pour le profane touchait presque au prodige, capable de créer « des machines si merveilleuses » qu’en dépit de leur complexité, toutes les pièces marchaient d’elles-mêmes « par une seule roue que tourne un enfant ». Son utilisation est un jeu d’enfant. Face à de telles merveilles, la vieille Fée jalouse faisait pâle figure avec sa pauvre baguette magique. Contrairement au verre souple et aux miroirs d’Archimède, que Descartes avait démontré être impossibles (Parallèle I, 83-84), la machine à faire des bas de soie est réelle et pourtant extraordinaire. Dès lors et jusqu’à nos jours, toute invention et toute technologie nouvelles conserveront cette aura fabuleuse que Perrault avait attribuée à un engin, ce caractère féerique.
On ne manquera pas néanmoins de remarquer l’ironie dont Perrault, comme souvent dans ses Contes, fait preuve tout au long de l’exposé de la machine à fabriquer des bas de soie. Cet engin avait beau être d’une incroyable efficacité, oser le comparer à la plus admirable machine faite par Dieu, à l’homme, relevait presque du sacrilège, surtout pour un clerc, et être tenté de lui conférer un esprit avait de quoi surprendre et faire sourire ses lecteurs à une époque où les cartésiens en refusait même l’existence chez les bêtes. Perrault, admirateur de Descartes à bien des égards, mais beaucoup moins de ses disciples, soulève ici indirectement une question qu’il finira par développer dans le dernier volume du Parallèle, dans la partie consacrée à la philosophie, qui s’intéresse surtout aux idées de Descartes et en particulier à sa vision des animaux comme automates.
4. Les fables de l’animal automate
Pour l’Abbé, Descartes était infiniment préférable à Aristote, car « il nous a mis, ainsi qu’ont fait Galilée, le Chancelier Bacon et quelques autres, sur les voies de connaître davantage avec le temps [les manières dont la nature opère], de sorte qu’on lui sera en quelque façon redevable, ainsi qu’à ceux que je viens de nommer, de toutes les découvertes qui se feront à l’avenir. » (Parallèle IV, 172-173) Descartes, Galilée et Bacon, la triade de la science moderne, les trois hommes qui venaient d’accomplir une véritable révolution scientifique à l’aide de nouvelles méthodes, dont Perrault mesurait bien toute la portée et allait tirer une excellente leçon. Mais en dépit du respect qu’il témoignait pour le rationalisme de Descartes, une de ses théories l’en séparait, celle de l’animal-machine, sur laquelle l’Abbé, le Président et le Chevalier allaient justement engager la discussion dans ce quatrième tome du Parallèle, publié en même temps que les Contes du temps passé. Question déterminante quand il s’agit d’écrire des fables où les animaux raisonnent à la perfection.
L’essence des bêtes était pour Descartes radicalement distincte de celle des hommes ; n’ayant pas d’esprit, elles sont incapables de parler, de composer un discours, et ce qui agit en elles n’est rien d’autre que la nature et un mouvement mécanique analogue à celui des horloges. Voilà les animaux écartés pour de bon du domaine des hommes et relégués au rang des automates. De là à ôter à ces machines sans âme toute affection et compassion, il n’y avait qu’un pas que franchirent allégrement bien des cartésiens qui avaient simplifié la théorie de Descartes pour en faire une vulgaire doctrine. C’est à eux et non pas au philosophe que Perrault impute dans son dialogue les maux infligés aux bêtes. Ainsi, le Chevalier, qui avouera plus loin que la proposition « Je pense, donc je suis » est « la plus belle, la plus évidente et la plus convaincante qu’il y aura jamais » (Parallèle IV, 194), commence par rapporter un épisode où un disciple de Descartes prétendait consoler une dame qui souffrait d’avoir vu battre son chien, en lui disant que l’animal n’avait pas plus mal que la poutre que l’on sciait dehors à ce moment même. N’ayant jamais entendu dire que les bêtes étaient des machines, la femme avait fini par envoyer promener le cartésien, convaincue qu’il voulait lui « faire un conte ». Les deux autres interlocuteurs trouvèrent l’anecdote fort à propos et chacun s’empressa d’ajouter d’autres exemples de bêtes savantes. Éléphant, chien, pie, toute la ménagerie y passa. Parmi tous ces cas, il en est un qui retiendra sans doute l’attention du lecteur des Contes de Perrault, celui du chat « juriste » qu’expose le Président :
Puisqu’il a fallu écouter l’histoire de la Pie de Mr le Chevalier, vous écouterez ce que dit un célèbre Cartésien sur ce sujet, en voyant un petit chat qui se jouait avec une boule de papier qu’on lui avait jetée ; ce Chat faisait des sauts si plaisants et des postures si ridicules et en même temps convenables au sujet, que le Cartésien ne put s’empêcher de dire : voilà un petit Animal qui plaide bien sa cause. (189)
Petit chat deviendra grand. Il portera même alors de belles bottes pour faire du fils du meunier un marquis puis un prince. Car s’il y a jamais eu un animal capable de plaider sa cause, c’est bien le chat botté. À première vue maigre héritage, le chat du moulin évite d’être mangé et converti en manchon non seulement par la proposition qu’il fait à son maître, mais surtout parce que celui-ci avait déjà pu observer ses « tours de souplesse, pour prendre des Rats et des Souris, comme quand il se pendait par les pieds, ou qu’il se cachait dans la farine pour faire le mort », et que voyant son astuce il « ne désespéra pas d’en être secouru dans sa misère. » (Contes, 158) Le futur marquis postiche de Carabas finira par y trouver son compte. Du chaton qui joue avec une boule de papier au chat du meunier qui se cache sous la farine pour chasser une souris et attraper ensuite par ruse un ogre, c’est l’intelligence de l’animal que l’on étale ici comme preuve. L’exemple du petit chat du Président apparaît ainsi comme l’embryon de la critique à laquelle Perrault allait soumettre cette année même la doctrine de l’animal automate avec la réserve et la circonspection caractérisant tous ses contes.
Car Le chat botté n’est pas uniquement une fable à la manière de La Fontaine, où l’on rend justice au savoir-faire personnel dans une société fondée sur l’héritage, mais aussi, pour qui connaît la pensée de l’écrivain à travers le reste de ses écrits, une fable à la façon de Descartes conçue paradoxalement pour mieux en démentir la doctrine. Dès les premières lignes du Discours de la méthode, dont le cinquième chapitre était consacré en grande partie à exposer sa théorie des bêtes-machines, le philosophe avouait en toute franchise qu’il ne présentait son livre que «comme une histoire, ou, si vous l’aimez mieux, que comme une fable. » (Discours, 12) Dans Le silence des bêtes, Élisabeth de Fontenay remarquait à juste titre qu’il « y aurait beaucoup à dire sur l’emploi des mots ‘fable’ et ‘histoire’ par un contemporain de La Fontaine et de Mademoiselle de Scudéry, dont l’opération méthodologique aura consisté à rayer l’animal de la Carte du tendre. » (377) À travers son conte, Perrault renvoie la balle – ou, pour mieux dire, la boule de papier – aux cartésiens en écrivant une fable où le chat se montre bien plus intelligent que son roturier de maître, où il se révèle même aussi adroit et débrouillard à la Cour que son auteur l’avait été à Versailles. Comme dans toute autre fable, le minet sait parler, mais en prenant la parole et surtout grâce à ses actes sensés, il plaide la cause animale avec succès. Par son exemple, il confronte les cartésiens à la ruse des bêtes. C’est donc bien une fable que Perrault a écrite, mais ironiquement au sens que Descartes donnait à ce mot, un véritable discours de l’intelligence des animaux.
5. L’expérience imaginaire à l’épreuve
La fable du chaton et du cartésien n’est que le premier échantillon des exemples que dès lors l’Abbé va égrener à son tour en un chapelet d’expériences de pensée pour montrer justement qu’un animal peut raisonner. À ce titre, le clerc argumente que même si une bête est incapable de faire comme un homme des propositions universelles, rien ne l’empêche cependant de penser, de même qu’on peut parler très correctement sans connaître la langue à la façon d’un grammairien. Pour mieux étayer son raisonnement, il développe alors ce qu’il appelle, faute de mieux, une comparaison :
Permettez-moi de m’expliquer encore par une autre comparaison, deux hommes voient un tableau et le trouvent très beau tous deux, l’un des hommes est un Peintre, et l’autre est fort ignorant en peinture, le Peintre vous dira qu’il est charmé de ce tableau, parce que le clair-obscur et le point de lumière y sont bien entendus, et que tout y est dégradé selon les règles de la perspective linéale et aérienne. L’ignorant vous dira qu’il le trouve beau : parce qu’il le trouve beau, ou si vous voulez parce qu’il lui frappe agréablement la vue. L’extrême différence qu’il y a entre ces deux hommes n’empêche pas qu’ils ne soient tous deux charmés de ce tableau, et peut-être également, quoi que par des causes et des raisons toujours différentes ? (« Parallèle IV », 213-214)
Pour contester la croyance des cartésiens, selon laquelle un animal sans âme serait incapable de réflexion, l’Abbé propose ensuite une expérience de pensée qui préfigure par exemple celles que le mathématicien Henri Poincaré offrirait plus de deux siècles après pour illustrer l’existence des géométries non euclidiennes. L’objet de l’expérience imaginaire de l’Abbé est un de ces nouveaux miroirs parfaits, polis et plats que ne connaissaient pas les Anciens :
Si vous n’aviez jamais vu de miroirs, ni aucun de tous les autres corps dont la surface unie ou polie renvoie l’image des objets, et qu’on vous assurât qu’il y a des pays au monde ou des corps qui n’ont qu’une ligne ou deux d’épaisseur représentent tout ce qu’on met devant eux, mais si naïvement qu’il n’y a point de Peintre qui le puisse si bien faire ; que si un homme s’en approche, il y voit comme un autre lui-même qui s’approche aussi, en un mot qui fait toutes les mêmes actions que lui, et dans le même temps. N’auriez-vous pas de la peine Mr le Chevalier, à concevoir une chose aussi étonnante que celle-là ; cependant parce que vous auriez de la peine à la concevoir, et que même vous ne la concevriez pas, seriez-vous bien fondé à soutenir qu’elle n’est pas possible ? (« Parallèle IV », 217-218)
Il y a là sans aucun doute matière à « réflexion ». Mais le Chevalier n’en démord pas pour autant. Force lui est d’admettre que la comparaison est bien choisie, mais, justement, il ne voit là en définitive qu’un rapprochement. L’Abbé saisit alors au vol l’occasion de défendre la valeur épistémologique de ces comparaisons dont l’usage scientifique et philosophique était depuis la Renaissance de plus en plus fréquent et accepté et que l’on appelle de nos jours expériences de pensée : « Qu’importe pourvu qu’elle [la comparaison] prouve bien, comme elle le fait assurément, qu’une chose ne laisse pas d’être possible, quoi qu’on ne la conçoive pas. » (218) L’Abbé revendique ainsi la valeur démonstrative des expériences de pensée, et il se situe partant dans la lignée de Descartes et de Galilée. Il n’ignore pas tout le parti que le philosophe français avait su tirer de sa fiction du fameux malin génie dans ses Méditations métaphysiques. Il connaît sans doute aussi le rôle essentiel que Galilée avait accordé dans le Dialogue sur les deux plus grands systèmes du monde à ces expériences imaginaires pour réfuter la physique aristotélicienne, notamment quand l’expérimentation n’était pas réalisable6. Tel était le cas par exemple de l’expérience de pensée du navire en marche dont la soute renfermait des poissons nageant dans un aquarium et des insectes volant en tous sens que Salviati-Galilée avait employé pour illustrer le principe de la relativité du mouvement et confirmer ainsi la thèse copernicienne (Cf. Brown, 34-36). L’expérience imaginaire des miroirs, qui a permis à l’Abbé d’établir qu’il est possible qu’une hypothèse comme celle de la pensée animale soit inconcevable mais néanmoins possible et vraie, trouve donc ses modèles dans la tradition philosophique moderne où les expériences se réalisent aussi, si nécessaire, dans le laboratoire de l’esprit. Finalement, pour contenter son interlocuteur et à la fois corroborer la valeur probante de ce genre d’expériences, l’Abbé accepte de donner « à cette comparaison la forme d’un raisonnement » (218), d’où il ressort qu’il n’y pas lieu de s’étonner que l’âme d’un animal, quoique corporelle, soit capable de connaissance et de sentiment.
Après une exemplification semblable de la méthode scientifique moderne, le débat autour de la pensée animale semble clos. Cependant, le Chevalier s’accroche encore à une dernière objection classique, à savoir que si les bêtes avaient de la connaissance et de la raison, elles en seraient dignes et par conséquent, on pourrait punir ou récompenser leurs actions, ce qui semble un geste bien absurde. Or, aux yeux de l’Abbé, savoir si une action est bonne ou mauvaise ne relève pas de l’intelligence mais de la morale, faculté dont les bêtes sont tout à fait dépourvues. Pourtant, rétorque le Chevalier, elles ont bien l’air de savoir qu’elles agissent mal : « Est-ce qu’un Loup qui emporte un enfant dans sa gueule pour le manger, ne sait pas (supposé qu’il ait de la connaissance et de la raison comme vous le dites) qu’il fait mal et très mal ? Il n’y a qu’à voir comment il fuit pour se cacher. » (223). Un loup qui désire manger un enfant, qui se cache et qui court à toute vitesse. Voilà le Petit chaperon rouge qui semble pointer le bout de son nez.
Pour l’instant ce n’est guère qu’un exemple, et l’Abbé s’empresse d’expliquer que la bête sauvage ne répond à aucun sentiment moral, mais plutôt à la raison qui pousse tout être vivant à s’écarter de ce qui ne lui convient pas : « Sa fuite fait voir qu’il craint, et qu’il sait bien qu’on l’assommerait si on pouvait le joindre, mais elle ne fait point voir qu’il sait qu’il fait une mauvaise action. » (223-224) Ces gens hypothétiques que recouvre le « on », qui tomberaient volontiers sur le loup pour l’abattre si jamais ils le voyaient tenter de manger l’enfant, s’incarneront bientôt en bûcherons travaillant au cœur de la forêt. Animal, d’après Perrault, si intelligent que nos ancêtres avaient appris à chasser en imitant ses ruses, il réapparaîtra dans Le petit chaperon rouge où il calculera même ses chances et, après réflexion, choisira de déguster la petite fille loin du regard des bûcherons. Mieux vaut courir avant pour arriver le premier au refuge de la grand-mère que fuir après avoir commis son méfait. Compère le Loup est la raison même. Comme le chat botté, il défend parfaitement sa cause animale. Issu d’un exemple élémentaire, d’une sorte d’embryon de récit, il trouve son plein accomplissement dans un conte de vieille qui a aussi les traits d’une expérience moderne de pensée.
6. La couleur de la modernité
Les quatre tomes du Parallèle des Anciens et des Modernes, ainsi que les Contes du temps passé qui en découlent, reposent sur la raison qui avait pris au regard de Perrault la place de l’autorité. Cette faculté, comme le remarque l’Abbé, est même l’une des plus grandes découvertes de l’époque présente : « Et moi je suis persuadé que la liberté qu’on se donne aujourd’hui de raisonner sur tout ce qui est du ressort de la Raison, est une des choses dont il y a plus de sujet de féliciter notre siècle. » (Parallèle I, 93-94) Autrefois, il suffisait de citer Aristote, apprendre par cœur des morceaux d’Hippocrate et de Galien et savoir bien son Ptolémée, car on croyait « que le temps de trouver, d’imaginer et de penser quelque chose de nouveau, ou d’une manière qui fut nouvelle, était passé. » (95) Désormais, à une époque où les découvertes ne cessent de proliférer, on sait que la connaissance de la Nature ne provient plus de quelques livres canoniques, mais surtout de son étude et de son observation immédiates.
Pourtant, bien du monde continuait encore à suivre les Anciens. S’il trouve naturel que les maîtres aient du mal à abandonner leurs vieux préceptes, l’Abbé n’arrive pas à comprendre que « des hommes qui ne sont point encore dans un âge trop avancé » renoncent à s’ouvrir aux vérités nouvelles incontestables en se rangeant « du côté de Ptolémée contre Galilée et Copernic. » (98) En refusant d’assumer les idées modernes, ils ressemblent à de jeunes gens fiers de se montrer démodés : « N’est-ce pas préférer les vêtements tout usés de ses ancêtres à des habits tout neufs beaucoup mieux faits et mille fois plus magnifiques » ? (98) Perrault tient tellement à cette image vestimentaire qu’il la reprend dans le tome suivant à propos de l’éloquence et de la poésie, où il reproche à des hommes « revêtus de longues robes noires, et le bonnet carré en tête » de chaperonner les jeunes gens, de leur proposer les ouvrages des Anciens comme l’idéal du beau et « cela avec des couronnes toutes prêtes s’ils parvenaient à imiter ces divins modèles. » (Parallèle II, V) Drôle d’époque où les jeunes sacrifient la mode aux modèles anciens, s’habillent comme des vieux, se laissent même coiffer par leurs aïeux à condition d’en imiter encore d’autres plus prestigieux. Une époque digne d’un conte du temps passé.
Or, ces jeunes gens poussiéreux ont un air de famille frappant avec le Petit chaperon rouge dont le signe de distinction sera justement de porter une coiffure désuète que sa grand-mère avait commandée pour elle. La fillette est pour ainsi dire leur petite sœur. Dès le début, la chose est claire pour qui veut lire : « Il était une fois une petite fille de Village, la plus jolie qu’on eût su voir ; sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seyait si bien, que partout on l’appelait le Petit chaperon rouge. » (Contes, 143)
Sans doute, l’ancienne ne trouvait-elle rien de plus adorable pour sa petite fille qu’une coiffure comme celle qu’elle portait elle-même dans le bon vieux temps. Car ce fameux chaperon, qui singularise si bien la fillette, était déjà à l’époque de Perrault une coiffure surannée et anachronique. Tout comme l’expression « mère-grand » au lieu de « grand-mère », d’ailleurs. Affublée de ce nouveau couvre-chef du temps passé, elle est visiblement démodée. Ravissante, certes, mais parce que déguisée comme une jolie petite mère-grand. C’est que l’enjeu de ce conte, comme nous allons le voir, n’est autre que la querelle des Anciens et des Modernes où le petit chaperon rouge tient lieu de symbole d’un temps passé qui n’en finit pas de s’éteindre, mais aussi d’une modernité éclatante.
Le petit chaperon rouge est une de ces choses dont l’origine et la couleur constituent l’expression même du paradoxe : objet dont la grand-mère avait fait la commande, la coiffure provient du passé, mais comme on vient de la confectionner, elle désigne également le présent. Il s’agit donc en réalité d’une contrefaçon, d’une reproduction délibérément rêvée par l’aïeule pour sa progéniture. Ainsi, ce couvre-chef est ancien, mais en même temps récent. D’autant que sa couleur écarlate apparaît comme un signe de supériorité moderne.
Comme l’a remarqué Michel Pastoureau, malgré les fastes de Versailles, dont Perrault était dans une large mesure responsable, le XVIIème siècle « est un siècle très sombre, tant sur le plan chromatique que sur le plan économique et social. Jamais probablement les populations européennes n’ont été aussi misérables. (…) Dans un tel contexte, le rouge n’est plus à la mode. » (135-136) Du moins dans les classes moyennes ou dans les milieux miséreux comme celui que Perrault avait décrit dans Le petit poucet, car à la Cour « le rouge vestimentaire reste une couleur aristocratique » que symbolisent les fameux « talons rouges ». Dans le spectacle de la vie quotidienne, en revanche, cette couleur éclatante et majestueuse se fait de plus en plus rare à l’époque : elle constitue désormais « un écart, un signal ou un accent et, ce faisant, se remarque d’autant plus. » (139) Aussi, dans ce siècle aux couleurs sombres, faire qu’une petite fille arbore ainsi une coiffure à la couleur rayonnante risque de paraître bien ostentatoire, comme si l’on désirait se faire remarquer, comme si l’on voulait montrer que chez nous, on a les moyens – ce qui est sans doute vrai, car, chose exceptionnelle, à la maison on a un four où l’on cuit le pain et les galettes –, comme si la mère-grand et la mère désiraient qu’elle ressemble à une demoiselle comme celles de la moralité finale qui se perdent à écouter les loups doucereux. Au village, personne d’autre ne semble porter cette couleur propre à la noblesse, car les teintures écarlates dont on se sert pour la coloration des vêtements sont devenues bien trop onéreuses.
En effet, les nouvelles matières colorantes proviennent du Nouveau Monde, et la cochenille d’origine mexicaine, dont l’acide carminique ressemble à du sang frais, déplace à cette époque tous les autres pigments grâce à l’éclat de son rouge, y compris la pourpre qui depuis l’antiquité symbolisait le pouvoir. Alors que les conditions de pêche et la conservation de ces coquillages rendaient le processus d’exhalaison de la pourpre antique très complexe (Pastoureau, 47-48), le suc de la cochenille était beaucoup plus commode à extraire, même s’il fallait environ 150 000 de ces insectes femelles pour obtenir un kilo de teinture, d’où le prix exorbitant du pigment (Pastoureau, 136). Dans un ouvrage fascinant consacré à étudier l’histoire matérielle de la cochenille, Georges Roque a montré que ce pigment avait été abondamment utilisé au XVIIème siècle par les teinturiers, mais aussi par les peintres qui émulaient les tissus qu’ils admiraient et représentaient dans leurs tableaux. D’après ce spécialiste de la couleur, les textiles peints avec de la cochenille étaient alors considérés comme une forme d’ostentation de la richesse, « mais aussi et surtout comme un symbole du pouvoir, reçu héréditairement ou acquis. » (191) Versailles, dont les meubles, tapisseries et rideaux étaient teints à la cochenille dans les manufactures royales fondées par Colbert, allait jouer en ce sens un rôle important en faisant de ce pigment un insigne du pouvoir, « étant donné le rayonnement du Roi-Soleil. » (192) C’est pourquoi « en dehors des résidences royales, il devint très vite à la mode de se vêtir de cochenille et de faire tapisser les fauteuils élégants avec le même pigment. » (192) Parmi les nobles, évidemment, car à la campagne, l’univers chromatique était bien plus gris, d’où l’aspect prétentieux et ridicule de la fillette de village qui portait une coiffure ancienne mais teinte d’une nouvelle couleur luxueuse et noble.
Le rouge de la coiffure, absent des versions folkloriques, est une trouvaille de Perrault, mais n’est-ce pas forcer un peu le ton que vouloir rapporter le choix de cette couleur à l’essor de la cochenille à son époque ? D’ailleurs, est-ce bien important ? À en croire l’écrivain, cela ne fait aucun doute. Ce pigment n’était pas seulement alors à la mode, il s’agissait aussi pour Perrault de l’un des emblèmes de la modernité. S’il connaissait parfaitement l’usage fréquent de la cochenille dans les manufactures royales – et tout particulièrement dans celle des Gobelins dirigée par son ami le peintre Charles Le Brun – Perrault la considérait comme l’une de ces inventions modernes qui l’emportaient largement en efficacité sur les anciennes. En effet, dans le premier tome du Parallèle des Anciens et des Modernes – mais plus tard aussi dans le quatrième – l’Abbé n’avait pas manqué de rendre honneur à cet insecte au même titre qu’à la montre, au canon, aux bombes, aux galères et à la merveilleuse machine à faire des bas de soie : de même qu’on ne se sert plus de béliers, ni de catapultes ni de trirèmes, on « a cessé de se tourmenter après la pêche de ces poissons dont les Anciens tiraient leur pourpre parce qu’on a trouvé le secret de préparer la cochenille et d’en faire notre écarlate mille fois plus vive et plus brillante que toutes les pourpres anciennes, dont la plus belle n’était qu’une espèce de violet rougeâtre et enfoncé. » (Parallèle I, 82) Pour Perrault, le rouge n’est donc pas une couleur quelconque, mais au contraire l’expression même de la modernité, le symbole du pouvoir éclatant moderne qu’incarnait selon lui le Roi-Soleil. Attribuer par conséquent la couleur rouge à une fillette de village dans un conte de vieille était particulièrement significatif. La cochenille, ce tout petit insecte femelle récolté au moment où il porte les œufs, qui se présentait « sous forme de galettes compactes » rouges (Roque, 54), semble bien avoir imprégné de son pigment moderne le couvre-chef de cette fillette qui se rendait chez sa grand-mère pour lui remettre une galette et un petit pot de beurre. À l’instar des galettes de cochenille gorgées de suc sanguin, la petite coiffure rouge et plate est grosse de sens.
7. Les trois âges de la femme
Aussi bien dans le Petit chaperon rouge que dans le Parallèle des Anciens et des Modernes, la question primordiale est la filiation. Si d’emblée la fillette apparaît (r)attachée au moyen de sa coiffure à son aïeule, la commission dont sa mère la charge relie celle-ci à sa propre mère : porter une galette et un petit pot de beurre à la mère-grand qui se porte mal. Sans oublier en arrivant de frapper à la porte. L’insistance du jeu de mots ne fait que renforcer le lien étroit qui se tisse entre ces trois figures féminines. Il s’agit d’un jeu de matriochkas : une femme ayant porté en son ventre celle qui à son tour porterait sa petite-fille. Mère-grand, mère et fillette : les trois âges de la vie de la femme. Comme si les trois figures composaient la solution de la version féminine d’une ancienne énigme des origines formulée par un monstre dont la parole était bien redoutable.
Précisément dans un petit essai sur l’énigme du Sphinx, où il proposait une solution plus exacte, spéculaire et prémonitoire que celle d’Œdipe, Thomas De Quincey n’avait pas manqué de constater que « toutes les grandes prophéties, tous les grands mystères sont susceptibles d’interprétations doubles, triples, voire quadruples, chacune passant la précédente en dignité, chacune impliquant l’autre cryptiquement. » (25) Cette structure interprétative en poupées gigognes est aussi celle du Petit chaperon rouge. Dès l’épître, qui en guise d’introduction précède les Contes du temps passé, Perrault avait souligné que ses récits renfermaient « tous une morale très sensée, et qui se découvre plus ou moins, selon le degré de pénétration de ceux qui les lisent. » (127) Comme l’a montré Christine Noille-Clauzade, dans ses textes théoriques Perrault avait formulé une nouvelle lisibilité et « une expérimentation ingénieuse de l’effet du discours jusque dans ses moindres articulations. » (213) Il écrit d’ailleurs à une époque et pour un public qui est habitué et friand de textes dont le sens est masqué ou chiffré. Dans le cas du Petit chaperon rouge, le sens premier n’exige pourtant guère de pénétration car si les allusions sexuelles n’étaient pas assez claires (nudité, manger, etc.), la moralité finissait par avertir les demoiselles qui se laissent bercer par les discours des loups doucereux et leur ouvrent leur couche. Mais une interprétation plus fine, comme celle d’Anne-Marie Garat dans Une faim de loup, révèle un danger moins visible, celui qu’implique pour le développement de l’enfant l’amour excessif, monstrueux, pathologique de la mère. En l’absence totale de père, tout est ici affaire de femmes, tout concerne le rapport qui lie l’enfant à sa mère, dès la naissance.
À ces trois femmes font écho les trois objets que porte l’enfant et qui la caractérisent en constituant à leur tour une unité que les expressions diminutives et le nombre d’occurrences textuelles ne font que renforcer : titre à part, on nomme dans le récit onze fois le petit chaperon (coiffure ou enfant, c’est tout même), six fois la galette et cinq fois le petit pot de beurre, comme si ces deux produits alimentaires adjoints au couvre-chef en complétaient le sens. C’est que tout ce conte, comme Le petit poucet, est en calcul. Parce qu’il s’agit d’un contenant recouvert d’un couvercle protecteur, le petit pot de beurre s’apparente bien au petit chaperon rouge. D’autant qu’au XVIIème siècle, il existait un couvre-chef qu’on appelait par sa forme « chapeau en pot de beurre » : dans un épisode de son Roman comique, Scarron, un écrivain que Perrault admirait et imitait depuis sa jeunesse, avait rendu justement célèbre cette coiffure dans laquelle la tête du pauvre petit Ragotin s’était emboîtée jusqu’au menton par accident (44). Or, la fillette, dont le nom et l’identité ont été engloutis dans son petit chaperon rouge, n’est-elle pas également tout entière enfermée comme dans un petit pot, enveloppée dans son couvre-chef ? Et ce dès l’origine, car dès les toutes premières lignes l’enfant est « née coiffée ».
Dans le conte de Perrault, le personnage de la fillette vient au monde de la fiction avec un simple bandeau sur la tête, et non pas avec une pèlerine comme on l’imagine et la représente de nos jours. Ainsi l’atteste l’illustration de la copie manuscrite de 1695 qui précède l’incipit où l’enfant apparaît coiffée d’une sobre bande d’étoffe rouge, d’un chaperon (voir figure 1).
Or, par sa forme mince et plate, qui lui enveloppe la tête, cette coiffure fait songer à la « coiffe » d’un nouveau-né, soit à la membrane fœtale qui recouvre parfois complètement ou en partie l’enfant au moment de l’accouchement. On disait alors que le petit était né coiffé, événement qui était censé le protéger du mauvais sort selon une vieille superstition déjà mentionnée dans l’Histoire Auguste du IVème siècle. Cette lecture amniotique du petit chaperon rouge trouve dans les deux autres objets que porte la fillette sa signification complémentaire : la galette et le petit pot de beurre. En effet, la naissance ne s’achève qu’après l’expulsion du placenta auquel l’enfant est encore rattaché, un organe qui a l’apparence d’une grosse galette et que l’on appelle justement ainsi en raison de sa forme (du latin placenta, -ae « galette »). Quant au petit pot de beurre, sa nature lactée symbolise traditionnellement la maternité. Coiffée de son petit chaperon rouge et tenant dans ses mains la galette placentaire et le petit pot lacté que lui confie sa mère, la fillette de village est expulsée du sein maternel et peut désormais partir à l’aventure. Nul besoin de recourir à la psychanalyse pour interpréter la galette, le petit pot et la coiffe du petit chaperon rouge, car Perrault semble bien avoir tiré leur symbolisme utérin directement de la nouvelle science anatomique.
Le peuple a longtemps attribué une fonction protectrice au placenta, qu’il fallait soigneusement enterrer car on le considérait un double ou un jumeau symbolique de l’enfant qui le précédait lors de l’accouchement, mais dans les milieux plus nobles de la fin du XVIIème siècle, il était dévalorisé et on s’en débarrassait (Cf. Sloterdijk, 380-401). En revanche, grâce aux progrès de l’anatomie le monde savant avait commencé à connaître de l’intérieur le rôle essentiel que joue dans la reproduction cet organe temporaire, spongieux et vascularisé, qui au sein de l’utérus croît avec le fœtus et ne s’en sépare qu’après la délivrance, une fois la naissance accomplie. Objet d’échanges entre la mère et son fœtus, le placenta joue le rôle de filtre des nutriments nécessaires à son développement. Il s’agit donc bien d’un organe essentiel et bienfaiteur. Sur ce point, la science rejoignait d’une certaine façon les croyances populaires, et cela Charles Perrault était bien placé pour le savoir.
Dans ce réservoir d’informations qu’est le quatrième tome du Parallèle, l’Abbé explique que c’est la dissection qui rend la médecine moderne si supérieure à celle des Anciens. Depuis Vésale, mais surtout tout au long du XVIIème siècle, cette nouvelle analyse directe et profonde des parties du corps a permis, selon lui, de faire les plus grandes découvertes, de la circulation du sang à la structure des organes internes. Grâce à la dissection, qui était encore pour les Anciens un sacrilège, on connaît désormais « comment se font la digestion, la nutrition, l’accroissement, et toutes les autres opérations qui nous font vivre, croître et mouvoir. » (Parallèle IV, 246) La médecine moderne dépasse de loin celle de Galien et d’Hippocrate, car, rappelle l’Abbé, de même que l’écarlate de la cochenille a remplacé la pourpre, la chimie a apporté des remèdes qui étaient inconnus aux Anciens (247-248), des médicaments qui sont bien plus efficaces que ceux qu’on emploie encore à la campagne, comme ces gâteries que d’un village à l’autre le Petit chaperon rouge porte pour soigner sa mère-grand. Contrairement à ces guérisseurs qui continuent à « courir de Village en Village » (257), les médecins modernes sont des spécialistes : il y a des chirurgiens qui ne s’appliquent qu’aux yeux, d’autres « qu’à accoucher des femmes. » (258) C’est cette spécialisation moderne qui a permis de faire une infinité d’opérations très utiles, comme celle « de l’enfantement Césarien dans les femmes vivantes hasardée avec succès vers la fin du siècle passé par Rousset, et depuis usitée heureusement en plusieurs rencontres. » (251) La médecine moderne, à l’encontre de celle que dénonçait Molière, ouvre le regard sur un nouvel univers à l’instar du télescope et du microscope.
Charles Perrault était donc bien renseigné sur l’anatomie féminine, d’autant que son frère Claude, médecin et architecte, auquel il était si uni, avait expliqué en 1680 dans La Mécanique des Animaux du troisième tome de ses Essais de Physique que les jumeaux se faisaient dans les femmes
par la conformation particulière des petits corps gémeaux qui ont été formés de telle sorte dans la première création, qu’ils sont tous deux attachés à un seul placenta, qui est la partie par laquelle le fœtus humain est attaché à la matrice ; y ayant nécessité de supposer que tout ce qui compose l’arrière-faix est formé dès le premier commencement de la création avec le petit corps de chaque animal. » (323)
On devine avec quel intérêt Charles avait dû lire la théorie de son frère qui se rapportait à une naissance gémellaire qui avait été justement la sienne, comme il allait le souligner à l’automne de sa vie dans ses Mémoires, dès la première phrase : « Je suis né le douzième janvier 1628, et né jumeau. Celui qui vint au monde quelques heures avant moi fut nommé François, et mourut six mois après. » (1909, 19) Naissance et mort en une phrase, du berceau à la tombe, à l’instar du Petit chaperon rouge, ce petit conte où la fillette qui porte la galette maternelle semble bien figurer ce fœtus attaché à la matrice par le placenta dont le frère de Charles avait fait l’étude.
Comme souvent en littérature, le commencement du récit évoque ou mime la naissance, et à plus forte raison si celle-ci a été troublante. Nul hasard si dans les premières lignes de La belle au bois dormant, de Riquet à la Houppe et du Petit poucet il n’est question que de grossesses et d’accouchements, et même, dans ce dernier cas, de naissances gémellaires dont Marc Soriano avait déjà montré toute l’importance chez Perrault. Or, si l’enfantement est dans ces contes désigné avec naturalité et insistance, dans Le petit chaperon rouge, l’acte de délivrance est par contre exprimé avec beaucoup plus de subtilité. Le mystère se cache dans les détails que l’écrivain sème avec un art sans égal. Par exemple, depuis Aristote et encore à l’époque de Perrault, on imaginait le ventre maternel comme un four et l’enfant comme une pâte qui y cuisait et gonflait lentement. Sous cet angle, le scénario prend une nouvelle dimension : « ayant cuit et fait des galettes », la mère envoie son enfant chez sa propre mère qui habite « par-delà le moulin ». Et dès que la fillette arrive à destination, la fausse grand-mère lui dit de se délivrer de la galette et du petit pot de beurre en les posant sur la huche – soit sur le grand coffre où l’on pétrissait le pain –, avant de se dénuder et de se mettre au lit7. Dès lors elle est cuite. Du four à la huche en passant par le moulin, c’est donc bien à une véritable régression que l’on assiste : l’enfant fait un voyage dans le temps passé en suivant un chemin sinueux qui, tel un cordon ombilical, rattache sa mère à sa mère-grand, un parcours à reculons au terme duquel elle se réunit avec son aïeule dans le ventre du loup. Une véritable leçon d’anatomie figurée.
Or, ce trajet des trois âges de la vie féminine reproduit aussi comme dans un miroir convexe les âges de la civilisation. Expression emblématique des périodes de la vie, la triade que forment la mère-grand, la mère et la petite-fille joue avec le loup une curieuse comédie dont l’enjeu est le sort intellectuel du siècle, une allégorie qui s’adresse surtout aux lecteurs familiers des œuvres de Perrault et par conséquent possibles connaisseurs du code de déchiffrage. Dès le début du premier tome du Parallèle des Anciens et des Modernes, Perrault avait comparé les différentes époques de l’histoire aux âges de la vie. Afin d’essayer de concilier le Président et l’Abbé, le Chevalier avait proposé d’inverser les termes de l’équation en défendant que « c’est nous qui sommes les Anciens. » (Parallèle I, 49) Pour cela, il considérait la durée du monde comme équivalente à celle de la vie d’un homme avec ses étapes correspondantes :
Figurons-nous de même que la Nature humaine n’est qu’un seul homme, il est certain que cet homme aurait été enfant dans l’enfance du monde, adolescent dans son adolescence, homme parfait dans la force de son âge, et que présentement le monde et lui seraient dans la vieillesse. Cela supposé nos premiers pères ne doivent-ils pas être regardés comme les enfants et nous comme les vieillards et les véritables Anciens du monde ? (49-50)
C’est bien le monde à l’envers. Voilà une comparaison révolutionnaire qui tombe à point pour que l’Abbé renforce son raisonnement. C’est parce que l’on compare l’histoire de l’humanité à notre vie, explique celui-ci, que les Anciens semblent plus habiles et intelligents que nous : « les enfants voyant ordinairement que leurs Pères et leurs Grands-Pères ont plus de science qu’eux, et s’imaginant que leurs bisaïeuls en avaient beaucoup plus encore, ils ont insensiblement attaché à l’âge une idée de suffisance et de capacité qu’ils se forment d’autant plus grande qu’elle s’enfonce de plus en plus dans les temps éloignés. » (51) Or, poursuit-il, si les aïeux ont l’avantage de l’expérience, les derniers venus sont quant à eux capables de recueillir les fruits des générations précédentes en ajoutant de nouvelles acquisitions, et en cela ils se révèlent bien supérieurs aux Anciens. C’est justement parce qu’elle ne s’écarte pas de l’ancien chemin que la petite fille de village court à sa perte. C’est parce qu’elle consent à porter une coiffure à l’ancienne que dès le début, elle risque, malgré sa couleur moderne, de succomber dans les bras du Loup.
Homme moderne, Perrault considère le progrès comme incontestable. Il est même possible selon l’Abbé de distinguer dans le règne de Louis XIV ce même développement, et pas seulement dans les sciences. Au commencement du siècle, la poésie était selon lui en son enfance, ce n’étaient que jeux d’esprit, rebus, anagrammes et « cent autres badineries puériles. » (56) Une fois atteint l’âge adulte, on se fatigua de ces gentillesses et on multiplia les citations savantes et pédantes en latin et en grec. Enfin, vint la troisième période, moderne et cartésienne, où s’imposa le bon sens et l’exactitude aussi bien dans l’éloquence que dans la poésie :
Avec le temps on a connu que le bon sens était la partie principale du discours, qu’il fallait se renfermer dans les bornes de la matière, n’appuyer que sur les raisons et les conséquences qui en naissent naturellement, et n’y ajouter des ornements qu’avec beaucoup de retenue et de modération ; parce qu’ils cessent d’être ornement dès qu’on les met en abondance. Il en est arrivé de même dans la Poésie, où les pointes trop recherchées ont fait place au bon sens, et qui est parvenue à satisfaire la raison la plus sévère et la plus exacte, après quoi il n’y a rien à faire davantage. (59-60)
De ce nouvel âge, selon Perrault le plus parfait de l’histoire, de même que la chimie a découvert « l’esprit de vin, l’esprit de vitriol et tous les autres esprits tant acides que volatils » (Parallèle IV, 249), l’écrivain va distiller l’essence dans Le petit chaperon rouge, le plus bref et exact de tous ses contes, où chaque phrase découle de la précédente avec la naturalité des longues chaînes de raisons que prônait Descartes. Raison, précision, simplicité, vitesse et discours masqué, tels seront les attributs du loup de Perrault.
8. Ceci n’est pas un conte
Il faut se méfier de prendre à la légère Le petit chaperon rouge. Avec une économie de moyens extraordinaire, Perrault a écrit un conte qui n’est simple et naïf qu’en apparence. Tout la petite monnaie, comme disait Barthes de Flaubert, est dans les interstices. Dans Une faim de loup, un essai passionnant de plus de deux-cents pages, Anne-Marie Garat est parvenue à rendre tout le jeu subtil que renferme ce conte de deux paragraphes et une moralité qui « dans sa magistrale brièveté et sa hardiesse inouïe, est un des plus grands textes de la littérature. » (16) Un récit court qui court à sa fin avec la vitesse d’un loup affamé. C’est que, bien avant Edgar Allan Poe, la question de l’étendue était au cœur de la poétique de Perrault.
Dans le deuxième tome du Parallèle, peu après avoir comparé les fables milésiennes aux contes de ma Mère l’Oie, l’Abbé trouve que « la longueur est le plus grand vice » de l’allégorie, « espèce de mascarade où le vrai sens de ce qu’on veut dire est couvert et comme masqué sous le sens propre du discours. » (138) L’allégorie est un spectacle plaisant qui risque de devenir ennuyeux si l’on persiste trop longtemps à garder le loup sur le visage. Parmi les allégories dont l’Abbé vante le mérite d’employer peu de discours se trouve Le miroir ou la métamorphose d’Orante, qui est justement la première narration de Perrault, dont les personnages ont l’allure et l’attitude des miroirs en lesquels ils vont se transformer : Orante, qui ne bouge pas des cabinets de dames et fait d’elles des portraits trop fidèles, finira métamorphosé en miroir de dames. En revanche, ses trois frères difformes – évidentes personnifications des miroirs concave, convexe et anamorphique – se retireront dans les cabinets de curiosités et s’appliqueront « entièrement aux Mathématiques, où en peu de temps ils firent des merveilles et apprirent même aux plus savants mille secrets admirables. » (Contes, 206) Brève allégorie morale sur la sincérité, ce récit se double ainsi d’une célébration des découvertes scientifiques et mathématiques de l’époque.
Mais il ne suffit pas d’être bref, il convient d’être simple. Encore faut-il que cette simplicité ne soit pas celle qui vient de l’indigence comme « dans le discours des enfants du menu peuple, des villageois et des ignorants », en bref, des voisins du Petit chaperon rouge. La clarté qu’appelle de ses vœux l’Abbé vient au contraire de la force et abondance qui se trouve dans le discours des hommes graves « qui pensent beaucoup et qui parlent peu », qui enferment des idées nobles « sous des expressions communes à la vérité, mais très justes et très précises. » (Parallèle II, 175) Et pour discerner à quel genre de simplicité on est confronté, on cherchera à « voir si elle renferme beaucoup de sens sous peu d’expressions simples et ordinaires. » (175) Le petit chaperon rouge est le lieu où le lecteur moderne pourra réaliser une semblable expérience de pensée.
Cette poétique de l’allégorie brève et de la riche simplicité que défendait ici l’Abbé finira en effet par trouver son plein accomplissement dans Le petit chaperon rouge, comme si l’écrivain avait voulu pousser jusqu’aux dernières conséquences ses idées. Jouant d’un art de l’allusion et de l’ellipse sans précédents, Perrault réussit à écrire un conte exact comme un théorème algébrique et néanmoins charmant comme une fable ou une comptine grâce à son style délicat et à ses fameuses formulettes. Appliquant à la fois tout son savoir de conteur et de penseur, il a sagement distillé les idées que, pendant des années, il avait versées dans le reste de ses œuvres pour en tirer l’essence moderne. Charles Perrault réalise ainsi un véritable tour de force en concevant un texte dont le schématisme confine à l’expérience de pensée. Il en a l’allure, mais aussi le fondement.
Le petit chaperon rouge est le seul conte du recueil qui finit mal et qui manque d’événements merveilleux. Ceci n’est pas un conte de fées. À l’exception du loup capable de parler, tout y est réaliste ; tout y est dépouillé à l’extrême. Déjà dans Le Siècle de Louis Le Grand (7-8), Perrault avait condamné chez les Anciens ces œuvres qui se complaisaient en de longues descriptions foisonnantes. Il avait beau révérer le génie d’Homère, il était convaincu par exemple que dans un siècle plus sage, son fameux bouclier d’Achille aurait été moins surchargé et d’autant plus correct :
Ton génie abondant en ses descriptions,
Ne t’aurait pas permis tant de digressions.
Et modérant l’excès de tes allégories,
Eût encore retranché cent doctes rêveries,
Où ton esprit s’égare et prend de tels efforts,
Qu’Horace te fait grâce en disant que tu dors.
Car l’écrivain moderne, lui, ne perd plus son temps à folâtrer ; rapide en besogne, il va droit au but par le chemin le plus court. Et quand il se perd dans une forêt impénétrable il cherche à en élaguer les tranchées pour tailler ensuite le meilleur arbre.
Comme l’avait montré Yvonne Verdier, dans les versions de la tradition orale la fillette devait choisir entre le chemin des épingles et celui des aiguilles. Non seulement Perrault en a supprimé les noms et partant leur symbolisme, mais de plus il a retiré à l’enfant la possibilité de choisir la voie à emprunter. C’est à présent le Loup qui dicte les règles du jeu et qui prend le chemin qui lui convient le mieux. Anne-Marie Garat a bien observé que tandis que la fillette parle (trop), compère le Loup « fait du calcul mental rapide. Nous entendons presque son exercice d’arpenteur géomètre. Il estime les distances. Celle des bûcherons, trop proches. Celle du but à atteindre, là-bas. Il calcule temps et distance, et donc sa vitesse de développement narratif. » (61) Le Loup pense, c’est un raisonneur qui s’y connaît en mathématiques, un moderne. Ironiquement, la bête incarne l’esprit cartésien du siècle que Perrault oppose dans le Parallèle aux vieilles mathématiques imparfaites d’Euclide et aux fables ridicules que l’on raconte à propos d’Archimède, comme celle de la baignoire (Parallèle IV, 11). Il est en ce sens l’incarnation de son propre récit qui semble bien reposer, comme les mathématiques modernes selon l’Abbé, sur des principes « extrêmement clairs et extrêmement simples » pour tirer la vérité au moyen d’une « suite de raisonnements enchaînés les uns aux autres. » (Parallèle IV, 110) Le conte se lit comme l’application d’un discours méthodique, soit, du chemin à suivre pour parvenir à voir la vérité nue.
Tandis que la bête réfléchit pour aller droit au but dans le plus court délai, la fillette « qui ne savait pas qu’il est dangereux de s’arrêter à écouter un Loup » (Contes, 143), se révèle ignorante et bête. Sa coiffure était grosse de possibilités, elle pouvait la conduire du côté sombre des aïeux (Regressus ad originem) ou du côté éclatant des modernes (Progressus ad futurum). Mais non contente d’accepter de suivre le sentier le plus long, elle se met ensuite « à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontrait. » (144) Elle prend donc le chemin des rêveries et des digressions que Perrault, comme on vient de le voir, avait justement condamné chez les Anciens. L’image des chemins alternatifs pour caractériser les deux voies qui se présentent à l’homme de son époque est justement très fréquente chez Perrault. Dans la préface du Parallèle, l’écrivain remarquait ainsi que l’Abbé était « persuadé que les Modernes vont aussi loin que les Anciens, et quelquefois au-delà, soit par les mêmes routes, soit par des chemins nouveaux et différents. » (Parallèle I, 4) Même parmi les Anciens, le disciple est souvent supérieur à son maître ; selon l’Abbé, Aristote avait au moins eu raison de refuser d’imiter les « discours sublimes et fleuris » de Platon, éloignés des choses et des idées premières, et au lieu d’avoir « marché sur ses traces », il « semble s’être appliqué à suivre une autre route. » (Parallèle I, 46) Le loup et le petit chaperon rouge se retrouvent également à la croisée de deux chemins abstraits, qui sont en fait deux méthodes, une ancienne qui se perd dans les détails, « fleurie », retardataire, et l’autre directe, rapide, exacte, moderne. Ici, c’est le Loup qui est dans le droit chemin. Car dans ce conte étrange où tout est à l’envers (la fillette porte un nom masculin, son itinéraire est un voyage à reculons de sa mère à sa « mère-grand »), la destinée de chacun est inversée : par exception, l’enfant ne triomphe pas, elle est irrémédiablement avalée, le véritable héros étant le Loup, ce double du héraut des modernes qu’est compère Perrault.
Pour saisir la nature singulière du Petit chaperon rouge, il faut oublier qu’il s’agit d’un conte. Car ceci n’est pas plus un conte qu’une pipe. Tout au plus un conte pipé. Les personnages sont si peu développés que l’on dirait de simples fonctions narratives, en particulier la pauvre, jolie, ignorante et insouciante enfant qui est ravalée au rang de témoin ne servant guère qu’à faire une course relayant ses mères, du four à la huche. Voilà du Propp avant la lettre. La fillette de village est si abstraite qu’elle se confond avec un objet. Elle n’a pas plus d’existence que la chose qui la désigne. En ce sens, elle est à l’image du décor schématique où elle se meut, d’une maison à l’autre, par un chemin ou un autre, en passant à travers un bois et près d’un moulin dépourvus de tout détail. Le paysage, synthétique comme l’épure d’un géomètre, est propre à un problème élémentaire comme celui du « loup, de la chèvre et du panier de choux » ou à une expérience de pensée moderne8.
Dans ce décor abstrait, compère le Loup évolue comme le géomètre qu’il est. Il calcule immédiatement les distances relatives, la vitesse qu’il lui faut pour arriver le premier en courant « de toute sa force par le chemin qui était le plus court. » (Contes, 143) Le Loup incarne la rapidité et partant l’esprit moderne mathématique que manifestaient, comme on l’a vu, la machine à faire des bas de soie et l’invention des logarithmes qui avaient abrégé les opérations arithmétiques. Mais c’est surtout l’algèbre qui prouve avec plus de clarté la supériorité des Modernes sur les Anciens, toujours selon l’Abbé : « Pour ce qui est de la science des Nombres, il ne faut que voir la distance qu’il y a de notre Algèbre aux règles ordinaires de l’Arithmétique, pour connaître combien nous surpassons les Anciens de ce côté-là. On fait présentement par le secours de l’Algèbre plus de calculs en une heure, qu’on n’en faisait autrefois en dix jours, par les règles ordinaires de l’Arithmétique. » (Parallèle IV, 114) Tout est question de vitesse. Quand, après avoir longuement traîné, le Petit chaperon rouge arrive enfin chez sa mère-grand, tout est perdu. Le Loup algébriste a déjà mis en place d’un côté et de l’autre de la porte un jeu dramatique qui repose sur une homologie fonctionnelle et une équivalence identitaire que Troubetzkoy (44) a rendu manifeste : devant la porte le Loup se fait passer pour le Petit chaperon rouge, mais dès qu’il tire la chevillette – véritable opérateur d’équivalence – et pénètre chez la mère-grand il la remplace en l’avalant. Quand à son tour l’enfant arrive enfin devant la porte, elle répète exactement ce que le Loup avait dit à sa place avant elle et devient ainsi une fillette-loup. Mais une fois que la bobinette choit et qu’elle entre, elle reprend son identité en se mettant toute nue dans le lit avec sa mère-grand-loup. Toc toc, qui est là ? Telle est bien la question dans un texte où l’identité de quiconque est chaque fois à déterminer, telle une inconnue.
Michel Serres a montré dans « Le jeu du loup » qu’il était possible de relever dans une fable comme Le Loup et l’Agneau de La Fontaine tout un système rationnel et algébrique lourd de conséquences. Chez Perrault, il y a lieu de hasarder une conjecture du même ordre. En effet, serait-il si chimérique de voir dans Le petit chaperon rouge une image du langage mathématique ? Dans cette histoire, où la raison du plus moderne semble être la meilleure et où tout s’enchaîne comme un raisonnement logique, le jeu d’échanges d’identité des personnages ne pourrait-il pas figurer le jeu de transpositions de termes nécessaire pour résoudre des équations ou même simplement la fonction logarithmique dont l’Abbé avait si bien vanté les mérites ? Car en franchissant le seuil après avoir frappé à la porte – ce symbole par excellence de transformation – et tiré la chevillette, chaque être change de signe : le masculin en féminin, le positif en négatif, l’addition en soustraction. Comme en mathématiques, tout possède ici son inverse. La galette et le petit pot de beurre, à l’origine objets de médiation entre les mères, supplément alimentaire que l’une envoyait à l’autre, seuls capables de protéger l’enfant à la manière d’un talisman ou d’un objet transitionnel, sont alors écartés sur la huche comme le reste d’une opération. Le jeu des énigmes peut dès lors commencer. L’enfant est désormais face au monstre, mais, dans cet univers, qui semble préfigurer celui qu’Alice visitera des siècles plus tard, où tout s’inverse comme dans un miroir, c’est la fillette qui est à présent chargée de poser les questions.
Contrairement à la version monotone des frères Grimm, le fameux dialogue mime un rituel – une sorte d’extrême-onction burlesque appliquée sur différentes parties du corps – et constitue en même temps un jeu verbal mené avec l’exactitude d’une équation, la vitesse d’un logarithme et le rythme d’un poème. Un duo légendaire, œdipien, où le monstre et l’enfant ont inversé leurs rôles, un morceau composé de cinq fameuses répliques qu’on est invité à lire les yeux grand ouverts et à écouter de toutes ses oreilles si l’on ne veut pas soi-même être avalé à son tour 9 :
Ma mère-grand, que vous avez de grands bras !
C’est pour mieux t’embrasser, ma fille.
Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes !
C’est pour mieux courir, mon enfant.
Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles !
C’est pour mieux écouter, mon enfant.
Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux !
C’est pour mieux voir, mon enfant.
Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents !
C’est pour te manger.
Comme l’a signalé Anne-Marie Garat, « à chaque question, absolument identique de forme, le Loup répond par une réplique presque identique, à de menues différences près. » (149) Or, ces subtiles variations révèlent peu à peu un ordre secret, car de ces cinq réponses les trois centrales sont moulées dans la même matrice (C’est pour mieux + verbe + mon enfant) et elles signalent les actions que pour se sauver l’enfant aurait dû faire (courir, voir) ou ne pas faire (écouter le loup). En revanche, la première et la dernière réponses, qui semblent embrasser les autres restantes, comprennent un pronom « te » qui renvoie à l’acte même d’énonciation : « C’est pour mieux t’embrasser, ma fille ». Ainsi, au cours de cet échange verbal, compère Perrault réalise une opération de transpositions de termes dont la résolution est la vérité nue : « C’est pour te manger ». Les termes « mieux », « mon enfant », « ma fille » ont disparu à présent dans le puits du discours, comme si on les avait neutralisés. L’enfant, interprète pitoyable, rejoint pour de bon sa mère-grand dans l’obscurité totale du temps passé. Les deux expressions du mystère féminin sont désormais à égalité. Néant. Zéro. Perrault ne se trompait pas : l’algèbre est bien performante.
Loin de la conclusion heureuse des frères Grimm, le dénouement du Petit chaperon rouge de Perrault est plus tranchant qu’un couperet. La mort survient comme la résolution d’une équation. Nulle résurrection n’est ici concevable, même sous forme de césarienne : « Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le petit chaperon rouge, et la mangea ». Point final. Point de reste. La délivrance tiendra sans doute lieu de dessert. Le compte est bon. Le conte en est d’autant meilleur. Pour un peu, une fois remis de la surprise terminale, on serait tenté d’y mettre le sceau mathématique : Q.E.D. Mais, malgré son déshabillé et celui du Loup, la fillette n’a pas su ni eu le temps de voir la vérité nue. Seul le lecteur (ou la lectrice) est désormais capable de tirer la leçon de cette expérience de pensée que Perrault nous propose en application de ses idées modernes, seul lui (ou elle) a la possibilité de revenir sur ses pas, de s’arrêter à la croisée des deux chemins pour choisir, après y avoir vite et bien réfléchi, la voie à suivre, du côté des Anciens ou des Modernes.
Références biographiques
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1. Il est à souhaiter que sa présence au programme de l’agrégation de lettres en 2022 contribue à mettre Perrault à la place qui lui revient de droit.
2. Il est vrai néanmoins que les deux phrases de Peau d’Âne que Flaubert donnait ensuite en exemple à Louise Colet provenaient en réalité d’une adaptation en prose anonyme de 1781 publiée chez le libraire Lamy, comme l’a remarqué Jean Bruneau dans son édition de la Correspondance (1980, 1123).
3. Cf. Fumaroli, Abeilles, 21
4. Pour une lecture plus aisée, les citations des textes de Perrault sont ici adaptées à la graphie et à l’orthographe actuelles.
5. Alors que la technique du fuseau date au moins de l’époque néolithique, il semble que le rouet n’a été inventé qu’au XIIIème siècle. Permettant de réaliser en même temps le travail de bobinage et de filage, l’usage de cette machine à manivelle puis à pédale se généralise précisément à l’époque de Perrault, ainsi qu’en témoigne de façon emblématique Les Fileuses ou la fable d’Arachné (1644-1648) de Velázquez.
6. Dans le Parallèle Perrault fait l’éloge de plusieurs inventions (le pendule et le perfectionnement du télescope) et découvertes de Galilée (par exemple, les lunes de Jupiter qui permirent grâce à leurs éclipses de pénétrer le mystère de la vitesse de la lumière). En revanche, la position de l’Abbé quant à la théorie héliocentrique est plus ambiguë. Alors qu’il expose les découvertes astronomiques, le Chevalier lui demande avec insistance pourquoi il ne s’arrête pas également « à l’opinion de Copernic, qui veut que la Terre tourne autour du Soleil, et non pas le Soleil autour de la Terre » (Parallèle IV, 30). Mais l’Abbé considère qu’il s’agit d’une opinion qui est peu assurée et qui blesse beaucoup de monde, et comme Tycho-Brahé avait élaboré un autre système aussi valable, il préfère laisser les astronomes choisir le meilleur des deux. Le raisonnement semble assez captieux et inaccoutumé chez ce défenseur des Modernes et de la science. Mais cinquante ans après la condamnation inquisitoriale de Galilée, la question héliocentrique était toujours très délicate et l’on devine aisément pourquoi l’Abbé renonçait à se prononcer. Perrault avait choisi à bon escient un clerc pour représenter les Modernes sans prendre lui-même trop de risques.
7. En se débarrassant des talismans maternels, le Petit chaperon rouge perd toute protection et succombe fatalement à la volonté du loup. Mais cette mort de l’enfance est aussi une naissance à la réalité sexuelle, car manger possède ici une signification que Perrault suggère tout au long du conte et confirme dans la moralité. Comme des poupées gigognes, les interprétations s’intègrent ici les unes dans les autres.
8. Dans l’album graphique où il a adapté Le petit chaperon rouge de Perrault pour les petits enfants, l’illustrateur Rascal a rendu manifeste le caractère schématique et géométrique de la scène en en offrant une vue d’ensemble, en plan, un croquis du paysage où ne figurent que les deux maisons (une rouge, l’autre blanche), les deux chemins (un en ligne droite, l’autre en lacets) au milieu de quelques arbres de la forêt.
9. Pour une plus grande clarté expositive, le texte du dialogue (Contes, 144-145) apparaît ici verticalement et les mots sont systématiquement soulignés pour mettre en relief sa structure de composition.