Résumé
À partir de l’exemple significatif que constitue le cas d’Édouard Schuré, occultiste prolifique de la fin du dix-neuvième siècle, nous pouvons observer de quelles manières, et à l’occasion de quelles conditions, le discours ésotérique qui recueille alors de nombreux suffrages peut investir le problème des origines humaines en s’appropriant les savoirs de son temps. Cet examen nous amène à vérifier l’étanchéité ou la porosité des frontières supposées séparer le discours savant du discours croyant, mais surtout à apprécier le caractère puissamment fictionnalisant de tout récit des origines, aussi informé soit-il par les données scientifiques. Une telle exploration, bien que menée dans d’autres siècles, soulève des questions qui inquiètent notre présent : en effet, ce que cherche à réaffirmer ce discours ésotérique et pseudo-scientifique, lié à une doctrine anthroposophique toujours bien portante, c’est la centralité de l’homme dans un cosmos que la préhistoire et l’évolutionnisme sont soupçonnés d’avoir vidé de ses dieux.
Abstract
Using the case of Édouard Schuré, a prolific occultist at the end of the nineteenth century, as a significant example, we can observe the ways in which, and the conditions under which, the esoteric discourse that was so popular at the time could take on the problem of human origins by appropriating the knowledge of its time. This examination leads us to verify whether the boundaries supposed to separate scholarly discourse from religious discourse are watertight or porous, and above all to appreciate the powerfully fictionalising nature of any account of origins, however informed it may be by scientific data. Indeed, what this esoteric and pseudo-scientific discourse is seeking to reaffirm, with its links to an anthroposophical doctrine that is still alive and well, is the centrality of man in a cosmos that prehistory and evolutionism are suspected of having emptied of its gods.
Le paysage fantasmatique que déploie la discipline préhistorique lorsqu’elle se constitue, dans le second dix-neuvième siècle, et alors que se diffusent en parallèle les théories de l’évolution, dessine davantage une vision des âges farouches que d’un âge d’or. En effet, préhistoriens et naturalistes ne se contentent pas de rejeter l’humanité dans l’abîme du temps : ils mettent en crise son hégémonie, amenuisent son empire en le dissolvant dans le règne animal, et cela ne va pas sans poser d’évidentes inquiétudes ontologiques. Néanmoins, la notion de préhistoire, en étirant une temporalité dont l’extensibilité paraît infinie, ouvre également un espace où peut s’épanouir une anthropogonie complexe apte à réaliser le fantasme d’une humanité originellement céleste. Et c’est dans cette brèche que peut s’introduire un discours ésotérique qui, à la fin du siècle, précisément en réaction aux humiliations que font subir les positivistes à la nature et surtout à l’homme, tente de se réapproprier le problème des origines humaines, tout en absorbant les données d’un discours scientifiques de moins en moins évitable. Nous allons observer, à partir du cas d’étude que constitue la pensée de l’essayiste polygraphe français, et philosophe de formation, Édouard Schuré1, selon quels paramètres et suivant quelles conditions un certain pan de la mystique « fin-de-siècle », préliminaire à la plus récente anthroposophie, déploie un discours ésotérique qui oscille constamment entre quête de la caution scientifique et détournement.
I Champ de bataille, terrain de rencontre entre préhistoire et mysticisme
Le pistage de l’intertexte scientifique dans la littérature ésotérique ne paraît a priori pas aller de soi. Mais de telles interférences ne surprennent pas dès lors que l’on tient compte du caractère protéiforme de la mystique « fin-de-siècle ». Les deux dernières décennies du siècle voient en effet l’émergence et la consolidation d’une sensibilité ésotérique d’abord diffuse, soluble dans la culture décadente et symboliste qui en encouragent l’expression par leur projet poétique de sortie du naturalisme et leur rejet du positivisme. Ainsi, autour d’écrivains comme Joséphin « le Sar » Péladan, Paul Adam ou encore Jules Bois se développe un retour à une supposée mystique séculaire qui trouve son point d’orgue dans la recréation de L’Ordre de la Rose-Croix.
L’ésotérisme séduit particulièrement l’élite intellectuelle et culturelle depuis le mitan du siècle, mais nous pouvons baliser, dans les grandes lignes, sa plus récente prétention à une légitimité scientifique. En 1888, la théosophe Héléna Blavatsky tente de démontrer, dans The Secret Doctrine, que les découvertes de la science positiviste, notamment à propos des origines de l’homme, ont été anticipées par les textes sacrés de différentes traditions religieuses, pour qui en possède les clés de lecture que l’autrice, en occultiste généreuse, se propose de dispenser. L’ouvrage rencontre un vif succès dans tout l’Occident, si bien que les notions de Races-racines2 et de civilisation atlantéenne concurrencent, dans les milieux initiés, celles d’anthropoïde et de cités lacustres. Cet ouvrage constitue la pierre angulaire de la Société Théosophique, racine de l’anthroposophie de Rudolf Steiner, encore influente aujourd’hui et dont nous reparlerons. Auparavant, d’autres initiatives avaient facilité la communication entre théories occultes et discours pseudo-scientifiques : les ouvrages d’Eliphas Lévy, d’abord, en particulier le Dogme et Rituel de la Haute Magie, dans les années 1850, puis ceux de Papus, un temps proche de la théosophie, dans les années 1880, ont tenté de conférer un semblant de rationalité aux discours ésotériques.
Le syncrétisme fin-de-siècle est sans doute redevable d’un attrait de la culture du temps pour des hybridations qui excèdent de loin les seules sphères spirituelles : l’influence décadente et symboliste configure ce regain du mysticisme et ces tendances poétiques et artistiques, précisément, placent au centre de leur esthétique, non seulement la thématique chimérique, à travers une fascination pour le monstre composite, mais également une mise en pratique, sur les plans littéraires et plastiques, de la protéiformité. La volonté d’unir science, religion, ésotérisme et poésie dans un rapport d’interdépendance est notamment exprimée par le poète ésotériste Victor-Émile Michelet en 1890 :
Un préjugé qui commence à disparaître, un vieux lieu commun qui a été trop répandu, prétend qu’entre le monde de la science et le monde de la poésie, il y a un abîme. Nous avons entendu souvent affirmer que science et poésie sont des sœurs ennemies, deux antagonistes irréconciliables.
Pour quiconque a quelque peu entrevu la synthèse occulte, pour quiconque a risqué des regards sur le monde du divin, cet antagonisme n’existe pas plus que celui qu’on trouve entre les religions diverses et la science3.
Cette recherche de synthèse vise donc à saper les cloisons entre science et religion, notamment via des transferts technolectaux et des transpositions méthodologiques bien souvent hasardeuses, comme chez Stanislas de Guaita, émule d’Eliphas Lévy, l’un des plus ardents défenseurs de la nouvelle école ésotérique, dès ses premiers ouvrages, qui déclare, en 1890, que « c’est en vertu d’un principe identique que le mollusque secrète la nacre et le cœur humain l’amour ; et la même loi régit la communion de sexes et la gravitation des soleils4. » Ces hybridations témoignent sans doute des errements d’une culture qui bénéficie d’une épistémè au sein de laquelle l’évincement de toute considération métaphysique du champ de la science n’a pas encore été généralisé.
Du côté du discours religieux, ces appels à la synthèse trouvent dans l’indécision du rapport que l’Église entretient avec la science les conditions idéales de leur formulation. Les autorités religieuses sont en effet plus divisées que jamais sur la question, dans le contexte épistémique de la crise moderniste ayant le Ralliement pour toile de fond politique. À la toute fin du siècle, l’Église présente en effet les symptômes d’un corps religieux inquiet devant les supposés assauts de la science : au début des années 1890, le prêtre Alfred Loisy perd sa chaire d’exégèse à l’Institut catholique de Paris, après avoir remis en question l’exactitude de la Genèse sur le problème des origines de l’humanité alors que l’encyclique Providentissimus Deus de 1893 tente d’imposer la prévalence des Écritures sur la question face aux théories évolutionnistes. Ces conditions historiques ne sauraient, seules, expliquer l’avènement, ou plutôt l’accroissement, du discours ésotérique syncrétique à la fin du siècle. Mais de tels soubresauts, du côté de l’institution religieuse, témoignent d’un contexte de cohabitation conflictuelle entre revendications spiritualistes et rationalistes quant au traitement de la question des origines qui peut motiver tout à la fois des tentatives de synthèse en même temps que de dépassement. En effet, pour beaucoup, c’est bien le mysticisme qui offrirait la possibilité d’une transcendance permettant de porter la spiritualité en même temps que les savoirs au-delà de la concurrence entre science et religion instituée, comme pour Charles Morice, poète et théoricien symboliste prolifique qui a notamment participé à la communication entre cette nébuleuse artistico-littéraire et l’occultisme :
En attendant que la Science ait décidément conclu au Mysticisme, les intuitions du Rêve y devancent la Science, y célèbrent cette encore future et déjà définitive alliance du Sens Religieux et du Sens scientifique dans une fête esthétique où s’exalte le désir très humain d’une réunion de toutes les puissances humaines par un retour à l’originelle simplicité (355).
II Les prétentions scientifiques du mysticisme
Pour l’occultiste Édouard Schuré également, il ne s’agit pas tant de réconcilier les discours et d’accoter la chapelle contre le laboratoire pour réaliser la spiritualité nouvelle. L’auteur envisage une réelle complémentarité entre la paléontologie et la spiritualité, fondée sur le rapport de causes à conséquences de la science vers l’ésotérisme comme on peut le lire dès l’introduction de son essai pseudo-scientifique dont le titre énonce d’emblée le projet de réconciliation entre science et spiritualité, L’Évolution divine :
La paléontologie, l’histoire, la biologie, la psychologie expérimentale et jusqu’aux récentes hypothèses des physiciens et des chimistes sur les transformations et l’essence de la matière, qui rejoignent les plus audacieuses conceptions de l’alchimie ; toutes ces pointes hardies vers l’inconnu sont autant de portes ouvertes sur un nouveau monde spirituel. En vérité, la science contemporaine est au bord de l’Invisible et souvent elle nage en plein occultisme sans s’en douter (VI).
Les Grands Initiés, autre ouvrage ésotérique qui propose une histoire alternative des traditions religieuses et envisage d’en déceler le sens secret (projet constitutif de l’herméneutique ésotérique), ambitionne aussi de les réconcilier à l’occasion de la révélation d’une vérité englobante, disséminée dans ces discours. L’essai constitue un cas remarquable de mise en circulation d’un discours pseudo-scientifique, nourri par de réelles données savantes traçables et repérables, au sein d’un discours ésotérique :
Selon les traditions brahmaniques, la civilisation aurait commencé sur notre terre il y a cinquante mille ans, avec la race rouge, sur le continent austral, alors que l’Europe entière et une partie de l’Asie étaient encore sous eau. Ces mythologies parlent aussi d’une race de géants antérieure. On a retrouvé des ossements humains gigantesques dont la conformation ressemble plus au singe qu’à l’homme. Ils se rapportent à une humanité primitive, intermédiaire, encore voisine de l’animalité, qui ne possédait ni langage articulé, ni organisation sociale, ni religion (5).
Cet extrait articule de manière abrupte deux données importantes (issues de l’hindouisme et de la paléontologie) toutes deux exemptes de tout référencement, donc difficilement vérifiables pour le public d’alors5. Pour ajouter à l’indistinction, l’identité de ce « on », savant paléontologue ou inventeur fortuit, n’est jamais révélée, comme n’est jamais précisé le lieu ni la date de la supposée découverte. Notre précédent exemple, en fait révélateur de l’ensemble de l’ouvrage, par l’absence de pivot permettant de transiter du discours religieux (hindouisme) aux prétendues données scientifiques (paléontologie), montre l’aisance avec laquelle Schuré circule entre les sphères. Mais, plus encore, le passage indique une volonté de placer les discours scientifiques et spiritualistes sur les origines, non seulement dans un rapport de connivence et d’équivalence, mais aussi dans un rapport de complémentarité. L’auteur s’en explique dès l’introduction (Schuré, Initiés, p. XXII et XXIIII.), en accordant toutefois une prévalence aux « sciences » occultes et aux traditions ésotériques, qui auraient devancé toute exploration scientifique du monde :
De toutes les sciences, celles qui semblent avoir le plus compromis le spiritualisme, sont la zoologie comparée et l’anthropologie. En réalité, elles l’auront servi, en montrant la loi et le mode d’intervention du monde intelligible dans le monde animal. Darwin a mis fin à l’idée enfantine de la création selon la théologie primaire. Sous ce rapport, il n’a fait que revenir aux idées de l’ancienne théosophie. […]. Darwin a montré les lois auxquelles obéit la nature pour exécuter le plan divin, lois instrumentaires qui sont : le combat pour la vie, l’hérédité et la sélection naturelle.
Et Schuré de proposer que les émules de Darwin, partisans d’un « transformisme6 absolu », se seraient contenté de proposer une interprétation matérialiste des mécanismes mis au jour par le savant anglais en la réduisant à l’hypothèse des milieux Ils auraient donc délégué le problème des causes premières, qui cherche le « pourquoi », aux « savants » (occultistes) plus téméraires qui ne sauraient se satisfaire du « comment ».
Cette déduction, qui implique comme prémisse irréfutable la participation des lois biologiques à un plan divin dont elles ne seraient que les manifestations sensibles, repose sur des fondements téléologiques, donc scientifiquement biaisés mais particulièrement efficaces, fructueusement recyclés, des décennies plus tard, dans les thèses du dessein intelligent. Le rendement de cette hypothèse, sur le plan intellectuel, c’est qu’elle économise tout effort de compréhension des mécanismes de l’évolution, dès lors qu’il ne s’agit ni de les réfuter, ni de puiser factuellement dans le savoir qu’elle énonce sur le vivant. Elle peut alors être exploitée pour alléguer la réalité d’un plan supérieur, bien qu’immanent dans la nature, par les théosophes et anthroposophes desquels Schuré se réclame, qui se voient attribuer une caution savante sans que le lien de l’un à l’autre ne soit explicité.
La mise à proximité des discours impliquant un intertexte mytho-religieux amalgamé à des supposées données scientifique parcourt l’ensemble de l’ouvrage. L’auteur explique ainsi que dans telle partie consacrée à Rama, il n’envisagera « que les origines terrestres de l’humanité selon les traditions ésotériques confirmées par la science anthropologique et ethnologique de nos jours. » (Initiés, 4). Plus loin (17), la « science moderne » apporte encore son concours :
C’est l’époque aryenne primitive. Grâce aux admirables travaux de la science moderne, grâce à la philologie, à la mythologie, à l’ethnologie comparées, il nous est permis aujourd’hui d’entrevoir cette époque. […] Âge viril et grave qui ne ressemble à rien de moins qu’à l’âge d’or enfantin rêvé par les poètes.
Le déploiement d’une telle méthodologie est facilité par l’acception d’une définition étonnamment réductrice de la science moderne, qui la distingue de la « science » ésotérique sans l’exclure et ouvre la voie à l’adoption d’un discours pseudo-scientifique supposément proche des savoirs ancestraux. Alors que ces derniers « ne tir [eraient] pas l’intelligence de la matière mais la matière de l’intelligence » (188), la science positiviste ne s’en tiendrait qu’à la surface sensible des choses.
Il convient à ce stade de distinguer discours religieux et ésotérique7 : ce dernier se définit comme une lecture mieux informée des premiers, menée par des initiés qui possèdent les clés capables de déverrouiller les mystères qui en recèlent le sens profond. Et c’est précisément de cette distinction que s’autorise l’auteur pour parer aux critiques que les positivistes peuvent adresser aux croyances religieuses, aux institutions et aux textes sur les lesquels elles reposent : ce sont bien les « traditions religieuses des peuples interprétées dans leur sens ésotérique », quelles qu’elles soient par ailleurs et sans distinction, qui relaient la science et convergent avec elle vers un « centre commun ». L’anthropogonie de Schuré repose sur un métissage des discours impliquant la comparaison, la hiérarchisation et la mise en concurrence des sources du savoir, plus généralement sensible dans l’anthroposophie de Steiner dont il se réclame. Cette doctrine, s’émancipant de la théosophie à partir de 1913, mêle les apports issus de discours spirituels, empruntés à différentes traditions orientales ou occidentales, en les appliquant aux domaines de la médecine, de l’agronomie, et de la pédagogie. Enraciné dans un terreau culturel germanique où s’épanouissent notamment le culte de la terre, du Volk qui lui est attaché de manière organique, mais aussi une certaine philosophie de la nature soluble dans les sciences, la doctrine cherche néanmoins à transcender les approches spirituelles, philosophiques et scientifiques (Steiner cherche à spiritualiser la science) de l’homme par un savoir intuitif (Steiner se dit clairvoyant) et radicalement syncrétique.
Si Schuré s’inspire bien de la théosophie, qu’il souhaite lui aussi dépasser suivant une démarche assez semblable à celle de Steiner, et s’il prête allégeance au fondateur de l’anthroposophie qu’il cite abondamment, il ne saurait être compté, au moment où sont publiés les textes que nous citons, comme une figure à proprement parler de cette doctrine, ne serait-ce que pour des raisons chronologiques. Mais la proximité entre ses théories et celles de la future anthroposophie, à laquelle il finira par adhérer, demeure manifeste. L’ésotérisme tient évidemment la plus haute place dans la hiérarchisation des sources de savoir pour Schuré et surpasse indifféremment la mythologie comparée et la philologie pour renouer avec les supposées données des sciences naturelles lorsqu’il s’agit, par exemple, de retrouver le foyer de la « race aryenne » (L’Evolution divine, 91) en Lémurie puis en Atlantide, et non en Asie centrale, mais aussi, nous l’avons dit, de transcender le clivage entre religion et sciences instituées, puisque « ni l’Église emprisonnée dans son dogme, ni la Science enfermée dans la matière, ne savent plus faire des hommes complets8. »
III Occuper les angles morts de la préhistoire : science, fiction et mythe
De ce point de vue, la discipline préhistorique se montre particulièrement hospitalière à la fictionnalisation : parce qu’elle se construit autour d’une béance et repose sur une dialectique de l’indice et du déficit documentaire, de l’absence et de la présence matérielle, mais aussi parce que son terrain d’investigation se situe en amont de tout texte, elle est en effet généreusement investie par la spéculation, mais aussi et surtout par le récit9. L’exemple de Jules Bois est à ce titre significatif, puisque l’auteur, majoritairement lu pour ses essais ésotériques (Le Satanisme et la magie, Dans le monde des esprits, Le Mystère et la volupté…), a abordé la préhistoire dans L’Ève nouvelle, essai à forte teneur fictionnelle narrant les premiers pas de l’humanité et tramant un entrelac de spéculations et d’arguments d’autorité scientifiques. Mentionnons encore l’exemple de Stanislas de Guaita, avec qui Bois a par ailleurs échangé un tir en duel à l’occasion d’une discorde impliquant l’écrivain Huysmans et le prêtre hérésiarque Boullan sur fond de soupçons de magie noire : Guaita est en effet l’auteur d’Essais de sciences maudites dont font partie Le Serpent de la Genèse et Au seuil du mystère, où l’auteur aborde occasionnellement la question des origines humaines10. Plus proche de Schuré par son allégeance à la théosophie (d’où se détache l’anthroposophie), signalons enfin le cas du peintre Jean Delville qui publie, en 1905, Le Mystère de l’évolution ou de la généalogie de l’homme selon la théosophie.
L’anthropogonie schuréenne, quant à elle, repose sur une mise en récit de l’antiquité de l’homme qui l’inscrit dans un plan cosmique, puisque les ancêtres préhistoriques ne se sont pas contentés de s’acheminer vers nous via des processus d’hominisation complexes, comme on le lit alors ailleurs : cette évolution s’est aussi accompagnée d’une descente du « plan astral » vers le « plan physique », préparant l’avènement d’un nouvel état de transcendance de la matière. Mais, à propos de ce dernier plan, l’auteur concède que l’homme a traversé des phases que l’évolutionnisme identifie : « poisson, reptile, quadrupède, anthropoïde » (L’Evolution, 45). Ponctuellement pourtant, il s’oppose nommément à Darwin et à Haeckel : ce n’est pas la sélection naturelle ou une transformation processuelle matérielle et interne qui fait évoluer l’homme, mais un principe divin qui le façonne. Ainsi, alors que l’homme en puissance évolue parmi les « ichtyosaures, les plésiosaures et les dinosaures (dragons) » (p.49), il n’en demeure pas moins doué d’un potentiel supérieur, latent, de « virtualités puissantes » qui ne demandent qu’à se réaliser. Mais pour cela :
[…] il fallait des forces plus grandes, des procédés plus subtils et plus ingénieux que tous ceux imaginés par nos savants naturalistes. Il fallait des miracles — c’est-à-dire une accumulation de forces spirituelles sur un point donné. Il fallait des Esprits d’en haut, des Dieux apparaissant sous le voile le plus léger de la matière pour faire monter ces êtres rudimentaires vers l’Esprit. Il fallait, en un mot, leur donner un nouveau moule et leur imprimer le sceau divin.
Et l’auteur de citer la Bible après avoir déroulé, sous l’autorité de la science, ces affirmations réitérées dont on aura remarqué la forte teneur téléologique, mais aussi le caractère anti-évolutionniste (sans doute involontairement), à travers la notion de « nouveau moule », créé ex nihilo, notamment. Le déploiement d’un récit humain cosmique cherche également à se faire passer pour crédible via l’usage des technolectes, mais aussi du name dropping, autre argument d’autorité qui permet de contourner la controverse scientifique en postulant une légitimité du discours par la simple mention allusive de savants dont les études sont décontextualisées et vaguement référencées. Ici, c’est particulièrement Haeckel, dont les théories et publications sont particulièrement hospitalières au récit et à l’esthétisation11, qui sert de caution scientifique venant crédibiliser l’histoire de l’existence passée et de l’engloutissement spectaculaire de la Lémurie (48). Cette exploitation du discours savant n’a cependant rien de cosmétique : Schuré, pour asseoir l’autorité de l’ésotérisme, cherche à faire valoir un rapport d’équivalence, plus que de concurrence, entre savoirs occultes et science moderne des origines (qu’elle soit anthropologique, paléontologique, philologique, biologique ou géologique). Plus encore, il s’agit de mettre au jour une supposée complémentarité des deux domaines dont l’ésotérisme, en révélant ce qui est caché à l’observation et à l’expérience, constitue le champ d’investigation privilégié. Ainsi, discours savant et mytho-religieux fonctionnent-ils comme des vases communicants entre lesquels peut circuler une vision flottante des origines préhistoriques et, parce qu’à même d’accueillir les données des deux discours, définitive. À ce titre, la description d’un état pré-humain en termes d’hermaphrodite méduséen, puis en semi-poisson et en saurien (p.49), appelle suffisamment l’imagerie biologique instituée et diffusée pour préparer et autoriser, en aval, l’hypothèse d’une prescience grecque du darwinisme à travers l’image de « Prométhée repétrissant l’argile humaine avec le feu » (p.52).
Le vocabulaire, autant que l’imagerie scientifiques, se voient donc investis par des mythèmes et infléchis vers des traditions mytho-religieuses soupçonnées d’avoir compris les origines du monde et de l’homme en amont et en d’autres termes que la science, à travers des récits cryptés dont l’occultiste détient le code. Les tropes de l’imagerie préhistorique (hostilité du paysage, férocité et grouillement des créatures…), peuvent ainsi se présenter à l’esprit du lecteur comme un Chaos originel idoine à réconcilier les cosmogonies mytho-religieuses, mais où s’insinuent des « sauriens à tête léonine » qui vénèrent un dieu terrible, éthéré et astral, parlant une langue de cris et de lumières : le ptérodactyle12 (52). La mention du reptile volant fonctionne à la fois comme un marqueur de scientificité en soi, mais se fond surtout dans le bestiaire magique dont l’imaginaire préhistorique réactive le souvenir et permet, par exemple, de prétendre que les « plus vieilles mythologies » s’en souviennent sous la forme du dragon (54). La proximité de la créature préhistorique avec le bestiaire mythologique est largement remarquée, exploitée et commentée ailleurs et les vulgarisateurs et artistes jouent sur ces potentialités d’assimilation pour des raisons didactiques et/ou sensationnalistes, qu’il s’agisse de faciliter l’accès à la représentation ou de susciter l’émerveillement. Ici, la communion du monstre paléontologique et du monstre mythologique sert davantage à alléguer la thèse d’une anticipation intuitive du savoir scientifique moderne à l’œuvre dans les traditions religieuses et plus largement magiques. L’auteur suit donc l’itinéraire théorique inverse de celui qu’empruntera plus tard la géomythologie, plus méthodologiquement compatible avec la méthode scientifique moderne : alors que cette discipline cherchera à mettre au jour une origine naturelle des mythes (ici, ce sont les fossiles qui ont peut-être inspiré la croyance en l’existence de créatures fabuleuses), Schuré s’appuie sur les données paléontologiques pour alléguer, non seulement la vérité des mythes, mais également la préscience de ceux qui les imaginèrent.
IV Contre la figure de la brute : spiritualité du préhistorique
Le préhistorique selon Schuré n’est pas seulement conscient de la nature magique du monde parce qu’il en observe les manifestations, mais aussi parce qu’il l’éprouve dans le secret de son intériorité. Les éventuelles intuitions spirituelles des préhistoriques font débat chez les préhistoriens, alors que l’authenticité des rares peintures rupestres observées est encore largement contestée (au moins jusqu’en 1905) et qu’aucun homme fossile enterré en contexte funéraire n’a encore été exhumé. Le sujet peut donc s’offrir comme la chambre d’écho de bien des fantasmes révélateurs des projets intellectuels, idéologiques et spirituels portés par ceux qui investissent cette béance. Pour Édouard Schuré, il ne fait aucun doute que la spiritualité précède toute culture. Mieux, elle serait, prévalente à cette dernière, la garantie première de son humanité (Initiés, 5 et 6) :
Avec le premier balbutiement de la parole naît la société et le vague soupçon d’un ordre divin. C’est le souffle de Jéhovah dans la bouche d’Adam, le verbe d’Hermès, la loi du premier Manou, le feu de Prométhée. Un Dieu tressaille dans le faune humain.
L’intention syncrétique est ici manifeste et nous lisons subrepticement les ressorts intellectuels sur lesquels repose la méthodologie schuréenne, à savoir l’usage du name dropping exploitant différentes traditions religieuses et d’un présent de vérité générale qui fait passer pour évident ce qui n’est pas démontré. Ces procédés témoignent des potentialités fictionnalisantes constitutives de la préhistoire et de ses points aveugles, ici investis pour valider le récit mythologique des origines humaines, perçu comme une ressouvenance préhistorique transmise par les histoires que les hommes se sont racontées. Autrement dit, ce n’est plus tant un phénomène de justification de la préscience des mythes par l’argument paléontologique, que nous voyons ici à l’œuvre, mais bien plutôt d’une preuve de l’origine préhistorique de cette préscience par l’argument religieux.
La préhistoire de Schuré peut donc se lire, d’un point de vue épistémique, comme un récit étiologique permis par un usage notoirement libre de l’indice, de la preuve et de leur interprétation, consistant non pas à rechercher l’origine ou la fonction culturelle des mythes, mais à les lire d’emblée comme la preuve d’un ancestral rapport magique au monde. Les mythes ainsi conçus, la question de leur véracité est donc d’emblée évacuée puisqu’ils doivent être tenus pour vrais en raison de leur seule existence. En vertu de cette même méthode postulant la preuve par le mythe, le dragon, ce « terrible animal antédiluvien », s’offre un temps comme la seule forme sous laquelle la nature et Dieu surgissent dans la conscience des « peuples enfants » (p.7). Schuré tempère cependant plus loin en affirmant que la religion ne saurait découler de la terreur devant la nature, mais qu’elle indique plutôt le jaillissement d’une conscience du passé et de l’avenir (p.8). Puis il se place sous le patronage de l’occultiste Antoine Fabre d’Olivet, fondateur de la « théodoxie »13, mais surtout « merveilleux voyant du passé préhistorique » selon Schuré, pour proposer une origine blanche et féminine nettement fictionnalisée du sentiment religieux (9).
Car, pour que soient posées les conditions d’une mythographie préhistorique, il faut naturellement qu’une spiritualité primitive la prépare. Elle s’enracinerait dans une antéhistoire à nouveau peu balisée par l’auteur sur le plan chronologique, mais notoirement pistée sur les traces des différents peuples qui en jalonnent le parcours. On lit par exemple que c’est d’abord chez les Blancs que le sentiment religieux s’instaure via la lente mutation du culte des ancêtres (10) qui s’exprime en d’inspirantes « mélopées ». Aussi indistincte soit-elle, l’origine de la spiritualité que soupçonne Schuré chez les préhistoriques repose sur deux invariants fondamentaux qui semblent nourrir les préoccupations des contemporains quant à l’avenir plus qu’ils ne satisfont leur appétit de connaissances quant au passé : d’abord, elle est indéniable, puisqu’elle fait l’objet d’une pétition de principe, ensuite, elle est indissociable d’une recherche de la vérité que mène également la science mais dont il s’agit de réinfléchir le cours vers ses supposés fondements spirituels. L’esprit humain, de ce point de vue, trouverait ses racines à la confluence des courant sémitiques et aryens, carrefour où auraient fermenté le substrat des religions et mythologies à venir, mais aussi des arts et des sciences, dont la réconciliation garantirait l’accès à une vérité fondamentale, et qui se célèbrerait à l’occasion du mariage entre spiritualisme et naturalisme (15 et 16).
V Contre la décadence, contre les âges farouches : vivre parmi les dieux
Nous voyons dorénavant se préciser le cheminement de la pensée ésotérique schuréenne sur les origines : la préhistoire donne raison aux mythes, puisque le sujet préhistorique a observé ce que ces derniers rapportent, et elle valide les traditions religieuses, puisque l’homme primitif a reçu le don de ressentir le divin dans la nature. Et c’est à partir de ces prémices que l’auteur peut postuler une ultime hypothèse : si le préhistorique fut d’emblée familier avec les dieux, c’est qu’il vivait parmi eux. Ainsi peut se formuler une idée particulièrement susceptible d’intéresser l’homme moderne qui cherche sa place dans un monde qui semble le noyer dans son immensité : l’homme est peut-être d’ascendance animale, mais il est surtout d’origine céleste, et c’est à l’occasion de la juste compréhension de ses origines selon l’ésotérisme qu’il peut retrouver sa place prééminente dont les sciences naturelles l’avaient chassé.
Dans le récit anthropogonique que Schuré propose, dans L’Évolution divine, prennent notamment place les Atlantes, présentés comme un peuple préhistorique dont le cri primitif, qu’auraient conservé quelques tribus « sauvages » contemporaines14, peut appeler les entités invisibles. Selon le théosophe, ce peuple vivrait en harmonie, au sens spirituel mais aussi musical du terme, avec une nature généreuse traversée par la voix euphonique d’un être immanent, à laquelle il serait sensible chaque soir, au seuil de la nuit (L’Évolution, p.71). Cette force divine immanente dans la nature s’adresserait aux préhistoriques par un appel intérieur, intuitivement ressenti dans les profondeurs de l’être15, alors même que l’hostilité de leurs conditions d’existence écarterait toute interprétation cérébrale ou cognitive de ce présentiment. En définitive, ces primitifs appellent le divin parce qu’ils se sentent préalablement appelés par lui (73) :
Il faut donc nous figurer cet homme sauvage, le jour, chasseur de mammouths et d’aurochs, ce tueur agile de dragons volants, devenant, la nuit, une sorte d’enfant innocent, une petite âme errante, animula vagula, blandula, emportée dans les torrents d’un autre monde16.
Ici reconduit sur le terrain des interrogations spirituelles, nous retrouvons l’argument de la preuve par l’origine (supposée) qui travaille également le « discours social »17 et légitime le culturellement construit en le biologisant : de la même manière que les idéologies et les habitus d’une société ou d’un groupe social donné (domination masculine, racialisme, inégalités de classes) se voient justifiés par leur supposée antiquité18, l’existence d’une force immanente, invisible, créatrice et supérieure, peut être postulée sur la seule base de l’intuition qu’en auraient eue les préhistoriques. En alléguant la réceptivité et la sensibilité posées comme évidentes de l’humanité préhistorique aux indices de la présence, dans la nature, d’une force divine, Schuré conjecture, plus implicitement, la possibilité de renouer avec un tel état spirituel, ce qui justifie son entreprise. Pour autant, si nous avons relevé le caractère « immanent » du divin selon Schuré, c’est pour bien insister sur une spécificité du discours ésotérique qui le distingue du religieux occidental (et institutionnalisé) : il s’agit bel et bien de décrypter le monde sensible pour trouver les indices du divin dans le réel, mais surtout dans les traditions mêlées entre elles et à la science ; et la préhistoire fantasmatique s’offre comme un écrin de choix pour accueillir un état de révélation réalisé et auquel aspirer. Car cette humanité qui « respirait les Dieux partout » (p.74) a certes créé « toutes les légendes du paradis terrestre », mais elle est aussi le foyer d’une « nostalgie du divin » (75), ce qui implique que le lieu de la possible cohabitation des hommes et des Dieux n’est pas seulement une promesse future qui se réaliserait dans un arrière-monde, mais un souvenir passé dont notre mémoire, via la tradition mytho-religieuse, a recueilli l’empreinte et la preuve. Pour autant, ne perdons pas de vue que l’avènement d’un âge spirituel et mystique est appelé à faire retour, chez Schuré comme d’autres19, pour qui l’« évolution » est aussi une affaire de giration.
Conclusion
La mystique préhistorique de Schuré offre un point de vue de choix depuis lequel examiner les conditions et les modalités d’appropriation, par les discours relevant de la pensée magique, des données scientifiques en matière d’origines humaines. Nous y observons des transferts par ailleurs pratiqués par les partisans du créationnisme20, comme la postulation de déluges sur la base de supposées preuves géologiques21, en l’occurrence pour étayer l’existence passée d’une civilisation atlantéenne. En définitive, ce discours et ses procédés d’exploitation des données scientifiques s’insère dans une histoire du syncrétisme reposant sur une mobilisation sans méthode et faiblement référencée des données de la science de son temps, venant systématiquement valider des préconçus métaphysiques et dont le dessein intelligent contemporain s’offre comme l’avatar le plus récent.
Pour autant, il serait bien réducteur de prétendre que ces phénomènes d’appropriation du discours scientifique dispersés dans l’histoire se valent et disent la même chose sur le plan épistémique et idéologique, bien qu’ils aient en partage des paramètres semblables. La portée de ces discours est évidemment variable selon que l’on se place dans le contexte de la séparation des magistères et de l’expression française d’une crise de la modernité que nous avons évoquée au seuil de cet examen, ou de la controverse spécifiquement états-unienne entourant l’enseignement des sciences de la nature, par exemple. Sur le plan épistémique, il convient aussi de prendre en compte les variabilités qu’implique l’expression de tels discours dans le contexte d’une culture positiviste ou dans le cadre d’une épistémè post-popperienne, qui délègue à la métaphysique, hors du champ de la science, ce qui ne peut ni être ni réfuté ni observé. Mais un semblable projet semble présider à l’anthropogonie mystique du tournant du XIXe siècle comme à l’anthroposophie ou aux plus récentes et non moins syncrétiques croyances New Age : toujours, il s’agit de remettre l’homme au centre de la Création.
Ce recentrement vise, non pas à mesurer l’influence de l’homme sur la nature, comme l’invitent les études autour de la notion d’anthropocène ou, de manière moins consensuelle, de celle de capitalocène, alors même que les notions de trace et d’empreinte qu’invite à penser la préhistoire pourraient inviter à une réflexion sur les effets durables de l’activité des hommes sur une nature qu’ils traversent pourtant furtivement. La mystique préhistorique de Schuré, comme la doctrine anthroposophique au seuil de laquelle elle se trouve, cherchent davantage à diffuser la vision d’une nature faite pour l’homme et à sa mesure, comme construite à partir de lui plutôt que l’inverse, exploitant ainsi les légitimes angoisses ontologiques que provoquent les différentes crises épistémiques22 au sujet de la nature de l’homme et de sa place dans le monde.
Ouvrages cités
Angenot, Marc, Médias 19 [En ligne], « A. Préliminaires heuristiques, Publications », 1889. Un état du discours social, mis à jour le : 08/05/2014 [1989], URL : http://www.medias19.org/index.php?id=11796. (consulté le 13 juillet 2022).
Beaune, Sophie de et Labrusse, Rémi (dir.), La Préhistoire au présent, Paris, CNRS éditions, 2021.
Cohen, Claudine, L’Homme des origines. Savoirs et fictions en préhistoire, Paris, Le Seuil, 1999.
Fauvelle-Aymar, François-Xavier, Bon, François et Sadr, Karim, « L’Ailleurs et l’avant », L’Homme [En ligne], 184 | 2007, mis en ligne le 01 janvier 2009, URL : http://journals.openedition.org/lhomme/21895 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.21895 (consulté le 13 juillet 2022).
de Guaita, Stanislas, Au seuil du Mystère, 2ème édition, Paris, G. Carré, 1890.
Guillaumie, Marc Le Roman préhistorique, essai de définition d’un genre, essai d’histoire d’un mythe, Talence, éditions Fedora, 2021.
Lavaud, Martine, (dir.), La Plume et la pierre, l’écrivain et le modèle archéologique au XIXe siècle, Nîmes, Lucie éditions, 2007.
Michelet, Victor-Émile, De l’ésotérisme dans l’art, Paris, G. Carré, 1890.
Morice, Charles, La Littérature de tout à l’heure, Paris, Perrin et Cie, 1889.
Schuré, Edouard, L’Évolution divine : du Sphinx au Christ, Paris, Perrin et Cie, 1912,
— Les Grands Initiés, Paris, Perrin et Cie, 1931 [1889].
Vanor, Georges, L’Art symboliste, Paris, Bibliopole Vanier, 1889.
Wanlin, Nicolas, « La poétique de Haeckel », Arts et Savoirs [Online], 9 | 2018, mis en ligne le 14 mai 2018, URL : http://journals.openedition.org/aes/1161 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aes.116, (consulté le 4 mai 2013)
1. Il est avant tout connu pour ses publications ésotéristes qui rencontrent un certain succès, au-delà des milieux initiés. Il adhère à la Société Théosophique puis à son héritière, l’anthroposophie de Rudolf Steiner dont il est proche. Ses ouvrages, par leur volonté manifeste de mêler science et occultisme, nous semblent constituer des cas prototypiques depuis lesquels observer un point de vue mystique sur la préhistoire.
2. Races hypothétiques dont la théosophie imagine des origines perdues, de l’Atlantide à la non moins mythologique Hyperborée.
3. Michelet, Victor-Émile, De l’ésotérisme dans l’art, Paris, G. Carré, 1890, p. 11.
4. de Guaita, Stanislas, Au seuil du Mystère, 2ème édition, Paris, G. Carré, 1890, p. 9.
5. Sur le plan paléontologique, l’auteur indique des vestiges d’une supposée humanité primitive que l’on peine à attribuer à des espèces référencées selon les savoirs de l’époque, puisque le gigantopithèque n’a pas encore été découvert (son clade n’est défini qu’en 1935), le sivapithèque, dont la localisation autour de l’Inde actuelle peut justifier un rapprochement avec les textes brahmaniques n’a rien d’humain, et l’homme de Néandertal, au profil certes simien, n’a rien de gigantesque, et sa morphologie est alors bien connue.
6. Le transformisme, particulièrement théorisé par le Chevalier de Lamarck, annonce le darwinisme et cohabitera longtemps avec la théorie du naturaliste anglais, en particulier en France. Ce qui distingue la théorie de Darwin de celle de son prédécesseur français, c’est en particulier la question cardinale de la sélection naturelle, de la sélection sexuelle et de l’hérédité ou non des caractères acquis.
7. Désignée ailleurs comme « science occulte », notamment p. 68 de L’Évolution divine, où elle est présentée comme complémentaire aux données de l’anthropologie sur la question de la conformation du crâne, auxquelles l’auteur adjoint des allégations sur les corps éthériques qui y tiennent plus ou moins selon la période de l’espèce humaine.
8. Introduction dans Les Grands Initiés, p. XXVI. Dans L’Évolution divine : du Sphinx au Christ, p. 50, l’auteur entend rallier « paroles moïsiaques » et « science moderne » par la « science ésotérique ».
9. Pierre Citti, remarque notamment que la préhistoire exige un scénario qui est à écrire, contrairement à celui de l’Histoire car « ici les faits autorisent la fiction. De là le charme singulier du roman préhistorique : tout le monde sait que ce n’est qu’un roman, mais il ne peut en être autrement. » (Lavaud dir., 46).
Pour Claudine Cohen, la fiction est rendue nécessaire en préhistoire par la nature fragmentaire des preuves — qu’il faut « mettre en intrigue » pour raconter une — ou des — histoire. Selon elle, les récits d’hominisation peuvent être lus comme des « contes de fées » dont ils possèdent, à certains égards, les thèmes et le fonctionnement ; malgré leur variété apparente, ces récits ne feraient que combiner un nombre limité d’épisodes narratifs (19.) On trouvera également d’intéressants développements sur le rapport intrinsèque entre préhistoire et fiction, du point de vue de la littérature en particulier, dans l’ouvrage de Marc Guillaumie.
10. Notamment sous le patronage de Darwin, (Au Seuil du mystère. Essai de sciences maudites, 157) et de Fabre d’Olivet (que convoque aussi Schuré dans L’Évolution divine : du Sphinx au Christ, 127).
11. Nicolas Wanlin évoque une « poétique haeckelienne » en raison, d’une part de la démarche du savant lui-même, mais aussi des fictions qu’elle a fécondées. En outre, Haeckel porte également un regard esthétisant sur la nature, dans Formes de la nature (1899). Pour aller plus loin, consulter l’ensemble du n° 9 (2018) de la revue Arts et Savoirs, consacré à « Ernst Haeckel, entre science et esthétique » (dirigé par Henning Hufnagel, Franck Jäger et Nicolas Wanlin)
12. L’auteur imagine également, p. 84, que, durant une lointaine période de décadence, des temples monstrueux ont été dressés en l’honneur de serpents gigantesques et de ptérodactyles. Peut-être se réfère-t-il à des divinités toltèques, dont les récentes recherches en archéologie précolombienne décrivent le culte, mais là encore, l’auteur s’en tient à l’assertion.
13. Diffusée dans ses ouvrages, en particulier : Histoire philosophique du genre humain, La Théodoxie universelle, L’Histoire philosophique du genre humain, dans les années 1820.
14. Le comparatisme ethnographique est répandu au point de constituer la norme épistémique sur le sujet durant ces décennies. Il consiste à rechercher dans les populations non-occidentales contemporaines des hypothèses concernant les modes de vie et d’organisation des sociétés préhistoriques. Pour François-Xavier Fauvelle-Aymar, François Bon et Karim Sadr, ce geste incite à « penser que les “primitifs” côtoyés lors des voyages de découvertes ou étudiés par les chercheurs de terrain ont quelque chose à nous apprendre sur nos ancêtres. La distance spatiale serait en somme un bon étalon de la distance temporelle. De façon avouée ou non, ce que nous croyons découvrir chez l’autre, c’est ce qui a disparu chez nous-mêmes ; le voyage ailleurs est souvent un voyage avant. » Dans sa contribution à La Préhistoire au présent (« Cure de vieillesse, l’homme préhistorique, le sauvage, le primitif »), Gérard Lenclud résume le comparatisme en ces termes : « En principe, quiconque vit en même temps que moi est mon contemporain. Les Sauvages l’étaient des Civilisés. On n’en doutait aucunement au tournant du XVIIe siècle. En partie du fait de l’avènement de l’homme préhistorique, les Sauvages cessèrent d’être les contemporains des Civilisés de leur époque pour se retrouver contemporains du mammouth et du rhinocéros laineux. » (142)
15. Par les deux notes qu’il entendrait, « Ta-ô ! Ta-ô », cri hypothétique à partir duquel l’auteur suppose un pressentiment de la religion, L’Évolution divine : du Sphinx au Christ, 71. Bien que la ressemblance soit sans doute fortuite, notons que dans Daâh, roman préhistorique de Edmond Haraucourt prépublié à partir de 1909, le cri « Ta » est proposé comme un lexème élémentaire, purement déictique.
16. Nous ne nous attardons pas sur l’évident anachronisme qu’implique la cohabitation de l’homme et du ptérosaure, dont on savait à l’époque qu’ils ne furent jamais contemporains.
17. Au sens où l’entend Marc Angenot, c’est-à-dire « tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société ; tout ce qui s’imprime, tout ce qui se parle publiquement ou se représente aujourd’hui dans les média électroniques. »
18. Nous avons évoqué cet amalgame du lointain géographique et du lointain temporel en abordant la notion de comparatisme.
19. Nous nous souvenons des mots de Paul Adam, lui aussi symboliste autant que mystique, définissant son siècle : « … Il sera mystique. Car s’il est des analogies entre les évolutions des choses, nulle de ces analogies ne saurait paraître vaine. La sagesse des temps a toujours montré, elle montre toujours le microcosme humain, symbole harmonique du macrocosme universel. Les éphémères naissent, évoluent et meurent suivant les lois essentielles qui président au développement, aux paraboles, à l’extinction des comètes. » (Préface à L’Art symboliste de Georges Vanor, 12).
20. Le créationnisme, d’abord issu des travaux de Georges Cuvier avant d’être infirmé par les théories évolutionnistes, puis d’être réinvesti par certains courants religieux intégristes, encore aujourd’hui, postule la création d’un monde immuable, ex nihilo. La présence de fossiles d’animaux disparus et qui n’ont plus d’équivalent s’explique alors par des catastrophes passées précédent de nouvelles créations, ou par la fantaisie de la nature ou de son créateur.
21. Dans L’Évolution divine : du Sphinx au Christ, Schuré se fonde sur la géologie pour prouver les déluges qui auraient notamment décimé les Atlantes. Plus loin, c’est la paléontologie qui est appelée à témoigner : « Des fossiles témoignent de cette époque : mammouths, autres animaux et hommes fossiles des terrains tertiaires et quaternaires » (63).
22. Ou les « humiliations » pour les évoquer en termes freudiens.